Elizabeth Warren : alliée ou ennemie de Sanders ?

Elizabeth Warren aux côtés d’Hillary Clinton. Bernie Sanders, sénateur du Vermont. © Tim Pierce et Gage Skidmore via Wikimedia Commons.

Lors des débats de la primaire démocrate Elizabeth Warren et Bernie Sanders se sont mutuellement épargnés et ont focalisé leurs attaques sur les multiples candidats de l’establishment, Biden en tête. Une stratégie efficace à en juger par le désarroi de l’aile centriste des Démocrates, documenté dans nos colonnes. Mais la similarité des programmes de Warren et de Sanders est l’arbre qui cache la forêt : la sénatrice du Massachusetts adopte une démarche technocratique visant à réconcilier les Démocrates autour de propositions modérées tandis que Sanders se pose en leader d’un mouvement “révolutionnaire” qui ne se limite pas à la conquête de la Maison Blanche.


Une proximité avec Sanders… mais aussi avec Clinton

Élu à la Chambre des Représentants de 1991 à 2007 et au Sénat depuis, Bernie Sanders a longtemps été le seul élu n’appartenant ni aux Démocrates, ni aux Républicains. Quant à ses convictions (gratuité de l’université, Medicare for All, pacifisme…), on ne peut pas dire qu’elles soient partagées par ses collègues. Ainsi, l’élection de Warren au Sénat en 2013, qui défend des mesures de régulation du capitalisme américain débridé, rompt l’isolement de l’élu du Vermont. Bien que Sanders ait toujours été plus radical que l’élue démocrate, il n’hésite pas à soutenir ses propositions modérées, comme le Bank on Student Loans Fairness Act, qui limite les taux d’intérêt des prêts étudiants, mais n’abolit pas la nécessité d’y recourir. Les occasions de coopération entre les deux sénateurs sont nombreuses au cours des années suivantes, notamment autour du Medicare for All, c’est-à-dire une protection maladie universelle.

La stratégie de Warren est en réalité la même depuis des années : convaincre l’establishment démocrate d’accepter quelques concessions sociales en leur proposant de canaliser le dégagisme et les exigences socialistes portées par Sanders.

En 2016, lorsque Sanders décide d’affronter Hillary Clinton, couronnée d’avance par tout le parti démocrate, Warren demeure très silencieuse. Bien qu’elle encourage Sanders à continuer sa campagne, elle annonce son soutien à Clinton en juin 2016 alors que le retard de Sanders devient irrattrapable. Grâce à sa popularité, qui fait d’elle la figure majeure de l’aile gauche du parti, elle est pressentie pour devenir vice-présidente de Clinton et cherche à imposer des politiques progressistes dans le programme de cette dernière. Cette stratégie fut un échec total. Trop confiante en elle-même et soumise aux lobbies, l’ancienne première dame n’accepte aucune des idées de Warren et préfère aller draguer les électeurs républicains rebutés par Trump. Ainsi, elle choisit Tim Kaine, un sénateur au profil très conservateur, comme running mate. Depuis, les deux femmes sont resté en contact et Warren compte sur le soutien de l’ancienne candidate pour obtenir le soutien des superdélégués démocrates. Ces pontes démocrates, très décriés en 2016 car ils ne sont pas élus, pourraient encore jouer un rôle majeur dans la sélection du candidat du parti. En effet, il est probable que l’éparpillement des voix lors de la convention du parti n’aboutisse pas à la majorité requise, entraînant un second vote lors duquel les superdélégués ont toujours le droit de vote. La stratégie de Warren est en réalité la même depuis des années : convaincre l’establishment démocrate d’accepter quelques concessions sociales en leur proposant de canaliser le dégagisme et les exigences socialistes portées par Sanders.

“Warren a un plan pour ça”

Loin d’être une conspiration, la sympathie d’Elizabeth Warren à l’égard des tous les défenseurs de l’inertie néolibérale se traduit également dans sa campagne. Quoique les propositions phares de la candidate ressemblent à celles de Sanders, le diable se niche dans les détails. Son plan pour une assurance santé serait par exemple mis en place en deux temps, et les compagnies d’assurance privées ne seraient pas abolies immédiatement, mais “à terme”. Or, si elle n’utilise pas la fenêtre d’opportunité que représenterait son élection, elle perdra rapidement le soutien des électeurs et ne parviendra pas à vaincre l’industrie pharmaceutique et les assureurs, qui sont près à tout pour conserver leur profits. Quant au financement du Medicare for All selon Warren, il correspond à une taxe sur les classes moyennes que la candidate prétend éviter. De tels “compromis” aboutiront nécessairement à la démoralisation des Américains, qui renonceront à défendre leurs intérêts si la réforme phare qu’on leur avait promis offrent des résultats décevants.

Il en est de même en matière de financement de sa campagne: alors qu’elle met en avant le fait qu’elle n’accepte que les petits dons, tout comme Sanders, elle a pourtant utilisé les 10,4 millions de dollars offerts par des gros donateurs (notamment issus de la Silicon Valley) qu’il lui restait de sa campagne de réélection au Sénat en 2018. Et ne s’est pas privé d’évoquer qu’elle accepterait les dons de super PACs si elle gagnait la primaire… Aucun doute n’est donc permis : le financement, même partiel, de sa campagne par des groupes d’intérêts va obligatoirement la conduire à des positions plus molles. Alors que la trahison des espoirs de changement incarnés par Obama – qui débuta son mandat en sauvant le secteur bancaire – a contribué au succès de Trump en 2016, les Démocrates s’entêtent à défendre les vertus du compromis et de la gestion rigoureuse des comptes publics, dont les Républicains se fichent éperdument. Quoiqu’elle ose être plus radicale que la moyenne, Elizabeth Warren ne fait pas exception à la règle.

T-shirt “Warren has a plan for that”. Capture d’écran du site de la candidate.

L’ancienne professeure de droit (Warren a enseigné dans les universités les plus réputées, dont Harvard, ndlr) joue à fond sur son image d’universitaire capable de concevoir des projets de lois complexes traduisant ses engagements de campagne. A tel point qu’on trouve sur son site de campagne un t-shirt “Warren has a plan for that”, un refrain récurrent de ses militants devenu un mème internet. Ce positionnement technocratique de policy wonk dépolitise sa campagne en encourageant ses soutiens à se contenter de la faire élire puis à lui faire confiance, plutôt que d’engager de vrais rapports de force avec les banquiers, les milliardaires et les multinationales. 

Plus risqué encore, Elizabeth Warren joue à plein la carte de l’affrontement culturel contre Donald Trump, terrain où les Démocrates finissent toujours perdants. Plutôt que d’évoquer les difficultés que vivent les Américains, elle a cherché à démontrer à Trump, qui la surnomme “Pocahontas” qu’elle avait bien un peu de sang d’origine amérindienne, certificat à l’appui. Réponse du président : “who cares?” Accorder une quelconque importance aux propos provocateurs du locataire de la Maison Blanche revient à lui offrir la maîtrise des termes du débat. Il y a ainsi fort à parier que les torrents de racisme, de sexisme et de mensonges utilisés par Trump pour gagner il y a 3 ans auront le même effet en 2020 s’ils sont toujours au centre de l’élection. Mais cette focalisation sur les enjeux culturels et la défense, évidemment nécessaire et légitime, des droits des minorités est une stratégie pertinente pour convaincre les électeurs de la primaire démocrate. Ce corps électoral est avant tout composé de personnes éduquées, évoluant dans un monde cosmopolite et aux positions professionnelles plutôt confortables. Le magazine Jacobin les nomme ironiquement “Patagonia Democrats– en référence à la marque de vêtements dont les polaires à plusieurs centaines d’euros sont très populaires chez les cadres “cool” – et rappelle que les Démocrates ont gagné les 20 districts les plus riches du pays lors des midterms de 2018. Avant d’ajouter que Warren est donné gagnante auprès des personnes qui gagnent plus de 100.000 dollars par an par tous les sondages. 

En résumé, le positionnement modéré d’Elizabeth Warren, entre un Joe Biden qui mène une mauvaise campagne et un Bernie Sanders jugé trop radical par les démocrates classiques, lui offre une chance solide d’être la candidate de l’opposition. Mais sa volonté de compromis et sa mise en avant du clivage culturel ne lui donnent guère de chances contre Trump et limite sérieusement l’espoir d’un changement radical de la politique américaine.

Sanders appelle à la “révolution politique”

Après le succès inattendu de sa campagne de 2016, Bernie Sanders n’a pas voulu laisser retomber l’espoir qu’il a fait naître. Il a ainsi mis sur pied “Our Revolution, une structure qui vise à faire élire des personnalités aux idées proches des siennes et est venu apporter son soutien à toutes les luttes qu’il entend défendre. Signe que les luttes sociales sont de retour, le nombre de grèves aux USA est en effet à son plus haut depuis les années 1980. Qu’il s’agisse de salariés d’Amazon, d’enseignants, d’employés de fast-food ou d’autres professions, l’appui du sénateur du Vermont a galvanisé les grévistes qui se battent pour de meilleurs salaires et conditions de travail et sans doute joué un rôle dans les victoires importantes obtenues ces derniers mois. Durant ses meetings, le candidat encourage systématiquement ses supporters à soutenir les luttes sociales autour chez eux et son équipe envoie même des invitations à rejoindre les piquets de grève par email et SMS. En retour, les prolétaires de l’Amérique contemporaine lui témoignent de leur confiance par des petits dons : en tête de ses donateurs, on trouve les employés de Walmart (chaîne de supermarché, premier employeur du pays), de Starbucks, d’Amazon, Target (autre chaîne de supermarché) et du service postal.

Bernie Sanders et Alexandria Occasio-Cortez en meeting dans l’Iowa. © Matt A.J. via Flickr.

En parallèle de cette mobilisation sur le terrain, Sanders met aussi à profit sa présence au Sénat en proposant des projets de loi comme le Stop BEZOS Act (du nom du patron d’Amazon, homme le plus riche du monde), le Raise the Wage Act, le Medicare for All Act ou le College for All Act, forçant les élus démocrates à se positionner sur les enjeux socio-économiques. Car le leader socialiste ne se fait pas d’illusions: sa victoire ne serait que le début, et non l’achèvement, du démantèlement du néolibéralisme. Un de ses slogans de campagne, “Not me, us!”, traduit cet appel à un mouvement social de masse en parallèle de sa candidature.

Le leader socialiste ne se fait pas d’illusions: sa victoire ne serait que le début, et non la fin, du démantèlement du néolibéralisme. Un de ses slogans de campagne, “Not me, us!”, traduit cet appel à un mouvement social de masse en parallèle de sa candidature.

Les médias, bien sûr, préfèrent se concentrer sur le commentaire des sondages et ne ratent pas une occasion d’annoncer que sa campagne ne prend pas, alors que Sanders a environ autant d’intentions de vote que Warren et Biden. Beaucoup de journalistes l’attaquent sur son âge, 78 ans, notamment suite à une récente attaque cardiaque, mais il faut dire que celui de ses concurrents est relativement proche : Joe Biden a 76 ans, Donald Trump en a 73 et Elizabeth Warren 70. Un autre stéréotype mis en avant par les médias est celui du profil de ses soutiens, dénommés “Bernie bros”, qui seraient presque exclusivement des jeunes hommes blancs de gauche. Il est pourtant le candidat qui reçoit le plus de dons de la part des latinos, des militaires et des femmes et les sondages le place en tête des intentions de vote chez les afro-américains, à égalité avec Joe Biden. Quant à ses propositions, plus radicales dans tous les domaines que celles de Warren, elles sont bien sûr sous le feu des critiques.

Si d’aucuns reprochent au sénateur du Vermont son chiffrage parfois moins précis que celui de Warren, d’autres mettent en avant sa fine compréhension du jeu politique, affaire de rapport de forces : Sanders est conscient que pour avoir une quelconque chance d’appliquer son programme, il ne lui suffira pas d’être élu président, mais devra compter sur le soutien de millions d’Américains prêts à se mobiliser pour soutenir ses efforts.

Cela lui suffira-t-il pour gagner la primaire, puis l’élection contre Trump ? Même s’il est encore tôt pour en être certain, des signaux faibles permettent de l’envisager. Ses meetings ne désemplissent pas et donnent à voir des foules immenses, comme à New York le mois dernier et à Los Angeles plus récemment. Alexandria Occasio-Cortez, plus jeune élue du Congrès à 29 ans, enchaîne les meetings à ses côtés et va à la rencontre des électeurs dans les Etats clés, notamment l’Iowa, premier état à voter dans les primaires, et la Californie, qui fournit le plus grand nombre de délégués. Ce soutien de poids et l’image personnelle de Sanders, celle d’un homme ayant passé toute sa vie à défendre les causes qu’il porte aujourd’hui, l’aident à se différencier nettement de Warren. Le sénateur du Vermont se refuse en effet à attaquer de façon directe sa concurrente afin de ne pas froisser ses électeurs et de conserver de bonnes relations avec celle qui pourrait être son alliée s’il gagne la primaire. 

S’il obtient la nomination, le leader socialiste a de bonnes chances de défaire Donald Trump, ce que confirme presque tous les sondages. Contrairement à ses rivaux démocrates qui ont du mal à élargir leurs bases électorales, Bernie parvient en effet à séduire nombre d’abstentionnistes et d’électeurs républicains. En avril, lors d’un débat organisé par Fox News (il est le seul candidat de la primaire à s’être prêté à l’exercice), il a reçu le soutien de l’écrasante majorité du public malgré les attaques répétées des présentateurs de la chaîne conservatrice. Bien qu’il refuse de l’avouer en public, Donald Trump est conscient du fait que sa base électorale puisse lui échapper au profit du défenseur du socialisme démocratique: lors d’une réunion à huis clos, il aurait déclaré : “il y a des gens qui aiment Trump (sic), mais pas mal de monde aime bien les trucs gratuits aussi“, en référence aux propositions d’annulation des dettes étudiantes et de la gratuité d’accès à la santé. On comprend donc mieux pourquoi le président américain essaie de faire de Joe Biden son adversaire l’an prochain !

États-Unis : l’assurance maladie au coeur de la présidentielle 2020

© Molly Adams
Chaque année, 45 000 personnes meurent aux États-Unis par manque d’accès aux soins, alors que 85 millions d’Américains sont mal assurés ou sans assurance. Face à cette urgence sociale, la question de l’assurance maladie, première préoccupation des électeurs, déchire le parti démocrate. Si tous les candidats souhaitent étendre la couverture santé, seule une minorité est prête à remettre en cause le secteur privé et à défendre un système universel et socialisé, à l’européenne. Ce débat central permet d’entrevoir les lignes de fractures politiques aux Etats-Unis – et les conséquences probables des projets de réforme d’inspiration américaine portés par une partie des élites françaises… Par Politicoboy.

Lisa M, 28 ans, effectue un post-doc en biologie à l’Université de Houston. Un dimanche soir, elle est prise de douleurs aiguës au bas ventre. Craignant une crise d’appendicite, elle se rend à la pharmacie du quartier. L’infirmière commande une ambulance pour l’emmener vers le service d’urgence le plus proche. Une première difficulté surgit. La clinique accepte-t-elle son assurance maladie ? Après vérification, oui. Le médecin de garde l’ausculte, la douleur semble s’atténuer, mais il la place néanmoins sous morphine, avant de lui administrer un produit de contraste par voie orale pour rendre possible un scanner. Sa réaction violente nécessite un traitement antiallergique, avant que l’examen puisse avoir lieu. Verdict : des crampes d’estomac.

La facture s’élève à douze mille dollars. Heureusement, son assurance bénéficie d’un tarif négocié à moitié prix. Mais Lisa doit d’abord acquitter sa franchise annuelle (1500 dollars), et payer 10 % des frais d’hospitalisation (son reste à charge – copay en anglais – plafonné à 5000 dollars par an). Si on ajoute les mensualités de 150 dollars qu’elle paye à son assurance (les premiums), ses frais médicaux pour 2019 s’élèvent déjà à 3800 dollars.

Cet exemple n’a rien d’exceptionnel, n’importe quel Américain bien assuré a sa propre anecdote ou histoire d’horreur impliquant des frais médicaux indécents, des traitements inutilement prescrits, des factures surprises suite à des erreurs administratives (par exemple, lorsque votre médecin traitant prescrit un test non remboursé ou sous-traite à un laboratoire non couvert par votre compagnie d’assurance) et des proches qui restent malades plusieurs semaines avant d’aller voir le médecin dans l’espoir d’éviter la franchise. La complexité administrative du système prend la forme d’une machine à briser les gens, financièrement et psychologiquement. Jeremy Scahill, cofondateur de The Intercept en témoignait récemment : « je ne souhaite à personne d’être confronté à la bureaucratie du système de santé américain. Le combat pour obtenir les soins adéquats et la bataille avec les institutions médicales et assurances vous ôtent lentement l’envie de vivre ».

Le système de santé le plus cher et le moins performant au monde ?

Les Américains dépensent dix mille dollars par an et par habitant en frais de santé, soit le double des Européens et 18 % de leur PIB. Malgré ce coût exorbitant, 27,5 millions d’entre eux n’ont pas d’assurance maladie, 60 millions sont mal assurés, 45 000 meurent chaque année par manque d’accès aux soins, et 530 000 ménages font faillite à cause des frais de santé. La dette médicale s’élevait à 81 milliards de dollars en 2018. L’espérance de vie accuse quatre ans de retard par rapport à la moyenne des pays de l’OCDE, et recule chaque année depuis 2015. Elle se situe désormais derrière Cuba, qui affiche un plus faible taux de mortalité infantile que les États-Unis. [1]

Le coût élevé du système de santé américain s’explique d’abord par la privatisation à tous les étages. Pour rembourser leurs colossales dettes étudiantes, les médecins formés pour plus de 250 000 dollars sont contraints d’exercer dans des cabinets et hôpitaux privés, qui les incitent à multiplier les tests et procédures. Ils prescrivent des médicaments au prix non régulé, remboursés par des compagnies d’assurance cotées en bourse. Le manque d’intégration multiplie les intermédiaires et génère de nombreux abus. À titre d’exemple, le prix de l’insuline est dix fois plus élevé aux États-Unis qu’au Canada.

Les assurances maladie agissent comme une clé de voûte, négociant les tarifs de gré à gré, empêchant toute centralisation, que ce soit au niveau de la dilution du risque assurantiel ou de la négociation des prix des médicaments et prestations. Si certaines zones géographiques n’ont qu’un assureur en situation de monopole, les grands centres urbains proposent souvent des centaines de plans, rendant l’offre illisible.

Selon le Journal of the American Medical Association, 935 milliards de dépenses inutiles sont générées chaque année, soit un quart du coût total. Une autre étude, datant de 2012 et réalisée par The Institute of Medecine, estimait que les dépenses inutiles comptaient pour un tiers (1200 milliards) du total. Le principal facteur est la complexité administrative, suivie par la prise en charge tardive des patients et les traitements superflus administrés pour faire du profit. Le  secteur privé a ainsi engrangé plus de 100 milliards de dollars de bénéfice en 2018. [2]

Cette spectaculaire inefficacité s’observe également en France. Les frais de gestions des complémentaires santé s’élèvent à 7,5 milliards d’euros en 2017, pour un budget total de 40 milliards. La sécu, elle, ne dépense que 7,1 milliards de frais de fonctionnement, tout en gérant plus de 280 milliards d’euros de prestations. [3]

Cependant, contrairement à une idée reçue, le système américain n’est pas entièrement privatisé.  Il repose sur un mix public/privé, qui nous rappelle immédiatement le projet de réforme de l’assurance maladie portée par François Fillon en 2017, et qui figurerait désormais dans les tiroirs du gouvernement Macron.

Le système américain, un mix public/privé

Les ménages américains dans leur majorité sont assurés via leurs employeurs, qui prennent en charge les deux tiers des mensualités (les premiums). Les assurés quant à eux doivent payer les frais de franchises, pouvant s’élever à 5000 dollars par ménage et par an, et les restes à charge, généralement plafonnés à 12 000 dollars par foyer. À ces 155 millions de bénéficiaires s’ajoutent 25 millions de travailleurs indépendants qui s’assurent auprès des mêmes compagnies privées.

