Victoire écrasante en Iowa : en 2024, le retour de Donald Trump ?

Donald Trump en 2021. © Gage Skidmore

Malgré les affaires et sa tentative de putsch en 2020, Trump a triomphé à la primaire de l’Iowa le 16 janvier dernier, devançant son plus proche adversaire de 30 points. Archi-favori pour représenter le camp républicain, l’ancien Président devrait vraisemblablement affronter de nouveau Joe Biden à la fin de l’année, candidat par défaut du camp démocrate. Compter sur les affaires de Trump, une mobilisation de dernière minute pour « défendre la démocratie » ou un bilan macro-économique positif, comme semble le faire l’actuel locataire de la Maison Blanche, paraît risqué. La ferveur de la base trumpiste tranche en effet avec le manque d’enthousiasme des électeurs démocrates.

Du fait du poids des États-Unis dans le monde, la présidentielle américaine nous concerne tous. Celle de 2024 aura lieu dans un peu moins de dix mois et devrait logiquement voir s’affronter les mêmes candidats qu’en 2020 : le vieillissant Joe Biden côté démocrate, le multi-inculpé Donald Trump côté républicain. Ce dernier vient de triompher dans l’Iowa, première étape des primaires républicaines. Archi-favori pour remporter la nomination de son parti, il semble disposer de sérieuses chances de revenir au pouvoir. Pourquoi l’Amérique semble condamnée à rejouer le match de 2020, alors que trois électeurs sur quatre rejettent cette affiche opposant un criminel putschiste à un octogénaire au charisme d’huître ? Un troisième candidat pourrait-il créer la surprise ?

Côté démocrate : pourquoi Biden est le seul « véritable » candidat

Ceux qui pensaient que Joe Biden ne briguerait pas de second mandat ne connaissent sans doute pas bien le personnage ni son rapport au pouvoir. Lorsqu’il annonce son souhait de se représenter à l’hiver 2023, le Président sortant dispose de solides arguments. Son bilan législatif est largement supérieur à celui d’Obama, avec quatre lois majeures votées en deux ans : le plan de relance Covid, le plan d’investissement dans l’économie (« Build Back Better »), le plan d’investissement dans le secteur électronique (« Chips Act ») et le plan pour la transition énergétique (« Inflation Reduction Act »). En outre, le Parti démocrate a réalisé une performance inespérée lors des élections de mi-mandat, habituellement synonyme de déroute pour le parti au pouvoir : les démocrates ont gagné un siège au Sénat et de nombreux postes de gouverneurs et ont manqué de peu de conserver leur majorité à la Chambre des représentants.

Le bilan législatif de Biden est largement supérieur à celui d’Obama, avec quatre lois majeures votées en deux ans.

Par ailleurs, Biden a profité de sa mainmise sur le Parti démocrate pour redessiner le calendrier des primaires. En plaçant l’État de Caroline du Sud en tête des scrutins, il s’assure un démarrage optimal en cas de challenger sérieux. Si cet État vote largement républicain à l’élection générale, Biden y avait triomphé lors des primaires démocrates de 2020, grâce aux électeurs afro-américains qui lui sont durablement acquis. C’était justement en Caroline du Sud qu’il était parvenu à inverser la tendance dans sa bataille contre Bernie Sanders il y a quatre ans, alors que son concurrent de gauche avait remporté les premiers scrutins dans l’Iowa et le New Hampshire.

Etant donné le bilan honorable de Biden, la difficulté objective à le battre dans des primaires biaisées en sa faveur et le risque de diviser leur camp, les grands argentiers du Parti démocrate n’ont pas jugé utile de convaincre un autre candidat de défier le président sortant. Autrement dit, Biden représente le choix des élites du parti contre celui de ses électeurs, qui préféraient très majoritairement qu’il ne se représente pas. 

Le Parti démocrate ne manque certes pas de talents. Des gouverneurs très en vue et biens financés comme Gavin Newsom (Californie) et Gretchen Whitmer (Michigan) ont préféré patienter. Les gouverneurs Josh Shapiro (Pennsylvanie) et Andy Beshear (Kentucky) avaient également de solides arguments : le premier a remporté l’État clé de l’élection 2020, le second s’était fait élire en terre ultra-trumpiste. Mais l’un comme l’autre doivent d’abord faire leurs preuves au pouvoir dans leur État. Restaient les anciens poids lourds de la primaire 2020, à commencer par l’ambitieux ministre des Transports Pete Buttigieg. L’option logique aurait été la vice-présidente Kamala Harris, mais du fait de son inaptitude politique, elle n’a pas été en mesure de se construire une stature nationale. Moins populaire que Joe Biden, elle aurait eu toutes les peines du monde à justifier de le défier. Tous ces candidats potentiels issus de l’establishment démocrate n’ont donc pas envie de s’opposer à leur chef et préfèrent attendre 2028 pour laisser libre cours à leurs ambitions. 

Biden représente le choix des élites du parti contre celui de ses électeurs, qui préféraient très majoritairement qu’il ne se représente pas. 

Et à gauche ? Bernie Sanders a un an de plus que Joe Biden et aurait fait face à des difficultés structurelles plus importantes qu’en 2020 pour le battre dans des primaires. Il a donc préféré poursuivre sa stratégie d’entrisme en misant sur la réélection de Biden. Dans cette logique, il a rapidement soutenu la candidature du président sortant, coupant l’herbe sous le pied d’un potentiel challenger issu de l’aile gauche.

Alexandria Occasio-Cortez est quant à elle trop jeune et isolée pour se sentir capable de défier Joe Biden. D’autres progressistes comme la présidente du Progressive Caucus Pramala Jayapal ou l’élu californien Ro Khanna restent davantage liés à l’appareil du parti. Du reste, Biden avait pris soin de décourager tous les candidats potentiels mentionnés plus haut en leur réservant une place dans son administration (Harris, Buttigieg) ou en les intégrant dans son dispositif de campagne (les gouverneurs, Ro Khanna…). Quant aux petits candidats qui lui disputeront la primaire démocrate, ils n’ont pas d’envergure nationale. 

Sauf accident de santé ou retournement de dernière minute des cadres du parti, Biden sera donc investi candidat démocrate cet été. Il aurait probablement été plus responsable de sa part de laisser la place, mais Biden a toujours été attiré par le pouvoir. Il est, par bien des aspects, le stéréotype d’un politicien ayant passé toute sa vie à Washington. 

Trump assuré d’obtenir la nomination des Républicains

Si Donald Trump porte mieux son âge (77 ans) que Joe Biden, sa candidature n’était pas nécessairement évidente. En premier lieu, les sondages suggèrent que n’importe quel autre républicain ferait mieux. Cette impression est renforcée par ses performances électorales : en 2018, il perd largement les élections de mi-mandat. En 2020, il rejoint le club très fermé des présidents sortants battus, ce qui n’était pas arrivé depuis 1992, lorsque la droite conservatrice avait aligné deux candidats. En 2021, les républicains perdent le contrôle du Sénat par sa faute lors d’élections spéciales en Géorgie. En 2022, les candidats qu’il avait appuyés aux élections de mi-mandat se sont fait écraser. En cause, sa formidable capacité à mobiliser l’électorat démocrate et indépendant contre lui. 

Deuxièmement, Donald Trump a essayé de renverser le résultat des élections lors d’une tentative de putsch ayant abouti à la mise à sac du Capitole le 6 janvier 2021. Il est d’ailleurs inculpé dans deux procès liés à son rôle dans cette insurrection. Lui-même passe son temps à proclamer qu’une fois réélu, il mettra tout en œuvre pour expédier ses adversaires politiques en prison. Si cette rhétorique mobilise sa base, elle constitue un handicap évident pour l’élection générale. De plus, ses procès risquent de mobiliser une partie de son temps et de ses ressources pendant les derniers mois de la campagne, en plus de présenter le risque d’aboutir sur des condamnations politiquement désastreuses et de générer une couverture médiatique défavorable. 

Pour toutes ses raisons, les cadres du Parti républicain auraient pu tenter d’imposer un autre candidat. Seulement, Trump reste de loin la personnalité la plus populaire auprès de la base qui vote aux primaires et se déplace régulièrement aux élections intermédiaires. Les poids lourds républicains n’ont pas osé défier leur base électorale en prenant des mesures pour stopper Trump en amont. Ils ont ainsi refusé de le destituer après sa tentative de putsch, puis de coopérer avec les démocrates lors de la Commission parlementaire chargée d’enquêter sur le sac du Capitole.

Trump reste de loin la personnalité la plus populaire auprès de la base qui vote aux primaires et se déplace régulièrement aux élections intermédiaires.

Aidé par un écosystème médiatique conservateur extrêmement puissant, Trump a réussi à convaincre une majorité d’électeurs républicains que Joe Biden avait volé l’élection de 2020 et que les violences du 6 janvier 2021 avaient été commises par des agents du FBI infiltrés et des militants antifas venus polluer une « manifestation patriotique ». Un pan entier de l’électorat et de nombreux élus républicains vivent ainsi dans une réalité alternative.

Pour rappel, les tribunaux et la Cour suprême ont tranché plus de 40 fois et de manière unanime contre Trump dans toutes ses plaintes. Trump lui-même a admis dans des conversations enregistrées qu’il cherchait à renverser le résultat sans preuve, de nombreux témoignages de ses équipes et de sa famille attestent qu’il a reconnu en privé avoir perdu l’élection et fabriqué les allégations. Et de multiples gouverneurs républicains et membres de son administration ont rejeté en public et en privé ses allégations de fraudes.

L’establishment républicain et la justice impuissants face à la popularité de Trump

Si des candidats a priori sérieux le défient dans les primaires républicaines, Trump s’est placé au-dessus du lot en refusant de participer aux débats télévisés. Ses adversaires ont majoritairement refusé de l’attaquer de front et promis de le soutenir s’il obtenait la nomination, reconnaissant implicitement leur impuissance.

Parmi les outsiders figurait son ancien vice-président Mike Pence, considéré comme un traître à la cause par la base trumpiste pour avoir osé s’opposer à leur chef. Il a jeté l’éponge avant le scrutin de l’Iowa. Un temps pressenti comme adversaire sérieux, le gouverneur de Floride Ron DeSantis a fait de la lutte contre le wokisme sa marque de fabrique. Sa candidature s’est rapidement effondrée, alors qu’il s’est révélé être dénué de charisme et de capacité à toucher les électeurs. Ses soutiens financiers ont déchanté en observant sa dégringolade dans les sondages, confirmée par une seconde place dans l’Iowa très loin derrière Trump (21%, contre 51 %).  

L’ancienne gouverneur de Caroline du Sud et ambassadrice de l’administration Trump aux Nations-Unies Nikki Haley incarnait, avant la victoire de Trump en 2016, une des étoiles montantes du parti. Cataloguée comme « modérée », elle a su soutenir Trump lorsque cela comptait sans pour autant apparaître comme une extrémiste. Pour autant, ses positions bellicistes (elle avait appelé à bombarder préventivement l’Iran le lendemain de l’attaque du Hamas du 7 octobre) et sa fidélité à la ligne du parti en matière programmatique (baisse des impôts sur les riches, dérégulations de l’industrie, privatisations du secteur public et de la Sécurité sociale, climato-scepticisme…) en font une politicienne extrémiste à tous égards. Mais contrairement à Trump, elle respecte les codes des institutions. Sur les questions internationales, elle est une digne héritière de l’ère Bush, ce qui en faisait le nouvel espoir des grands donateurs du parti républicain. Elle a néanmoins échoué à détrôner DeSantis en Iowa, finissant 3e avec 19 % des voix. L’entrepreneur Vivek Ramaswamy, enfin, avait fait parler de lui comme plus trumpiste que Trump. Après son échec en Iowa, il a mis un terme à sa campagne et apporté son soutien à l’ancien Président.

Au vu des scores réalisés par les différents candidats dans l’Iowa et des faiblesses des concurrents de Trump, ce dernier est donc déjà quasi-assuré de remporter la nomination de son parti. Pour le bloquer, certains placent leurs espoirs dans les procédures judiciaires, mais ce pari semble hasardeux. Certes, lorsque vous tentez un coup d’État, vous n’avez généralement pas le droit à l’erreur ni de seconde chance. Trump ayant maladroitement tenté un coup d’État, le fait qu’il puisse se représenter à une élection paraît incongru. Pourtant, si certains procès devraient déboucher sur une condamnation, la plupart risquent d’avoir du mal à arriver à un verdict avant les élections de 2024. Et Trump pourra, dans presque tous les cas, faire appel. Appel qui sera suspensif, sauf décision contraire du juge.

Parmi les innombrables affaires de l’ancien Président, l’une sera tranchée par la Cour Suprême. Elle fait suite à une condamnation de Trump dans l’Etat du Colorado, qui le rend inéligible dans cet État, en s’appuyant sur la section 3 du 14ème amendement de la Constitution, qui interdit à quelqu’un ayant participé ou soutenu des actes insurrectionnels d’exercer des postes à responsabilité. Dominée par le camp républicain – à 6 juges contre 3, dont 3 nommés par Trump – la Cour Suprême reste critique du trumpisme. Cette élite ultra-conservatrice préfère des candidats tout aussi radicaux sur le fond mais moins instables, comme Ron DeSantis ou Nikki Haley. Toutefois, là encore, s’opposer à une figure aussi populaire dans la base républicaine délégitimerait fortement les juges républicains et le Cour suprême. Ainsi, compter sur la justice américaine pour bloquer Trump paraît illusoire.

Pourquoi Trump est légèrement favori d’après les sondages

Si l’affiche de l’élection 2024 devrait donc être la même que celle de 2020, cette élection ressemble par bien des aspects davantage à celle de 2016. Trump est vu comme un dangereux personnage, mais fascine les médias. Le candidat démocrate est choisi par défaut, incarne la continuité et n’a pas de grand projet politique à proposer à l’Amérique mis à part la sauvegarde des institutions contre la menace incarnée par le milliardaire. Enfin, l’électorat est tout sauf emballé par l’affiche qu’on lui propose et risque de bouder les urnes. Une recette qui avait permis à Trump de l’emporter il y a bientôt huit ans.

Les sondages sont historiquement et objectivement mauvais pour Joe Biden.

Au mieux, les sondages à dix mois de l’élection livrent une photographie de l’état de l’opinion. Aux États-Unis plus qu’en France, ils sont connus pour leur marge d’erreur importante, autour de 4 points aux présidentielles de 2016 et 2020. Et les intentions de vote à l’échelle nationale ne valent pas grand-chose puisque l’élection se joue au niveau des États via le système de Collège électoral. Cela étant, les sondages sont historiquement et objectivement mauvais pour Joe Biden. Si on ne considère que les moyennes compilées par les agrégateurs, sa côte de popularité (38 %) est désastreuse pour un président sortant qui vise un second mandat. Seul Harry Truman, en 1948, était aussi bas. Dans l’hypothèse d’un duel avec Trump, Biden est donné à 1,5% en dessous de son adversaire.

Surtout, des signaux préoccupants inquiètent les stratèges démocrates, à commencer par l’effondrement de Biden auprès des jeunes électeurs. Les sondeurs ont différentes théories pour expliquer ce constat, mais on peut l’expliquer par un mécontement assez général de cette tranche d’âge du fait du manque d’action climatique de Biden, sa complicité avec Netanyahou dans sa guerre atroce à Gaza et des conditions économiques dégradées pour les jeunes actifs et les étudiants. L’annulation de montants considérables de dette étudiante, malgré une tentative de blocage par la Cour Suprême, n’aura visiblement pas suffi à convaincre cette génération qui doit faire face à un coût de la vie de plus en plus élevé.

Une tendance similaire s’observe pour d’autres sous-groupes d’électeurs votant traditionnellement démocrate. Le soutien à Biden chez les Américains musulmans serait par exemple passé de 70 % à 18 % à cause de sa gestion des questions au Moyen-Orient. De même, Biden reculerait auprès des Hispaniques et Afro-Américains. Or l’issue de nombreux États clés dépend fortement du vote de ces minorités.

Ces sondages confirment donc un manque d’enthousiasme de la base militante démocrate pour son candidat. Or, contrairement à 2020, Joe Biden va devoir faire campagne sans se cacher derrière le Covid pour éviter les déplacements. Et il porte son âge d’une manière embarrassante. Au-delà des multiples gaffes, lapsus, il suffit de l’entendre s’exprimer et de comparer sa diction avec ses performances de 2008, lorsqu’il faisait campagne pour Obama, pour réaliser à quel point il est diminué. 

Etat de l’économie, autres candidats, mobilisation… Des facteurs qui comptent

Si Biden part à priori avec plusieurs handicaps majeurs, l’élection est encore loin. D’ici à novembre, de multiples facteurs vont s’inviter dans la campagne et peuvent inverser la tendance. Sauf crise majeure, comme une guerre étendue au Moyen-Orient, la situation économique et les prix à la pompe devraient jouer un rôle majeur. Sur ce plan, Joe Biden a du souci à se faire.

Pour l’américain moyen, Biden est le Président qui leur a sucré divers aides tout en causant une inflation galopante.

Malgré ses victoires législatives indéniables, Biden a présidé pendant une période de forte inflation. Les arguments attribuant celle-ci à ses plans de relance et d’investissement sont peu convaincants : l’Europe a connu une inflation plus forte et persistante sans bénéficier de ce type de politique. Quoi qu’il en soit, la présidence Biden a également coïncidé avec l’expiration de certaines dispositions sociales mises en place par Trump et Biden pour faire face au Covid. En particulier, le moratoire sur le remboursement des prêts étudiants, celui sur les expulsions de logements, la fin du programme d’allocations familiales mis en place entre 2021 et 2023, la fin des subventions publiques pour l’assurance maladie Obamacare et des subventions supplémentaires à l’aide alimentaire.

Autrement dit, pour l’américain moyen, Biden est le Président qui leur a sucré divers aides tout en causant une inflation galopante. Si la réalité est bien plus nuancée, et que le projet du parti républicain est de faire pire, le retour de l’inflation à des niveaux « normaux » n’efface pas le fait que les prix restent élevés. En particulier, l’accès au logement est devenu très difficile, entre les loyers qui explosent et les taux d’intérêt qui ont flambé suite à la politique monétaire de la FED.

Certes, les chiffres de l’emploi et de la croissance feraient pâlir d’envie un dirigeant européen. Sous Biden, l’économie américaine a créé de l’emploi à un rythme sans précédent. Les salaires ont également augmenté, en partie sous son impulsion et celle des syndicats qu’il soutient ouvertement. Mais ces excellents résultats macroéconomiques cachent des perspectives plus difficiles pour l’américain moyen, celui qui ne vote qu’à la présidentielle et se souvient avant tout du mandat Trump comme d’une période – crise de Covid exceptée – où l’économie se portait plutôt bien.

Si l’état ressenti de l’économie est un signal négatif pour les Démocrates, ceux-ci espèrent néanmoins inverser la tendance en rejouant le match des élections de mi-mandat de 2022. Dans d’autres scrutins à l’échelle locale ou au niveau des Etats (référendums locaux, élections de gouverneurs ou autres mandats locaux), les Démocrates ont également réalisé des scores en moyenne supérieur de dix points aux sondages ou résultats de 2020. La suppression du droit à l’avortement à l’échelle fédérale et l’extrémisme du parti républicain ont notamment joué pour mobiliser les électeurs contre ce dernier. Biden aurait ainsi de quoi se rassurer. Mais ces scrutins intermédiaires sont marqués par une faible participation et une surreprésentation d’électeurs aisés ou politisés. Un socle insuffisant pour remporter une présidentielle. 

Inversement, on se souvient de la performance remarquable de Donald Trump en 2020, lui qui avait gagné 12 millions d’électeurs par rapport à 2016 et fait quatre points de mieux que les sondages à l’échelle nationale. Il avait aisément remporté des États qu’on disait disputés comme la Floride, l’Ohio voire le Texas, tout en perdant sur le fil les États qui décidèrent l’élection (de 40.000 voix au total). De nombreux experts estiment ainsi que la portion de l’électorat qui ne se déplace qu’aux présidentielles va favoriser Trump. 

Enfin, reste l’inconnu des candidatures tierces. En 2016, la candidate du Green Party Jill Stein avait potentiellement coûté quelques États à Hillary Clinton. En 2020, c’est le candidat du parti libertarien qui avait peut-être fait perdre Trump. Mais on parle alors de scores marginaux (entre 0.5 et 2 %) et d’électeurs qui n’auraient pas nécessairement voté pour un autre candidat. En 2024 la candidature indépendante de l’excentrique et réactionnaire Robert F. Kennedy est, pour le moment, créditée de 16 points dans les sondages. Reste à savoir comment ce score évoluera, à qui Kennedy prendra le plus de voix et s’il sera capable de figurer sur les listes électorales d’un nombre suffisant d’États clés. Sans le soutien d’un parti institué, il est en effet difficile de figurer sur les bulletins de vote.

Tout pronostic reste donc à cette heure encore incertain. Mais l’hypothèse d’un remake du match de 2020 se profile et la ferveur de la base républicaine en faveur de Trump tranche par rapport au peu d’enthousiasme que suscite Biden dans son camp.

Protectionnisme numérique : quand les États-Unis tournent le dos à l’OMC

Protectionnisme numérique - Le Vent Se Lève

Coup de tonnerre, le 24 octobre dernier, dans le petit monde feutré des négociations commerciales internationales. Les États-Unis annoncent un revirement majeur dans leur position vis-à-vis de l’accord sur le commerce électronique en discussion au sein de l’OMC1. Partisan jusque-là des mesures les plus « ambitieuses » – comprendre « contraignantes » – en matière de « libre-circulation des données à travers les frontières », d’interdiction faite aux États d’imposer des mesures de stockage ou de traitement des données sur leur sol, ou encore de « protection des codes sources », Washington ne les soutiendra finalement plus. La raison invoquée : se donner davantage de temps et de marges de manœuvre pour mieux réguler en interne avant de se lier au niveau international. Derrière, on trouve également la volonté diffuse d’endiguer la progression de la Chine en matière numérique.

Un argument d’autant plus surprenant que c’est précisément un de ceux que mobilisaient jusqu’ici en vain les principaux opposants à ces négociations. Lancées en janvier 2019 en marge du Forum de Davos, celles-ci étaient accusées de faire le jeu des géants – essentiellement américains – du numérique, qui cherchent depuis une dizaine d’années à instrumentaliser les accords de libre-échange pour se prémunir contre deux menaces croissantes2. D’une part, les tentations de « protectionnisme numérique » en vogue dans de nombreux pays du Sud. D’autre part, les appels de plus en plus pressants à mieux réguler un secteur accusé de favoriser le pillage des données personnelles, l’abus de position dominante ou encore la désinformation en ligne.

Grâce à un travail de lobbying qui a porté ses fruits3, les grandes plateformes ont pu enregistrer des victoires importantes dans des accords comme le Partenariat Transpacifique (dont les États-Unis se sont toutefois retirés suite à l’élection de Donald Trump) ou le nouvel accord Canada-États-Unis-Mexique (qui a remplacé l’ALENA en 2020). Des traités qui reprennent quasiment mot pour mot les listes de doléances des entreprises du numérique dans les chapitres consacrés au « commerce électronique »4. Depuis 2017, cette offensive s’était donc également déplacée vers l’OMC, aboutissant en 2019 au lancement de négociations « plurilatérales », c’est-à-dire menées par un groupe d’États « volontaires », mais ouvertes à tous les États membres.

