Que retenir de la campagne de Bernie Sanders ?

©Michael Vadon. Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0)

Que retenir de la campagne de Bernie Sanders ? Voilà la question à laquelle Simon Tremblay Pepin (Professeur à l’Université Saint Paul d’Ottawa) essaie de répondre, en s’appuyant sur les témoignages apportés par deux des principaux organisateurs de la campagne de Bernie Sanders : Becky Bond et Zack Exley. Leur livre, intitulé Rules for revolutionaries, how big organizing can change everything, apporte des clés de compréhension essentielles sur l’organisation de la campagne de Bernie Sanders lors des primaires démocrates de 2016Cet article, que LVSL reproduit en accord avec son auteur, a été publié à l’origine dans la revue en ligne québécoise Raison Sociale.


Tout le monde aime Bernie. Il est sympathique, il attire les foules et il dit des choses plus radicales que ce qui se dit habituellement au Parti démocrate. Plus encore, sa campagne donne de l’espoir, celui qu’on peut (presque) gagner sans vendre son âme, même aux États-Unis. Le danger à propos de la campagne de Sanders, c’est de tomber dans le piège communicationnel et de penser que tout est dû au personnage. Même si lui-même ne cesse de dire le contraire, il est facile de ne voir là qu’un propos symbolique ; surtout de l’extérieur, surtout avec les campagnes si personnalisantes que sont les primaires étasuniennes. Si on s’arrête là, on a peu de choses à apprendre. Le succès de sa campagne serait fondé sur le charisme de Sanders et un ensemble de circonstances favorables. Ce serait passer à côté de l’essentiel : l’organisation derrière la campagne.

Rules for Revolutionaries : How Big Organizing Can Change Everything, écrit par Becky Bond et Zack Exley, qui furent tous deux au cœur de la campagne web de Sanders, nous permet de jeter un œil sur cette organisation. Rules for Revolutionaries nous offre à la fois quelques éléments chronologiques et une série de règles à respecter pour faire du « big organizing ».

Certains traits de l’ouvrage sont agaçants. La propension des auteurs à nous vendre leur salade à grand renforts de superlatifs et des points d’exclamation n’est pas la moindre. L’attitude donneuse de leçon – difficile à éviter considérant la forme choisie – lasse aussi. Néanmoins, une fois qu’on est passé outre, les apprentissages à faire sont grands et les idées sont emballantes. Ils n’ont peut-être pas réalisé leur prétention d’écrire le nouveau Rules for Radicals (le célèbre ouvrage de Saul Alinsky), mais ils réussissent à nous en apprendre beaucoup sur la mobilisation politique aujourd’hui.

Le but de ce texte est d’extraire certains éléments qui m’ont marqué et de les rendre disponibles pour un lectorat francophone. Mon point de vue est évidemment centré sur le Québec et sa réalité politique, mais les idées transmises ici peuvent très bien inspirer ailleurs. On trouvera donc ici ma lecture très personnelle et très conjoncturelle du livre de Bond et Exley. J’y prends ce que j’aime et je l’interprète à ma façon, je laisse derrière ce qui ne m’intéresse pas. Le mieux est, bien sûr, d’aller lire le bouquin.

Contexte de l’ouvrage

Zack Exley est contacté pour travailler avec la campagne Sanders. Saisissant l’occasion, il quitte son boulot bien payé et embarque dans l’aventure avec enthousiasme, pour se rendre compte dès son arrivée qu’il a mis le pied dans une campagne de paumés. Il veut embaucher pour faire une stratégie web comme il a appris à le faire ailleurs, mais aucun nouveau salaire n’a été prévu.

Il est donc tenu de faire beaucoup avec peu d’employés et de compter d’abord sur des militants et des militantes. Il participe à monter une importante équipe de bénévoles sans que la direction de la campagne ne s’en rende vraiment compte. Une petite équipe d’employés s’est ensuite formée (dont Becky Bond) et a réussi à rassembler la plus vaste armée de bénévoles jamais vue aux États-Unis pour une campagne primaire. Pour réussir à la rassembler et à l’organiser il a fallu faire autrement que ce que veut la doxa du militantisme. L’objectif de Rules for Revolutionaries est de présenter de façon simple et accessible ces nouvelles pratiques.

Tout passe par du travail militant, mais pas celui que vous croyez

L’équipe de la campagne de Sanders a dû repenser l’action militante parce que le travail qu’ils avaient à accomplir n’avait aucune commune mesure avec leur nombre. Quelques dizaines de personnes pour couvrir le territoire des États-Unis, pour organiser des milliers de rencontre, faire des millions d’appels, cogner à des centaines de milliers de portes, concevoir des dizaines d’applications Web et pour, en même temps, réaliser une campagne de communication nationale ? Mission impossible. En fait, une seule de leurs tâches aurait normalement occupé l’ensemble de leurs ressources humaines.

Ils ont donc décidé de remplacer les employés par des bénévoles. C’est-à-dire qu’ils ont donné à des bénévoles des tâches – complexes, répétitives, qui s’étendent sur le long terme, qui demandent une certaine continuité, etc. – qu’on laisse généralement à des employés salariés. Ce faisant, ils ont pu repérer ceux et celles qui s’en tiraient le mieux et qui y prenaient goût pour leur donner encore plus de responsabilités. Ainsi, ils ont donné à des bénévoles la responsabilité de programmer des outils web entiers, de diriger des équipes de centaines d’autres bénévoles et de s’occuper de leur formation, d’organiser des événements de grande ampleur sur leur propre base et, surtout, d’organiser ce qu’ils veulent, tant que cela permettait de mobiliser davantage d’électeurs et électrices pour la primaire.

Il y a ici une proposition qui dépasse, me semble-t-il, l’opposition classique base/sommet : d’un côté les bureaucrates réformistes qui décident de tout, de l’autre la base radicale qui n’est jamais écoutée. Cette opposition classique a d’ailleurs son revers – qu’on dit moins fort mais qui circule quand même – : les employés et élus qui prennent toutes les responsabilités et les membres qui ne font que “chialer” sur Facebook (NDLR : chialer en québécois signifie râler). Ces deux schèmes sont en bonne partie des fabulations, mais ils sont surtout le résultat des rôles que chacun se donne.

Si l’équipe Sanders nous permet de penser comment la dépasser, c’est qu’au lieu de rejouer la séparation membres = décision / élus et employés = exécution ; elle transforme la dynamique en donnant des responsabilités d’exécution aux membres les plus impliqués. En mettant les deux mains à la pâte très concrètement, en étant eux-mêmes confrontés aux choix qu’imposent l’organisation de terrain, cela leur donne à la fois du pouvoir politique et l’obligation de tenir compte de gens, de situations et de contextes qui ne sont visibles que quand on agit concrètement, mais qui nous échappent si on n’est pas dans l’action.

La pratique que la campagne de Sanders a développé vient croiser une notion qui circule ces temps-ci – et qui trouverait ses origines à droite – la “do-ocracie” : l’idée selon laquelle le pouvoir vient avec l’action, avec le fait d’accomplir des choses. Si la notion est imparfaite et critiquable, elle met cependant le doigt sur un problème de bien des organisations politiques qui sont orientées vers les débats internes plus que vers l’action externe. Donner son opinion et se prononcer sur les orientations c’est fort bien, mais l’objectif d’une organisation politique n’est pas la discussion entre membres, mais d’agir collectivement pour changer la société.

Faire totalement confiance et ne pas attendre la perfection

Donner plus de responsabilités aux militants exige cependant de faire grandement confiance. En fait, cela demande, pour traduire l’expression de Bond et Exley de « donner tous vos mots de passe ». Établir clairement les besoins de l’organisation et laisser ensuite les gens s’organiser de la façon qui leur convient pour atteindre ces objectifs, sans tenter de les faire entrer dans un cadre ou de les surveiller. Arrêter, donc, de penser que nous sommes des guides politiques essentiels et que si les gens font des activités politiques autonomes, celles-ci vont immanquablement mal virer. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’il faut a posteriori tout appuyer. Laisser de l’autonomie, c’est aussi laisser les gens prendre leurs responsabilités s’ils font des erreurs.

Donc, oui, il y aura des erreurs. Donc, oui, il faudra parfois dire : ce qu’a fait ce militant était une erreur et nous ne l’appuyons pas dans ce geste. Mais l’expérience de Sanders nous dit que ces situations seront très rares et, la plupart du temps, moins dommageables qu’on ne l’aurait cru au départ.