Les retraités ont majoritairement recours à un système public, universel et centralisé : Medicare, accessible à partir de 65 ans. Bien qu’il ne couvre que les soins de base et soit sujet aux complémentaires privés (access Medicare, auxquels souscrivent un tiers des bénéficiaires), c’est de loin le système le plus populaire du pays, couvrant 60 millions de personnes. Malgré des besoins de santé plus élevés du fait de l’âge des participants, les coûts sont inférieurs aux régimes privés, du fait des économies d’échelle et de la plus grande capacité à négocier les tarifs. Le programme est majoritairement financé par une taxe sur les revenus du travail, comparable à une cotisation sociale.

Les plus bas revenus et personnes en incapacité de travailler peuvent bénéficier d’un autre programme public, accessible sous conditions de ressources : Medicaid. Sa couverture varie grandement en fonction des États, qui en assurent la plus grande part du financement. 74 millions de personnes y sont inscrites. [4]

Reste qu’en 2009, 45 millions d’Américains ne disposaient d’aucune assurance maladie. Pour combler ce vide, Barack Obama lance sa réforme phare : l’Afordable Care Act (ACA), habilement rebaptisé « Obamacare » par ses opposants.

L’échec de la réforme Obamacare illustre l’impasse de l’approche néolibérale

L’Obamacare représente probablement la décision politique la plus significative depuis l’invasion de l’Irak par W. Bush. Son succès relatif a changé la vie de millions d’Américains, tandis que son coût politique a précipité le plus grand recul électoral jamais enregistré par le parti démocrate, offrant aux républicains le contrôle du Congrès, puis de la Cour suprême et d’une vingtaine d’États qui ont pu appliquer des lois limitant le droit de vote des minorités et redécoupant les circonscriptions électorales à leur avantage, rendant la conquête de la Maison-Blanche et du Congrès particulièrement difficile pour les démocrates.

Ironiquement, les tentatives d’abrogation d’Obamacare par le parti républicain (repeal and replace) au cœur du programme politique de la droite depuis 2010 ont échoué au Sénat en 2017 et coûté à Donald Trump sa majorité en 2018, rendant possible la procédure de destitution qui le vise actuellement. Le combat des démocrates pour « sauver l’Obamacare » a également ouvert la voie au projet Medicare for All  de nationalisation complète de l’assurance maladie. Une initiative qui fracture brutalement le parti démocrate et a provoqué la chute de plusieurs candidats aux primaires de 2020. [5]

Si elle n’a rien résolu, la réforme emblématique de Barack Obama aura au moins mis en évidence les limites de l’approche néolibérale.

De quoi s’agit-il ? L’Affordable Care Act est un texte fourre-tout, dont la logique de marché s’inspire fortement de la réforme mise en place par Mitt Romney lorsqu’il était gouverneur républicain du Massachusetts. Elle repose sur trois piliers :

D’abord, une extension du programme Medicaid via des subventions fédérales aux États qui en font la requête. Ceux sous contrôle républicain ont refusé ces aides financières par pur calcul électoral, avant que l’administration Trump ne s’attaque directement au montant des subventions, affaiblissant la portée de ce premier volet et démontrant la fragilité de l’approche volontariste et sélective. Il est plus aisé d’affaiblir un système qui cible les plus pauvres.

Ensuite, l’interdiction faite aux assureurs de refuser des clients, d’imposer des malus sur la base des antécédents médicaux du patient (ou familiaux) et de mettre en place des plafonds de prestation à vie devait élargir l’accès aux assurances privées. En effet, ces pratiques commerciales visaient à exclure les personnes atteintes de maladies graves ou chroniques du système de santé. Problème : pour restaurer leurs niveaux de profits, les assureurs ont augmenté massivement leurs mensualités, leurs franchises et les restes à charge, provoquant la colère d’une large part de l’électorat.

Enfin, la réforme introduit la mise en place d’un marché subventionné reposant sur deux principes : l’obligation faite aux assureurs d’accepter n’importe quel patient et aux Américains sans assurance d’en souscrire une sous peine d’amende, le tout compensé par des subventions.

Ce mécanisme reposait sur l’idée selon laquelle de nombreux Américains refusaient de souscrire une police d’assurance du fait de leur bon état de santé, et supposait qu’en obligeant tout le monde à rejoindre le marché subventionné, les anciens passagers clandestins en bonne santé compenseraient le coût d’assurance des personnes qui avaient été exclues du système.

Mais l’existence de cette classe d’individus sans assurance par choix ou amour du risque s’est avéré être un fantasme néolibéral, comme l’idée selon laquelle la mise en concurrence des acteurs conduirait à une baisse des prix et aiderait les précaires à mieux choisir l’assurance optimale. En réalité, l’arrivée sur le marché de millions de personnes en mauvaise santé a fait exploser les coûts, que les assureurs ont répercutés sur les individus assurés par leur employeur, aggravant la perception négative de la réforme. [6]

En 2016, Hillary Clinton avait elle-même reconnu que l’Obamacare présentait de nombreux défauts, ouvrant un boulevard à Donald Trump et au parti républicain. Mais la perception du public a largement basculé en 2017, suite aux efforts répétés de Trump pour abroger la loi. Menaçant de priver jusqu’à 32 millions d’Américains de couverture santé et de remettre en place la discrimination par antécédents médicaux, les efforts de la droite ont mobilisé contre elle l’opinion publique, échoué par trois fois au Sénat malgré sa majorité, nourri des mouvements de grèves historiques du corps enseignant et permis au parti démocrate de remporter une large victoire aux élections de mi-mandat de 2018 en faisant campagne sur le thème de l’assurance maladie.

Source : https://www.vox.com/2019/1/23/18194228/trump-uninsured-rate-obamacare-medicaid?fbclid=IwAR1KQ7DGHsiWQ_m0hcp3zXcU1IbfrUSB4beB41rRzbliJHc0MEDYVsVRD_w

Medicare for All, le projet de socialisation de l’assurance maladie plébiscitée par l’opinion

À son apogée, l’Obamacare a couvert vingt millions d’Américains supplémentaires. Depuis l’arrivée de Trump à la Maison-Blanche, les efforts de son administration pour réduire les subventions et saborder le système ont porté leurs fruits : 7,5 millions d’individus ont perdu leur couverture santé.

Ironiquement, les tentatives de démantèlement de l’Obamacare ont permis l’émergence de la proposition alternative portée par Bernie Sanders et plébiscitée par 70 % de la population (dont un électeur de Trump sur deux) : Medicare for All.

Ce projet de réforme est un modèle à tout point de vue : son nom capitalise sur la popularité du système Medicare et présente le mérite d’être explicite : il s’agit d’ouvrir le régime public à tous les américains. L’âge d’éligibilité sera ainsi progressivement abaissé de 65 à 55 ans la première année, puis 45, 35 et 0. En quatre ans, tous les Américains seront couverts, tandis que le niveau de prestation sera renforcé, rendant inutile les fameuses complémentaires existantes sous Medicare.

Bien qu’elle augmenterait  le nombre de bénéficiaires et supprimerait les franchises et restes à charge, la réforme coûterait moins que le système actuel, comme l’a reconnu une étude publiée par un think tank ultra conservateur financé par les Kochs Brothers.

Pour la financer, Bernie Sanders propose de mettre en place une forme de cotisation patronale visant à remplacer les dépenses actuelles des employeurs, d’instaurer un impôt sur la fortune et sur les multinationales, de réduire les dépenses militaires et d’introduire un impôt sur le revenu de 4 %, comparable à une cotisation sociale, pour les revenus supérieurs à 29 000 dollars par an.

Il s’agit d’une réforme profondément anticapitaliste, qui retire du marché (décommodifie) une part significative du PIB, rend inutile un secteur entier de l’économie — dont le chiffre d’affaires annuel se compte en centaines de milliards de dollars — et retire aux employeurs la capacité de faire pression sur leurs employés à l’aide de leur assurance maladie. Sans surprise, elle fait face à une opposition féroce de la part du secteur de la santé, des lobbies industriels, des forces capitalistes et d’une fraction non négligeable du parti démocrate et de ses affiliés (médias, commentateurs, donateurs, directions syndicales).

Le parti démocrate se fracture autour de la question de l’assurance maladie

Lors du premier débat de la primaire démocrate, les modérateurs ont demandé aux vingt candidats de se prononcer pour ou contre la réforme Medicare for All par un vote à main levée. Seul Bernie Sanders, Elizabeth Warren et Kamala Harris se sont exécutés.

Le second débat opposant les candidats de la primaire démocrate, diffusé par CNN en juillet 2019

Depuis, les quatre débats télévisés ont systématiquement débuté par cette problématique centrale, citée comme première préoccupation des électeurs (avec le new deal vert). Bernie Sanders et Elizabeth Warren ont fait face à un tir groupé d’arguments contre Medicare for All, qu’il est intéressant d’observer.

En premier lieu vient la question de la faisabilité politique du projet, qui reviendrait à remplacer de force l’assurance maladie privée de 180 millions d’Américains par l’option publique Medicare améliorée, une proposition qui va à l’encontre du roman national selon lequel les États-Unis seraient le pays de la liberté. Certains utilisent cet argument dans le but de protéger le modèle économique des assurances privées qui financent leur campagne, comme Pete Buttigieg et Joe Biden. D’autre y voient un problème plus politique et pragmatique, arguant que Medicare for All est trop ambitieuse pour être votée par le Congrès.

C’est le cas d’intellectuels de centre gauche comme le fondateur du média Vox.com Ezra Klein, ancien spécialiste des questions d’assurance maladie pour le Washington Post. Traumatisé par l’expérience de l’Obamacare, où le faible nombre d’Américains qui avaient été contraints de changer d’assurance avaient permis de cimenter l’opposition populaire à la réforme, il imagine mal imposer de force un changement plus drastique. Cet argument s’appuie sur les enquêtes d’opinion qui montrent qu’en formulant les questions de manière à préciser que les assurances privées seront supprimées, le taux de popularité de la réforme Medicare for All passe de 70 à 50 % (en moyenne).  Mais comme l’explique Matt Bruenig, directeur du cercle de réflexion People’s Policy Project dans un débat passionnant, 50 millions d’Américains perdent leur assurance privée chaque année, soit parce qu’ils perdent ou changent d’emploi, soit parce que leur employeur change de prestataire. L’idée selon laquelle les Américains seraient attachés à leur assurance est contredite par les sondages. Lorsque les questions incluent la mention, « vous conserverez votre docteur », le taux d’approbation repasse au-dessus des 70 %.

La seconde critique porte sur le mode de financement, et montre à quel point le cadrage des problématiques est décisif en politique. Comme nous l’avons vu, Medicare for All coûte moins cher à la société que le système actuel, assure tout le monde et mieux.

En raisonnant par coûts, la proposition de Sanders fait économiser de l’argent à la grande majorité des contribuables en remplaçant les mensualités par une cotisation sociale tout en supprimant les franchises et reste à charge. L’économiste Gabriel Zucman estime que cette réforme organiserait le plus large transfert de richesse de l’histoire moderne. Mais les opposants reprochent à Sanders d’augmenter les impôts de la classe moyenne et résonnent strictement en termes de taxes.

Elizabeth Warren, elle, a refusé catégoriquement de reconnaître la moindre hausse d’impôt sur les classes moyennes, malgré les efforts répétés de ses adversaires pour lui faire admettre leur cadrage. Suite à un quatrième débat houleux, elle vient de publier un long document détaillant sa propre approche, qui repose sur une taxation accrue de l’évasion fiscale et une plus forte contribution des employeurs pour éviter toute taxe supplémentaire sur les ménages. Les différences d’approches entre Sanders et Warren ouvrent un débat passionnant sur les questions d’applicabilité et de durabilité d’une réforme, que nous épargnerons au lecteur par souci de concision. Comme l’explique Vox, l’approche de Sanders est plus réaliste et plus redistributive, mais politiquement plus risquée. Celle de Warren frustre la gauche, qui lui reproche une forme de capitulation contre-productive.

Dans une débauche de mauvaise foi, les opposants à Medicare for All ont ajouté un troisième argument : les syndicats qui ont négocié des régimes d’assurance privée particulièrement intéressants avec leurs employeurs risqueraient de perdre ces avantages. Un évènement vient de couper court à cette question, et montre à quel point Medicare for All est un projet ancré dans la lutte des classes : lors de la grève historique des ouvriers de General Motors qui vient de s’achever, l’entreprise a suspendu du jour au lendemain l’assurance maladie d’une partie des 50 000 grévistes, pour tenter de briser la grève.

Face au succès électoral de Medicare for All, les adversaires démocrates de Sanders et Warren ont majoritairement recours à des tentatives de triangulation plus ou moins adroites.

Kamala Harris, un temps perçu comme la favorite de la primaire, a cherché à apaiser les intérêts financiers en proposant sa version de la réforme, qui consiste à basculer tous les Américains vers Medicare tout en privatisant des pans entiers de ce programme. Depuis, elle s’effondre dans les sondages pour atterrir derrière l’entrepreneur farfelu Andrew Yang. Entre temps, elle aura gâché près de 40 millions de dollars de budget de campagne, principalement issu de ces mêmes intérêts financiers.

Plus redoutable, la seconde tentative de triangulation nommée « Medicare for All Who Want It » (Medicare pour tous ceux qui le souhaitent) consiste à rendre la transition vers Medicare optionnelle. L’argument semble implacable : si l’option publique est vraiment préférable aux assurances privées, l’ensemble des Américains fera la transition. Ainsi, on évite l’écueil de la migration forcée tant redouté par Ezra Klein, tout en rassurant le secteur privé qui peut espérer concurrencer l’option publique.

Le premier candidat à avoir adopté cette option n’est autre que Beto O’Rourke, un temps présenté comme un « Obama blanc », l’alternative à Bernie Sanders et un des favoris de la primaire. Ce retournement de veste a douché les espoirs militants et précipité l’effondrement de sa campagne.

Pete Buttigieg, sorte d’Emmanuel Macron démocrate à l’opportunisme criant, est le second candidat à défendre avec panache Medicare for All Who Want It. N’ayant jamais prétendu incarner la gauche du parti, il parvient à émerger comme une potentielle alternative à la candidature de Joe Biden, sans payer le même prix politique qu’Harris ou O’Rourke. « Je fais confiance aux Américains pour choisir la meilleure option pour eux », dit-il pour justifier sa triangulation.

Mais le coût de sa réforme montre bien le vice qu’elle contient : tandis que Medicare for All devrait coûter 3000 milliards d’argent public par an, son plan n’en coûterait que 150, preuve qu’il ne convertira qu’une fraction des Américains à Medicare. Et cela pour une raison évidente : son projet de réforme fait en sorte que l’option publique reste moins attractive en termes de prestation que les options privées, afin de garantir leurs profits. Pas étonnant que « Mayor Pete » soit la nouvelle coqueluche des principaux médias et le troisième candidat le mieux financé (après Sanders et Warren) grâce aux riches donateurs et au secteur de la santé.

Plus surprenant, Elizabeth Warren elle-même, une semaine après avoir publié son plan de financement pour Medicare for all, « triangule » à son tour en proposant une approche en deux temps. D’abord en proposant d’introduire une option publique (comme Pete Buttigieg) au cours des 100 premiers jours de son mandat, avant de réaliser la nationalisation complète en année 3 (après les élections de mi-mandat, qui affaiblissent presque systématiquement le président en exercice). Pour les défenseurs historiques de Medicare for All, il s’agit d’une capitulation face au secteur privé, un projet « taillé pour diviser, déprimer, marginaliser et épuiser toute volonté politique et militante en faveur d’un système universel ». Dans tous les cas, il s’agit d’une stratégie électorale risquée. Alors que Pete Buttigieg et Bernie Sanders montent dans les intentions de vote, cette triangulation risque de provoquer la fuite de son électorat (bien plus volatile que celui de Sanders) vers ces deux adversaires, comme ce fut le cas pour Kamala Harris en juillet. Le débat du 20 novembre devrait permettre d’y voir plus clair.

Quoi qu’il en soit, les nombreuses tentatives de récupération et de triangulation témoignent du succès politique et idéologique de Bernie Sanders.

Vers une américanisation de l’assurance maladie française ?

La spectaculaire inefficacité du secteur privé en matière de santé et la résistance des systèmes universels (aux États-Unis, Medicare couvre de plus en plus de personnes) témoignent de l’importance d’un système entièrement socialisé et intégral.

Pour autant, les dirigeants français cherchent à réformer le système dans le sens inverse, en augmentant le rôle des complémentaires et en privatisant l’offre de soins.

En 2017, François Fillon proposait de dynamiter la sécurité sociale, en limitant la prise en charge et le remboursement aux soins « indispensables », le reste étant laissé au secteur privé et aux complémentaires. On n’est pas loin du couplage public/privé américain, et il semblerait qu’Emmanuel Macron projette de reprendre cette réforme à son compte, une fois passée celle des retraites. [7]

Les choses ne s’effectueront pas du jour au lendemain, et pourraient se faire par des moyens détournés, suivant le modèle de la réforme des retraites.  On observe déjà comment le train des réformes actuelles prépare le terrain : asphyxie de l’hôpital public, réduction du budget de la sécurité sociale, baisse des cotisations sociales et transfert de leur gestion dans le giron de l’État. [8]

Alors qu’une écrasante majorité des Américains réclament un système à la française, c’est le modèle américain qui semble peu à peu s’immiscer ici…

 

Sources et références :

  1. Jacobinmag, numéro 28 : The health of nations
  2. https://www.forbes.com/sites/brucejapsen/2019/10/07/us-health-system-waste-hits-935-billion-a-year/#3a08d3ba2f40
  3. https://www.liberation.fr/france/2019/09/25/depenses-de-sante-les-frais-de-gestion-explosent-dans-les-complementaires_1751651
  4. https://en.wikipedia.org/wiki/Health_insurance_coverage_in_the_United_States
  5. Lire ce post de blog chroniquant la bataille pour Obamacare
  6. Jacobinmag, Obamacare, the original sin 
  7. https://www.contrepoints.org/2017/12/04/304555-assurance-maladie-macron-reprendra-t-projet-de-fillon
  8. https://www.mediapart.fr/journal/france/300919/comment-l-etat-creuse-le-trou-de-la-secu , https://www.mediapart.fr/journal/france/300919/securite-sociale-l-austerite-se-poursuit-dans-la-sante

 

L’establishment démocrate panique face au succès d’Elizabeth Warren et de Bernie Sanders

Bernie Sanders et Elizabeth Warren © Capture d’écran de la vidéo « Elizabeth Warren & Bernie Sanders: Democratic Priorities in our Budget » publiée sur la chaîne youtube d’Elizabeth Warren, le 22 décembre 2017.

La présidence de Donald Trump n’a jamais été aussi proche de s’effondrer, tandis que la gauche mobilise et élargit la base militante du Parti démocrate dans des proportions record. Pourtant, loin de s’en féliciter, les élites du parti sont en proie à une panique générale. Par Politicoboy.


Donald Trump apparaît plus fragile que jamais, empêtré dans une procédure de destitution qui accable son administration et plombe son taux de popularité, alors que le fiasco du retrait des troupes américaines au nord de la Syrie a fracturé sa propre majorité au Congrès. Signe de la fébrilité du président, Donald Trump a renoncé à son projet d’organisation du prochain G7 dans son propre complexe de Floride, et caresserait même l’idée de vendre son hôtel de Washington, où les Saoudiens louent souvent des centaines de chambres vides pour verser au président des pots-de-vin déguisés.

Dans ce contexte, les dirigeants démocrates devraient se réjouir de voir les campagnes d’Elizabeth Warren et Bernie Sanders engranger des niveaux de dons record de la part des petits donateurs – plus de 74 millions de dollars récoltés pour Sanders, et 60 pour Warren, ce qui fédère ainsi une large base militante.