Un dispositif à la légalité douteuse, censé permettre de contourner l’opposition véhémente de nombreux pays du Sud – Inde et Afrique du Sud en tête – qui rejetaient le principe même de ces négociations au motif qu’elles étaient non seulement prématurées, mais aussi largement biaisées en faveur des États-Unis et de leurs entreprises technologiques. Or, voilà que le gouvernement américain semble leur donner raison ce 24 octobre, par la voix du porte-parole du représentant américain au commerce (USTR) : « de nombreux pays, dont les États-Unis, examinent leurs approches en matière de données et de code source, ainsi que l’impact des règles commerciales dans ces domaines. Afin de laisser suffisamment d’espace politique à ces débats, les États-Unis ont retiré leur soutien aux propositions susceptibles de porter préjudice ou d’entraver ces considérations de politique intérieure »5.

Vent de colère

Signe de l’importance et du caractère inattendu de cette décision, elle a immédiatement suscité l’ire des principaux lobbys du numérique aux États-Unis et de leurs nombreux relais au Congrès, tant du côté Républicain que Démocrate. Le sénateur démocrate de l’Oregon, Ron Wyden, qui préside l’influent comité sur les finances, a ainsi fustigé une décision qui, selon lui, « laissera un vide que la Chine sera plus qu’heureuse de remplir »6. Un argument également martelé par la Chambre de commerce américaine, qui s’insurge : « les règles commerciales numériques américaines bénéficient d’un large soutien bipartisan au Congrès, dans les milieux d’affaires et parmi les gouvernements alliés. Les abandonner, c’est saper les efforts déployés pour tenir en échec les gouvernements autoritaires et créer un vide qui cède le leadership à d’autres nations »7.

Une personne en particulier concentre l’essentiel des attaques : Katherine Tai. Cette jeune avocate a été nommée au poste de USTR par Joe Biden en 2020, après s’être fait un nom à la chambre des représentants en défendant un rééquilibrage de la politique commerciale américaine en faveur des travailleurs. Un objectif qu’elle entend poursuivre malgré les oppositions qu’il suscite jusqu’au sein même de l’administration Biden8. Mise sous pression suite au revirement du 24 octobre, on lui reproche d’avoir agi de façon unilatérale au risque de sacrifier les intérêts des entreprises américaines. Des accusations qu’elle balaye, en expliquant : « cela ne veut pas dire que nous n’aiderons pas nos grandes entreprises. Mais cela signifie que nous devons nous arrêter et nous poser la question de savoir si ce qu’elles veulent est dans l’intérêt des États-Unis. Parce qu’en fin de compte, je travaille pour Joe Biden, et il travaille pour le peuple des États-Unis. Je ne travaille pas pour ces entreprises »9.

Or, Mme Tai n’est pas totalement seule au moment de s’attaquer au pouvoir croissant des Big Tech. À la Federal Trade Commission (FTC, l’agence anti-trust), par exemple, une autre nominée « progressiste » de M. Biden, Lina Khan, s’en prend aux pratiques anti-concurrentielles des grandes plateformes, avec notamment un important procès qui vient de démarrer contre Amazon10. D’autres procédures similaires sont également en cours contre Google ou Meta, tandis que Joe Biden lui-même vient de signer un décret présidentiel visant à mieux encadrer le développement de l’intelligence artificielle (IA)11. Il est donc évident que le climat général est plutôt favorable à un meilleur encadrement des pratiques des Big Tech aux États-Unis, ce qui explique et justifie la volonté affichée par Mme Tai de ne pas corseter ces initiatives par le biais de traités commerciaux contraignants12.

Endiguer la Chine

Mais d’autres facteurs ont également pu jouer. Pour le chercheur indien Parminder Jeet Singh, par exemple, il faut également lire la récente décision américaine à la lumière de la rivalité entre les États-Unis et la Chine. En effet, selon lui, « Le monde plat faisait le bonheur des États-Unis lorsqu’il signifiait leur hégémonie numérique sur ce monde. Mais avec la Chine qui les talonne rapidement sur la voie de la superpuissance numérique, la situation est devenue plus complexe »13. Échaudés par la façon dont la Chine a su tirer profit de son admission à l’OMC, en 2001, pour se hisser au rang de deuxième puissance économique mondiale, certains dirigeants américains (dont Mme Tai) craignent la répétition d’un scénario similaire en cas de libéralisation du commerce électronique dont la Chine pourrait également bénéficier. Sans compter qu’un accord trop contraignant viendrait également compliquer la stratégie de « découplage technologique » promues par l’administration américaine depuis plusieurs années pour contenir la montée en puissance numérique de Pékin14.

Dans ce contexte, toujours selon Singh, « La déclaration historique des États-Unis peut donc être vue sous deux angles différents. D’une part, elle indique un consensus de plus en plus large sur le fait que la préservation de l’espace politique national en matière de flux de données, de code source et de localisation des installations informatiques est essentielle à la réglementation numérique. Il s’agit là d’une évolution tout à fait bienvenue. Mais à un autre niveau, ce qui est plutôt inquiétant, c’est qu’elle pourrait renforcer la division de l’espace numérique mondial, des structures et des chaînes de valeur en deux blocs concurrents – l’un dirigé par les États-Unis et l’autre par la Chine ».

Pour contrer ce risque, d’aucuns misent sur les Nations Unies, dont le secrétaire général vient justement d’annoncer un projet de « Pacte numérique mondial », censé fournir un cadre de référence pour une réelle gouvernance mondiale du numérique15. Mais si l’ONU constitue indéniablement une instance plus légitime que l’OMC pour aborder des problématiques à la fois mondiales et multidimensionnelles comme la gouvernance des données ou la régulation de l’IA, l’institution souffre également de ses propres contradictions. À commencer, ici aussi, par les rivalités géopolitiques, mais également par le rôle accordé aux multinationales du numérique dans le cadre d’une approche « multipartite » (multistakeholders) historiquement privilégiée en matière de gouvernance d’internet16.

En attendant, reste à savoir ce qu’il adviendra des négociations en cours à l’OMC. Les États-Unis ont bien précisé qu’ils ne remettaient pas en cause l’accord en lui-même, mais seulement les dispositions les plus litigieuses. Dès le 6 novembre, un nouveau texte circulait qui reprenait un langage beaucoup plus consensuel en matière de circulation des données ou de protections des codes sources17. Une capitulation, pour ce négociateur cité (anonymement) par le Third World Network : « La question est de savoir si vous voulez un accord avec des avantages commerciaux substantiels ou simplement un accord pour avoir un accord ».

Mais pour d’autres opposants au texte18, c’en est encore trop. Les clauses problématiques ne se limitent en effet pas aux domaines les plus sensibles visés par la récente décision américaine. La volonté de supprimer définitivement les droits de douanes sur les produits électroniques, par exemple, pourrait avoir des répercussions au moins aussi importantes pour de nombreux pays du Sud19. Et, plus largement, le besoin de se ménager des marges et des espaces de régulation internes pourrait concerner des domaines dont on n’a peut-être même pas encore conscience, tant les choses évoluent vite en matière de numérisation.

De quoi appeler à la plus grande prudence donc, y compris dans d’autres accords de libre-échange qui incluent des clauses sur le « commerce électronique », à l’image de ceux que négocie l’Union européenne. Jusqu’ici, celle-ci s’est plutôt faite le relais des exigences des lobbys numériques américains, quitte à fragiliser ses propres ambitions de régulation interne et de « souveraineté numérique »20. Une conséquence dont se défendait encore il y a peu la Commission, en affirmant qu’il est tout à fait possible de concilier les deux. La récente volte-face américaine sonne toutefois comme un désaveu cinglant de cette position – au mieux – naïve.

Notes :

1 D. Lawder, « US drops digital trade demands at WTO to allow room for stronger tech regulation », Reuters, 26 octobre 2023.

2 C. Leterme, « Bataille autour des données numériques », Le Monde diplomatique, novembre 2019.

3 En particulier sous la présidence Obama. Entre 2014 et 2017, le responsable de la politique commerciale numérique américaine n’était autre que Robert Holleyman, jusque-là président de la Business Software Alliance (BSA).

4 D. James, « Digital trade rules : a desastrous new constitution for the global economy, by and for Big Tech », Rosa Luxemburg Stiftung, Bruxelles, 2020.

5 Cité dans Lawder, « US drops digital trade demands at WTO… », op. cit.

6 « Wyden Statement on Ambassador Tai’s Decision to Abandon Digital Trade Leadership to China at WTO », United States Senate Coommitee on Finance, 25 octobre 2023.

7 D. Palmer, « Biden administration delivers U.S. business a digital trade loss », Politico, 26 octobre 2023.

8 R. Kuttner, « Will Katherine Tai Prevail Over the Corporate Undertow? », The American Prospect, 27 juin 2023.

9 D. Palmer & G. Bade, « USTR Tai on the defensive after digital trade move », Politico Pro, 17 novembre 2023.

10 B. Serrure & P. Neirynck, « Le procès contre Amazon, un test pour l’avenir de la Big Tech », L’Écho, 27 septembre 2023.

11 A. Leparmentier, « Joe Biden annonce un plan de mesures pour contrôler l’intelligence artificielle », Le Monde, 31 octobre 2023.

12 F. Stockman, « Should Big Tech Get to Write the Rules of the Digital Economy? », The New York Times, 27 novembre 2023.

13 P. J. Singh, « The U.S.’s signal of a huge digital shift », The Hindu, 10 novembre 2023.

14 C. Leterme, « Tik Tok ou l’escalade dans la « guerre froide numérique » », CETRI, 13 août 2020.

15 https://www.un.org/techenvoy/global-digital-compact

16 « Pragmatic Deal or Tragic Compromise? Reflections on the UN SG’s Policy Brief on the Global Digital Compact », IT for Change, 6 juin 2023.

17 R. Kanth, « WTO: “Domino effect” of US pullout of proposals from JSI e-com talks », SUNS (n°9894), 10 novembre 2023.

18 À l’image du réseau altermondialiste Our World is not for Sale (OWINFS) qui mobilise sur cet enjeu depuis de nombreuses années : https://ourworldisnotforsale.net/digital.

19 C. Leterme, « E-commerce à l’OMC : l’étau se resserre sur les pays en développement », IRIS, 10 mars 2021.

20 C. Leterme, « Numérique et libre-échange : schizophrénie européenne ? », La revue européenne des médias et du numérique, n°67, automne 2023.

Bombardements israéliens à Gaza : le désengagement américain au Proche-Orient remis en question

Signature des accords d’Abaraham en 2020. Supervisés par les Etats-Unis, ils ont conduit à l’ouverture de relations diplomatiques entre Israël et Bahrein et les Emirats arabes unis, puis d’autres pays arabes. © Trump White House

Bien que soutiens indéfectibles d’Israël, les Etats-Unis tentent de modérer la réaction guerrière de Netanyahou pour éviter un embrasement régional. Un tel scénario compromettrait en effet leur volonté de désengagement du Moyen-Orient, articulé notamment autour des accords d’Abraham. Mais le jusqu’au boutisme de l’extrême-droite au pouvoir à Jérusalem et la perspective de combats de guérilla de longue durée à Gaza font craindre qu’un nouveau bourbier n’apparaisse rapidement. Décryptage de la stratégie confuse et fragile de Joe Biden par le journaliste Oliver Eagleton dans la New Left Review, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Depuis l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » conduite par le Hamas le 7 octobre et l’assaut sur Gaza qui s’en est suivi, l’administration Biden s’est livrée à ce que l’on appelle par euphémisme un « numéro d’équilibriste ». D’une part, elle fait l’éloge de la punition collective des Palestiniens et, d’autre part, elle met Israël en garde contre une réaction excessive. Son soutien aux bombardements aériens et aux raids ciblés israéliens est inébranlable, mais elle a néanmoins posé des « questions difficiles » sur l’invasion terrestre initiée début novembre : Y a-t-il un objectif militaire atteignable ? Existe-t-il une feuille de route pour la libération des otages ? Si le Hamas est éradiqué, comment sera gouverné Gaza, en sachant qu’une gouvernance israélienne serait intenable ? 

Washington presse les Israéliens de répondre à ces questions – et envoie ses propres conseillers pour les aider à les résoudre – tout en donnant son feu vert au massacre en cours. Plusieurs facteurs sont à l’origine de cette réaction démocrate à la crise, notamment le désir de devancer les Républicains et l’instinct automatique, dans les deux partis américains, d’être « aux côtés d’Israël ». Mais cette position peut également être replacée dans le contexte de la vision plus large du Moyen-Orient qu’a l’Amérique, qui s’est cristallisée sous la présidence de Trump et confirmée sous celle de Joe Biden.

Washington veut se désengager du Moyen-Orient

Conscients du chaos engendré par leurs tentatives de changement de régime dans la région et désireux de conclure le « basculement vers l’Asie » initié par Barack Obama au début des années 2010, les Etats-Unis ont cherché à se désengager partiellement du Moyen-Orient. Leur objectif est d’établir un modèle qui remplacerait l’intervention directe par une surveillance à distance. Cependant, pour envisager une réelle réduction de leur présence, ils ont d’abord besoin d’un accord de sécurité qui renforce les régimes amis et limite l’influence des régimes réfractaires. Les accords d’Abraham de 2020 ont fait progresser cet objectif, puisque Bahreïn et les Émirats arabes unis, en acceptant de normaliser leurs relations avec Israël, ont rejoint un « axe réactionnaire » plus large englobant le royaume saoudien et l’autocratie égyptienne. Trump a étendu les ventes d’armes à ces États et cultivé les liens entre eux – militaires, commerciaux, diplomatiques – dans le but de créer une phalange d’alliés fiables qui soutiendraient les États-Unis dans la nouvelle guerre froide tout en agissant comme un rempart contre l’Iran. L’accord nucléaire d’Obama n’a pas réussi à empêcher la République islamique d’étendre son influence, seule une « pression maximale » pourrait y parvenir.

Pour envisager une réelle réduction de leur présence, les Etats-Unis ont d’abord besoin d’un accord de sécurité qui renforce les régimes amis et limite l’influence des régimes réfractaires.

Une fois à la Maison Blanche, Biden a adopté le même schéma : le sommet du Néguev, organisé en 2022, a ainsi approfondi les liens entre les pays signataires des accords d’Abraham et réclamé l’établissement des relations formelles entre les Saoudiens et les Israéliens. Quant à l’Iran, le Plan d’action global commun (PAGC) défini par l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien (accord signé en 2015, puis rompu par Donald Trump, ndlr), est resté lettre morte et les efforts pour contenir Téhéran se sont poursuivis, combinant sanctions, diplomatie et exercices militaires. Comme l’a indiqué Brett McGurk, conseiller de la Maison Blanche pour le Moyen-Orient, dans un discours prononcé devant le Conseil atlantique, les principes de cette politique sont « l’intégration » et « la dissuasion » : l’établissement de « liens politiques, économiques et sécuritaires entre les partenaires américains » qui repousseront « les menaces de l’Iran et de ses agents ». Après avoir développé ce programme et présidé à l’essor des échanges commerciaux entre Israël et ses partenaires arabes, Joe Biden a commencé à concrétiser le « désengagement » promis par son prédécesseur en exécutant le retrait d’Afghanistan et en réduisant les troupes américaines et les moyens militaires stationnés en Irak, au Koweït, en Jordanie et en Arabie saoudite.

Le président en exercice a également affiné l’approche américaine vis-à-vis de la Palestine. Alors que Trump avait étranglé l’aide aux territoires occupés et tenté de faire accepter son « accord de paix » chimérique, Joe Biden s’est contenté d’accepter cette réalité bien imparfaite dans laquelle Israël, bien que n’ayant aucun plan viable pour les Palestiniens, semble jouir d’une sécurité relative grâce à la collaboration des autorités de Cisjordanie et à la mainmise de l’armée sur la bande de Gaza. En théorie, il aurait pu vouloir faire revivre la très hypothétique « solution des deux États », faisant cohabiter un géant nucléaire et une nation palestinienne sans défense et bantoustanisée (en référence aux enclaves noires dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, morcelées et à l’autonomie limitée, ndlr). Mais comme il s’agissait d’une impossibilité politique, il a appris à vivre avec la situation que Tareq Baconi décrit comme un « équilibre violent » : une occupation indéfinie, ponctuée par des affrontements périodiques avec le Hamas, suffisamment marginaux pour être ignorés par la population israélienne.

Une stratégie extrêmement fragile

Ce scénario régional a toujours présenté de sérieux problèmes. Tout d’abord, si sa raison d’être était la volonté de se concentrer sur la rivalité avec d’autres grandes puissances – en se retirant du Moyen-Orient pour mieux se concentrer sur la Chine – elle s’est avérée en partie contre-productive. En effet, en signalant qu’ils étaient moins enclins à s’ingérer dans la région, les États-Unis ont fait comprendre à leurs alliés qu’ils n’auraient pas à jouer un jeu à somme nulle entre le partenariat américain et le partenariat chinois ; d’où l’accueil de plus en plus chaleureux réservé à la République populaire de Chine dans le monde arabe : la construction d’une base militaire dans les Émirats arabes unis, l’organisation du rapprochement irano-saoudien et son réseau d’investissements dans les secteurs de la haute technologie et des infrastructures. 

Deuxièmement, en axant leur stratégie impériale sur la normalisation du processus israélien, les États-Unis se sont particulièrement appuyés sur ce projet de colonisation juste avant qu’il ne soit capturé par ses éléments les plus extrêmes et les plus volatiles : Smotrich, Ben-Gvir, Galant (ministres israéliens d’extrême-droite, ndlr). Si le soutien américain à Israël a historiquement dépassé tout calcul politique raisonnable, sous Trump et Biden, il a acquis une logique cohérente : placer son allié au centre d’un cadre de sécurité stable au Moyen-Orient. Pourtant, le cabinet israélien qui est arrivé au pouvoir en 2022 – obnubilé par des fantasmes d’épuration ethnique et déterminé à entraîner les États-Unis dans une guerre avec l’Iran – s’est avéré le moins apte à jouer ce rôle.

Aujourd’hui, dans le sillage du 7 octobre, cet équilibre a volé en éclat. L’attaque du Hamas visait à défaire une conjoncture politique dans laquelle le régime d’apartheid avait acquis la conviction qu’il pouvait réprimer toute résistance sérieuse à son autorité, et dans laquelle la Palestine devenait rapidement un non-sujet en Israël et ailleurs dans le monde. Cet état de fait intolérable était sa cible principale. Les dirigeants de Gaza anticipaient une réponse féroce à leur action, y compris une incursion terrestre. Ils s’attendaient également à ce que cela cause des problèmes par rapport aux accords d’Abraham en suscitant une opposition régionale, au niveau de la population comme des élites politiques, en raison des atrocités commises par les forces armées israéliennes. Tout cela s’est confirmé jusqu’à présent : l’accord israélo-saoudien est retardé, le prochain sommet du Néguev reste en suspens, les nations arabes sont secouées par des protestations massives et leurs dirigeants ont été contraints de dénoncer Netanyahou. Que faut-il en déduire pour les ambitions politiques globales de Washington ? La réponse finale dépendra de la trajectoire du conflit.

Vers une régionalisation du conflit ?

Comme de nombreux observateurs l’ont noté, l’objectif déclaré d’Israël de « détruire le Hamas » présente un risque d’escalade continue et prolongée. En planifiant une guerre urbaine contre une armée de guérilla bien enracinée sur son territoire, le gouvernement Israélien d’unité nationale a envisagé diverses solutions, notamment le dépeuplement du nord de la bande de Gaza et des expulsions massives vers le Sinaï. Toute stratégie de ce type est susceptible de franchir des seuils flous mais bien réels qui engendreraient des représailles majeures de la part du Hezbollah et – potentiellement – du Corps des gardiens de la révolution islamique. A ce titre, les forces houthistes du Yémen, soutenues par l’Iran, ont déjà lancé des missiles et des drones sur Israël et sont prêts à en envoyer d’autres au cours des prochaines semaines. Le déploiement par Joe Biden de navires de guerre en Méditerranée et en mer Rouge, ainsi que les navettes diplomatiques de M. Blinken, ont pour but d’éviter ce scénario. Il est trop tôt pour évaluer l’impact de ces efforts, mais un échec entraînerait la super-puissance encore plus profondément dans ce bourbier sanglant. Cela aurait pour effet de fissurer davantage l’axe israélo-arabe et de détourner l’Amérique de ses priorités en Extrême-Orient.

L’objectif déclaré d’Israël de « détruire le Hamas » présente un risque d’escalade continue et prolongée.

Si l’armée d’invasion israélienne parvient à démolir le Hamas politiquement et militairement, les États-Unis devront également faire face au problème de la succession. Actuellement, ils espèrent convaincre les États arabes de fournir une force capable de gouverner le territoire afin de soulager Israël de ce fardeau. Des responsables américains indiquent que des soldats américains, français, britanniques et allemands pourraient être envoyés pour défendre cette hypothétique dictature. Mais si les puissances régionales refusent de coopérer, comme cela semble probable, les propositions alternatives prévoient une coalition de « maintien de la paix » sur le modèle de la Force multinationale d’observateurs au Sinaï (FMO) – à laquelle le Pentagone fournit actuellement près de 500 soldats – ou une administration sous les auspices de l’ONU. De tels projets redonneraient effectivement aux États-Unis le statut d’autorité néocoloniale au Moyen-Orient, malgré les tentatives faites depuis des années pour déléguer ce rôle a des subordonnés locaux. Les forces américaines deviendraient ainsi une cible visible de la rage et du ressentiment engendrés par la guerre sioniste. Un bilan peu enviable pour Biden.

Mais il se peut que nous n’en arrivions pas là. D’autres scénarios possibles sont plus favorables à la Maison Blanche. Compte tenu du refus de l’Égypte de faciliter le nettoyage ethnique des Palestiniens, le bannissement des 2,2 millions d’habitants de Gaza semble peu probable à court terme. Ceci, combiné à la pression diplomatique américaine, a manifestement amené Israël à modifier sa stratégie d’invasion, lui préférant une approche incrémentale plutôt qu’une attaque rapide et massive. Il n’est toutefois pas certain que cela  suffise à réduire le risque d’une intervention du Hezbollah ou de l’Iran. Mais le premier est conscient de sa position précaire au Liban, qui pourrait être encore plus compromise par une conflagration militaire, tandis que le second est soucieux d’éviter les périls d’une implication directe. Quant aux Saoudiens, bien que critiquant ouvertement la position américaine, ils ne sont pas moins désireux d’éviter un conflit qui consumerait l’ensemble du Moyen-Orient et ferait dérailler leur « Vision 2030 ». Dans chaque cas, un certain nombre d’impératifs de politique intérieure s’opposent à l’élargissement de la guerre à toute la région. Est-ce une lueur d’espoir pour l’empire en déclin ?

Alors que les combats de rue sont engagés, les asymétries numériques et technologiques entre les deux parties, en faveur d’Israël, pourraient s’avérer moins décisives.

Que la violence soit contenue ou non, le succès israélien n’est guère assuré. Les 40.000 combattants endurcis du Hamas, adeptes de la guerre hybride et capables de tendre des embuscades à l’ennemi par le biais de tunnels souterrains, contrastent fortement avec les réservistes israéliens qui viennent tout juste de recevoir leur formation de remise à niveau. Alors que les combats de rue sont engagés, les asymétries numériques et technologiques entre les deux parties, en faveur d’Israël, pourraient s’avérer moins décisives. On peut donc imaginer un scénario dans lequel Netanyahou est mené à une impasse, où le tabou du cessez-le-feu est levé et où les deux parties finissent par déclarer leur victoire : le Hamas parce qu’il a repoussé une menace existentielle ; Israël parce qu’il peut prétendre (même si c’est de façon fallacieuse) avoir infligé des dommages irréparables au Hamas et empêché toute récurrence d’une nouvelle attaque.

