« Residue », la résonance politique de la gentrification au cinéma

Alors que surgissent à nouveau les vieux démons d’une Amérique brisée, Residue, le premier long-métrage du cinéaste américain Merawi Gerima, assume l’héritage d’une époque rythmée par l’indignation et la révolte. Indubitable écho au mouvement Black Lives Matter, ce portrait du quartier nouvellement gentrifié d’Eckington, où a grandi le réalisateur né à Washington, se veut à la fois humblement autobiographique et porteur d’un propos qui dépasse largement le simple cadre spatio-temporel dans lequel il s’inscrit. Residue évoque la naissance onirique et vindicative d’un auteur, où se mêlent délicatement l’intimisme et l’ambition émancipatrice.

Présenté en 2020 lors des Venice days de la Mostra et au Festival Slamdance, Residue représente l’une des curiosités des Independent Spirit Awards 2021, au cours desquels l’auteur se voit décerner le Prix John Cassavetes. Très peu distribué en France, il cumule à peine plus de 2 000 entrées après trois semaines d’exploitation mais jouit d’un accueil critique assez unanimement positif.

Le synopsis de Residue se pose ainsi : en pleine écriture de son film, Jay, jeune artiste installé en Californie, revient dans le quartier qui l’a vu grandir, Eckington – désormais dénommé NoMa par les nouveaux habitants – et tente d’y puiser ce qui sera la moelle de son projet. Mais l’atmosphère a changé et il se sent désaxé devant la gentrification progressive de ces rues qu’il ne reconnaît plus et qui ne le reconnaissent plus. Alors que l’envahit peu à peu un incendiaire mélange de sentiments oscillant entre incompréhension et colère, ses anciens amis et ses parents ne parviennent pas à saisir cette terrible sensation qui l’empoigne et le déstabilise au point de le faire douter de lui-même : celle d’être un étranger chez lui…

Archétype du premier film à l’ambition formelle évidente et relevant de l’autobiographie, Residue est d’une audace créative rare. La puissance principielle de l’œuvre réside dans le choix de Merawi Gerima de se focaliser littéralement sur un lieu spécifique, représentatif de dynamiques sociales et urbaines omniprésentes dans les métropoles américaines. Essentiellement inspiré de segments de sa propre existence et de celle de son entourage, le premier long-métrage du cinéaste s’adresse avant tout, selon ses dires, à la communauté qu’il dépeint. Le film propose toutefois une seconde lecture, volontairement plus ambitieuse et ancrée plan après plan dans les images des manifestations qui ont secoué les Etats-Unis ces dernières années. Residue devient l’étendard de luttes sociales qui animent un pays en proie à de profondes fractures.

Residue devient l’étendard de luttes sociales qui animent un pays en proie à de profondes fractures.

Ce caractère sous-jacent ne représente pourtant pas l’élément caractéristique de cette œuvre, qui atteint le sublime en capturant une dimension nouvelle et inexplorée de la révolte : l’après. Car c’est bien de cela dont il est question pendant près de quatre-vingt-dix minutes : de la sensation étrange qui saisit lorsque l’on regarde en arrière après un combat inachevé, une sensation située à mi-chemin entre l’apaisement et le désespoir. Jay, alter-ego du réalisateur Merawi Gerima, est un personnage torturé par son environnement. Le dehors transperce son intérieur, jusqu’à sa chair au contact de la mort de l’autre, mais qui se trouve impuissant : il ne peut rien face à un monde qui se dérobe sous ses yeux. Le réalisateur fait preuve ici d’une justesse rare, que l’on retrouve dans l’errance propre aux premiers films de Jim Jarmusch – et à l’excellent Paterson plus récemment – en y ajoutant le caractère actuel et vindicatif d’enjeux sociaux intenses. Cette filiation, peu évidente de prime abord, confirme le potentiel impressionnant du jeune cinéaste qui réussit, dès son premier film, à saisir le réel en le sublimant par l’audace d’une mise en scène et d’une direction d’acteur aussi singulière qu’authentique.

Les innovations visuelles que le long-métrage distille par intermittence transcendent un scénario faussement modeste et lui octroient une force latente d’une amplitude rare, jusqu’à un paroxysme où se réveillent la brutalité et la violence d’une Amérique qui, comme dépeinte dans le Blindspotting de Carlos Lopez Estrada – dans lequel ce dernier traite de problématiques similaires avec une véhémence plus marquée – a les nerfs à vif. La photographie, dans une teinte orangée qui donne sa dimension onirique au film, produit un effet notable sur le spectateur, l’éloignant d’une réalité des plus dures pour mieux l’y replonger, avec un contraste décuplé, le moment venu. Cette réalité, c’est celle d’une Amérique qui ne parvient pas à soigner ses blessures, qui ne chassera pas de sitôt les vieux démons qui reviennent sans cesse la tourmenter.

Merawi Gerima rend hommage aux siens, et, sans nécessairement en avoir conscience, à des millions d’Américains qui luttent sans répit, avec une vigueur admirable, et toujours accrochés à l’espoir de bâtir un jour une société plus juste et apaisée.

Œuvre hautement personnelle et véritable emblème d’une communauté en proie à des mutations profondes qui ne font que crisper des esprits déjà taraudés, Residue est un premier film important, en ce qu’il laisse entrevoir de belles promesses et raconte – avec une justesse unique – un monde qui change, peut-être à un rythme trop effréné, un monde qui n’attend pas et qui laisse bon nombre de ses habitants au bord de la route. Merawi Gerima rend hommage aux siens, et, sans nécessairement en avoir conscience, à des millions d’Américains qui luttent sans répit, avec une vigueur admirable et depuis très longtemps déjà, mais toujours accrochés à l’espoir de bâtir un jour une société plus juste et apaisée, où les démons du passé ne seront plus que de mauvais souvenirs.

Quelles séries policières à l’ère du mouvement Black Lives Matter ?

© Aitana Pérez pour Le Vent Se Lève

Les manifestants du mouvement Black Lives Matter ont appelé à remettre tout ce qu’il y a en rapport avec la police en question. Les séries policières sont aussi accusées d’être complices de ces violences en diffusant de la propagande pro-police sous couvert de divertissement.  

Le 26 mai 2020, une vidéo montrant George Floyd, un Afro-Américain de 46 ans, mourir sous le genou de Derek Chauvin, un policier de Minneapolis, devient virale et choque le monde. Ces images ont entraîné des protestations contre les violences policières, comme le meurtre de Michael Brown par des agents de la police de Ferguson en avait entraînées en 2014, ou d’autres encore avant lui.

Mais les manifestations de l’été 2020 diffèrent des précédentes. Déjà par leur taille, au plus gros des manifestations le New York Times a estimé qu’entre 15 et 26 millions d’Américains sont descendus dans la rue. C’est le plus gros mouvement de protestations que le pays ait jamais connu à la fois par le nombre et par ses revendications. Les manifestants du mouvement Black Lives Matter ne voulaient pas seulement que justice soit rendue pour George Floyd. Pour eux, tout le système doit être remis en question. La formation des policiers, les armes misent à leur disposition ou leur existence même. Et les séries policières ?

Des voix se sont en effet élevées contre la copaganda, mot porte-manteau composé de « cops » (flics en anglais) et propagande, utilisé pour dénoncer toutes les pratiques utilisées par les médias pour faire apparaître les policiers sous le meilleur angle possible. Un exemple connu aux États-Unis est celui de Devonte Hart, un Afro-Américain de douze ans, faisant un câlin à un officier de la police de Ferguson en 2014, en pleine manifestation contre les violences policières après le meurtre de Michael Brown par un policier. Les critiques relèvent le caractère dangereux de la copaganda. Au mieux, elle ignore l’aspect raciste des violences policières aux États-Unis et réduit le problème à quelques mauvais éléments. Au pire, elle fait partie intégrale du système, en présentant la police comme une institution fondamentalement bonne. Les policiers sont alors des personnes ne pouvant pas commettre d’actes abjects, et s’il y a des violences policières, elles sont justifiées et nécessaires.

Les séries policières dénoncées en tant qu’instrument historique de propagande en faveur de l’institution policière

Pourrait-il avoir un meilleur outil de copagande que les séries policières ? Une propagande cachée dans nos divertissements, là où notre garde est la plus basse. Où, même quand les policiers font des erreurs, parfois violentes voire fatales, chaque épisode se termine avec la certitude qu’ils sont là pour nous protéger et que la ville est plus sûre quand ils la patrouillent. 

Les manifestants anti-violences policières ne jugent-ils néanmoins pas ces séries un peu trop vite ? Après tout, la propagande est une démarche délibérée et organisée. Peut-on vraiment dire que les services de police décident de la manière dont ils seront représentés dans ces séries télé ?