Pourtant, les élites démocrates et les principaux donateurs du parti sont traversés par un intense mouvement de panique qui s’est matérialisé de multiples façons plus ou moins comiques au fils des derniers jours. Suite au quatrième débat des primaires, les principaux médias ont vendu le récit d’une montée en puissance des deux candidats centristes les mieux placés pour incarner une alternative au néolibéral Joe Biden : Pete Buttigieg et Amy Klobuchar. Cette dernière a fait l’objet d’une surprenante dévotion médiatique, qui lui a permis d’accrocher un 3% dans les sondages nationaux synonymes de qualification au prochain débat. Elle pourra ainsi, avec Pete Buttigieg, prêter main-forte à Joe Biden pour attaquer Sanders et Warren sur les deux propositions de loi les plus plébiscitées par les Américains, y compris par une majorité des électeurs de Donald Trump : l’assurance maladie universelle publique medicare for all et la mise en place de l’impôt sur la fortune (à partir de 25 millions de dollars). Imaginer qu’attaquer les deux candidats les plus mobilisateurs constitue une stratégie gagnante à de quoi laisser dubitatif.

Surtout que Pete Buttigieg, le jeune maire ouvertement homosexuel de la quatrième plus grande ville du petit État conservateur de l’Indiana (élu avec 8500 voix) est moins populaire que le président américain auprès des Afro-Américains, électorat clé du parti démocrate. Quand à Amy Klobuchar, avec 3% d’intention de vote après quatre débats télévisés et six mois de campagne, on l’imagine mal détrôner Joe Biden.

Mais Uncle Joe inquiète les cadres et principaux donateurs du Parti démocrate quant à ses capacités à vaincre Donald Trump. Celui qui a de plus en plus de mal à articuler une réponse cohérente dans un débat télévisé ne possède aucune véritable base militante et aucun appareil pour ferrailler sur Internet et les réseaux sociaux. Il continue pourtant de truster en première place des intentions de vote à la primaire, principalement grâce aux électeurs de plus de 45 ans et la majorité silencieuse peu politisée et effrayée par les grands changements portés par Elizabeth Warren et Bernie Sanders.

La peur semble ainsi le principal affect qui motive cette panique. Celle de Wall Street qui s’effraie à l’idée d’une présidence Warren et celle des élites du parti qui semblent tétanisées à l’idée de gagner une élection. Faisant le constat de la fragilité de Biden et du manque d’alternative à droite, Hillary Clinton a évoqué, à travers de nombreux soutiens et anciens cadres de sa campagne, qu’elle pourrait se lancer tardivement dans les primaires (sic). De grands financiers ont également mentionné la possibilité d’une candidature de John Kerry (qui avait perdu face à Bush) ou de Michael Bloomberg, ancien maire républicain de New York et milliardaire, selon le New York Times.

Ces annonces sont parues quelques jours après une polémique où Hillary Clinton avait accusé, sans la moindre preuve, l’élue d’Hawaï et candidate aux primaires Tulsi Gabbard d’être un agent à la solde du Kremlin. Des propos conspirationnistes extrêmement graves compte tenu du statut de sa cible : Tulsi Gabbard est réserviste après avoir été déployée deux fois sur le front irakien, et sert depuis 9 ans au Congrès des États-Unis. Face au scandale provoqué par ces accusations, Hillary Clinton a fait marche arrière en accusant la presse d’avoir « mal caractérisé » des propos pourtant limpides.

Si l’évocation d’une candidature Clinton ou Kerry de dernière minute en dit long sur le désarroi et la déconnexion des élites démocrates, la décision des principaux donateurs de lancer une campagne de financement pour Joe Biden à l’aide du fonds spécial, dit Super PAC, illustre encore mieux le cœur du problème.

Aux États-Unis, les campagnes électorales sont désormais financées à l’aide de deux mécanismes principaux : les dons individuels aux candidats et campagnes, plafonnés à 4800 dollars par personne et par élection, et les dons illimités aux fonds politiques indépendants des Super PAC (Political action committee) auxquels les entreprises peuvent contribuer sans réelle limite.

En 2019, l’ensemble des candidats démocrates à la primaire se sont engagés à refuser les super PAC. Certains se plient aux dîners et événements destinés aux levées de fonds pour récolter les contributions des riches donateurs et des membres de leurs familles, d’autres, comme Warren et Sanders ne comptent que sur les dons spontanés des petits contributeurs.

Face au torrent d’attaques dont l’accable Donald Trump depuis le début de l’affaire ukrainienne, Biden a décidé d’accepter la création d’un Super PAC pour le défendre. Lui qui n’avait récolté qu’un quart des fonds réunis par le duo Warren/Sanders et avait brûlé ces réserves de cash à une vitesse alarmante va désormais pouvoir compter sur des ressources financières quasi illimitées, provenant d’une poignée d’individus et de lobbies. Si on peut comprendre la nécessité de répondre aux millions de dollars de publicité ciblée via Facebook que Trump diffuse pour attaquer Biden, rien ne garantit que cet argent ne sera pas utilisé contre Sanders et Warren. Buttigieg concentre déjà la plupart de ses efforts contre ses propres collègues via des campagnes de publicité dénonçant la réforme de l’assurance maladie universelle medicare for all.

L’industrie pharmaceutique, l’armement et Wall Street seront les principaux contributeurs du Super PAC pro-Biden. Ses richissimes initiateurs ont indiqué être scandalisés par le fait que les petits donateurs avaient désormais autant de pouvoir pour décider des primaires que les gros. En clair, ils ne supportaient plus l’idée selon laquelle les primaires démocrates seraient… démocratiques. Si on ne peut plus acheter les élections, où va-t-on ?

Reste à savoir si ces efforts ne seront pas contre-productifs, pour Biden ou pour le parti démocrate, dont les principaux donateurs semblent préférer une défaite face à Trump qu’une victoire de Warren.

Aux intérêts économiques de certains et égos des autres s’ajoute un biais idéologique de classe encore plus stupéfiant. Malgré la déroute électorale subie par Hillary Clinton en 2016, une majorité des intellectuels et élites démocrates et médiatiques sont toujours persuadés qu’un candidat de gauche, dont Trump avoue avoir bien plus peur que de Biden, n’aurait aucune chance de l’emporter face au milliardaire. Un entêtement qui vire à l’aveuglement tant les sondages ne cessent de montrer la préférence des Américains pour les positions de l’aile gauche démocrate et en faveur des candidats Sanders et Warren qui sont à dix points d’avance face à Trump. Sans parler du fiasco de 2016 que le parti semble s’obstiner à vouloir reproduire. Dans un spot publicitaire récent, Joe Biden nous invite à faire un don pour sa campagne :  « Une fois de plus, Vladimir Poutine cherche à influencer nos élections. Cette fois, c’est moi la cible (…) Monsieur Poutine, le peuple américain décide de ses élections, pas vous ».

La guerre larvée au sein du Parti démocrate

© Capture d’écran CNN

À l’image des divisions politiques et stratégiques qui traversent le parti démocrate, un nombre record de candidats briguent l’investiture pour la présidentielle de 2020. De vingt-quatre en avril, ils sont encore une douzaine à faire campagne à cinq mois du premier scrutin. Trois candidats font la course en tête : le centriste Joe Biden, la sociale-démocrate Elizabeth Warren et le socialiste Bernie Sanders. Par Politicoboy.


Pour comprendre les difficultés du Parti démocrate et les particularités de cette primaire, il faut revenir quatre ans en arrière.

En 2016, Hillary Clinton mobilise ses réseaux d’influence pour s’assurer du soutien de la machine démocrate. Barack Obama, les cadres du parti, la presse libérale et l’appareil financier font bloc derrière sa candidature. Ses principaux adversaires jettent rapidement l’éponge. Joe Biden est vivement encouragé à rester sur la touche – « Vous ne réalisez pas ce dont ils sont capables, les Clinton essayeront de me détruire » confira-t-il en off. À gauche, Elizabeth Warren renonce à se présenter et apporte son soutien à Hillary Clinton.

La primaire devait constituer une simple formalité. Mais quelque chose d’inattendu va se produire. La campagne de Bernie Sanders, sénateur indépendant du Vermont alors inconnu du grand public, décolle rapidement. Son message contraste de manière cinglante avec celui d’Hillary Clinton et reçoit un écho important chez les jeunes, la classe ouvrière et les abstentionnistes. Fustigeant les inégalités sociales et l’oligarchie, il propose des réformes radicales : une assurance maladie universelle et publique, le doublement du salaire minimum fédéral (à 15 dollars de l’heure), la gratuité des études universitaires, un vaste plan d’investissement pour le climat et la mise au banc de Wall Street, qui finance largement la campagne d’Hillary Clinton.

Sanders dénonce surtout la corruption de la vie politique américaine et l’influence de l’argent dans le financement des campagnes électorales. La sienne s’appuie uniquement sur les dons individuels, avec succès. Il réunit plus d’argent que son adversaire, remporte les fameux États de la Rust Belt qui offriront ensuite la victoire à Donald Trump, et manque de peu la nomination.

La défaite surprise d’Hillary Clinton à la présidentielle va achever de fracturer le parti démocrate.

ABC NEWS – 12/19/15 © ABC/ Ida Mae Astute

D’un côté, une aile populiste et progressiste émerge rapidement. Elle s’appuie sur l’activisme et les mouvements sociaux, soutient un programme ambitieux de réformes socialistes plébiscitées par une majorité de la population (selon les enquêtes d’opinion), envoie des élus charismatiques au Congrès comme Alexandria Ocasio-Cortez et fait pencher le socle idéologique du parti vers la gauche. La majorité démocrate à la Chambre des représentants du Congrès soutient désormais une socialisation progressive de l’assurance maladie et la hausse du salaire minimum à 15 dollars de l’heure.

Mais du point de vue strictement électoral, l’aile gauche reste minoritaire. De nombreux espoirs ont été douchés pendant les élections de mi-mandats : Stacey Abrams au poste de gouverneur en Géorgie, Beto O’Rourke comme sénateur au Texas et Andrew Gillum en Floride perdent sur le fil des élections difficiles, bien que la gauche leur conteste l’étiquette progressiste.

Inversement, la victoire médiatisée d’Alexandria Ocasio-Cortez à New York masque le fait que les démocrates ont repris le contrôle de la Chambre des représentants grâce aux candidats centristes alignés dans les circonscriptions périurbaines aisées. [1]

D’où ce dilemme stratégique pour le DNC (Comité national démocrate). Faut-il aligner des modérés pour faire basculer les électeurs centristes, ou des candidats populistes capables de récupérer les abstentionnistes (près d’un électeur sur deux) et mobiliser la base du parti ? Les biais idéologiques et le ressentiment anti-Sanders des élites démocrates verrouillent ce débat, et forcent l’aile gauche à adopter une position de confrontation avec l’establishment.

Or la solution différera en fonction des causes que l’on attribue à la victoire de Donald Trump. En 2016, les hauts revenus ont principalement voté pour le Parti républicain, la classe ouvrière blanche qui avait soutenu Obama s’est majoritairement abstenue et le vote identitaire a outrepassé les questions économiques. Sachant cela, faut-il cibler les abstentionnistes (43 % du corps électoral) ou les déçus du trumpisme ?

Viser la classe ouvrière blanche et les milieux ruraux qui ont permis à Donald Trump de conquérir les anciens bastions démocrates de la région des Grands Lacs peut se faire de différentes manières. Faut-il privilégier un populiste comme Bernie Sanders capable de porter un discours de classe, ou un modéré issu de l’un de ces États, avec une stratégie reposant sur l’identité culturelle et les valeurs ?

À l’inverse, pour les États disputés du Sud, ne vaut-il pas mieux cibler l’électorat noir et hispanique qui s’était démobilisé en 2016 ? Un candidat issu d’une minorité serait-il en capacité de reconstruire la coalition d’Obama ? Ou le simple fait d’aligner son ancien vice-président Joe Biden suffira-t-il ?

Ces questions restent largement sans réponses. Le parti démocrate a refusé de faire son introspection, préférant expliquer la défaite d’Hillary Clinton par l’ingérence russe supposée et traiter Donald Trump comme un simple « accident ». Derrière ce refus se cachent des intérêts financiers puissants qui ne souhaitent pas être remis en question, et les biais idéologiques d’une élite démocrate liée à ces intérêts.

La multiplicité des candidatures reflète ces problèmes structuraux.

Battre Donald Trump reste la priorité absolue pour les électeurs démocrates

L’influence de Bernie Sanders plane indiscutablement sur la primaire. Les candidats ont dû se positionner par rapport à ses propositions phares : en matière d’assurance maladie (avec la réforme medicare for all qui divise drastiquement le parti), et face au New deal vert promulgué par les activistes du Sunrise et repris par Alexandria Ocasio-Cortez. Même Joe Biden s’est fendu d’un (timide) plan pour le climat et propose d’améliorer Obamacare en y ajoutant un régime d’assurance publique.

Du point de vue électoral, les candidats soucieux d’apparaître comme de courageux réformateurs ont dû s’aligner sur Bernie Sanders en matière de financement de campagne, en s’engageant à refuser les dons des entreprises et traditionnels dîners de levés de fonds auprès des riches donateurs. [2]

Cependant, on ne peut comprendre la dynamique de la campagne qu’en intégrant le fait que la question du projet politique vient en second dans l’esprit des électeurs démocrates, qui souhaitent avant tout sélectionner le candidat ayant le plus de chances de battre Donald Trump. La question de l’électabilité est donc centrale, et les sondages jouent pour beaucoup dans cette perception.

Ceci explique certainement pourquoi le second choix des électeurs de Joe Biden n’est autre que Bernie Sanders, candidat le plus éloigné de sa ligne politique. [3]

Joe Biden, la garantie du statu quo

« Avec moi, rien de fondamental ne changera ». Prononcée à l’attention de riches donateurs rassemblés à un dîner de levée de fonds, cette phrase résume à elle seule la candidature du vice-président.

Son programme modéré ne remet en cause ni le système économique ni les structures institutionnelles. Pourquoi alors se présenter ? Biden se dit traumatisé par le soutien implicite apporté par Donald Trump aux néonazis de Charlottesville et veut rétablir l’intégrité morale du pays. Cela ne fait ni un projet politique fédérateur ni une raison suffisante pour mobiliser l’électorat abstentionniste. Mais ses soutiens semblent convaincus qu’une campagne « contre Trump » peut faire l’économie du « pour Biden ».

Pour la gauche, Biden est une catastrophe en devenir. Le septuagénaire traîne d’innombrables casseroles que la droite se fera un plaisir d’agiter le moment venu, depuis ses ambiguïtés ségrégationnistes des années 70, son rôle central dans la mise en place d’une politique d’incarcération de masse dans les années 90, son soutien indéfectible à l’invasion de l’Irak en 2003, jusqu’à son attachement au libre échange et à la dérégulation bancaire. Hillary Clinton 2.0, appuyé par les mêmes intérêts financiers. [4]

À 76 ans, son âge semble affecter ses capacités cognitives. Biden multiplie les lapsus et les gaffes. Il a livré des performances télévisées préoccupantes, où il a parfois du mal à tenir des propos cohérents, lorsqu’il ne produit pas des sous-entendus racistes. Les médias conservateurs s’attaquent à son image et font tourner en boucle les séquences où on le voit réajuster son dentier (lors du troisième débat) ou saigner de l’œil suite à l’éclatement d’un vaisseau sanguin pendant le forum urgence climatique de CNN. Des détails, mais pour le journaliste à Rolling Stones Matt Taibbi, « si Bernie Sanders avait affiché ce genre de difficultés, les médias démocrates lui seraient tombés dessus et sa campagne serait terminée ».

La gauche s’attendait à ce que Joe Biden implose rapidement, comme les nombreux candidats néolibéraux qui espèrent incarner le centre droit à sa place. Pourtant, Uncle Joe est toujours en tête des sondages. Deux raisons peuvent expliquer le succès relatif du vice-président. Ses huit ans passés auprès d’Obama semblent l’avoir lavé de ses pêchés aux yeux de l’électorat. Contrairement à Hillary Clinton, il bénéficie d’un véritable capital de sympathie, en particulier auprès des groupes d’électeurs qui comptent le plus pour la primaire : les plus âgés, qui s’informent surtout par la télévision, les Afro-Américains et la classe ouvrière blanche.

Deuxièmement, sa célébrité lui permet de jouir des meilleurs scores dans les sondages l’opposant à Donald Trump (du reste, on observe une corrélation parfaite entre la célébrité des candidats démocrates et leur score face à Trump). Sa force provient en grande partie de ces sondages fragiles et d’un soutien médiatique qui maintiennent sa candidature sous perfusion.

Son statut de favori et son positionnement idéologique au centre droit en font le candidat par défaut de l’écosystème médiatique démocrate et des instances du parti (40 % de la couverture audiovisuelle lui est dédiée contre 16 % pour Sanders et 19 % pour Warren). Cette bienveillance reste prudente, car ses faiblesses sont un peu trop évidentes pour qu’il parvienne à fédérer l’appareil démocrate comme l’avait fait Hillary Clinton. Mais la crainte de l’émergence d’une alternative à sa gauche explique probablement les hésitations de l’establishment à critiquer ouvertement le vice-président.

Elizabeth Warren, une sociale-démocrate « capitaliste jusqu’à l’os »

La sénatrice du Massachusetts pourrait rapidement incarner le plan B de l’establishment démocrate. Jusqu’à présent, elle est parvenue à naviguer avec brio dans le champ politique pour réussir à se placer en numéro deux ou trois des sondages.

Ancienne membre du Parti républicain et professeur de droit des affaires à Harvard, cette spécialiste des faillites personnelles a rejoint le camp démocrate après avoir observé de près les dégâts humains causés par le capitalisme dérégulé. Son ascension politique débute avec la crise des subprimes, où sa critique de Wall Street lui vaut une position dans les cabinets de l’administration Obama. En 2012, elle est élue sénatrice du Massachusetts, et s’illustre au Congrès par la conduite d’auditions musclées face aux acteurs de la finance. [5]

La presse ne donnait pas cher de sa candidature, jugée en concurrence directe avec celle de Bernie Sanders. Mais Warren a eu l’intelligence de lancer sa campagne très tôt et de mettre en place un réseau efficace de militants, avant de se lancer dans une série interminable de propositions détaillées qui renforcent son image de sérieux. « J’ai un plan pour ça » est rapidement devenu le slogan officieux de sa campagne, tandis que la presse commente chacune de ses propositions plus radicales et ambitieuses les unes que les autres avec un certain respect. On y trouve des projets pour casser les monopoles des GAFAM à l’aide des lois antitrusts, une taxe sur les profits des entreprises prélevée à la source où encore un impôt sur la fortune construit avec l’aide des économistes français Gabriel Zucman et Thomas Piketty.

Lors des trois premiers débats télévisés, elle a défendu avec panache la proposition de nationalisation de l’assurance maladie de Bernie Sanders, dénoncé dans un style populiste l’influence des multinationales et des puissances de l’argent et souligné l’importance de construire un mouvement de masse pour faire bouger les lignes au Congrès. Du Bernie Sanders dans le texte. Cette stratégie lui a permis de s’imposer dans le trio de tête, au point de présenter une alternative crédible à Bernie Sanders pour la gauche, et à Joe Biden pour la presse. Car Elizabeth Warren « croit au marché » et affirme être « une capitaliste jusqu’à l’os». Interrogée sur l’opportunité de nationaliser la production d’électricité dans le cadre d’un New deal vert, proposition portée par Bernie Sanders, elle a livré une réponse illustrant le fossé qui les sépare. Pour combattre le réchauffement climatique, elle compte utiliser « la carotte et le bâton » afin d’inciter le secteur privé à jouer le jeu, sans chercher à le remplacer.