Par la suite, Gaza émergerait lentement des décombres et reviendrait à quelque chose qui ressemblerait au statu quo ante – mais avec des conditions humanitaires aggravées, ainsi qu’avec un voisin blessé encore plus obsédé par sa destruction. Bien que les États-Unis prétendent vouloir la mort du Hamas, ils tireraient profit de cette situation à plusieurs égards. Cela leur éviterait d’avoir à coordonner la gestion de la bande de Gaza après la guerre, permettrait à la normalisation israélienne de reprendre après l’interruption actuelle et, dans le meilleur des cas pour Biden, limiterait la poursuite de l’escalade tout en sapant les tentatives de la Russie et de la Chine de se positionner à cheval sur les deux parties du conflit israélo-palestinien. Le paradigme des accords d’Abraham pourrait ainsi être rétabli, au moins jusqu’à la prochaine grande flambée de violence. Plutôt que de transformer le Moyen-Orient, la guerre pourrait donc laisser intacte l’« architecture de sécurité » construite par Trump et Biden. Or, l’instabilité de cet édifice n’est plus à démontrer. Ce ne serait qu’une question de temps avant qu’il ne s’écroule à nouveau.

Pourquoi Benjamin Netanyahou n’a plus d’avenir politique

Benjamin Netanyahou. © World Economic Forum

Loin de renforcer Benjamin Netanyahou par un effet de « ralliement au drapeau », la séquence ouverte depuis l’attaque du 7 octobre contre Israël a détruit sa côte de popularité auprès des électeurs. La carrière politique de celui qui a fondamentalement remodelé la société israélienne pourrait bien se terminer dès la fin de la guerre en cours. Interview par notre partenaire Jacobin, traduite par Alexandra Knez et éditée par William Bouchardon.

À première vue, on aurait pu s’attendre à ce que l’attaque du Hamas contre Israël, le 7 octobre, renforce le soutien au Premier ministre de longue date, Benjamin Netanyahou. Or, les sondages semblent indiquer que les Israéliens tiennent majoritairement son gouvernement pour responsable et qu’ils voteraient pour l’opposition si des élections avaient lieu aujourd’hui.

Tel est du moins l’avis de l’auteur du récent billet intitulé « Life After Netanyahu », publié sous le pseudonyme substack d’Ettingermentum, interrogé par le magazine Jacobin. Il revient sur les origines politiques du consensus actuel en Israël, les raisons pour lesquelles les violences commises par le Hamas représentent une menace existentielle pour l’ensemble de la marque politique de Netanyahou, et la manière dont la nouvelle dynamique politique en Israël pourrait avoir un impact sur les Palestiniens.

Luke Savage : Le point de départ de votre récente analyse a été le rôle central de Benjamin Netanyahou dans la mise en place et la pérennisation du consensus politique israélien – un consensus qui, selon vous, a été brisé par l’attaque du Hamas le 7 octobre dernier. Avant d’en venir aux événements les plus récents, comment qualifieriez-vous l’importance de M. Netanyahou dans l’histoire politique de son pays ? Et quels sont, selon vous, les principes fondamentaux de ce consensus ?

Ettingermentum : Benjamin Netanyahou est actif et influent sur la scène politique israélienne depuis longtemps. Il est premier ministre d’Israël quasiment sans interruption depuis 2009-2010. Et ce n’était pas sa première expérience en tant que premier ministre, puisqu’il a été élu pour la première fois en 1995, et qu’il dirige le Likoud, le parti conservateur de droite, depuis 1993. Lorsqu’il est arrivé au pouvoir, Israël avait un système à deux partis très compétitif entre le parti travailliste de centre-gauche, traditionnellement dominant, et le Likoud, essentiellement composé, avant l’arrivée de Netanyahou, d’anciens membres des forces paramilitaires comme Menachem Begin et Yitzhak Shamir.

Shamir est un personnage intéressant. Il faisait partie d’un mouvement qui a reconnu être un groupe terroriste et il était activement recherché par le gouvernement britannique avant la création d’Israël. Begin, quant à lui, n’a longtemps pas pu se rendre dans certains pays pour de similaires raisons, alors qu’il était un homme politique israélien majeur.

Telle était donc la situation au sein du Likoud avant Netanyahou : ils étaient très rigides et violemment opposés non seulement à la présence des Arabes en Israël, mais aussi à la position des sionistes travaillistes plus modérés qui jouissaient traditionnellement d’une position de force depuis la création de l’État. Les travaillistes étaient eux soutenus par la communauté des immigrants ashkénazes d’Europe et, plus timidement, par la communauté Mizrahi, des gens qui avaient vécu dans les territoires palestiniens avant la création d’Israël et dans l’ensemble du Moyen-Orient.

Le Likoud prend le pouvoir pour la première fois en 1977, en grande partie à la suite de l’échec israélien lors de la guerre du Kippour, puis Netanyahou succède à Shamir et devient le chef du Likoud en 1993. Il est une personnalité d’un genre différent. Il a reçu une éducation américaine et a vécu aux États-Unis pendant une grande partie de sa vie. Il a grandi à Philadelphie et a travaillé au Boston Consulting Group (cabinet de conseil, ndlr) avec Mitt Romney (milliardaire et candidat républicain à la présidence des USA face à Barack Obama en 2012,  ndlr); il a commencé sa carrière en tant que spécialiste des affaires étrangères aux Nations unies.

Netanyahou devient Premier ministre au lendemain des accords d’Oslo en 1995 et commence immédiatement à bloquer le processus de paix.

Netanyahou n’est pas moins radical que ses prédécesseurs. Son début de carrière est marqué par son opposition virulente aux accords d’Oslo. Il est même approché par les services de renseignement israéliens qui lui disent de modérer sa rhétorique qui commence à représenter un risque sécuritaire. Bien sûr, il les a complètement ignorés et Rabin a été assassiné par un extrémiste de droite en 1995, ce qui a conduit à des élections. À cette époque, Israël élisait ses premiers ministres au scrutin direct (et non indirectement par un vote du Parlement, ndlr) et Netanyahou bat, avec un point d’avance, le successeur et rival de longue date de Rabin, le travailliste Shimon Peres. Il devient Premier ministre au lendemain des accords d’Oslo en 1995 et commence immédiatement à bloquer le processus de paix. Voilà ce qui fera sa renommée.

Il est également l’un des principaux partisans du libéralisme économique dans le pays. Or, Israël a longtemps connu une économie très réglementée, voire de gauche. Une fois au pouvoir, Netanyahou prône la privatisation, la déréglementation et le néolibéralisme. En 1999, il est battu par Ehud Barak, un ancien général membre du parti travailliste.

Passons à 2009 : le parti centriste Kadima remporte plus de sièges, mais Netanyahou et sa coalition obtiennent la majorité. Il revient donc au pouvoir et on observe immédiatement une évolution. Le processus de construction du mur autour de la Cisjordanie et de Gaza, après la deuxième Intifada (le soulèvement palestinien qui a débuté en 2000, ndlr) a constitué un changement majeur dans l’état d’esprit d’Israël en matière de sécurité. Puis, sous Netanyahou, on assiste à une véritable poussée en faveur de la construction du Dôme de fer (le système antimissile israélien, censé intercepter les roquettes du Hamas, ndlr), avec des fonds et des équipements américains, ainsi qu’à l’arrêt total des négociations de paix officielles qui étaient pourtant toujours en cours, même sous l’administration de George W. Bush.

Tout cela prend fin avec le second mandat de Netanyahou. Son gouvernement est instable et il doit organiser plusieurs élections en 2013 et 2015. Des problèmes persistent entre lui et ses alliés de droite. L’aile d’extrême-droite du parti, très militariste, ne voit pas d’un bon œil les partis ultra-religieux, car ces derniers ne servent pas dans l’armée. Mais Netanyahou gagne en 2013, puis en 2015, et continue à saboter le processus de paix. Barack Obama tente certes de relancer des pourparlers encadrés, mais Netanyahou le met au pied du mur en lui disant « Vous n’êtes pas prêt à exercer une quelconque pression sur nous », ce qu’Obama lui concède.

Et donc lui et son parti continuent à renforcer la sécurité du pays. Israël se dote d’un armement de plus en plus performant, construit des murs censés les protéger d’une invasion terrestre, le Dôme de fer… Tout cela est perçu comme un moyen d’endiguer le problème : « Vous n’avez plus à vous soucier des Palestiniens qui entrent et bombardent les bus parce que nous avons une barrière géante. Vous n’avez plus à vous inquiéter des tirs de roquettes puisqu’il y a le Dôme de fer ».

Quel est donc le problème, du point de vue israélien, et en particulier du point de vue de Netanyahou, si on laisse l’occupation se poursuivre ? Que Gaza meurt de faim ? Que la Cisjordanie soit sous occupation militaire directe ? Netanyahou s’en fiche. Les États-Unis pourraient éventuellement se fâcher parce qu’Israël ne cherche pas à trouver une solution permanente, mais voilà que Trump est élu et qu’il est accompagné d’une administration furieusement sioniste qui est sur la même longueur d’onde que Netanyahou. Ils ne se soucient pas d’une solution à deux États, même nominalement, et promettent une aide inconditionnelle pour soutenir toutes les revendications du Likoud.

Lorsque Trump est élu, il est accompagné d’une administration furieusement sioniste qui est sur la même longueur d’onde que Netanyahou.

Netanyahou développe tout de suite un partenariat très étroit avec Trump. Cela tue l’idée d’un règlement à long terme. Et, à ce stade, cela fait dix ans que Netanyahou est premier ministre, et les pays arabes commencent eux aussi à considérer cette situation comme réglée. C’est ainsi que sont nés les accords d’Abraham, avec des pays comme les Émirats arabes unis, le Bahreïn, le Maroc, le Soudan…

Luke Savage : Peut-être même avec l’Arabie Saoudite, avant les événements récents…

Ettingermentum : Oui, ce devait être le point culminant du processus. En substance, l’idée de faire accepter aux pays arabes d’abandonner la question palestinienne car les avantages qu’ils pourraient tirer d’une alliance avec Israël sont plus importants que toute possibilité d’autodétermination palestinienne.

Cette affaire est considérée comme réglée lorsque Joe Biden est élu président, alors même qu’il dispose de la même équipe diplomatique que celle d’Obama, qui était ostensiblement en faveur d’une solution à deux États. Pour Biden, initialement, il n’est même pas question de revenir à une solution à deux États.

Pendant ce temps, Netanyahou suscite cependant une incroyable controverse en Israël en raison de son inculpation pour corruption en 2018. Lors des élections en 2019, Netanyahou est si critiqué et si détesté que beaucoup de ses alliés traditionnels commencent à se retourner contre lui : Avigdor Lieberman du parti Yisrael Beiteinu, qui a été son vice-premier ministre pendant plusieurs années, Naftali Bennett, qui était un autre de ses partenaires de coalition, et même certains de ses anciens officiers d’armée, comme Benny Gantz, qui a créé son propre parti.

À ce stade, le parti travailliste et la gauche israélienne ne sont plus que des coquilles vides, considérés comme des causes perdues. L’opposition à Netanyahou se présente donc sous la forme de ces partis centristes qui acceptent fondamentalement son consensus. Ils partent également du principe qu’il a résolu la question palestinienne et que les négociations de paix n’ont aucune raison d’être.

L’opposition anti-Netanyahou est menée par des personnalités comme Benny Gantz, l’ancien chef d’état-major des Forces de défense israéliennes, qui annonce sa campagne de 2019 par une publicité racontant comment il a bombardé les Palestiniens jusqu’à les ramener à l’âge de pierre. Au lieu d’une solution à deux États, il se dit favorable à une « solution à deux entités », ce qui n’est pas la même chose.

L’opposition à Netanyahou se présente sous la forme de partis centristes qui acceptent son consensus. Ils partent du principe qu’il a résolu la question palestinienne et que les négociations de paix n’ont aucune raison d’être.

L’opposition se compromet donc pour capter les électeurs de droite déçus par Netanyahou. Malgré cela, elle ne parvient pas à obtenir une majorité lors de plusieurs élections successives. Un bref projet de rapprochement entre Benny Gantz et Netanyahou a été envisagé durant le COVID, Gantz devenant Premier ministre suppléant au bout de six mois. Finalement, l’accord tombe à l’eau avant que Netanyahou ne quitte ses fonctions, probablement car il ne pouvait pas abandonner l’immunité judiciaire que lui confère son mandat de Premier ministre, faute de se retrouver en prison.

En 2021, de nouvelles élections sont organisées et l’opposition parvient à créer une coalition incroyablement fragile, composée de tous les éléments politiques du pays à l’exception de ceux de Netanyahou. Elle est conduite par Naftali Bennett, un colon israélo-américain, et est soutenue par des responsables militaires, des politiciens centristes, des islamistes arabes, des sociaux-démocrates et des socialistes. Netanyahou est alors le chef de l’opposition et cherche à revenir au pouvoir au plus vite pour échapper à la prise. C’est pour cela qu’il envisage alors une réforme profonde du pouvoir du système judiciaire pour le soumettre au pouvoir politique, qui a été fortement critiquée durant les premiers mois de 2023.

Luke Savage : Cet épisode était très surprenant, c’était par exemple la première fois qu’un journal comme le New York Times exprimait ouvertement son inquiétude face à l’action du gouvernement Netanyahou…

Ettingermentum : Les questions de gouvernance préoccupent sans doute plus la classe supérieure que celle de la Palestine. Mais toujours est-il que cette réforme devient une thématique polarisante, ce qui témoigne d’ailleurs de la centralité de Netanyahou dans le jeu politique.

Cette coalition d’opposition s’effondre à peine un an après le début de son mandat de cinq ans et de nouvelles élections sont organisées en 2022, c’est-à-dire juste avant les élections américaines de mi-mandat de l’année dernière. M. Netanyahou se présente sur le thème « Ne m’envoyez pas en prison » et remporte la majorité absolue. Il franchit le seuil avec une marge de manœuvre suffisante, ce qui lui permet de former ce que tout le monde appelle – y compris sa propre coalition – le gouvernement le plus à droite de l’histoire d’Israël.

On y trouve des forces d’extrême-droite incroyables – qui dépassent tout ce que l’on pouvait imaginer dans ce pays. C’est un moment décisif pour Israël : Netanyahou est alors au sommet de son pouvoir. Il dispose d’une majorité très solide et sa première priorité est d’adopter une réforme judiciaire, ce qui suscite une énorme indignation au sein de la population, y compris au sein de l’establishment militaire. Des manifestations massives ont lieu durant des mois. Selon certains observateurs, il s’agirait même de la plus grande fracture jamais observée dans la société israélienne. Les médias ont également rapporté que des réservistes menaçaient de déserter si la réforme était adoptée.

Les sondages de la coalition au pouvoir commencent alors à être mauvais et à passer sous les 50 % cumulés. La population commence à avoir une image vraiment négative de Netanyahou. Puis l’attaque du Hamas se produit. Le fondement même des treize dernières années de gouvernement de Netanyahou, qui ont transformé la politique et les relations extérieures du pays, est complètement anéanti en une seule journée. Cela ouvre une nouvelle phase très incertaine, dans laquelle nous sommes à présent.

Luke Savage : Généralement, les guerres profitent aux gouvernements en place, du moins au début. On peut penser par exemple au climat de chauvinisme qui a prévalu après le 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, avec un ralliement fébrile non seulement autour du drapeau, mais aussi autour de la figure de George W. Bush. Vous suggérez que ce n’est pas ce qui s’est passé en Israël depuis le début du conflit. Quelle a été la réaction générale des citoyens israéliens – juifs et non juifs -, et quelle est la situation actuelle de la coalition de droite de M. Netanyahou ?

Ettingermentum : Netanyahou est détesté. Sa perception est comparable à celle d’Herbert Hoover (ancien président américain, complètement dépassé par la crise de 1929, ndlr) au début de la Grande Dépression, et non pas à celle d’un chef de guerre.

Car il ne s’agit pas simplement d’un problème militaire que personne n’a vu venir. Il s’agit d’un problème connu depuis des décennies et d’une question politique explicite depuis des décennies. C’est précisément ce type d’incident, qui est le pire massacre de Juifs sur le territoire israélien depuis l’Holocauste, que tout l’arsenal déployé par Netanyahou au fil des années était censé empêcher. C’était l’unique objectif de chaque aspect de la politique palestinienne du pays ! La seule question qui se posait était de savoir s’il était préférable d’y parvenir via un accord bilatéral ou par la répression par la force militaire ?

C’est précisément ce type d’incident, qui est le pire massacre de Juifs sur le territoire israélien depuis l’Holocauste, que tout l’arsenal déployé par Netanyahou au fil des années était censé empêcher.

Tout au long de sa carrière, Netanyahou a affirmé que les accords négociés étaient naïfs, contre-productifs, irréalistes et utopiques, et qu’ils avaient davantage nui à Israël qu’ils ne l’avaient aidé. C’est la seule ligne de conduite qu’il a suivie tout au long de sa vie, et il s’avère que toute sa vision du monde était erronée. Il a demandé aux gens de le juger sur sa capacité à apporter la sécurité au pays – il suffit de voir les publicités où il se présente comme une baby-sitter ou un garde-côte veillant à la sécurité de tout le monde. Il était le protecteur indispensable du pays. Ce genre d’attaque ne devait jamais se produire.

Aujourd’hui, les gens ne se disent plus « Oh, il faut le soutenir », mais bien « Le type qui a promis pendant des décennies qu’il pourrait garantir la sécurité grâce à sa politique, à qui nous avons donné un blanc-seing pour faire tout ce qu’il voulait ces dix dernières années, a prouvé qu’il avait tort. » Ce n’est rien d’autre qu’un enfoiré corrompu.

Sa réputation politique dans le pays s’est effondrée. 94 % des habitants du pays estiment que le gouvernement a une part de responsabilité dans les attaques du 7 octobre. Une majorité de personnes souhaite qu’il démissionne une fois la guerre terminée. Ils veulent aussi que son ministre de la Défense, auparavant très populaire dans les sondages, démissionne. Son parti, le Likoud, est historiquement bas dans les sondages. Benny Gantz – le général de centre-droit qui fait actuellement partie du gouvernement d’unité nationale, mais qui est historiquement une figure très anti-Netanyahou – bénéficie d’un niveau de soutien presque sans précédent dans les sondages. Il pourrait très facilement former une coalition avec les chiffres qu’il obtient actuellement.

Certes, la fin de Netanyahou a déjà été annoncée à maintes reprises et il est revenu d’entre les morts plusieurs fois. Mais là, c’est différent. Il ne s’agit pas d’un simple scandale ou d’un problème mineur. C’est toute sa raison d’être en tant que personnalité politique qui est complètement remise en cause.

Et il n’a pas bien su répondre à la crise. Il n’a toujours pas admis sa responsabilité. Il ne veut parler à personne. Il a l’air décharné et terrifié. Il a dû s’accrocher à Biden pour obtenir un semblant de légitimité, qui, en se rendant sur place, a fait preuve d’une grande générosité alors qu’il aurait sans doute pu obtenir davantage de concessions de la part de Netanyahou en échange.

Mais c’est la fin d’une époque, et je pense que cela va définir son héritage. Il ne peut pas promettre d’alternative. Il a obtenu tout ce qu’il voulait, et il ne peut pas dire que ce qu’il fait fonctionnera un jour.

Et cette attaque date d’à peine plus d’un mois. Historiquement, la chute des hommes politiques israéliens est due à leur enlisement dans des conflits longs et sanglants. C’est ce qui a entraîné la chute de Begin, initialement très populaire, après la guerre du Liban. L’Intifada a mis fin à la carrière d’Ehud Barak, car elle était considérée comme un désastre sur le plan de la sécurité, et elle a conduit à l’ascension de Netanyahou. Que la prochaine élection ait lieu l’année prochaine ou dans cinq ans, Netanyahou n’a plus d’objectif. Et je ne vois pas comment on peut survivre politiquement sans but.

Luke Savage : Si la dynamique politique israélienne est en train de changer considérablement, il est en revanche peu probable que cette évolution du consensus entraîne des changements positifs pour les Palestiniens.

Ettingermentum : C’est délicat, parce que tout cela se passe en plein conflit, et que certains effets du « ralliement au drapeau » peuvent encore jouer. Même s’il n’y a pas de mobilisation autour de Netanyahou, l’État sécuritaire, la répression et la réponse militaire bénéficient d’un soutien généralisé dans la population. J’ai vu un sondage selon lequel 65 % des Israéliens sont favorables à une invasion terrestre de Gaza. La réaction immédiate à l’attaque du Hamas empêche probablement les gens d’examiner la situation dans une optique plus large et de se demander s’ils ont commis une erreur en abandonnant le processus de paix ou en croyant à tort que tout cela allait être résolu grâce à des gadgets high tech. Je ne pense pas que ce soit le genre de discussion que l’on puisse avoir en ce moment.

Biden veut revenir à un monde unipolaire et à une atmosphère post-11 septembre, où tout le monde est uni autour du gouvernement Il a essayé de le faire avec l’Ukraine et désormais avec Israël.

Plus tard, surtout si l’opération est un désastre et prouve que le statu quo est lui-même un désastre, il pourrait y avoir une occasion – si les gens sont prêts à l’entendre – de renouer avec l’idée qu’il faut une solution plus permanente, le tout étant la conséquence bien ironique d’une attaque majeure de ce type. Et pourtant une solution paraît impossible. Mais, du point de vue d’un Israélien qui se soucie rationnellement de sa propre sécurité, quelle autre solution voyez-vous ?

Luke Savage : Pour terminer, je voudrais vous poser une question sur les États-Unis. Depuis mi-octobre, la rébellion gronde parmi les membres du Congrès, dont plus de 400 ont signé une lettre appelant à un cessez-le-feu, et on assiste à une sorte de mutinerie parmi les fonctionnaires du département d’État au sujet de la politique de M. Biden, avec une démission très médiatisée. Que peut-on dire, à ce stade, de l’opinion publique américaine par rapport au conflit ?

Ettingermentum: Un sondage récent a donné des résultats assez inattendus : une étroite majorité d’Américains s’opposent aux transferts d’armes et aux livraisons d’armes à Israël, tandis qu’une majorité soutient l’aide humanitaire aux deux parties du conflit. Beaucoup de gens ne s’attendaient pas à ce résultat, compte tenu des sondages antérieurs et du fait que le climat politique général en Amérique a toujours été résolument pro-israélien.

Biden veut revenir à un monde unipolaire et à une atmosphère post-11 septembre, où tout le monde est uni autour du gouvernement et où le Président en exercice peut renforcer sa position politique. Il a essayé de le faire avec l’Ukraine et désormais avec Israël. Mais il apparaît clairement que l’on ne peut pas revenir à ce moment-là, car nous en avons déjà vécu les conséquences. Tout le monde se souvient des guerres d’Irak et d’Afghanistan dont chacun s’accorde à dire qu’elles ont été des erreurs.

Et lorsque les gens arrivent à cette conclusion, cela détermine la façon dont ils comprennent les conflits partout ailleurs. Ils ne vont pas simplement revenir à la situation de 2001 et dire immédiatement : « L’Amérique est le phare du leadership mondial, nous devons nous impliquer partout pour sauver le monde ». Ils verront ces conflits, se souviendront de ce qui s’est passé il y a vingt ans, et se demanderont pourquoi le résultat serait différent cette fois-ci.

Cette volonté des gens à Washington de se servir de chaque éruption de violence à l’étranger comme d’une occasion pour rétablir l’interventionnisme et le chauvinisme est clairement d’un autre temps. C’est aussi lié au personnage de Biden lui-même : il est très âgé et ses collaborateurs sont là depuis l’administration de Bill Clinton. Il n’arrive pas à s’adapter à la situation actuelle.

Je ne m’attends donc pas à ce qu’ils soient en mesure de répondre à l’évolution des opinions à ce sujet. Quelqu’un plus tard pourrait le faire, mais ce sera délicat étant donné le gâchis que Biden risque de laisser. C’est là tout l’intérêt de l’engagement politique.

