« À Cuba, nous considérons la culture comme un besoin fondamental » – Entretien avec Abel Prieto

Raúl Martínez, Nosotros, salle Che Guevara de la Maison des Amériques © Léo Rosell

Cuba est une nation où règne la culture. Ses écrivains et poètes sont parmi les plus rayonnants de la littérature hispanique, les musiques et les danses afro-cubaines sont connues dans le monde entier et illustrent un mode de vie festif, dont le mojito et le cigare sont des symboles emblématiques. Mais au-delà de ces idées reçues qui affleurent sur les – rares – cartes postales que l’on trouve dans les boutiques pour touristes de La Havane, le développement culturel de l’île et son niveau d’éducation font la fierté du régime hérité de la Révolution. Pour ses opposants, le développement des institutions culturelles est également un moyen de renforcer le pouvoir du gouvernement. L’écrivain Abel Prieto, chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres de la République française, a été pendant plus de quinze ans, de 1997 à 2012, le ministre de la Culture de Cuba, avant de devenir conseiller spécial de Raúl Castro à la présidence. Ancien président du syndicat des artistes et écrivains de Cuba, député à l’Assemblée nationale, il préside désormais la Maison des Amériques, une institution diplomatique et culturelle prestigieuse. Dans cet entretien, il revient sur la place centrale qu’occupe la culture à Cuba, sur les origines et les objectifs de la Maison des Amériques où il nous reçoit, ou encore sur l’importance de la culture française dans son parcours personnel.

LVSL : Vous êtes écrivain et avez été durant longtemps ministre de la Culture au sein du gouvernement cubain. Quelle place la culture occupe-t-elle dans la société cubaine et dans la vie quotidienne des Cubains, et quelles formes les politiques culturelles prennent-elles ici ?

A. P. – Récemment, on m’a commandé un texte sur le thème de la politique culturelle cubaine en lien avec le processus de décolonisation culturelle. Nous en avons tiré un petit numéro édité par la Maison des Amériques, faisant intervenir de nombreux artistes aussi jeunes que talentueux.

Le premier élément caractéristique de notre politique culturelle est donc pour moi l’élément décolonisateur. C’est une politique qui vise à freiner la colonisation culturelle et à émanciper la population. Nous n’avons jamais renoncé à cet objectif de démocratiser la culture. Il y a à Cuba une très grande tradition de création artistique, littéraire et poétique. La culture populaire est inscrite dans le quotidien des gens et dans leur rapport au monde, mais l’accès à la culture dite « légitime » a été durant trop longtemps limité. C’est pourquoi nous avons proclamé, comme le disait Fidel Castro, un droit du peuple à la culture, car sans culture, il n’y a pas de liberté possible. Cette relation était même au cœur de la réflexion de Fidel sur le « pauvre de droite », à travers l’idée que l’ignorance permet la manipulation.

S’est aussi développée l’idée qu’il ne devait surtout pas y avoir de promotion d’un style officiel. L’un des discours marquants de cette orientation a été prononcé par Fidel en 1961, et est passé à la postérité sous le titre de « Paroles aux intellectuels ». Dans ce discours, Fidel invite les artistes à produire un art qui serve la Révolution, tout en se démarquant du réalisme socialiste. Il se refuse à définir une doctrine esthétique ou un style officiel, contrairement au réalisme soviétique qui fut un désastre du point de vue de la création. Cette liberté créatrice, du point de vue esthétique, était l’une des préoccupations des artistes et des intellectuels, et leur a été garantie au terme de longues discussions de Fidel avec des artistes et des écrivains dans le théâtre de la Bibliothèque nationale de La Havane.

La politique culturelle doit préparer le peuple intellectuellement. En 1959, quand fut créée l’Imprimerie nationale, Fidel déclara : « Nous ne disons pas au peuple : “crois !” Nous lui disons : “lis !” »

L’un des autres éléments caractéristiques de la politique culturelle cubaine est son ouverture. Cela fait écho à une autre thèse de Fidel, selon laquelle on ne peut former le Cubain d’aujourd’hui et celui de demain dans un bocal en verre. Il faut le former aux intempéries, en lui apprenant à penser par lui-même, en créant des antidotes. Cette intuition est d’autant plus pertinente depuis l’apparition d’internet et des réseaux sociaux. Fidel était par exemple très préoccupé par la propagande commerciale et la façon dont elle avilit les hommes. Il disait que la propagande commerciale produisait des réflexes conditionnés chez les individus, et leur ôtait la capacité de penser par eux-mêmes. La politique culturelle doit préparer le peuple intellectuellement. En 1959, quand fut créée l’Imprimerie nationale, Fidel déclara : « Nous ne disons pas au peuple : “crois !” Nous lui disons : “lis !” » Nous ne voulons pas former des fanatiques mais des gens qui réfléchissent et sont dès lors en mesure de comprendre le monde, ses pièges et ses manipulations potentielles.

Il n’est d’ailleurs pas anodin que le premier livre édité par l’Imprimerie nationale ne soit pas un manuel de guérilla révolutionnaire ou de philosophie marxiste, mais le Don Quichotte, un monument de la littérature universelle, qui plus est le premier roman moderne. Dans un pays sous-développé en grande partie à cause de sa subordination aux intérêts états-uniens, et à l’issue d’une révolution menée par des paysans, des ouvriers, des gens humbles voire sans emploi, le signal est donné que l’émancipation passe par le Don Quichotte. C’est une chose extraordinaire, qui révèle la grandeur de cette politique, avant qu’elle ne se développe encore davantage avec la grande campagne d’alphabétisation de 1961.

Rappelons qu’il s’agit également d’un héritage de José Martí, le fondateur de notre nation. Martí disait que la seule façon d’être libre était d’être cultivé. Ce n’est pas un hasard non plus si son portrait et des citations issues de son œuvre sont omniprésents dans les écoles cubaines. Fidel disait même qu’il était l’auteur spirituel de la Révolution. Nous avons repris le fil de Martí et toute notre politique culturelle provient de cet héritage.