Pour Jason Mittell, professeur d’Études culturelles américaines à l’université de Middlebury du Vermont, « le mot propagande est probablement une légère exagération » mais il y a néanmoins une façon « très intentionnelle » dans la manière dont les policiers à la télé sont décrits depuis que le genre existe.

La première série policière est Dragnet, produite par Jack Webb de 1951 à 1959 et adaptée de la série radio du même nom. Pour montrer la réalité des policiers du Los Angeles Police Department (LAPD), Webb conclut un accord avec ce dernier. En échange d’un droit de regard total sur le script, le LAPD fournissait une aide logistique, matérielle et même à l’écriture, puisque tous les épisodes se basent sur des faits réels. Ce réalisme était mis en avant au début de chaque épisode, avec une voix-off rappelant que « L’histoire que vous allez voir est vraie. Les noms ont été changés pour protéger les innocents. »

Dans Dragnet, le sergent Joe Friday, (Jack Webb) toujours en costume cravate, clame durant presque chaque interrogatoire ne « vouloir que les faits ». Friday garde toujours la tête froide, ne sortant que très rarement son arme et ne l’utilise qu’en dernier recours. Incorruptible, il traite les cas d’arnaques avec la même gravité que les meurtres et arrête toujours les bonnes personnes du premier coup. Chaque épisode se termine avec des gros plans sur la tête du ou des coupables du jour, avec les peines qu’ils ont reçues et la prison où ils sont détenus. 

La série a été un immense succès et a eu droit à huit saisons, un film et quatre remakes entre 1969 et 2003. Elle a aussi beaucoup aidé à redorer le blason du LAPD, qui était jusque-là plus connu pour sa corruption rampante et ses chefs ouvertement racistes et copains avec des mafieux que pour son professionnalisme et son intégrité.

Dragnet lance ainsi le genre de la série policière, populaire et très codifié, donc facilement reproductible. Beaucoup de chaînes commencent alors à s’intéresser au genre, sollicitant même l’aide des commissariats pour la production. Une demande facilement acceptée, puisque beaucoup de départements de police et autres institutions gouvernementales, ayant vu le bien que Dragnet a fait au LAPD, se mettent aussi à la recherche de leur Joe Friday.

En 1965, la chaîne nationale de télévision ABC lance ainsi la série The F.B.I, s’inspirant de vrais cas de l’agence fédérale. Le casting et les épisodes doivent être approuvés directement par J. Edgar Hoover, le directeur du FBI de l’époque, ou à défaut son bras droit, Clyde Tolson. Cherchant toujours plus de contrôle sur l’image que la série renvoie de son agence, Hoover vérifie les antécédents criminels et politiques de chaque acteur auditionnant. Il veut être sûr qu’un agent fédéral ne soit jamais joué par un criminel ou, aussi terrible selon lui, un communiste.

Les séries diffusées de nos jours ne sont plus relues et approuvées par un policier, tout au plus un policier consultant peut, si les boîtes de production le souhaitent, donner son avis sur la crédibilité des scènes. Il n’empêche qu’Hollywood a tout intérêt à ne pas trop froisser la police. Comme le souligne Jason Mittell, « si vous voulez tourner sur place, il vous faut une autorisation de tournage et que la police bloque la rue. C’est des petites choses comme cela qui nécessitent une relation proche entre les séries télés et les services de police. » Quitte à passer sous silence certains aspects de l’institution.

Les séries américaines ignorent ou justifient les crimes et les violences quand ce sont les policiers qui les commettent

La pratique est donc ancienne, la critique moins. En effet, le mot copaganda n’a commencé à être utilisé que très récemment. L’origine du mot est floue et on ne sait pas qui a inventé le terme. Il a probablement été utilisé pour la première fois par des activistes du mouvement Black Lives Matter sur les réseaux sociaux en 2015 ou 2016. 

Il n’a néanmoins gagné en popularité que l’année dernière pendant les manifestations suite au meurtre de George Floyd. Les manifestants l’ont utilisé pour expliquer pourquoi, malgré des violences policières ciblant les minorités étant monnaie courante aux États-Unis, la majorité des Américains semblaient avoir une bonne image de la police. Les activistes de BLM se sont alors rendu compte que dans la bataille de l’image, probablement aussi importante que celle dans la rue ou aux tribunaux, la police avait des décennies d’avance. 

Pour eux, la copaganda, qu’elle soit dans les journaux télévisés ou dans les séries télévisées, est complice. En représentant les policiers comme des héros et la police comme une institution juste, honnête et bonne, elle donne une image complètement biaisée de la police au public. Pire encore, elles banalisent et justifient des actions commises par des policiers, qui, dans la vraie vie, seraient illégales. 

L’association Colors of Change Hollywood dont le but est de rendre les médias « moins hostiles » aux personnes noires, a publié en 2020  un rapport de plus de soixante-dix pages intitulé « Banaliser l’injustice : les représentations erronées dangereuses qui définissent les séries policières ». Ils étudient notamment le comportement moral et légal des personnages policiers dans vingt-six séries policières. Pour cela, le rapport présente une comparaison entre le nombre de crimes ou de manquements aux procédures commis à l’écran par un policier considéré dans la série comme un « mauvais flic » (interroger quelqu’un sans lui laisser le droit à un avocat ou fouiller une maison sans mandat par exemple) à celui des personnages principaux considérés comme des « bons flics ». Dix-huit séries sur les vingt-six étudiées montraient les « bons flics » enfreindre la loi plus souvent qu’elles ne montraient les « mauvais flics » enfreindre la loi. Néanmoins les trois quarts du temps, les mauvaises actions commises par les personnages principaux n’étaient pas reconnues comme telles, laissant l’impression qu’elles étaient normales et légales. Quand les personnages reconnaissaient que ce qu’ils venait de faire était illégal, ils avaient toujours un moyen de le justifier, sous-entendant que, quand un policier commet une infraction ou un crime, c’est pour le bien de tous. 

Colors of Change Hollywood a aussi remarqué que les mauvaises pratiques policières racialement motivées, notamment le délit de faciès, n’étaient tout simplement pas représentées. Dans les séries, les personnes blanches étaient toutes autant victimes de violences policières que les personnes noires. Dans la vraie vie, une étude d’Harvard a prouvé que les personnes afro-américaines avaient trois fois plus de chances de se faire tuer par la police que les personnes blanches. Une manière de cacher, ou du moins de ne pas aborder, les problèmes de racisme qui accablent la police américaine depuis ses débuts. 

Pour Colors of Change Hollywood, les conclusions sont claires : en montrant les héros, les personnages auxquels nous sommes censés nous attacher, commettre des crimes et des vices de procédures, les séries les font passer pour quelque chose de normal, nécessaire et complètement compréhensible, presque sympathique. En faisant cela, les personnes les regardant pourraient être moins susceptibles de réagir négativement quand les policiers de la vie réelle commettent ce genre d’actions. Voire de les encourager et de penser que, comme leurs héros, ils font partie des policiers qui ont tellement soif de justice qu’ils ne laissent rien, pas même les lois ou la constitution, les arrêter. En ne représentant pas les violences policières comme visant plus les personnes issues des minorités, les séries laissent penser aux personnes qui les regardent que ces communautés ne sont pas plus visées par les violences policières, et donc que les mouvements de protestations sont une réaction excessive. Et en ne remettant jamais en cause le système policier actuel, elles laissent penser qu’aucun changement n’est nécessaire, et qu’il n’y a de toutes façons pas d’alternatives à ce qui est en déjà en place. 

Hollywood appelle Hollywood à changer

Plus de 300 acteurs, actrices et personnalités afro-américains d’Hollywood ont dénoncé les relations qu’entretiennent les studios avec la police en juin 2020. Ils ont demandé à ne plus s’appuyer sur la police lors de tournages et de cesser « d’ériger des officiers et des agents qui sont brutaux et agissent en dehors de la loi en héros ». Un appel qui pourrait menacer les séries policières, friandes de l’archétype du « flic anti-héros dur à cuire ».

Les manifestations qui ont suivi la mort de George Floyd ont poussé tout Hollywood, et pas seulement les acteurs issus de minorités, à se remettre un peu en question. Comme l’explique Jason Mittell : « Le soutien pour le mouvement était très fort durant l’été 2020. Et il y avait une vraie envie pour les producteurs d’Hollywood, la plupart étant d’ailleurs progressistes, d’évoluer. »

Certaines séries ont d’ailleurs changé après cet été. Brooklyn Nine-Nine par exemple, est sûrement la production pour laquelle les différences entre l’avant et l’après 2020 sont les plus frappantes. Cette comédie policière de Mike Schur (The Office US, Parks and Recs) met en scène des policiers issus des minorités ethniques ou sexuelles, parfois même des deux. Son public, plus jeune et de gauche que celui d’autres séries policières, a été particulièrement sensible au mouvement Black Lives Matter. Brooklyn Nine-Nine a sûrement été la série qui revenait le plus souvent dans les discussions autour de la copaganda

Le premier épisode de la huitième et ultime saison s’ouvre avec Rosa Diaz (Stephanie Beatriz) annonçant sa démission et son envie d’aider les victimes de violences policières. Nous sommes loin du personnage qui préconisait durant l’épisode deux de la première saison de donner « une raclée, et une bonne, avec un bottin » à un suspect mineur parce qu’il avait dégradé des véhicules de la police. Une évolution de personnage qui annoncerait la série policière de demain ? 

