Marisa Matias : “Remettre en cause l’establishment européen n’est pas autorisé”

©Sergio Hernandez

Marisa Matias est sociologue de formation et a réalisé une thèse sur le système de santé portugais. Elle a été candidate à l’élection présidentielle portugaise pour le Bloco de Esquerda et est députée européenne depuis 2009. Elle sera tête de liste à l’occasion des prochaines élections européennes, au sein de la coalition Maintenant le peuple. Nous avons avons pu aborder avec elle son regard sur l’évolution du projet européen et sur les difficultés rencontrées par la coalition portugaise actuellement au pouvoir. Réalisé par Lilith Verstrynge et Lenny Benbara, retranscrit par Théo George.

LVSL – C’est la 3ème fois que vous menez la liste du Bloco de Esquerda aux élections européennes, Rétrospectivement, quel bilan faites-vous de vos mandats successifs ?

Marisa Matias – Ce n’est pas vraiment la 3ème fois, parce que la 1ère fois je n’étais pas tête de liste, j’étais à la deuxième place, mais c’est la 3ème fois que je suis sur la liste. Les choses ont vraiment changé ces dernières années, surtout au niveau politique. Je suis arrivée au moment de la réponse qui était donnée à la crise financière. Celle-ci a été défaillante et insuffisante. Désormais, les défis sont différents : nous assistons à la montée de l’extrême droite et à la mise en danger du projet européen. En ce qui concerne les sujets sur lesquels j’ai travaillé, j’ai pu constater qu’il était toujours possible de faire la différence. Même dans un cadre très difficile comme le cadre européen, avec des règles très dures, notamment pour les pays périphériques et les pays qui ont un déficit très élevé, il y a toujours des petites marges de manœuvre. J’ai travaillé sur des dossiers très différents et je crois qu’on a fait un travail important, même si nous n’étions pas seuls, dans les domaines de la politique fiscale, avec les commissions spéciales et les commissions d’enquêtes sur les affaires LuxLeaks, SwissLeaks, Paradise Papers, etc. Ce sont des commissions qui ont produit des résultats très importants, qui ont montré la réalité des politiques fiscales et l’inégalité fiscale de l’Union européenne. Le travail de ces commissions n’a cependant pas eu de conséquence politique. Dans un autre domaine, celui de la santé publique, j’ai travaillé directement sur les médicaments falsifiés, sur les stratégies de lutte contre les cancers, et sur le changement climatique. Nous avons été capables d’agir pour que les choses aillent dans la bonne direction.

Dans l’ensemble, c’est toujours un champ de bataille, surtout en ce qui concerne la politique économique. Aux inégalités qui n’ont jamais été réglées, s’ajoutent désormais la question des migrations et des réfugiés. Nous sommes dans un contexte politique très difficile, parce que tous les jours on entend ce récit selon lequel il y aurait une invasion vers l’Union européenne, alors que ce n’est pas la vérité. Cela restreint les possibilités pour agir. Je pense qu’en général nous avons été capables de créer des espaces politiques alternatifs plus progressistes mais on doit aussi garder à l’esprit que les rapports de force ne nous permettent pas d’avancer dans cette direction. Et c’est pourquoi je pense qu’il faut continuer ce travail, cette lutte, et essayer de contrer les forces qui sont en train de détruire le projet européen lui-même et qui ne répondent pas aux difficultés réelles des peuples, des gens, qui ont toujours des difficultés, et pour lesquelles il n’y a pas eu de vraie réponse.

LVSL – Vous avez mentionné la montée de l’extrême droite et son importance politique et médiatique que vous liez à l’affaiblissement du projet européen et donc à une difficulté politique supplémentaire. Mais le Portugal est un des rares pays où il n’y a pas d’extrême droite puissante. Pourquoi est-ce que, selon vous, elle n’est pas apparue au Portugal ? Quelles en sont les raisons profondes ?

MM – Ce n’est pas encore le cas , mais attention, parce que nous avons des mouvements et des partis d’extrême droite qui sont apparus. C’est une nouveauté pour les portugais et les portugaises, parce qu’après la révolution, et surtout avec une Constitution de la République qui est très claire dans le domaine politique et qui ne permet pas des mouvements et des partis politiques d’extrême droite, nous étions dans un contexte où nous étions protégés, mais je ne crois pas que ça soit durable malheureusement. Nous aurons l’opportunité de voir ce qu’il va se passer aux élections européennes, car pour la première fois des partis d’extrême droite se présentent. Nous allons voir, parce que même en Espagne, et surtout en Andalousie, je n’aurais jamais pensé que Vox serait capable d’avoir un résultat aussi élevé alors que nous pensions que la péninsule ibérique était protégée. Je crois que, d’une certaine façon, les institutions européennes sont responsables de ça. Tous les partis, toutes les personnalités politiques sont responsables, et j’inclus dans cette responsabilité, la gauche et les partis de gauche. Nous n’avons pas été capables de remplir des espaces qui ont été laissés vacants par les politiques d’exclusion, et l’extrême droite a été capable d’exploiter ces espaces.

LVSL – À quels espaces pensez-vous en particulier ?

MM – Au fait que les gens ne se sentent pas représentés, qu’ils ne se sentent pas écoutés, et qu’ils vivent toujours dans la difficulté. Quand ces gens regardent vers le projet européen, vers les politiques européennes, vers les politiques nationales, il n’y a pas de solutions directes, concrètes, pour leur situation économique et sociale. Les exclus, toujours plus nombreux, ne croient pas en la politique, ne croient pas au système. Je crois que dans ce domaine la gauche n’a pas été capable de fournir une réponse et de remplir ces espaces vides. La droite a toujours un discours très facile, très simple : si tu n’as pas d’emploi, c’est parce qu’il y a des migrants, ce n’est pas une question de politique économique, c’est parce que des migrants volent ton travail. C’est plus facile de faire passer ce message, mais nous savons que ce n’est pas la vérité. La différence c’est que tu as besoin de 30 min pour expliquer toutes les causes du chômage et des inégalités. C’est toujours plus facile de dire que le problème vient des migrants, des réfugiés, des autres qui arrivent chez nous, et non qu’il est le résultat d’une politique qui produit toujours plus d’exclusion.