Abel Prieto
Abel Prieto dans la salle de réunion de la Maison des Amériques, La Havane © Léo Rosell

Plus concrètement, cette politique culturelle s’appuie sur une alliance entre les institutions culturelles et l’avant-garde intellectuelle et artistique. La veille de cet entretien, par exemple, était organisée à la Maison des Amériques le Conseil national de l’Union des artistes et écrivains de Cuba, syndicat que j’ai eu la chance de diriger par le passé. C’était une réunion absolument passionnante, très profonde quant aux enjeux auxquels nous sommes confrontés. En particulier, celui de la terrible crise économique que nous traversons, à la suite de la pandémie et surtout du renforcement du blocus américain contre nous. L’une des critiques adressées lors de cette réunion a été le sentiment que l’importance de la culture est sous-estimée par les responsables politiques, qui doivent en même temps faire preuve de pragmatisme dans cette situation. Le dialogue très étroit entre avant-garde politique et avant-garde intellectuelle et artistique est donc toujours vif.

LVSL : Désormais, vous êtes le président de la Maison des Amériques. Pouvez-vous revenir sur les origines, l’histoire et les objectifs de cette institution ?

A. P. – Cette institution a été créée de façon très précoce, dès avril 1959, soit quelques mois seulement après le triomphe de la Révolution le 1er janvier 1959, dans la foulée de l’Institut cubain des arts et de l’industrie cinématographiques (ICAIC) et de l’Imprimerie nationale. C’est Haydée Santamaría, grande héroïne de la Révolution, déjà présente lors de l’assaut de Moncada en 1953, qui en a eu l’idée et qui en a été la première directrice. Alors que les États-Unis organisaient déjà l’isolement de Cuba par rapport au reste de l’Amérique latine, et que seul le Mexique continuait à entretenir des relations diplomatiques avec notre pays, l’objectif était de permettre le maintien de liens avec des artistes, intellectuels et écrivains du reste du continent.

Nous nous inscrivons dans l’héritage de Simón Bolívar et de José Martí et faisons nôtre leur utopie d’une Amérique latine unie, juste, digne et non-subordonnée aux États-Unis.

Fidel a été très impliqué dans la création de cette Maison des Amériques, de même que Raúl qui y a prononcé un discours très important le 8 septembre 1959. Cette institution manifeste en quelque sorte le fait que nous nous inscrivons dans l’héritage de Simón Bolívar et de José Martí, que nous faisons nôtre leur utopie d’une Amérique latine unie, juste, digne et non-subordonnée aux États-Unis. Malgré le fait que ces derniers nous ont exclus de l’Organisation des États américains, qu’ils ont tenté de nous isoler de notre famille spirituelle, de notre environnement naturel, cette idée est absolument transcendantale et décisive dans la survie de la Révolution. Notre institution a tenu un rôle crucial en réalisant un travail acharné pour déjouer, ou du moins atténuer, le funeste projet des États-Unis.

Ses missions sont donc l’accueil d’artistes et la promotion de la culture latino-américaine. Dans ce cadre, nous refusons la distinction entre haute culture et cultures populaires. Parmi nos collections, nous sommes très fiers de celle consacrée à l’artisanat populaire d’Amérique latine, d’autant plus que l’ensemble des pièces dont nous disposons n’ont pas été achetées mais sont issues de donations, ce qui révèle bien l’esprit de notre institution, fondée non pas dans un but mercantile mais dans celui de favoriser l’amitié entre les peuples et la coopération culturelle au sein de notre continent.

Cette fonction est encore plus importante lorsqu’il s’agit de la conservation d’œuvres menacées par les régimes fascistes sud-américains. Lorsque la maison-musée de la très grande chanteuse populaire et poétesse chilienne Violeta Parra a été pillée par les partisans de Pinochet, sa famille nous a fait don d’une broderie sur toile de jute qu’elle avait confectionnée, de même que la Fondation du nouveau cinéma latino-américain a conservé sous Pinochet les œuvres cinématographiques chiliennes qui auraient pu être détruites par le régime.

Violeta Parra, broderie sur toile de jute, Musée des Amériques © Léo Rosell

Notre promotion de la culture latino-américaine passe également par l’organisation d’un prix littéraire doté de 3 000 dollars. La plupart des grands prix littéraires internationaux en langue espagnole, comme le prix Alfaguara ou le prix Planeta, sont dotés de 150 000, parfois 200 000 dollars, car ce sont des opérations marketing à l’usage des maisons d’édition. Au contraire, notre politique culturelle a toujours été très claire quant au fait que nous ne souhaitons pas dégrader la culture au rang de marchandise. À Cuba, la culture est considérée comme un besoin fondamental et donc un droit.

LVSL – Comment les artistes sont-ils financés ?

A. P. – C’est l’un des grands problèmes auxquels nous sommes confrontés actuellement, et qui ont été soulevés lors de la réunion. Certains artistes sont directement subventionnés par l’État. C’est notamment le cas des professionnels du théâtre ou de la musique de concert. En règle générale, c’est le cas des arts pour lesquels la demande est relativement faible et dont la vente des places ne permet pas de rémunérer les artistes. D’autres artistes ont des contrats directement avec des entreprises, et gagnent donc selon le succès et la demande de leur travail.

Durant la pandémie, tous les artistes ont été subventionnés, grâce à un effort financier du gouvernement qui a aussi favorisé la tenue de représentations théâtrales ou musicales sur internet et les réseaux sociaux. Mais l’un des symptômes de la pandémie a également été le fait que la population a perdu l’habitude de sortir, ce qui fragilise le secteur des arts vivants comme la musique, le théâtre ou les festivals.

L’enjeu fondamental, selon moi, est de se tirer de cette terrible crise en conservant notre spiritualité et notre âme intactes. Nous avons déjà traversé des moments terribles, notamment lors de la « période spéciale » des années 1990 après la chute de l’URSS et du bloc de l’Est. En 1993, Fidel déclara : « La culture est la première chose à sauver. » Il ne se référait pas seulement aux arts mais plus largement à notre identité, à notre nation. Ces mots sont donc plus que jamais d’actualité.