Pour être réélu, il faudrait déjà que Biden ait un programme

Surnomme “Sleepy Joe” pour son inaction par Donald Trump, le Président américain peine à séduire les électeurs. © Gage Skidmore

Joe Biden, qui entame sa campagne de réélection, est confronté à des chiffres historiquement bas dans les sondages. La bonne nouvelle, c’est qu’il peut compter sur un programme tout trouvé, à savoir le défunt projet de loi « Build Back Better » (Reconstruire en mieux). La mauvaise nouvelle ? Il faudra le forcer à faire campagne sur la base de ce programme, qu’il a vraisemblablement abandonné. Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.

Joe Biden et les Démocrates sont candidats à leur réélection l’année prochaine, dans le cadre d’une campagne qui, selon le président américain, déterminera l’avenir de la démocratie américaine. Alors, que proposent-ils ? Pour le moment, visiblement pas grand chose.

Dans son spot publicitaire de lancement de campagne, le président s’est engagé à « finir le travail » sans expliquer en quoi consistait ce travail ni ce qu’il comptait faire pour le terminer. Se fondant sur des entretiens avec ses conseillers, l’Associated Press, l’équivalent américain de l’Agence France Presse, a rapporté en avril que le message de Biden 2024 « ne se distinguera guère » de sa rhétorique des six mois précédents, et qu’il « mettra en avant les réalisations de ses deux premières années, établira un contraste marqué avec les politiques publiques proposées par les Républicaines qu’il juge extrêmes, et balaiera les inquiétudes liées à son âge ». Nous en avons eu un avant-goût lors de son discours de juin à Chicago, où Biden a pointé du doigt les indicateurs macroéconomiques positifs pour démontrer que les « Bidenomics » (c’est-à-dire la gestion de l’économie selon Biden, ndlr) fonctionnent, mis en avant les lois qu’il avait déjà signées, se targuant de son soutien aux syndicats et reprochant aux Républicains de vouloir revenir à la théorie du ruissellement, qui est un échec.

Le problème, c’est que les Américains ne sont pas très enthousiasmés par la présidence de Biden, ni par son bilan économique. La cote de popularité du président est au plus bas depuis plus d’un an. Même les électeurs démocrates ne veulent pas qu’il se représente et confient aux sondeurs qu’ils ne sont pas convaincus par sa gestion de l’économie, en particulier les plus jeunes, les moins riches, les Afro-américains et les Latinos. Quant au bilan sur lequel Biden entend s’appuyer pour être réélu, un sondage récent a révélé que seuls 40 % des électeurs inscrits pensent réellement qu’il a un tel bilan, soit onze points de moins que pour Donald Trump, son adversaire probable.

Malheureusement, comme cela a été souligné à maintes reprises, la « macroéconomie forte » que Biden et ses partisans ne cessent de mettre en avant – faible taux de chômage, fortes augmentations de salaires au bas de l’échelle et ralentissement du taux d’inflation – masque la souffrance et la précarité bien réelles dans lesquelles les travailleurs continuent de vivre. Ils sont confrontés à de plus en plus d’expulsions de leurs logements, à un système de santé dysfonctionnel et meurtrier et à des prix exorbitants pour toute une série de dépenses essentielles allant du logement à la garde d’enfants, en passant par les médicaments sur ordonnance et les produits alimentaires.

Tout cela est d’autant plus grave qu’une grande partie du bilan de Biden consiste en des reculs historiques de l’État-providence, puisqu’il a présidé à la disparition progressive des protections économiques particulièrement généreuses pour des standards américains mises en place pendant la pandémie. Plus de cinq millions de personnes ont été exclues du programme Medicaid et les expulsions ont atteint un niveau plus élevé qu’avant la pandémie. La fin du mois de septembre sera également marquée par la fin du financement des services de garde d’enfants, qui devrait entraîner des pertes d’emplois et peser sur d’innombrables familles, et la reprise du remboursement des prêts étudiants qui coûtera aux millions d’Américains concernés des centaines de dollars chaque mois.

Certes, Biden n’a pas tort de dire que ses « Bidenomics » constituent une rupture importante par rapport à des décennies de pensée conventionnelle sur le rôle que devrait jouer le gouvernement américain dans l’économie du pays. Mais le recours à des incitations fiscales et à des investissements publics pour stimuler le secteur privé n’est pas digne du New Deal 2.0 et est bien éloigné de l’ambitieux programme sur lequel il s’est présenté et qu’il a, au moins dans un premier temps, tenté de mettre en œuvre. Même ses soutiens admettent qu’il faudra un certain temps avant que les avantages économiques de ce programme ne se fassent sentir dans les portefeuilles des citoyens.

En d’autres termes, le président et son parti n’ont pas fait assez pour soulager les difficultés économiques des Américains, et ce qu’ils ont réussi à faire n’a pas encore l’impact qu’ils espéraient. Pour un parti qui tente de se faire réélire l’année prochaine, c’est un problème, d’autant plus que le taux de participation des principaux groupes d’électeurs démocrates semble faible, une situation qui avait déjà condamné le parti en 2016. Que vous pensiez que le message de campagne de Biden soit mauvais, bon ou entre les deux, cela n’a pas vraiment d’importance ; il ne fonctionne manifestement pas.

Heureusement pour eux, il existe une méthode qui a fait ses preuves et sur laquelle d’innombrables politiciens performants se sont appuyés pour remporter des élections et enthousiasmer leur base politique. En fait, c’est la même méthode que Biden a utilisée en 2020 pour obtenir un taux de participation record depuis un siècle, y compris parmi les groupes avec lesquels il est actuellement en difficulté : se présenter avec un programme ambitieux qui promet d’améliorer la vie des gens.

Il y a d’autres bonnes nouvelles pour le président : Biden et son équipe n’ont même pas besoin de consacrer du temps, de l’argent ou de l’énergie à l’élaboration d’un nouveau programme. Ils disposent d’un ensemble de promesses toutes prêtes sous la forme du défunt projet de loi Build Back Better (BBB), autrefois pièce maîtresse de la présidence de Biden. Cette loi promettait tout, de la gratuité des universités de proximité à un salaire minimum de 15 dollars par heure, en passant par l’accès universel aux crèches et l’abaissement de l’âge d’éligibilité à l’assurance-maladie. Autre bonne nouvelle : ce projet de loi et ses différents éléments ont été extrêmement populaires, toutes tendances confondues, jusqu’au bout, même lorsque l’inflation a fait la une des journaux et que la cote de popularité de Biden a commencé à s’effondrer.

Biden pourrait même aller plus loin et promettre de relancer certains des programmes de protection mis en place durant la pandémie et qui ont expiré sous son mandat, comme l’extension de la couverture Medicaid et la distribution de chèques alimentaires ou la suspension des remboursements de prêts étudiants.

Cette démarche s’inscrirait parfaitement dans le cadre de la requête , certes vague, déjà formulée par Biden aux électeurs pour qu’ils le laissent « finir le travail » et pourrait servir de cri de ralliement à son parti lors des scrutins à venir : Vous vous souvenez de ce programme de type « New Deal », qui n’arrive qu’une fois dans une génération, pour lequel vous m’avez élu et que les Républicains ont fait capoter ? Si vous votez à nouveau pour moi et que vous me donnez une majorité au Congrès, je le réaliserai au cours de mon second mandat.

Sauf que Biden ne semble pas intéressé par cette approche. Dans son discours de Chicago, le président a consacré l’essentiel de son intervention à parler de sa politique sur l’offre – à travers un soutien massif aux entreprises américaines – qui n’enthousiasme pas les électeurs. En matière sociale, il s’est contenté d’une vague promesse de relancer les mesures populaires du BBB en une seule phrase : « Je reste déterminé à continuer à me battre pour une éducation préscolaire universelle et des universités de proximité gratuites ».

Cela n’a rien de surprenant. Depuis toujours, Biden est un démocrate très conservateur. Les quelques politiques progressistes qu’il a promulguées lui ont été imposées par la pression de la gauche du parti. Aussi absurde que cela puisse paraître, il devra à nouveau être forcé à embrasser son propre programme présidentiel pour espérer sa réélection.

Les médias ont un rôle à jouer à cet égard. Les commentateurs de gauche ont des sueurs froides en voyant les chiffres alarmants de Biden dans les sondages, déclarant qu’il s’agit d’un grand mystère, et accusant même le petit Green Party (le parti vert américain a un programme plus à gauche que les Démocrates, mais pèse très peu, ndlr) d’être responsable d’une défaite imminente. Plutôt que de s’interroger sur les raisons pour lesquelles les électeurs ne comprennent et ne reconnaissent pas assez cet illustre Président, ils feraient un bien meilleur usage de leur temps et de leur énergie en encourageant le Président à être réellement à la hauteur et en l’incitant à relancer l’ambitieux programme qui était en principe la raison pour laquelle ils l’avaient apprécié au départ.

Au lieu de cela, en seulement deux ans, les médias progressistes ont apparemment oublié son existence. Pour ne citer qu’un exemple, Dan Pfeiffer, de Pod Save America, a qualifié le BBB, qui n’a jamais été adopté, de « performance législative historique » potentielle dont il n’a jamais assez souligné « l’impact et l’importance » et qui pourrait être « notre meilleure, et peut-être dernière, chance » de lutter contre le changement climatique. Mais face aux difficultés de Biden dans les sondages aujourd’hui, la seule suggestion de Pfeiffer est de « communiquer aux jeunes électeurs les exploits de Biden » – même si le projet de loi sur le climat que Biden a fini par signer n’était que l’ombre du projet de loi original, déjà très insuffisant.

S’il l’on estime que le sort de la démocratie américaine est en jeu l’année prochaine, pousser Biden à sortir le grand jeu devrait être une évidence. En l’état actuel des choses, Biden et les Démocrates se lancent dans ce qu’ils prétendent être l’élection la plus importante de notre vie tout en supposant que faire campagne sur un programme est inutile et que le rejet de l’opposition incarnée par Trump suffira. Ce pari peut fonctionner, mais il est tout de même très hasardeux.

États-Unis : pourquoi les républicains restent maîtres de l’agenda politique

Des partisans de Trump devant le Capitole le 6 janvier 2021. © Colin Lloyd

Bien que les démocrates contrôlent la Maison Blanche et le Congrès depuis 2020, c’est pour une large part le parti républicain qui fait preuve d’initiative et fixe les termes du débat politique. Une tendance qui devrait s’accélérer après les élections de mi-mandat en novembre. Le refus de la part des démocrates de mettre en cause le statu quo économique et social devient chaque jour plus flagrant et démobilise leur base électorale. Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

La principale promesse de campagne de Joe Biden, à supposer qu’il en avait une, était que s’il était élu, « rien ne changerait fondamentalement », comme il l’avait affirmé à de grands donateurs en 2019. À bien des égards, cette prédiction s’est avérée exacte : bien qu’ils ne soient plus aux manettes ni à la Maison Blanche, ni même au Congrès, les républicains continuent de diriger l’agenda politique du pays.

Le GOP (Grand Old Party, ndlr) y parvient pour deux raisons essentielles : d’abord parce que l’aile dominante du Parti démocrate a échoué à plusieurs reprises à présenter au pays une vision politique convaincante, et, deuxièmement, parce que les républicains ont trouvé les moyens de renforcer leur pouvoir par des tactiques de plus en plus antidémocratiques.

Les démocrates ont légitimement utilisé leur majorité au Congrès pour enquêter sur la grave violation des normes démocratiques à laquelle se sont livrés Donald Trump et d’autres personnalités du Parti républicain lors de l’insurrection du 6 janvier 2021 au Capitole. Contrairement à de nombreux autres pays démocratiques, il est en effet particulièrement rare que les politiciens américains aient à répondre de leurs actes devant la justice. En ce sens, ces enquêtes constituent un changement bienvenu par rapport au statu quo, même si elles se sont jusqu’à présent révélées insuffisantes pour faire face à la menace réelle pour la démocratie que représentent encore de nombreuses franges du Parti républicain.

Alors que l’enquête du Congrès s’éternise, révélant de plus en plus malversations à la Maison Blanche de Trump et que la possibilité de voir Trump lui-même être accusé d’avoir planifié un coup d’État s’approche, la cote de popularité de ce dernier auprès des électeurs reste remarquablement stable.

Mais, paradoxalement, alors que l’enquête du Congrès s’éternise, révélant de plus en plus malversations à la Maison Blanche de Trump et que la possibilité de voir Trump lui-même être accusé d’avoir planifié un coup d’État s’approche, la cote de popularité de ce dernier auprès des électeurs reste remarquablement stable. En réalité, le taux d’approbation de Trump a même augmenté depuis le début de 2021, époque où l’on en savait beaucoup moins sur le degré d’organisation et de planification de l’insurrection du Capitole. 

Pendant une grande partie de l’été, la cote de confiance de Biden était inférieure à celle de Trump, ne se stabilisant à peu près à égalité que lorsque Biden a annoncé une annulation partielle de la dette étudiante. En d’autres termes, l’enquête peut encore faire courir un risque juridique à Trump, mais jusqu’à présent, elle a échoué à diminuer son attrait auprès des électeurs. 

L’enquête a surtout maintenu l’attention des démocrates sur un président qui n’est plus au pouvoir, alors que l’agenda de celui qui est en poste passe presque inaperçu. La législation majeure de Biden, finalement votée sous le nom d’Inflation Reduction Act, a fait l’objet d’un débat interne intense et complexe au sein du Parti démocrate au cours des deux dernières années, qui a fait perdre espoir à de nombreux électeurs désabusés par l’incapacité des démocrates à se mettre d’accord. Pire encore, les aspects de cette législation qui profiteraient le plus immédiatement et le plus manifestement aux électeurs ont été largement écartés. Le PRO Act, une loi visant à faciliter la constitution de syndicats – un objectif qui devrait être un projet facile à implémenter dans un gouvernement contrôlé par les démocrates – n’a abouti à rien. Même pour cette seule victoire claire et sans ambiguïté qu’est l’élimination partielle de la dette étudiante, Biden a dû être contraint et poussé à l’action à de multiples reprises par l’aile gauche de son parti pour agir. Là encore, ses efforts sont restés bien en deçà de ce qui était requis.

Ainsi, les démocrates sont décidés à faire en sorte que Trump reste le centre de gravité politique du pays. Deux raisons peuvent l’expliquer : d’une part, et cela est légitime, afin de dénoncer sa conduite scandaleuse. D’autre part, et cela est beaucoup moins justifiable, car ils tentent de faire oublier qu’ils sont au point mort. 

Ce paradigme convient parfaitement aux républicains. Loin de s’engager dans une autocritique sur l’éthique civique du trumpisme, le principal débat au sein du Parti républicain consiste à savoir qui de Trump lui-même ou du gouverneur de Floride Ron DeSantis est le plus à même de poursuivre cette dérive ploutocratique, ultra-conservatrice, xénophobe et autoritaire. Cela ne se limite pas aux coups d’éclat cruels de DeSantis et à ceux des autres gouverneurs de droite qui tentent de l’imiter. Depuis la défaite de Trump face à Biden, les républicains, de la base au sommet du parti, ont surtout concentré leurs efforts sur la falsification des règles électorales et sur la nomination de fidèles partisans de Trump à des postes clés de l’administration électorale, ceux-ci ayant bien sûr peu de considération pour la loi ou l’équité. Les citoyens américains sont donc en train d’assister impuissants au vol de leur processus électoral équitable et les démocrates n’ont pratiquement rien entrepris pour y mettre fin, que ce soit d’un point de vue juridique ou en travaillant à saper la popularité politique de ceux qui détruisent ce processus.

Le principal débat au sein du Parti républicain consiste à savoir qui de Trump lui-même ou du gouverneur de Floride Ron DeSantis est le plus à même de poursuivre cette dérive ploutocratique, ultra-conservatrice, xénophobe et autoritaire.

Ensuite, malgré l’élection de Biden, les républicains contrôlent un organe essentiel du pouvoir : la Cour suprême. Après avoir passé cette année à révoquer le droit à l’avortement et tant d’autres droits qu’il est difficile de suivre, le décor est planté pour un nouveau mandat où l’on sapera allègrement la liberté de chaque individu. Non seulement la Cour souhaite désormais s’attaquer au principe même d’élections équitables, mais comme l’a rapporté le média Vox, la Cour semble prête également à réduire considérablement la capacité du gouvernement à réduire la pollution, à l’empêcher de s’assurer que les patients de Medicaid (assistance publique médicales pour les personnes âgées, les pauvres et les handicapés, ndlr) reçoivent des soins appropriés, et à permettre encore plus de « gerrymandering » racial (manipulation des frontières d’une circonscription en vue d’en tirer un avantage électoral, ndlr) que jusqu’à présent. Et ce ne sont là que quelques exemples.

Même si les démocrates trouvaient la volonté politique de faire capoter ces désastres quasi-certains par voie législative, – ce qu’ils ne feront pas – il s’agirait d’un grand chantier de plusieurs années consistant à répliquer inlassablement à la droite pour réussir seulement à rétablir le statu quo ante. Pendant ce temps, les conservateurs inventeraient sans doute de nouvelles façons d’infliger souffrance et indignité au pays, et tout autre programme prétendument progressiste serait bloqué. 

Enfin, même ce scénario improbable suppose que les démocrates conservent leur majorité au Congrès. Bien que les sondages des démocrates se soient légèrement améliorés par rapport au début de l’année, il semble toujours probable que les républicains reprennent la Chambre des représentants, voire le Sénat. Comme l’a souligné le journaliste Ross Barkan dans le New York Magazine, le caucus (groupe parlementaire, ndlr) républicain de la Chambre des représentants qui prendra ses fonctions en 2023 sera encore plus radical que celui qui a largement fait couler le programme de Barack Obama. Tout cela alors même que Biden est un président plus faible et plus désorganisé que son prédécesseur démocrate. Et alors que les républicains ont passé les deux dernières années à utiliser les bases du pouvoir dont ils disposent encore – la Cour suprême et les gouvernements de nombreux États – pour faire avancer leur programme de manière relativement cohérente, rien ne prouve que les démocrates, à quelque niveau de gouvernement que ce soit, aient un véritable programme, et encore moins une stratégie similaire pour le réaliser dans les deux années à venir. 

Depuis que Biden a pris ses fonctions, le pays tout entier semble coincé dans un ascenseur bondé. Il est difficile de bouger et la compagnie chargée de l’entretien, en l’occurrence les démocrates, semble absente. On a beau parler dans l’interphone d’urgence, on ne sait pas s’il y a quelqu’un à l’autre bout. Après novembre, à quelle vitesse les Etats-Unis vont-ils tomber vers le pire ?

La fin du droit à l’avortement aux États-Unis n’est qu’un commencement

© Shannon Page

En abolissant le droit à l’avortement, la Cour suprême américaine ne s’est pas contentée de ramener la « plus vieille démocratie du monde » au Moyen-âge. Elle a fait la démonstration que les droits ne sont jamais définitivement acquis – et que les élites sont disposées à défendre des politiques aux conséquences inhumaines pour protéger leurs intérêts. Aux États-Unis comme en Europe, où l’on observe également une alliance croissante entre lobbies financiers et chrétiens intégristes. Analyse d’une séquence dont la gravité a peut-être été sous-estimée sur le vieux continent, malgré l’émoi provoqué.

Paris, 2019. À la « convention de la droite » de Marion-Maréchal Le Pen, le polémiste Raphaël Enthoven critique ses hôtes en arguant que leur projet réactionnaire est voué à l’échec. Parmi les arguments déployés, il assène l’idée que le progrès social et ses avancées constituent « des mouvements irréversibles » car « on ne revient pas sur une liberté supplémentaire ».

Trois ans plus tard, 170 millions d’Américaines viennent de perdre leur droit constitutionnel à l’avortement. L’arrêt Dobbs v Jackson de la Cour suprême des États-Unis annule la jurisprudence Roe v Wade de 1973 et rend aux législatures des États et au Congrès fédéral le pouvoir d’interdire ou de restreindre l’accès à l’avortement. Du fait des lois votées en anticipation de cette décision, l’avortement est devenu illégal ou très fortement limité dans 11 États. Il le sera bientôt dans 13 autres, soit la moitié du territoire américain.

Des effets tragiques au-delà des cas individuels

Dès l’annonce du verdict, des centaines de femmes ont vu leur procédure médicale annulée par leur clinique. Pour les habitantes des 22 États sous contrôle républicain, la situation va rapidement se dégrader. Dans la majorité des cas, l’avortement sera interdit passé 6 semaines de grossesse (soit après deux semaines d’absence de règles, alors que la majorité des femmes ne savent pas qu’elles sont enceintes) quelles que soient les circonstances. Le viol, l’inceste ou la présence d’un fœtus non viable ne seront généralement pas des motifs suffisants pour obtenir un avortement.

5 des 9 juges qui composent la Cour suprême (et qui ont voté pour l’annulation du droit à l’avortement) ont été nommés par des présidents élus avec une minorité de voix (deux par Bush Junior, trois par Donald Trump).

Dans certains États, l’avortement pourra être passible de longues peines de prison ferme, voire de la peine de mort. Une simple fausse couche pourra conduire une femme accusée de l’avoir provoquée devant les tribunaux, avec le risque de recevoir une très lourde condamnation. Du reste, à cause du flou juridique et des réticences du corps médical à s’exposer à de potentielles poursuites, de nombreuses femmes pouvant prétendre à un avortement (leur santé étant menacée par des complications liées directement ou indirectement à leur grossesse) ne se le verront plus proposer.

Les témoignages terrifiants s’accumulent. Des femmes sont contraintes de mener à terme une grossesse non viable en dépit des graves risques encourus pour leur santé (infertilité, complications diverses…). Une femme présentant une pathologie engageant son pronostic vital a été privée de traitement du fait de l’incompatibilité des médicaments avec une grossesse à laquelle elle n’avait plus le droit de mettre terme. Sans oublier cette fillette de dix ans, victime d’un viol et enceinte de 6 semaines, qui s’est vue refuser un avortement en Ohio.

Au-delà de ces récits individuels dramatiques, cette décision accroît les injustices structurelles existantes. Les femmes vivant dans les États favorables à l’avortement ou ayant les moyens de s’y rendre conserveront un accès à la procédure. Du moins, tant que les États républicains ne mettent pas en place des lois visant à interdire ce type de solutions. Avant Roe, les classes supérieures avortaient également par voies illégales, auprès de cliniques ou praticiens privés opérant en toute discrétion. À l’inverse, les femmes issues des milieux défavorisés mourraient parfois des suites d’avortements auto-administrés ou entrepris auprès de personnes non qualifiées – dont des charlatans. Comme l’expérience l’a prouvé, interdire l’avortement ne le supprime pas, mais le rend plus dangereux, difficile et onéreux.

Cette décision fait également fi de données plus générales. Et pas uniquement en termes de santé publique. Du point de vue économique, les répercussions attendues sont désastreuses. Hausse de la pauvreté et des inégalités, baisse de la productivité et réduction de la participation des femmes au marché du travail font partie des conséquences bien documentées.

La sécurité est un autre domaine qui risque d’être impacté. Au-delà des conséquences directes, de nombreuses études tendent à démontrer que l’accès à l’avortement avait largement contribué à la diminution de la criminalité observée 15 à 20 années après sa légalisation.

Une décision arbitraire et impopulaire

La décision choque également par son aspect arbitraire. La logique déployée par l’opinion majoritaire de la Cour s’appuie sur une lecture originaliste de la Constitution (qui consiste à l’interpréter dans le sens de l’intention prêtée à ses auteurs en 1787), fondée sur un mode historique de légitimation. En résumé : puisque la Constitution ne garantit pas explicitement le droit à l’avortement parmi les droits fondamentaux (elle ne garantissait pas le droit de vote des femmes non plus) et qu’historiquement, l’avortement n’était pas un droit aux États-Unis, ni une pratique ancrée dans la tradition du pays (avant 1973 et selon le révisionnisme fortement contesté de la Cour), il est hors de question d’en faire un droit fondamental aujourd’hui. Le raisonnement apparaît faible. Il mobilise des arguments entrant en contradiction avec d’autres opinions émises par les mêmes juges et s’oppose aux jurisprudences Roe et Cassey. Il repose surtout sur la notion contestable qu’un texte écrit en 1787 – dans un contexte patriarcal et esclavagiste – détermine les droits fondamentaux des femmes 250 ans plus tard.