Il faut aussi pointer la responsabilité des institutions européennes parce qu’il y a 2 ou 3 ans nous avons eu un moment d’espoir avec la montée des mouvements progressistes qui a commencé en Grèce, mais aussi en Espagne et au Portugal avec la forme de gouvernement que nous avons trouvé. Du côté des institutions européennes, nous n’avons obtenu que des critiques et du chantage, comme dans le cas de la Grèce. Je pense que si on regarde toutes les déclarations des institutions européennes, elles sont toujours très faibles pour répondre à la menace de l’extrême-droite et très fortes pour attaquer les alternatives politiques économiques et sociales qui ne s’inscrivent pas dans la doxa dominante. Au Portugal, nous avons été menacés quand nous avons trouvé une formule qui n’était pas dans le cadre normal et accepté par les institutions européennes. Nous avons eu toutes sortes de menaces : de ne pas faire passer le budget, de ne pas permettre l’augmentation du salaire minimum, d’avoir des sanctions économiques pour déficit excessif alors qu’au même moment il y avait d’autres pays, comme la France et d’autres, qui avaient un déficit très élevé et qui n’ont pas été menacés de sanctions économiques. Nous avons pu assister au « deux poids, deux mesures » des institutions européennes. Elles ont été très dures avec les mouvements progressistes, et ont progressivement laissé des positions d’extrême droite apparaître dans les politiques européennes, comme on a pu le voir avec la réunion du Conseil de juin 2018, où tous les gouvernements de l’Union, à l’unanimité, ont approuvé les camps de détention pour les migrants. C’est quelque chose que je n’aurais jamais pensé voir dans un contexte démocratique. Remettre en cause l’establishment européen n’est pas autorisé, alors qu’attaquer les migrants l’est.

En ce qui concerne la solution que nous avons trouvée au Portugal, elle est limitée dans sa capacité à changer la société portugaise en profondeur. Nous menons une politique de relance des salaires et des pensions, de réduction des inégalités, afin de stimuler l’économie portugaise. Nous n’avons pas la possibilité d’augmenter les investissements publics, alors que nous en avons cruellement besoin. Nous essayons donc de jouer sur d’autres variables. Cela n’a pas plu aux institutions. Pourtant, après deux ou trois ans, les résultats sont au rendez-vous et il est impossible de dire que c’est une politique qui a tout détruit. Au contraire, les résultats sont plus positifs que la moyenne européenne.

LVSL – Les prochaines élections européennes, nous devrions assister à un reflux de toutes les forces de gauche progressistes, sauf peut-être de la France Insoumise et du Bloco. Selon vous, que devraient proposer ces forces pour essayer de ne pas reculer et de reprendre la main ?

MM – Je ne sais pas vraiment, on attend de voir, parce qu’il y a de nouvelles forces progressistes dans certains pays qui n’ont pas encore de représentation parlementaire. Je ne sais pas vraiment quel sera le résultat, peut-être que l’ensemble de ces forces en sortira plus renforcé que ce qu’elles sont actuellement. Je crois que nous avons besoin de clarté. On ne peut pas partir pour des élections avec des positions de compromis. Il y a une confrontation politique dans toute une série de domaines. Il faut être très clairs et maintenir des identités politiques très fortes pour que les gens puissent voir les différences qu’on leur propose. C’est la démocratie, c’est d’avoir des projets politiques très différents et de pouvoir choisir ensuite.

Quand je dis ça, je le dis aussi parce que je pense qu’il n’y a jamais eu de contradiction entre avoir une identité politique affirmée et œuvrer pour des convergences. Aujourd’hui plus qu’hier, nous avons besoin de convergences politiques, car les lignes de division ont changé. On ne peut pas faire des compromis dans les domaines où les questions ne sont pas négociables, par exemple les droits des femmes, le changement climatique, les questions du racisme, de la xénophobie. Je crois que ce sont des demandes sociales pour lesquelles il n’est pas possible de faire des compromis. Il s’agit de luttes pour la dignité, les droits sociaux et les droits humains.

Il me semble difficile d’imaginer quel sera le contexte politique le lendemain des élections. Il y a déjà des changements importants au niveau du Conseil, parce que nous avons eu des élections partout. Tout a changé : nous avons la moitié des gouvernements européens qui sont d’extrême droite ou avec une influence d’extrême droite. Nous avons d’autres pays où les forces d’extrême-droite ne sont pas au gouvernement mais sont très importantes dans la construction des agendas internes aux sociétés. Après les élections européennes, nous aurons une nouvelle Commission européenne avec un commissaire nommé par ces nouveaux gouvernements, ainsi qu’un nouveau Parlement européen. Ce ne sera pas la même composition qu’aujourd’hui. Nous savons que ce ne seront pas des jours très positifs pour la social-démocratie. Ajoutons à cela que je ne sais pas ce qu’il va se passer avec le PPE qui a un choix très difficile à faire, mais nécessaire. Est-ce qu’il continue avec des forces comme celle de Viktor Orbán et alors c’est la porte ouverte ainsi qu’une légitimée accrue à la politique d’extrême droite de manière plus systémique dans l’Union européenne ? ou est-ce qu’il a la capacité de faire la différence entre des valeurs démocratiques et des valeurs non-démocratiques, et dans ce cas-là c’est aussi un contexte de défaite pour le PPE. Ce sera un contexte plus fragmenté, plus divergent et avec des significations différentes pour les rapports de force. Dans ce cadre-là, je crois que la gauche peut jouer un rôle très important, quelle que soit la taille de son groupe parlementaire.