LVSL : Vous avez été décoré de la médaille Victor Hugo par l’Unesco et vous avez également été élevé au grade de chevalier des Arts et des Lettres par le gouvernement français. Que représentent pour vous la France et plus particulièrement la culture française ?

A. P. – J’ai en effet été décoré de la médaille des Arts et des Lettres par le gouvernement français en 2012. L’idée est venue de mon ami Eusebio Leal, grand historien de La Havane, lui-même chevalier des Arts et des Lettres et commandeur de la Légion d’honneur. Il en a parlé à l’ambassadeur qui a directement accepté. Lors de la cérémonie, on m’a demandé quel était l’auteur français qui m’avait le plus inspiré, et un peu sur le ton de la blague, j’ai répondu Allan Kardec, le fondateur du spiritisme scientifique.

Mais au-delà de la plaisanterie initiale, j’ai toujours été fasciné par le spiritisme, et je garde un souvenir ému de la visite de sa tombe au Père-Lachaise, sans doute la plus entretenue et la plus fleurie. Mon grand-père paternel, Enrique Prieto, a été en quelque sorte un disciple du spiritisme scientifique que l’on doit à Kardec. Mon père, athée convaincu, anticlérical et « bouffeur de curés », comme on dit, a tenté de m’en éloigner, mais avec le temps j’y suis revenu. Je voudrais écrire un ouvrage sur cette question avec un ami, député lui aussi, Enrique Alemán Gutiérrez, président de la Plateforme pour le dialogue interreligieux à Cuba qui a développé le projet Quisicuaba. Ce « spiritisme croisé » mêle spiritisme et santeria, religion populaire folklorique afro-cubaine.

Tombe d’Allan Kardec au cimetière du Père Lachaise, Paris © Creative commons.

Ce qui me passionne, c’est la proximité de cette pratique avec l’idée socialiste de la Révolution. L’un des disciples d’Allan Kardec, Léon Denis, a écrit un livre intitulé Socialisme et spiritisme. Dans la région de Manzanillo par exemple, une partie de Cuba où le spiritisme est très développé, il y a aussi une dévotion traditionnelle très forte pour le communisme. La preuve : avant 1959, les réunions de la cellule locale du Parti communiste de Cuba ne pouvaient s’y tenir le vendredi car des messes du spiritisme avaient lieu ce jour-là. Cette population se sent à la fois communiste et spirite. Ce phénomène se retrouve dans bien d’autres régions de Cuba, et dans d’autres endroits d’Amérique latine, notamment au Brésil qui est La Mecque du spiritisme.

Autrefois, la jeunesse était attirée par la contre-culture de gauche, alors qu’aujourd’hui, comme on dit en Espagne, ce qui est guay, ce qui est cool, c’est être d’extrême-droite.

D’ailleurs, il y avait aussi des connexions avec la théologie de la Libération, qui est un mouvement très intéressant à étudier. Lorsque les Américains se sont rendu compte qu’en Amérique latine, l’Église se mettait à appliquer véritablement les préceptes du Christ, à savoir se rapprocher des pauvres pour participer à leur émancipation, ils sont intervenus directement et l’Église catholique a réprimé les prêtres de la théologie de la libération pour les remplacer par des traditionnalistes évangélistes, qui ont joué un rôle décisif contre Lula et dans l’ascension de Bolsonaro.

Le fait qu’aujourd’hui, les pauvres des favelas suivent de façon aussi massive les évangélistes, jusque dans leur vote, ce qui rappelle la figue du « pauvre de droite » qui obsédait Fidel, est particulièrement préoccupant et nous alerte tous. En particulier chez les jeunes qui, autour des télévangélistes au Brésil, de Vox en Espagne ou des néo-fascistes italiens, notamment sur Instagram qui est devenu le paradis de la jeunesse néo-fasciste, trouvent de plus en plus d’audience. Autrefois, la jeunesse était attirée par la contre-culture de gauche, alors qu’aujourd’hui, comme on dit en Espagne, ce qui est guay, ce qui est cool, c’est être d’extrême-droite. Aujourd’hui, le néo-fascisme a l’avantage d’apparaître comme antisystème. D’autant plus que le personnel politique, y compris de gauche, en Europe, a déçu trop de gens.

Il ne faut donc jamais dissocier les objectifs politiques de la quête de spiritualité des gens. Voilà pourquoi j’ai répondu, sur le ton de la blague, que l’auteur français qui m’a le plus influencé était Allan Kardec, mais derrière l’humour il y avait donc un fond de vérité.

LVSL – Et si vous aviez répondu plus sérieusement à cette question, quels auteurs français vous ont-ils le plus inspiré ?

A. P. – J’ai toujours entretenu une relation très intense, très proche avec la littérature française et les écrivains français. Ce lien remonte à mes lectures d’adolescence, en particulier les œuvres d’Alexandre Dumas et de Balzac, qui ont été très bien traduites et diffusées par les maisons d’édition latino-américaines. Lors de mes études de Littérature et langue hispaniques à l’Université de La Havane, j’ai aussi eu la chance de suivre des cours de littérature française.

L’œuvre de Victor Hugo me fascine évidemment, en particulier Les Misérables, comme celle de poètes français tels que Baudelaire, Paul Valéry ou Rimbaud, qui pour moi est un génie absolu, un véritable illuminé. J’ai découvert Rimbaud grâce au groupe des Orígenes, et à son influence sur José Lezama Lima, l’un de nos plus grands auteurs. On peut même dire qu’il fut le grand inspirateur esthétique et idéologique de la revue littéraire Orígenes. C’est également par ce biais que j’ai découvert des merveilles de la poésie française, des poètes qui se sont révélés fondamentaux pour moi, que j’ai lus et relus, comme Mallarmé. De même, comment pourrais-je ne pas évoquer Camus ? Que ce soit L’Étranger, chef-d’œuvre de la littérature mondiale, ou son essai L’Homme révolté, ce grand texte extraordinaire dont la lecture a été décisive dans mon parcours. Son théâtre me passionne également, comme Le Malentendu, qui est une pièce bouleversante. Je pourrais encore citer André Gide et ses Faux monnayeurs, ou Jean-Paul Sartre également, mais davantage du point de vue de sa pensée que pour ses œuvres narratives.