La fin des séries policières telles qu’on les connaît ? 

Jason Mittell en doute : « Si vous regardez l’audience des séries policières les plus populaires, comme Blue Bloods ou autres, vous verrez qu’elle est beaucoup plus vieille, blanche et rurale que les autres séries. » Une audience « similaire au spectateur moyen de Fox News », peu encline à vouloir remettre en cause la police, mais qui, « pour CBS (chaîne de télé américaine produisant entre autres Blue Bloods, S.W.A.T et NCIS), est aussi valide que les autres ».

Il suffit de voir la onzième saison de Blue Bloods, tournée après les manifestations de 2020, pour se rendre compte que la prise de conscience n’a au final été que très limitée. Cette série commencée en 2010 suit la famille Reagan, policiers de père en fils depuis au moins trois générations. Si elle engendre moins de memes que Brooklyn Nine-Nine, elle est beaucoup plus suivie. Selon le Hollywood Reporterelle réunit environ dix millions de téléspectateurs par épisode, contre deux millions et demi pour la sitcom policière. Dans le premier épisode de la nouvelle saison, Frank Reagan (Tom Selleck), le préfet de police de New York, menace de démissionner après que Regina Thomas (Whoopie Goldberg), la présidente du Conseil de New York City, ait dit que des “criminels” sont présents dans les rangs du NYPD. Une représentation du flic diamétralement opposée à celle de Brooklyn Nine-Nine, n’acceptant aucune critique de la part de civils et pensant sincèrement que la police est une institution sans faille. 

Selon Jason Mittel : « Les séries policières vont probablement changer en surface. Il y aura une plus grosse diversité dans les forces de police, peut-être un ou deux épisodes par saison qui traiteront des violences policières ». Mais difficile, à son avis, d’imaginer de plus gros changements pour un genre si codifié et populaire : « Vous savez, le genre policier, c’est rassurant, on voit quelqu’un enfreindre la loi et la justice être rendue à la fin. Beaucoup de personnes veulent voir cela à la télé. Et juste pour eux, je ne pense pas qu’il faille, même sur le long terme, s’attendre à autre chose que des changements superficiels. »

Entretien avec Arthur Rizer : « C’est dans la mentalité des policiers américains que se trouve le véritable danger »

Screenshot from The Square One Project
https://www.youtube.com/watch?time_continue=7&v=8UaWaERR6yM&feature=emb_logo

Arthur Rizer est membre du think tank R Street Institute et a travaillé au Columbia Justice Lab de l’Université de Columbia (New York). Ses contributions sont singulières dans le paysage universitaire des travaux sur la police, en ce qu’il s’intéresse aux mentalités autant qu’aux pratiques des agents sur le terrain. Une de ses thèses principales est celle de la redéfinition de l’habitus des forces de l’ordre par le biais de leur militarisation aux États-Unis. Conservateur revendiqué, il n’en demeure pas moins très critique à l’égard de l’arbitrage entre sécurité et liberté et rappelle combien l’on ne saurait sacrifier la seconde à la première. Entretien réalisé, à distance, par Marion Beauvalet et traduit par Rémy Choury.


Le Vent Se Lève – Pouvez-vous au préalable présenter le think tank dont vous faites partie : est-il affilié aux démocrates ou aux républicains ? Plus largement, auprès de qui bénéficie-t-il d’une audience aujourd’hui ? Comment en êtes-vous venu à vous intéresser aux questions de militarisation et de police ?

Arthur Rizer – Nous ne nous alignons absolument pas sur un parti ou un autre. Néanmoins, nous nous situons au centre-droit de l’échiquier, à l’échelle duquel nous portons les idées de la droite conservatrice. Cette dernière recouvre plusieurs significations selon l’endroit où vous êtes dans le monde.

Pour simplifier, pour ce qui est des États-Unis, mon idéal est de croire en des questions comme la gouvernance limitée, la responsabilité fiscale, l’utilisation intelligente de l’argent des contribuables, etc. Ce sont, selon moi, des valeurs qui transcendent l’échiquier. Avant, j’étais professeur dans une université. J’aimais enseigner, j’enseigne toujours, mais je voulais vraiment mener des actions qui avaient la capacité de changer les choses par l’intermédiaire de personnes réelles et me détacher des seuls bancs universitaires parfois déconnectés. Je me suis donc consacré à un travail plus politique.

J’enseigne toujours dans l’université George Mason et je donne aussi des cours à l’université de Londres. À Oxford, j’étudie les questions liées au maintien de l’ordre, à la violence policière et à la militarisation de la police. Mon intérêt pour la police et sa militarisation réside dans le fait que j’étais soldat et j’ai combattu en Irak. Quand je suis revenu d’Irak en 2005, j’ai atterri à l’aéroport de Minneapolis. Le hasard a fait que j’ai vu un policier qui se tenait là avec un fusil M4. Il s’agit justement  du modèle de fusil que j’avais en Irak. Je me suis demandé dans quelle situation il pouvait avoir besoin d’une telle arme, quel était l’intérêt d’avoir cela pour patrouiller dans les rues aux États-Unis. Je précise qu’il ne s’agissait pas d’un officier du SWAT (Special Weapons And Tactics) ou d’un policier qui recherche des terroristes.

J’ai écrit un article dans The Atlantic en 2008 qui parlait de la façon dont nous brouillons les frontières entre la police et l’armée. Je suis allé dans plusieurs pays en Europe, au sein desquels j’ai parfois élu domicile : je note qu’il y a une différence historique entre la police et l’armée en Europe. Aux États-Unis, nous sommes censés avoir une démarcation très claire entre les deux.

LVSL – Qui parle aujourd’hui aux États-Unis de ces sujets ? En quoi considérez-vous votre voix comme singulière ? Quelles sont les lignes structurantes du débat et les positions des différents acteurs ?

A. R. – La singularité de mon propos réside essentiellement dans le fait que j’ai été soldat. J’ai combattu, été sur le terrain, j’étais un officier de police civile et j’ai également été officier de police dans l’armée. J’ai aussi étudié la police d’un point de vue académique et j’enseigne à l’UCL un cours appelé « Éthique de la police ». Cela me mène à penser que j’ai une vue d’ensemble sur la question… Enfin, j’ai interrogé un grand nombre de policiers dans le cadre de mes travaux à Oxford. Je suis allé à Los Angeles, à Miami ou à Montgomery en Alabama. J’ai passé près de 320 heures avec ces officiers à les interroger et à leur parler.

Aux États-Unis, comme je l’ai mentionné, nous ne sommes ni républicains ni démocrates, mais nous sommes censés croire en un gouvernement limité, un gouvernement qui est contrôlé par des civils, mais la police est la chose la plus puissante et la plus réelle que le gouvernement puisse vous faire éprouver.

C’est pourquoi mon opinion a toujours été que si vous voulez dire que vous êtes un conservateur ou de droite, vous devez vraiment estimer que les civils doivent contrôler la police et que, dans le même temps, la police doit servir le peuple. Si vous ne le faites pas, vous n’êtes pas vraiment un conservateur.

LVSL – Qu’entendez-vous par « les civils doivent contrôler la police » ?

Capture d'écran d'un tweet d'Obama dont le matériau est une interview de Rizer
Barack Obama, mentionnant les analyses d’Arthur Rizer.

A. R. – Ce que je veux dire c’est que, dans ce pays, pour être une société libre, les gens qui sont élus devraient être ceux qui décident de la façon dont nous allons être gouvernés. Pensez à l’affaire George Floyd. Ce policier agissait en dehors de la politique ainsi que de ses prérogatives. Il n’avait pas le droit de faire cela. Nous sommes dans une situation où, heureusement, il a été poursuivi, mais il y a une centaine d’autres cas où l’agent de police ne le sera pas ou ne l’a pas été. Il en est ainsi dans ce système. Les gens votent et les personnes qui sont élues doivent décider de l’apparence et du comportement des forces de police.

Trop souvent dans ce pays, à cause des syndicats de police et d’autres éléments qu’il conviendrait également d’appréhender, la police semble agir de façon presque indépendante et sans beaucoup de déférence envers ses maîtres civils élus, et je pense que cela a causé beaucoup de problèmes.