LVSL – On aimerait mieux comprendre l’identité du Bloco dans le paysage portugais. Comment est-ce que vous vous différenciez du parti socialiste portugais ? Quelles sont les différences entre le PS, le Bloco et la coalition PCP-Verts ?

MM – Nous avons pu faire un accord, je crois, sur les 15 à 20% que nous avons en commun, pas plus que ça. Mais ce sont des points communs suffisants et nécessaires afin d’avoir une majorité et de faire approuver le budget et les politiques économiques dans un contexte plus global. Ce programme est plus marqué par le PS que par les autres forces, du fait des rapports de force. Il y a des différences très fortes entre les différents partis. Le PS est un parti qui ne veut pas remettre en cause, voire défier les institutions européennes et les traités. Les socialistes défendent l’idée qu’on peut continuer à tout faire dans le cadre des traités européens. La vérité est que ce que nous avons fait pendant les dernières années au Portugal est précisément le contraire. Si nous avions accepté les recommandations de Bruxelles, nous n’aurions rien pu faire dans le contexte de la coalition parlementaire.

En même temps, le Bloco a une vision de la politique internationale qui se rapproche plus de celle du PS que de celle du PCP. C’est une des différences majeures que nous avons avec le PCP : nous ne soutenons pas le régime au Vénézuela, nous ne soutenons pas l’ancien régime de l’Angola (République populaire d’Angola), nous n’avons pas de connexion politique avec la Chine ou Cuba. Nous avons une ligne de démarcation entre régime démocratique et régime non-démocratique, peu importe qu’ils soient de gauche ou de droite. Si ce sont des régimes totalitaires, ce sont des régimes totalitaires, point. Dans ce domaine là nous avons donc une différence très profonde avec le PCP. Sur la question de la politique monétaire aussi, le PCP est en faveur de la sortie de l’euro et de l’UE, alors que nous, bien que nous n’ayons aucun espoir dans le cadre européen actuel, nous menons une bataille pour changer la politique monétaire et la politique européenne. et nous croyons que ces traités ne sont pas la solution pour l’ensemble de l’UE.

LVSL – Justement, après la crise grecque on a entendu Catarina Martins, la coordinatrice du Bloco, ou des économistes du Bloco tenir des positions assez proches du PCP sur les questions de l’euro et du scénario d’une éventuelle sortie. Qu’en est-il aujourd’hui et quel est le positionnement de votre parti ? Les slogans tels que «  plus un seul sacrifice pour l’euro » sont-ils encore d’actualité ?

Notre position n’a pas changé. Il y a une différence entre dire « nous devons sortir » et « nous ne voulons pas accepter des sacrifices additionnels à cause de l’euro ». Il y a une différence très importante, politiquement, sur ce sujet. Ce que les institutions européennes ont fait à la Grèce, c’était presque une sortie forcée de l’euro et de l’UE avec une facture entièrement payée par les citoyens grecs et aucune contribution des institutions européennes. Dans ce cadre de confrontation directe, il faut rappeler que pour le Portugal et les économies périphériques, l’euro a été synonyme de divergences macroéconomiques profondes. L’année passée c’était la première année de convergence de l’économie portugaise avec l’économie européenne dans le cadre de l’euro, mais c’était le cas grâce aux politiques sociales et aux politiques salariales, pas grâce à l’intégration de la politique monétaire. Tout le monde, même des économistes de droite, sait que l’euro est un désastre. Certains économistes, même de droite, considèrent que la monnaie unique ne peut pas survivre longtemps dans son architecture actuelle. Même ceux qui défendent l’euro considèrent que sa survie après 20 ans de déséquilibres est un miracle. Dès lors, la question est la suivante : est-ce qu’il y a une volonté politique pour changer la politique monétaire de l’UE ? Nous ne serons jamais capables d’être en condition d’avoir la politique monétaire de l’Allemagne, ce n’est pas possible pour les pays hors de la sphère germanique.

L’euro a aidé l’Allemagne, surtout dans le cadre de la réunification du pays. C’était un instrument fondamental, notamment pour une économie d’exportation. Il s’agit vraiment d’une monnaie conçue et adaptée à l’économie allemande. Cela a été utile à la France pour les accords avec l’Allemagne. Cela a aidé le Portugal, l’Espagne et la Grèce qui y ont gagné des taux d’intérêt bas. Concernant des pays avec des salaires très bas, il s’agissait de la seule façon pour que les gens obtiennent une maison propre et puissent se fournir en biens d’équipement. Entrer dans l’euro, c’était entrer dans un club où les taux d’intérêts étaient suffisamment bas pour permettre que les classes moyennes s’endettent. Pour l’Italie la raison est différente, c’était la seule façon de contrôler l’inflation. La vérité est donc que c’est pour des raisons vraiment différentes, qui étaient au cœur des difficultés majeures des économies européennes, que tous ces pays ont adopté l’euro. Tout le monde a décidé de payer un prix très élevé pour régler un problème dans un moment très concret. Ce moment est passé et l’économie et la politique monétaire n’ont pas changé pour s’adapter à la réalité des équilibres macroéconomiques. C’est la raison pour laquelle 20 ans avec l’euro comme monnaie unique ont produit une divergence majeure entre les économies européennes et non une convergence. Cette question est toujours un champ de bataille et on ne peut pas ignorer qu’il y a des difficultés énormes à sortir de l’union monétaire. Cependant, il faut bien qu’on travaille dans la bonne direction pour faire de l’euro et de la politique monétaire une politique de convergence. Ou alors on peut mener le débat pour savoir si on est pour ou contre. Il est clair que la monnaie unique ne va pas survivre a un contexte de divergence permanent, ce n’est pas possible.

LVSL – On observe une reprise au Portugal, mais malgré tout la dette publique reste extrêmement élevée. Dans quelle mesure il y a des marges de manœuvre aujourd’hui pour améliorer cette situation et desserrer l’étau de la dette au Portugal ?