La suppression du droit à l’avortement va clairement à l’encontre de l’opinion publique. Selon les innombrables enquêtes réalisées sur le sujet, entre trois et quatre électeurs sur cinq ne souhaitaient pas que Roe soit annulée par la Cour suprême. Ce qui pose la question de la légitimé de cette institution.

5 des 9 juges qui la composent (et qui ont voté pour l’annulation du droit à l’avortement) ont été nommés par des présidents élus avec une minorité de voix (deux par Bush Junior, trois par Donald Trump). Parmi eux, les 3 juges nommés par Trump ont été confirmés par un nombre de sénateurs représentant entre 20 et 40 millions d’Américains de moins que ceux qui avaient voté contre la confirmation. Le 6e juge conservateur à avoir voté la suppression du droit à l’avortement, Clarence Thomas, avait été confirmé malgré des accusations d’agressions sexuelles particulièrement crédibles. Depuis, la Commission parlementaire a mis en lumière une complicité probable de ce même Clarence Thomas avec Donald Trump dans sa tentative de coup d’État. C’est pourtant ce juge qui a explicitement ouvert la porte vers d’autres verdicts plus durs encore : la remise en cause du droit au mariage homosexuel, aux relations homosexuelles et à la contraception.

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Parmi les trois juges nommés par Trump, le siège du premier (Neil Gorsuch) aurait dû revenir à un juge nommé par Obama, si la majorité républicaine au Sénat n’avait pas refusé pendant huit mois d’organiser le vote de confirmation au Congrès. Mitch McConnell (alors chef de la majorité républicaine) avait estimé qu’à huit mois de la présidentielle, Obama n’était plus légitime pour nommer un juge. Mais quatre ans plus tard, lorsque la juge progressiste Ruth Bader Ginsburg est décédée sept semaines avant la présidentielle de 2020, McConnell s’est empressée de confirmer sa successeur Amy Coney Barrett. Il s’agit de ruptures évidentes avec la logique bipartisane de la procédure de nomination. Or, pour confirmer Gorusch en 2017, McConnell avait du modifier les règles du Sénat (par un vote à la majorité simple) afin d’abaisser le seuil nécessaire à la confirmation d’un juge de 60 à 50 voix. Gorusch a finalement été confirmé 54-45, sur des lignes partisanes, tout comme Barrett (52-48).

La suppression du droit à l’avortement s’inscrit dans une succession de verdicts plus réactionnaires les uns que les autres. Au cours de la même semaine, la Cour suprême a ouvert la porte au découpage des circonscriptions électorales sur des bases raciales (Ardoin v. Robinson), renouant ainsi avec des pratiques datant de la ségrégation

Enfin, Brett Kavanaugh est venu remplacer le juge conservateur Ted Kennedy en cours du mandat de Trump, suite à sa décision de prendre sa retraite. L’idée étant de profiter de la présidence républicaine pour installer un successeur bien plus jeune à la Cour (les nominations étant à vie). Une voie que Ruth Bader Ginsburg avait refusé d’emprunter sous Obama, estimant que sa retraite anticipée serait interprétée comme une stratégie partisane et risquerait d’affaiblir la légitimité de la Cour (la raison officieuse étant probablement qu’elle ne souhaitait pas laisser sa place, d’autant qu’elle avait été élevée au rang d’icône par la presse démocrate…). Kavanaugh a été confirmé sur des lignes partisanes (50-48), malgré une accusation crédible de tentative de viol.a

Ce manque de légitimité démocratique et les nombreuses décisions impopulaires prises par la Cour (en particulier, la décision de déplafonner les dépenses des entreprises et milliardaires désirant financer les campagnes électorales) expliquent certainement la confiance historiquement basse (25 %) dont elle jouit actuellement auprès des Américains.

De la contre-révolution conservatrice au « coup d’État judiciaire » ?

La suppression du droit à l’avortement s’inscrit dans une succession de verdicts plus réactionnaires les uns que les autres. Au cours de la même semaine, la Cour suprême a ouvert la porte au découpage des circonscriptions électorales sur des bases raciales (Ardoin v. Robinson), renouant ainsi avec des pratiques datant de la ségrégation et interdites par le Voting Act de 1965. Puis elle a considérablement affaibli la régulation du port d’arme dans l’espace public (New York State RPA v. Bruen ), la séparation de l’Église et de l’État (Kennedy v. Bremerton School District)), l’autonomie politique des tribus amérindiennes (Oklahoma v. Castro-Huerta) avant d’asséner le coup de grâce en limitant la capacité de l’Agence de Protection de l’Environnement (EPA) à réguler les émissions de gaz à effet de serre. Ce dernier verdict (West Virginia v. EPA) ouvre la porte à de nombreuses interdictions faites au gouvernement de… gouverner. Le Financial Times évoque déjà des conséquences en termes de suppression de régulations bancaires et financières.

Cette séquence, qualifiée de « coup judiciaire » par l’essayiste Naomi Klein, a été suivie d’un signal encore plus inquiétant : la décision de statuer sur l’affaire Moore v. Harper à l’automne. Le verdict pourrait changer radicalement la manière dont sont décidées les élections dans le pays, en donnant les pleins pouvoirs aux législatures de chaque État pour organiser et valider les scrutins nationaux. En clair, la tentative de Coup d’État de Donald Trump de 2020 sera désormais légale, dans le sens où les parlements des États pourront renverser le résultat d’une élection, ou mettre en place des règles garantissant peu ou prou l’issue d’un scrutin.

La fin du droit à l’avortement s’inscrit ainsi dans une dynamique plus large et inquiétante, mais parfaitement explicable. En réalité, l’abrogation de Roe v. Wade n’est qu’un dégât collatéral de l’effort plus vaste de la droite américaine pour imposer par la voie judiciaire sa vision politique largement impopulaire, via ce que certains politologues décrivent comme « la tyrannie de la minorité ».

Derrière l’assaut réactionnaire de la Cour, le Capital et de nombreux milliardaires américains

Derrière les verdicts énumérés plus haut, on retrouve toute une série d’efforts méticuleux et concertés de la part de ce qu’il conviendrait d’appeler « le capitalisme américain », au risque de généraliser. Les juges ayant rendu ces verdicts ont été sélectionnés en amont par des organisations conservatrices mettant en avant certaines philosophies juridiques et, plus largement, soutenant des magistrats ayant fait preuve de certaines qualités au cours de leur carrière. La défense des intérêts du monde des affaires et du Capital est privilégié, avant un ethos socialement conservateur. Ces organisations, en particulier la Heritage Foundation et la Federal Society sont en grande partie financées par de multiples multinationales américaines, les lobbies de grands secteurs économiques et de nombreux milliardaires.

NDLR : Lire sur LVSL l’article d’Ewen Bazin, « La Heritage Foundation, puissante fondation néoconservatrice derrière Donald Trump »

Une fois leurs candidats nommés pour un siège à la Cour suprême, ces structures (ainsi qu’un vaste réseau de lobbies plus opaques, tel que le Judicial Crisis Network, dont la légalité résulte précisément d’une série d’arrêts de la Cour suprême) dépensent des centaines de millions de dollars pour convaincre le public et les élus de soutenir la nomination des juges pré-sélectionnés. Ensuite, pour s’assurer que les litiges juridiques pertinents remontent jusqu’à la Cour suprême, de multiples efforts sont déployés par ces mêmes organisations pour influencer les élections, élire les politiques et orienter magistrats, parquets, plaignants, juristes et avocats. Jusqu’à produire des lois clés en main qui seront ensuite votées par des juridictions républicaines acquises à la cause, dans le but de déclencher des affaires destinées à être portées devant la Cour suprême.

Cette dernière n’a plus qu’à piocher dans les nombreux arguments produits par des juristes soutenus par les organisations conservatrices pour justifier leurs verdicts. Ce long processus fut mobilisé pour mettre fin au droit à l’avortement, comme pour produire la décision portant sur l’Environment Protection Agency (EPA). À la manœuvre, on retrouve également le puissant multimilliardaire Charles Koch, et son réseau d’influence tentaculaire. Si ce magnat des énergies fossiles n’est pas hostile à l’avortement, son taux de profit se trouvait directement menacé par l’EPA. D’où les efforts colossaux déployés depuis 20 ans par son organisation (Prosperity for America) pour réunir les conditions nécessaires au verdict WV v. EPA, entre autres décisions conservatrices rendues par la Cour. Et tant pis pour les fillettes de dix ans enceinte suite à un viol.

Le Parti démocrate, entre complaisance et complicité

Cette contre-révolution conservatrice engrange les succès car elle ne rencontre pas de véritable résistance. Sur la question du droit à l’avortement, les démocrates étaient pourtant prévenus. Fait inédit, deux mois avant la décision de la Cour suprême, un brouillon du verdict avait fuité dans la presse. Il correspond pratiquement mot pour mot à la décision finale. Qu’ont fait les leaders du Parti démocrate au cours de ce laps de temps ? Rien. Ou plus exactement, ils ont activement fait campagne pour défendre le seul parlementaire démocrate anti-avortement, menacé de perdre son siège au profit d’une candidate progressiste soutenue par la gauche du Parti. Quelques semaines plus tard, Joe Biden a passé un marché avec le chef de la minorité républicaine au Sénat (Mitch McConnell) pour nommer à vie un juge anti-avortement au circuit fédéral du Kentucky (un échelon inférieur à la Cour suprême) pour « apaiser McConnell ».

Une fois à la présidence des États-Unis, Obama avait renoncé à sa promesse électorale d’inscrire le droit à l’avortement dans la loi fédérale, malgré sa majorité absolue au Congrès

La nomination devait intervenir le jour du verdict mettant fin à l’avortement. C’est dire l’importance accordée au droit à l’avortement par les ténors du Parti démocrate qui, à l’annonce du verdict de la Cour suprême, ont d’abord chanté « God bless America » sur le parvis du Congrès avant de lire un poème et d’envoyer des courriels à leur liste de diffusion pour demander un soutien financier en vue des prochaines élections. Un opportunisme qui a provoqué la colère de nombreux militants féministes.

Dans son discours commentant la décision de la Cour, Joe Biden n’a proposé aucune solution, à part celle de voter démocrate aux prochaines élections. S’il est vrai que le combat doit désormais être mené à l’échelle des États et du Congrès, les démocrates sont loin d’être privés de tout levier.

Pour commencer, ils pourraient faire voter un texte protégeant l’avortement au Congrès. Cela nécessiterait de voter la fin du Filibuster, cette règle arbitraire qui permet à une minorité de 41 sénateurs de bloquer toute proposition de loi. La Cour suprême risquerait d’invalider le texte, mais devrait être de nouveau saisie, ce qui contribuerait à limiter son pouvoir et affaiblir sa légitimité.

Comme le souligne Jacobinmag, un Sénat débarrassé du filibuster pourrait également voter un budget fédéral réduisant à zéro le budget de la Cour suprême. Les juges seraient toujours en place, mais dans l’incapacité de travailler (privés d’assistant, d’accès informatique, etc…). Une autre option consisterait à utiliser conjointement le Congrès et la Présidence des États-Unis pour ajouter des juges (progressistes) à la Cour suprême, afin de faire de nouveau basculer cette dernière du côté démocrate.

Les démocrates pourraient également lancer des procédures de destitutions contre les juges de la Cour suprême Clarence Thomas (pour son rôle supposé dans la tentative de coup d’État de Donald Trump) et Kavanaugh (pour de potentielles parjures sous serment). La procédure n’a aucune chance d’aboutir, puisqu’une destitution nécessiterait l’aval des deux tiers du Sénat. Mais le but serait avant tout de marquer des points politiquement et de ralentir l’action de la Cour suprême en l’engluant dans cette procédure.

Enfin, le Congrès (à majorité démocrate) pourrait faire voter divers textes de loi conçus spécifiquement pour contraindre ou défier la Cour suprême (sur le droit à l’avortement, les régulations d’émissions de gaz à effet de serre, l’encadrement du droit de vote et de l’organisation des élections, le contrôle des armes à feu… etc). Au minimum, un texte rendant l’avortement légal en cas de viol ou d’inceste mettrait les républicains en difficultés et sauverait de nombreuses femmes. De même, l’administration Biden pourrait ouvrir des cliniques pratiquant l’avortement sur les terres fédérales situées dans les États conservateurs, pour ne parler que de cette problématique. Rien de tout cela n’est au programme, à la stupeur des dirigeants républicains et au désespoir des électeurs démocrates.

Certes, de telles tactiques présentent plusieurs inconvénients. Certaines ne serviraient qu’à affaiblir politiquement la Cour suprême, sans permettre de sortir par le haut de la crise politique. Avec le risque de diviser d’avantage le pays, de polariser l’opinion et de provoquer un retour de bâton lorsque les républicains seront de nouveau au pouvoir.

Mais, comme l’écrit Noami Klein et le martèlent les élus proches de Bernie Sanders, les républicains violent déjà allègrement les normes de la politique bipartisane et imposent de fait leur agenda radical. En situation d’urgence, lorsque les droits fondamentaux, l’avenir de la démocratie et de la planète sont menacés, des mesures drastiques s’imposeraient pour faire face.

Cependant, combattre les républicains n’est pas dans l’ADN du parti démocrate. Depuis le traumatisme des années Reagan et la fin du consensus hérité du New Deal, les cadres du parti se sont réfugiés dans une position attentiste qui s’explique par un mélange de manque de courage politique et de faible foi dans leur propre projet. Voire, pour certains élus financés par le monde des affaires, d’hostilité non avouée aux causes progressistes.

En 1991, Joe Biden, alors à la tête du Comité judiciaire du Sénat, avait échoué à faire capoter la nomination du juge Clarence Thomas, confirmé à la Cour suprême (52-48) par un sénat à majorité démocrate. Il remplaçait ainsi Thurgood Marshall, héros afro-américain de la lutte pour les droits civiques. En 2005, Barack Obama s’était publiquement opposé au blocage de la nomination du juge Roberts (qui préside désormais la Cour suprême) dans un post de blog aux accents involontairement prophétiques : les pires craintes des activistes démocrates balayées par Obama se sont avérées amplement justifiées.

Une fois à la présidence des États-Unis, Obama avait renoncé à sa promesse électorale d’inscrire le droit à l’avortement dans la loi fédérale, malgré sa majorité absolue au Congrès. Quant à Hillary Clinton, adepte du « je vous avais pourtant prévenu » (comprendre : il fallait voter pour moi en 2016), elle avait choisi comme colistier le sénateur Tim Kaine, un des rares démocrates hostile au droit à l’avortement.

Face aux récents verdicts de la Cour suprême, la Maison-Blanche avance toujours à reculons. Dans une interview désastreuse, la Vice-présidente Kamala Harris a expliqué que la Maison-Blanche ne comptait pas prendre de mesures drastiques car « nous sommes à 130 jours d’une élection qui va inclure des sénatoriales ». Selon l’agence Reuters « Biden et ses conseillers ont peur que des mesures trop radicales polarisent l’électorat avant les élections de mi-mandat, réduisent la confiance du public dans les institutions telles que la Cour suprême ou ne s’appuient pas sur des bases légales suffisamment solides ». En d’autres termes, la principale préoccupation de la Maison-Blanche semble être de protéger la légitimité de la Cour suprême. Devant les multiples pressions exercées par son propre camp, Biden a fini par livrer un discours plus combatif, dans lequel il annonce la signature d’un décret dont le principal effet est de commander un rapport à son ministre de la santé, à rendre sous trente jours…

Ironiquement, en essayant de préserver les normes avant toute chose, les démocrates ont laissé le Parti républicain détruire toute forme de normalité, pour devenir le parti de la radicalité. La droite conservatrice américaine cherche ouvertement à ramener le pays cent cinquante ans en arrière, tout en visant à déconstruire l’État au profit des entreprises et milliardaires. Un projet impopulaire qui nécessite d’instaurer un gouvernement par la minorité via des coups institutionnels graduels, mais coordonnés.

Il ne faudrait pas voir dans ces dynamiques une spécificité américaine. En tous lieux, la droite conservatrice vise à asseoir sa domination sur un électorat qui lui est majoritairement hostile en retirant de la délibération démocratique les thèmes qui lui seraient le plus défavorables, comme le notent les politologues Jacob Hickers et Paul Pierson dans leur récent ouvrage Comment la droite gouverne en période d’extrême inégalité. En Europe, les traités européens confient à des instances technocratiques la délibération sur l’essentiel des sujets économiques. En France, Emmanuel Macron s’apprête à gouverner sans majorité, avec l’appui tacite de l’extrême droite.

Ukraine : les États-Unis comptent faire la guerre « jusqu’au dernier ukrainien » 

© Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

Vladimir Poutine est entièrement responsable de la guerre qu’il a déclenchée en Ukraine et devra répondre d’accusations de crimes de guerre. Mais l’approche américaine n’ouvre aucune perspective de sortie de crise – bien au contraire. Depuis le début du conflit, les États-Unis ont refusé de prendre part aux pourparlers de paix. Après avoir fermé la porte à des négociations qui auraient peut-être pu éviter ce conflit, ils ont rapidement adopté une politique visant à affaiblir la Russie, dans l’optique à peine voilée d’obtenir l’effondrement du régime de Poutine. Un objectif qui nécessite d’intensifier le conflit, au risque de provoquer une escalade nucléaire dont les Ukrainiens seraient les premières victimes. En attendant, l’implication militaire américaine devient de plus en plus directe, tandis que la perspective d’un accord de paix s’éloigne de jour en jour.

La violence de l’invasion russe a choqué les opinions publiques occidentales. Au-delà de l’ampleur de l’attaque initiale, il y a les pillages et les viols généralisés, les massacres à Butcha, le ciblage d’infrastructures et des bâtiments civils. Les bombes tombant sur des hôpitaux et écoles. Des villes transformées en tas de ruines où se terrent des dizaines de milliers de civils affamés. L’exode de 7 millions de réfugiés. Les dizaines de milliers de morts de part et d’autre de la ligne de front. 

La solution avait été résumée par Hillary Clinton dans un interview tragi-comique : faire de l’Ukraine un nouvel Afghanistan pour les Russes, en armant une insurrection.

Le tribunal de Nuremberg, dans le procès des atrocités commises par les dignitaires nazis, avait estimé que l’agression d’une nation constitue le « crime international suprême » car « il contient tous les autres ». À ce titre, l’invasion et les opérations menées par des militaires russes relèvent pour de nombreux observateurs du crime de guerre. Face aux horreurs perpétrées en Ukraine, envisager une résolution négociée au conflit peut paraître insupportable. Mais sauf à vouloir risquer une guerre ouverte avec la Russie, seconde puissance nucléaire mondiale, l’Occident devra tôt ou tard signer un accord de paix avec Moscou. Or, la politique menée par les États-Unis, déjà critiqués pour leur manque de détermination à éviter le conflit, ne semble pas dessiner de porte de sortie pacifique à la crise.  

Une guerre inévitable ?

Selon le renseignement américain, Vladimir Poutine a pris la décision d’envahir l’Ukraine au dernier moment. Malgré les déploiements massifs de troupes russes à la frontière ukrainienne et les menaces en forme d’ultimatum, l’invasion était potentiellement évitable, selon plusieurs membres des services secrets américains cités par The Intercept [1].

La Russie avait posé ses conditions à plusieurs reprises. En particulier, que l’OTAN renonce à intégrer l’Ukraine et retire ses armements offensifs déployés à la frontière russe. L’administration Biden a refusé de négocier sérieusement, fermant la porte à une résolution diplomatique de la crise. Or, en affirmant que les États-Unis ne participeraient pas à un éventuel conflit – ce qui s’est avéré faux – et en évacuant tout son personnel administratif, la Maison-Blanche a potentiellement encouragé le président russe à envahir l’Ukraine. C’est du moins ce que lui ont reprochés son opposition et une partie de la presse américaine.

Indépendamment de ce que l’on peut penser des demandes russes présentées sous forme d’ultimatum, l’approche des États-Unis en Ukraine paraît difficilement défendable.

Depuis la chute de l’URSS, de nombreux experts et diplomates américains ont averti que l’expansion de l’OTAN risquait de provoquer un conflit. Robert McNamara et Henry Kissinger, les deux principaux architectes de la politique étrangère américaine de la seconde moitié du XXe siècle, ont prévenu publiquement et par écrit que l’intégration de l’Ukraine à l’OTAN constituerait une grave erreur. Le premier en 1997le second en 1997 et 2014

George F. Kennan, le responsable de la stratégie américaine pendant la fin de la guerre froide, avait également alerté dès 1997, dans une lettre adressée au président Bill Clinton et signée par cinquante diplomates et anciens hauts responsables américains : « L’extension de l’OTAN, à l’initiative des États-Unis, est une erreur politique d’ampleur historique. » En 2008, l’ancien ambassadeur américain en Russie et désormais directeur de la CIA William Burns multiplie les avertissements. En particulier, il écrit un câble diplomatique à l’administration W.Bush : « L’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN est la plus rouge des lignes rouges pour l’élite russe, pas seulement pour Poutine ».

Pour Fionna Hill, experte particulièrement reconnue de la Russie de Poutine, ancienne conseillère des présidents Bush et Obama, le renseignement américain avait déterminé en 2008 « qu’il y avait un risque sérieux et réel que la Russie conduise une attaque préventive, pas limitée à l’annexion de la Crimée, mais une opération militaire majeure contre l’Ukraine » si la politique d’expansion de l’OTAN aux frontières russes était poursuivie.

Confronté aux événements de 2014, Obama avait refusé de livrer des armements modernes à l’Ukraine en évoquant sa crainte que « cela accroisse l’intensité du conflit » et « donne un prétexte à Poutine pour envahir l’Ukraine ». Trump au pouvoir, Washington a changé de position. Les États-Unis ont armé et formé l’armée ukrainienne afin de mener une « guerre par procuration » contre la Russie, selon les propres mots d’un haut responsable de l’administration Trump. Ce changement de ligne est conforme aux promesses de deux sénateurs républicains néoconservateurs, qui déclaraient en 2017 à la télévision ukrainienne : « Nous sommes avec vous, ce combat est notre combat, et on va le gagner ensemble ».

Les efforts américains ont achevé de convaincre le Kremlin que l’objectif de Washington était de « préparer le terrain pour un renversement du régime en Russie », a averti un rapport du renseignement américain daté de 2017. En janvier 2020, lors de l’ouverture du procès en destitution de Donald Trump, le démocrate et président du jury Adam Schiff déclarait au Congrès : « Les États-Unis arment l’Ukraine et aident son peuple afin que l’on puisse combattre la Russie en Ukraine et qu’on n’ait pas à le faire ici [à Washington]. »

Le 8 juin 2021, l’administration Biden a affirmé, par la voix d’Anthony Blinken, le secrétaire d’État, lors d’une audition au Congrès : « nous soutenons l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN. (…) Selon nous, l’Ukraine dispose de tous les outils nécessaires pour continuer dans cette direction. Nous y travaillons avec eux, quotidiennement ». Une déclaration reprise à son compte par Volodymyr Zelensky, annonçant triomphalement l’entrée imminente de l’Ukraine dans l’OTAN :

Malgré les demandes russes pour une désescalade, Washington a poursuivi sa guerre de procuration avec la Russie en Ukraine. Le 10 novembre 2021, un accord officiel est signé par Anthony Blinken et son homologue ukrainien Dmytro Kuleba, dans lequel les États-Unis explicitent leur position et s’engagent, entre autres, à défendre l’Ukraine contre la Russie ; lui fournir armes, experts et entrainement ; accélérer ses capacités d’interopérabilité avec les forces de l’OTAN via des transferts technologiques et des manœuvres militaires régulières et mettre en place une coopération renforcée dans les domaines du renseignement et de la cybersécurité. L’accord reprend les termes détaillés lors d’un communiqué joint publié le 1er septembre, officialisant une ligne politique qualifiée par le très conservateur The American conservative de « potentiellement très dangereuse ». 