LVSL – Pourriez-vous décrire les différentes étapes qui ont conduit à la militarisation de la police ?

A. R. – C’est un problème de longue date aux États-Unis et vous pouvez remonter jusqu’à la prohibition. À un moment donné, dans ce pays, l’alcool était illégal. Nous avons eu plusieurs années où l’alcool n’était pas servi. Nous avons donc eu la mafia et le crime organisé qui se sont développés pour vendre de l’alcool, faire de l’argent, et la possession d’armes s’en est trouvée changée.

C’est là que la militarisation a débuté : vous pouvez regarder n’importe quel film américain des années 1920, vous voyez le « méchant » avec un pistolet automatique, tandis que le policier a un petit groupe de six tireurs. Je remonte à cette période, mais la militarisation est devenue réelle lorsqu’une vraie guerre contre la drogue a été enclenchée.

Nous combattions des cartels qui avaient des armes de qualité militaire. Nous voulions riposter, mais les services de police ont appris qu’ils pouvaient obtenir plus d’argent et de ressources s’ils ressemblaient davantage à des officiers militaires et s’ils agissaient dans le cadre de ces groupes de travail. Il faut ajouter à cela la guerre contre la terreur et le terrorisme.

Après le 11 septembre, nous avons constaté une augmentation très importante des types d’équipements dont dispose la police dans ce pays. Il y a également eu cet événement appelé le North Hollywood shootout, une fusillade qui sert de sujet au film Heat. Lorsque cet incident a eu lieu en 1994, les braqueurs de banque avaient des fusils mais les policiers ne disposaient que de gilets pare-balles.

Cela a provoqué un nouveau pic dans l’appel à donner à la police des armes plus importantes. À cela s’ajoute le programme appelé 1033 qui a permis de transférer beaucoup d’équipements de l’armée vers la police. Ce que je décris ici constitue un moment crucial. Vous aviez ce graphique qui montre qu’à chaque étape nous avons eu de plus en plus de soldats dans les forces de police. Il est extrêmement important de s’en souvenir car la mission de la police dans le monde entier est de protéger et de servir.

« Pour la Patrie, ils veillent », voilà la devise de la police française. Il s’agit précisément de protection ! Pour le soldat, la devise de l’armée américaine est : « Je suis prêt à engager l’ennemi dans un combat rapproché et à le détruire ». Ce n’est pas ce que les policiers devraient faire. C’est pourquoi c’est si dangereux. C’est un peu comme cela que nous avons militarisé les États-Unis. Une grande partie de tout cela est également lié à des enjeux budgétaires.

Beaucoup de services de police ont pu obtenir plus d’argent pour leur département en faisant ce type de travail. En Amérique, la criminalité est en fait au plus bas. New York est l’une des villes les plus sûres au monde. Per capita, il y a moins de crimes violents à New York que presque partout ailleurs. Elle n’est pas si éloignée de Tokyo et de villes comme celle-là. La criminalité était très élevée dans les années 1980, et elle a diminué depuis. Cependant, le recours au SWAT a augmenté de 1400 % entre les années 1980 et aujourd’hui.

Les services de police ont expliqué qu’ils avaient besoin de matériel supplémentaire et ont débloqué des crédits en plus. C’est l’utilisation de ces derniers qui a posé problème quant à l’équipement.

LVSL – En plus de faire partie d’un think tank, vous avez également travaillé les questions de militarisation et de sécurité à Oxford et à l’UCL. Quel est l’état de la recherche sur ces sujets à l’heure actuelle ? Quelles grilles de lecture dominent dans le champ universitaire ?

A. R. – C’est le problème auquel nous sommes confrontés dans le domaine du maintien de l’ordre, je pense. La plupart des recherches portent sur des questions qui, à mon avis, ne changeront rien. La plupart des recherches sur la police portent sur les nouveaux agents de police et leur formation et sur les chefs de police. Mais il y a très peu de recherche sur ce qui se passe au sein des services de police. Afin de changer réellement la culture policière – ce que nous devrions faire – nous ne pouvons pas simplement changer de direction, nous ne pouvons pas simplement engager plus de policiers. Nous devons changer la façon dont les policiers envisagent leur rôle, mais nous ne comprenons pas vraiment bien comment ils le perçoivent.

La plupart des recherches dans ce domaine portent spécifiquement sur des chiffres comme « à quelle fréquence la police commet-elle des actes de violence ». C’est important. Cependant, les lacunes de la recherche concernent spécifiquement la compréhension de la culture policière et la tentative faite pour comprendre comment les cadres moyens de la police, comme le sergent, pensent leur rôle et comment nous pouvons les amener à penser différemment.

Mes recherches portent précisément sur ce sujet, à travers l’étude des agents de formation sur le terrain (FTO) : ce sont les formateurs directs des nouveaux agents. Toutes les recherches sur les FTO portent sur le programme de formation, et non sur les pratiques et ressentis réels des FTO. Or, là réside tout l’intérêt : mes recherches portent alors sur ces dernières questions et cherchent à identifier concrètement ce qu’il se joue dans la tête des forces de police.

LVSL – Comment les médias traitent la question de la police ? Est-ce que cela a changé à l’aube des mouvements Black Lives Matter ?

A. R. – C’est une excellente question. Dans l’histoire du journalisme, le maintien de l’ordre a toujours été un moyen de vendre des journaux. L’adage dit que « si le sang coule, le sujet sera plus porteur ». Montrer de la violence permet de vendre des journaux. C’est un domaine très médiatisé parce qu’il permet d’obtenir facilement des clics. En même temps, chaque fois que j’ai lu quelque chose sur le maintien de l’ordre sur des sujets que je maitrisais, c’était faux.

Des erreurs, parfois importantes, parfois minimes, mais des erreurs, toujours et encore. Je pense que les médias ont causé un préjudice considérable en faisant du sensationnalisme sur la police. Je voudrais m’étendre un peu sur le mot « médias ». Quand je pense à ce mot, je ne pense pas seulement aux nouvelles du journalisme. Il faut également penser aux émissions, aux films.

Dans ces derniers, je suis prêt à parier que vous avez des références dans lesquelles les policiers font des choses qui sont probablement répréhensibles. Mais ils peuvent le faire et agissent ainsi car ils ont le beau rôle, et cela ne choque pas le spectateur. Aux Etats-Unis, et je sais que c’est aussi le cas en France, dans les services de police, il y a les affaires internes. Ce sont les agents de police qui contrôlent les autres agents de police. Si vous pensez à tous les films ou émissions de télévision américains où il y a des agents des affaires intérieures, ce sont toujours eux les méchants. Ce sont toujours eux qui essaient d’empêcher la justice de se faire, qui empêchent les policiers de faire leur travail correctement.

Nous avons fait du sensationnalisme avec l’idée qu’un policier peut faire du mal s’il pourchasse un « méchant ».

C’est un problème majeur. Je vais à nouveau m’intéresser à la culture populaire : si vous regardez le film Training Day, Denzel Washington incarne un policier sans foi ni loi. Pourtant, c’est lui qui retient la sympathie du spectateur. Nous voyons en fait des policiers qui agissent en dehors de l’éthique et qui sont rendus sensationnels. On fait du sensationnalisme avec l’idée qu’un policier peut faire du mal s’il pourchasse un « méchant ».

Nous regardons parfois ces émissions en direct où nous voyons des policiers être agressifs envers la population. C’est scandaleux. Je pense que le journalisme a alimenté tout cela parce qu’il a fait du sensationnel dans la violence et a donné l’impression que le mauvais travail de la police était « amusant ».

Concernant les Black Lives Matter, les blancs n’ont pas la même interaction avec la police que les autres personnes. Tant que nous n’aurons pas compris cela, nous aurons toujours des problèmes. Je vais prendre mon exemple : mes enfants sont noirs, mon ex-femme est noire, et la façon dont ils voient le monde est différente de la mienne. Si je ne comprends pas cela, je vais être un mauvais père, assorti d’un mauvais citoyen. Si je ne suis pas en accord avec tout, j’ai néanmoins conscience de la grandeur de ce mouvement. Je pense que ceux qui y prennent part mettent en lumière de vrais sujets, notamment cette égalité prétendue, parce que si c’était le cas, les choses ne seraient pas ce qu’elles sont.

Quand un policier vous pousse contre le mur et vous donne un coup de poing derrière la tête, cela n’est pas enregistré.

Regardez la façon dont nous rendons compte des violences policières. Beaucoup de médias relativisent le sujet en assénant qu’il y a autant de fusillades pour les blancs que pour les noirs, et d’une certaine manière, ils agissent comme si cela prouvait qu’il n’y a pas de problème. Cela ne prend en compte que les fusillades qui sont enregistrées. Quand un policier vous pousse contre le mur et vous donne un coup de poing derrière la tête, cela n’est pas enregistré, et je vous garantis que cela arrive bien plus souvent aux pauvres, aux noirs, pas seulement aux États-Unis mais partout dans le monde. Nous devons regarder cette réalité en face et la reconnaître.