Pour revenir à votre question plus large sur mon rapport à la France, j’ai eu la chance de venir en France à plusieurs occasions, notamment lors d’un événement à Poitiers qui fut très important pour moi. Il s’agissait d’un colloque organisé sur l’œuvre de Lezama par Alain Sicard, éminent hispaniste français. Nous étions quelques écrivains latino-américains à y avoir été invités, comme la grande poétesse cubaine Fina García-Marruz. Cet assemblage de gens extraordinaires et partageant cette passion pour Lezama est tout simplement inoubliable, d’autant plus que c’était la première fois que je venais en France et que je visitais Paris.

À cette occasion, j’ai pu converser longuement avec Julio Cortázar, qui a entretenu une relation très étroite avec la Maison des Amériques. C’était un grand écrivain et en même temps une personne remarquable, éthique et intègre – qualités qui semblent malheureusement de plus en plus démodées–, loyal envers la Révolution, y compris lors des moments où les campagnes de propagande internationales contre nous furent les plus intenses. Il a publié un poème exceptionnel dans la revue de la Maison des Amériques, qui donne précisément à voir cette grandeur morale qu’il incarnait. À l’occasion de cette rencontre, nous avons découvert que nous avions beaucoup de lectures d’enfance en commun, qui nous ont subitement rapprochés, comme Constancio C. Vigil mais aussi Jules Verne, dont il était un grand lecteur, en témoigne son roman parodique La vuelta al día en ochenta mundos [Le Tour du jour en quatre-vingts mondes, publié en 1967, NDLR].

L’un des éléments caractéristiques de Lezama, qui font de son œuvre quelque chose d’insaisissable pour le milieu universitaire, est en lien avec la cubanité, et au-delà avec le mystère poétique.

Les surinterprétations de Lezama dans le champ académique m’ont toujours amusé. Lors de ce colloque, l’un des intervenants, prisonnier des grilles de lecture structuralistes, a extrapolé le sens d’un poème de Lezama, « Café Alaska », avant d’être gentiment repris à l’ordre par Fina. Cet espace poétique propre à Lezama résiste de façon extraordinaire aux tentatives de réduction interprétative et de digestion par le monde académique. L’un des éléments caractéristiques de Lezama, qui font de son œuvre quelque chose d’insaisissable pour le milieu universitaire, est en lien avec la cubanité, et au-delà avec le mystère poétique. Pour autant, j’ai été impressionné par le dynamisme des études hispanistes en France, avec tout un courant de spécialistes de José Martí comme Paul Lestrade, ou Claude Couffon, qui a traduit Lezama et beaucoup d’autres grands auteurs cubains. Jusque dans l’ascenseur de la Tour Eiffel, nous faisions des jeux de mots et créions des néologismes entre l’espagnol et le français. C’était vraiment une rencontre intellectuelle et amicale exceptionnelle.

LVSL – L’histoire de France semble également jouer un rôle important dans l’imaginaire politique cubain, sous forme de références de la part d’intellectuels ou de politique à notre histoire révolutionnaire en particulier. Y a-t-il des épisodes de l’histoire de France qui ont particulièrement marqué votre réflexion ou votre trajectoire politique ?

A. P. – Mai 68 a été une période qui a profondément marqué ma génération, d’autant plus que je l’ai vécue lors de ma première année à l’Université de La Havane. C’est un moment qui nous a frappés car c’étaient nos guerilleros à nous qui, les premiers, avaient porté les cheveux longs et la barbe en guise de manifestation de leur adhésion à la Révolution. À cette même époque, dans notre université, apparaissait un courant très conservateur, très régressif, qui voyait ces habitudes comme quelque chose venant de l’étranger. C’était pour nous une folie que ce symbole émancipateur nous soit dénié de façon aussi absurde. L’homme nouveau auquel aspirait le Che, avec la barbe et les cheveux longs, devait tout à coup se fondre dans un schéma qui remettait profondément en cause sa propre émancipation.

Morceaux choisis des portraits du Che exposés dans la salle de réunion de la Maison des Amériques © Léo Rosell

La grande révolte juvénile des années 1968 contre la morale et la famille bourgeoise a toujours des conséquences aujourd’hui, en témoigne la réforme du code de la Famille qui a eu lieu à Cuba en novembre 2022 et qui dote notre île d’une des législations les plus progressistes d’Amérique latine, en reconnaissant notamment l’adoption et le mariage homosexuel, ou le concept de « familles » au pluriel. Cette réforme a été approuvée par référendum avec près de 67% de votes pour, dans un contexte extrêmement difficile pour le pays, et avec toutes les autorités religieuses contre, à l’exception des religions afro-cubaines. Ce fut donc une bataille très dure que nous avons gagnée face à ceux qui promettaient qu’une punition divine allait s’abattre sur Cuba.

L’histoire de France passionne aussitôt quiconque commence à s’y intéresser.

Par ailleurs, je suis bien sûr un lecteur passionné de tous les ouvrages que je trouve sur la Révolution française. De toute façon, l’histoire de France passionne aussitôt quiconque commence à s’y intéresser. L’une de mes œuvres préférées est Marat-Sade de Peter Weiss, La Persécution et l’Assassinat de Jean-Paul Marat représentés par le groupe théâtral de l’hospice de Charenton sous la direction de Monsieur de Sade pour donner le titre précis. C’est une pièce de théâtre qui a été magnifiquement adaptée au cinéma par Peter Brook, et qui m’a profondément marqué, au même titre que la peinture de Marat dans son bain par Jacques-Louis David. Quatrevingt-treize de Victor Hugo est également un chef-d’œuvre, comme tous les romans de Hugo évidemment, en particulier Les Misérables, qui est un roman très populaire à Cuba.