Par contre, la multiplication des actions, elle, est exponentielle. Entre autres, parce qu’on n’attend pas que tout soit parfait. Plein d’actions partout, constamment, aussi imparfaites soient-elles, sont mieux qu’un seul événement bien léché pour lequel on a démobilisé plein de gens parce qu’ils ne faisaient pas les choses assez bien. En laissant l’initiative à tous ceux et toutes celles qui veulent embarquer, mais aussi en prenant des risques et en organisant des choses plus grosses que ce que notre équipe peut humainement réaliser, on se met en danger, mais cette prise de risque nous permet potentiellement de dépasser nos difficultés actuelles.

L’activité qui permet de gagner : parler à du monde

Bond et Exley nous rappellent aussi quelque chose qui nous sort parfois de la tête : notre but c’est de parler à des inconnus pour les convaincre de faire d’autres choix politiques. Tout ce qu’on fait d’autre n’est qu’un outil pour parvenir à ce moment. Bien sûr, ces deux auteurs présentent le contexte particulier d’une primaire étasunienne où il faut, pendant des mois, convaincre des millions d’électeurs et électrices dans le but de les faire appuyer une candidature. Toutes les campagnes politiques ne fonctionnent pas selon cette logique et n’ont pas nécessairement cette intensité. Cependant, il est vrai que nous oublions rapidement que nous avons le moyen de rejoindre facilement des centaines de personnes dans notre poche, tous les jours. Prendre le téléphone et appeler des gens pour les convaincre de travailler avec nous est souvent la chose plus utile à faire pour une organisation politique. Le but du militantisme politique n’est pas de parler entre nous, mais d’aller parler aux autres, aux gens qui ne sont pas avec nous, qui ne réagiront pas toujours bien à nos appels. Plus risqué que de publier un autre statut Facebook, plus directement engageant, mais plus efficace aussi.

Le but de nos activités, c’est de parler à ceux et celles qu’on ne connaît pas. Prendre le téléphone et appeler des gens, ou aller cogner à leur porte sont des gestes simples, mais qui demandent un peu de courage. Bond et Exley soutiennent qu’en période de mobilisation : tout le reste est accessoire.

Donc, on fait confiance. On donne les mots de passe pour laisser les gens s’organiser à faire quoi ? À appeler des gens qu’ils ne connaissent pas pour les convaincre de rejoindre notre camp en venant participer à une activité, en mettant leur nom sur une liste, en organisant eux-mêmes ou elles-mêmes quelque chose, etc. Ce recentrage permet de mieux évaluer ce que nous sommes en train de faire à partir de la question : suis-je en train de convaincre des gens directement ou d’aider concrètement à ce que ça se fasse mieux ? En période de mobilisation intense, les actions pertinentes sont celles pour lesquelles on répond « oui » à ces questions.

Bond et Exley le disent et le répètent, ce qu’on a besoin de faire c’est de parler à des gens qu’on ne connaît pas et de les convaincre. Ça peut paraître simple, mais c’est lourd de conséquences en termes organisationnels.

Des structures qui se multiplient d’elles-mêmes

En ouvrant la porte à l’implication militante autonome organisée vers un but commun – appeler des gens, par exemple – on rend possible l’auto-multiplication des structures militantes. Au début, l’équipe de Sanders invitait à participer à des rencontres où les nouveaux bénévoles devaient faire des appels. Ensuite, ils ont développé l’idée du barnstorm : un grand rassemblement à partir duquel s’organiseraient pleins de petits rassemblements dans des maisons privées pour faire des appels. Bref, une action qui produit des centaines d’actions à venir. Ainsi, ils réunissaient des inconnus intéressés par leur campagne et les mettaient immédiatement en mouvement en les invitant à organiser eux-mêmes des soirées d’appels, chez eux et chez elles, sur une base régulière ou, tout au moins, à participer à l’une de celle qui s’organisait ce soir-là. Rapidement, les barnstorm se sont multipliés et les salariés de l’équipe parcouraient le pays pour organiser de plus en plus de gens.

La magie a opérée quand ils ont formé des bénévoles pour organiser les barnstorms eux-mêmes, sans salariés. Les grandes lignes étaient établies, il fallait simplement l’adapter aux particularités locales et à la situation. Dès que des bénévoles ont pris en main des structures qui généraient de nouvelles structures militantes, la mobilisation se répandait comme un virus, sans même que l’organisation centrale en ait le contrôle : et c’est tant mieux, car elle n’aurait jamais été capable de même tenir le compte de tout ce qui se produisait. Côté militants, non seulement le nombre a grandi, mais l’engagement aussi. Des gens non-payés ont commencé à prendre des congés pour travailler pendant trois, quatre ou cinq mois sur la campagne, parce qu’elle donnait plus de sens à leur action que leur travail rémunéré. On oublie parfois ce que l’engagement peut amener comme don de soi et comme professionnalisme, Bond et Exley le rappellent brillamment.

Toutes ces équipes qui se multipliaient se coordonnaient par l’entremise d’applications web (Facebook ou Slack) et organisaient la croissance de l’organisation militante d’elles-mêmes. Elles ne faisaient pas d’ailleurs que des appels, elles concevaient des applications, organisaient des événements, concevaient des stratégies locales, etc. Toutes leurs activités n’avaient qu’un objectif : augmenter le nombre de gens qui pourraient être “rejoints” (NDLR : contactés). Ce qui ne veut pas dire que l’équipe de salariés ne faisait rien. Au contraire, ils avaient justement toute la croissance et ses problèmes à gérer, sans compter la formation des formateurs et formatrices.

Faire attention aux gens, en particulier aux nouveaux et nouvelles

Or, former des formateurs, c’est à la fois être clair dans ses idées et objectifs et faire attention aux gens. Il faut en somme que les employés salariés croient à l’idée que la transformation sociale à laquelle ils participent n’émergera pas d’eux, mais bien des autres. En conséquence, il faut qu’ils prennent soin et chérissent les gens qui viennent donner de leur temps et de leur énergie pour l’équipe. Ce n’est pas un travail pour tout le monde que de prendre soin des autres – bien que tout le monde puisse faire un effort sur cette question –, mais il est impératif de reconnaître l’importance des personnes qui le font, ce sont elles qui nous permettent d’aller de l’avant.

Ces personnes qui prennent soin des autres sont aussi importantes parce qu’elles permettent l’intégration des nouveaux. Or, ce sont souvent les gens qui n’ont jamais fait de politique qui sont les meilleurs pour en faire sur le terrain. C’est leur fraîcheur, leur spontanéité qui convainc les autres d’embarquer. Ils viennent d’être happés par un mouvement, ils voient grand, ils rêvent et ne portent pas la mémoire de toutes les défaites militantes ou de tout le cynisme des trahisons. Ils amènent aussi des façons de faire, des manières de s’organiser qu’on ne connaît pas toujours et aussi des compétences qui ne sont pas largement partagées. Ces apports sont précieux. Les militants récents sont donc ce à quoi il faut faire le plus attention, non pas en les protégeant, mais en les stimulant, en leur donnant sans cesse de nouveaux défis et de nouvelles responsabilités.

Parmi les nouveaux, on trouve souvent des gens issues de communautés qui n’étaient pas actives dans les projets de départ. Leur apport est nécessaire et permet de changer nos façons de faire pour mieux les accueillir dans nos organisations, mais aussi de parler à des groupes qui ne connaissent pas nos idées. Il est nécessaire d’être à l’écoute de ces personnes issues des communautés qui ne sont pas majoritaires et qui se joignent à nos mouvements, notre objectif est de mettre fin aux dynamiques qui les excluent, pas de les reproduire.

Pour Bond et Exley, il faut encourager les personnes qui se joignent à nos rangs à aller parler à d’autres rapidement, sans se sentir incompétents ou inaptes parce qu’ils viennent d’arriver. L’important n’est pas de connaître en détails tout le programme politique et il n’y pas de diplôme qui nous autorise à parler en faveur d’une organisation. En fait, les personnes les plus convaincantes politiquement sont souvent celles qui parlent avec cœur de ce pourquoi elles ont choisi de s’y impliquer. Voilà la force d’engagement qu’il faut faire rejaillir. On est convaincu politiquement par des gens qui nous ressemblent et avec qui on partage des expériences communes, pas par des zélotes qui viennent répéter un texte appris par cœur ou qui passent leur journée à parler politique avec des termes jargonneux. Pour le dire autrement, en parlant de ce qui nous pousse à consacrer notre dimanche après-midi à des appels téléphoniques plutôt que d’écouter Netflix, on permet que d’autres s’identifient à notre réalité et rejoignent l’organisation.

Ne pas céder la place aux fatiguants

À l’inverse, Bond et Exley nous disent qu’il ne faut pas hésiter à montrer la porte aux gens qui minent l’atmosphère. Militer n’est pas un droit imprescriptible. Être membre d’une organisation ne permet pas à qui le veut bien de nuire à toute une équipe parce qu’il ou elle a décidé de s’impliquer à sa manière et que cette manière est agressive, revancharde, amère, chicanière ou, simplement, bête. Il faut bien sûr d’abord aborder le problème avec la personne concernée et tenter de faire évoluer la situation. Toutefois, si des démarches pour résoudre les attitudes désagréables restent vaines, on peut dire à quelqu’un : on ne veut plus militer avec toi. C’est dur à entendre. C’est très dur à dire, mais parfois c’est nécessaire.