Aujourd’hui, je pense que beaucoup de blancs dans le monde sont paralysés. Il faut s’affirmer sur cette question et dire « le droit c’est le droit ». Ce n’est pas une question de droite, ni de gauche, ni démocrate, ni républicaine, c’est une question de justice.

LVSL – La militarisation permet de passer du paradigme d’un maintien de l’ordre, de la tranquillité publique à une opposition entre l’ami et l’ennemi, ce dernier étant donc, de fait, une menace à éliminer. Quelle est la doctrine à l’oeuvre ? Y’a-t-il une idéologie derrière cela ? Pensez-vous que cela puisse mener à une forme de guerre civile, qui sont des choses très présentes dans l’imaginaire américain ?

A. R. – La guerre civile est certainement présente dans l’imaginaire américain, et nous avons tant de séries télévisées et de films sur la guerre civile. C’est une question très pertinente, qui me ramène à certaines des choses que j’ai dites plus tôt. J’ai écrit un article qui traite spécifiquement des « raisons pour lesquelles les équipements militaires sont mauvais pour le maintien de l’ordre ». L’article défend l’existence de la police. Il dit que les policiers doivent être protégés et qu’ils doivent avoir les outils dont ils ont besoin, mais ces outils sont mauvais pour le maintien de l’ordre.

Cependant, ce que je fais vraiment dans cet article, si vous regardez les mentalités, c’est que la mentalité de la police est censée être « protéger et servir ». La police est censée protéger les gens, indépendamment de ce qu’ils ont pu faire, même quand il peut s’agir d’un crime ou d’une infraction grave. En revanche, quand j’étais soldat en Irak, mon travail consistait à tuer certaines personnes. C’est le rôle du soldat. Cela peut choquer, mais c’est comme ça depuis que les civilisations ont organisé les armées.

En brouillant les frontières entre la police et l’armée, vous causez vraiment d’énormes problèmes dans un pays. Si vous formez un policier comme un soldat, que vous l’équipez comme un soldat, et que vous lui dites ensuite que sa mission est essentiellement militaire, pourquoi être surpris qu’il agisse comme un soldat ?

Regardez ce qu’ils ont fait à Buffalo quand ils ont poussé cet homme au sol et qu’ils sont passés devant lui sans s’en soucier. De toutes vos questions, c’est la plus importante pour moi. C’est dans la mentalité des policiers que se trouve le véritable danger.

Est-ce que je pense que la militarisation peut conduire à une guerre civile ? Non. Beaucoup de gens sont très frustrés par le système américain, parce qu’il est si lent et qu’il semble mis sur écoute par tant de choses différentes, mais c’est fait exprès. Notre système a été conçu pour être lent et très monotone. Franchement, à quoi pourrait ressembler une guerre civile ? Cependant, cela pourrait-il conduire à plus de troubles civils, plus de gens dans les rues et plus d’émeutes ?

Si vous formez un policier comme un soldat, que vous l’équipez comme un soldat, que vous lui dites ensuite que sa mission est essentiellement militaire, pourquoi sommes-nous surpris qu’il commence à agir comme un soldat ?

Nous n’en avons cependant pas fini avec cette question. Est-ce que je pense que nous risquons la guerre civile ? Non. L’Amérique est très douée pour trouver le prochain bouc émissaire. Après le 11 septembre 2001, c’était le fondamentaliste musulman. Puis quand Donald Trump a été élu, il s’agissait des migrants à la frontière. Nous sommes vraiment bons pour cela : nous trouvons toujours la prochaine personne sur laquelle nous allons mettre notre haine.

Donc pour l’instant, c’est eux qui concentrent les critiques, mais il s’agit d’eux avant la désignation d’un autre bouc émissaire. Il y aura d’autres menaces qui vont surgir et auxquelles les gens vont donner la priorité. Pour citer Benjamin Franklin, « ceux qui sont prêts à renoncer à la liberté pour la sécurité ne méritent ni l’un ni l’autre ». C’est à cela que nous sommes confrontés dans ce pays.

Il y a des gens qui disent que nous avons besoin de la police, et que nous avons besoin qu’elle soit militarisée pour la sécurité. Et ce que je réponds c’est que si vous êtes prêt à abandonner votre liberté pour cette sécurité, vous ne méritez ni l’un ni l’autre. Dans l’histoire, cela a toujours été le cas. Est-ce que je pense que nous allons avoir un dictateur en Amérique ? Non. Mais je pense que nous allons lentement nous frayer un chemin vers la perte de la protection de notre Constitution.

LVSL – Pensez-vous que la situation actuelle, et plus largement les situations dites de « crise », peuvent constituer des temps où les citoyens sont enclins à tolérer davantage de surveillance ou qu’il s’agit d’un moment où des évolutions plus profondes dans le rapport à la surveillance prennent forme ? Comment arbitrer entre liberté et sécurité ?

A. R. – Je pense que nous l’avons montré dans notre histoire. Dans la période qui suit le 11 septembre, personne n’a remis en question les lois relatives à la surveillance et à la sécurité et à l’espionnage des Américains, personne n’a rien dit à ce sujet. Quand nous sommes allés en Afghanistan, personne n’a rien dit à ce sujet, je veux dire que vous êtes venus avec nous. Il faut du temps pour que ces choses se rattrapent, mais ce que je crains, c’est que chaque fois que vous avez ce genre de montagnes russes, vous vous retrouvez toujours dans le pire des cas. Si votre liberté est ici, et qu’ensuite il y a le 11 septembre et que les choses s’effondrent, vous ne revenez jamais au point de départ.

Dans la période qui suit le 11 septembre, personne n’a remis en question les lois relatives à la surveillance et à la sécurité et à l’espionnage des Américains, personne n’a rien dit à ce sujet.

En plaçant votre liberté à un certain niveau puis que vous viviez le 11 septembre, les choses s’écroulent, et vous ne revenez jamais au niveau de liberté initiale. Cette dernière se trouve rognée. Il en va de même pour les questions de militarisation.

Finalement, nous arrivons à un point où cela devient la norme. Je pense que c’est effrayant, et qu’en tant que peuple libre, nous devrions agir. Regardez toutes les caméras en Europe, en France, en Angleterre. Les gens n’auraient pas toléré cela il y a 40 ans. Mais aujourd’hui, c’est un peu normal : vous êtes dehors, vous êtes devant la caméra. Je ne dis pas que c’est une mauvaise chose, peut-être juste que nous ne devrions pas être aussi disposés à être d’accord avec cela.

Pour aller plus loin, références :

https://www.theatlantic.com/national/archive/2011/11/how-the-war-on-terror-has-militarized-the-police/248047/

https://www.vox.com/policy-and-politics/2020/7/7/21293259/police-racism-violence-ideology-george-floyd

https://www.youtube.com/watch?v=KOAOVbyfjA0&t=415s

« Les violences policières n’ont été que le détonateur des soulèvements aux États-Unis » – Entretien avec Alex Vitale

Manifestation contre les violences policières et le racisme devant la Maison Blanche le 3 juin à Washington D.C. © Ted Eytan

Pendant des années, les seules réponses à la brutalité de la police aux États-Unis ont été les caméras-piétons et des formations sur les préjugés pour combattre le racisme. L’embrasement généralisé du pays après le meurtre de George Floyd par un policier de Minneapolis prouve que ces dispositifs sont loin d’être suffisants. Alex Vitale, professeur de sociologie, coordinateur d’un projet articulant police et justice sociale au Brooklyn College et auteur de « The End of Policing » (La Fin du maintien de l’ordre) estime que la seule manière d’avoir une meilleure police est d’en avoir moins. Il prône le « définancement » de la police. Interview par notre partenaire Jacobin, traduite par Romeo Ortega Ramos et éditée par William Bouchardon.


Meagan Day (Jacobin) – On constate le retour des manifestations contre la brutalité policière en ce moment, alors que la pandémie COVID-19 bat son plein (les États-Unis ont enregistré plus de 100.000 décès liés au coronavirus, ndlr) et qu’une grande partie du pays est toujours théoriquement en confinement. C’est très surprenant. Je ne m’attendais même pas à voir des gens manifester massivement contre la gestion inadéquate du coronavirus et encore moins protester contre les violences policières liées au racisme. Comment interpréter tout cela?