MM – La dette portugaise est passée de 58% en 1994 à 130 % en 2012. Elle est maintenant d’environ 119 %. Elle a baissé de 10 points ces 3 dernières années, mais c’est grâce à la reprise économique et grâce à l’augmentation des salaires. Malgré cela, la dette reste insoutenable, pour le Portugal et une grande majorité de pays périphériques. Je crois qu’il faut non pas une solution unilatérale de renégociation de la dette, mais plutôt une solution partagée par tous les pays qui sont dans cette situation. C’est une solution européenne, ce n’est pas une solution nationale. Il est impossible de payer la dette, le montant des intérêts qu’on paie chaque année est plus élevé que le budget de la santé publique au Portugal. C’est le premier poste de dépense de notre budget. Si on fait la comparaison avec le budget de notre école publique, c’est presque le double. Nous sommes forcés à avoir des excédents primaires de 3 %, dont le coût pour l’économie portugaise est élevé. Il est irréaliste de maintenir les investissements publics à un niveau historiquement bas. Il n’y a pas besoin d’être économiste pour comprendre que c’est une équation qui ne pourra jamais fonctionner et qui hypothèque notre futur.

LVSL – Le président du Portugal a défendu depuis le début que la stabilité politique de son pays était une sorte d’antidote contre le populisme. Vous avez vous-même déclaré dans une interview cette semaine que vous ne considériez pas le Bloco comme une force populiste. Comment est-ce que vous définissez votre parti ?

MM – Une force de gauche qui essaie d’être populaire, pas une force populiste. Il est vrai que la formule que nous avons trouvée au Portugal a fonctionné jusqu’à maintenant pour maintenir à distance l’extrême droite. Cependant, «  la crise », même si ce n’est pas une crise, mais le récit de la « crise migratoire » a déjà produit des effets au Portugal. Pourtant, nous n’avons pas de problème migratoire, nous avons besoin de migrants, mais ça c’est une autre question. Nous sommes un parti de gauche avec une politique de gauche, attaché à l’État et à son rôle. Nous défendons des causes sociales, environnementales, des droits humains. Je sais que parmi nos amis, certains ont un rapport au populisme différent.

LVSL – À propos de la situation au Vénézuéla que vous avez mentionnée quand vous évoquiez les différences entre le Bloco et le PCP, le Bloco a voté contre la reconnaissance de l’auto-proclamation de Juan Guaidó comme président intérimaire du Venezuela (au Parlement européen et au parlement national). Ceci dit, le gouvernement portugais fait partie des pays qui ont appelé à soutenir Guaidó et à le reconnaître. Comment est-ce que vous voyez la situation au Vénézuela ? Puisque vous semblez avoir une position assez médiane en la matière…

J’ai voté contre et si je pouvais voter deux fois, trois fois, je voterais toujours contre, parce qu’on ne peut pas régler une tragédie avec un accord de cette nature. Le Parlement européen n’a aucune légitimité pour soutenir un président autoproclamé. Le Parlement européen doit apporter une contribution forte pour une solution politique pacifique, pour le dialogues. Son rôle n’est pas de prendre position pour une des parties, ce n’est pas possible. Je peux comprendre que Bolsonaro, que Trump, ou que d’autres leaders mondiaux, aient cette position et pensent qu’ils peuvent tout décider à la place du peuple du Vénézuela. Je pense que c’est une erreur majeure faite par le Parlement européen et les gouvernements concernés, dont le gouvernement portugais. Dans cette situation, je soutiens la position des Nations Unies. Je ne me range pas avec Bolsonaro et Trump. On doit respecter la démocratie, c’est la seule façon de maintenir le respect envers le Parlement européen. Il faut respecter la démocratie dans tous les cadres et tous les pays du monde. Ce n’est pas à nous de décider qui est le président du Venezuela, c’est au peuple vénézuélien d’en décider. Personnellement, je n’ai jamais soutenu Maduro, mais on ne peut pas répondre à une tragédie sociale, économique et des droits humains avec une telle erreur qui peut aggraver le conflit déjà existant.

LVSL – Est-ce que cela a eu des conséquences dans la « geringonça », la coalition formée au Portugal ?

MM – Non, parce que nous avons un accord sur des questions très concrètes. Pour tout le reste on continue à s’affronter politiquement. Par exemple, nous avons eu un débat sur l’euthanasie au Portugal, c’était un débat très intéressant, assez engagé. Le PCP était contre, le PS et le Bloco étaient pour. Sur de nombreux sujets, nous continuons à débattre politiquement. Le succès de la geringonça est surtout fondé sur l’acceptation des désaccords, c’est la règle. Nous savons déjà que nous ne sommes pas d’accord sur la majorité des questions. Néanmoins, nous sommes là avec une responsabilité forte pour respecter les accords que nous avons signés, et la lutte continue.

 

Portugal : une fin de l’austérité en trompe-l’oeil – Entretien avec Cristina Semblano

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Bairro do Aleixo (Porto)

Cristina Semblano est Docteur ès Sciences de Gestion par l’Université de Paris I, Panthéon-Sorbonne et membre du Bureau National du Bloco de Esquerda, un des partis de la gauche radicale portugaise. Elle est chef du Service Etudes et Planification à la succursale de France de la Caixa Geral de Depósitos, banque publique portugaise. Elle a enseigné l’économie portugaise à l’Université de Paris IV- Sorbonne.

Depuis un an et demi environ, le Bloco de Esquerda, parti de gauche radicale dont vous êtes membre, et le Parti Communiste Portugais, qui ont totalisé près de 20% des voix aux dernières élections législatives, soutiennent de façon critique le gouvernement d’António Costa, issu du PS Portugais. Quel bilan faites-vous de cette année de soutien sans participation au gouvernement ?