Des exemples de fatiguants ? Celui qui prend toute la place et ne laisse personne parler, ce qui fait fuir les nouveaux. Celle qui “picosse” (NDLR : picosser en québécois signifie lancer des paroles blessantes, des piques) et cherche des poux plutôt que faire grandir l’organisation. Celui qui n’a qu’une idée en tête, qui y rapporte tout constamment et refuse de parler de quoi que ce soit d’autre. Celle qui torpille toutes les prises de décisions qui ne correspondent pas exactement à ses positions. Ça arrive à tout le monde d’être fatiguant parfois, mais certains le sont systématiquement et nuisent aux projets collectifs.

Nous oublions trop souvent le dommage que peuvent faire de tels trouble-fêtes. Bond et Exley ont raison de nous le rappeler. Des organisations ont été ravagées par des attitudes de ce genre. Parfois des équipes entières, comprenant une bonne douzaine de personnes ont été paralysées pendant des mois. Et personne ne parlait à la personne concernée de peur de lui faire de la peine. Au lieu d’exclure les fatiguants on préfère souvent s’en aller nous-mêmes et laisser nos projets politiques tomber à l’eau.

Des propositions concrètes et ambitieuses plutôt que le recentrage ou les grandes idées

Bond et Exley parlent très peu de contenu politique. Ils mentionnent une idée fondamentale : arrêter d’être modérés, ne pas proposer des petites solutions acceptables de peur de choquer et d’être décrédibilisé. En fait, la mobilisation massive vient justement du fait de présenter des idées à la fois ambitieuses et concrètes, d’où la gratuité scolaire et le système de santé public pour Sanders. Lisez bien : ni sauver les services sociaux ; ni donner un crédit d’impôt de 50$ par année pour l’équipement sportif des jeunes de 4 ans à 9 ans et demi. De l’ambitieux et du concret.

Cela veut dire pas de recentrage politique, mais cela veut aussi dire de lâcher les grandes promesses générales que personne ne comprend. Le recentrage politique transforme la gauche en une pâle copie du centre. Les promesses générales, elles, donnent l’impression d’une déconnexion complète de la réalité des gens et ce, même si elles sont issues de la plus fine et de la plus complète analyse politique.

Là aussi, Bond et Exley invitent à avoir des propositions ou des revendications qui parlent à tout le monde, même à ceux et celles qui ne sont pas politisés, mais il ne faut pas hésiter à viser gros. Selon leur analyse, quand Bernie a invité la population à réaliser une révolution politique aux États-Unis il a été davantage pris au sérieux que vilipendé, car la plupart des gens savent que si on veut changer les choses, c’est d’une révolution dont on aura besoin. Mais sa révolution proposait des changements clairs qui touchaient au quotidien des étasuniens, pas de grands projets vagues.

Quelques nuances

Rules for Revolutionaries, se présente comme une série de règle anhistorique qui libéreraient les forces du big organizing et qu’il faudrait appliquer à la lettre comme les paroles enchantées d’un puissant sortilège. Si l’effet rhétorique opère, il faut néanmoins prendre un peu de recul. Cette proposition est certes stimulante, mais elle est située dans une pratique sociale précise (une campagne de primaire étasunienne) et dans une époque précise (celle d’une grande polarisation politique).

Le big organizing n’est pas pour les époques de politique normale. Personne ne survivrait à deux ans du régime proposé dans ce bouquin. Les organisations qui durent ont leurs cycles : des périodes de militantisme plus intenses, d’autres plus tranquilles. La vie démocratique interne, les travaux politiques de grande ampleur, la structuration et la consolidation organisationnelle : tout cela aussi demande de l’énergie et est utile, mais ça ne peut pas être fait selon les règles de Bond et Exley.

De même, une centralisation de la décision politique totale comme celle mise en place dans la campagne de Sanders n’est intéressante que pour de courtes périodes d’intense mobilisation, comme une campagne électorale ou une grève. Les mouvements sociaux ont, à juste titre, leurs instances démocratiques et leurs débats internes. Ces espaces sont précieux et permettent justement d’arriver avec les idées à mettre sur le terrain ensuite.

Enfin, la campagne de Bernie telle que vécue par Bond et Exley a une particularité, c’est qu’ils n’ont pas eu à créer d’enthousiasme, il était déjà là quand Bond et Exley sont arrivés. Or, l’enthousiasme est nécessaire pour aller voir les gens ou pour les appeler. Parfois, créer l’enthousiasme demande un travail préalable qui n’est pas abordé dans leur texte.

Aucune de ces nuances ne viennent contredire les enseignements principaux du passionnant Rules for Revolutionaries, elles permettent seulement de le situer. Une fois ces nuances faites, il me semble justement que pour des campagnes intenses, courtes et avec des objectifs très précis, ces réflexions sont d’une très grande pertinence.

Aux USA, Bernie Sanders prépare sa « Révolution »

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Le sénateur du Vermont n’a pas disparu de la vie politique américaine au lendemain de sa défaite face à Hillary Clinton. Au contraire. A travers son mouvement “Our Revolution”, il se prépare à doter la gauche américaine d’une émanation politique puissante. Au point d’avaler le parti démocrate?

Un an après, on l’avait un peu oublié. Depuis l’élection de Donald Trump, les campagnes politiques en France, aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni ainsi que le référendum italien ont absorbé la quasi-totalité de l’espace médiatique. Tout juste nos médias traitaient-ils en coup de vent des derniers tweets du président américain et du possible coup de pouce des russes dont il aurait bénéficié. Depuis la campagne présidentielle de l’an dernier (qui a commencé début 2015), beaucoup d’eau a pourtant coulé sous les ponts. Et, contrairement à sa rivale de la primaire démocrate Hillary Clinton, le sénateur Bernie Sanders n’a pas disparu du monde politique du jour au lendemain. Au contraire, il est sur tous les fronts contre les régressions tous azimuts de l’ère Trump et tente d’échafauder une stratégie politique permettant une « révolution » politique dans une des démocraties les plus imparfaites au monde. Il est devenu l’homme politique le plus populaire du pays (57% d’opinions favorables) ! Les signes positifs se multiplient pour son courant de pensée, revitalisant une gauche américaine moribonde depuis plusieurs décennies. Pour autant, des questions cruciales liées à l’avenir ne sont pas encore tranchées, notamment la place du parti démocrate dans cette stratégie.

Après la primaire, un goût d’inachevé

 

Continuer de s’intéresser à un candidat après sa défaite et de surcroît au terme d’une épuisante séquence électorale ayant duré presque deux ans et englouti environ 6.5 milliards de dollars – entre les primaires, la présidentielle et les élections au Congrès – peut sembler absurde. Et pourtant la popularité et la mobilisation autour du sénateur du Vermont ne faiblissent pas. Pour en comprendre les raisons, il convient d’abord de revenir sur les derniers mois de l’élection de 2016 : parti sans soutiens majeurs, sans véritable équipe de campagne et avec très peu de moyens, Bernie Sanders espérait simplement attirer un peu d’attention médiatique et raviver certaines idées dans l’opinion américaine, au-delà des seuls primo-votants démocrates. A la manière d’Alain Juppé en France, Hillary Clinton était déjà couronnée présidente depuis des mois, voire des années, et menait une campagne fade sur des thèmes consensuels et flous sans réels adversaires dans son camp. Son adversaire, avec son franc-parler direct et un programme « socialiste » (terme alors encore associé à l’URSS de la Guerre Froide), attire l’attention des caméras, heureuses de mettre en scène l’affrontement entre David et Goliath, puis d’un public plus large qu’espéré.

En quelques mois seulement, les laissés-sur-leur-faim de l’ère Obama, les clintoniens par défaut et surtout un grand nombre de découragés de la politique s’agrègent pourtant à cette campagne contestataire d’un goût relativement nouveau dans un paysage bipartisan monolithique. Les meetings du sénateur drainent des dizaines de milliers de personnes et les petits dons affluent au point de pouvoir lutter contre la candidate sponsorisée par les multinationales les plus puissantes, Wall Street et la quasi-totalité du parti démocrate. La victoire au rabais de Clinton laisse en bouche un goût de tricherie et d’injustice à ceux qui n’en pouvaient plus d’un système biaisé (rigged) en leur défaveur. Après une campagne caricaturale opposant deux personnages parmi les plus honnis du pays, la grève civique du vote et le système des grands électeurs couronnent Donald Trump et reconduisent le Congrès républicain. Apparaît alors l’immense contraste entre l’engouement retrouvé autour de Sanders et la déshérence du parti démocrate.