Alex Vitale – C’est assez déroutant, oui. Je pensais moi aussi que les impératifs de distanciation sociale réduiraient considérablement les manifestations de rue. Mais nous traversons une période de crise profonde qui va bien au-delà de la police. La crise du coronavirus et la récession économique à venir (à la date du 21 mai, 39 millions d’Américains avaient déjà perdu leur emploi suite aux conséquences de l’épidémie, ndlr) jouent un rôle dans ce à quoi nous assistons. C’est la convergence d’un tas de facteurs différents. La brutalité de la police, phénomène qui n’a jamais été résolu, n’en est que le catalyseur. Cela a déclenché une sorte d’activisme générationnel en réponse à une crise plus profonde, dont la police fait partie et est emblématique.

Jacobin – Je vois tous types de personnes aux manifestations : des noirs précaires ou pauvres, mais aussi des jeunes blancs, dont beaucoup sont probablement issus de la classe moyenne. Cela semble valider ce que vous dites, à savoir que les manifestations sont motivées par une colère à la fois vis-à-vis des violences policières envers les noirs en particulier, et contre une plus grande diversité de phénomènes sociaux.

Alex Vitale – Je pense que nous avons sous les yeux les vestiges d’Occupy Wall Street, de Black Lives Matter et de la campagne Sanders, des mouvements unis par le sentiment que notre système économique ne fonctionne pas. Même les personnes qui n’ont pas personnellement subi de violence policière sentent venir un avenir d’effondrement économique et environnemental. Ils sont donc terrifiés et en colère. Si nous avions une économie en plein essor ou un leadership crédible à Washington, les évènements n’auraient pas eu une telle ampleur. Mais non seulement Trump est à la Maison Blanche, mais en plus personne n’a confiance en Biden pour régler ces problèmes.

Quand on pense aux soulèvements urbains des années 1960, on ne les associe pas uniquement aux méthodes policières. On comprend que les incidents policiers ont été un détonateur mais qu’ils étaient avant tout une réponse à un grave problème d’inégalité « raciale » et économique en Amérique. C’est ainsi que nous devons comprendre ce qui se passe aujourd’hui. La police est le visage de l’incapacité de l’État à subvenir aux besoins fondamentaux des gens et à vouloir masquer cet échec par des solutions qui ne font que nuire davantage.

Jacobin – C’est un peu surprenant mais ces manifestations semblent avoir une intensité supérieure aux précédentes manifestations « Black Lives Matter ». Il se passe la même chose qu’à Ferguson et à Baltimore mais dans des centaines de villes. Comment l’expliquer ?

Alex Vitale – L’une des raisons pour lesquelles ces contestations soient plus intenses aujourd’hui qu’il y a cinq ans, c’est qu’il y a cinq ans, on a dit aux gens : « Ne vous inquiétez pas, nous allons nous en occuper. Nous allons former les policiers à la question des préjugés implicites. Nous allons avoir des réunions de quartier. Nous allons équiper les policiers de caméras-piétons et tout ira mieux. » Et cinq ans plus tard, ce n’est pas mieux qu’avant. Rien n’a changé. Les gens n’écoutent plus ces niaiseries sur les réunions de quartier.

Minneapolis est une ville libérale au meilleur et au pire sens du terme. Il y a cinq ans, ils ont pleinement adhéré à l’idée qu’il suffirait de réunir les gens pour parler ensemble du racisme pour régler les problèmes de leur police. Tout ce genre de tactiques pour rétablir la confiance de la communauté dans la police, ils les ont essayées. Et en même temps, les policiers pouvaient continuer à mener la guerre contre les drogues, une guerre contre les gangs et le crime et criminaliser la pauvreté, les maladies mentales et les sans-abris.

Ce n’est pas juste Minneapolis. On a beaucoup entendu parler de cette idée qu’il fallait emprisonner les flics qui tuent. Mais c’est une stratégie sans issue. Déjà, tout le système juridique est conçu pour protéger la police. Ce n’est pas un accident ou un bug, c’est une caractéristique. Et après, lorsque des policiers sont poursuivis, le système les expulse et dit : « Oh, c’était une brebis galeuse. Nous nous en sommes débarrassés. Vous voyez, le système fonctionne. »

Les gens se rendent donc compte que ce type de réforme procédurale ne changera rien au fonctionnement de la police. Vous voulez des preuves de ce que j’avance ? Nous avons emprisonné un flic qui avait commis des meurtres à Chicago l’année dernière. Et vous ne voyez personne dans les rues de Chicago en ce moment se féliciter de la qualité des services de police.

Jacobin – De plus en plus de gens sont en train de prendre conscience que la police est ce qui nous reste quand nous ne disposons pas d’un État-providence décent. Êtes-vous d’accord que les gens associent de plus en plus leurs sentiments négatifs à l’égard de la police au désir positif d’un programme de réforme économique de grande ampleur ?

Alex Vitale – Absolument. Par exemple, nous avons vu des panneaux dans la rue la semaine dernière où était écrit « Defund the police » (« Ne financez plus la police », ndlr). Ce slogan incarne à merveille cette idée que nous n’allons pas rebâtir la police, mais bien que nous devons plutôt la réduire de toutes les façons possibles et la remplacer par des solutions démocratiques, publiques et non policières. Cette idée s’est construite depuis cinq ans, car plus les gens ont suivi les problèmes dans la police et de criminalisation (de la consommation de drogues par exemple, ndlr), plus ils se rendent compte directement à quel point ces réformes sont inutiles. De plus en plus de gens sont en train de réaliser que la voie à suivre est celle de la réduction de l’appareil policier et de son remplacement par des alternatives financées par l’État.

Par ailleurs, tout effort pour bâtir un mouvement populaire multiracial doit intégrer dans son programme la réduction de la machine carcérale de l’État. L’incarcération et la criminalisation de masse constituent une menace directe pour tous nos projets politiques. Cela fomente la division raciale, sape la solidarité, sème la peur, réduit les ressources à notre disposition, place les militants dans des positions précaires et mettra toujours à mal nos mouvements.

« Tout effort pour bâtir un mouvement populaire multiracial doit intégrer dans son programme la réduction de la machine carcérale de l’État. L’incarcération et la criminalisation de masse constituent une menace directe pour tous nos projets politiques. »

Les réformateurs procéduriers sont enfermés dans une vision mythifiée de la société américaine. Ils croient que l’application professionnelle et neutre de la loi est automatiquement bénéfique pour tout le monde, que l’état de droit nous rend tous libres. C’est une méconnaissance flagrante de la nature des structures juridiques dans lesquelles nous vivons. Ces structures ne profitent pas à tous de la même manière. Il existe un célèbre dicton du XIXe siècle qui parle de « la majestueuse égalité des lois, qui interdit au riche comme au pauvre de coucher sous les ponts, de mendier dans les rues et de voler du pain ». Mais bien sûr, les riches ne font pas de telles choses. Seuls les pauvres le font.

En fin de compte, le maintien de l’ordre consiste à maintenir un système de propriété privée qui permet de poursuivre l’exploitation. C’est un outil pour faciliter les régimes d’exploitation depuis la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle. Lorsque la plupart des forces de police modernes ont été formées, il s’agissait du colonialisme, l’esclavage et l’industrialisation. La police a émergé pour gérer les conséquences de ces systèmes – pour réprimer les révoltes d’esclaves, pour réprimer les soulèvements coloniaux, pour forcer la classe ouvrière à se comporter comme en main-d’œuvre stable et docile.

C’est la nature fondamentale du maintien de l’ordre. C’est une force qui n’a jamais été intéressée par l’égalité, bien au contraire. Elle a toujours existé pour réprimer nos mouvements et permettre à l’exploitation de se poursuivre.

Jacobin – A quoi ressemblerait le « définancement » de la police concrètement ?

Alex Vitale – Dans la pratique, au niveau local, cela signifie essayer de construire un bloc politique majoritaire en allant sur le terrain pour obliger un conseil municipal à voter la réduction du budget de la police et réinvestir autant d’argent que possible dans les besoins des citoyens.

Par exemple, à New York, les Democratic Socialists of America (DSA, parti de gauche américain qui a connu un fort essor depuis les campagnes de Bernie Sanders et compte aujourd’hui environ 60.000 membres, ndlr) mènent un plaidoyer sur les questions de criminalisation depuis un certain temps. En ce moment, ils s’organisent pour que les élections municipales de l’année prochaine soient l’occasion d’un test décisif : que tous les candidats prennent position et se déclarent en faveur ou non d’une réduction du budget des services de police d’un milliard de dollars. Ils sont en train de mettre cette question en avant de façon pratique. Et cette semaine, quarante candidats aux élections municipales ont signé un engagement à définancer le NYPD, le département de police de New-York. C’est incroyable.