C’est, en effet, depuis environ dix huit mois qu’un gouvernement minoritaire socialiste soutenu, au  Parlement, par les partis à sa gauche, Bloco de Esquerda, Parti Communiste et Verts, gouverne le Portugal et ceci contre la volonté du président de la République d’alors, la droite en général et une bonne partie du parti socialiste lui-même qui aurait préféré avoir donné son soutien à un gouvernement de droite. Acteur essentiel du processus qui a mené à la situation actuelle, le Bloco de Esquerda ne peut que se réjouir du bilan de cette longue d’année de « coopération critique », moins par l’ampleur des conquêtes que celle-ci a permis d’obtenir que par les catastrophes supplémentaires qu’elle a su éviter. En effet, la poursuite au gouvernement de la coalition de droite qui pendant quatre années avait  appliqué au pays un programme de destruction massive, allant au-delà du dur mémorandum de la Troïka, signifierait la poursuite de la destruction du pays, de sa vente aux enchères, de l’appauvrissement de sa population qui est déjà l’une des plus pauvres de l’UE et de la zone euro. Cela aurait aussi conduit à la poursuite de la dérégulation du droit du travail, déjà fortement déréglementé par les quatre années de gouvernance de la droite radicale et au creusement des inégalités…

En nous proposant de soutenir le gouvernement, moyennant un accord de principe préalable portant sur certains thèmes qui nous tenaient à cœur –  et des négociations au coup par coup –   nous avons pu faire en sorte que soient rétablis les salaires des fonctionnaires amputés par la Troïka, les 35 heures dans la fonction publique, les  quatre jours fériés qui avaient été supprimés. Cela a également permis l’augmentation graduelle du salaire minimum – lequel, de 505 euros alors, est monté à 557 euros depuis le 1er janvier  et doit poursuivre son augmentation pour atteindre 600 euros à la fin de la législature. Nous avons pu revaloriser certaines pensions, élargir les critères d’attribution des minima sociaux et des allocations familiales et de chômage, ce qui a touché des milliers de personnes que le gouvernement de droite avait fait sortir du périmètre des bénéficiaires. Nous avons, par ailleurs, pu contribuer à faire marche arrière sur certaines privatisations (comme les concessions au privé des transports collectifs de Lisbonne et Porto) ou à réduire leur ampleur (avec, par exemple, l’accroissement à 50%  de la part détenue par  l’Etat dans la Compagnie nationale aérienne, qui venait d’être privatisée en catimini par le gouvernement de gestion de la droite). Des milliers de familles ont pu bénéficier du tarif social de l’énergie et une taxe a été instaurée sur l’énergie et les banques. En ce moment, nous nous battons pour que les travailleurs qui exercent une activité permanente pour l’Etat soient intégrés dans la fonction publique.

Enfin, du point de vue sociétal, nous avons pu rétablir le statut quo en ce qui concerne l’interruption volontaire de grossesse que la droite avait remis en cause en instituant un ticket modérateur et l’obligation pour la femme qui désirait avorter  de suivre un parcours psychologique. Nous avons légalisé l’adoption pleine pour les couples homosexuels et fait voter la loi sur la procréation médicalement assistée pour toutes les femmes, indépendamment de leur état civil ou de leur orientation sexuelle.

Le chemin parcouru est bien timide eu égard à ce que nous aurions souhaité, mais il faut tenir compte du fait qu’en barrant le chemin à la droite radicale, nous l’avons empêché de poursuivre sa politique de paupérisation/destruction, menée de concert avec les institutions européennes et le FMI,  tout en inversant certaines dispositions relatives aux revenus et en permettant l’adoption d’autres mesures au bénéfice de la population et du pays. Cette situation n’a été possible que grâce au score des partis de la gauche de la gauche aux élections législatives, lesquels, forts de 20%, ont pu proposer au parti socialiste, sorti minoritaire des élections face à la droite, un soutien parlementaire moyennant l’acceptation par ce dernier d’accords a minima. On ne peut, en effet, comprendre la possibilité de la naissance de la « geringonça »[1] au Portugal qu’à la lumière du  contexte spécifique dans lequel  elle a vu le jour :   celui, d’une part, d’un parti socialiste sorti minoritaire des élections, après quatre années d’austérité, et qu’un soutien à la coalition minoritaire, mais gagnante, de la droite, n’aurait pu que pasokifier ; et celui, d’autre part, de l’important score obtenu par la gauche de la gauche. En effet, si le parti socialiste avait eu la majorité absolue aux élections, il gouvernerait avec le programme le plus néolibéral de son histoire ; mais, en l’occurrence, les rapports de force n’étaient pas en sa faveur et il jouait sa survie s’il n’acceptait pas de répondre à l’offre de sa gauche qui a saisi là une occasion historique pour barrer le chemin à la droite et contraindre le parti socialiste à des mesures qu’il n’était pas prêt d’embrasser.

Cela dit, la « geringonça »1 n’est pas un gouvernement d’union de la gauche, mais un gouvernement du parti socialiste soutenu par les partis à sa gauche. Ce soutien est critique et le Bloco de Esquerda a déjà pu le refuser en votant contre des propositions du gouvernement. Pour pouvoir intégrer un gouvernement du PS – ce que ce dernier avait initialement proposé aux partis à sa gauche, mais que ces derniers n’ont pas accepté  – il aurait fallu négocier  des mesures bien plus audacieuses que celles qu’il a été possible de négocier. Ces mesures impliqueraient, au niveau du Bloco,  une remise en cause des traités européens et l’exigence de renégociation de la dette, toutes choses difficilement envisageables pour un parti qui a fait du respect des traités européens et de ses règles, la condition préalable à l’ouverture de négociations avec les partis à sa gauche.

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Le Portugal a été menacé de sanctions pour déficit excessif par la Commission Européenne il y a un an environ. Malgré l’abandon des sanctions, le gouvernement portugais a du annuler certains investissements publics pour être dans les clous fixés par Bruxelles. Peut-on se débarrasser de l’austérité en agissant dans le cadre des institutions européennes ?