D’autres signes montrent sa volonté d’opérer une forme de triangulation. Elle reste en contact étroit (mais très discret) avec Hillary Clinton, courtise et multiplie les appels du pied en direction des cadres du parti, et prévoit de solliciter de nouveau les riches donateurs une fois la primaire remportée. Le fait qu’elle n’ait pas « un plan pour ça » lorsqu’on lui parle d’assurance maladie (pour l’instant, elle soutient la proposition de Sanders, mais semble prête à nuancer sa position) constitue un autre motif d’inquiétude pour la gauche socialiste. Dernier point préoccupant en vue d’une présidentielle, son attachement passé à se présenter comme une femme de couleur aux origines Cherokee avait blessé la communauté amérindienne, et pourrait compromettre sa capacité à fédérer le vote afro-américain et hispanique.

Tous ces éléments se retrouvent dans la sociologie de son électorat, majoritairement blanc et issu des classes sociales éduquées, alors que celui de Sanders est plus multiculturel, jeune et défavorisé. Or, pour Bhaskar Sunkara – fondateur de la revue socialiste Jacobin, c’est ce second type d’électorat qui est susceptible de rester mobilisé après la victoire d’un candidat démocrate afin de mettre la pression sur le Sénat. [6]

En résumé, Elizabeth Warren est une sociale-démocrate au programme ambitieux, mais dont le positionnement politique s’est construit dans le cadre imposé par Bernie Sanders. Puisqu’elle a sollicité les riches donateurs démocrates avant la primaire et prévoit de les solliciter de nouveau une fois la nomination remportée, on est en droit de s’inquiéter des concessions qu’elle pourrait faire avant l’élection, ou une fois à la Maison-Blanche. Pour l’instant, les milieux financiers s’alarment ouvertement de sa progression dans les sondages, ce qu’elle répète avec fierté.

Bernie Sanders, la révolution démocrate socialiste

La campagne de 2016 a profondément modifié le cadre de la primaire 2020 et la ligne politique du parti. Cependant, Bernie Sanders n’est pas parvenu à prendre le contrôle de l’appareil démocrate ni à s’imposer comme le de facto favori pour 2020.

Son succès de 2016 s’explique aussi par le rejet qu’Hillary Clinton suscitait. Depuis, le champ politique s’est considérablement élargi et les alternatives ne manquent pas. Plus fondamentalement, Biden lui conteste le vote de la classe ouvrière blanche et des Afro-Américains, tandis que Warren capture une partie des cadres et diplômés qu’il avait séduits en 2016.

https://www.flickr.com/photos/tabor-roeder/21581179719
Bernie Sanders en meeting, 27/09/2015 © Phil Roeder, flickr

Mais Sanders fait surtout face à une opposition viscérale de l’appareil démocrate. Certains ne lui pardonnent pas l’échec d’Hillary Clinton, d’autres sont convaincus qu’un candidat trop radical perdra face à Trump. Ironiquement, ce dernier confie en privé sa conviction qu’un « socialiste » sera beaucoup plus difficile à battre qu’un « mou du cerveau » comme Joe Biden. Si Trump comprend le pouvoir de séduction d’un discours populiste, les élites démocrates semblent déterminées à reproduire l’erreur de 2016. À moins qu’elles craignent tout autant la perspective d’une présidence Sanders que la réélection du président sortant.

Son programme entre en conflit avec les intérêts qui financent le parti, tandis que ses hausses d’impôts menacent ouvertement le portefeuille des innombrables experts, journalistes et présentateurs multimillionnaires qui peuplent les médias libéraux et sont souvent employés directement par les industries que Sanders pointe du doigt. Le New York Times révélait ainsi la tenue de dîners entre richissimes donateurs et cadres du parti, dont la cheffe de la majorité parlementaire Nancy Pelosi et le candidat Pete Buttigieg, sur le thème « comment stopper Sanders ». Il ne faudrait cependant pas y voir le signe d’une opposition systémique et coordonnée à l’échelle du parti.

À l’inverse, les principaux médias démocrates font tous bloc contre lui, que ce soit par intérêt financier ou biais idéologique. Le Washington Post continue de s’illustrer par son opposition systématique, allant jusqu’à vérifier des propos tenus par Sanders à partir d’un article publié dans ce même journal, pour conclure que le socialiste ment. L’ensemble des journalistes politiques du New York Times jugent sa réforme Medicare for all comme une « pure folie » (qui est pourtant soutenue par la majorité des électeurs démocrates et républicains) et sa performance au dernier débat très médiocre du seul fait de sa « voix enrouée ». Le second débat organisé par CNN a pris la forme d’un procès en règle de la candidature Sanders [7]. On pourrait multiplier les exemples, mais un sondage résume parfaitement l’étendue du problème : les téléspectateurs de la chaine ultra conservatrice Fox News ont une meilleure opinion de Sanders que le public de sa concurrente pro-démocrate MSNBC.

© Capture d’écran CNN

Pour contourner ce problème, Bernie Sanders compte sur une mobilisation de masse via l’activisme de terrain, et cherche à étendre sa base électorale en ciblant les abstentionnistes et la classe ouvrière. Il a accepté de participer à un Town Hall organisé par Fox News (Warren a refusé) où il a défendu sa réforme de l’assurance maladie et pointé du doigt l’hypocrisie de Donald Trump. Il a profité du soutien des rappeurs et pop star comme Cardi B et Killer Mike pour enregistrer des interviews avec eux, diffusés sur leurs comptes Instagram totalisant plus de 50 millions d’abonnés. Son passage chez le youtubeur et comédien Joe Rogan, critiqué pour ses interviews déformatés où défilent parfois des polémistes d’extrême droite, a fait dix millions de vues, dont près de 3 millions sur les premières 24 heures. En comparaison, seuls 1,5 million d’Américains regardent CNN aux heures de grande écoute. Preuve du succès de cette stratégie, Bernie Sanders possède de loin la plus large base de donateurs individuels.

Au-delà de la méthode, son programme appelle à une véritable révolution qui vise à marginaliser le Capital pour redonner le pouvoir aux travailleurs. Son New deal vert s’appuie sur une garantie universelle à l’emploi qui modifierait profondément les structures du marché du travail. Sa réforme de la santé socialiserait 4 % du PIB et transformerait en profondeur un secteur qui pèse pour un sixième de la plus-value du pays. Plutôt que de détailler des projets de loi au dollar près, Bernie Sanders soutient les mouvements de grève et fait pression sur les grandes entreprises pour qu’elles augmentent le salaire minimum, avec succès dans le cas d’Amazon et Walt Disney.

Mais Bernie Sanders se fait vieux, à 78 ans, et son message en parti coopté par Elizabeth Warren a perdu de son originalité. Si Joe Biden se maintient en tête des sondages, Sanders risque d’avoir du mal à élargir sa base électorale de manière suffisante pour s’imposer.

Vers une course à trois ?

Sauf surprise majeure, l’élection devrait se jouer entre ces trois favoris, et avec elle l’avenir du parti démocrate. Biden souhaite revenir à une forme de normalité représentée par l’ère Obama, période marquée par une culture du compromis avec les puissances de l’argent et la droite conservatrice. Cette proposition séduit une part non négligeable de l’électorat, en particulier auprès des personnes âgées et des électeurs peu engagés politiquement.

Plus ambitieuse, Elizabeth Warren veut réformer les institutions américaines et le capitalisme, sans pour autant les remettre en cause structurellement. Sa candidature représente une volonté de renouer avec les trente glorieuses et l’âge d’or de la classe moyenne.

Contrairement à Warren, Bernie Sanders a intégré l’échec de la social-démocratie. Centré sur les classes populaires, sa candidature cherche à poser les jalons d’une véritable révolution. Pour autant, les différences qui le séparent d’Elizabeth Warren ne sont pas nécessairement comprises par les commentateurs, et par extension, par les électeurs. Cela rend sa position plus difficile à tenir, entre Joe Biden qui séduit une partie de la classe ouvrière et des minorités ethniques nostalgiques d’Obama, et Warren qui semble plus jeune et mieux articulée pour les classes éduquées. Sa récente hospitalisation suite à une attaque cardiaque risque également de lui nuire.

Du fait de la compatibilité de leurs électorats, le duo Sanders-Warren devrait être en mesure de remporter la primaire, le premier qui dépassera Biden dans les sondages pouvant espérer agréger les soutiens du second. Certains médias commencent à anticiper ce basculement, et se tournent progressivement vers Warren afin d’invisibiliser Sanders. Mais encore faut-il que Biden dévisse, or il s’est montré particulièrement résilient jusqu’à présent. Faute d’alternative satisfaisante, une part non négligeable de l’appareil démocrate s’accroche toujours à sa candidature.

Le premier scrutin aura lieu le 3 février 2020 en Iowa, avant d’enchaîner avec le New Hampshire (le 11), le Nevada (le 18) et la Caroline du Sud (le 22). Puis le 3 mars aura lieu le super Tuesday où la moitié des États restants voteront. Le nom du vainqueur sera probablement connu au terme de cette soirée, bien que les primaires s’étalent jusqu’en juin.

 

Notes et références :

  1. Les circonscriptions périurbaines et relativement aisées ont basculé en faveur des démocrates aux midterms, et dans la plupart des cas, des candidats « modérés » avaient été sélectionnés par le parti démocrate, ce qui laisse penser que ce type de profil a plus de chances de gagner dans ces circonscriptions. Cependant, très peu de candidats « progressistes » ont été alignés dans ces circonscriptions, cette stratégie alternative n’a donc pas été solidement testée.  The suburbs abandoned Republicans in 2018, and they might not be coming back.
  2. Nombre d’entre eux ont été contraints de renoncer à cette promesse, comme le détaille cet article du LA Times qui explique magistralement les difficultés de financement de campagnes.
  3. Matt Taibbi, « Bernie Sanders’s chances depend on taking support from Joe Biden, and soon“.
  4. Médiapart : Joe Biden, candidat anachronique 
  5. Lire son portrait dans Médiapart 
  6. Pour une critique de fond de la candidature d’Elizabeth Warren, lire : Elizabeth Warren Is Thirty Years Too Late
  7. Lire à ce propos notre résumé du débat de CNN ici.

La gauche américaine à l’assaut de la justice fiscale

Manifestation des Democratic Socialists of America, Minneapolis, 2018.

Galvanisée par sa récente victoire aux élections de mi-mandat et par ses candidats à la Maison Blanche, la gauche américaine investit les débats et multiplie les propositions fiscales. Portées par les figures de proue de l’aile gauche démocrate, elles se veulent des réponses concrètes et réalistes à la problématique des inégalités, au risque d’être mises au ban par un establishment acquis à l’ultralibéralisme. Hémisphère gauche détaille les principales mesures qui peuvent éclairer le débat français. En partenariat avec Hémisphère Gauche


Le socialisme démocratique au chevet de la progressivité fiscale : retour au taux marginal d’imposition sur le revenu à 70%

« Une fois que vous arrivez au sommet — sur votre 10 millionième dollar — vous voyez parfois des taux d’imposition aussi élevés que 60 ou 70 %. Cela ne veut pas dire que les 10 millions de dollars sont imposés à un taux extrêmement élevé, mais cela signifie qu’au fur et à mesure que vous gravissez cette échelle, vous devriez contribuer davantage. »[1]

Portrait officiel de la Rep. (D) du 14e district de New-York, Alexandria Ocasio-Cortez

Schématisant de manière prosaïque la progressivité de l’impôt sur le revenu à l’antenne de CBS, Alexandria Ocasio-Cortez – surnommée AOC – a remis au cœur du débat politique un impôt dont le taux marginal maximum n’a guère plus évolué depuis les Reaganomics : de 69,125 % en 1981, celui-ci sera à 28 % au terme de son second mandat. Aujourd’hui fixé à 37% au-delà de 500 000 dollars, la jeune élue socialiste propose d’ajouter une huitième tranche à 70 % pour les revenus excédant 10 millions de dollars. Concrètement, cela signifie que la taxation des dix premiers millions resterait inchangée puisque seuls les revenus au-dessus desdits 10 millions seraient taxés à 70 %. Il nous faut remonter en 1970 pour trouver une trente-troisième et dernière tranche d’impôt fixée à 70 % pour les revenus dépassant 1,29 million de dollars, inflation prise en compte.[2]

Taux marginaux les plus élevés de l’impôt sur le revenu dans les pays riches entre 1900 et 2017 (Piketty and WID, 2014)

En dépit de ces éléments qui tendent à nuancer le qualificatif radical accolé à la proposition, cette dernière n’a pas été particulièrement bien accueillie dans les rangs du Parti démocrate. L’élu du New Jersey Bill Pascrell, qui est ex-membre du Way and Means Committee chargé des questions fiscales, a qualifié la proposition de « comique » quand l’ancien chef de file démocrate au Sénat Harry Reid s’est reposé sur l’opinion publique pour rejeter l’idée : « Nous devons être prudents parce que le peuple américain est très conservateur dans le sens où il ne veut pas d’un changement radical rapide. »[3]

Selon le think tank Tax Foundation[4], la proposition d’Alexandria Ocasio-Cortez, limitée au revenu ordinaire, rapporterait 291 milliards de dollars en dix ans. À contrario, en s’appliquant également aux revenus du capital, ce montant serait négatif les deux premières années pour aboutir, au terme de la même décennie, à 63,5 milliards de dollars. Cette différence s’explique par l’actuelle loi sur la taxation des capitaux aux États-Unis. En effet, à l’heure actuelle, les gains ne sont imposés que lorsqu’ils sont réalisés, c’est-à-dire lorsque les actifs sont vendus. Reporter une vente d’actifs permet donc de repousser d’autant le règlement de l’impôt.

Ni vraiment radicale, ni vraiment novatrice, la taxe à 70 % qu’appelle de ses vœux la jeune élue socialiste du quatorzième district de New York a le mérite de remettre au cœur du débat la question de la justice fiscale tout en s’assurant, au regard de l’Histoire, de ne pas être prise en défaut sur le terrain de la constitutionnalité. Un écueil qui a agité les débats autour de la proposition d’Elizabeth Warren.

Elizabeth Warren ou l’ISF à l’américaine ?

Elizabeth Warren, sénatrice (D) du Massachusetts, en campagne à Auburn (MA), 2 novembre 2012. Photo : Tim Pierce

« Ultra-millionaire tax », c’est le nom qu’a donné Elizabeth Warren a sa proposition de taxation qui concernerait les 0,1 % des ménages les plus riches du pays, lesquels détiennent un patrimoine net égal ou supérieur à 50 millions de dollars. Divisée en deux tranches, la première impliquerait une taxation de 2 % du patrimoine dépassant les 50 millions de dollars et 3 % pour les patrimoines supérieurs à un milliard de dollars.

À titre d’exemple, un ménage qui dispose d’un patrimoine de 60 millions de dollars serait assujetti à un impôt de 2 % sur cet excédent de 10 millions de dollars au-dessus du seuil fixé à 50 millions de dollars – soit un impôt de 200 000 dollars. Quant à la deuxième tranche, un ménage qui dispose d’un patrimoine de 4 milliards de dollars paierait 2 % pour les 950 millions de dollars de la première tranche, soit 50 millions de dollars moins 1 milliard et 3 % sur les 3 milliards restants, soit un impôt de 109 millions de dollars.

Chiffré par Emmanuel Saez et Gabriel Zucman[5], ce projet d’ISF étasunien comprend également une exit tax égale à 40 % du patrimoine pour celles et ceux qui quitteraient le pays et abandonneraient leur nationalité américaine. Ainsi, l’impôt sur la fortune d’Elizabeth Warren accroîtrait les ressources de l’État fédéral d’approximativement 2750 milliards de dollars en dix ans.[6] La sénatrice du Massachussetts prend ainsi à contre-pied la majorité de l’establishment républicain et démocrate qui n’a cessé d’agiter la question morale autour de la forte taxation des plus riches. Sa version de l’ISF matérialise ainsi ce qu’elle disait dans un clip devenu viral et dans lequel elle reprenait à sa manière les arguments défendus par Thomas Nagel et Liam Murphy dans leur ouvrage The Myth of Ownership [7] :

« Il n’y a personne dans ce pays qui ne soit devenu riche par lui-même — personne. Vous avez construit une usine ici ? Tant mieux pour vous. Mais je vais être claire. Vous mettez vos marchandises sur le marché en utilisant les routes que nous autres avons financées. Vous embauchez de la main d’œuvre dont nous autres avons financée l’éducation. Vous êtes en sécurité dans votre usine parce que nous autres finançons une police et des pompiers. Vous n’avez pas à vous inquiéter des bandes de maraudeurs qui pourraient venir et tout vous prendre — et embaucher quelqu’un pour vous protéger contre cela — en raison du travail que nous autres avons accompli. »[8]

À sa manière, Elizabeth Warren prend à contre-pied une antienne que les deux philosophes qualifient de « libertarianisme de tous les jours », à savoir que la taxation est un vol et que le gouvernement use de la coercition pour spolier les individus de leur propriété. À cela, Nagel et Murphy rétorquent que « Les citoyens ne possèdent rien autrement que grâce aux lois promulguées et appliquées par l’État ». Toutefois, si la question fiscale restera au cœur des débats entre sociaux-démocrates et libertariens, respectivement tenants du positivisme et du jusnaturalisme, la taxe Warren n’échappe pas non plus aux nombreuses questions de constitutionnalité.

En effet, bien que validée par des constitutionnalistes réputés comme Ackerman ou Alstott[9], la proposition phare de Warren soulève selon les voix contemptrices de nombreux risques d’inconstitutionnalité. Dans un article du Washington Post daté du 15 février 2019, Jonathan Turley, professeur de public interest law à l’université George Washington et proche du parti libertarien, s’appuie sur la décision historique de la Cour suprême Pollock c. Farmers’ Loan and Trust Company pour démontrer l’inconstitutionnalité de l’impôt sur la fortune proposé par Elizabeth Warren. Déclarant contraire à la Constitution le Income Tax Act de 1894, la décision Pollock sera ensuite contournée par la promulgation du seizième amendement de la Constitution des États-Unis, lequel autorise le gouvernement fédéral à collecter un impôt sur le revenu. Ainsi, selon le professeur Turley, la proposition Warren « constituerait une expansion radicale de l’autorité fiscale fédérale ». L’avis de M.Turley reste toutefois hypothétique, puisqu’il reconnaît qu’une présidence Warren pourrait s’assurer d’une majorité à la Cour suprême afin de valider la proposition. Dans leur lettre, les constitutionnalistes consultés par Warren avancent que le gouvernement fédéral a le pouvoir de « fixer et de percevoir des impôts […] pour la défense commune et le bien-être général des États-Unis ».

Bernie Sanders, l’héritage en ligne de mire

Bernie Sanders, sénateur (I) du Vermont, NYC, 18 septembre 2015. Photo : Michael Vadon

Outre des propositions désormais classiques comme la taxe sur les transactions financières de 0.5% sur les actions et de 0.1% sur les obligations, proposée conjointement avec Kirsten Gillibrand, le sénateur du Vermont et candidat à la Maison Blanche a ouvert outre-Atlantique un débat lancé en France par Terra Nova[10] : celui de la taxation de l’héritage.

Taux marginaux les plus élevés de l’impôt sur les successions dans les pays riches entre 1900 et 2017 (Piketty and WID, 2014)

Voulant renouer avec les taux des années 1941 à 1976, le candidat démocrate socialiste ferme le ban d’une gauche américaine devenue offensive sur la question de la justice fiscale. Bernie Sanders a ainsi présenté, mardi 29 janvier, sa proposition sur l’estate tax, laquelle prévoit quatre tranches d’imposition.

Couplée à une taxe sur le patrimoine immobilier supérieur à 3,5 millions de dollars, cette proposition fait office de rempart contre la concentration des richesses et la société d’héritiers, d’outil de lutte contre les inégalités et en faveur de l’égalité au point de départ. L’impôt sur les successions est tout à la fois un instrument de justice sociale pour la gauche et un impôt sur la mort pour la droite.