Je suis le coordinateur du Policing and Social Justice Project (projet sur la police et la justice sociale, ndlr), qui fait partie d’un mouvement à New York pour la justice budgétaire. Nous avons fixé cet objectif d’un milliard de dollars. D’autres groupes comme les Communities United for Police Reform et Close Rikers (mouvement pour fermer la prison de Rikers Island, ndlr) ont appelé à des réductions substantielles des services de police et à réinvestir cet argent dans les besoins locaux. Ensemble, nous participons tous à des auditions budgétaires, nous écrivons des éditos, nous avons publié une vidéo qui circule sur les réseaux sociaux et même acheté des créneaux publicitaires pour appeler à cette réduction d’un milliard. Nous menons un vrai effort pour définancer la police non pas en théorie mais en pratique.

Ensuite, il est important de faire pression pour réaffecter cet argent dans des initiatives qui peuvent réellement remplacer la fonction de la police. Par exemple, à New York, le Public Safety Committee (Comité de sécurité publique, ndlr) a donné une recommandation sur l’usage du budget de la police et d’autres comités recommandent des réallocations de ce budget à d’autres services, le tout avec un président du Comité du budget qui peut demander des conseils à différents sous-comités. Par exemple, le président du Comité du budget sur lequel nous faisons pression à New York pourrait dire au Comité de la sécurité publique : « Nous voulons que vous retiriez deux cents millions du budget de la police », puis il pourrait dire au Comité de l’éducation : « Vous avez une centaine de millions supplémentaires à investir mais je veux que vous les investissiez dans des conseillers et la justice réparatrice. »

Jacobin – Les sondages montrent systématiquement que même si de nombreuses personnes, en particulier les personnes de couleur et notamment les noirs, se méfient de la police, ils ne veulent pas nécessairement que le nombre de policiers dans leur quartier soit réduit. J’ai l’impression que ce paradoxe s’explique par l’association automatique entre police et sécurité : les gens veulent se sentir plus en sécurité et la police est la seule solution à la sécurité publique qui existe. Que pensez-vous de ce paradoxe et comment y remédier?

Alex Vitale – Je pense que c’est semblable à la situation de Bernie Sanders. Vous avez vu les sondages de sortie des urnes montrant que les gens aimaient les idées de Sanders mais ont voté pour Biden. Ils ont peur, ils ne sont pas prêts. Ils ont un intérêt à la conformité et ils ne font pas confiance à cette nouvelle donne, même s’ils la comprennent et y croient jusqu’à un certain point.

En ce qui concerne la police, nous avons affaire aux conséquences de quarante ans de discours expliquant aux gens que la seule chose qui peut régler un problème dans leur quartier – chiens errants, nuisances sonores, adolescents turbulents – c’est davantage de police. C’est la seule option. Donc, les gens ont été conditionnés à penser : « Si j’ai un problème, c’est un problème que la police doit résoudre. » Quand les gens disent qu’ils veulent plus de police, ils disent en fait qu’ils veulent moins de problèmes.

Nous devons vraiment sortir de cette façon de penser. Nous devons donner aux gens confiance en eux pour qu’ils exigent ce qu’ils veulent et leur fournir plus d’exemples de choses qu’ils pourraient exiger et qui rendraient leur voisinage plus sain et plus sûr. Beaucoup de gens admettent par exemple qu’un nouveau community center (lieu en commun pour tout un quartier, où sont organisés tous types d’activités, similaire à une MJC en France, ndlr), mais ils ne croient tout simplement pas que cela soit possible. Ils se disent : « C’est inutile de le demander, ils ne nous le donneront jamais. »

Nous devons proposer des alternatives concrètes. Par exemple, les appels en cas de crise de santé mentale sont devenus une partie importante de l’action quotidienne de la police à New York. Il y en a 700 par jour. Nous n’avons pas besoin de policiers pour faire ce travail, et en soit nous ne voulons pas que des policiers armés fassent ce travail parce que c’est dangereux pour les gens qui ont des crises de santé mentale. Nous devons créer un système non policier d’intervention pour ce genre de problème qui soit disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Jumaane Williams (politicien américain porte-voix de la ville de New York) a demandé exactement cela à New York dans un excellent rapport très détaillé. La proposition consiste à prendre l’argent dépensé pour les appels de police en cas de crise et à le dédier à la prestation de services de soin des troubles mentaux.

Voilà une idée concrète pour une alternative au maintien de l’ordre. Nous avons besoin de plus d’idées de ce type pour inculquer un sentiment de possibilité et d’optimisme, et accroître l’imagination collective.

Cinéma : “PANTHER”, les vies des noirs comptent

Lien
NYC action in solidarity with Ferguson. Mo, encouraging a boycott of Black Friday Consumerism. ©The All-Nite Images

En 2016, 123 noirs américains ont été abattus par la police. Parmi eux beaucoup n’opposaient aucun signe de résistance. Souvent les poursuites contre les coupables sont abandonnées. Ce phénomène a montré la persistance d’un racisme structurel aux Etats-Unis, en particulier au sein des forces de police, et une des fortes désillusions de l’ère Obama. Il a entraîné la formation du mouvement Black Lives Matter (les vies des noirs comptent) qui s’est propagé dans tout le pays. Mais ce mouvement ne naît pas de nulle part, il appartient à une histoire longue de la contestation des noirs américains contre les violences racistes de la police.

C’est l’occasion de revenir sur cette histoire via le cinéma et le film Panther de Mario Van Peebles sorti en 1995, qui posait déjà les questions auxquelles les mouvements de ce type sont confrontés.
Celui-ci est disponible en ligne et en version originale sous titrée.

Mario Van Peebles n’est autre que le fils de Melvin Van Peebles, le réalisateur de Sweet Sweetback’s Baadasssss Song, film culte de la Blaxploitation – le cinéma afro-américain contestataire et hors studio des années 70 – dans lequel il fait d’ailleurs une brève apparition dans une scène plus que controversée, et qui fût un des films emblématiques de la contestation de l’époque, recommandé très officiellement par le journal des…Black Panther.

 

Mario Van Peebles, qui lui-même dans les années 90 donne naissance à un nouveau style de cinéma afro-américain sur lequel nous reviendrons plus tard, traite donc ici d’un sujet qu’il connaît bien, lié à son histoire personnelle.

Refus de la non-violence

Tabassés, brimés quotidiennement, utilisés comme de la chair à canon au Vietnam, des noirs américains forment en 1966 le Black Panther Party for Self-Defense.

Très vite la pensée des Black Panthers est résumée par la phrase du célèbre leader Malcolm X « Nous sommes non violents face à ceux qui le sont envers nous, mais nous ne sommes pas non-violents avec ceux qui sont violents envers nous », qui s’oppose à la ligne chrétienne et gandhienne de Martin Luther King. Sans être une émanation directe de la pensée de Malcolm X, le Black Panther en est une expression radicale et non-confessionnelle : ce sont notamment eux qui assureront la protection de sa femme après son assassinat.
Elle découle de ce ras-le-bol de subir sans répondre, de l’humiliation permanente comme lors de cette scène magnifique où refusant de se faire disperser par la police, ils chantent en cœur ce negro spiritual qui devint un des chants de ralliement pendant le mouvement pour les droits civiques : We Shall Not Be Moved, avant de se faire très violemment réprimer par la police comme cela était habituel.

Face aux violences policières, la question de l’autodéfense finit par se poser et avec elle la nécessité de s’armer. Un des personnages a alors cette triste intuition « si les blacks avaient des armes ils entre-tueraient ». Cette prémonition se trouve confirmée par le cinéma même de Mario Van Peebles à l’origine, selon Régis Dubois docteur en cinéma et spécialiste du sujet (1), du « New Jack cinema » du nom de New Jack City (1991, Mario Van Peebles) c’est-à-dire un cinéma qui succède aux films contestataires comme ceux de la Blaxploitation avec des noirs s’affrontant contre des blancs pour montrer la vie dans les ghettos, l’Amérique reaganienne, la drogue et les guerres de gang.

