Président de Bolivie durant treize ans, Evo Morales est considéré comme une figure majeure du « virage à gauche » d’Amérique latine. Il a été renversé par un coup d’État pro-américain en novembre 2019, auquel Le Vent Se Lève a consacré de nombreux articles. Son parti, le Mouvement vers le socialisme (MAS), est à présent revenu au pouvoir suite à des élections remportées par son allié Luis Arce Catacora. Evo Morales continue d’occuper des fonctions politiques et diplomatiques essentielles. Il considère que l’élection de nombreux chefs d’État progressistes – Gabriel Boric au Chili, Gustavo Petro en Colombie et plus récemment Lula au Brésil – constituent une opportunité pour relancer l’intégration régionale d’une Amérique latine souveraine face aux États-Unis. Nous retrouvons Evo Morales deux ans après une première rencontre. Entretien réalisé par Vincent Ortiz, retranscription Marielisa Vargas.
LVSL – Quel regard portez-vous rétrospectivement sur la médiatisation du coup d’État que vous avez subi, et le rôle des chancelleries occidentales ?
Evo Morales – D’une manière générale, je dirais que les médias qui défendent les revendications des peuples ou des mouvements sociaux sont rarissimes. Les médias boliviens sont une arme de destruction massive. Ils sont la voix officielle de l’oligarchie et de la droite bolivienne. Ils ont pour fonction de contaminer idéologiquement les nouvelles générations, qui utilisent surtout les réseaux sociaux, et sur lesquels nous ne sommes pas encore assez performants. Ils propagent la désinformation, comme récemment, à propos de la marche pour la patrie : les médias boliviens ont prétendu que nous étions « quelques centaines de marxistes », alors que nous étions plus d’un million, ce qui constitue un événement historique en Bolivie [fin novembre 2021, le gouvernement bolivien organisait une marche pour la patrie à laquelle Evo Morales a participé NDLR].
Quant aux États occidentaux, nous savons aujourd’hui que l’Union européenne – la Commission, pas le Parlement – a pris part au coup d’État. Nous savons également que l’Angleterre a financé le coup d’État.
LVSL – Selon de nombreuses spéculations, l’accaparement du lithium était l’un des objectifs des auteurs du coup dÉtat. Quelle est votre analyse à ce sujet ?
EM – La véritable cible du coup d’État, c’était notre modèle économique. Je rappelle que notre modèle économique a permis une croissance et une réduction de la pauvreté qui sont historiques. Il s’est fondé sur la nationalisation des ressources naturelles. Durant les treize années où j’ai gouverné, la Bolivie a pris la tête des États latino-américains en termes de croissance. La nationalisation nous a permis de progresser dans le processus d’industrialisation.
Revenons au coup d’État. Qu’a dit Elon Musk, le maître de Tesla, à propos du coup d’État ? « Nous renversons qui nous voulons. Faites-en ce que vous voulez ». Il y a deux semaines, on pouvait lire dans un média : « le commando Sud des États-Unis s’intéresse au lithium ». La dirigeante du commando Sud des États-Unis a qualifié l’Amérique latine de « quartier » des États-Unis.
Les sources faisant état d’un intérêt des États-Unis pour le lithium sont innombrables. Les États occidentaux ne souhaitent pas que l’Amérique latine s’industrialise. Ils veulent qu’elle continue à leur vendre des matières premières.
LVSL – Vous avez récemment participé au huitième sommet du Grupa de Puebla, forum politique qui a pour fonction de défendre l’intégration régionale sur des bases de progrès social et de souveraineté. Quelles sont les revendications que vous y avez porté ?
EM – Le Grupo de Puebla est une organisation qui rassemble divers ex-présidents, ex-ministres, responsables et partis politiques, et qui a émergé en réaction au Groupe de Lima [coalition politique qui est apparue en 2017, et qui a rassemblé jusqu’à 12 gouvernements conservateurs et pro-américains d’Amérique latine, avec pour fonction de trouver une « issue » à la crise vénézuélienne NDLR]. Il rassemble les acteurs qui, quelques années plus tôt, avaient été à l’origine de l’UNASUR et des diverses tentatives d’intégration régionale en faveur des peuples. Derrière les partis politiques, on trouve des mouvements sociaux qui défendent une perspective anti-impérialiste et anti-capitaliste.
Dans le conflit entre la Russie et l’Ukraine, nous souhaitons conserver notre autonomie et notre souveraineté.