Dès le 24 Août 2016, alors que pays n’en peut déjà plus des saillies rances de Trump et des emails de Clinton, qu’il soutient à minima et à contrecœur, Sanders annonce la création de son mouvement « Our Revolution » en direct sur sa chaîne YouTube. Ce choix est dicté par la volonté de transformer le soutien à sa candidature en une base plus pérenne pour une force politique à vocation majoritaire et par la certitude que les problèmes mis en avant lors de sa campagne – inégalités, finance toute-puissante, démocratie et politique étrangère américaine à remettre à plat, système sanitaire et éducatif inégalitaire et protection de l’environnement – ne seront réglés par aucun des deux grands partis ni par aucun de leurs candidats. A l’époque, le lancement du mouvement passe assez inaperçu, mais l’intérêt autour de celui-ci croît exponentiellement dès la fin de l’élection, le 8 Novembre. Le mouvement se donne trois objectifs, tous aussi importants les uns que les autres : revitaliser la démocratie américaine en encourageant la participation politique de millions d’individus, soutenir une nouvelle génération de leaders « progressistes » (dans un sens proche de celui du sénateur) et élever le niveau de conscience politique en éduquant le public américain aux problèmes du pays. En bref, la candidature de Sanders avait labouré le terrain et ravivé la gauche américaine, mais il manquait un outil pour organiser la victoire à moyen terme. Flanqué d’un think-tank simplement nommé « Sanders Institute », Our Revolution s’est doté d’une équipe de direction intégrant des activistes spécialistes des grandes questions clés, soutient de nombreux candidats à différentes échelles de gouvernement et laisse une large autonomie à ses membres quant aux formes d’action choisies. L’image populaire de Bernie Sanders est donc utilisée au profit d’un objectif plus large de prise du pouvoir, de recrutement militant et de levée de fonds ; une stratégie similaire à celle du mouvement Momentum de Jeremy Corbyn et de la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon. Ajoutons que Sanders compte, comme la FI et Podemos, utiliser une stratégie de transversalité. Pour rappel, il s’agit de surpasser les clivages classiques – aux USA, plus de 50% des électeurs se définissent déjà comme indépendants – pour les remplacer par une confrontation avec un ennemi désigné. La nouvelle présidente d’Our Revolution a rappelé que les libertariens favorables au mariage gay, à l’avortement, à une approche plus souple sur les drogues, mais aussi les écologistes ou les Républicains exaspérés par le pouvoir de la finance y trouveraient leur place.

Un pic d’intérêt pour Our Revolution est enregistré par Google au lendemain des élections de Novembre 2016.

 

Sur tous les fronts à la fois

 

Indéniablement, le sujet politique central du cycle politique débuté en Janvier avec l’intronisation de Trump est l’abrogation et le remplacement (repeal and replace) de l’Obamacare, l’emblématique réforme de l’assurance santé, qui, bien qu’imparfaite et complexe, a permis de couvrir près de 20 millions d’Américains supplémentaires. Après l’avoir sabotée et critiquée pendant des années au Congrès – où ils disposent de la majorité depuis 2010 – et au niveau des Etats fédérés, les Républicains doivent désormais démontrer leur capacité à formuler un meilleur système. Néanmoins, les différentes tentatives de repeal and replace ont tourné au fiasco, en mars dernier et actuellement, aucun texte ne parvenant jusqu’à présent à convaincre suffisamment d’élus du GOP pour être adopté. Les Républicains « modérés » refusent de voter des projets de loi extrêmement impopulaires, craignant pour leur réélection, tandis que les ultra-conservateurs du Freedom Caucus estiment que les différents brouillons ne vont toujours pas assez loin dans le massacre du planning familial et du Medicaid, le programme dédié aux plus démunis. Pour vous donner une idée de l’ampleur de la régression sociale souhaitée par les Républicains, voici ce que contenait le dernier plan en date.

Devant l’impasse, le leader républicain du Sénat Mitch McConnell a annoncé qu’il souhaitait désormais abroger l’Obamacare et se donner une période de deux ans pour trouver une solution de remplacement. Un nouveau pas en arrière dans la protection des Américains, mais peut-être aussi l’occasion de dépasser l’Obamacare, plus populaire que jamais, pour enfin mettre en place un système de Sécurité Sociale intégral. C’est en tout cas le point de vue de Sanders, déjà défendu durant la primaire, alors que les Démocrates n’osent guère proposer d’aller plus loin que l’Obamacare, déjà très difficilement mise en place.

La question de l’assurance santé est au cœur des enjeux politiques aux Etats-Unis depuis des décennies, le premier à vouloir instituer un système d’assurance maladie universel étant le président (de 1933 à 1945) Franklin D. Roosevelt, architecte du New Deal keynésien. Tous les présidents démocrates élus depuis s’y sont cassé les dents, notamment Bill Clinton en 1993, ou ont préféré user leur capital politique sur d’autres sujets. Du point de vue historique, l’Obamacare, avec ses très nombreux défauts, était déjà une avancée majeure espérée depuis très longtemps. Mais elle apparaît de plus en plus comme un entre-deux, entre deux visions radicalement opposées : celle des Républicains et celle de Sanders. Les Démocrates manquant de courage politique, le sénateur du Vermont incarne clairement l’opposition aux projets des Républicains sur le sujet en proposant une alternative frontale qui croît rapidement en popularité. Ses arguments font mouche : le système actuel est trop complexe ? Créons une seule caisse de Sécurité Sociale ! Les « piscines » d’assurance (groupes d’individus classés en fonction de leurs risques sanitaires) aggravent les inégalités ? Fusionnons-les toutes ! Le programme Medicaid, articulé entre l’Etat fédéral et les 50 Etats, est affaibli par les gouverneurs républicains ? Fondons-le dans un système unique ! Longtemps décrié pour son coût et sa supposée infaisabilité, le single-payer healthcare est dorénavant la forme d’assurance maladie choisie par au moins un tiers des américains (et d’une majorité de Démocrates) jaloux des systèmes européens et canadien. Pour l’instant, Sanders pourra au moins se targuer d’un soutien majeur, celui du puissant syndicat National Nurses United.

Si la réforme de l’assurance santé est le sujet politique d’ampleur du moment et constitue un point de différenciation clé avec le parti démocrate, le combat continue et se structure autour de nombreuses autres revendications. L’administration républicaine laissera sans doute le salaire minimum fédéral au très bas niveau de 7.25$ (environ 6,3€) l’heure, mais certaines villes ou Etats ont accepté une forte hausse de celui-ci, parfois jusqu’au niveau, revendiqué par Sanders et le mouvement Fight for 15, de 15$ l’heure. C’est notamment le cas – avec une mise en place progressive cependant – dans les grandes métropoles acquises aux Démocrates que sont New York, Los Angeles, San Francisco, Seattle ou Pittsburgh et dans les Etats de Californie, de l’Oregon, de New York et de Washington D.C. Loin d’être encore gagné au niveau fédéral, ce combat né dans l’industrie du fast-food, a au moins démontré qu’il ne conduisait pas à des pertes d’emplois majeures dans les grandes métropoles prospères où le coût de la vie est élevé. Il réintroduit par ailleurs des méthodes de lutte (grève, syndicalisation, boycott, manifestations…) presque disparues dans un pays au libéralisme écrasant.

La lutte pour la gratuité des études supérieures, alors que l’étudiant moyen de 2016 finissait ses études avec 37.172$ de dettes en moyenne, progresse également au niveau des Etats et des villes : le Tennessee, l’Etat de New York et l’Oregon, San Francisco, et peut-être bientôt le Rhode Island, ont mis en place des politiques de tuition-free college selon des critères différents mais accordant globalement la gratuité au plus grand nombre. Etant donné la charge considérable pesant sur l’économie et les risques pour les marchés financiers que représente la masse accumulée de plus de 1.400 milliards de dollars de dettes, dont plus de 11% font défaut ou connaissent des retards de paiement, la situation est devenue insoutenable. Ce combat pour la gratuité était une des propositions phares de Sanders, reprise sans grand entrain par Hillary Clinton pour les étudiants dont les familles gagnent moins de 125000$ par an ; il n’y a plus aucun doute que l’urgence d’une solution à l’explosion de la dette étudiante a rendu cette question incontournable. Le vote des jeunes  dépendra largement  des positions des candidats sur cette question. Parallèlement, la forte mobilisation contre le Dakota Access Pipeline, traversant la réserve sioux de Standing Rock, ainsi que l’exaspération de millions d’américains après la décision de quitter l’accord de Paris de la COP21, ont montré l’impatience d’un nombre croissant d’Américains, notamment les jeunes, de mener une politique enfin respectueuse de l’environnement.