Pourtant, la Maison-Blanche avait affirmé à Zelensky que « L’Ukraine ne rentrera pas dans l’OTAN, mais publiquement, nous gardons la porte ouverte » comme l’a récemment expliqué le président ukrainien sur CNN. Les Américains ont donc joué un double jeu : face aux Russes, ils ont refusé d’acter le fait que l’Ukraine ne serait pas intégrée à l’OTAN, tout en multipliant les actes indiquant que cette adhésion était imminente. Mais face à Zelensky, ils ont reconnu que ce projet n’avait aucune chance d’aboutir. 

Tout semble indiquer que l’administration Biden a préféré risquer une invasion de l’Ukraine plutôt que de perdre la face en cédant sur la question de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Négocier avec Moscou n’aurait pas nécessairement permis d’éviter un conflit. Mais lorsqu’on tient à la paix, il paraît logique d’épuiser tous les recours.

Outre-Atlantique, le débat se limite presque exclusivement à la question du degré d’engagement des États-Unis en Ukraine. Des dizaines d’éditorialistes payés par l’industrie de l’armement ont exigé l’instauration d’une no fly zone – même si cela devait provoquer un conflit nucléaire.

Avant l’invasion, l’un des principaux arguments avancés par les défenseurs d’une ligne ferme face à Poutine reposait sur le principe du droit des peuples à l’autodétermination. Sans s’arrêter sur le fait que les États-Unis violent ce principe en permanence – par leurs propres sanctions qui affament la population afghane ou en soutenant militairement l’Arabie saoudite dans ses multiples crimes de guerre au Yémen – pouvoir rejoindre une alliance militaire ne constitue pas un droit fondamental. 

On ne saura jamais si la voie diplomatique pouvait éviter l’invasion russe. Mais force est de constater que du point de vue de Washington, l’heure n’est toujours pas à la négociation.

« Combattre la Russie jusqu’au dernier Ukrainien »

La position officielle des États-Unis a été explicitée par le Conseiller spécial à la sécurité Jake Sullivan, lors d’une interview à la chaîne NBC le 10 avril dernier : « Ce que nous voulons, c’est une Ukraine libre et indépendante, une Russie affaiblie et isolée et un Occident plus fort, uni et déterminé. Nous pensons que ces trois objectifs sont atteignables et à notre portée. »

En déplacement à Kiev le 25 avril, le ministre américain de la Défense Lyod Austin a confirmé cette ligne en affirmant : « Nous voulons que la Russie soit affaiblie, incapable de reconstruire son armée ». Une position que le New York Times a qualifiée de « plus audacieuse » que la stricte défense de l’Ukraine avancée jusqu’ici. Il n’est pas question de processus de paix, ni de simple défense du territoire ukrainien, mais bien de destruction de l’appareil militaire russe. Ce qui implique la poursuite du conflit. Le 30 avril, en visite officielle à Kiev, la présidente de la Chambre des représentants et troisième personnage d’État Nancy Pelosi a ainsi tenu à réaffirmer le soutien américain à l’Ukraine « jusqu’à la victoire finale ».

Pour l’ex-ambassadeur et diplomate américain Charles Freeman, cette ligne politique équivaut à « combattre la Russie jusqu’au dernier Ukrainien ». Comme de nombreux analystes l’ont noté, la résolution du conflit ne peut prendre que deux formes : la capitulation sans conditions d’un belligérant, ou un accord de paix qui nécessitera un compromis peu reluisant. Pour Freeman, la Russie ne peut pas être totalement battue. Elle peut encore déclarer la mobilisation générale (officiellement, elle n’est pas en guerre) ou recourir à des tactiques et armes de plus en plus destructrices pour défendre la Crimée et les territoires du Donbass. Les alternatives sont la destruction complète de l’Ukraine ou une guerre sans fin. 

Depuis le début du conflit, les États-Unis ont refusé de prendre directement part aux pourparlers de paix. Selon le Financial Times, Poutine était ouvert à un accord, mais a changé de position au cours du mois d’avril. Initialement, l’approche de Washington se fondait sur l’hypothèse que l’armée russe se rendrait tôt ou tard maître du terrain. La solution avait été résumée par Hillary Clinton dans un interview tragi-comique : faire de l’Ukraine un nouvel Afghanistan pour les Russes, en armant une insurrection. 

Une stratégie qui a fait ses preuves pendant le premier conflit afghan, selon l’ancienne ministre des Affaires étrangères, qui évoquait simplement quelques « conséquences indésirables » – à savoir plus d’un million de civils afghans tués entre 1979 et 1989, les attentats du 11 septembre 2001 puis vingt ans de guerre en Afghanistan.

Le président Zelensky tient une ligne plus nuancée, évoquant fréquemment les négociations en vue d’accord de paix. S’il demande une implication militaire plus importante des Occidentaux et le renforcement des sanctions économiques, il a mentionné à de nombreuses reprises être favorable à un statut neutre pour l’Ukraine, reconnaît que la Crimée ne fera pas partie des pourparlers et reste ouvert à une solution négociée au Donbass. Sa position évoluera nécessairement avec la situation militaire sur le terrain, mais la perspective d’un accord de paix fait toujours partie de son discours.

Pour l’administration Biden, à l’inverse, le but est de provoquer un changement de régime à Moscou, potentiellement suivi de la traduction de Vladimir Poutine devant le tribunal de La Haye pour crimes de guerre.

« La seule issue désormais, c’est la fin du régime de Poutine » expliquait un haut responsable de l’administration Biden à Bloomberg News. Boris Johnson, le Premier ministre britannique, totalement aligné sur Washington, a confirmé cette ligne, affirmant que la stratégie occidentale avait pour but de « provoquer l’effondrement du régime de Poutine ». Il faisait ainsi écho au ministre de la Défense britannique, pour qui « son échec doit être total (…) les jours de Poutine seront compté, il va perdre le pouvoir et ne sera pas en mesure de choisir son successeur ». Des déclarations qui s’ajoutent aux propos de Joe Biden lui même, accusant Poutine de commettre un génocide et évoquant l’impossibilité qu’il reste au pouvoir.

De fait, les États-Unis refusent d’offrir une porte de sortie au régime de Poutine – le contraignant à choisir entre le prolongement de la guerre quoi qu’il en coûte ou la prison à perpétuité ! Les voix qui s’élèvent contre la stratégie de Joe Biden sont rares outre-Atlantique. Le débat se limite presque exclusivement à la question du degré d’engagement des États-Unis en Ukraine. La presse et des dizaines d’éditorialistes payés par l’industrie de l’armement ont exigé l’instauration d’une no fly zone – même si cela devait provoquer un conflit nucléaire. Jen Psaki, la porte-parole de la Maison-Blanche, a ironisé sur la quantité de questions qu’elle recevait dans ce sens. Mais face au seul journaliste l’interrogeant sur les pourparlers de paix, elle a confirmé que les États-Unis ne participaient pas aux discussions avec la Russie.

La fin justifie les moyens ?

Comme le rapportait l’Associated Press, la prolongation du conflit aggrave les comportements des militaires et accroît le risque de crimes de guerre. Face aux atrocités, la communauté internationale reste divisée. À l’exception des alliés de l’OTAN, la plupart des pays ont choisi la neutralité. Une des causes de ce manque de mobilisation vient du fait que les crimes russes restent comparables à ceux commis par les États-Unis et ses alliés dans l’Histoire récente, estime Noam Chomsky. 

Les États-Unis ont refusé de signer la convention de Genève sur les armes chimiques et les bombes à sous-munition. Ils en ont fait usage contre les populations civiles en Irak. Washington ne reconnait pas le tribunal international de La Haye. Le Congrès a même signé une loi autorisant l’invasion des Pays-Bas si des ressortissants américains étaient forcés de comparaître devant cette juridiction. Comme les Russes, l’armée américaine a délibérément ciblé des bâtiments civils.

Le New York Times rapportait récemment les propos d’un stratège militaire russe, selon lequel « de la campagne de l’OTAN en Serbie, la Russie a retenu que la fin justifiait les moyens ». Les multiples crimes de guerre commis par l’Occident dans les Balkans auraient encouragé la Russie à adopter les tactiques sanglantes observées en Syrie et en Ukraine, selon ce stratège. Pour rappel, l’OTAN se justifiait de ne pas prévenir les civils des zones bombardées « pour réduire le risque pour nos avions ». Tony Blair avait estimé que les bombardements des bâtiments de télévision publique et la mort de dizaines de techniciens étaient « entièrement justifiés » car « ces médias participent à l’appareil de communication de Milosevic ».

Difficile, dans ses conditions, d’adopter une posture morale susceptible de rallier l’ensemble de la communauté internationale. Si sanctionner le régime de Poutine et aider l’Ukraine semble justifié, y compris aux yeux des critiques de Biden, la manière dont sont conduites ces politiques interrogent. Tout comme leur efficacité réelle.

Les armes livrées à l’Ukraine « disparaissent dans un trou noir géant » selon de hauts responsables de l’administration Biden. Cette dernière reconnaît être incapable de savoir où vont les armes, et est consciente du risque qu’elles tombent dans de mauvaises mains : crime organisé, réseaux terroristes et organisations néonazies. Avant le début du conflit, l’Ukraine était déjà un régime considéré comme corrompu et autoritaire, accueillant la principale plaque tournante du trafic d’armes international.

De même, les sanctions économiques renforcent le pouvoir de Vladimir Poutine plus qu’elles ne l’affaiblissent. Les oligarques russes passent largement à travers des mailles du filet – les cibler de manière efficace nécessiterait de recourir à des moyens jugés inquiétants par les oligarques occidentaux ! Ainsi, les premières victimes des sanctions économiques restent les classes moyennes russes, qui se sont logiquement rapprochées de Poutine. Indirectement, cette guerre économique touche également les populations des autres pays via l’hyperinflation des prix de l’énergie et des produits alimentaires, au point de provoquer un début de récession en Europe. Enfin, le statut de monnaie de réserve du dollar pourrait faire les frais de la politique de Washington, selon de nombreux économistes américains proches du pouvoir.

Au delà de ces conséquences indésirables, la stratégie américaine présente un risque d’escalade du conflit en Europe. Soit en acculant la Russie à recourir à des armes ou stratégie plus violentes, ou par simple engrenage militaire sur les théâtres d’opérations. Des perspectives qui inquiètent les experts du risque nucléaire, et des stratèges européens.

Les États-Unis ont joué un rôle déterminant dans le succès militaire ukrainien, dès les premières heures du conflit. Il est désormais question de livrer des armes plus perfectionnées à l’Ukraine, potentiellement pour porter le combat sur le territoire russe, comme l’a reconnu le ministre de la Défense britannique à la BBC. Cela s’ajoute aux déploiements de forces spéciales occidentales en Ukraine, au partage des informations brutes obtenues en temps réel par les services de renseignement et à la formation de soldats ukrainiens en Pologne et en Allemagne. Des efforts remarquablement efficaces sur le front, mais qui risquent de compliquer un futur accord de paix.

Le New York Times révèle ainsi une forme de dissonance entre la stratégie officielle de Washington et ce que les décideurs admettent en off. Poutine serait « un individu rationnel » qui chercherait à éviter une escalade du conflit dans l’espoir de trouver une porte de sortie, ce qui expliquerait le fait que « l’armée russe se comporte moins brutalement que prévue », selon les responsables occidentaux cités par le Times.

La position américaine officielle évoluera peut-être en faveur d’une résolution pacifique du conflit, en particulier si l’armée russe est défaite au Donbass. Mais rien ne garantit qu’une telle humiliation sera acceptée par Moscou. Pour l’instant, les États-Unis estiment que la Russie n’ira pas jusqu’à employer l’arme nucléaire, et agissent en conséquence, repoussant toujours plus loin la notion de guerre par procuration. Après avoir demandé 33 milliards de dollars de plus au Congrès américain pour soutenir l’Ukraine, Joe Biden va proposer un texte de loi visant à attirer les meilleurs scientifiques russes sur le sol américain.

Quid de ceux qui espèrent profiter de cette invasion injustifiable pour se débarrasser de Vladimir Poutine ? Joe Biden lui-même a expliqué que cela prendrait du temps – au moins un an. Des milliers de vies ukrainiennes en feraient les frais, et la hausse des prix des matières premières frapperait plus durement encore les populations qui y sont exposées à travers le globe. Tout cela pour poursuivre un but – le changement de régime – dont l’histoire macabre reste à écrire de manière exhaustive. De telles opérations ont-elles jamais abouti à autre chose que la mise en place d’un État failli ? La perspective d’une nouvelle Libye ou d’un nouvel Afghanistan, mais avec 6 000 ogives nucléaires et des dizaines de missiles hypersoniques, n’a pas vraiment de quoi rassurer.

Notes :

[1] L’information est d’autant plus crédible qu’elle provient du journaliste spécialiste des questions de sécurité et renseignement James Risen, prix Pullitzer du temps où il travaillait au New York Times pour son investigation sur la NSA. 

« C’est le triomphe de l’aile conservatrice du parti démocrate » – Entretien avec Christophe Le Boucher et Clément Pairot

Où en sont les États-Unis après la présidence Trump ? Quel bilan a été tiré de ces quatre années par les démocrates ? Quelles perspectives se dessinent pour la présidence Biden ? Ces problématiques sont au cœur de l’ouvrage Les Illusions perdues de l’Amérique démocrate co-écrit par Clément Pairot et Christophe Le Boucher (publié aux éditions Vendémiaire), contributeurs au Vent Se Lève. Selon les auteurs, la présidence Biden n’accorde qu’un sursis aux démocrates, alors que le spectre d’un retour au pouvoir d’une droite radicalisée est prégnant. Les illusions d’une présidence démocrate de rupture semblent se dissiper peu à peu. Pour faire le point sur le début de mandat Biden et revenir sur certains des aspects abordés dans leur ouvrage, Valentin Chevallier s’est entretenu avec les deux auteurs.

LVSL – En introduction de votre ouvrage, vous expliquez qu’une fois au pouvoir, Joe Biden allait devoir choisir entre un agenda ambitieux en prenant appui sur l’aile gauche du parti démocrate, ou s’aligner avec l’establishment et se contenter d’un prolongement des années Obama. Dans tous les cas, un compromis entre les deux factions semblait difficile. Quel bilan tirez-vous après un an de présidence Biden ?

NDLR : pour une analyse des luttes internes qui traversent le Parti démocrate, lire sur LVSL l’article de Politicoboy : « L’establishment démocrate continue sa guerre contre les partisans de Sanders »

Christophe Le Boucher – Les premiers mois de sa présidence semblaient suggérer qu’il allait surprendre en portant un projet ambitieux, qu’il avait clairement défendu lors de son discours sur l’État de l’Union prononcé en mars 2021. Depuis, c’est un constat d’échec et un triomphe de l’aile la plus conservatrice du parti démocrate. L’adoption du plan d’investissement dans les infrastructures voté en novembre s’est faite avec l’aide du parti républicain, contre l’aile gauche démocrate, et avec le soutien de la US Chamber of Commerce (l’équivalent du MEDEF aux États-Unis, NDLR). Aucune mesure structurelle portée par la gauche américaine n’a été adoptée. Même sur les thématiques sociétales pour lesquelles les élus démocrates les plus pro-business ont un intérêt électoral direct – en particulier la réforme du droit de vote et la loi de protection du processus électoral –, c’est un échec. Les ambitions de Joe Biden ont été torpillées par son aile droite, avec laquelle il a toujours refusé la confrontation directe.

Clément Pairot – Je nuancerais peut-être quelque peu le tableau. S’il y a un échec sur les aspects structurels, Joe Biden a été capable de prendre des mesures d’urgences face au Covid, comme la mise en place d’une allocation familiale pour 12 mois. Elles ont permis à des millions de personnes de sortir de la pauvreté, et de manière probablement inattendue, d’aider à cette grande vague de grèves qui permet d’accroître le pouvoir de négociation salariale des travailleurs. Le second élément à prendre en compte, c’est l’échec des syndicats ouvriers et du mouvement climat face à Joe Biden. Le Sunrise movement, que l’on évoque dans notre livre, avait promis de rendre le pays ingouvernable s’il n’obtenait pas un plan climat ambitieux. Mais le Covid, l’attaque du Capitole du 6 janvier donnant l’image d’un pays au bord du précipice, et les négociations interminables au Congrès entre l’aile gauche et l’aile droite démocrate ont accouché d’un contexte défavorable aux mobilisations. Par contre, comme nous l’expliquions, côté républicain on voit que le départ de Donald Trump n’a pas apaisé la droite américaine.

LVSL – En effet, vous expliquez dans votre livre que Donald Trump a certes perdu l’an dernier, mais il a obtenu 11 millions de voix de plus qu’en 2016 et il a progressé chez les Afro-Américains et les Hispaniques. Il vient de refaire des meetings en Arizona et au Texas, et semble conserver un rôle incontournable au sein du Parti républicain. Qu’est-ce que cela signifie pour la droite américaine, sur le moyen terme mais également en vue de 2024 ?

CLB – Le bon score de Trump s’inscrit dans une tendance lourde que l’on analyse dans le livre, où l’on voit l’électorat non-diplômé, en particulier la classe ouvrière blanche et la ruralité, voter républicain de manière croissante. Le parti démocrate se coupe quant à lui de cet électorat qui constituait sa base historique pour devenir ce que Thomas Frank qualifie de parti de cadres et professions intellectuelles centrés autour des grandes villes. Du moins, c’était l’état du paysage politique avant la tentative de subversion des élections de Trump, qui n’a pas bouleversé le paysage politique à droite.

NDLR : lire sur LVSL l’article de Thomas Frank : « Le populisme, voilà l’ennemi ! »

Dans un premier temps, Trump a conservé le soutien de sa base électorale, et par voie de conséquence sa mainmise sur le parti. On l’a vu après l’attaque du Capitole, les rares élus républicains qui ont choisi de voter en faveur de sa destitution ont été ostracisé. Certains vont prendre leurs retraites ou risquent d’être battus par des candidats trumpistes lors des primaires aux prochaines élections. La base reste convaincue que les élections lui ont été volées. Elle se mobilise en conséquence pour élire à l’échelle locale, pour des postes liés à la supervision des élections, des candidats qui refusent de reconnaitre la légitimité de Biden – voire débordent Trump sur son aile droite.

CP – Cet aspect est inquiétant en vue de 2024, mais rien ne permet d’affirmer que Trump sera de nouveau candidat. Il est désormais ouvertement contesté par d’autres figures du parti qui sont, par de nombreux aspects, aussi radicales que lui. On pense en particulier au gouverneur de Floride, Ron de Santis. Mais d’autres paramètres entreront en jeu, comme les élections de mi-mandat et la part qu’aura pris Trump dans ces résultats. Enfin, il faut évoquer l’instabilité politique, démocratique et écologique de ce pays : cela rend les prospections d’autant plus hasardeuses. Il n’en demeure pas moins qu’en l’état, les institutions américaines risquent d’avantager le parti républicain de manière croissante.

LVSL – Dans le livre, vous expliquez que la sensibilité des Américains s’oriente de manière croissante vers la gauche – sans que cela ne se ressente nécessairement dans les urnes. On pourrait même estimer que l’inverse s’observe du point de vue électoral. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

CLB – De nombreuses études sociologiques montrent un basculement à gauche de l’opinion publique, en particulier sur les questions socio-économiques. Pourquoi cela ne se traduit pas dans les urnes ? Le Parti démocrate ne fait pas toujours campagne sur ces thèmes, car il est tout de même largement tributaire des intérêts économiques qui financent ses campagnes électorales. Ces donateurs ne voient pas d’un bon œil la remise en cause de leur taux de profit ! Ensuite – on l’a vu avec la première année du mandat Biden – lorsque les démocrates parviennent au pouvoir ils trahissent fréquemment leurs maigres promesses électorales. Les exemples récents sont légions, que l’on pense à des thèmes aussi divers que la hausse du salaire minimum fédéral, la baisse des prix du médicament, l’annulation de la dette étudiante, les investissements dans la transition énergétique, la réforme du droit de vote et les politiques migratoires, etc. Cela démobilise l’électorat.

CP – Ce paradoxe s’explique par la décorrélation entre le soutien à une idée et le vote pour les candidats qui l’incarnent. Le camp progressiste, comme dans de nombreux pays, est significativement plus difficile à mobiliser. Les jeunes et les classes laborieuses votent moins que les CSP+ et les retraités. Cela s’observe aussi en France. Enfin, il faut mentionner le rôle des médias. La couverture médiatique de la vie politique est d’une médiocrité effarante, les idées progressistes n’y sont que peu représentées.

LVSL – L’abstention a pourtant fortement reculé en 2020…

CP – En effet, l’un des paramètres qui explique l’accroissement de la participation est le recours plus important que par le passé au vote par courrier. Comme le jour du vote – un mardi – n’est pas férié, beaucoup de gens s’abstiennent par manque de temps. Du fait de la pandémie, les partis ont particulièrement insisté sur la possibilité de voter en envoyant son bulletin de vote par courrier – une option déjà proposée par le passé et même majoritaire dans certains Etats. Paradoxalement, la hausse de la participation observée en 2020 n’a pas particulièrement bénéficié aux démocrates. Par défaut, l’abstentionniste n’est pas nécessairement progressiste dans son vote. Le débat politique s’articule surtout sur les questions sociétales et culturelles, où le Parti républicain est jugé plus crédible ou du moins plus à l’aise. À cela s’ajoute le fait que les institutions américaines favorisent surtout les États et les territoires ruraux, où le vote conservateur est plus présent. Donc, même si la majorité des Américains veulent un programme proche des idées défendues par Bernie Sanders, on n’observe pas de traduction évidente de ces aspirations dans les résultats électoraux.

LVSL : N’y a-t-il pas une responsabilité, bien sûr, de la part de Joe Biden, mais surtout de l’appareil démocrate qui tend ostensiblement à mettre de côté les propositions de l’aile gauche démocrate et des mouvements de type sunrise ?

CLB : Bien sûr. C’est à la fois le produit de l’influence de l’argent sur la politique américaine et de l’idéologie néolibérale qui est très ancrée au sein du Parti démocrate – une organisation davantage occupée à sa préservation plutôt qu’à la conquête du pouvoir ou la poursuite d’un agenda politique précis.

CP – Certains élus démocrates peuvent aller très loin dans le dédain pour leurs propres électeurs. L’attitude des sénateurs Joe Manchin et Kyrsten Sinema est frappante. La seconde a voté contre l’augmentation du salaire minimum. Le premier a refusé de voter des programmes sociaux en faveur de son propre État de Virginie Occidentale, le plus pauvre du pays, et contre l’avis des syndicats locaux, tout en prétendant défendre ses électeurs…

LVSL : Bernie Sanders a plus de 80 ans, mais il reste la figure la plus populaire à gauche, davantage que des personnalités clivantes comme AOC. Quel est son avenir politique ?