Au-delà du principe aberrant des sanctions qui consiste à fragiliser davantage un pays qui est déjà en situation financière fragile, au-delà de la géométrie variable qui préside aux décisions d’appliquer ces  sanctions – laquelle aboutit à épargner  un pays comme la  France, par exemple, « parce que c’est la France » (dixit Junker), au détriment d’un pays périphérique au déficit somme toute inférieur – il y a dans cette menace de sanctions qui a pesé, de façon humiliante,  sur le Portugal un aspect très curieux. En effet, la période visée par les sanctions concernait les années  2014 et 2015, soit une période où le Portugal, bon élève, a appliqué avec zèle les politiques de la Troïka et ses recommandations – notamment dans le cadre du programme d’ajustement (2011-2014). C’est dire qu’en sanctionnant le Portugal comme elle menaçait de le faire, la Commission Européenne s’apprêtait en fait à sanctionner le résultat des politiques d’austérité qu’elle avait préconisées,  et ce faisant, à se sanctionner elle-même. La volonté d’appliquer des sanctions au Portugal ne peut cependant être comprise si l’on ne se réfère pas au contexte  politique nouveau  qui la sous-tend, à savoir celui d’un parti socialiste minoritaire porté au pouvoir par la gauche de la gauche et bénéficiant de son soutien.  Or, c’est bien cette alliance jugée contre nature du  parti socialiste qu’il s’agissait de sanctionner. Comment admettre en effet que des partis qui mettent en cause les Traités européens puissent influencer un gouvernement, quand bien même celui-ci se dit être leur garant ? Surtout si ce dernier a pu, même dans le cadre strict de ces traités montrer qu’il était possible, malgré tout, de revenir sur les salaires coupés, la baisse de la durée du temps de travail, qu’il était possible d’augmenter le salaire minimum et instituer, finalement, des mesures en faveur des plus démunis ?  En effet, il faut avoir présent à l’esprit que si la droite était restée au pouvoir, il y aurait eu un approfondissement des mesures d’austérité dans la droite ligne des desiderata de la CE et du FMI…

Cela étant, une fois précisé  le contexte politique des sanctions et pour répondre  maintenant de façon directe à votre question, je dirai très fermement  non, on ne peut pas se débarrasser de l’austérité en agissant dans le cadre des institutions européennes, car les traités européens – Traité de Maastricht, Pacte de Stabilité et à un degré supérieur dans l’escalade, le TSCG –, en  soumettant les politiques publiques des pays à l’atteinte d’objectifs financiers de déficit et de dette, ont figé l’austérité en lui donnant un caractère perpétuel. Si un Etat veut procéder à des investissements et que leur financement met en cause le respect du  ratio dette publique/PIB, il ne pourra le faire sans enfreindre les traités et s’exposer à des sanctions. De même, la décision d’embauche de nouveaux fonctionnaires, en pesant sur les dépenses publiques, se heurte sans cesse à l’obligation de respecter la barrière des 3% de déficit public et ce d’autant plus que l’on sera en période de crise ou de faible croissance, caractérisées par la chute des  recettes fiscales…

Vous pouvez trouver contradictoire – et je vous l’accorde volontiers- que ce que je viens de dire – à savoir que l’on ne peut se débarrasser de l’austérité dans le cadre des institutions européennes – n’est pas en phase  avec ce que j’ai soutenu par ailleurs, à savoir que le nouveau gouvernement portugais, soutenu par la gauche de la gauche,  a pu, malgré tout, prendre des mesures en faveur de la population, sans mettre en cause les engagements européens. Il faut dire, à ce propos, que  le travail accompli a été essentiellement de rétablir des revenus qui avaient été coupés. Mais il reste presque tout à faire. Les inégalités très importantes qui préexistaient à l’application du mémorandum et qui se sont creusées  avec ce dernier persistent, la pauvreté et l’extrême pauvreté sont parmi les  plus importantes des pays de l’OCDE, le chômage, même s’il a décru  de façon significative, est encore important (+ de 10%) et le travail est de plus en plus précaire. L’émigration se poursuit, alors qu’elle a atteint les dernières années des flux semblables  à ceux observés pendant  la dictature  et de la guerre coloniale. Il reste à  « détroikiser » le Code du travail des mesures ayant facilité les licenciements et changé les règles de leur indemnisation, à revenir sur les règles de rémunération des heures supplémentaires et à faire rentrer des milliers de salariés dans le cadre de conventions collectives du travail desquelles ils ont été exclus…

C’est pourquoi si l’atteinte en 2016 du plus petit déficit public de l’histoire de la démocratie portugaise (2.0%)[2] constitue un motif d’orgueil pour le gouvernement socialiste portugais, il n’en va pas de même pour le Bloco de Esquerda.  Au-delà des facteurs conjoncturels, l’histoire de ce faible déficit est davantage un motif de tristesse pour notre mouvement : car, c’est l’histoire d’un pays qui – même s’il a pu redynamiser quelque peu la consommation intérieure –  n’investit pas, d’écoles qui s’écroulent, d’universités qui sont au bord de la faillite, d’hôpitaux qui manquent cruellement de personnel… C’est l’histoire d’un pays où la qualification de la main d’œuvre est très faible,  les salaires sont très bas et les écarts de salaires, de revenus et de fortune obscènes.