Toutefois, Bernie Sanders n’a pas oublié ses faiblesses sur certaines thématiques durant les primaires, en premier lieu celles, intrinsèquement liées, des relations interraciales et de la réforme du système juridico-pénitentiaire. Les pouvoirs considérables d’une police fortement marquée par le racisme, notamment dans les Etats du Sud, sa militarisation croissante et la mise en place d’une politique de tolérance zéro et d’incarcération de masse depuis les années Nixon ont largement contribué à ravager les communautés afro-américaines et hispaniques. Or, Sanders s’est longtemps montré très silencieux sur ce sujet-clé, ce qui lui a sans doute coûté la victoire de la primaire démocrate. Hillary Clinton, bien qu’épouse du président qui a mis en place une loi d’incarcération massive en 1994, avait parfaitement intégré les revendications et joué sur les cordes sensibles, religieuses entre autres, de l’électorat afro-américain. Le contraste avec la situation actuelle est saisissant : ces questions sont maintenant pleinement intégrées dans les propos de Sanders et de son mouvement, marqué par la diversité ethnique de ses membres et de « ses » élus. L’arrivée au sein de Our Revolution de Matt Duss, analyste géopolitique spécialiste du Moyen-Orient très critique vis-à-vis du soutien inconditionnel des Etats-Unis à Israël et à l’Arabie Saoudite, devrait quant à elle aider le mouvement à formuler des propositions de politique internationale alternatives au néoconservatisme caractérisant presque tous les politiciens des deux grands partis. Il faut dire que la seule critique de la guerre d’Irak, pour laquelle avait voté Hillary Clinton, ne constituait pas un programme suffisant…

Un très bon article de Vox démontre que Bernie Sanders a désormais tout du candidat démocrate parfait pour 2020, étant donné la convergence sur certains sujets, la popularité croissante d’un système de sécurité sociale public unique et… l’abandon de certains éléments de son programme de l’an dernier. L’interdiction totale de la fracturation hydraulique – une méthode d’extraction des gaz de schiste extrêmement polluante -, le démembrement des grandes banques en de plus petites entités ainsi que la mise en place d’une taxe carbone semblent avoir fait les frais d’une certaine modération de Sanders en vue accroître ses chances de séduction auprès des Démocrates.

 

Quelle relation avec le parti démocrate ?

 

Associer Sanders au camp démocrate peut sembler aller de soi étant donné leur aversion commune pour les Républicains et le fait qu’il ait concouru à la primaire du parti. La réalité est pourtant bien plus complexe. Tout d’abord, il faut rappeler que Bernie Sanders est depuis toujours un indépendant, c’est-à-dire qu’il n’est affilié à aucune machine politique partisane ; il a d’ailleurs souvent été le seul élu dans ce cas au niveau fédéral. Comme il l’a expliqué de nombreuses fois, sa décision de participer à la primaire démocrate était avant tout basée sur la volonté d’attirer l’attention médiatique et de briser le discours néolibéral « progressiste » d’Hillary Clinton. Par ailleurs, le parti démocrate n’a rien d’un parti de la classe ouvrière ni même d’un parti social-démocrate. Son histoire, vieille de près de 200 ans et très bien résumée dans cette vidéo, débute autour du général Andrew Jackson, candidat à la présidence en 1820. Jusqu’au début du XXème siècle, le parti défend l’esclavage puis la ségrégation et la supériorité blanche. La présidence de Woodrow Wilson (1913-1921), puis le New Deal de Roosevelt et la fin de la ségrégation sous Johnson ancrent le parti dans une position de défense des minorités ethniques. Depuis cette période, les Démocrates se sont certes montrés plus compatissants que les Républicains à l’égard des revendications socio-économiques, mais, excepté sous l’ère Roosevelt, ils n’ont jamais été à l’avant-garde de ces revendications. Au contraire, ils en ont souvent ralenti la mise en place par rapport aux souhaits des syndicats et des classes populaires. Il faut dire qu’excepté le parti socialiste des Etats-Unis au début du 20ème siècle, les Démocrates n’ont jamais eu de véritable concurrent sur leur gauche et n’ont donc guère été intéressés par cet espace politique à mesure que les élections sont devenues de plus en plus coûteuses et que les gros intérêts ont financé des campagnes électorales et des armées de lobbyistes puissants.

Du début des années 1990 à la primaire de l’an dernier, le parti démocrate était complètement acquis à la « troisième voie » néolibérale, parfois abusivement qualifiée de centriste, façonnée par Bill Clinton et ses alliés « New Democrats ». De manière semblable au destin du Labour britannique sous Tony Blair et du SPD allemand de Gerhard Schröder à la même période, les Démocrates ont jeté toute forme de défense des classes populaires et bruyamment embrassé la « modernité » néolibérale mondialisée, tout en conservant dans leurs programmes l’expansion des droits des femmes et des individus LGBT, la défense du multiculturalisme, etc. La présidence de Bill Clinton a symbolisé plus que toute autre cette utopie – ou dystopie selon les points de vue – de « fin de l’histoire », la politique ne consistant plus en un affrontement de visions différentes mais simplement en une gestion au jour le jour de projets, le tout dans le cadre supposé parfait, donc indépassable, du capitalisme mondialisé. Depuis, les Démocrates se reposaient donc mollement sur une coalition électorale principalement somme des minorités ethniques en se contentant de leur promettre beaucoup pour leur offrir très peu, le conservatisme passéiste ainsi que les relents de racisme et de xénophobie des Républicains faisant le reste. Cette stratégie à la Terra Nova semblait vouée à un futur prometteur étant donné l’expansion durable de leur coalition sociale du fait de l’immigration et d’une natalité plus prononcée parmi les minorités ethniques. La réintroduction d’un discours de classe par Sanders a dynamité toute cette stratégie en rappelant la soumission volontaire des Démocrates aux grands intérêts financiers. Ce discours a très rapidement ouvert une brèche dans le parti. La majorité de la base du parti se montre désormais favorable aux opinions défendues par Sanders, offrant « un futur auquel rêver » (a future to believe in, le slogan de campagne de Sanders) mais les élus sont toujours largement acquis au néolibéralisme classique et retardent tout changement.

Etant donné la puissance considérable du parti démocrate, à travers son réseau d’élus, ses capacités financières et sa longue expérience politique, on pourrait penser que le choix de transformer le parti démocrate plutôt que de l’outrepasser n’en est pas un. En réalité, les 2 mandats d’Obama ont laissé un parti très affaibli, ayant perdu le pouvoir dans les deux chambres du Congrès, à la Maison Blanche, dans la majorité des Etats et aux idées sans doute bientôt minoritaires à la Cour Suprême. Les « liberals » se retrouvent retranchés dans leurs bastions métropolitains sur les deux côtes et se contentent de répéter des slogans creux et de critiquer les Républicains. Même dans des districts à la sociologie très favorable (c’est-à-dire au niveau d’éducation et de revenu élevé), tel que le 6ème de Géorgie, et avec des moyens colossaux, ils ont systématiquement perdu leur pari de capturer les 4 sièges au Congrès libérés par les nominations au sein de l’administration Trump. La persistance dans une stratégie centrée sur les électeurs aisés « modérés », qui ont pu voter républicain auparavant, en considérant que le rejet de Trump serait un argument suffisant, est un échec lamentable. Comme aime le rappeler Sanders : « Les Républicains n’ont pas gagné l’élection, les Démocrates l’ont perdu ».

Quant aux questions de financement, les derniers mois ont largement démontré que l’argent était loin d’être la question essentielle : Trump a mené une campagne à moindre coût en obtenant des heures de couverture médiatique gratuitement après chaque scandale et même dégagé du profit en vendant des produits sponsorisés. Sanders a réussi à lever cet obstacle à travers les petits dons individuels d’un montant moyen de 27$. Jeb Bush et Hilary Clinton, les candidats gonflés par l’intérêt que leur portait Wall Street, se sont avérés être des bulles spéculatives.