Dans cette même optique, Sanders prône une limitation des rachats d’actions par les entreprises qui n’augmentent pas les salaires de leurs employés. Cette pratique, qui vise in fine à augmenter la richesse des actionnaires, nuit de fait durablement à l’investissement productif des entreprises ainsi qu’à la dynamique salariale. Cette contrainte, immédiatement attaquée par L. Blankfein, ex-PDG de la banque Goldman Sachs, qui inciterait les entreprises à augmenter la rémunération de leurs employés plutôt que celles de leurs actionnaires, porte en elle-même une critique plus profonde du fonctionnement du capitalisme financier actuel, tel que décrit par T. Auvray dans son ouvrage L’entreprise liquidée.

Rompant avec ce débat qui agite les deux hémisphères de la classe politique, l’économiste Branko Milanovic appelle de ses vœux de nouveaux instruments pour lutter contre les inégalités[11] et l’économiste Anthony Atkinson a formulé l’idée d’un revenu de base – basic income[12] qui fait encore débat tant sur la question de sa moralité que sur son hypothétique financement. La plateforme française Hémisphère Gauche, plus récemment, a quant à elle plaidé pour l’instauration d’un Patrimoine républicain qui offrirait à chaque personne devenue majeure les moyens de réaliser ses projets, dans une optique de « asset-based welfare ».

Ce que la droite américaine voit comme un « agenda radical » n’est, au final, qu’un ensemble de propositions ambitieuses qui utilise des instruments éprouvés. La gauche peut néanmoins s’appuyer sur la popularité du trio AOC/Warren/Sanders pour porter une vision morale de l’imposition progressive et, à terme, mettre au cœur du débat politique outre-Atlantique des propositions novatrices. C’est peu ou prou ce qu’a commencé à faire Alexandria Ocasio-Cortez avec son Green New Deal, sur lequel Hémisphère gauche reviendra prochainement.


[1] 60 Minutes, CBS News
[2] Personal Exemptions and Individual Income Tax Rates, 1913-2002, IRS.gov
[3] Harry Reid unplugged, The Nevada Independant
[4] 70% tax analysis, Tax Foundation
[5] Lettre d’Emmanuel Saez et Gabriel Zucman à Elizabeth Warren, 18 janvier 2019
[6] Ibid.
[7] AOC’s 70% Tax plan is just the beginning, Jacobinmag.com
[8] Elizabeth Warren on debt crisis, fair taxation. Youtube.com
[9] Constitutionality letters, Warren.senate.gov
[10] Réformer l’impôt sur les successions, Terra Nova, 4 janvier 2019
[11] Branko Milanovic in Global inequality: a new approach for the age of globalization
[12] Sir Anthony Atkinson in Basic Income: Ethics, Statistics and Economics

Financement des campagnes électorales : l’ère des souscriptions populaires

Réunion publique de Bernie Sanders, Portland, 9 août 2015 ©Benjamin Kerensa from Portland, OR, USA

Tirer le fil de l’évolution des modes de financement des campagnes électorales, c’est observer deux ordres de dynamiques : d’une part l’ingéniosité développée par les intérêts privés pour garder la main sur le financement des campagnes, des victoires électorales et en définitive sur les décisions prises par l’État ; et d’autre part le parallélisme entre les mutations des modes de financement et les dynamiques politiques à l’oeuvre. Depuis le début de la Vème République, trois périodes se sont succédé : l’ère des financements privés largement alimentés par des commissions occultes, système permis par la manne offerte par le capitalisme d’État et la décentralisation ; l’ère des financements publics ; et l’ère des campagnes inspirées par le gigantisme américain dont l’affaire Bygmalion est le paroxysme. Toutefois, de plus en plus de mouvements politiques – Bernie Sanders aux États-Unis, la France Insoumise en France – font appel aux campagnes de dons et récoltent de nombreux petits montants. On semble donc entrer dans l’ère des souscriptions populaires.


L’ère du financement privé, des trucages de marchés publics et des commissions occultes

Jusqu’aux années 1990, les réminiscences du capitalisme d’État mènent les partis politiques à se financer essentiellement par le canal des ressources privées, entraînant des montages financiers complexes qui visaient à assurer la pérennité du financement d’un parti en percevant des commissions occultes versées par des entreprises en échange de l’octroi de marchés publics. Ce mode de financement crapuleux a largement été permis par la décentralisation qui a ouvert les vannes du clientélisme – les marchés publics étant transférés des mains de l’administration vers celle des élus locaux.

En 1990, une dalle de béton s’effondre sur un chantier de construction ordonné par la communauté urbaine du Mans. Deux salariés trouvent la mort. Au cours de l’instruction, le juge Jean-Pierre arrive à obtenir d’un responsable socialiste l’aveu que plusieurs bureaux d’études perçoivent des commissions auprès d’entreprises désireuses de s’assurer l’octroi des marchés publics délivrés par les collectivités territoriales socialistes. Ces pots de vin visent ensuite à assurer un financement pérenne au Parti Socialiste. C’est le début de l’un des plus grands scandales de corruption et de financement illégal des partis politiques : l’affaire Urba. Elle révèle un système de corruption généralisée, mis en place par le Parti Socialiste depuis 1971, pour collecter les fonds issus du racket d’entreprises privées.

Pour tirer les socialistes de ce chausse-trappe, le gouvernement dirigé par Michel Rocard intervient par le biais d’une loi d’amnistie, ce qui permettra à la plupart des responsables socialistes nationaux d’échapper aux condamnations. Le 14 septembre 1992, Henri Emmanuelli, est tout de même condamné pour recel et complicité de trafic d’influence.

La droite n’est pas en reste. Une série d’enquêtes judiciaires a ainsi révélé de nombreux montages financiers visant à assurer le financement du RPR par le biais de commissions occultes et d’emplois fictifs.

C’est ainsi que Jacques Chirac et Alain Juppé furent tous deux condamnés dans l’affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris. Un certain nombre de permanents travaillant pour le RPR étaient en réalité payés par cette dernière. Dans cette affaire, Jacques Chirac est condamné à 2 ans de prison avec sursis, tandis qu’Alain Juppé écope de 18 mois de prison avec sursis, lui aussi, assortis d’une peine d’inéligibilité de 5 ans.

Autre affaire symbolique : celle des HLM de Paris. Si le juge Riberolle n’est pas parvenu à établir formellement l’implication personnelle de responsables du RPR, de nombreux témoignages concourent à établir que Jean-Claude Méry, homme de confiance de Jacques Chirac, aurait reçu pour mission de financer le RPR par le biais de commissions occultes versées par des entreprises prestataires de l’OPAC de Paris. Cela dit, aucun financement politique occulte n’a pu être mis en évidence, en raison de l’utilisation de sociétés-écrans basées dans les paradis fiscaux. Trente-sept prévenus sur 49, dont l’ancien directeur général de l’OPAC, Georges Pérol, ont été condamnés.

Dans l’affaire des lycées d’Île-de-France, le conseil régional dirigé par le RPR a passé des marchés publics pour une valeur de 24 millions de francs de rénovation concernant  des lycées. Sur ces montants, il a été prélevé 2 % de « commissions occultes », que se sont partagés les partis représentés au conseil régional : PS, PCF, et RPR.

Ce mode de financement n’était pas seulement la norme en France. De l’autre côté des Alpes, un autre scandale, d’une toute autre ampleur, révèle que la quasi-totalité du système politique italien est financé par le biais de commissions occultes versées par des entreprises à qui l’ont accorde des marchés publics (encore).

Tout commence le 17 février 1992, lorsque la police italienne interpelle, en flagrant délit, Mario Chiesa, homme fort du Parti socialiste italien, promis à la mairie de Milan, alors qu’il empoche une enveloppe de 7 millions de lires. Détail rocambolesque : pendant son arrestation, Chiesa tente de faire disparaître un autre pot-de-vin, d’une valeur de 37 millions de lires, en le jetant dans l’eau des toilettes. Petit à petit, les enquêtes révèlent un système de financement des partis politiques caractérisé par une corruption généralisée.

Comme les socialistes français, les Italiens tentent de maquiller l’affaire par le biais d’une amnistie, à travers le décret Conso. Sous le feu des critiques, ce décret n’est pas signé par le Président de la République, Oscar Luigi Scalfaro. Les corrompus n’en démordent pas. Le 29 avril 1993, les députés refusent de lever l’immunité de Bettino Craxi, afin de permettre au président du parti socialiste italien de ne pas être inculpé. Au bout du bout, Craxi finira pas être condamné à 27 ans de prison. Au total, les juges ont prononcé 2 000 condamnations dans cette série d’enquêtes.

Ce mode de financement délictueux est caractéristique d’une époque : celle de la décentralisation et du capitalisme d’État. Ce dernier assure l’octroi d’une manne financière importante que l’on peut distribuer. Cela dit, la décentralisation, en donnant le pouvoir de décision aux élus locaux, et non plus à l’administration, a permis à ce système de corruption généralisée d’être mis en oeuvre avec bien plus de facilité.

L’ère du financement public des campagnes électorales

Par la suite, l’adoption de lois qui ont progressivement interdit le financement des partis politiques par le biais d’entreprises privées et instauré le subventionnement public de la vie politique ont mis un terme à ces pratiques.

En 1988, le financement public des partis politiques représentés au parlement et le remboursement des dépenses liées aux campagnes présidentielles, législatives et sénatoriales sont instaurés. Les dépenses de campagne sont également plafonnées. En 1990, les financements issus des entreprises sont plafonnés à 500 000 francs par an. En 1995, les financements des entreprises sont purement et simplement interdits. En 2001, les fonds spéciaux ne peuvent plus alimenter les primes de cabinet en liquide.

Toutefois, le gigantisme des campagnes politiques américaines – on s’ennuie moins avec la lutte contre la corruption outre-Atlantique – et l’effet de souffle produit par les images des meetings rassemblant des centaines de milliers de personnes ont conduit à l’explosion des plafonds de dépenses de campagne et à des systèmes de double-facturation mis en place pendant la campagne présidentielle de 2012. L’affaire Bygmalion signe le chant de cygne de cette époque. C’est la dernière campagne faite par et pour la télévision.

Dans cette affaire, la société Bygmalion aurait établi un système de double-facturation pour masquer l’explosion des dépenses de campagne de Nicolas Sarkozy. Le 24 mai 2014, Libération indique en effet que près de 70 conventions plus au moins fictives auraient été facturées à hauteur de 18 millions d’euros à l’UMP. Ces factures auraient servi à déporter les dépenses du candidat Sartkozy de ses comptes de campagne vers ceux du parti. L’affaire est encore en cours.

L’ère des souscriptions populaires

Ces développements entraînèrent deux réactions : la méfiance des banques qui prêtent de moins en moins aux partis politiques et la nécessité, pour les candidats, d’afficher une forme d’indépendance et de probité vis-à-vis des intérêts privés. Alors qu’Emmanuel Macron a assuré le financement de sa campagne, sur le mode Clintonien, par le biais de dîners de galas et de soirées de collectes de fonds réunissant de riches donateurs ; les campagnes de dons de petite valeur se multiplient. Le financement des campagnes électorales entre dans une nouvelle ère : celui de la désintermédiation.
Le lien direct que permettent les réseaux sociaux, la manne d’informations tirées du Big data et la facilitation des méthodes de crowdfunding permettent de changer radicalement les modes de financement des campagnes électorales et font tomber des barrières à l’entrée pour de nouveaux candidats.

Aux États-Unis, le financement des campagnes électorales par les entreprises est autorisé. C’est la raison pour laquelle les campagnes présidentielles américaines sont en général financées par des Super Pac, des Super political action comitees créés par des lobbies pour influencer les décideurs publics. Ils rassemblent les sommes qu’un groupe de pression souhaite abonder en faveur d’un candidat. Or, un arrêt Citizens United v FEC (2010) rendu par la Cour Suprême abolit les plafonds de dons des PAC réputés indépendants des partis politiques et des candidats. Bernie Sanders a fait de la dénonciation de ces Super PAC, un des axes centraux de sa campagne et de l’indépendance vis-à-vis de ceux-ci un des points cardinaux de sa stratégie de financement.

Résultat : en 2016, 57% (134 millions de dollars) des donations en faveur de Bernie Sanders provenaient de dons inférieurs à 200 dollars. En tout, 218 millions de dollars ont été collectés par le biais de dons en ligne, pour un montant moyen de 27 dollars. En 2019, 24 heures après le lancement de sa campagne, Bernie Sanders avait déjà rassemblé 5,9 millions de dollars, en provenance de 233 000 donateurs, dont 40% sont des nouveaux donateurs. Dans la première semaine, ce chiffre s’élève à 10 millions de dollars et 350 000 donateurs. Par ailleurs, les contributeurs ont souscrit à des donations mensuelles à hauteur de 600 000 dollars.

La stratégie de fundraising de Bernie Sanders s’inscrit dans une cohérence globale qui relie communication fondée sur des thématiques politiques structurantes (gratuité de l’enseignement supérieur et des soins, dénonciation des lobbies corrupteurs, hausse des salaires), valorisation de l’apport de chaque soutien, campagne de dons et stratégie digitale.

Alors qu’Hillary Clinton multiplie les dîners de galas pour attirer les grands donateurs qui peuvent donner dans une limite de 2 700 dollars et mobiliser les super PAC, Bernie Sanders souligne l’importance des petits dons et intensifie sa dénonciation des super PAC, perçus comme des lobbies corrupteurs.

La stratégie de Bernie Sanders s’appuie essentiellement sur des listings de mails vers lesquels son équipe cible des call-to-action. Pour accroître, sans cesse, la taille de ces listings, Sanders s’appuie sur tous les canaux des réseaux sociaux, sur la signature de pétitions, sur des événements physiques ainsi que sur sa plateforme NGP Van. Au cours de la campagne 2016, il rassemble ainsi plus de 2,5 millions de donateurs inscrits dans ces listings. Tous ces canaux servent également à appeler les soutiens de Bernie Sanders à effectuer des dons, bien que les call-to-action par mail soient les plus efficaces.

L’équipe de Bernie Sanders s’appuie sur les moments clés de la campagne pour opérer des levées de fonds records. Ainsi, dans les 24 heures qui ont suivi sa victoire dans le New Hampshire, il a réussi à collecter 7 millions de dollars. Les mails sont conçus de manière à valoriser chaque participation et à créer une communauté de valeurs autour de Bernie Sanders. Le sentiment de communauté est créé par l’adresse brothers and sisters, par l’usage de we et la destination des fonds paid for by Bernie 2016 (not the billionaires).

Au sein de la société Revolution Messaging, Tim Tagaris, Robin Curran et Michael Whitney pilotent la stratégie digitale et la stratégie de financement du candidat. Ils capitalisent sur les moments forts de la campagne pour les transformer en dons sonnants et trébuchants. Ils s’appuient sur des analyses fines en matière de big data pour cibler leurs mails et leurs campagnes publicitaires. L’enjeu central est de garder à l’esprit la connexion entre les idées motrices de la campagne et les dons.

Pour obtenir le soutien des millennials, l’équipe de Sanders recherche deux éléments : l’authenticité et une communication axée sur les sujets de préoccupation de cette classe d’âge. Si Sanders assume un lien affectif avec ses soutiens, ils ne s’adonne pas à la peopolisation américaine des candidats. Ainsi, les vidéos behind-the-scenes donnent une couleur authentique au candidat. On zoom sur des jeunes soutiens lors des meetings. Les soutiens présents aux meetings sont photographiés pour créer cette connexion authentique entre le candidat et les millennials. Ainsi, arrivé à la fin de la campagne, 42 millions de personnes ont visionné les 557 vidéos produites par l’équipe de campagne. Cette recherche d’authenticité est un des points majeurs mis en avant par l’équipe de Revolution Messaging pour obtenir le soutien des millennials.

L’équipe multiplie les canaux pour faire passer les messages du candidat et épaissir les listings mails : Facebook Canvas ads, Twitter conversational video ads, YouTube bumper ads, contenus sponsorisés sur Buzzfeed, The Hill ou Politico, filtres Snapchat ciblés géographiquement. Enfin, l’équipe de Sanders s’appuie sur Revere Mobile pour encourager les dons par le biais de smartphones. 42% des dons en ligne ont été effectués par le biais d’un téléphone mobile. L’un des événements marquants de cette stratégie fut le « Bernie’s Organizing Kickoff », durant lequel 3000 house parties réunissant 100 000 personnes furent organisées. Ces house parties se sont transformées en livestream qui ont poussé les participants à envoyer WORK à un numéro de téléphone. Sanders a ainsi pu récupérer la moitié des numéros des participants.

Bernie Sanders a également lancé une text-to-donate technology, par le biais d’Act Blue Express. Il fallait envoyer un mot clé pour donner 20 dollars en utilisant son compte Act Blue. L’équipe s’est également servie de la messagerie instantanée Slack.

En abordant la nouvelle campagne, Bernie Sanders était déjà fort d’une solide base de soutiens. Depuis 2016, celle-ci a cru par le biais d’ActBlue, la plateforme de financement participatif du parti démocrate. Les démocrates ont levé 1,6 milliards de dollars lors de la séquence électorale de 2018, pour une moyenne de 39 dollars par don. Les chiffres fournis par la plateforme indiquent que Bernie Sanders possède la plus grande communauté avec 2,1 millions de donateurs.

En France, cette nouvelle vague émerge également. Pour financer sa campagne pour les élections européennes, la France Insoumise a ainsi lancé un grand emprunt populaire, par le biais de la plateforme Finactions. En une semaine, la France Insoumise a récolté 199.287 euros de dons et 2.210.734 euros de prêts. Le prêt moyen a été d’environ 700 euros.

Si la France Insoumise parvient à rassembler des sommes aussi importantes en si peu de temps, c’est qu’elle possède les mêmes atouts que Bernie Sanders. À ses débuts, elle utilisait la même plateforme que nombre de groupes de soutien à Bernie Sanders, Nation Builder, avant de développer sa propre plateforme en interne. Cela lui permet de cibler plus facilement ses potentiels donateurs et d’acquérir des listings mail nettement plus étoffés que les partis traditionnels. Par ailleurs, à travers cet outil et les réseaux sociaux, elle désintermédie les relations qu’elle entretient avec sa base de soutien, et se rend capable de les mobiliser sur des moments clés, comme la campagne des européennes. Enfin, la France Insoumise a développé une stratégie globale qui relie dénonciation de l’oligarchie et de figures médiatiques répulsives, forme mouvementiste de mobilisation et latéralisation populiste des conflits politiques. Comme Bernie Sanders, elle aborde les prochaines échéances avec une solide base, puisqu’elle avait déjà récolté 1 million d’euros sous la forme de dons modestes en 2017.

Ce changement fera probablement des émules en France. Ainsi, le Rassemblement national vient de lancer son “emprunt patriotique”, tandis que Générations a annoncé vouloir lancer une plateforme internet du même acabit pour lever des fonds.

Au fond, cette évolution du financement des campagnes électorales épouse les dynamiques politiques actuelles : la forme mouvementiste de la mobilisation politique et le caractère populiste que prennent les conflits politiques se marient parfaitement avec les campagnes de fundraising fondées sur des dons modestes, motivées tant par le durcissement des conditions de prêts imposées par les banques que par l’exigence d’indépendance vis-à-vis des lobbies perçus comme corrupteurs.

© Benjamin Kerensa from Portland, OR, USA

 

Alexandria Ocasio-Cortez, l’élue socialiste qui dynamite la scène politique américaine

©nrkbeta

Plus jeune femme jamais élue au Congrès des États-Unis, bête noire de la droite conservatrice, égérie de la gauche progressiste et véritable épine dans le pied de l’establishment démocrate, Alexandria Ocasio-Cortez déchaîne les passions et bouscule la scène politique américaine. Portrait de la nouvelle star de la gauche radicale, par Politicoboy.