La culture française est donc présente et très appréciée à Cuba. L’ambassade de France et l’Alliance française y participent activement, pour le plus grand bonheur de nombre de Cubains. Et puis il y a le cinéma français. La Semaine du cinéma français rencontre chaque année un énorme succès, et le cinéma français est en règle générale, de tous les cinémas étrangers, celui qui attire le plus l’attention des Cubains. Dès qu’un film français est à l’affiche, les gens l’attendent. C’est encore plus le cas des personnes de ma génération qui ont grandi avec la Nouvelle Vague. La Chinoise de Jean-Luc Godard m’a énormément influencé par exemple, et à cette époque, chez les jeunes Cubains comme moi, aller chaque semaine à la cinémathèque était presque une obligation morale.

Cuba : aux origines de la convoitise nord-américaine – Entretien avec Salim Lamrani

© Marielisa Vargas pour LVSL

Le 15 novembre 2022, une délégation du département d’État étasunien posait les pieds à La Havane. Était-ce l’amorce d’une accalmie entre les gouvernements des deux pays ? Selon Salim Lamrani, Maître de conférences à l’Université de La Réunion et auteur de plusieurs ouvrages sur l’embargo contre Cuba, aucun signe de réchauffement ne transparaît dans cet événement. À travers un retour historique sur les relations entre Cuba et les États-Unis, il offre une perspective sur l’agenda de déstabilisation à l’encontre de l’île, auquel une simple visite diplomatique ne mettra pas fin. Entretien réalisé par Maïlys Khider, journaliste et autrice de Médecins cubains : les armées de la paix (LGM éditions, 2021).

LVSL – Depuis quand et de quelles manières les États-Unis tentent-ils d’imposer leur domination sur Cuba, et de s’approprier l’île ?

Salim Lamrani – Le président des États-Unis Thomas Jefferson a souligné en 1805 l’importance stratégique de Cuba et a insisté sur le fait que tôt ou tard, cette île devrait intégrer l’Union américaine. La conquête serait facile, disait-il. Quelques années plus tard, en 1823, le secrétaire d’Etat John Quincy Adams a élaboré la théorie du « fruit mûr », selon laquelle il existait des lois de gravitation physique et politique et qu’avec le temps, tôt ou tard, Cuba finirait par tomber dans l’escarcelle étasunienne. Mais à l’époque, les conditions n’étaient pas réunies, et il fallait attendre le moment venu pour s’emparer de cette île à l’importance géostratégique.

Durant le XIXè siècle, les États-Unis ont essayé à pas moins de six reprises d’acheter Cuba à l’Espagne. La dernière offre était celle du président Pierce – à 130 millions de dollars – qui avait été rejetée par l’Espagne. Par la suite, la guerre d’indépendance cubaine débute en 1868 sous l’égide du « père de la patrie » Carlos Manuel de Céspedes. Elle dure dix ans et se solde par un échec dû notamment aux divisions au sein des différentes factions en faveur de l’émancipation. Quelle a été la position des États-Unis durant cette guerre ? Un soutien résolu, politique et militaire, à l’Espagne.

Washington était opposé à l’avènement d’une République cubaine, par crainte de voir l’émergence d’un nouvel Haïti, après la révolution menée sous l’égide de Toussaint Louverture. En 1878, la guerre d’indépendance échoue et débouche sur la signature du pacte de Zanjón, qui ne donne pas son indépendance à Cuba.

LVSL – En 1898, Cuba arrache son indépendance à l’Espagne après une guerre de plus de trois ans. Quelle a été la réaction des États-Unis ?

SL – José Martí, qui avait analysé en détails les raisons de l’échec de la première guerre d’indépendance, avait compris que la priorité pour pouvoir obtenir l’émancipation était de fédérer toutes les forces indépendantistes au sein d’une même structure. C’est la raison pour laquelle il a créé en 1891 le Parti révolutionnaire cubain, dont l’actuel parti communiste est le descendant.

Le premier président de la Cuba dite « indépendante » (de l’Espagne) a vécu trente ans aux États-Unis, possédait la citoyenneté étasunienne et a déclaré que le futur politique et moral de Cuba dépendait de ses liens avec ce pays

En 1895, José Marti qui a réussi à réunir les différents groupes, lance la guerre. Elle dure trois ans et les Cubains remportent la victoire. Au moment où les indépendantistes étaient sur le point de cueillir les fruits d’années de lutte, les États-Unis décident d’intervenir militairement et occupe l’île en 1898, ruinant efforts et sacrifices qui avaient été réalisés. Leur souhait est d’intégrer Cuba à leur union.

Ils organisent alors un simulacre d’élections. Une assemblée constituante est nommée. Lorsqu’elle rédige le texte constitutif de la nation, les États-Unis imposent par la force l’amendement Platt qui stipule entre autres qu’ils peuvent intervenir à tout moment dans les affaires internes de Cuba. Ils occupent une partie du territoire, la célèbre base de Guantánamo, toujours sous leur joug aujourd’hui. L’un des articles du texte établit que la République cubaine ne peut signer aucun accord de quelque type que ce soit sans l’autorisation des États-Unis, y compris un simple traité d’amitié.

Il y a eu un débat virulent au sein de l’Assemblée constituante car l’amendement Platt allait réduire en miettes toute aspiration à la souveraineté. Mais finalement, les Cubains ont décidé à une courte majorité – 16 voix contre 11 – d’adopter l’amendement en avançant qu’une République imparfaite, néocoloniale était préférable à son absence. Leonard Wood, le gouverneur des États-Unis à Cuba, avait écrit dans une missive à ses supérieurs « il est évident qu’il n’y a aucune indépendance laissée à Cuba avec l’amendement Platt ». Telle était la réalité de Cuba tel que le pays existait en 1901.

LVSL – Comment s’est concrètement manifestée la mainmise des États-Unis sur Cuba après la guerre ?