Le contexte semble donc permettre une stratégie de contournement du parti démocrate si le besoin s’en faisait sentir. Jusqu’à présent, Sanders maintient aussi longtemps que possible les deux options, espérant prendre suffisamment de pouvoir sur le parti pour pouvoir en faire son arme de guerre, mais se réservant la possibilité d’une candidature indépendante ou third-party si cela s’avérait impossible. Reste que la prise de contrôle du parti est ardue : Avec l’éclipsement d’Hillary Clinton, le leader de facto du parti au sein des institutions se trouve être Nanci Pelosi, cheffe de la minorité démocrate à la Chambre des Représentants depuis de nombreuses années et personnage clé parmi les démocrates néolibéraux. L’élection du président du Comité National Démocrate (DNC) en février 2017, plus ou moins titre de chef du parti, a donné lieu à de vives tensions au sein du parti et le candidat soutenu par Bernie Sanders, le congressman démocrate du Minnesota Keith Ellison, figure de la gauche du parti et soutien de Sanders pendant les primaires, a dû s’incliner face à Tom Perez, ex-ministre du travail d’Obama. Le soutien de Sanders à Rob Quist pour une élection spéciale dans le Montana ou à Tom Perriello à la primaire démocrate pour l’élection du gouverneur de Virginie n’ont pas non plus été suffisants pour assurer une victoire…

 

La période à venir sera décisive

 

Sauf imprévu, les jeux électoraux sont clos pour cette année et la bataille centrale devrait demeurer celle de la santé. Mais l’année 2018, sera décisive : marquée par les midterms, élections de mi-mandat remettant en jeu l’ensemble des 435 sièges de la Chambre des Représentants et un tiers de ceux du Sénat, elle permettra de prendre le pouls de l’opinion vis-à-vis des Républicains, de l’alternative démocrate classique et de celle proposée par Sanders à travers les candidats soutenus par son mouvement. La candidature de Ben Jealous, leader du NAACP, une organisation de défense des droits civiques, au poste de gouverneur du Maryland, un état historiquement acquis aux Démocrates centristes et actuellement dirigé par un Républicain, s’annonce déjà comme l’une des plus importantes à surveiller.

La stratégie des Démocrates pour les midterms a certes légèrement évolué ces derniers jours dans le sens de celle de Sanders avec l’annonce d’un programme de redistribution dénommé “Better Deal”, mais le parti continue à refuser de se positionner clairement: il entend défendre un salaire minimum de 15$, mais sans les syndicats (pas même nommés une seule fois dans le programme) et encourager la création d’emplois bien payés par d’énièmes remises d’impôts. Aucune avancée sur le coût des études, le système de santé ou la politique étrangère. Notons aussi que les Démocrates ne remettent toujours pas en cause l’origine des financements de leur parti et de leurs campagnes, c’est-à-dire les centaines de millions de dollars de Wall Street et d’autres secteurs influents, pas plus que le pouvoir considérable des lobbys. Enfin, l’objectif de récupérer les 7 millions d’anciens électeurs d’Obama ayant préféré Trump à Clinton l’an dernier, ne semble pas abandonné. En se contentant de demi-mesures, de contresens et d’un peu plus de compassion sociale que les Républicains, les Démocrates ne semblent percevoir l’impatience des Américains pour un tournant majeur. S’ils adviennent, les changements majeurs dans le parti ne devraient apparaître qu’après 2018.

Au-delà de 2018, tous les scénarios demeurent ouverts quant à la ligne choisie par le Parti Démocrate et par Sanders et son mouvement. Mais il est une question dépourvue d’échéance claire qui ne pourra être évitée à terme : celle de l’identité du successeur.e de Sanders. L’homme politique a peut-être de bonnes chances de gagner la présidentielle de 2020 mais il sera âgé de 79 ans lors de sa prise de fonction, 9 de plus que Trump actuellement, déjà le plus vieux président lors de son élection. Deux mandats feraient monter ce total à 87 ans et les risques pour sa santé n’en seraient que croissants. Malgré son excellent état de santé à l’heure actuelle, son âge et la charge physique que représentent une campagne de près de 2 ans ainsi que le métier de président, rappellent la nécessité pour Sanders de trouver rapidement un.e protégé.e, qu’il s’agisse soit d’un futur colistier et futur président en cas de victoire puis de décès, soit d’un allié clé au Congrès ou au Sénat. Or, Sanders demeure pour le moment « le seul gauchiste célèbre aux Etats-Unis » selon les mots de The Week. Keith Ellison se construit une figure à l’échelle nationale mais cela prendra encore du temps. Nina Turner, ancienne sénatrice démocrate de l’Ohio de 2008 à 2014 et leader d’Our Revolution depuis le 30 Juin, est également citée. Reste la question d’Elizabeth Warren, sénatrice démocrate du Massachussetts depuis 2012 qui s’est fait un nom au Bureau de la Protection des Consommateurs dans les années Obama. Décrite comme la représentante de l’aile gauche du parti démocrate, elle n’avait pourtant pas soutenu Sanders, préférant rester neutre pour ensuite s’associer au sénateur ou infléchir l’agenda de Clinton. Cette tactique politique de même que sa fidélité aux Démocrates lui donnent une mauvaise image auprès des militants pro-Sanders qui, d’une certaine manière, la perçoivent comme les militants de la France Insoumise perçoivent Benoît Hamon.

Loin d’avoir abandonné le combat, Bernie Sanders prépare donc l’avenir. Sa popularité personnelle, la montée en puissance de son mouvement et l’agonie de la stratégie électorale des « New Democrats »  constituent une fenêtre d’opportunité inédite pour transformer radicalement la politique américaine.  Se contenter de s’opposer à Trump et à l’agenda du parti républicain ne fait pas recette, seule la capacité à proposer une alternative cohérente et enviable sera récompensée dans les urnes. La « révolution » concoctée par Sanders en prend le pas. Affaire à suivre, sur LVSL évidemment.

Crédits photos : ©Michael Vadon. Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0)

Politique occidentale : vers la tripartition ?

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© Gymnasium Melle . Licence : Creative Commons Attribution 2.0 Generic license. © mélenchon.fr © Presidencia de la Republica mexicana. Licence : Creative Commons Attribution 2.0 Generic license.

Malgré la très mauvaise image de l’activité politique au sein des populations, c’est bien celle-ci qui s’apprête à se réorganiser en profondeur pour absorber les turbulences actuelles. Si la crise politique occidentale actuelle est porteuse d’un vent « dégagiste », la politique, avec un grand P vit un retour impressionnant de rapidité et de violence. Il y a quelques années encore, la « fin de l’histoire » et la mondialisation heureuse semblait guider l’ordre politique mondial, et de conflits d’idées, voire d’idéologies, il n’y aurait plus. 

Aussi profonde que soit la crise politique, elle n’en est encore qu’à ses débuts et les difficultés à former des gouvernements seront encore présentes aussi longtemps que le décès des formations bipartites traditionnelles ne s’est pas achevé. Toutefois, chaque crise finit par un dénouement et aujourd’hui, 3 grands courants idéologiques, conjuguant chacun le populisme de sa propre façon, sont en train de se former pour prendre la relève.

« Radicalisation » des forces libérales

C’est sans doute le courant politique que l’on attendait le moins, tant les logiques néolibérales régissent déjà notre planète. Si le libéralisme économique règne d’ores-et-déjà presque partout, ce sont souvent des formations politiques de centre-droit ou de « troisième voie » autrefois de gauche qui l’ont mis en place. La nouveauté actuelle réside plus dans l’émergence, ou la réémergence de courants authentiquement libéraux, voire de plus en plus orientés vers le libertarisme.

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Justin Trudeau, premier ministre libéral du Canada. © Joseph Morris. Licence : Attribution-NoDerivs 2.0 Generic (CC BY-ND 2.0)

L’un des grands atouts de ces forces libérales est d’avoir assez peu gouverné ces dernières années, bien que leur programme économique soit largement repris ailleurs dans le spectre politique. Le cas des Liberal-Democrats britanniques, ayant gouverné avec David Cameron de 2010 à 2015 est un bon contre-exemple. Cet argument est loin d’être mineur, à l’heure où les partis et les responsables politiques traditionnels sont plus discrédités et haïs que jamais. La lutte contre la corruption et l’accroissement de la transparence tiennent d’ailleurs une place importante dans les programmes libéraux, notamment dans celui de Ciudadanos en Espagne. La jeunesse et la supposée fraîcheur des leaders est également importante dans l’attrait qu’il suscite. Il suffit de penser à Albert Rivera, 37 ans, Emmanuel Macron, 39 ans ou même aux 45 ans de Justin Trudeau.

L’autre grande force de ces mouvements est d’allier le libéralisme moral ou culturel à l’économique, aidant en quelque sorte à faire passer la pilule. La mobilité des individus, la dépénalisation ou la légalisation des drogues, la bienveillance à l’égard du multiculturalisme, la reconnaissance et la protection des droits des minorités sont ainsi défendues clairement. Ici, le meilleur exemple venant à l’esprit est bien sûr celui de Justin Trudeau, télégénique premier ministre du Canada, ayant promis la légalisation de la marijuana, participant à la Gay Pride, accueillant déjà plus de 40.000 réfugiés syriens et ayant formé un gouvernement paritaire et pluriethnique.