Mais c’est surtout l’histoire d’un pays qui reste amarré à un modèle de développement qui ne peut que le pousser inexorablement vers le fond : un modèle basé sur des productions à faible valeur ajoutée et bas salaires, qui dans le cadre de la division internationale du travail voulue par la mondialisation et de la dépossession de la politique monétaire découlant de son appartenance à la zone euro, le lancent dans une course poursuite prix-salaires sans merci. Revoir ce modèle de développement, notamment en améliorant la formation de sa population, est indispensable pour le Portugal. Cela ne peut se faire néanmoins en l’absence de gros investissements publics rendus impossibles dans le cadre des traités européens et d’une renégociation de la dette. Absorbant des sommes équivalentes au budget de l’éducation et supérieures à celles du budget de la santé,  le seul service de la dette consomme des ressources qui étranglent le pays et l’empêchent de se restructurer. Notons, pour conclure,  qu’il ne s’agit pas de la dette d’un peuple qui aurait vécu au-dessus de ses moyens, car – rappelons-nous –  il s’agit d’un des peuples les plus pauvres de l’UE, mais d’une dette à l’augmentation de laquelle le processus même de construction européenne n’est pas étranger et qui a explosé lors de la crise financière et du sauvetage des banques par l’Etat voulue par l’Union Européenne…

Crédits Photo :
Des petits porteurs du BES
manifestent à l’entrée du Ministère des Finances (27/08/2015), un an
après l’effondrement de la deuxième banque privée du Portugal

En Italie, l’État met actuellement en place un plan de sauvetage des banques italiennes, et notamment de Monte Dei Paschi di Siena, la plus vieille banque européenne, du fait d’un excès de titres pourris dans leur bilan après cinq an de crise économique. On sait que les banques portugaises sont elles aussi très fragiles et que les épargnants portugais sont exposés à une faillite de ces banques. Craignez-vous un effondrement du système bancaire ? L’État portugais peut-il encore sauver les banques portugaises ?

Pour comprendre la situation actuelle des banques portugaises, nous devons faire un bref retour en arrière, aux années 1990 : en premier lieu, la libéralisation des marchés financiers et leur déréglementation se sont traduites par un essor vertigineux du crédit distribué par les banques au Portugal ; deuxièmement, ce crédit s’est dirigé majoritairement vers les secteurs protégés de l’économie et, au premier chef, le bâtiment  et l’immobilier qui bénéficiaient de perspectives de rentabilité plus importantes dans le cadre du processus de déflation asymétrique induit par les critères de Maastricht ;  troisièmement, le Portugal a connu depuis le début du siècle une quasi-stagnation économique, conséquence de son haut niveau  d’endettement mais aussi  de son adhésion à  l’euro, avec la perte de compétitivité qui en a été le corollaire. C’est dans ce contexte d’une économie stagnante coexistant avec un  secteur financier omniprésent où les bilans des banques portugaises regorgeaient de crédits financés par leurs congénères françaises, allemandes, italiennes, que survient la crise qui a fini par déboucher sur  l’intervention de la Troïka. Les politiques pro-cycliques [NDLR : qui renforcent le cycle, à la baisse ou à la hausse] imposées par le mémorandum, en faisant peser une austérité brutale sur une économie déjà à bout de souffle, ont aggravé la situation des agents économiques  et fait exploser  les créances douteuses dans les bilans des banques[3].

Cela étant, les banques portugaises ont bénéficié d’importantes aides publiques[4] : ces dernières représentaient déjà- sans compter les garanties accordées par l’Etat – plus de 10% du PIB fin 2015 et expliquaient près de 20% de l’accroissement de la dette publique dans la seule période 2008-2014.

Est-ce à dire, pour répondre directement à votre question,  qu’avec toutes les  aides dont elles ont  bénéficié, les banques ne représentent  plus un danger pour le système financier et donc les contribuables et les épargnants ? On ne saurait l’affirmer, les fragilités des banques portugaises tenant essentiellement à deux  facteurs : un niveau encore très élevé de créances douteuses (les NPL représentent environ  20%  des encours de crédit, notre pays n’étant dépassé à ce titre que par la Grèce et l’Italie au sein des PIIGS)  et un niveau d’endettement extérieur  très important. Dans ces circonstances et, compte tenu des transferts très substantiels  déjà réalisés  vers le  secteur bancaire d’une part (auxquels il faut ajouter  un nouveau renforcement de capitaux propres dans la banque publique en 2017) et des responsabilités qui pèsent sur l’Etat dans ce domaine (garanties, participation au Fonds de résolution des banques) il n’est pas exclu que l’Etat ait encore à intervenir.  Cela poserait de véritables problèmes, compte tenu de la dette  publique qui, à plus de 130% du PIB, est déjà l’une des plus élevées de la zone (la troisième  après la Grèce et l’Italie) et dans un contexte où la dette privée et la dette extérieure sont parmi les plus élevées au monde. Ceci en dehors du fait que l’on voit mal comment on pourrait encore faire peser de nouvelles mesures d’austérité, sur un peuple qui a déjà été saigné à blanc….

Pour conclure, je dois dire que le gouvernement de la droite qui a exécuté le mémorandum n’a pas pris les mesures qu’il fallait, ayant laissé au nouveau gouvernement la résolution des problèmes de certaines banques qu’il avait dissimulés, en ayant compté, à cet égard, sur la  complicité de la Banque du Portugal, ceci pour pouvoir faire, en mai 2014, une  sortie sèche du programme du mémorandum, en honorant sa réputation de bon élève de la Troïka. Cependant et, malgré les problèmes bancaires hérités, nous considérons que le  gouvernement actuel n’a pas pris les bonnes décisions, ayant obtempéré,  sans sourciller, à la volonté de la BCE et de la Commission européenne (DGComp) qui a imposé à notre pays des solutions qu’elle n’a pas imposées ailleurs et dont certaines ont d’ailleurs été testées pour la première fois au Portugal (comme c’est le cas de la mesure de résolution appliquée à la deuxième banque privée du pays qui s’est effondrée en août 2014). En fait les banques portugaises ont servi la stratégie de renforcement des grands groupes bancaires privés européens (cas du Banif vendue sur injonction de la DGCom à Santander Totta ou de la BPI passé sous le drapeau du catalan La Caixa[5]),  ou du capital international (comme c’est le cas récent du Novo Banco[6] en cours de vente, à hauteur de 75%, à un fonds immobilier spéculatif étasunien et où l’Etat conserve 25% du capital par le biais du fonds de résolution).