SL – Le premier président de la Cuba dite « indépendante » (de l’Espagne), Tómas Estrada Palma (1902-1906), a vécu trente ans aux États-Unis, possédait la citoyenneté étasunienne et a déclaré que le futur politique et moral de Cuba dépendait de ses liens avec ce pays ! C’était un annexionniste convaincu. Il ne représentait pas la volonté majoritaire des Cubains, qui visait à obtenir la souveraineté pleine et entière. Très rapidement, dès le début du XXè siècle, les États-Unis ont fait usage de l’amendement Platt en intervenant militairement dès lors que leurs intérêts étaient menacés, ou qu’ils constataient des troubles politiques. Ils sont intervenus en 1906, en 1912, 1917, et une nouvelle fois en 1924, faisant de la Cuba de l’époque une République sous influence, tributaire de la volonté du puissant voisin.

Parfaite illustration des relations entre les deux pays : en 1920, le président Woodrow Wilson envoie à Cuba un émissaire spécial appelé Enoch Crowder, sans en informer le président de l’époque Mario García Menocal. Lorsque celui-ci apprend la présence de l’envoyé spécial, il transmet un courrier diplomatique à Wilson pour lui signifier son étonnement. Quelle a été la réponse de ce dernier ? Je la cite : « Le président des États-Unis n’a pas besoin d’autorisation du président de Cuba pour envoyer un représentant spécial dans l’île ». Sous la Cuba néocoloniale, le premier magistrat de la nation était insulté par écrit par son homologue étasunien.

En 1933, lorsque la population cubaine se révolte contre la dictature de Gerardo Machado, les États-Unis empêchent l’accès à l’indépendance véritable par le biais de leur ambassadeur de l’époque, Sumner Welles. Il conspire avec une figure émergente de l’histoire de Cuba, un sergent qui devient en l’espace de quelques jours colonel et occupera par la suite la scène politique pendant près de 30 ans : Fulgencio Batista.

LVSL – Quel contexte a permis à Fulgencio Batista de se hisser au sommet du pouvoir ?

SL – Fulgencio Batista s’est d’abord présenté au peuple comme le défenseur des aspirations des Cubains à la souveraineté et à davantage de justice sociale. Puis il a trahi son engagement en mettant un terme à cette révolution de 1933. Dans ce but, il s’est fait complice des États-Unis pour renverser le gouvernement de Ramón Grau San Martín. Au même moment, les États-Unis changent de doctrine. Ils se rendent compte que l’amendement Platt est obsolète et coûteux politiquement, car il suscite l’hostilité des Cubains et de toute l’Amérique latine. La doctrine est alors modifiée et s’appuie non plus sur un texte, mais sur un homme qui défendrait les intérêts des États-Unis dans l’île. Fulgencio Batista gouverne en coulisses jusqu’en 1940. Plusieurs présidents se succèdent, jusqu’à l’élection de Batista. Il gouverne durant quatre ans.

En 1944 se succèdent deux gouvernements gangrénés par la corruption. La violence politique est omniprésente. La figure qui représente à cette époque les aspirations populaires, Eduardo Chibás, n’a pas vécu pas assez longtemps pour pouvoir mener à bien le projet du Parti orthodoxe qu’il dirige, et compte parmi ses membres un certain Fidel Castro. En 1952, à quelques mois de l’élection présidentielle qui allait porter au pouvoir ce parti, Batista orchestre un coup d’État militaire et met en place une dictature. Qu’ont fait les États-Unis ? Ils ont reconnu au bout de quelques semaines son gouvernement et l’ont soutenu politiquement et militairement jusqu’aux ultimes instants de décembre 1958, à la veille de la Révolution.

LVSL – L’opposition des États-Unis à Fidel Castro et ses compagnons prend racine avant la Révolution. Cela discrédite-t-il les arguments employés par les États-Unis pour s’opposer au gouvernement cubain ?

SL – La fameuse attaque à la caserne Moncada le 26 juillet 1953 par Fidel Castro et ses compagnons est un échec opérationnel, mais une grande victoire politique. Fidel Castro est par la suite emprisonné. Après avoir purgé sa peine, il lance une guerre de guérilla depuis le Mexique. Celle-ci dure 25 mois, de décembre 1956 à décembre 1958. Durant toute la guerre insurrectionnelle, les États-Unis apportent leur soutien résolu à la dictature de Fulgencio Batista.

Lorsque l’administration Eisenhower impose les premières sanctions économiques en juin 1960, elle les présente comme réaction aux expropriations opérées par le gouvernement révolutionnaire. Or, il s’agit là d’une mesure reconnue par le droit international public.

L’opposition au mouvement du 26 juillet a débuté bien avant l’avènement de la révolution cubaine. C’est la raison pour laquelle le cadre de la guerre froide, qui a servi d’argument aux États-Unis pour vilipender Cuba, ne permet pas à lui seul de justifier ou d’expliquer le conflit entre Washington et La Havane. Le 23 décembre 1958 – une semaine avant la victoire de la révolution cubaine -, lors d’une réunion du conseil de sécurité nationale des États-Unis, Allen Dulles, directeur de la CIA, déclare qu’il faut empêcher la victoire de Castro. A l’époque, il n’y avait aucun lien entre le mouvement 26 juillet et l’Union soviétique.

Dès les premiers instants qui suivent la prise de pouvoir du gouvernement révolutionnaire en 1959, les États-Unis expriment leur désaccord. Ils ouvrent leurs portes aux héritiers de l’Ancien régime – fussent-ils d’ex-tortionnaires ou assassins. Ils refusent d’extrader les responsables de crimes de sang. Cela donne une base juridique aux Cubains pour demander la dévolution de la base navale de Guantánamo. Dans le texte qui régit son occupation, il est spécifié que les États-Unis doivent accéder à toutes les requêtes d’extradition formulées par La Havane.

Au lieu de cela, les États-Unis lancent une campagne politique et médiatique contre la justice révolutionnaire. En 1959, Fidel Castro dès son premier discours à Santiago de Cuba avait affirmé que les responsables de crimes de sang seraient punis par les tribunaux révolutionnaires pour éviter les règlements de compte. Pour ne pas en passer par ce que nous avons connu en France à la libération – 10 000 exécutions en 1945, dont 9000 extra judiciaires. Le gouvernement étasunien dans ces documents secrets reconnaît que dans n’importe quel autre pays, les personnes passées par les tribunaux révolutionnaires auraient subi le même sort avec des accusations similaires.