L’influence du « capitalisme californien » y est particulièrement forte, en lieu et place d’un Wall Street trop discrédité. Le vocabulaire et les pratiques de la Silicon Valley sont en effet omniprésents : « l’innovation » fait l’objet d’un culte absolu, les codes de la communication de l’ère digitale sont parfaitement maitrisés (jusqu’aux messageries instantanées durant les meetings de Macron), l’entreprise y est décrite positivement (Google, Apple, Facebook, Tesla ne font-ils par rêver ?) et l’uberisation de tout est associée à un progrès. D’ailleurs, certaines personnalités publiques du monde de l’entreprise high-tech se positionnent de plus en plus en potentiels candidats, tel Mark Zuckerberg.

Parfois affublés du qualificatif « d’extrême-centre », qui ne fait pas l’unanimité en raison de leur nature syncrétique, ces formations ont appris à exploiter le populisme pour leurs intérêts, en rejetant tout amalgame avec les conservateurs et les anciens partis de gauche schizophrènes, en s’opposant systématiquement à la corruption et en jouant sur leur image « neuve ». Ce populisme libéral s’est construit sa propre centralité en opposant clientélisme, immobilisme, arriération et dynamisme, multiculturalisme et un supposé « progressisme ». Cela correspond typiquement aux lignes éditoriales de The Economist, de Les Echos ou de Vox.

En fait, le projet civilisationnel porté par ces nouveaux mouvements n’est ni plus ni moins que l’absolutisation de l’individualisme et de l’utilitarisme. Parfois décrite comme une « société liquide » ou une « société d’image » remplie d’interactions toutes plus superficielles les unes que les autres, la recherche de l’aboutissement de la « concurrence pure et non faussée » ne manquera pas d’achever le remplacement d’une solidarité organique, locale et traditionnelle par une solidarité mécanique mondialisée faite d’écrans, d’applications en tout genre et d’automatisation généralisée.

L’électorat de ces libéraux next-gen est avant tout constitué des gagnants de la mondialisation, bien éduqués, parfois expatriés, métissés et très majoritairement urbains. Ils voient dans l’Union Européenne un organisme qui facilite leurs déplacements, professionnels comme touristiques, et fond les « marchés » et les cultures nationales dans une grande soupe, riche de « flexibilité ». A ceux-là, la violence du modèle économique libéral à l’égard des « autres » n’émeut pas, ou plutôt est invisible, loin de leurs métropoles, de leurs écrans et de leurs pratiques hipster.

La nouvelle droite radicale au plus haut

Le populisme de droite radicale est une réalité de plus en plus incontestable dans de nombreuses démocraties occidentales, mais pas que. Le désenchantement du passage au libéralisme économique et de l’entrée dans l’UE de nombreux pays de l’ancien bloc de l’Est, associé à la discréditation encore fraîche de l’expérience communiste, a nourri une poussée d’extrême-droite que personne n’avait senti venir : PiS en Pologne, la Fidesz en Hongrie et toute une nébuleuse de mouvances nationalistes dans les autres pays.

Le clivage discursif utilisé par la droite radicale est simple : les nationaux, bons petits travailleurs et contribuables, se font rouler dans la farine à la fois par les immigrés, légaux comme illégaux, qui « profitent du système » et apporte l’insécurité, et par les pays étrangers ou institutions supranationales. La subtilité des nouveaux populistes de droite est également de récupérer un certain nombre de critiques de la gauche traditionnelle, à la fois pour susciter les votes des victimes de la mondialisation libérale coorganisée et pour s’offrir un vernis populaire. En sont les reflets la stratégie de Donald Trump, « milliardaire en col bleu », d’accuser la Chine ou le Mexique ou celle de Marine Le Pen, héritière et dirigeant d’un parti mouillé dans de nombreuses affaires, de pointer la responsabilité de l’UE dans tous les problèmes nationaux. Cette stratégie de triangulation s’est révélée d’autant plus efficace que la « gauche » de gouvernement participait ouvertement à la mise en place de politiques néolibérales, permettant un passage à droite toute du vote ouvrier.

En arrivant au pouvoir dans de nombreux états, la droite radicale populiste franchit une nouvelle étape, encore inimaginable il y a quelques années. Pourtant, cet accès aux responsabilités pose problème car elle se retrouve face à ses propres incohérences.

Pour l’instant, l’extrême-droite parvient à contourner ces problèmes en trouvant de nouveaux boucs-émissaires et en usant de la rhétorique d’un complot institutionnel à son égard, ce qui lui permet en outre de conserver une apparence « antisystème » et de revendiquer l’accès à toujours plus de pouvoir. Trump continue par exemple à tenir des meetings alors qu’il est élu, en se faisant passer comme victime des juges, qui empêchent son « Muslim Ban » d’entrer en vigueur, et des médias, « parti de l’opposition », qui tirent à boulets rouges sur tout ce qu’il fait. De manière semblable, les attaques de Vladimir Poutine contre la Cour Européenne des Droits de l’Homme lui permettent à la fois d’alimenter son discours de « victime de l’Occident » et de légitimer la sortie de son pays d’une institution qui s’est déjà montrée nuisible à son égard.

Une gauche populiste en plein essor

Longtemps divisée entre deux courants que Manuel Valls avait un jour qualifié « d’irréconciliables », entre sociaux-démocrates convertis au libéralisme et radicaux ne s’adressant qu’aux marges, la « gauche » semble enfin amorcer un renouveau populiste. Sur les préconisations théoriques de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau, les dernières années ont conduit à la profusion de nouveaux mouvements. Le cas de Podemos est sans doute le plus éloquent, le jeune parti ayant, jusqu’à récemment en tout cas, construit son discours sur la lutte du peuple contre les forces de l’argent, des multinationales aux politiciens véreux, en passant par l’industrie financière, la Commission Européenne et l’éditocratie médiatique. La « caste » régulièrement évoquée par Jean-Luc Mélenchon et le « top 1% » de Bernie Sanders sont de la même manière les avatars des ennemis du peuple.

Les thématiques environnementales et la volonté d’un renouveau démocratique des institutions trouvent également toute leur place au sein de cette dichotomie, puisque l’immobilisme patent sur ces questions est expliqué par l’influence des lobbys et les intérêts des élites économiques. La lutte des classes, dans sa vision économique théorisée par Marx, se retrouve dès lors enrichie de nouvelles dimensions intrinsèquement liées à la répartition des richesses. Comment imaginer améliorer la situation climatique et environnementale sans une hausse du pouvoir d’achats des ménages ? Comment relancer l’économie sans de vastes plans de protection de l’environnement ? Comment, enfin, changer le système économique sans une refonte d’institutions sclérosées par le clientélisme, l’opportunisme et les conflits d’intérêts ou la récupération du pouvoir transféré aux bureaucrates bruxellois ?

Pour gagner, les populistes de gauche tentent donc à la fois de rejeter les marqueurs trop clivants de la gauche radicale classique et d’intégrer les nouveaux combats clairsemés que sont l’antiracisme, l’écologie, le féminisme ou l’altermondialisme. Cette « coalition des précaires », vise à réunir étudiants surdiplômés condamnés aux stages et aux petits boulots, « zadistes » décroissants, pacifistes, féministes ou minorités ethniques victimes de discrimination autant que syndicalistes, chômeurs, retraités précaires et ouvriers, électeurs de gauche plus traditionnels. Etant donné la réalité des inégalités et la prévalence de la hantise du déclassement, ce peuple potentiel rassemblant bien au-delà des frontières habituelles de la gauche a toutes les chances de pouvoir former une majorité électorale. Le problème réside plutôt dans l’inaudibilité des discours de la nouvelle gauche populiste dans les médias dominants, d’où la nécessité d’une offensive culturelle gramscienne considérable.

 

L’irrémédiable déclin des forces du passé

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Angela Merkel et Sigmar Gabriel, partenaires dans la grande “Koalition” © OTRS. Tobias Koch. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Germany license.

Si le débat sur la pertinence du clivage gauche-droite bat son plein en Europe, c’est bien parce que ces nouvelles formations politiques, viennent brouiller les lignes traditionnelles. Mais c’est aussi en raison de l’ébranlement du bipartisme traditionnel, entre la « gauche » et la « droite », tellement aseptisées au fil du temps que beaucoup les associent dans un même rejet. Les anciens partis « de gauche » se sont fourvoyés dans le néolibéralisme, par exemple à travers la « troisième voie » au Royaume-Uni ou la pratique des grandes coalitions en Allemagne et au Parlement Européen, tandis que le conservatismes chevronnés des partis « de droite » peinent à récolter le soutien des jeunes cadres, entrepreneurs et autres CSP dominantes, qui n’ont que faire de la religion et des traditions tant que le business fonctionne.