Comment nous définissons-nous ? D’abord, par une perspective internationale en opposition à la doctrine Monroe, dont nous commémorons les 200 ans, qui proclamait « l’Amérique aux Américains ! » [Evo Morales fait référence à la doctrine géopolitique du président James Monroe. « L’Amérique aux Américains » était d’abord un slogan dirigé contre les menées colonialistes des Européens, mais il a rapidement justifié la mainmise de l’Amérique du Nord sur le sous-continent NDLR]. En opposition, nous proclamons : « L’Amérique plurinationale des peuples pour les peuples ». Pour nous, la plurinationalité est l’unité dans la pluralité pour affronter l’adversité.
C’est la raison pour laquelle nous souhaitons mener à bien un processus d’intégration régionale. Premier objectif : comment en finir avec l’OEA ? [Organisation des États américains, très controversée en raison de son exclusion de Cuba depuis 1962 NDLR]. Rappelons que cette organisation a exclu Cuba et a soutenu le coup d’État bolivien. L’OEA est une ennemie de l’intégration, et un instrument de l’interventionnisme. Ensuite, en renouant avec l’UNASUR et en institutionnalisant l’appartenance des États latino-américains à la CELAC [L’Union des nations sud-américaines et la Communauté des États latino-américains et caribéens concernent rétrospectivement l’Amérique du Sud et l’Amérique latine, à l’exclusion des États-Unis NDLR]. Nous souhaitons que la CELAC devienne une OEA sans les États-Unis d’Amérique. En cela, Lula renoue avec l’esprit des Chavez, Kirchner, Correa, Fidel…
D’un autre côté, nous souhaitons mener une campagne internationale contre l’OTAN. La désinformation est très forte à propos du conflit russo-ukrainien. On compte plus de de 200.000 victimes Russes et Ukrainiennes. Qui doit-on blâmer, l’Ukraine ou la Russie ? Qui a provoqué cette guerre, l’OTAN ou la Russie ? Dans ce conflit, nous souhaitons conserver notre autonomie et notre souveraineté.
En octobre 2020, un an après le coup d’état de novembre 2019 qui avait vu la destitution d’Evo Morales par l’armée bolivienne puis son exil au Mexique et en Argentine, son parti, le Mouvement vers le socialisme (MAS) revenait au pouvoir triomphalement. L’ancien ministre de l’économie Luis Arce Catacora, dauphin d’Evo Morales, l’emportait avec plus de 55% des suffrages exprimés dès le premier tour du scrutin. D’aucuns auraient pu penser que cette victoire écrasante mettrait un coup d’arrêt aux innombrables tensions et violences politiques que connaît la société bolivienne depuis maintenant plusieurs années. Il n’en aura rien été. Depuis un an, et particulièrement ces derniers mois, l’opposition conservatrice et libérale apparaît plus radicalisée que jamais, tandis que le gouvernement de Luis Arce continue à mobiliser sa base électorale contre celle-ci. Nous avons pu assister sur place aux principaux événements politiques qui ont scandé ces derniers mois.
La victoire éclatante du MAS aux élections d’octobre 2020, avec plus de 55 % des voix, a été vue par certains comme une défaite probablement fatale aux différentes forces politiques anti-massistes [NDLR : du MAS, Mouvement vers le socialisme], principalement de droite, telles que le Comité civique pro-Santa Cruz – organisation réunissant de grands chefs d’entreprises de la région prospère de Santa Cruz, à l’est de la Bolivie – ou les différents partis de droite et d’extrême droite boliviens que sont respectivement Comunidad Ciudadana ou Creemos. Cette assertion s’est avérée largement exagérée, comme l’attestent, ces trois derniers mois, une violence inégalée depuis le coup d’état de 2019.