Le 6 janvier 2019, la chaîne CBS diffuse en avant-première un extrait « explosif » de son interview « 60 minutes avec Alexandria Ocasio-Cortez ». Pressée d’expliquer comment elle compte financer son « green new deal », la jeune élue du Bronx évoque la possibilité d’une nouvelle tranche d’impôt sur les revenus supérieurs à 10 millions de dollars, au taux marginal de 70 %. La droite crie au scandale, repeignant sa proposition en un taux d’imposition global, jugé confiscatoire. Sean Hannity, présentateur vedette de la chaîne Fox News, s’emporte, affirmant que les multimillionnaires « ne pourront plus aller au restaurant ». Face à ce torrent de critiques, les démocrates de centre droit adoptent leur classique technique de l’autruche en attendant que l’orage passe. Les principaux organes de presse se montrent plus généreux. Le Washington Post et le New York Times saluent une proposition « en phase avec la recherche économique ». Le plus conservateur « The Hill » exprime sa stupeur en publiant les résultats d’un sondage commandé après la diffusion de l’interview : 59 % des électeurs approuvent la proposition, dont 45 % de sympathisants républicains. Puis c’est Fox News, comble de l’ironie, qui s’étrangle devant le résultat de son propre sondage : 70 % des Américains seraient favorables à la proposition d’Ocasio-Cortez. En moins d’un mois, la question de la hausse d’impôt sur les ultras riches, que CBS imaginait susceptible de briser la carrière de la jeune élue, s’impose dans le débat public comme du bon sens, au point de provoquer un début de panique au forum économique de Davos.

Cette séquence médiatique résume parfaitement l’effet « AOC » (surnom d’Alexandria Ocasio-Cortez).

Maîtrisant les codes de communication moderne, son audace surprend et agace l’establishment politique, mais fait mouche dans l’opinion. Au point d’imposer des idées longtemps jugées trop « radicales » au cœur du débat public, que ce soit en matière d’écologie, de fiscalité ou de politique industrielle.

Pour comprendre comment cette jeune serveuse d’origine portoricaine fait désormais trembler Washington, il faut revenir sur son parcours personnel.

Une vocation politique qui prend ses sources dans l’activisme

Née dans le Bronx d’une famille modeste originaire de Porto Rico, Alexandria Ocasio-Cortez connaît la réalité quotidienne de la classe ouvrière américaine pour l’avoir durement éprouvée.

En plein cœur de la crise financière de 2008, son père décède d’un cancer au poumon. Tout juste diplômée de l’Université de Boston, elle doit se battre contre les banques qui espèrent saisir la maison familiale. Pour faire face aux difficultés économiques et rembourser ses lourds emprunts étudiants, elle travaille comme serveuse et barman.

« Les gens ne réalisent pas que les restaurants constituent un des environnements les plus politiques qu’il soit. Vous travaillez épaule contre épaule avec les immigrés. Vous êtes au cœur des inégalités salariales. Votre salaire horaire est en dessous du minimum légal, vous êtes payée par les pourboires. Vous faites face au harcèlement sexuel. Vous voyez comment notre nourriture est distribuée et préparée. Vous observez la fluctuation des prix. Pour moi, ce fut une expérience politique exaltante. » Explique-t-elle au magazine Rolling Stones (27 février 2019).

Ses études en sciences économiques la conduisent à effectuer un stage auprès du Sénateur Ted Kennedy, avant de débuter une carrière d’éducatrice et d’organisatrice pour deux ONG new-yorkaises. En 2016, elle rejoint la campagne présidentielle de Bernie Sanders, où elle travaille comme coordinatrice de terrain. Suite à cette expérience, elle passe deux semaines à Standing Rock auprès des opposants à la construction de l’oléoduc « Dakota Access ». C’est là qu’elle aurait pris sa décision de briguer le poste de représentant au Congrès du 14e district de New York.

Jeune femme « milléniale » d’origine hispanique et modeste, Alexandria Ocasio-Cortez présente un cocktail détonnant auquel les nombreuses catégories sociales qui constituent le cœur de l’électorat démocrate peuvent facilement s’identifier, qu’il s’agisse des jeunes étudiants et diplômés endettés, des travailleurs précaires ou des minorités.

Son ascension fulgurante s’explique en partie par la richesse de son parcours : militante chevronnée issue de la classe ouvrière, sa maîtrise des codes de la classe dirigeante lui permet de tenir le choc sur les plateaux télé, et de briller en commission parlementaire. Ajoutez son aisance à communiquer et sa proximité avec les milieux activistes, et vous obtenez la combinaison idéale pour incarner le renouveau du parti démocrate à l’ère de Donald Trump. Mais avant de secouer Washington, encore fallait-il s’imposer à New York.

Jim Crowley et l’obstacle des primaires démocrates

Le 14e district de New York recoupe l’est du Bronx et une partie du Queens. Dans cette circonscription acquise au parti démocrate, le vainqueur de la primaire est quasiment assuré d’être élu au Congrès.

Face à Alexandria Ocasio-Cortez, Jim Crowley représentait le goliath de la politique new-yorkaise. Candidat en place depuis vingt ans, baron du parti pressenti pour succéder à Nancy Pelosi en tant que chef de la majorité parlementaire, il avait derrière lui la machine électorale démocrate, la presse et les riches donateurs. Avec 3,4 millions de dollars de budget, il disposait de dix-huit fois plus de moyens que sa jeune adversaire.

Dans une interview à la revue Jacobin, cette dernière explique son approche :

« Je ne savais pas exactement dans quoi je m’engageais, mais je savais quel type de campagne mon adversaire allait conduire : une campagne typique de l’establishment, financée par les dons issus d’entreprises privées. En général, ce genre d’opération ne se préoccupe pas du terrain. Moi, j’arrivais avec mon expérience d’organisatrice. Dès le début, je me suis focalisée sur les associations militantes, pour construire une coalition, et l’élargir à d’autres organisations. Ma campagne fut presque uniquement centrée sur le terrain, et les réseaux sociaux (…) Nous avons frappé à 120 000 portes, envoyé 170 000 SMS et passé 120 000 appels téléphoniques ».

Il fallait d’abord s’assurer que ses futurs électeurs soient inscrits sur les listes démocrates, afin de pouvoir participer à la primaire. Dans ce but, AOC mène une large campagne de sensibilisation un an avant l’élection. « Honnêtement, ce fut la période la plus difficile, celle où on m’a claqué le plus de portes au nez”. Les gens ne voulaient pas entendre parler du parti démocrate. Elle a dû les convaincre :  « cette année, une candidate progressiste se présente, elle n’accepte aucun financement du secteur privé, mais pour qu’elle puisse gagner, il faut s’inscrire sur les listes ».

Sa campagne proprement dite débute avec le lancement d’un clip vidéo exemplaire, qui s’est imposé comme la nouvelle référence du genre, et qui résume parfaitement l’essence de sa candidature. Filmée dans son quotidien, elle explique en voix off : «  les femmes comme moi ne sont pas supposées se présenter aux élections ». Elle nous décrit son parcours personnel avant de noter que «  la politique ne faisait pas partie de mes projets, mais après vingt ans avec le même représentant, on doit se demander, pour qui New York a-t-il changé ? Chaque jour devient plus difficile pour les familles des classes de travailleurs comme la mienne ». (…) « Cette élection, c’est l’argent contre les gens. Ils ont l’argent, nous avons les gens  ». « Ceux qui ne respirent pas notre air, ne boivent pas notre eau, ne vivent pas dans nos quartiers, n’envoient pas leurs enfants dans nos écoles, ceux là ne peuvent pas nous représenter. Ce dont le Bronx et le Queens ont besoin, c’est une assurance maladie universelle, une garantie de l’emploi, une réforme de la justice et la gratuité des universités publiques ».
 

Son programme rejoint celui de Bernie Sanders, avec une proposition plus radicale en matière d’immigration : la suppression pure et simple de l’agence de police des frontières « ICE », chargée de l’identification et de l’expulsion des sans-papiers, qui terrorise les habitants du Bronx issus de l’immigration.

Elle est soutenue par quatre organisations clés : le mouvement de Bernie Sanders « Our révolution », le parti démocrate socialiste américain (DSA), qu’elle rejoint après avoir été séduite par sa forte présence sur le terrain, l’ONG Black Lives Matter et l’organisation Justice Democrats, qui recrute des candidats progressistes dans tout le pays pour défier les démocrates “corrompus par les intérêts privés”. (1)

Avec 15 897 voix contre 11 761, Alexandria Ocasio-Cortez remporte la primaire par plus de 15 points d’écart. Le lendemain, la nation toute entière découvre son visage. Le New York Times décrit ce résultat comme « la plus sévère défaite subie par un démocrate sortant depuis plus de dix ans, qui va se répercuter sur l’ensemble du parti et à travers tout le pays ». Le Guardian partage cette analyse, qualifiant le résultat d’un « des plus gros coups de tonnerre de l’histoire politique américaine récente ». (2)

Les talk-shows et chaînes d’informations s’arrachent AOC. Fox News enchaîne les segments où ses journalistes commentent le programme de la jeune démocrate avec un air atterré. Sean Hannity placarde sur écran géant ses principaux points : « santé gratuite pour tous, garantie de l’emploi, université publique sans frais… » offrant une plateforme inespérée aux idées de la gauche socialiste, dont les principales propositions reçoivent entre 80% et 55% d’opinions favorables. (3)

Cette dynamique va se répéter, la classe politico-médiatique américaine pensant systématiquement attaquer Ocasio-Cortez en montrant à quel point ses idées sont « extrêmes », jusqu’à ce que les enquêtes d’opinion lui donnent raison.

Une star est née

La presse néolibérale essaye d’abord de minimiser cette victoire, qu’elle attribue à des raisons purement démographiques (son district étant majoritairement hispanique) pour masquer un raté journalistique embarrassant. Les médias alternatifs comme The Intercept, Jacobin, The Young Turks et le cinéaste Michael Moore avaient pressenti cette victoire, eux.

Profitant de l’effet de surprise, Alexandria Ocasio-Cortez va très rapidement endosser un rôle national.

D’abord en faisant campagne à travers le pays aux côtés de Bernie Sanders, pour soutenir des candidats progressistes en vue des élections de mi-mandat.

Ensuite, en s’imposant progressivement comme une star médiatique. Photogénique et spontanée, elle fait le bonheur des talk-shows télévisés. Son compte Twitter passe de quelques milliers d’abonnés à 3,5 millions, dépassant celui de Nancy Pelosi. Sur Instagram, 2,7 millions de personnes suivent ses « stories » où elle détaille sa routine de soin au visage, partage une recette de macaroni au fromage ou conduit des vidéos « live » depuis sa cuisine pour répondre aux questions de ses constituants, tout en préparant un plat de nouilles chinoises. Toutes les occasions sont bonnes pour faire de la politique. Ces vidéos virales lui valent un succès grandissant. Les chaînes de télévision s’arrachent ses interviews et commentent ses moindres faits et gestes, y compris la très conservatrice Fox News, qui entretient avec AOC une relation obsessionnelle.

Sans surprise, elle remporte l’élection générale face au candidat républicain, avec 78 % des suffrages (et 110 318 voix).

Entrée fracassante au Congrès

Pendant la période de transition, Alexandria Ocasio-Cortez confirme son statut de nouvelle star. En dénonçant la présence de lobbyiste dans des réunions d’orientation, en se plaignant des loyers exorbitants de Washington ou en guidant ses abonnés Instagram dans les arcanes du Congrès, elle déchaîne les passions.

La droite conservatrice semble obsédée par son socialisme assumé, et tente par tous les moyens de la décrédibiliser. Un journaliste poste une photo sur Twitter de sa tenue, commentant « vue la marque de cet ensemble, AOC n’est pas aussi pauvre qu’elle le prétend ». Problème : la photo est prise en traître et de dos, avec un angle digne d’un pervers. Puis c’est un commentateur influent qui fait émerger une vidéo datant de ses années étudiantes, où elle danse sur un morceau de Phoenix. Chaque attaque revient comme un boomerang au visage de ses auteurs, tandis que les répliques d’Ocasio-Cortez dépassent souvent la portée des tweets de Donald Trump lui-même.

https://twitter.com/AOC/status/1081234130841600000

Plutôt que d’embaucher une armée d’assistants parlementaires et stagiaires sous-payés, elle insiste pour rémunérer ses collaborateurs au salaire moyen de Washington DC, quitte à réduire la taille de son équipe. Les conservateurs hurlent au scandale, estimant que son cabinet n’aura pas suffisamment de personnel pour fonctionner correctement. Ses interventions en commission parlementaire et ses questions lors de l’audition sous serment de l’ancien avocat de Donald Trump, salués par la presse pour leur redoutable efficacité, leur ont donné tort. Comble de l’irone, grâce à AOC, la chaîne parlementaire CSPAN renoue avec l’audience.

Ce statut d’étoile montante lui permet de faire une entrée fracassante au Congrès. Le premier jour, elle rejoint des militants écologistes du mouvement Sunrise en « occupant » le bureau de Nancy Pelosi, la présidente de la chambre des représentants (et troisième personnage de l’État après le président et le vice-président). Faisant preuve de tact, elle canalise l’énergie des militants tout en offrant à sa chef une porte de sortie, au sens propre comme au figuré.

La montée du socialisme aux États-Unis

Alexandria Ocasio-Cortez se revendique démocrate socialiste. Comme Bernie Sanders, elle défend une politique de classe qui s’oppose au statu quo. Son agenda législatif s’articule désormais autour de sa proposition phare : un « green new deal » particulièrement ambitieux, qui doit permettre de répondre à l’urgence climatique par une politique d’investissement public massif, tout en plaçant les politiques sociales et la création d’emploi au cœur de l’effort, incorporant ainsi l’essentiel des priorités de la gauche sous un seul projet.

Une vision de « bon sens », qu’elle articule avec brio. Pour elle, les radicaux sont ceux qui ne veulent pas répondre à la double urgence écologique et sociale, ou le font avec des propositions modérées qui ne suffiront pas à prévenir la catastrophe, ceux qu’elle appelle les « climate delayers ».(4) « Si considérer que personne aux États-Unis ne doit être trop pauvre pour vivre dignement est une idée radicale, alors appelez-moi radicale », répond-elle à ceux qui voudraient la peindre comme une extrémiste.

Pour autant, son habileté rhétorique et son pragmatisme médiatique ne doivent pas nous faire oublier ce à quoi elle semble aspirer, en tant que membre du DSA. Son projet est véritablement radical, dans le sens où il se propose de remplacer le capitalisme par un système socialiste, à travers trois axes principaux.

Premièrement, redonner le pouvoir aux classes qui produisent la richesse. Cela passe par un soutien indéfectible aux activistes et organisations militantes, l’amélioration des conditions de vie des classes populaires et une défense du syndicalisme. Derrière cette stratégie, on retrouve la conviction que le changement vient rarement des élus, et toujours des mobilisations sociales.

Ensuite, retirer de la sphère du marché tout ce qui touche aux droits universels : la santé, l’éducation, l’énergie, le logement et même le travail lui-même. C’est en cela que sa proposition de garantie à l’emploi vient court-circuiter la logique capitaliste. Bien que le DSA reconnaisse au marché son utilité et ne remette pas en question la propriété privée, il propose de libérer un maximum de secteurs économiques de son emprise directe.

Enfin, promouvoir la démocratie comme principal remède face à l’influence des intérêts privés, en particulier au sein de l’entreprise, entité vouée à évoluer vers un modèle de gouvernance de type coopérative.

En ce sens, l’assurance maladie universelle et publique (Medicare for all) et le « green new deal » sont des propositions hautement subversives. La première ouvrirait la voie à la socialisation d’un sixième de l’économie américaine, la seconde transformerait le rapport capital-travail en profondeur. En ce qui concerne le financement de ces deux mesures, AOC s’appuie sur la Modern Monetary Theory pour justifier le recours au déficit public. Interrogée sur ces questions, elle commence toujours par renvoyer la balle dans le camp adverse : “Lorsqu’il s’agit de baisser les impôts sur les riches ou d’augmenter le budget militaire, on ne demande pas comment c’est financé. Pourquoi cette question vient seulement lorsqu’il s’agit de  mettre en place des programmes utiles pour la classe moyenne ? ».

Le pouvoir du capital politique

En politique, certains se focalisent sur les fonctions à occuper et conquérir, d’autres sur les textes et réformes à faire passer. Alexandria Ocasio-Cortez a compris que son pouvoir réside ailleurs.

Les démocrates sont majoritaires à la chambre des représentants, mais l’aile gauche socialiste reste un courant minoritaire au sein du parti. De plus, les conservateurs détiennent les trois autres branches du gouvernement (la Maison-Blanche, la Cour suprême et le Sénat). Autant de verrous capables d’opposer un véto à toute réforme socialiste. Enfin, AOC n’est qu’une élue parmi 435 représentants, et dans une institution qui fonctionne à l’ancienneté, son pouvoir législatif reste proche du néant.

Pourtant, en utilisant son capital politique avec agilité et en captant l’attention médiatique, elle a réalisé des miracles en quelques mois. Sa résolution pour un Green New Deal a redéfini l’ordre des priorités du parti démocrate et s’est imposée comme enjeu majeur dans le débat public. Les candidats démocrates à l’élection présidentielle se positionnent en fonction de ses propos, et ont tous approuvé dans les grandes lignes ce plan ambitieux.

 

©Senate Democrats

Son argument en faveur d’une hausse de l’imposition des ultras riches a généré de nombreuses propositions à gauche, et une forme de terreur mal contenue à droite. Enfin, AOC n’est pas étrangère à la capitulation d’Amazon face aux élus et militants du Queens qui s’opposaient à l’implantation du géant du numérique dans ce quartier new-yorkais.

Pour autant, l’establishment démocrate résiste à ses propositions jugées trop radicales, parfois par manque d’ambition politique et inertie, souvent parce qu’elles s’opposent directement aux intérêts des entreprises, lobbies et ultra riches qui financent le parti. Mais la pression est réelle et le risque d’apparaître déconnecté des réalités (et de leur base électorale) est non négligeable pour les cadres démocrates.

Si certains espèrent pouvoir neutraliser la jeune socialiste en lui opposant un néolibéral lors des prochaines élections, ou simplement en redessinant les contours de sa circonscription, d’autres ont peur de se retrouver sur une liste d’élus qui feront l’objet d’une primaire visant à les remplacer par un progressiste soutenu par AOC. L’aile droite démocrate a ainsi été nommément désignée par Alexandria Ocasio-Cortez pour sa complaisance lors du vote pour la réforme du contrôle des armes à feu. Une première rafale dans la lutte qui s’amorce au sein du parti.

La revue Jacobin exprimait ses craintes qu’AOC déçoive, soit isolée au Congrès et absorbée par l’institution. Pour l’instant, c’est plutôt l’inverse qui se produit. Les parlementaires démocrates sont allés jusqu’à lui demander des cours particuliers d’usage des réseaux sociaux, qu’elle s’est empressée de dispenser avec un certain amusement. Mais c’est surtout sa capacité à établir un rapport de force qui explique son ascension fulgurante au sein du parti démocrate.

La gauche peut-elle faire l’économie de personnalités fortes ?

L’influence d’Alexandria Ocasio Cortez dépasse son propre camp. Donald Trump a fustigé le retour du socialisme dans son discours sur l’État de l’Union, et lors de la convention annuelle du parti républicain, son nom figurait sur toutes les lèvres et dans toutes les interventions. Épouvantail pour la droite et égérie pour la gauche, AOC semble appelée à jouer un rôle important dans la politique américaine.

Elle nous pousse ainsi à réfléchir sur les moyens dont dispose la gauche radicale pour influer sur la vie politique. L’appui sur les secteurs militants et les ONG de terrain ; l’utilisation du capital politique acquis grâce à un programme ambitieux et à une rhétorique populiste (au sens de Laclau), dont les propositions phares sont portées au cœur du système médiatique, explique le succès de la jeune socialiste, comme Jeremy Corbyn et Bernie Sanders avant elle. L’articulation de son projet lui permet de combiner les priorités des classes ouvrières en termes de qualité de vie, de pouvoir d’achat et d’emploi avec celles des personnes issues de l’immigration vivant dans les quartiers, et celles de la gauche éduquée qui se préoccupe avant tout d’écologie. En affirmant que ce sont les communautés les plus pauvres qui subissent en premier les conséquences du réchauffement climatique, elle propose une vision politique capable de rassembler une large coalition.