En France, la dynamique autour des campagnes de Benoît Hamon et François Fillon a rapidement pris du plomb dans l’aile, et ce malgré la prétendue légitimité qu’étaient censée leur apporter des primaires où c’est avant tout le dégagisme qui s’est exprimé. Le premier a été pris dans de multiples scandales dont les tentacules s’étendent chaque jour; sa guerre contre le « lynchage médiatique » dont il prétend faire l’objet, si elle a convaincu des partisans dont la moyenne d’âge n’invite pas à être confiant pour le futur du parti, a éloigné les sympathisants hésitants. Le second, refusant d’assumer le bilan d’un quinquennat désastreux qu’il n’a que très mollement critiqué, a vu son électorat potentiel être en partie siphonné par Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron et peine à remplir les salles.

Le second tour de la présidentielle se déroule finalement sans l’un ni l’autre, répliquant les séismes politiques de la présidentielle autrichienne et des élections espagnoles de Décembre 2015 où le bipartisme traditionnel s’est pris une claque à en faire pâlir Manuel Valls. Les Républicains et le PS semblent de plus en plus devoir choisir entre le schisme, la métamorphose ou la marginalisation. Qu’importe ? Pour beaucoup, la droite et la gauche de gouvernement et ses avatars étrangers ont montré ce dont ils étaient capables et le futur se dessine autour de ces 3 nouveaux courants politiques. Un match qui s’annonce d’une violence considérable.

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Le retour de l’homme au couteau entre les dents

Les caricatures du sans-culotte assoiffé de sang et de l’homme au couteau entre les dents ont encore de beaux jours devant elles. A l’heure de la société médiatique, ces vieux procédés propagandistes ont été adaptés et remis au goût du jour, et servent toujours le même intérêt : discréditer la gauche de transformation sociale. Jeremy Corbyn, Bernie Sanders et Jean-Luc Mélenchon, trois personnalités politiques dont les tempéraments, les parcours et les projets de société sont pourtant bien différents, n’y échappent pas.

La bestialité de l’homme de « gauche radicale »

Jeremy Corbyn, Jean-Luc Mélenchon et Bernie Sanders sont les cibles régulières d’accusations plus ou moins voilées d’agressivité, de hargne, voire d’un penchant pour la violence, de la part de leurs adversaires politiques et médiatiques. C’est ainsi que les cadres du Parti Démocrate du Nevada s’étaient plaints de la violence des partisans de Bernie Sanders lors d’une convention démocrate et en avaient, à mots à peine couverts,  attribué la responsabilité à Bernie Sanders qui conduirait, selon eux, une campagne ayant un « penchant pour la violence » dans le cadre des primaires démocrates. Démenti catégorique de Sanders. S’ensuit un rétro-pédalage de la direction locale du Parti Démocrate… Plus tôt, c’était l’équipe de campagne de sa rivale, Hillary Clinton, qui déclarait s’attendre à un Bernie Sanders « agressif » à la veille d’un des débats télévisés entre les deux rivaux démocrates. Le soupçon ne se dissipera pas autour du sénateur Sanders… La fâcheuse habitude de la presse dominante d’illustrer ses articles de photos qui montrent les impétrants avec le regard hargneux, la bouche grande ouverte et le doigt rageur ou encore avec le cheveu hirsute, concourent à renforcer le soupçon de violence et véhiculent, dans l’opinion publique, une image proprement caricaturale des trois hommes de gauche.

Affiche d'un syndicat de petits et moyens patrons (1919)
Affiche d’un syndicat de petits et moyens patrons (1919)

L’image médiatico-politique qui se construit à leurs dépens nous renvoie inlassablement à l’image d’Épinal de l’homme au couteau entre les dents, la caricature diffamante dont les communistes faisaient l’objet pendant l’entre-deux-guerres. Les clichés ont la vie dure et, malgré la chute du bloc de l’Est, les médias dominants continuent de surfer sur la peur du communisme… Une étude conduite par des chercheurs de la London School of Economics, a, par exemple, montré que pendant les deux dernières semaines de campagne pour le leadership du parti Travailliste en 2015, Jeremy Corbyn avait été assimilé de manière péjorative à un communiste dans 42% des articles des 8 journaux de référence considérés. Jeremy Corbyn s’est pourtant toujours déclaré socialiste.

Affiche du British Conservative Party (1909)
Affiche du British Conservative Party (1909)

L’agressivité, la violence et la hargne sont autant de traits que l’on attribue à la bête sauvage dans l’imaginaire collectif. La bestialisation dont ils font l’objet permet à leurs adversaires de décrédibiliser de manière pernicieuse le courant politique tout entier qu’ils incarnent dans leurs pays respectifs. La colère populaire face aux injustices, dont ils entendent être les porte-parole, est alors présentée et traitée non pas tant comme l’expression politique d’un sentiment humain d’indignation, mais plutôt comme l’expression d’un bas instinct animal qu’il convient de réprimer. Ainsi, les positions anti-impérialistes et anti-OTAN de Jean-Luc Mélenchon et de Jeremy Corbyn leur valent des accusations persistantes d’accointance avec Vladimir Poutine pour le premier et avec le Hamas pour le second de la part du camp atlantiste. Par quel tour de force rhétorique leurs adversaires politiques et médiatiques arrivent-ils à insinuer une proximité idéologique entre ces deux partisans convaincus de la pertinence d’une société multiculturelle, de l’égalité homme-femme et des droits LGBT avec deux partis politiques aussi réactionnaires que Russie Unie et le Hamas ? L’explication est toute trouvée : leur penchant commun pour la violence et son utilisation en politique.

L’image du révolutionnaire sanguinaire associée à la « gauche de la gauche » en France

Au pays de la Grande Révolution de 1789, un imaginaire révolutionnaire sanguinaire s’est forgé depuis la restauration thermidorienne, et perdure encore aujourd’hui. La réduction de la Révolution Française à sa violence ne date pas d’hier et est typique de la pensée libérale comme le rappelle la journaliste Mathilde Larrère d’Arrêt sur images dans une leçon d’histoire à Thierry Ardisson et Karine Le Marchand.

Gravure de l'exécution de Louis XVI
Gravure de l’exécution de Louis XVI

Cet imaginaire fait de têtes sur des piques, de guillotines et de sang dans la Seine sert toujours à discréditer et écorner l’image des Montagnards d’hier et d’aujourd’hui. On peut citer en exemple le bien-nommé magazine “Capital” qui a publié, il y a quelques jours, un article intitulé “Impôt : la “révolution fiscale de Mélenchon s’annonce sanglante pour les plus aisés”. On se souvient également de Laurence Parisot qui, lors de la campagne présidentielle de 2012, n’a pas hésité à dépeindre Jean-Luc Mélenchon en « héritier de la Terreur ». En 2017, c’est au tour de Benoit Hamon de reprendre la vieille rengaine de l’ancienne patronne du MEDEF. En effet, suite à la demande de clarification de la part de Jean-Luc Mélenchon dans l’éventualité d’une alliance, le candidat socialiste a répondu en déclarant qu’il était contre « l’idée d’offrir des têtes » et alimente, par cette allusion, les clichés du révolutionnaire violent qui collent à la peau de Jean-Luc Mélenchon. Tout en faisant mine de continuer à tendre la main au candidat de la France Insoumise, le candidat socialiste marque symboliquement une distinction nette entre la tradition politique dont il est issu et celle dont se réclame Jean-Luc Mélenchon. De manière paradoxale, il avalise inconsciemment la théorie des deux gauches irréconciliables de Manuel Valls par l’image à laquelle il a recours, alors même qu’il n’avait eu de cesse de la pourfendre tout au long de la campagne des primaires du PS.

L’argument ultime de la folie

"Le Labour a choisi Corbyn car c'était le plus fou dans la salle" - Bill Clinton (The Guardian)
“Le Labour a choisi Corbyn car c’était le plus fou dans la salle” – Bill Clinton (The Guardian)

Ces hommes sont régulièrement taxés d’hystérie, de mégalomanie, de paranoïa, de folie des grandeurs, d’égocentrisme… Ce sont autant de termes plus ou moins médicaux qui renvoient à différentes pathologies mentales. C’est l’argument ultime de la folie. Selon des informations Wikileaks abondamment reprises par la presse internationale, Bill Clinton s’est moqué de Jeremy Corbyn, à l’occasion d’un discours privé, en expliquant que s’il avait été élu à la tête du Labour en 2015, c’est parce que les travaillistes avaient choisi « la personne la plus folle dans la salle ».  Si leurs idées paraissent si saugrenues, c’est bien parce que quelque chose ne tourne pas rond dans la tête de ces gens-là! Ces gens-là sont fous ! Ce sont des aliénés ! Étymologiquement, l’aliéné est celui qui est autre que ce qu’il paraît. Sous l’apparence de l’homme de gauche, se cache une bête. Le procès en bestialité, on y revient toujours …

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