Depuis la crise, le Portugal n’a cessé de nationaliser les pertes des banques pour ensuite les renflouer et les vendre enfin en solde ou même les offrir (voire payer pour les offrir) au privé. Et, dans cette nouvelle configuration, on peut de moins en moins parler de banques portugaises, le secteur bancaire étant, dorénavant,  à 60% dans les mains du capital étranger.  A ce jour,  il ne reste seulement en effet que trois banques portugaises : le groupe public, Caixa Geral de Depósitos, et deux petites banques mutualistes, le Montepio Geral et la Caixa Agrícola[7]. Ce qui reste de  la banque portugaise des PME est actuellement sous le coup d’un processus de vente à un  hedge funds immobilier américain. C’est lui qui va décider du crédit des PME portugaises. Selon quels critères cette décision sera-t-elle prise ?  De même, comment seront traités, et selon quel ordre de préférence, les besoins des clients des anciennes banques portugaises appartenant maintenant à des grands groupes bancaires privés espagnols dont les centres de décision se trouvent à Madrid  ou à Barcelone ?

Pour le Bloco de Esquerda, il ne fait  aucun doute : le secteur financier doit être nationalisé. Seul un secteur bancaire public peut être le garant de la sauvegarde de la souveraineté nationale et de l’intérêt collectif. Les décisions concernant les banques ne peuvent être laissées dans les mains de la BCE et de la CE.

 

Des élections locales vont avoir lieu le 1er octobre  2017. Les positions politiques respectives du PCP et du Bloco de Esquerda semblent s’être rapprochées depuis la crise grecque, notamment sur la critique des institutions européennes. Assisterons-nous à un front des gauches au cours de ces élections ?

Notre critique des  institutions européennes ne date pas de la crise grecque, elle a pu, tout au plus, monter en puissance après cette crise. Une chose est sûre : s’il devait être confronté à une situation semblable à ce qui fut celle du gouvernement grec à l’été 2015, le Bloco de Esquerda ne capitulerait pas : plutôt que de céder au chantage de l’Europe, il quitterait l’Europe. Notre mot d’ordre est d’ailleurs « plus aucun sacrifice pour l’euro ». Mais la vérité est que nous n’en sommes pas là, nous ne sommes pas (pas encore !) au pouvoir, nous limitant à soutenir de façon critique un gouvernement socialiste minoritaire qui, tout en ne voulant pas affronter l’Europe,  est lui-même la cible d’attaques des institutions européennes qui auraient préféré la poursuite de la politique de destruction de notre Etat social menée par le gouvernement qui a exécuté le mémorandum.

Cela étant et, pour répondre maintenant à votre question concernant les élections locales du 1er octobre prochain au Portugal : il  n’y a pas de listes d’union de la gauche.  Le Bloco participera  à ces élections, soit en présentant ses propres candidats, soit en soutenant des candidatures de la société civile. Une fois les élections réalisées, le Bloco pourra faire des alliances avec d’autres partis, à l’exclusion, bien entendu des partis de la droite et à condition qu’il n’y ait pas d’incompatibilité avec les principes fondamentaux de son agenda politique au niveau local.

Notre participation à ces élections prétend, en effet, contribuer, de façon décisive,  à l’ouverture d’un nouveau cycle politique au niveau local, en projetant les villes vers un nouveau rôle social et écologique, une capacité à garantir des droits essentiels à tous, à promouvoir l’inclusion, la participation citoyenne et la démocratie.

Le succès de la gouvernance locale ne doit pas, dès lors – et contrairement à ce qui se passe jusqu’ici –  être mesuré par la quantité de commandes de béton passées, mais par la satisfaction des droits des citoyens, les indicateurs d’égalité et de cohésion sociale, le développement écologique, et la participation citoyenne aux  décisions et à la vie des communautés humaines.

[1] Dans son sens original, geringonça désigne une invention « mal foutue », peu solide et destinée à se désagréger ; utilisée par un ex-député social-démocrate (PSD), pour désigner la solution de gouvernement du PS soutenu par les partis à sa gauche – jugée précaire et artificielle – la « geringonça » a été rapidement adoptée par tous, ayant été sacrée mot de l’année 2016 au Portugal. Dans la dimension politique qu’elle a acquise, la « geringonça » contredit son sens étymologique, résistant déjà depuis environ dix-huit mois à la désagrégation promise aux inventions brinquebalantes qu’elle désigne

[2] En  mai 2017, la Commission Européenne a décidé la sortie du Portugal de la Procédure pour Déficit Excessif , dans laquelle  le pays se trouvait depuis huit ans

[3] A ces facteurs, il faut ajouter un autre, spécifique, à savoir la gestion abusive  des banques  qui trouve sa  source dans les défaillances de la supervision bancaire.

[4] Et ceci même si, seule une faible partie (eu égard aux besoins)  des prêts internationaux (UE et FMI), soit 12/78 milliards d’euros  a été réservée à la capitalisation des banques privées portugaises dans le cadre du mémorandum  (à noter que la banque publique était exclue de la possibilité d’utilisation de cette ligne de crédit –entièrement dédiée aux banques privées –devant, en cas de besoin,  se capitaliser par ses propres moyens)

[5] Ici, la main de la BCE – en exigeant à la BPI d’abandonner le gros de la participation qu’elle détenait dans sa  filiale  angolaise, d’où provenaient  80%  de ses résultats –  a forcé à la recomposition de l’actionnariat de la banque qui a abouti en fin de compte à la prise de contrôle total de son capital par La Caixa

[6] Banque de transition regroupant les actifs jugés sains du BES (deuxième banque privée du pays, ayant fait l’objet d’une mesure de résolution en août 2014).

[7] En effet, la première banque privée du pays (BCP), est dominée par les capitaux chinois et angolais, même si son siège est au Portugal.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL

Crédits photos :

Paulo Pimenta, in Portugal é isto, Público.

Daniel Rocha,  in  Público.

Tiago Petinga,  Lusa