Le parcours d’Alexandria Ocasio-Cortez lui permet d’incarner à merveille cette articulation. Au propre comme au figuré, elle représente le nouveau visage de la gauche démocrate américaine.

***

Notes :

(1) Justice democrats est une organisation fondée par Cenk Uygur, le président de la webTV aux 4,5 millions d’abonnées The Young Turks, qui avait inspiré les proches de la France Insoumise pour la création du Média. Organisée sur le modèle d’un lobby politique, Justice Democrat recrute des candidats progressistes s’étant engagés à ne toucher aucun financement issu d’intérêts privés, pour les aligner contre les candidats démocrates financés par le privé. Son principal objectif est de supprimer l’influence de l’argent privé dans la politique américaine.

(2) : https://en.wikipedia.org/wiki/Alexandria_Ocasio-Cortez#Primary_election

(3) : Contrairement aux idées reçues, les américains sont beaucoup plus favorables aux propositions “progressistes” qu’on ne l’imagine, mais ces dernières ne sont pas suffisamment portées par le parti démocrate pour que cela fasse évoluer le rapport de force électoral. On constate ainsi qu’environ 45% des électeurs se déclarent conservateurs, alors que la hausse de l’imposition des riches est approuvé par 70% des américains, la légalisation du cannabis 66%, le doublement du salaire minimum fédéral (de 7,5 $ à 15 $ de l’heure) 55 %, une garantie à l’emploi à 46%, l’assurance maladie publique pour tous (Medicare for all)  à 56% et 80% approuve le “Green New Deal” : https://prospect.org/article/most-americans-are-liberal-even-if-they-don%E2%80%99t-know-it

(4) Le terme “climate delayer”, que l’on pourrait traduire par “climato-attentiste”  fait écho au terme “climate denier” généralement traduit par climato-sceptique, bien qu’il signifie “personne qui nie la réalité du réchauffement climatique”.

Vice : une satire de la politique américaine de l’ère Bush

Vice / DR

Le film Vice est rentré bredouille de la course aux Oscars 2019 où il faisait pourtant figure de favori. L’Académie a préféré nominer le consensuel et rassembleur Green Book plutôt que le brûlot politique d’Adam McKay. Vice a pourtant l’intérêt de démontrer en 134 minutes le triste bilan de la politique étrangère américaine de ces vingt dernières années, tout en décrivant une démocratie US à bout de souffle minée par la corruption. Un pamphlet satirique incroyablement malin, minutieusement documenté, aux résonances troublantes avec l’actualité.


Le portrait d’un inglorious bastard

Vice est présenté (partiellement) à tort comme une biographie de Dick Cheney. Dick Cheney officiait au sein de l’administration de George W. Bush comme vice-président des États-Unis, de 2001 à 2009. Le film est en réalité une parodie de biopic, qui détourne les passages obligés du genre et s’autorise quelques caricatures pour mieux appuyer sa thèse. Adam McKay dresse ici le portrait d’un loser, incapable de terminer ses études, pas loin de devenir sérieusement alcoolique, et qui va pourtant devenir/être/se montrer un des personnages les plus influents de l’histoire politique américaine récente. Un salopard que le réalisateur nous rend finalement attachant, un arriviste cynique que l’on ne peut s’empêcher de trouver fascinant, un génie du mal qu’on irait presque jusqu’à excuser. Vice reprend donc le parti pris qui faisait déjà la saveur de The Big Short (le précédent film d’Adam McKay) : suivre de manière ludique le parcours d’ordures débrouillardes dont le succès illustre la défaillance de tout un système. Le scénario refuse ainsi, à raison, d’adopter un point de vue moral sur la personne de Dick Cheney et s’intéresse, avant tout, à la chaîne d’irresponsabilités qui lui a permis d’acquérir une telle capacité de nuire.

Les jours glorieux de l’empire américain

 Vice nous raconte l’ascension fulgurante de Dick Cheney, qui profite de l’élection de Bush pour devenir un véritable chef d’État de l’ombre, en jouant sur le flou du cadre légal définissant la fonction de vice-président. Ce coup d’État légal, légitimité par de brillants juristes, lui permet alors de maîtriser en direct la force de frappe militaire américaine et de lancer ses grands projets.  Le 11-Septembre est l’opportunité rêvée pour mettre à exécution des plans dessinés à l’avance et lancer la « War on Terror » dont le monde entier subit encore les conséquences aujourd’hui. Un peu de propagande, un zeste de mauvaise foi, des mensonges assumés de l’ONU, quelques fidèles en Europe et le tour est joué. Dick Cheney envahit l’Irak, ouvre de juteux marchés aux entreprises amies, s’arroge les quasi pleins pouvoirs et crée des zones de non-droit comme Guantanamo pour réaliser ses basses œuvres. Le bilan fait froid dans le dos : des centaines de milliers de victimes, américaines, irakiennes, afghanes. Les conséquences géopolitiques sont catastrophiques : le droit international est bafoué, l’ONU décrédibilisée, des régions entières sont déstabilisées. La liste est longue et Vice n’a bien sûr pas le temps de présenter en détails la chaîne de toutes les causalités. Mais ce rappel salutaire permet d’arriver à une question : comment un homme et ses sbires ont pu aller aussi loin sans qu’aucun garde-fou n’ait fonctionné ?

Entre satire et propagande politique

Vice a un propos, des idées et des messages à faire passer. Le film dénonce amèrement la politique étrangère américaine, la faillite d’une démocratie minée par le pouvoir de l’argent, ainsi que le cynisme absolu des loups de Washington. Le réalisateur a, cependant, bien compris que le cinéma militant devait se faire séducteur pour réussir à intéresser au-delà des cercles de convaincus. The Big Short avait réussi le pari de vulgariser en quelques heures de film les mécanismes de la crise de 2008, la folie du capitalisme financiarisé dérégulé. Le film cadrait avec force l’absurdité du pouvoir accordé à quelques apprentis sorciers qui jouent au poker avec la vie de millions de gens et provoquent, par effets dominos, la ruine d’États entiers. Vice conserve le même style et le même panache pour dézinguer d’autres facettes de l’empire américain. Ainsi, le réalisateur s’amuse avec de nombreux gimmicks de mise en scène, comme par exemple une voix off ironique, des passages face caméra, des métaphores visuelles décalées, mais surtout des dialogues ciselés d’une efficacité comique redoutable. Le divertissement, indéniablement de qualité, permet d’accrocher le spectateur… Pour mieux lui raconter des choses qu’il n’avait pas forcément envie d’entendre !

Une démocratie américaine à bout de souffle

Adam McKay a bien conscience que la mémoire collective oublie vite et a souvent tendance à tout ramener à des questions de personnes. Vice essaie justement de nous rappeler que les mêmes causes structurelles produiront au contraire les mêmes effets. Le portrait de l’état de la démocratie américaine que dresse le film est sans appel. Il apparaît être un système politique pourri par les lobbies financiers, où l’argent domine et achète tout : dans les campagnes électorales, au Parlement, au Pentagone, à la Maison Blanche. Dans ce simulacre de démocratie, l’État de droit est vacillant face à une armée de diplômés d’Harvard grassement payés qui a le pouvoir de faire tomber en quelques mois les maigres contre-pouvoirs subsistants.

Vice est un pamphlet brillant contre une démocratie américaine à la dérive. Une satire méchante mais jamais cynique, qui tente de mobiliser des sympathisants (qu’on imagine plutôt du côté de Bernie Sanders et Alexandria OcasioCortez) avec humour tout en revendiquant fièrement son ambition pédagogique. De l’excellent cinéma politique !

 

Le Parti démocrate, tiraillé entre la « révolution » Sanders et le retour à l’ordre néolibéral

Bernie Sanders concédant à contrecœur son soutien à Hillary Clinton

Alors que Donald Trump est de plus en plus incontesté dans le Parti républicain, l’avenir du Parti démocrate semble des plus incertains. Il est aujourd’hui déchiré entre les deux tendances qui s’étaient affrontées lors de la primaire de 2016. L’une, incarnée par Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez, prône une politique de redistribution sociale et la mise en place d’un New deal vert. L’autre, que l’on appellera ici l’establishment démocrate, souhaite maintenir le statu-quo et maintenir le Parti démocrate dans le camp néo-libéral. Les idées incarnées par Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez jouissent d’une grande popularité au sein de la jeune génération américaine, mais l’establishment démocrate veille.


Bernie Sanders a été largement battu en 2016 par Hillary Clinton (23 États contre 34 pour l’ex-secrétaire d’État), aussi largement d’ailleurs que Clinton elle-même face à Barack Obama en 2008 (23 contre 33). Mais la défaite de la première femme candidate à une présidentielle face à Donald J. Trump a permis aux démocrates-socialistes [ndlr : l’appellation des partisans de Bernie Sanders] de propager dans l’opinion l’idée qu’un autre résultat, qui aurait fait de Sanders le candidat démocrate, aurait permis de défaire Trump. Cette explication se tient : si Clinton l’avait emporté dans le Michigan, le Wisconsin, et la Pennsylvanie, trois États traditionnellement démocrates, elle aurait gagné l’élection générale. Ces victoires de Trump dans ces États de la  Rust Belt, la ceinture de rouille, l’ancien cœur industriel du pays, auraient selon eux pu être évitées avec Sanders comme candidat (celui-ci avait gagné la primaire dans deux de ces États).

« Si Clinton l’avait emporté dans le Michigan, le Wisconsin, et la Pennsylvanie, trois États traditionnellement démocrates, elle aurait gagné l’élection générale. »

La popularité de cette lecture de l’élection chez les électeurs démocrates, ajoutée à des allégations de fraude dans certains États pendant la primaire, est inquiétante pour l’establishment démocrate, la direction du parti et les élites démocrates. L’incertitude demeure sur la prochaine primaire qui doit mettre le Parti démocrate en ordre de bataille pour reprendre la Maison Blanche à Donald Trump.

La singulière Elizabeth Warren : une candidature longtemps attendue

C’est dans ce contexte que la sénatrice Elizabeth Warren est devenue la première candidate d’importance à se déclarer le 1er janvier 2019. La lancée d’une campagne aussi tôt, plus d’un an et demi avant l’élection présidentielle de novembre 2020, n’est pas une anomalie dans la politique américaine : la primaire de 2008 a débuté dès novembre 2006 soit avec deux mois d’avance supplémentaire. Ce n’est donc pas le timing qui interroge mais le sens à donner à cette candidature.

Elizabeth Warren en 2010. © Consumer Financial Protection Bureau / CCL

Elizabeth Warren est une figure de premier plan de la gauche du Parti démocrate depuis sa nomination au panel de contrôle du Congrès en 2008 pour y apporter son expertise en matière financière. Warren était en effet professeur de droit à Harvard, spécialisée dans les questions financières et de droit commercial. Républicaine, elle passe dès 1996 au Parti démocrate. Le Parti républicain lui paraît avoir alors définitivement tourné le dos au réalisme économique pour être devenu le lobby des baisses d’impôts et de la dérégulation financière. Warren se met ensuite à travailler sur le thème de la banqueroute et son encadrement par la loi, ce qui en fit la conseillère idéale pour le tout-juste président Barack Obama, chargé de gérer les suites de la crise financière de 2008. Elle est vite devenue une figure montante et en 2010 son nom est évoqué pour l’accès à la Cour suprême.

Mais elle se fit réellement connaître du grand public avec sa campagne de 2012, à l’accent radical. Lors de celle-ci, elle mit en cause les « PDG, destructeurs de l’économie » et, dans un discours à l’époque encore inhabituel, rappela que : « Personne dans ce pays n’est devenu riche seul. Personne. Vous avez fondé votre entreprise ici ? Félicitations. […] Gardez-en le plus gros morceau. Mais une partie du contrat social sous-jacent est qu’en prenant votre part du gâteau, vous en donniez aussi pour le prochain gamin qui arrive. »

Pour autant son profil n’est pas toujours irréprochable aux yeux de la gauche américaine. Warren s’est illustrée en 2016 lors de la dernière primaire démocrate, après avoir longtemps caressée l’idée de se présenter elle-même, par son soutien à Hillary Clinton, alors que beaucoup attendaient qu’elle soutienne son adversaire.

« Warren s’est illustrée en 2016 par son soutien à Hillary Clinton, alors que beaucoup attendaient qu’elle soutienne son adversaire. »

Pour mieux situer Elisabeth Warren, c’est à ce dernier qu’il faut comparer ses idées car il s’agira de son principal challenger à la gauche du parti. Comme le souligne Meagan Day qui écrit pour le magazine Jacobin, référence de la gauche radicale américaine, Warren n’est pas anti-capitaliste mais favorable à un capitalisme « plus aimable et plus doux ». Là où Sanders propose de casser les trusts, Warren veut les mettre au service de la collectivité. Là où Sanders veut retirer les assurances santé du secteur privé, Warren veut rétablir l’Obamacare, une forme de partenariat public-privé. Cette différence d’ambition est rendue explicite par la loi qu’elle a proposé il y a peu : l’acte pour un capitalisme responsable. Warren est une progressiste au sens américain (sur de nombreuses questions de société cruciales) mais elle est avant tout une sociale-libérale : pour elle le rôle du gouvernement est de réguler les excès du marché et de rendre le marché plus équitable pour qu’il fonctionne mieux. Il n’est pas de chercher à abolir la compétition, mais de la fluidifier en évitant les monopoles. Cela explique son soutien aux écoles privées avant que l’état catastrophique du système public d’éducation américain ne lui fasse réaliser son erreur.

LES DÉMOCRATES POUR LA COUVERTURE SANTÉ POUR TOUS: La sénatrice Elizabeth Warren s’exprime en 2017 au sujet d’une assurance santé publique tandis que le sénateur Bernie Sanders écoute à l’arrière plan. © Senate Democrats

Au vu de ces différences, la candidature de Warren peut cependant se comprendre comme une alternative plus modérée à Sanders. On peut se demander comment la gauche du Parti démocrate, défaite en 2016, peut aujourd’hui se permettre d’avoir deux candidats ? C’est que le paysage politique américain s’est scindé et radicalisé ces dernières années dans des proportions inattendues. Non seulement à droite avec la montée du Tea Party puis l’arrivée de Trump sur le devant de la scène, mais aussi et de manière plus inattendue, à gauche.

La montée des sociaux-démocrates

Contrairement à une croyance largement ancrée dans la gauche française, il y a bien eu une gauche puissante et vivace aux États-Unis. Mais du fait de sa situation au sein même du Léviathan capitaliste (une expression des Black Panthers), elle a toujours dû faire face à une opposition extrêmement brutale d’où la quasi disparition d’une gauche, au sens français du terme, pendant deux décennies.

C’est donc avec surprise que la gauche française et européenne a observé l’épopée de Bernie Sanders. Présenté comme un candidat mineur lors du dépôt de sa candidature, celui-ci a réellement mis en difficulté Hillary Clinton, la contraignant à radicaliser son programme et à dépenser beaucoup plus d’argent et de temps dans les primaires qu’elle ne l’avait prévu.

Si la candidature de Sanders a bénéficié d’une organisation novatrice et efficace, elle ne sortait pas de nulle part. Le sénateur originaire de Brooklyn a largement surfé sur le mouvement Occupy Wall Street né en 2011 qui a contribué à remettre la question sociale au centre du débat politique américain. Elle doit se comprendre aussi dans un contexte de retour aux idées de justice sociale de la jeunesse américaine. Séisme au pays de l’oncle Sam : une majorité de jeunes américains (18-29 ans) disent aujourd’hui préférer le socialisme au capitalisme. Ils sont 61 % chez les jeunes démocrates. Les références fréquentes de Sanders à la sociale-démocratie ont donné un coup de pouce au parti des Socialistes démocratiques Américains (DSA) passé en deux ans de 5 000 à 50 000 adhérents.

« Une majorité de jeunes américains disent aujourd’hui préférer le socialisme au capitalisme. »

En dehors du champ partisan les idées de Sanders remportent également des victoires. Si l’année a commencé avec l’affaire Janus v. AFSCME où la Cour suprême a établi une nouvelle jurisprudence qui affaiblit la capacité des syndicats à représenter les salariés du secteur public, ceux-ci ne se sont pas laissés démonter. En Virginie-Occidentale, en Oklahoma, en Arizona, dans le Kentucky, en Caroline du Nord, en Géorgie et au Colorado des milliers d’enseignants se sont mis en grève pour protester contre l’état lamentable de leurs écoles et des salaires indignes. Un mouvement social inédit, tandis que depuis 2016 les travailleurs de la restauration rapide arrachent des hausses du salaire minimum État par État. Un sondage Gallup confirme qu’en 2018, 62% des Américains soutiennent les syndicats. Ce taux n’était que de 56% en 2016 et de 48% en 2009. En 2018, et pour la première fois depuis 50 ans, le nombre d’adhérents et de militants syndicaux a augmenté.

Face à une Hillary Clinton qui voulait marcher dans les pas d’Obama et déployer le storytelling d’une Amérique des gagnants en marche vers une réconciliation sociale et raciale, Sanders a voulu parler de l’Amérique qui souffre et de la croissance des inégalités socio-économiques. La victoire de Donald Trump a contraint le Parti démocrate à abandonner le rêve d’un pays qui leur serait désormais acquis parce que de plus en plus divers. Le score décevant de Clinton a montré que les électeurs démocrates, qu’ils soient blancs, noirs, ou latinos, resteraient chez-eux en masse si le projet de société qui leur était présenté n’était pas suffisamment ambitieux.

Fort de cette douloureuse victoire a posteriori de leur analyse, les démocrates-socialistes étaient en position idéale pour conquérir le parti qui s’était refusé à eux en 2016. Pour eux et leurs alliés progressistes, les élections de mi-mandat de 2018 ont cependant été un succès mitigé. Alexandra Ocasio Cortez, membre du DSA, qui l’a emporté face au candidat de l’establishment démocrate lors de la primaire du Queen et du Bronx, incarne la nouvelle génération d’élus progressiste au Congrès. Mais beaucoup d’élections prometteuses ont néanmoins été perdues comme la course pour le siège de gouverneur de Floride qui a échappé au progressiste Andrew Gillum d’une poignée de voix.

Ils ont cependant réussi à profiter des quelques sièges gagnés à la Chambre des représentants pour dominer le débat depuis novembre et imposer leurs thèmes pour la primaire à venir. Ces thèmes sont les mêmes que ceux de la campagne de Sanders : l’assurance maladie universelle publique, la lutte contre les trusts, la lutte contre Citizen United  – un arrêt de la Cour suprême qui empêche tout plafonnement du financement des campagnes électorales et transforme la présidentielle en show télévisé – et un Green New deal, une relance de l’économie par la transition écologique.

Si Sanders a été déterminant dans ce combat pour occuper l’espace, notamment en réussissant à imposer à Amazon une hausse des salaires pour tous ses salariés à l’échelle du pays, c’est la jeune Alexandria Ocasio Cortez qui a le plus réussi à faire parler d’elle. La jeune élue a su avancer ses idées en jouant habilement des réseaux sociaux et de la sympathie qu’elle inspire à gauche tout comme de l’hostilité des Républicains à son égard.