Polarisation politique croissante depuis le retour au pouvoir du MAS
Tout commence en octobre 2021, lorsque le président Luis Arce annonce son intention de proposer au vote de l’Assemblée plurinationale de Bolivie une loi visant à lutter contre le financement des activités illégales et le blanchiment d’argent, la « Ley 1386 ». Celle-ci inquiète le secteur des travailleurs informels – qui emploie plus de la moitié de la population active bolivienne – et certains de leurs syndicats. Ces derniers craignent que la loi soit le prétexte à un contrôle accru de leurs activités économiques et de leurs investissements, pour la plupart informels et non enregistrés par les services fiscaux de l’État national. Cette conviction est notamment alimentée par une campagne de désinformation menée par la droite. Selon cette dernière, la loi serait le signe du basculement du régime dans la dictature. La contestation du texte par la droite vient s’assortir d’autres revendications, telles que la libération de l’ex-présidente intérimaire Jeanine Anez, en détention provisoire pour avoir autorisé l’armée à tirer sur les soutiens d’Evo Morales lors du coup d’état de novembre 2019, et l’arrêt des poursuites judiciaires contre les responsables politiques ayant contribué à sa destitution.
NDLR : Le Vent Se Lève a consacré de nombreux articles au coup d’État de novembre 2019 contre Evo Morales. Lire en particulier l’article du même auteur : « Aux origines du coup d’État en Bolivie », celui de Baptiste Albertone : « Les coups d’État à l’ère de la post-vérité », celui de Denis Rogatyuk : « Bolivie : anatomie du coup d’État » et celui de Guillaume Long : « Le tournant à 180 degrés de la politique étrangère bolivienne depuis le coup d’État ».
Dans les départements de l’ouest bolivien, historiquement hostiles au MAS et au proceso de cambio – le nom donné au projet de transformation sociale, économique et culturelle mis en place par le MAS depuis son arrivée au pouvoir en 2005 – le mouvement d’opposition au projet de loi organise à partir du 8 novembre un blocage illimité des principaux axes de transport afin de déstabiliser l’économie. Le Comité civique de la ville de Santa Cruz – une organisation patronale soutenant le parti d’extrême-droite Creemos – organise le blocage total de la capitale départementale, premier pôle démographique du pays avec près de 2,5 millions d’habitants.
Certaines mesures phares des années Morales, comme la hausse considérable de la taxation des multinationales, n’ont jamais été acceptées par les secteurs les plus combatifs de l’opposition néolibérale bolivienne
Le gouverneur du département de Santa Cruz, Fernando Camacho, qui s’était distingué par sa violence à l’égard des militants du MAS et de ses soutiens indigènes lors du coup d’état de 2019, profite de la situation pour se présenter comme une alternative politique au MAS. Dans le département de Potosi, au sud-ouest du pays, les blocages organisés par le Comité civique de Potosi, organisation similaire au Comité civique de Santa Cruz, finissent en affrontements avec certains sympathisants du MAS et provoquent, le 6 novembre, la mort de l’un d’entre eux. La situation semble alors explosive et oblige le gouvernement à retirer son projet de loi.
Face à l’intensité et à la violence des contestations à son égard, le MAS choisit de riposter afin de réaffirmer son autorité et de couper court aux appels à un nouveau coup d’État, lancé par certains. Dès le 8 novembre, premier jour du blocage national illimité organisé par les opposants au projet de loi, le MAS rassemble l’ensemble des organisations sociales qui lui sont affiliées sur la plaza Murillo, à La Paz, le lieu central du pouvoir exécutif et législatif. Officiellement, celles-ci sont conviées afin de célébrer la première année de gestion du président Luis Arce. Officieusement, cette célébration donne lieu à un défilé de plus de 5 heures devant le palais présidentiel, auquel participent l’ensemble des organisations sociales réunies dans le « Pacte d’Unité », l’alliance forgée par le MAS avec ses bases paysannes et ouvrières et réunissant notamment la puissante Centrale Ouvrière Bolivienne (COB) ou la Centrale syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie (CSUTCB). Au cours de ce défilé, plusieurs régiments de l’armée bolivienne défilent eux-aussi. Véritable démonstration de force, le rassemblement permet à Luis Arce de réaffirmer sa légitimité politique et de montrer à ses opposants que l’armée bolivienne est, cette fois, prête à défendre les autorités légalement instituées.
L’initiative vient ensuite de l’ex-président et figure morale du MAS, Evo Morales. Celui-ci organise à partir du 23 novembre une « marche pour la patrie » partant de Caracollo, dans le département de Cochabamba, et arrivant à La Paz, la capitale, une semaine après. La marche rassemble plusieurs dizaines de milliers de sympathisants du MAS venus des neuf départements boliviens. Le 29 novembre, la marche emplit les rues de La Paz au cri de « Vive la démocratie », « Le peuple est avec Luis ! ». Sur la place San Francisco de La Paz, devant plusieurs dizaines de milliers de leurs soutiens, le président Luis Arce et l’ex-président Evo Morales lancent une série d’offensives verbales contre les membres de l’opposition, qualifiés de « vendeurs de patrie » (vendepatrias), de « putschistes » (golpistas) ou encore de « racistes ». Au cours de cette marche, nous avons pu discuter avec des sympathisants du MAS venus de l’autre bout du pays et se disant prêts à défendre leur parti « jusqu’au bout ».