CLB – Le problème des idées de Bernie Sanders et de la gauche démocrate, c’est qu’elles ont été défaites trois fois en quatre ans. D’abord en 2016, mais c’était encore un mouvement en émergence ; puis en 2020 où malgré un enthousiasme encore plus palpable et un succès indéniable à tirer le parti démocrate vers la gauche, c’est Joe Biden qui s’est imposé aux primaires. Et enfin en 2021, où la gauche Sanders n’est pas parvenue à forcer la main de Joe Biden, qui avait repris de nombreuses propositions issues du programme de Sanders mais n’a pas été capable de les faire adopter au Congrès, se rangeant in fine sur la ligne plus conservatrice et pro-business de Joe Manchin. Le mouvement progressiste qui s’était rallié derrière Sanders et avait été galvanisé par ses campagnes électorales s’est largement démobilisé. Il n’y a pas eu de vaste mobilisation pour contraindre Biden à gouverner plus à gauche. Ce qui pose la question de la survie de cette force politique et de ses perspectives. Si elle perd dans les urnes et ne parvient pas à infléchir significativement la politique du Parti et de l’establishment démocrate – qui ne perd pas une occasion de lui faire porter la responsabilité de ses propres déconvenues – elle risque de perdre pied auprès de sa base. La question de la suite à donner à ce mouvement va se poser dans les mois à venir. Les primaires en vue des élections de mi-mandat seront intéressantes à suivre. Reste l’échelle locale, où les progressistes et la gauche radicale demeurent très mobilisés.

CP – Sur le plan plus individuel, il existe en effet une chance epsilonesque que Bernie Sanders se présente de nouveau en 2024. Mais aucune figure n’émerge clairement pour reprendre le flambeau. Alexandria Ocasio-Cortez aura tout juste l’âge minimum de 35 ans requis pour se présenter à une présidentielle, mais elle n’a pas l’expérience et la crédibilité d’un sénateur et sa popularité se limite à un segment de l’électorat démocrate. Il y aura donc probablement un enjeu pour la gauche américaine aux midterms, afin de permettre l’émergence d’autres figures, notamment au Sénat. D’autant plus qu’on ne parle pas des idées de Sanders, mais de celle de tout un mouvement, qui va continuer de s’organiser d’une manière ou d’une autre, pour peser politiquement.

LVSL – Vous présentez Joe Biden comme une figure anachronique. Pourquoi ?

CLB – D’abord il y a son bilan politique, après des décennies de carrière dont une majorité passée au Sénat. Il a été un élément clé de la politique carcérale et répressive qui a débouché sur le meurtre de Georges Flyod, ce drame qui a déclenché les manifestations Black Lives Matter. Il a joué un rôle important dans la dérégulation bancaire qui a provoqué la crise des subprimes. Avant cela, il s’était opposé au droit à l’avortement et à certaines politiques de déségrégation raciale. Il avait également pris position en faveur de la guerre en Irak et du Patriot Act avant les évènements du 11 septembre, puis a joué un rôle non négligeable dans le vote en faveur de ces politiques lorsque Bush les a soumises au Congrès. Il a presque toujours été du « mauvais côté de la barricade ». Et même en 2020, dans le contexte des primaires, il s’agissait du seul « gros » candidat qui ne proposait pas une certaine forme de rupture. Cela le plaçait en porte-à-faux avec les aspirations de la base électorale démocrate.

CP – Il est important de rappeler que c’est un président élu par défaut. L’establishment démocrate, ses relais médiatiques et les grands donateurs ont désespérément cherché une alternative à Joe Biden face à Bernie Sanders. Il n’est pas inutile de relire les déclarations des autres candidats centristes qui s’interrogeaient sur sa sénilité en octobre 2019. Sa victoire tient en partie au fait qu’il a eu la double chance d’arriver en année de pandémie – où il a fallu couper court aux primaires -, qui plus est face à Bernie Sanders, ce qui a motivé les autres candidats centristes à se ranger derrière Biden en bons soldats, juste avant la séquence décisive du Super Tuesday. On revient sur cette séquence dans le livre, laquelle est mal racontée dans les médias français, alors qu’elle a constitué une des principales clés de l’élection. Fin février – début mars, Bernie Sanders est bien parti pour remporter de nombreuses voies au Super Tuesday, qui lui conférerait un avantage potentiellement insurmontable face à la pluralité de candidats plus modérés. Voyant qu’il serait impossible d’attendre la convention pour contester l’hégémonie de Sanders, en l’espace de 48h, les principaux candidats centristes et les cadres du Parti démocrate se sont alors ralliés à Biden. Cette consolidation spectaculaire a en partie été possible grâce à Barack Obama qui s’est activé en coulisses pour s’assurer que Sanders ne soit pas en mesure de remporter l’investiture…

LVSL – Quel est le rôle aujourd’hui de Barack Obama?

CLB – Il est difficile à évaluer. Il reste très populaire auprès des électeurs démocrates, mais son influence sur le parti reste limitée. En 2020 il était hostile à la candidature de Biden, par crainte que ce dernier perde et embarrasse son héritage politique – c’est vous dire le niveau ! Sa préférence allait à des personnalités comme Harris et Beto O’rourke, qui ont été très tôt contraints à l’abandon par des sondages catastrophiques. Ensuite, il a plutôt favorisé Warren en privé, auprès des donateurs démocrates. Toujours sans succès. En réalité, il n’a été efficace que dans l’organisation de ralliements derrière Joe Biden une fois que ce dernier est apparu comme la seule alternative viable à Bernie Sanders. Il a joué un rôle important dans les levées de fonds pour Biden face à Trump, mais n’a pas fait campagne de manière très active. Et de même, on voit que depuis que Biden est au pouvoir, Obama se désintéresse largement de la politique. Lorsqu’il a pris position publiquement en faveur des réformes pour protéger le droit de vote et le processus électoral défendues par Biden, cela n’a eu aucune incidence sur les sénateurs démocrates qui ont bloqué ces lois. Son discours condescendant envers les électeurs pour soutenir le candidat démocrate aux élections de Virginie ne l’a pas empêché de subir une large défaite…

LVSL : Vous êtes très critique envers la vice-présidente Kamala Harris. Or, on constate qu’elle semble en difficulté depuis qu’elle occupe ses fonctions, bien qu’elle soit pressentie comme la favorite, en temps que vice-présidente, pour succéder à Joe Biden. Comment expliquez-vous ces difficultés, alors qu’elle semble sur la même ligne politique que Biden et l’appareil démocrate ?

CLB – D’abord, il faut savoir que le vice-président est une fonction qui n’est pas vraiment définie dans la Constitution américaine. En réalité, elle n’a pas vraiment de pouvoir ni de rôle précis. Joe Biden lui a confié certains dossiers, mais ce sont surtout des enjeux où il n’y a que des coups à prendre : l’immigration, la réforme des droits civiques… Après, il y a un problème plus profond avec Harris. Pour dire les choses clairement : c’est une très mauvaise politicienne. On l’a vu lors les primaires démocrates, où elle a dû abandonner avant les premiers scrutins du fait de sondages désastreux. Et ce, alors même qu’elle avait été un temps la coqueluche des médias et la favorite des réseaux de donateurs démocrates. On retrouve cela dans sa cote de popularité abyssale, systématiquement 5 à dix points en dessous de Biden. À chaque fois qu’elle a pris la parole publiquement sur un dossier sensible, elle a à la fois exaspéré la Maison-Blanche, les démocrates et les républicains.

NDLR : lire sur LVSL l’article de Politicoboy : « Nomination de Kamala Harris : la victoire des milieux financiers »

CP – Son problème vient aussi du fait qu’elle n’ait pas de véritable colonne vertébrale politique. On a appris récemment dans la presse qu’elle avait décidé de co-signer la proposition de loi sur Medicare for All, mesure phare portée par Bernie Sanders, avant de se présenter aux primaires démocrates, sans avoir lu ce qui était dans le texte et en ne comprenant pas de quoi il en retournait. Pendant la campagne des primaires, elle a beaucoup changé d’avis sur différents sujets et tenté des triangulations malheureuses. On retrouve cette approximation dans la conduite de sa vice-présidence.

LVSL – Vous écrivez que les deux principales victimes de Trump ont été l’environnement et les classes populaires…

CLB – Oui car derrière sa rhétorique, Trump s’est durement attaqué au droit du travail. En matière d’environnement, il a non seulement nié la réalité du réchauffement climatique, mais a tenté d’accélérer la destruction de l’environnement de manière très active et sur différents fronts. Le New York Times a chiffré la hausse des émissions de CO2 lié à sa politique à plus d’un milliard de tonne sur dix ans, l’équivalent de l’empreinte carbone totale de plusieurs pays européens. Ce sont des aspects sur lesquels nous revenons en détails dans notre livre, et qui ont été peu couverts en France.

CP – Sans oublier son bilan en matière de justice. Il a fait avancer des pions réactionnaires à une vitesse fulgurante, à travers ses nominations des juges fédéraux, entre autres. Son rapport à la réalité est également important à prendre en compte. Bien sûr, les prédécesseurs de Donald Trump avaient déjà jeté les bases de ce phénomène. Qu’un homme politique mente n’est pas nouveau, mais avec Trump on franchi un nouveau palier.

LVSL – Sur le front de l’environnement et des droits des travailleurs, où en est-on aujourd’hui, maintenant que cela fait un an que Trump a quitté le pouvoir ?

CLB  Avec Joe Biden, il y a un changement de discours clair sur ces deux aspects. Il parle du réchauffement climatique comme d’une menace existentielle et encourage les Américains à se syndiquer. Mais dans les faits, c’est plus mitigé. Des avancées significatives ont eu lieu sur le plan des droits des travailleurs à travers des décrets qui ont permis d’augmenter les salaires des fonctionnaires et des employés qui travaillent pour le gouvernement fédéral, soit environ un demi-million de salariés. Des efforts ont été effectués sur le droit du travail, qui ont abouti à accroître le pouvoir de négociation salariale des travailleurs. Mais Joe Biden a du mal à arbitrer en faveur de ces derniers lorsque des conflits éclatent. On l’a vu, malgré la vague de démissions aux États-Unis suite au Covid, et dans ces multiples grèves et mouvement sociaux, Biden n’a souvent pas pris position. Il a même suivi les demandes du patronat sur le front des aides au chômage, qui étaient accusés à tort d’empêcher un retour au plein emploi.

CP  Sur la question environnementale, les actes ne suivent pas les paroles. D’un côté Joe Biden bloque la construction du pipeline Keystone, rejoint les accords de Paris et débloque des crédits pour la voiture électrique, de l’autre il continue de délivrer des permis de forages et d’autoriser des pipelines à un rythme parfois supérieur à celui de Donald Trump. À la COP26, on ne peut pas dire que le leadership américain a été particulièrement visible ou efficace. Et sur les mouvements de grèves – on l’a vu en particulier chez Starbucks – ce sont d’abord les campagnes de Bernie Sanders qui ont permis cette mobilisation.

LVSL : Les intérêts financiers se sont mobilisés contre le plan social et climatique des démocrates – Build Back Better. Dans quelle mesure peut-on y voir une forme de corruption ?

CLB – Bien que ça soit parfaitement légal, le terme n’est pas usurpé. Ces choses se font ouvertement. On l’a vu pendant les négociations au Congrès : de nombreuses fuites d’emails ont révélé des conversations entre sénateurs et lobbyistes, au contenu particulièrement explicite sur les stratégies à suivre pour faire échouer le plan Biden – alors que ces mêmes lobbies appelaient plus ou moins clairement leurs sources de financement à inonder de cash leurs alliés démocrates au Sénat. Bien sûr, les organisations patronales et les dirigeants de Wall Street se sont battus corps et âme pour faire échouer le plan Biden. Et ce, pendant que des sénateurs comme Manchin et Sinema organisaient des levés de fonds auprès de ces mêmes lobbys en parallèle des négociations avec la Maison-Blanche. Les conflits d’intérêts sont encore plus manifestes qu’auparavant, mais en même temps, ils sont de plus en plus dénoncés dans les médias de masse, alors qu’il s’agissait davantage d’un non-dit jusqu’à présent.  

CP  – Sanders avait ouvert la voie à une alternative en finançant sa campagne uniquement à l’aide de dons citoyens plafonnés, et d’autres candidats lui ont emboité le pas. Idéalement, cette pratique pourrait se généraliser et des textes visant à encadrer les financements de campagne pourraient être voté au Congrès. L’un d’entre eux a été voté par la Chambre mais reste bloqué par l’aile conservatrice démocrate et le parti républicain au Sénat. Il faudrait donc que les élus qui bloquent soient remplacés, par exemple suite à des primaires, par des élus plus ouverts aux réformes. Après, on voit que le rapport de force commence à évoluer. En 2020, Biden et les démocrates ont levé davantage de fonds auprès des intérêts privés que les républicains, qui commencent à dépendre plus fortement des dons citoyens, certes en provenance de personnes relativement aisés. C’est aussi le cas pour certains élus démocrate. Alexandria Ocasio-Cortez a levé davantage de fonds que Kyrsten Sinema en 2021, alors qu’elle n’a recours qu’aux dons citoyens et que Sinema passe le plus clair de son temps dans des diners de levée de fonds en compagnie de lobbyistes ! Le bipartisme institutionnalisé provoque cette situation assez folle où il suffit de corrompre (légalement) par l’argent le parti sensé être progressiste.

LVSL – Pour terminer, en matière de politique extérieur, peut-on parler de rupture avec Trump, ou à l’inverse diriez-vous qu’il existe une forme de continuité Obama-Trump-Biden ?

CLB – Dans l’ensemble c’est d’avantage une continuité qu’une rupture, voire une surenchère lorsqu’il s’agit d’adopter une posture de confrontation avec la Chine. On assiste au même manque de considération pour les alliés européens, la crise des sous-marins nucléaires et le retrait d’Afghanistan l’a bien montré. Par ailleurs, ce retrait avait été initié par Trump, bien que ce dernier n’ait pas eu le courage politique de le mener à termes. Cuba, le Venezuela, la Syrie et l’Iran sont toujours ciblés par les mêmes sanctions économiques aux effets humanitaires désastreux. Au Moyen-Orient, Biden a une posture moins complaisante envers l’Arabie Saoudite, mais est tributaire des décisions de son prédécesseur sur l’Iran, dont les dirigeants ont été radicalisés par Trump et ne veulent plus revenir à la table des négociations. Le dossier Russe, enfin, est intéressant. Biden a souhaité apaiser les relations, il a accepté de renouveler le traité de non-prolifération des armes nucléaires et cesser les tentatives de blocage du gazoduc Nordstream 2, deux choses que Trump refusait de faire. Mais la crise ukrainienne a contraint Biden, malgré lui, à reprendre la confrontation. Le rapport avec la Russie est complexe et les revirements récents s’expliquent en grande partie par l’affaire du Russiagate, sur lequel nous revenons en détails dans le livre.

NDLR : lire sur LVSL l’article de Politicoboy « Russiagate : une théorie conspirationniste à la vie dure »

CP – Avec Biden, on a une forme de retour à une vision assez binaire du monde, avec d’un côté les bons et de l’autre les méchants. On l’a vu avec l’organisation du sommet pour la démocratie fin 2021 où seuls les régimes alliés, qui ne sont pas nécessairement des démocraties exemplaires, ont été invités. C’était une manière d’ostraciser la Chine et la Russie, avec une posture moralisatrice d’autant plus curieuse que l’on voit à quel point la démocratie américaine est elle-même en piteux état. Ce qui explique peut-être en partie l’échec de ce sommet, organisé par Zoom qui plus est. Pour le moment, Biden n’a pas proposé une vision géopolitique claire ni produit de discours marquant, comme avait pu le faire Obama avec son discours au Caire ou via son rôle dans la signature des accords de la COP21.

« Les États jouent le rôle de mécènes du capital » – Entretien avec Paolo Gerbaudo

Joe Biden et Boris Johnson au G7 de Carbis Bay (UK). © Number 10

Les poussées populistes des années 2010 et la crise du COVID ont-elles sonné la fin du néolibéralisme ? S’il reste prudent, le sociologue Paolo Gerbaudo constate un retour en force de l’État, des plans de relance aux mesures sanitaires en passant par le retour de la planification. Mais au bénéfice de qui ? À l’aide d’une vaste littérature de théorie politique, son essai The Great Recoil. Politics after populism and pandemic (Verso Books, 2021) décrit finement la recomposition politique en cours et les visions antagonistes du rôle de l’État de la gauche socialiste et de la droite nationaliste. Selon lui, si la gauche souhaite parvenir au pouvoir, elle doit renouer avec le patriotisme inhérent à son histoire et ne pas avoir peur du protectionnisme économique. Entretien réalisé, traduit et édité par William Bouchardon.

LVSL – Votre livre s’articule autour de ce que vous appelez un « Grand recul » du néolibéralisme et de la mondialisation, qui ont été hégémoniques depuis les années 1980. A sa place, vous affirmez qu’un nouveau Zeitgeist (« esprit du temps » en allemand, ndlr) est en train d’émerger, vous parlez de « néo-étatisme ». Quelles sont les raisons qui expliquent ce changement d’hégémonie ? 

Paolo Gerbaudo – Le « Grand recul » est le moment où le capitalisme néolibéral atteint ses limites ultimes, tant économiques que politiques et écologiques. Ce rebondissement est le résultat net du succès même du projet néolibéral et de la manière dont il a intégré toujours plus de marchés et de pays dans son giron. Cependant, comme toute ère idéologique, le néolibéralisme tend à un moment donné à épuiser son élan initial et à se heurter à ses propres contradictions. Cela ouvre à son tour la voie à l’émergence d’un nouveau consensus, qui englobe l’ensemble de l’espace politique et imprègne tous les acteurs politiques, qui doivent se positionner par rapport à ce discours dominant.

Ce « Grand recul » est une réponse de la société au stress produit par la mondialisation néolibérale, sous la forme d’une exposition à des forces économiques incontrôlables, de l’agoraphobie, de la peur de l’ouverture, de cette peur d’être à découvert, sans défenses contre des forces qui échappent visiblement à tout contrôle politique. En bref, il s’agit du sentiment d’être l’objet de la politique plutôt que le sujet de la politique. Cela conduit à un réajustement du sens commun qui est le plus visible au sein du mainstream

« Les représentants du capitalisme mondial abandonnent certains dogmes du néolibéralisme et s’approprient certaines formes d’interventions étatiques. Mais leur objectif est plus de sauver le capital de lui-même que de changer le système économique. »

Même les défenseurs du néolibéralisme et de l’austérité font aujourd’hui des concessions sur la nécessité d’équilibrer les excès de l’économie de marché, et font une embardée dans la direction opposée. On peut citer l’exemple de Joe Biden, qui a eu une longue carrière de démocrate centriste et modéré, mais qui a lancé un important programme d’investissements publics. Mario Draghi (Premier ministre italien non élu, à la tête d’un gouvernement technocratique, ancien président de la BCE, passé par Goldman Sachs, ndlr) est un autre exemple, il parle maintenant de « bonne dette ». Les représentants du capitalisme mondial abandonnent donc certains dogmes du néolibéralisme et s’approprient certaines formes d’interventions étatiques. Mais leur objectif est plus de sauver le capital de lui-même que de changer le système économique. 

LVSL – Cette fin du néolibéralisme a si souvent été annoncée, notamment après la crise de 2008, que beaucoup de gens peuvent être assez sceptiques. Vous nous avez donné quelques exemples de ce retour de l’État, mais le cas de Biden semble également montrer les limites de cette nouvelle ère idéologique : il a signé un grand plan d’investissements dans les infrastructures de 1000 milliards de dollars, mais le « Reconciliation Bill », qui est plus axé sur les dépenses sociales, est toujours bloqué par le Sénat américain. Finalement, n’assistons-nous pas à une intervention plus forte de l’Etat dans certains secteurs de l’économie, afin de soutenir le capital – ou des sections du capital – mais pas à un retour d’un Etat-providence qui protège les travailleurs ?

P. G. – La théorie marxiste de l’État et les travaux de Louis Althusser, Ralph Miliband ou Nikos Poulantzas nous apprennent que l’État que nous connaissons est un État capitaliste. C’est donc un État qui vise à reproduire les mécanismes de l’économie capitaliste. Plus précisément, nous sommes entrés depuis un certain temps dans un capitalisme monopolistique, par opposition à un capitalisme plus concurrentiel qui existait en partie au début de la mondialisation. Aujourd’hui, il existe d’énormes concentrations de pouvoir et d’argent dans de nombreuses industries : Big pharma, Big tech, les médias, la fabrication de microprocesseurs… Les secteurs stratégiques de notre économie sont marqués par d’énormes niveaux de concentration. Il suffit de penser à Jeff Bezos et Elon Musk, qui se battent pour être l’homme le plus riche du monde et sont des démonstrations des concentrations grotesques de ressources qui existent dans nos sociétés. Dans ce contexte, le rôle de l’État est de soutenir le capital, et en particulier le capital monopolistique, c’est-à-dire de protéger le butin des vagues précédentes d’accumulation capitaliste qui ont constitué les empires d’aujourd’hui.

Comme vous le dites, ce néo-étatisme capitaliste permet certaines choses et en interdit d’autres. Le projet de loi sur les infrastructures a été approuvé parce qu’il était dans l’intérêt des grandes entreprises, puisqu’il signifie des profits pour les entreprises de construction. Au contraire, les mesures sociales n’ont pas d’utilité directe pour le capital. Par exemple, les congés maternité et les congés maladie, que nous considérons comme acquis dans des États-providence comme la France, l’Italie ou le Royaume-Uni, ne sont pas des droits statutaires nationaux aux États-Unis ! Cette composante de dépenses sociales du programme de Biden a jusqu’à présent été entravée par des centristes tels que Joe Manchin et Kyrsten Sinema, qui sont financés par de grandes entreprises et se sont opposés aux mesures qui réduiraient le coût des produits pharmaceutiques.

Pour en savoir plus sur les combats internes au parti démocrate sur le projet de Reconciliation Bill promis par Biden, lire sur LVSL l’article de Théo Laubry : « L’aile gauche démocrate, dernière chance pour le plan d’investissements ? »

Les mesures qui étaient bénéfiques pour le capital – et qui créent également des emplois, il ne faut pas le nier – ont été approuvées, tandis que celles qui visaient plutôt une sorte de redistribution douce sont bloquées. Un grand nombre des mesures les plus radicales promises par Biden vont être sévèrement édulcorées. Il semble maintenant que ce soi-disant « nouveau cadre » des dépenses sociales et du pacte climatique sera approuvé, mais que le chiffre initial de 3 000 milliards de dollars sera ramené à 1 750 milliards de dollars. Ce sera toujours une amélioration des conditions de vie pour des millions d’Américains, mais sa réduction révèle les nouveaux défis de l’ère néo-étatiste, les nouveaux dilemmes politiques qui émergent dans l’ère post-néolibérale. 

Fondamentalement, toute politique de redistribution est aujourd’hui un jeu à somme nulle, ce qui signifie que vous devez aller chercher l’argent qui est déjà là. Or, il y en a beaucoup, et pas seulement dans l’expansion de l’offre monétaire. Par exemple, Apple a 500 milliards de dollars en réserve ! Mais les propositions de Biden sont loin des taux d’imposition élevés de l’après-guerre, que l’on a connus sous Eisenhower ou Lyndon Johnson. Les riches refusent furieusement de tels taux d’imposition, ils ne veulent même pas céder une petite partie de leur richesse. Si cette résistance gagne la bataille, nous risquons d’avoir un autre Donald Trump, car les petites mesures redistributives de Biden ne suffiront pas à calmer le mécontentement de la classe ouvrière américaine. La nouveauté de Biden est qu’il a réalisé, avec d’autres membres de l’establishment néolibéral, que Trump ne vient pas de nulle part, mais qu’il émerge des effets de la mondialisation, de la douleur subie par les travailleurs laissés pour compte. Ainsi, il comprend la nécessité de politiques pragmatiques pour résoudre ces problèmes. Sauf que si celles-ci sont édulcorées, elles risquent de ne pas être suffisantes pour affronter les forces qui ont conduit à l’élection de Donald Trump.

LVSL – Vous avez parlé de l’agoraphobie et du mécontentement des travailleurs, mais l’émergence de la Chine, et les rivalités géopolitiques que cela entraîne, ne sont-elles pas une autre raison de ce changement de paradigme vers le « néo-étatisme » ?