A cette époque les Panther assument le rapport de force. Mais la violence politique n’est pas sans poser nombre de questions.
La vision des Panther est celle non pas de Gandhi mais de Nelson Mandela : « c’est toujours l’oppresseur, non l’opprimé qui détermine la forme de lutte. Si l’oppresseur utilise la violence, l’opprimé n’aura pas d’autre choix que de répondre par la violence. Dans notre cas, ce n’était qu’une forme de légitime défense » (2)
Cette doctrine est relativement claire : la violence doit s’exercer contre ceux qui la pratiquent et non de manière aveugle.
Malheureusement, la spirale de la haine est ainsi faite qu’elle entraîne ce type de comportements… auxquels les Panther furent résolument opposés. Dans le film, après de nouveaux meurtres, les Panther tentent d’arrêter des noirs qui veulent s’en prendre indistinctement à des policiers, ce qu’ils font tout de même : cela n’entraîne que de nouveaux morts. Cette problématique est récurrente : cette violence aveugle s’explique mais elle ne s’excuse ni ne se justifie car elle est profondément contre-productive en ce qu’elle aide la légitimation de la violence de l’oppresseur et elle est immorale. De plus, minoritaire, elle ne peut avoir aucun débouché politique puisque sans espoir de renverser l’ordre établi.
Cette problématique essentielle, posée avec intelligence dans le film de Mario van Peebles , on la retrouve souvent dans l’actualité : des jeunes palestiniens poussés à bout par une oppression quotidienne et l’absence d’avenir s’en prennent au premier civil israélien venu. Si ce fait social est la conséquence de la politique de colonisation, elle aboutit toutefois à de la violence contre des innocents (immorale) et permet de donner des arguments à la propagande défensive de l’extrême droite israélienne de Benyamin Netanyahou (contre-productive).
De la même manière que l’assassinat de cinq policiers par un afro-américain vétéran de l’Afghanistan à Dallas a fortement affaibli Black Lives Matter (bien qu’il n’y ait jamais été affilié).

Juristes

Pour pouvoir agir efficacement les Panther étaient extrêmement organisés et disciplinés, et pour pouvoir faire face à l’oppression ils se devaient d’avoir une parfaite connaissance de la loi, des failles juridiques et retourner le légalisme contre ceux qui le représentaient. Un peu à la manière d’un Ho Chi Minh justifiant l’indépendance vietnamienne contre l’Etat français par les droits de l’homme et l’universalisme de la révolution française.

C’est cette discipline et cette connaissance précise de la loi qui leur permirent de se constituer en milice d’autodéfense et de patrouiller fusils à pompe à la main pour surveiller les agissements de la police. Elle est parfaitement illustrée lors d’une scène hallucinante, jouissive, tendue et culte du film

Athées

Mario Van Peebles montre le parcours intellectuel des Black Panther, notamment sur la question religieuse. Les Panther vont s’affirmer comme un mouvement athée dans une société éminemment emprunte de religion. Elle provient du constat très marxiste que la religion a eu un rôle structurel de légitimation de la domination, pour le dire plus simplement « accepte ta condition de soumission dans ta vie terrestre, tu seras récompensé dans ta vie céleste ». C’est quelque chose qui est très bien montré dans le très beau film de Steve McQueen 12 years a slave (et aussi dans Sweet Sweetback) .
Ce cheminement est résumé dans un dialogue fort du film entre une mère et son fils engagé dans le Parti des Black Panther pour l’autodéfense :
« Ils sont communistes…ils ne croient même pas en dieu !
– Ça fait 400 ans que les noirs prient Dieu…il est peut-être temps qu’ils essayent autre chose »

Révolutionnaires

Communiste, le mot est large et a beaucoup d’acceptions possibles, mais révolutionnaires, les Panther l’étaient certainement. C’est ce que l’on voit lors de la scène de distribution des petits Livres Rouges. Ce sont les années 60-70, les crimes du maoïsme ne sont pas encore connus, le modèle soviétique paraît sclérosé, et une révolution qui ne se limite pas au champ économique mais véritablement culturelle, contre l’oppression des générations précédentes, apparaît comme séduisante. L’inspiration est aussi guévariste, car on peut bien penser ce que l’on veut du régime cubain mais la révolution castriste aura pour sûr été un souffle d’espoir et d’émancipation à travers le monde, et notamment en Afrique.

Ainsi la question sociale, pour eux indissociables de la question raciale, est au cœur de leurs revendications : l’exploitation est tout autant raciste que capitaliste.
Les noirs sont « l’armée industrielle de réserve » telle que la décrit Karl Marx : ils sont soumis au chômage, afin de les forcer à accepter n’importe quelles conditions de travail pour obtenir un revenu qui leur permette juste la survie et la reproduction.

Les Black Panther, qu’ils considéraient comme financés par une force communiste, avaient donc tout pour être les ennemis numéro 1 du FBI et de la CIA qui n’ont jamais reculé devant aucun moyen pour défaire les opposants politiques à cette période. C’est ce que le film montre via des infiltrations, des calomnies, des intimidations…

Séparatistes

Le séparatisme dans les luttes est quelque chose de très largement incompris dans les milieux non-militants, et même souvent en leur sein. Il est encore pratiqué par exemple au sein des groupes féministes non mixtes et sujet à des débats interminables. Il est régulièrement pris pour une forme de « racisme inversé »
Pourtant il part de la volonté pour une partie des opprimés d’avoir un espace préservé où se retrouver : au-delà du fait qu’une oppression, quand elle est véritablement culturelle car héritière de plusieurs siècles d’histoire, peut s’exercer de manière inconsciente de la part de personnes de bonne foi qui souhaitent pourtant sa fin, le séparatisme est un enjeu de prise de conscience. Il permet aux Noirs de se réapproprier l’émancipation : ce ne sont pas les blancs oppresseurs qui leur auront cédée mais bien les Noirs qui leur auront arrachée. La dynamique est proche chez les féministes partisanes de la non-mixité.
Il ne s’agit pour autant pas d’essentialiser la domination ou de se battre « contre les blancs », mais bien de lutter contre un système, c’est ce qui est dit dans le film : « Nous ne sommes pas anti-blancs, nous sommes anti-oppressions ».
Il ne s’agit pas non plus de dire que les Blancs ne sont pas les bienvenus dans la lutte : à des blancs qui souhaitent rejoindre les Panther, un des héros répond que cela n’est pas possible, mais qu’ils sont heureux de l’intérêt qu’ils portent à leur combat et qu’ils peuvent donc former leur propre mouvement. De même que lors des combats contre la guerre du Vietnam les Panther se sont retrouvés dans des mobilisations de groupes à majorité blanche, car pour eux la véritable « guerre » était aux Etats-Unis même.
Le séparatisme est avant tout un moment et un enjeu de fierté.

Des femmes dans la lutte

Comme souvent et injustement dans l’histoire, ce sont les figures masculines que l’on retient. Le mouvement pour les droits civiques a pourtant eu également ses figures féminines à l’image du Black Feminism d’Angela Davis qui pensait déjà « l’intersectionnalité » des luttes.
Ces femmes, victimes d’une triple oppression (raciale, patriarcale, de classe), sont un petit peu présentes dans le film : dans une scène, un peu caricaturale certes, il est montré la manière dont elles cherchent à rejoindre le parti et à s’approprier les codes virils qui étaient réservés aux hommes du mouvement. Et cela est vrai : elles ont « dé-patriarcalisé » le Black Panther Party pour en faire un vrai parti mixte.

Une bande-son cool

A l’image des années 70, la bande son de Panther est formidable. En effet avec le cinéma et même bien plus, la musique fut pour l’émancipation noire un véritable manifeste. Elle fût une des étapes dans ce qu’on appelle en sociologie avec Erving Goffman « le retournement du stigmate »  (3) : je cesse d’avoir honte de qui je suis, et je revendique ce que l’on me reprochait. « Black is beautiful » : je suis noir et je suis fier.

Ici donc du James Brown, du Jimi Hendrix…et même une musique « blanche » For What It’s Worth, régulièrement utilisée dans les films engagés (cf la scène d’ouverture de Lord Of War)

La fin d’un espoir

Petit à petit la contestation se tasse et les gangs de dealer remplacent les patrouilles des Panthers : la drogue décime les quartiers noirs. Engagés à se battre « contre le chômage et la drogue », le parti perd largement ce combat. Après la religion, la drogue devient le nouvel « opium du peuple » qui détruit la communauté, comme l’alcool pour les indiens-américains.
Dans le film, les batailles entre les Black Panthers et les dealers annoncent les guerres fratricides entre noirs telles que décrites dans la « New Jack Cinema ».
20 ans après le film, on ose espérer que ce constat a évolué et qu’un mouvement tel que Black Lives Matter soit à l’origine d’une nouvelle politisation des Afro-Américains et plus largement d’une conscientisation des classes populaires.

Panther est donc un film historique plus radical et fun que la soupe habituelle supra-consensuelle que l’on nous sert depuis quelques années sur cette question (à l’image de Selma ou Le Majordome, qui ne sont, bien sûr, néanmoins pas dénués de qualité). Afin de comprendre le contexte dans lequel s’inscrivent les protestations récentes aux Etats-Unis il est utile de le revoir, surtout dans un moment dur pour la communauté noire avec le déferlement de racisme qu’a entraîné l’élection de Donald Trump.

Notes:

(1) DUBOIS Régis Le cinéma des noirs américains : entre intégration et contestation , 2005
(2) MANDELA Nelson, Un long chemin vers la liberté, 1996
(3) GOFFMAN Erving, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, 1963

Crédits photos : https://www.flickr.com/photos/otto-yamamoto/15305646874, auteur : The All-Nite Images