Mobilisation d’une opposition qui n’a jamais reconnu la légitimité du MAS
Comment expliquer cette polarisation politique extrême, alors même que le MAS détient une légitimité électorale ne pouvant souffrir d’aucune contestation ?
Il convient de se rappeler que même si le MAS est parvenu à remporter les élections présidentielles de 2020 dès le premier tour, les deux partis suivants, Comunidad Ciudadana et Creemos ont tout de même atteint à eux deux 45 % des suffrages exprimés, soit la moitié des électeurs. L’électorat de ces deux partis, regroupant des classes moyennes urbaines ainsi que la quasi totalité des catégories supérieures boliviennes ne s’est jamais identifié au projet de transformation sociale, économique et culturelle mis en place par le MAS, régulièrement qualifié de socialiste, communiste, chaviste ou indigéniste. Certaines mesures phares des années Morales, comme la hausse considérable de la taxation des multinationales du gaz et du pétrole ou la mise en place d’une nouvelle constitution en 2009 faisant de la Bolivie un « État plurinational » reconnaissant en son sein une diversité de « peuples indigènes » n’ont jamais été acceptées par les secteurs les plus combatifs de la droite néolibérale bolivienne – présents notamment dans ce que l’on nomme la Media Luna, les départements de l’ouest : Tarija, Pando, Beni et Santa Cruz.
Économiquement et culturellement, la majorité des habitants de ces départements est en effet bien différente de l’électorat du MAS. Plus blanche, plus aisée, plus éduquée, plus « occidentalisée », elle voit dans les États-Unis un modèle économique et politique – là où le MAS se présente comme « anti-impérialiste ».
Les secteurs les plus mobilisés de l’opposition bolivienne nient tout simplement la légitimité électorale du MAS. Le leader du Mouvement Nationaliste Révolutionnaire (MNR) Luis Eduardo Siles n’en démord pas : « Ils ont fraudé lors des dernières élections. Je ne sais pas dans quelles proportions, mais ils ont fraudé. » Une accusation qui avait déjà motivé le coup d’État de novembre 2019, dont la fausseté a été établie à de nombreuses reprises.
Enfin, s’agissant de l’ensemble des secteurs sociaux favorables au MAS, M. Siles nous a expliqué qu’ils étaient pour la plupart manipulés par ce dernier, qui «paye les gens pour aller manifester », comme cela fut le cas, selon lui, lors de la Marche pour la patrie de novembre 2021 [1]. L’affiliation politique et idéologique de larges pans de la société au MAS est ainsi perçue comme le fruit de manoeuvres clientélistes. La possibilité que ceux-ci aient pu choisir le MAS pour son programme social et économique est systématiquement déniée. Certains représentants politiques du MAS sont quant à eux dépeints comme des agents de l’étranger, comme des forces « anti-nationales ». Motif rhétorique récurrent, des militants du MNR nous ont ainsi affirmé qu’Evo Morales était un agent de Cuba et du Venezuela…
L’illégitimité de la gauche massiste étant proclamée haut et fort, le recours à des moyens extra-légaux pour la renverser n’est jamais loin. Dans le cadre des journées de blocage de novembre 2021, le président du Comité civique de Santa Cruz, M. Romulo Calvo, a ainsi affirmé que le peuple bolivien saurait « trouver la formule » pour se faire écouter du gouvernement. L’appel voilé à un nouveau coup d’État ou à des déstabilisations à venir permet à cette droite mobilisée de rappeler à la majorité indigène, qui soutient largement le MAS, que son hégémonie politique est sans doute plus fragile qu’elle ne l’imagine.
Enfin, même s’il est difficile d’évaluer les potentielles ingérences provenant de la puissance américaine, il est indéniable que celle-ci aurait intérêt à un retour au pouvoir de la droite bolivienne et du néolibéralisme. Lors du coup d’État de 2019 déjà, l’Organisation des États Américains (OEA) – une organisation largement acquise aux intérêts nord-américains – avait déstabilisé le gouvernement d’Evo Morales en diffusant ces accusations infondées de fraude électorale.