LVSL – Comment les États-Unis ont-ils justifié leur politique d’oppression et les sanctions économiques mises en place à partir de 1960 contre Cuba ?

La rhétorique diplomatique justifiant l’hostilité vis-à-vis de La Havane fluctue au fil des ans. Lorsque l’administration Eisenhower impose les premières sanctions économiques en juin 1960, elle les présente comme réaction au processus de nationalisation et d’expropriation opéré par le gouvernement révolutionnaire. Or, il s’agit là d’une mesure bien reconnue de droit international public. Non pas de confiscations, comme cela s’est déroulé en URSS en 1917.

Les nationalisations cubaines impliquaient une indemnisation. Elle devait être basée sur les déclarations fiscales des multinationales étasuniennes, entre autres. Or, celles-ci, pour évader l’impôt et piller la richesse du pays, déclaraient une valeur qui couvrait à peine 20% de leurs revenus. Les États-Unis exigent un paiement immédiat, effectif et juste. Cuba ne peut pas payer car l’Ancien régime avait vidé les réserves de la banque centrale avant de s’exiler aux États-Unis, soit 424 millions de dollars.

Ceux-ci exigeaient un paiement en dollars – Cuba n’en avait pas – et au prix qu’ils avaient demandé. Or, le droit international stipule que c’est à l’État nationalisateur de décider des conditions. En réalité, les pertes étasuniennes à Cuba représentaient à peu près 800 millions de dollars. Ce qui est une somme importante mais modeste par rapport à l’économie d’un pays comme les États-Unis.

Cuba a signé des mémorandums d’accord avec tous les autres pays occidentaux affectés par ces mesures : la France, l’Italie, l’Espagne, le Royaume-Uni, etc. Seuls les États-Unis ont refusé. Quelle était la menace représentée par Cuba ? Pas tant les nationalisations car un pays comme les États-Unis pouvait se permettre une perte de 800 millions de dollars. Le danger – si l’on écoute les hauts fonctionnaires et stratèges étasuniens – c’était la menace de l’exemple donné par Cuba.

C’était un possible effet de contagion sur les autres États du continent. Rendez-vous compte de ce que symbolisait une petite île de six millions d’habitants située à une centaine de kilomètres des côtes étasuniennes, colonisée par l’Espagne jusqu’en 1898, mono-productrice et mono-exportatrice, qui lance un processus de réforme agraire… d’où les sanctions immédiates dès juillet 1960, quand Washington a supprimé la quote-part sucrière, principale source de revenus du pays.

LVSL – Entre 1970 et 1990, le discours étasunien a évolué, et de nouveaux motifs sont venus justifier les sanctions…

SL – Kennedy arrive au pouvoir deux années plus tard et fait peser des sanctions économiques totales, avançant que l’alliance avec l’Union soviétique est inacceptable. Or, les États-Unis ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour amener Cuba à s’allier avec Moscou. Cuba dès le départ a souhaité maintenir les relations avec les États-Unis, basées sur la symétrie, la réciprocité, la non ingérence. Lorsque les États-Unis découvrent que Cuba essaie d’acquérir des armes auprès des alliés latinoaméricains, ils font pression pour que la seule alternative pour La Havane soit l’Union soviétique et ainsi pouvoir justifier leur politique.

Dans les années 70 et 80, les États-Unis ont brandi un nouvel argument pour s’opposer à la normalisation des relations avec Cuba : le soutien apporté par La Havane aux mouvements révolutionnaires et indépendantistes. Puis, lorsqu’en 1989 le mur de Berlin s’est effondré et l’Union soviétique désintégrée, Cuba s’est retrouvée dans la pire crise économique de son histoire, avec une perte de 85% de son commerce extérieur, un produit intérieur brut (PIB) qui a chuté de 30 points, un taux de consommation calorique par habitant divisé par deux, une économie paralysée. Les États-Unis en profitent pour voter la loi Torricelli, qui stipule que toute entreprise étrangère qui importe de la marchandise à Cuba se verra interdire pendant six mois l’entrée dans les ports étasuniens… Cuba avait besoin de nouveaux partenaires, Torricelli aurait pu être le coup de grâce.

Obama a fait bien plus que n’importe lequel de ses prédécesseurs. Mais il a fait bien moins que ce qu’il aurait pu en tant que détenteur du pouvoir exécutif. Il pouvait parfaitement démanteler 90% des sanctions économiques

Quatre années plus tard, sous l’administration du libéral Bill Clinton, une nouvelle loi est promulguée : Helms Burton. C’est une aberration juridique en raison de son caractère extraterritorial. Ses mesures s’appliquent au monde entier. Elle sanctionne les entreprises étrangères qui investissent dans des propriétés nationalisées dans les années 60 ayant appartenu à des citoyens étasuniens.

LVSL – George W.Bush est élu président des États-Unis en 2000. Malgré une respiration due à l’arrivée au pouvoir d’un allié de Cuba, Hugo Chavez, au Venezuela, Bush a tout fait pour continuer d’étouffer l’île…

SL – En 2004, l’administration Bush crée une commission d’assistance à une Cuba libre, qui adopte de nouvelles sanctions. La principale est celle qui a affecté les familles. De 2004 à 2009, les Cubains des États-Unis ne pouvaient se rendre que deux semaines tous les trois ans dans leur pays d’origine, à condition d’avoir un membre direct de leur famille sur place, selon un définition spécifique de la famille qui ne s’applique qu’à eux (elle concerne les enfants, les parents, le mari, l’épouse, etc). Les Cubains qui avaient une tante à Cuba par exemple ne pouvaient plus s’y rendre.