LA JEUNE REPRÉSENTANTE ALEXANDRIA OCASIO CORTEZ (A GAUCHE). © Corey Torpie

Les démocrates-socialistes ont aussi réussi à manœuvrer avec brio entre l’élection et leur entrée en fonction. Ainsi, ils ne se sont pas opposés à ce que Nancy Pelosi, à la tête du groupe démocrate à la Chambre des représentants depuis 2007, redevienne présidente de la Chambre. Conscients que la représentante californienne avait toutes les chances de l’emporter, avec ou sans eux, les socialistes démocrates n’ont pas faits de son retrait une priorité, malgré les appels au renouvellement (Pelosi avait déjà occupé cette position entre 2007 et 2011) et sa proximité avec l’establishment du parti. Rappelant ses positions progressistes sur de nombreux sujets, de la couverture santé aux droits des LGBTQ, Ocasio Cortez a même fini par lui accorder son soutien. La jeune représentante a en effet préféré s’assurer que Pelosi défende ses idées, notamment en effectuant un sit-in dans ses bureaux pour réclamer un Green New deal, plutôt que de s’opposer à une victoire déjà annoncée. Les démocrates qui souhaitaient son départ, démocrates-socialistes mais aussi les jeunes représentants qui en avaient faits une promesse de campagne, ont arraché en plus de l’appui de Pelosi sur certaines mesures (notamment la défense de l’accès aux votes des communautés marginalisées) la promesse que ce mandat serait son dernier ou son avant-dernier, repoussant au plus tard son départ à 2022. Dans ce contexte la candidature de Warren semblerait presque timide et anachronique.

Warren, Sanders et les (probables) candidats de l’establishment…

Warren peut avoir lancé sa candidature avec pour objectif de réunir les démocrates autour d’un projet qui puisse satisfaire aussi bien l’aile modérée du parti que l’aile plus radicale proche du DSA. Mais rassembler paraît compliqué dans un contexte de tension extrême entre ces deux composantes.

C’est que l’establishment du Parti démocrate semble désespérément chercher un adversaire capable de défaire Sanders, pas de rassembler le parti. Ce fut d’abord Michelle Obama qui fut sollicitée, une candidature dont rêvent de nombreux démocrates depuis le deuxième mandat d’Obama. Si l’ex-première dame s’est souvent positionnée à la gauche de son époux, en particulier sur la question noire, elle reste suffisamment centriste au goût de l’establishment. Par ailleurs, elle confortait la préférence de ce dernier pour l’entre-soi et les dynasties politiques. Des Kennedy aux Clinton, le Parti démocrate a en effet en son sein plus de dynasties politiques que le Parti républicain. Mais Michelle Obama a clairement affirmé qu’elle ne souhaitait pas être candidate et ne pensait pas devoir être présidente.

Ensuite on a eu droit à la presque candidature d’Oprah Winfrey, vibrante présentatrice de talk show, et soutien de la première heure de Barack Obama. Un discours puissant sur le mouvement #metoo et les obstacles à franchir dans le show business en tant que femme noire, délivré lors des Golden Globe Awards, a suffi à convaincre de nombreux dirigeants démocrates qu’une candidature Winfrey 2020 pouvait être une bonne idée. Où étaient passées les exigences de qualification et d’expérience qui paraissaient indispensables pour promouvoir Hillary Clinton ? L’éventualité d’une candidature progressiste consensuelle qui ne remettrait pas en cause le statu quo semblaient les avoir balayées. Soudainement, opposer une milliardaire connue du grand public par un show télévisé à sa gloire au président milliardaire connu du grand public par un show télévisé à sa gloire ne semblait pas être une absurdité pour le Parti démocrate. Très vite, cependant, des oppositions se sont manifestées et l’hypothèse a fait long feu faute de déclarations dans le sens d’une candidature de la part de Winfrey. Cependant, l’hypothèse en dit long sur la fébrilité de l’establishment du parti. Les espoirs soulevés par cette option ont néanmoins souligné l’absence de consensus et un désir de retrouver un leadership au sein de l’électorat.

MICHELLE OBAMA, OPRAH WINFREY ET BARACK OBAMA LORS DE LA CAMPAGNE PRESIDENTIELLE DE 2008. © Varga 2040

Faute de mieux c’est Obama lui-même qui a assumé ce rôle en prévision des élections de mi-mandat : l’ex-président est encore immensément populaire au sein de la famille démocrate et auprès d’une grande partie des électeurs américains. Mais il n’est pas possible à un président de faire plus de deux mandats depuis Franklin Delano Roosevelt et ses douze années de présidence. Les midterms ont cependant fait émerger plusieurs autres options pour l’establishment démocrate.

Cette candidature est peut-être déjà trouvée alors que se multiplient les signes selon lesquels Beto O’Rourke pourrait se présenter, candidat malheureux au Sénat américain lors des dernières midterms. Le jeune parlementaire dégageait en effet Ted Cruz du Sénat à 200 000 voix près dans le très conservateur Texas. Celui-ci a déjà reçu le soutien de l’un des principaux Super Pac** démocrates et vient de se lancer dans un road-trip « à la rencontre des Américains ». O’Rourke semblait pourtant proche de Sanders pour certains électeurs : favorable à la légalisation du cannabis, virulent contre Trump et son mur, populaire auprès des jeunes et surtout financé par de petites donations comme le sénateur du Vermont. Bien qu’il ne s’en soit jamais réclamé, le candidat a été rapidement classé comme membre de l’aile progressiste du parti (y compris dans nos colonnes). Mais sur les questions socio-économiques, d’écologie, ou de contrôle des armes, Betto O’Rourke s’est plusieurs fois retrouvé à la droite du parti et a d’ores et déjà des liens avec l’establishment, des Kennedy à Obama, auquel il est parfois comparé.

« Beto O’Rourke est Obama mais blanc, Kamala Harris est Obama mais en femme : on perçoit le manque de figures auxquelles se raccrocher dans l’establishmenT, en dehors de l’ancien président. »

Si jamais O’Rourke venait à être un mauvais cheval, le parti ne manque pas de candidats potentiels. Kamala Harris est une autre politique qui a émergé, elle, dès 2016, et réussi à se faire élire représentante en Californie. Elle a annoncé sa candidature le 21 janvier 2019. Si Beto O’Rourke est « Obama mais blanc » d’après un collecteur de fonds démocrates, Kamala Harris est « Obama mais en femme ». On perçoit ici le manque de figures auxquelles se raccrocher dans l’establishment en dehors de l’ancien président. Tout jeune charismatique est vu comme un Obama en puissance : O’Rourke a 43 ans et si Harris en a déjà 58 c’est une nouvelle venue dans le jeu politique national. C’est ne pas voir qu’Obama réussissait à incarner, par son histoire, par son style et par sa couleur, un espoir déconnecté de tout programme politique, alors qu’il a dirigé au centre. Un exploit difficile à renouveler maintenant que le rêve qu’Obama avait voulu incarner est devenu le cauchemar Trump.

Or, Harris se situe dans une sorte de juste-milieu à géométrie variable. Légèrement plus à gauche qu’Obama, si l’on s’en tient à son bilan comme procureur du district de San Francisco – poste qu’elle a occupée de 2004 à 2010 – puis de Californie de 2010 à 2016. Harris s’est d’abord fait connaître comme une opposante au Parti démocrate sur la question de la peine de mort en refusant de prononcer une seule sentence en ce sens au cours de ses mandats et en favorisant également la réinsertion plutôt que l’incarcération. Elle a par ailleurs lutté contre les pratiques déviantes de l’industrie pharmaceutique, la prédation immobilière, et plusieurs compagnies pétrolières. Mais elle a aussi tenu des positions conservatrices sur les mêmes sujets. Elle s’est opposée à l’abolition d’une loi californienne qui condamne automatiquement les multi-récidivistes à perpétuité, même pour des délits mineurs ; a soutenu l’incarcération des parents d’élèves absentéistes ; s’est opposée à la légalisation ou même à la dépénalisation du cannabis ; et surtout a refusé de poursuivre la banque One West Best accusée d’avoir saisi les biens de certains débiteurs de manière frauduleuse… après que One West Best soit devenu un des principaux donateurs pour sa campagne pour le siège de procureur de l’État.

KAMALA HARRIS A UN RASSEMBLEMENT EN FAVEUR D’UNE REFORME DU SYSTÈME DE SANTÉ EN 2017. © Office of Senator Kamala Harris

Aujourd’hui, les alternatives ne semblent pas forcément suffisantes pour faire barrage à une nouvelle candidature de Sanders, qui reste l’homme politique le plus populaire du pays. L’aile la plus droitière du parti commence de nouveau à paniquer. La candidature de Warren ne leur doit rien mais elle peut leur offrir un répit et donner l’occasion de diviser la gauche des démocrates, ce qui permettrait aux modérés de s’unir autour d’une candidature plus consensuelle et d’isoler Sanders.

Cela annonce une primaire difficile pour les démocrates-socialistes américains malgré la progression de leurs idées dans l’opinion et au sein de l’électorat démocrate et indépendant. Les appels à une candidature raisonnable et rassembleuse – donc centriste – vont se multiplier. Il est probable que de nombreux Américains, désespérés de devoir subir un second mandat de Trump, soient influencé par cet argument. Malgré l’échec de cette stratégie lors de la dernière présidentielle, il ne manquera pas d’être répété par les principaux médias et faiseurs d’opinions démocrates.

Sanders a eu la chance de concourir face à une Hillary Clinton seule, car la candidate avait pris soin de faire le vide autour d’elle, en s’assurant notamment de la non-candidature du très populaire Joe Biden. Cette fois-ci, le candidat social-démocrate, qu’il soit Sanders ou non, ne pourra pas compter sur un espace aussi dégagé ni sur la seule hostilité à l’égard de sa rivale, hostilité de longue date qui avait aidé à rendre un Sanders assez rugueux sympathique aux yeux de la jeunesse de gauche. La multiplication des annonces de candidatures depuis début janvier risque de rendre les choses beaucoup plus confuses pour les électeurs.

La tâche est donc ardue pour les démocrates-socialistes américains. Ils ne remporteront la victoire qu’à condition de défendre clairement les idées progressistes que soutiennent une partie grandissante des Américains.


* Si le terme de democrat-socialist qu’emploie Sanders pourrait être traduit par socialiste démocratique, le sénateur du Vermont se réfère surtout à la social-démocratie scandinave. Cependant, son discours est beaucoup plus critique que peuvent l’être aujourd’hui les sociaux-démocrates européens, d’où l’usage du néologisme démocrate-socialiste qui renvoie en fait à ce que sont les sociaux-démocrates américains : des socialistes au sein du Parti démocrate.

** Ces Political action commitee sont des organisations chargées de réunir des fonds pour soutenir une campagne politique, jugées indispensables. Ces dernières années, Sanders, mais aussi O’Rourke, ont démontré qu’un soutien populaire et une campagne de financement participatif auprès des citoyens lambda pouvait donner de meilleurs résultats que les levées de fonds.

Jacobin et le comeback du socialisme américain

Durant sa présidence, le charismatique et néolibéral président Barack Obama était régulièrement qualifié de « marxiste » et de « communiste » par les médias américains alors qu’il mettait en place de timides réformes après la pire crise économique qu’ait connu le monde en 80 ans. Dans ce contexte, lancer un média qui se revendique du socialisme semblait alors complètement en décalage avec la réalité. C’est pourtant le pari qu’a fait Bhaskar Sunkara, à l’époque encore étudiant, qui a créé Jacobin en 2010, une publication sur le web qui a rapidement donné naissance à un magazine. Aujourd’hui, la plus jeune élue du Congrès américain, Alexandria Occasio-Cortez, s’assume ouvertement socialiste et l’homme politique le plus populaire du pays n’est autre que Bernie Sanders. Jacobin participe à la bataille politique et culturelle pour l’hégémonie, et au redéploiement du socialisme aux États-Unis.


La naissance de Jacobin est discrète et se fait sur un champ de ruines : les résidus de mouvements ouvriers organisés ont tous fait allégeance au Parti démocrate qui est entièrement acquis aux grands intérêts, tandis que les partis plus à gauche sont groupusculaires. Bhaskar Sunkara, qui édite alors le blog des jeunes Democratic socialists of America (DSA), explique : « Globalement, surtout chez les jeunes, les courants dominants étaient l’anarchisme et des formes d’autonomisme ». La tradition socialiste américaine, incarnée notamment par Eugene V. Debs dans les années 1920 semble à ce moment-là définitivement terrassée par des décennies de divisions, de répression étatique et de cooptation par le Parti démocrate. Sunkara, qui découvre le marxisme par ses lectures à la bibliothèque durant l’adolescence, est insatisfait des médias qualifiés de « gauche » qui occupaient la scène médiatique. Il les juge soit trop inaccessibles – telle la très intellectuelle New Left Review, à la présentation plutôt austère – soit trop compromises avec l’establishment dont The Nation serait, selon lui, devenu un « porte-parole insipide et politiquement complaisant ». « Le but de Jacobin était double. Premièrement, aider le socialisme américain en prenant part à un débat plus large avec les liberals [aux États-Unis, liberal désigne globalement les sympathisants démocrates NDLR] et d’autres personnes pour rendre nos idées plus accessibles. Ensuite, il s’agissait, au sein de la gauche, de se battre pour utiliser un idiome – celui du marxisme et du socialisme – plutôt que de jeter le bébé avec l’eau du bain ».

« Notre intention était d’essayer de sortir du ghetto de la gauche et de s’introduire dans un débat plus large, sans bien sûr changer nos opinions »

Il forme autour de lui une petite équipe de rédacteurs composée de jeunes du DSA comme Chris Maisano et Peter Frase. À ces derniers, s’ajoute un « assortiment un peu au hasard » de la gauche américaine dont des rédacteurs issus du Left Business Observer (LBO) de Doug Henwood – le site web du LBO illustre à lui seul le délabrement esthétique du marxisme au début des années 2010. Rapidement, Bhaskar Sunkara et les autres se lancent sur Internet avec seulement un budget de quelques centaines de dollars. « Mais là, ce que j’ai réalisé, en gros, c’est qu’il y a un vrai risque à ne créer qu’une publication en ligne, parce qu’il est très facile d’être ignoré » raconte-t-il. Alors que le discours sentencieux professe la mort prochaine du papier, remplacé par les liseuses et smartphones, il décide pourtant de faire un choix à contre-courant : lancer un magazine papier.

Le numéro 27 de Jacobin Magazine © Cover Art by Luke Brookes / Page Facebook de Jacobin

L’idée était de récupérer des abonnements à l’année dès l’annonce de la création et d’utiliser entièrement cette somme pour financer le premier numéro, en espérant que le nombre d’abonnés doublerait entre chacun des premiers numéros. Après une audience d’environ une centaine d’abonnés par mois, il parvient à atteindre une diffusion d’environ 700 numéros lorsque débute le mouvement Occupy Wall Street, qui lui offre une croissance inespérée. « Je déteste le dire comme ça, mais les manifestations à Madison dans le Wisconsin, en 2010, nous ont aussi un peu aidé ». L’intérêt de la presse bourgeoise via Christopher Hayes, un commentateur de MSNBC plutôt à gauche et un portrait du New York Times attirent ensuite davantage de lecteurs. « En d’autres termes, s’il y avait un débat politique sur un quelconque sujet, nous intervenions avec une perspective socialiste. S’ils discutaient sur leurs blogs avec leurs graphiques, nous avions nos propres graphiques. Notre intention était d’essayer de sortir du ghetto de la gauche et de s’introduire dans un débat plus large, sans bien sûr changer nos opinions ». C’est cette obsession pour la diffusion des idées socialistes au plus grand nombre qui est sans doute la marque de fabrique la plus évidente de Jacobin. Aujourd’hui, la diffusion du magazine dépasse les 40 000 abonnés et le site web enregistre environ un million de visites par mois.

Bhaskar Sunkara, fondateur de Jacobin. © Christopher Neumann Ruud

Les personnages politiques unanimement respectés et applaudis par le reste des médias américains ne sont pas épargnés, tel l’ancien sénateur de l’Arizona John McCain, décédé en 2018, ni les nouvelles coqueluches du système, comme Joe Biden, vice-président de Barack Obama, Beto O’Rourke, télégénique candidat démocrate à l’élection sénatoriale du Texas en 2018 ou encore Elizabeth Warren, sénatrice du Massachusetts et candidate à la primaire démocrate pour l’élection présidentielle de 2020. Même Bernie Sanders, très proche des idées portées par Jacobin, fait l’objet d’un regard critique. Ses opinions en matière d’armes et de politique étrangère sont à titre d’exemple pointées du doigt. Si la proximité avec le Labour de Jeremy Corbyn et les figures issues des DSA sont assumées, elles ne prennent qu’une place assez faible dans le contenu global des publications.

« Nos idées les plus fondamentales doivent être suffisamment simples pour pouvoir les expliquer à tout jeune de 16 ans. »

Néanmoins, le magazine papier, dont les bénéfices servent à assurer la gratuité de tous les articles publiés sur le web, n’aurait sans doute pas connu un tel succès sans les illustrations très bien réalisées qui y figurent. En rupture radicale avec le design âpre des publications classiques de gauche radicale, Jacobin adopte rapidement des couleurs vives et des motifs branchés pour ses couvertures et illustrations. Cette esthétique, issue du travail de Remeike Forbes, contribue largement au succès du magazine auprès des millenials qui redécouvrent avec intérêt les idées socialistes pratiquement disparues dans les pays anglo-saxons. Certains dessins, comme le schéma de guillotine dépeinte en brochure de montage IKEA, ou le détournement du logo de la 21st Century Fox pour célébrer le 100ème anniversaire de la révolution russe de 1917, sont significatifs d’une symbiose entre références culturelles contemporaines et retour à l’audace artistique d’un courant politique qui souhaite radicalement réinventer toute la société.

La couverture du 10ème numéro de Jacobin: une guillotine façon plan de montage IKEA. ©Jacobin

Pour ne pas se cantonner à un public de jeunes et d’universitaires, Jacobin couvre aussi largement les mouvements sociaux américains et travaille parfois en lien avec des syndicats, comme en 2014 lors des grèves massives d’enseignants à Chicago en publiant Class Action, un manuel contenant analyses intellectuelles et conseils de mobilisation. « Un peu comme la gauche française, nos derniers bastions sont les infirmières et les enseignants. Bon, nous n’avons pas les postiers, c’est quelque chose que vous avez [rires] ». « Je pense aussi que nous avons parfois cette image des classes populaires qui ne s’intéressent qu’aux choses les plus basiques, aux titres simples, ce genre de choses, mais en réalité les gens ont toutes sortes d’intérêts étranges » continue Bhaskar Sunkara.

S’il ne fait aucun compromis sur ses opinions politiques, Sunkara est très attentif à la bonne santé financière de Jacobin et se montre très doué en négociations. Pour financer le magazine à ses débuts, il achète et revend d’ailleurs des Playstations pour faire de petits profits. Le site web et le magazine dédient aussi un peu d’espace à la publicité, qui représente environ 7% des revenus de Jacobin. Si cela peut prêter à sourire, Sunkara insiste sur le fait que « la comptabilité de gauche ou de droite, ça n’existe pas », que l’indépendance reste totale, ces ressources servant à financer la gratuité de tous les articles publiés sur le web afin de toucher un public toujours plus large. Ses salariés sont syndiqués et rémunérés décemment tandis que le magazine est une société à but non lucratif.

« Il y a un vrai risque à ne créer qu’une publication en ligne, parce qu’il est très facile d’être ignoré »

Quid de l’avenir ? Avec un magazine qui repose sur un plateau de diffusion de 40 à 50 mille abonnés, Jacobin se développe désormais par d’autres formats et se lance dans d’autres pays : partenariat avec Ada en Allemagne, franchises pour Jacobin Italia et une production de podcasts, lancement de Catalyst – un journal académique -, publication de plusieurs livres avec l’éditeur Verso Books et surtout rachat de Tribune, journal historique du travaillisme britannique. Bhaskar Sunkara, qui vient de publier son livre The Socialist Manifesto, ajoute qu’un documentaire sur l’histoire du socialisme aux États-Unis et peut-être une publication en portugais arriveront prochainement. Consacrant déjà beaucoup de moyens à la couverture de l’international, Sunkara explique sa démarche : « Je pense qu’une des choses que nous faisons différemment des autres publications américaines est l’équilibre entre le fait de ne pas être trop centrés sur les États-Unis, tout en ne faisant pas non plus du tourisme révolutionnaire consistant uniquement à se concentrer sur de nobles luttes à l’étranger pour mieux ignorer les personnes qui luttent dans votre propre pays ».