P. G. – Oui, sans aucun doute. La montée en puissance de la Chine et le succès de l’économie chinoise, certes temporairement obscurci par l’affaire Evergrande, sont l’un des principaux moteurs de ce réajustement du mainstream. Cela conduit à abandonner certains principes du néolibéralisme, tels que les politiques monétaristes, et au retour à une gestion keynésienne de la demande avec des dépenses de relance sous forme d’investissements publics. Certains piliers du néolibéralisme tiennent toujours, mais ceux qui ont été le plus affaiblis sont la vénération fanatique des budgets serrés et de la prudence fiscale, d’où le retour d’une gestion keynésienne de la demande. 

Le capitalisme d’État chinois a obtenu de bien meilleurs résultats, en termes de productivité, d’innovation ou de prospérité, que le modèle néolibéral de capitalisme. Sous la direction de Xi Jinping, la Chine, après avoir brièvement poursuivi les politiques d’ouverture mises en place par Deng Xiaoping, est revenue à des politiques plus étatistes. D’une certaine manière, la Chine a déjà fait marche arrière face au néolibéralisme. 60 % de l’économie chinoise est directement ou indirectement contrôlée par l’État. Il semble donc que les États-Unis souhaitent ressembler davantage à la Chine, qu’ils veulent un « État activiste », pour reprendre les termes de Boris Johnson. Le Royaume-Uni et les États-Unis sont les deux pays où ces changements sont les plus visibles.

« Contrairement à la Chine, l’État américain ne contrôle pas les entreprises les plus stratégiques de l’économie. Cela signifie que le “néo-étatisme” aux États-Unis ou dans d’autres pays équivaut à un “État sous-traitant”. »

En même temps, il existe des différences significatives entre l’État américain et l’État chinois : l’État américain ne contrôle pas le coeur névralgique de l’économie, c’est-à-dire les entreprises les plus stratégiques, celles qui sont fondamentales pour l’efficacité et la compétitivité du système dans son ensemble, comme les réseaux, l’énergie, la construction… Cela signifie que le néo-étatisme aux Etats-Unis ou dans d’autres pays équivaut à un « État sous-traitant ».  Certes, l’État recommence à dépenser et à investir par rapport à l’austérité des années 2010, mais ces dépenses alimentent le marché privé. Les projets financés sont réalisés par des entreprises privées, aux conditions des entreprises privées et à leur profit. Ainsi, cette expansion de l’État ne s’accompagne pas d’une expansion du contrôle politique et démocratique réel sur l’économie comme on pourrait s’y attendre.

LVSL – Une des évolutions contemporaines de l’État que vous avez peut-être moins étudié dans votre livre est le renforcement de la surveillance, notamment depuis la guerre contre le terrorisme et la pandémie de COVID. Ne s’agit-il pas là aussi d’une autre évolution de l’État qui favorise les intérêts des grandes entreprises plutôt que ceux du peuple ?

P. G. – L’État comprend différents appareils. Comme nous le savons depuis Althusser (philosophe marxiste français, connu notamment pour son ouvrage Idéologie et appareils idéologiques d’État, publié en 1970, ndlr), il y a les appareils répressifs, les appareils idéologiques, et le grand phénomène du 20e siècle a été le développement de l’appareil économique de l’État. Historiquement, une part importante de l’appareil répressif est tournée vers la surveillance des activistes et des mouvements de protestation. Il est tout à fait évident que la pandémie a introduit, dans l’urgence, des mesures de surveillance et de contrôle généralisées, par le biais de l’endiguement de la contagion, du contact tracing, de l’État qui dit aux gens ce qu’ils sont autorisés à faire, s’ils peuvent voyager ou non, de la nécessité de se faire tester en permanence, de se faire vacciner… 

C’est un élément de l’État qui est assez peu familier à beaucoup de gens, surtout pour ceux d’entre nous qui n’ont jamais traversé de cataclysme majeur ou de conflit guerrier, ou qui n’ont même pas eu à servir dans l’armée pendant un an comme c’était le cas pour nos pères ou nos grands-parents. Dès lors, il est évident que ces formes de surveillance suscitent des réactions de colère. Elles sont en effet perçues par beaucoup comme un intrusion de l’État dans leur vie quotidienne, alors même que l’État a essentiellement renoncé à de nombreuses autres interventions qui auraient été bien plus positives. Ainsi, à mesure que l’appareil économique de l’État reculait sous le néolibéralisme, les structures répressives de l’État étaient renforcées, tandis que, dans le même temps, l’appareil idéologique de l’État s’effaçait ou devenait confus à cause de l’idée de la centralité du marché. Je pense que cela risque de créer un discours de suspicion culturelle à l’égard de l’autorité, sous quelque forme que ce soit, comme on peut le voir dans le mouvement antivax ou anti-masque, qui exprime de la suspicion et de la colère à l’égard de mesures qui, en fait, affectent surtout matériellement certaines personnes, tels que les travailleurs de la restauration ou du tourisme, où les dommages ont été considérables.

Paolo Gerbaudo, sociologue au King’s College London. © Paolo Gerbaudo

Dans ce contexte, je pense que l’attitude stratégique de la gauche devrait être la même qu’après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les travailleurs se sont tournés vers l’État qui leur avait demandé tant de sacrifices et ont dit en gros « maintenant, il est temps que nous soyons récompensés pour nos efforts ». Il était temps que l’État assume financièrement le coût des sacrifices et les difficultés que les gens ordinaires ont subi. Par exemple, à l’automne dernier, Andy Burnham, le maire de Manchester, s’est exprimé très fermement, en demandant à l’État une véritable protection sociale qui vienne compenser les effets économiques néfastes des mesures de distanciation sociale. Telle devrait être l’attitude de la gauche selon moi : au lieu de considérer le contrôle de l’État comme quelque chose à dénoncer pour des raisons éthiques ou juridiques, la gauche devrait le considérer comme quelque chose qui ne peut être accepté que dans la mesure où, en même temps, l’État apporte un soulagement économique. En bref, pas de contrôle étatique sans protection sociale. 

LVSL – Voilà qui nous mène aux concepts clés de votre livre : les notions de contrôle et de protection. Dans votre livre, vous affirmez que ces concepts, ainsi que celui de la souveraineté, forment le nouveau sens commun politique actuel. Pourtant, la signification réelle de ces mots fait l’objet d’une lutte entre la gauche et la droite. Comment la gauche et la droite définissent-elles ces concepts ?

P. G. – Ce que je veux dire, c’est que, dans les discours politiques, vous rencontrez des signifiants maîtres, c’est-à-dire des mots qui sont répétés de manière obsessionnelle et sont partagés à travers tout le spectre politique, de la gauche à la droite. Le néolibéralisme s’est accompagné de termes familiers, tels que opportunité, entrepreneuriat, modernisation, ouverture et ainsi de suite. Dans les discours contemporains, les termes sont très différents. Les nouveaux slogans et mots clés sont nombreux, mais les plus importants, selon moi, sont la protection, le contrôle et la souveraineté.

La souveraineté soulève la question de la suprématie de l’État, un principe érodé pendant la mondialisation néolibérale, au cours de laquelle le pouvoir de l’État s’est estompé et celui des entreprises a augmenté. Mais les événements récents ont démontré qu’en réalité l’un et l’autre ne sont pas si distincts : les États sont toujours décisifs lorsqu’il s’agit de jouer le rôle de mécènes du capital, comme nous l’avons vu lors du sauvetage des banques après 2008 ou lorsqu’il s’agit de prendre des mesures pour fournir des produits de première nécessité comme nous l’avons vu lors de la pandémie. La droite présente la notion de souveraineté comme quelque chose d’exclusif qui peut s’exprimer par la souveraineté nationale ou la souveraineté territoriale. Pour la gauche, la suprématie de l’État n’est quelque chose de positif que dans la mesure où celui-ci est l’instrument de la volonté populaire, de la souveraineté populaire. Ainsi, pour la gauche, la souveraineté est une expression de la démocratie plutôt que de l’identité et de l’exclusion.

Paolo Gerbaudo, The Great Recoil. Politics after populism and pandemic, Verso Books, 2021.

La protection est peut-être le terme le plus significatif de tous, car c’est celui qui est devenu iconique pendant la pandémie, pensons au slogan « protégez-vous et protégez les autres ». La protection est partout : dans les politiques climatiques (contre les événements météorologiques extrêmes, en plantant des arbres dans les villes ou en protégeant les plages de l’érosion…) dans la protection sociale etc. Pour moi, ce signifiant maître est un champ de bataille à part entière. Quel est le sens de la protection ? Quel type de sécurité les différentes forces veulent-elles mettre en place ? Là encore, vous avez deux récits très différents : l’un est le « protectionnisme propriétaire » de la droite, qui vise à protéger le capital, la richesse et le statu quo. Comme le capital n’a pas beaucoup d’espoir de trouver de nouvelles voies de profits de nos jours, la protection de ce qui est déjà là devient décisive. En parallèle, pour la gauche, la protection consiste à rétablir les formes de protection de base, longtemps considérées comme allant de soi mais qui ont disparu, ainsi qu’à établir de nouvelles formes de protection : de nouvelles mesures contre la pauvreté, face au changement climatique, à établir un nouveau paradigme de Sécurité sociale…

« L’un des risques de ce “néo-étatisme” est l’exacerbation des tendances technocratiques dans la société. »

Enfin, le contrôle a trait à la manière dont l’État se rapporte aux citoyens. L’État est synonyme de contrôle : contrôle des impôts, contrôle du travail, contrôle de la contagion pendant la pandémie… En fait, le contrôle vient de l’invention même de l’art de gouverner au Moyen Âge. Là encore, il y a différents paradigmes : pour la droite, le contrôle est lié au contrôle territorial, à l’exclusion, au maintien de certains flux à l’extérieur, notamment les migrants. Pour la gauche, le contrôle consiste à planifier, à déterminer l’avenir après des années où l’on vous a dit qu’il n’y avait pas besoin de plan car le marché déciderait. Mais la planification ne peut être progressiste que si elle est démocratique. En effet, le retour de la planification a également vu le retour de la technocratie. L’un des risques de ce « néo-étatisme » est l’exacerbation des tendances technocratiques dans la société. Ainsi, pour éviter de nouvelles formes de suspicion envers l’État, il est indispensable de créer de nouvelles formes de participation démocratique qui permettent aux gens de prendre des décisions collectivement. Ce pouvoir ne doit pas être laissé aux experts, qui peuvent aider tel ou tel intérêt.

LVSL – Lors du référendum sur le Brexit, le slogan de la campagne Leave était « Take back control ». À l’époque, la gauche avait une position défensive, puisqu’elle faisait campagne pour rester dans l’UE. Dans votre chapitre sur la notion de souveraineté, vous affirmez que même si la gauche promeut parfois des concepts comme la souveraineté alimentaire ou la souveraineté énergétique, lorsqu’il s’agit de libre-échange et de mondialisation, elle semble beaucoup plus modérée. Plus largement, il semble parfois que la droite ait davantage embrassé le protectionnisme que la gauche. Comment l’expliquez-vous ?

P. G. – D’abord, parce qu’il y a longtemps eu un débat très confus sur le protectionnisme au sein de la gauche, pour savoir si elle devait tactiquement se ranger du côté du libre-échange ou du protectionnisme. Dans un discours très célèbre en 1848, Karl Marx disait en substance : « Je suis pour le libre-échange parce qu’il va accélérer la chute du capitalisme ». En d’autres termes, le libre-échange amènera le capitalisme à ses contradictions et créera donc les conditions d’une révolution. 

D’autre part, il ne s’agissait pas seulement d’une question de doctrine pour la gauche, mais aussi du fait que les travailleurs européens étaient souvent plus favorables au libre-échange qu’au protectionnisme pour des raisons très matérielles : comme nous le savons, le protectionnisme a tendance à affecter la consommation en augmentant les prix des produits de base. Par conséquent, pour les travailleurs, il s’agit d’une perte immédiate de pouvoir d’achat, qui était déjà maigre. En ce sens, le protectionnisme a toujours été une question difficile pour la gauche, alors que pour la droite, il pouvait correspondre à leur agenda nationaliste, ou aux intérêts des industries protégées. Les entreprises protégées par des droits de douane, des quotas et des barrières réglementaires ont en effet un intérêt direct au protectionnisme. 

« Le protectionnisme a toujours été une question difficile pour la gauche. »

Personnellement, j’ai un regard pragmatique : oui le libre-échange peut être bénéfique pour certaines choses, il est indéniable qu’il peut apporter des avantages aux producteurs et aux consommateurs, mais le commerce sans droits de douane que nous connaissons actuellement, qui est sans précédent dans l’histoire, a des effets extrêmement perturbateurs. Cette perturbation est surtout ressentie par les secteurs les plus fragiles de l’économie, en particulier dans les zones périphériques ou rurales, où se trouve aujourd’hui l’essentiel de l’industrie manufacturière. En revanche, la plupart des services ne sont pas autant exposés à la concurrence internationale que l’industrie manufacturière, car tout ne peut pas être délocalisé et produit à l’étranger.

Je pense que la gauche socialiste devrait récupérer certaines formes légères de protectionnisme commercial, tant en termes d’application de droits de douane qu’en termes de réglementation, afin d’empêcher le nivellement par le bas que nous avons sous les yeux. Comme nous le savons tous aujourd’hui, de nombreux biens sont produits avec d’énormes dommages environnementaux et par des personnes ayant des salaires extrêmement bas. L’idée de « protectionnisme solidaire » promue par Mélenchon est un pas dans la bonne direction, puisqu’elle préconise de redéfinir les limites et les critères du commerce mondial.

LVSL – Vous avez dit que deux des raisons qui peuvent expliquer pourquoi la gauche craint le protectionnisme sont la doctrine héritée du marxisme et le fait que le libre-échange sert parfois les intérêts consuméristes de la classe ouvrière. Mais ne pensez-vous pas qu’il y a aussi une sorte de cosmopolitisme superficiel au sein de la gauche qui l’amène à considérer que le protectionnisme est mauvais parce qu’il est associé à la volonté de la droite de fermer les frontières par exemple ? On a l’impression que la gauche rejette le protectionnisme car elle se concentre sur les aspects culturels du protectionnisme plutôt que sur son aspect économique. Qu’en pensez-vous ?

P. G. – Avec le référendum sur le Brexit, la gauche s’est retrouvée divisée : la grande majorité du parti travailliste soutenait le maintien dans l’Union européenne, même s’il y avait aussi une composante Lexit (raccourci pour « left exit », c’est-à-dire pour une sortie de l’Union européenne autour d’objectifs de gauche, ndlr) assez minoritaire. Dans l’électorat travailliste cependant la division était plus prononcée : quelque chose comme 30/70 (en 2016, environ un tiers des électeurs travaillistes ont voté pour le Brexit, ndlr). C’était un scénario cauchemardesque pour la gauche, car nous étions alors dans une période de fortes critiques à l’encontre de l’Union européenne, suite à l’austérité imposée dans de nombreux pays. N’oublions pas que le référendum grec de juillet 2015, un énorme moment de confrontation entre un gouvernement de gauche et l’Union européenne, avait eu lieu juste un an auparavant. Par conséquent, pendant la campagne du Brexit, la gauche s’est retrouvée à défendre l’ordre établi sous la bannière du « Remain and reform », même si la seconde partie du slogan n’a jamais été claire. Je pense que cet épisode illustre plus généralement une certaine difficulté de la gauche à formuler des demandes claires vis-à-vis de l’Union européenne. Pourtant, à cette époque, il y avait un groupe de partis de gauche autour de gens comme Varoufakis et Mélenchon, qui disaient en gros « nous devons réformer radicalement l’Union européenne, et si cela ne se produit pas, alors la sortie de l’Union européenne sera légitime ».

À lire également sur LVSL, l’article de William Bouchardon : « À Liverpool, le Labour déchiré par le Brexit »

La gauche a eu du mal à se rassembler autour d’un plan consensuel, à s’unir autour de ce qui devrait être entrepris pour rendre l’Union européenne plus acceptable. Dans le livre, lorsque je parle de l’Union européenne, je n’adopte ni une position pro-sortie, ni la défense de l’Union européenne actuelle. À certains égards, l’Union européenne joue certaines fonctions de coordination entre les États membres, qui, dans la phase historique actuelle, sont peut-être inévitables. Mais, dans le même temps, elle est une source majeure d’illégitimité politique, d’absence de contrôle démocratique. L’Union européenne a été le moyen par lequel les élites nationales ont imposé à leurs citoyens des mesures très impopulaires sous prétexte qu’elles étaient recommandées par Bruxelles. Cette question, en fin de compte, a hanté la gauche britannique et a été la principale cause de la chute de Corbyn : s’il y avait eu un débat ouvert sur l’Union européenne, les choses seraient probablement très différentes aujourd’hui.

LVSL – La campagne du Brexit nous a aussi montré que la droite invoque souvent les notions de nation et d’État et parle de patriotisme et de nationalisme comme si c’était des synonymes. Mais, comme vous le rappelez dans votre livre, ce ne sont pas des synonymes et l’idéal du patriotisme vient historiquement de la gauche. Pourtant, la gauche ne semble plus très disposée à invoquer ce concept. Pourquoi ?

P. G. – L’approche de la gauche vis-à-vis de la nation est une question stratégique clé, car c’est un enjeu sur lequel elle a constamment adopté une position défensive. Même lorsque la gauche n’a pas une vision cosmopolite et élitiste de la nation, elle ne parvient souvent pas à articuler positivement ce que sont la nation et son identité. De nos jours, la gauche a souvent cette croyance erronée que les États-nations sont en quelque sorte un phénomène anachronique ou résiduel. En d’autres termes, les États seraient toujours là et ce pour encore un certain temps, mais ils auraient de moins en moins d’importance. Nous avons pourtant assisté à un renouveau des identités nationales à tous les niveaux ces dernières années : durant les mouvements de protestation contre l’austérité, dans le retour de l’interventionnisme étatique… Pendant la pandémie, nous avons vu une explosion des sentiments patriotiques, sous la forme d’un patriotisme isolationniste, lorsque les citoyens ont senti que leur nation était en difficulté et qu’ils devaient tous se plier aux règles.

En fait, l’histoire de la gauche commence avec les luttes de libération nationale. Le patriotisme était alors compris dans le sens suivant : le peuple définit la communauté politique, qui doit s’émanciper et s’auto-gouverner. C’est quelque chose que les marxistes et les républicains avaient en commun. En définitive, l’idée moderne de la nation vient des Jacobins, qui sont en quelque sorte les pères fondateurs de la gauche. Il est donc surprenant que la gauche ait tant de mal à traiter cette question de la nation. J’estime que bâtir un sentiment d’identité, un sentiment d’appartenance est fondamental pour articuler une vision progressiste. Car, en fin de compte, lorsque la gauche promeut un idéal de ce qui serait l’avenir d’une communauté, cela se joue invariablement au niveau de l’État. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’intérêts de classe, ou que tout le monde est d’accord et s’unit, mais que la gauche doit toujours articuler différents intérêts autour de l’idée d’une société commune. 

« L’idée moderne de la nation vient des Jacobins, qui sont en quelque sorte les pères fondateurs de la gauche. »

Je pense aussi qu’il y a beaucoup de confusion au sein de la gauche entre internationalisme et globalisme. La position standard de la gauche, comme Marx et Engels l’ont dit dans le Manifeste du Parti communiste, était la fraternité entre tous les peuples du monde. Mais si la classe ouvrière est internationale, elle doit d’abord mener des luttes au sein de chaque nation. J’invite donc la gauche à être moins hystérique lorsqu’il s’agit de l’identité et de la question nationale, parce que cette attitude est exploitée par la droite pour dire que les gauchistes sont des citoyens de nulle part, sans ancrage, sans fondement, qu’ils ne sont pas responsables devant un peuple.

LVSL – Tout à l’heure, lorsque nous avons parlé de la souveraineté, vous avez dit que la gauche a perdu la plupart de ses soutiens parmi les ouvriers de l’industrie en raison de sa position sur le libre-échange. Dans votre livre, vous consacrez un chapitre entier aux nouvelles coalitions de classe de la gauche et de la droite. Vous semblez être d’accord avec Piketty, qui décrit ce qu’il appelle une « droite marchande » et une « gauche brahmane ». Pouvez-vous expliquer ce que signifient ces concepts ?

P. G. – J’essaie de clarifier cette question avec mon schéma du soutien des classes aux différents partis politiques, car il existe une perception erronée selon laquelle les allégeances de classe se sont inversées. Selon certains, la gauche représentait auparavant la classe ouvrière et la droite la classe moyenne et que maintenant, ce serait l’inverse. Cette analyse est trop simpliste. Ce que je montre avec ce schéma, c’est que la classe ouvrière et la classe moyenne sont divisées en deux parts, qui, dans une large mesure, peuvent s’expliquer par le clivage rural/urbain. Chez une partie de la classe ouvrière, principalement les travailleurs pauvres dans les services qui sont très exposés à l’exploitation (agents de nettoyage, livreurs, transporteurs, soignants…), la gauche a marqué des points ces dernières années. C’est l’une des rares bonnes nouvelles concernant le rapport de la gauche avec la classe ouvrière.

Schéma des alignements électoraux selon les blocs sociaux selon Paolo Gerbaudo.

Mais dans le même temps, de nombreux travailleurs dans les emplois manufacturiers se sont éloignés de la gauche. Je ne suis pas d’accord avec l’argument courant selon lequel ces personnes ont cessé de soutenir la gauche pour des raisons culturelles, parce qu’elles sont préoccupées par l’immigration, parce qu’elles veulent protéger la famille traditionnelle, ou je ne sais quoi. Au contraire, ces personnes ont tourné le dos à la gauche, parce que, comme l’a également dit Piketty, elles ne se sentent plus protégées par elle. Ils ont le sentiment que la gauche les a sacrifiés sur l’autel du libre-échange et de la mondialisation parce que cela convenait aux classes moyennes urbaines. Le seul moyen de récupérer cette partie de la classe ouvrière est de concevoir des politiques publiques autour du développement régional, du rééquilibrage territorial, de bonnes rémunérations pour les emplois manuels bien rémunérés, que l’État offre des emplois manuels qualifiés et sécurisés, etc. Sinon, il est évident que ces travailleurs iront voter à droite pour des raisons matérielles, en raison de ses postures contre la mondialisation. 

LVSL – En effet. Le magazine Jacobin a récemment publié un sondage réalisé par Yougov dans lequel était étudiée la réaction de la classe ouvrière vis-à-vis de différents messages politiques. Selon cette étude, le programme que vous avez décrit (développement régional, création de nouveaux emplois…) avait beaucoup plus de chances de remporter leurs votes qu’un discours axé autour des guerres culturelles et identitaires.

P. G. – Je pense que nous avons malheureusement tendance à tout interpréter par le prisme des identity politics de nos jours. Cela a conduit à des conflits très vicieux entre ceux qui seraient prétendument « culturellement progressistes » et ceux qui seraient « culturellement conservateurs ». Mais, cette guerre n’implique pas vraiment la classe ouvrière, elle occupe surtout les classes moyennes. Il est vrai que les travailleurs vivant en dehors des grandes villes peuvent avoir une vision plus conservatrice, et cela a toujours été le cas. Mais dans le passé, la gauche avait une offre économique suffisamment séduisante pour que ces personnes mettent de côté leurs préoccupations culturelles ou sociétales. En votant pour la gauche, ils pouvaient obtenir quelque chose que la droite ne pouvait leur donner. Quelque part, c’est ce qu’il nous faut aujourd’hui. Il n’y a aucun espoir de reconquérir ces personnes en attaquant les immigrants ou en adoptant un patriotisme très superficiel, sans aucun fond en matière économique, comme c’est par exemple le cas de Keir Starmer (leader de l’opposition travailliste, ndlr) ici au Royaume-Uni.