De la même manière, le président Bush, par le biais de cette commission, a limité à 100 dollars par mois l’aide qu’il était possible d’apporter à un membre de la famille, à condition qu’il ne soit ni fonctionnaire du ministère de l’Intérieur, ni fonctionnaire des forces armées, ni membre du Parti Communiste cubain. Limiter le montant des remesas (envois d’argent), asséchait l’une des premières sources de revenus du pays. La première, ce sont les services médicaux que Cuba exporte, la deuxième les remesas, puis le tourisme.

LVSL – Barack Obama est dépeint comme un allié de Cuba. A-t-il (temporairement) levé la chape de plomb qui pèse sur le pays ?

SL – Barack Obama a flexibilisé quelque peu les mesures prises par Bush. Il a notamment annulé les restrictions liées aux visites familiales. Je diviserais la présidence d’Obama en deux parties : la première va de 2009 à 2014. L’administration qui a octroyé les sanctions financières les plus lourdes en raison de liens avec Cuba, a été celle du premier mandat d’Obama. BNP Paribas a été sanctionnée à hauteur de 7,9 milliards de dollars, alors qu’elle n’a pas violé le droit français, européen ou la législation internationale. Quel a été son crime ? D’avoir réalisé des transactions en dollars avec Cuba. Le Crédit agricole a, lui, été sanctionné à hauteur de 686 millions de dollars.

Obama réalise alors qu’il est isolé sur le plan diplomatique. Sur le continent américain en 2014, le seul pays à ne pas avoir de relations diplomatiques et commerciales avec Cuba, ce sont les États-Unis. Face aux critiques venues de toutes parts, ils opèrent un changement tactique. L’objectif d’Obama a été le même que celui de Bush, que celui de Clinton, de Reagan, de Carter, etc, c’est-à-dire ramener Cuba dans le giron étasunien. Seules les modalités étaient différentes. Obama s’est rendu compte que la politique d’agression, de contrainte et de menace ne fonctionnait pas.

Son calcul a été, par son influence, de convaincre les Cubains que le modèle de société étasunien était le meilleur. Et je crois qu’Obama a commis une erreur d’analyse qui est propre aux anglos axons qui méconnaissent la réalité latinoaméricaine. À Cuba, tous les Cubains savent que le niveau de vie matériel aux États-Unis est supérieur à celui de leur île. Donc lorsqu’un Cubain émigre aux États-Unis, il n’est pas surpris par ce qu’il découvre ; il sait également que là-bas, le système de santé et d’éducation est différent. En revanche, lorsque les Étasuniens vont à Cuba, l’immense majorité sont extrêmement surpris par ce qu’ils découvrent. Ils s’attendent à arriver dans l’antichambre de l’enfer (c’est comme ça que l’île est présentée depuis six décennies).

Ils découvrent une population éduquée, avec une sécurité, un accès universel à la santé, à l’enseignement, où les enfants sont protégés. Donc, la bataille idéologique qu’espérait gagner Obama partait d’un postulat qui était faux, c’est-à-dire croire que les Cubains aspiraient à adopter leur modèle économique, alors qu’ils souhaitent conserver leurs acquis et à améliorer leur niveau de vie, sans renoncer à la souveraineté nationale.

Obama a adopté deux mesures constructives. Il a fait bien plus que n’importe lequel de ses prédécesseurs. Mais il a fait bien moins que ce qu’il aurait pu en tant que détenteur du pouvoir exécutif. Il pouvait parfaitement démanteler 90% des sanctions économiques. Il ne pouvait pas permettre à Cuba d’acheter des produits étasuniens dans des filiales étasuniennes installées à l’étranger, par exemple acheter des voitures Ford au Panama. Mais il pouvait autoriser Cuba à acheter des voitures Ford à Miami. De la même manière, il ne pouvait pas permettre à Cuba d’acheter des matières premières alimentaires à crédit. mais pouvait autoriser l’achat de produits non alimentaires à crédit.

Le président ne peut pas permettre aux entreprises étrangères d’investir sur des terres ayant été nationalisées et ayant appartenu à des citoyens étasuniens. Mais il peut permettre aux investisseurs étasuniens d’investir partout ailleurs. Il n’y a donc pas eu de cohérence entre la rhétorique d’Obama qui a appelé le Congrès à lever les sanctions, et son attitude au vu des prérogatives dont il n’a pas fait usage.

LVSL – Quelle position a adoptée Donald Trump et quelles perspectives ouvre la présidence de Joe Biden ?

SL – Donald Trump a opéré un revirement vis-à-vis de la politique d’Obama. Il a introduit pas moins de 242 mesures coercitives contre les Cubains. Il est revenu à la politique anachronique, cruelle et illégale d’agression et de coercition économique. En pleine pandémie de Covid, Trump a imposé des sanctions qui ont empêché les Cubains d’acheter des appareils vitaux pour la santé de leur population. Quelle a été la réalité du gouvernement Trump ? Il s’en est pris aux missions médicales cubaines, menaçant et amenant certains pays à rompre les contrats ou projets de contrats. Il s’en est pris aux remesas en les limitant à 100 dollars par mois. Il s’en est pris au secteur touristique.

Un dernier mot sur Joe Biden, qui lors de sa campagne s’était engagé à revenir à la politique d’Obama. Nous sommes à mi-mandat et la seule chose qu’il ait faite est de débuter un dialogue migratoire afin de rouvrir les représentations diplomatiques consulaires à La Havane, qui avaient été fermées par Trump. Un Cubain qui souhaitait effectuer une visite familiale aux États-Unis devait se rendre dans un autre pays pour faire une demande de visa, sans avoir la garantie de l’obtenir. C’est comme si on demandait à un Français qui souhaite se rendre aux États-Unis d’aller en Turquie ou en Chine pour le demander.

Le conflit dans lequel Washington place La Havane est asymétrique et unilatéral. Les États-Unis sont incapables d’accepter la réalité d’une Cuba souveraine, avec un modèle politique spécifique et un système socio-économique différent du leur. Toute la rhétorique que l’on entend de la part de l’administration étasunienne relayée par la presse ne résiste pas à l’analyse factuelle. L’indépendance et la répartition équitable des richesses, c’est cela que n’acceptent pas les États-Unis.