Dans son bureau de l’Assemblée plurinationale de Bolivie, la députée du MAS Bertha Acarapi évoque les intérêts étrangers : « On nous a toujours envié car nous avons des ressources, et qu’on les a distribué au peuple. Or, certains veulent les reprendre. On dit que le coup d’État a été généré notamment par ceux qui voulaient le lithium. Pour moi, il y a toujours des intérêts étrangers. C’est pour cela que nous disons que l’ennemi vient de l’extérieur, il n’est pas à l’intérieur. Nous, on va continuer à prendre soin de nos ressources et de notre démocratie ». Si ces pressions extérieures sont bien réelles, les responsables du MAS tendent à abuser de cet argument pour occulter les oppositions internes.
Le rôle du MAS dans la montée des tensions actuelles
Le MAS, quant à lui, n’a pas digéré le traumatisme du coup d’état de 2019. Il est constamment évoqué dans les discours publics. Cette attitude radicalise l’état de guerre latent avec l’ensemble de l’opposition de droite. Le MAS contribue-il ainsi à la radicalisation de l’opposition modérée ? C’est ce que lui reprochent certains de ses critiques, non nécessairement liés à l’opposition néolibérale.
Bien que l’ensemble des procédures judiciaires instruites contre les responsables du coup d’État s’appuient sur des preuves formelles de responsabilité, l’incapacité du MAS à réformer le système judiciaire et à le rendre absolument indépendant du pouvoir politique accentue la méfiance des Boliviens à l’égard de ces procédures. C’est ainsi que la procédure instruite contre l’ex-présidente intérimaire Jeanine Añez depuis mars 2020 peut être pointée du doigt par l’opposition comme un acte de vengeance.
Les tensions et violences actuelles s’expliquent aussi par la détérioration de l’image du MAS depuis 2016, jusqu’à aujourd’hui. Cette année-là, Evo Morales a refusé de prendre en compte les résultats d’un référendum qu’il avait lui-même organisé, et qui devait lui permettre de se représenter une troisième fois – ce qui est pourtant interdit par la Constitution bolivienne. À El Alto, ville indigène et populaire qui a pourtant largement voté pour le MAS lors des dernières élections, certains habitants, tout en soutenant le programme social du parti, réprouvent l’attitude de l’ex-président : «Nous les soutenons parce qu’ils défendent le peuple, mais nous reconnaissons qu’il y a eu des erreurs, notamment de la part d’Evo Morales. »
Bien sûr, la base politique du MAS se nourrit des tensions actuelles. La constitution par le MAS d’une frontière interne entre « l’ami » et « l’ennemi » – pour employer des termes schmittiens – lui permet de souder ses bases et de les mobiliser de façon permanente. Cette frontière interne contribue à l’invisibilisation d’autres conflits politiques en Bolivie. Les opposants de gauche au MAS, de même que les mouvements indigènes ou écologistes critiquant la politique néo-extractiviste du MAS sont ainsi totalement invisibilisés – quand ils ne sont pas assimilés à l’opposition néolibérale. Enfin, l’accentuation des tensions actuelles est aussi due à la vision « unanimiste » du peuple bolivien qu’exprime le MAS.
NDLR : Lire sur LVSL notre entretien avec l’ex-premier ministre bolivien Álvaro García Linera, l’un des théoriciens de la pratique politique du MAS : « En temps de crise, derrière chaque libéral modéré se trouve un fasciste »
Pour la sociologue argentine Maristella Svampa, cette vision unanimiste, typique des gouvernements dit « populistes » d’Amérique latine entraîne ces derniers à adopter une vision « fermée » de la communauté nationale, celle-ci devant reposer sur des valeurs et des idéaux préalablement définis, et qui ne peuvent être contestés [2]. Cette vision a pour conséquences la condamnation de ceux qui ne se conforment pas à ces valeurs et qui ruinent ainsi « l’unité nationale », qu’ils soient de droite ou de gauche. Un processus qui concourt à la radicalisation des opposants au MAS – même lorsqu’ils ne sont pas liés à l’oligarchie bolivienne -, mais qui galvanise ses partisans. Les coordonnées politiques boliviennes ont-elles réellement changé depuis l’élection d’Evo Morales en 2006 ?
Après une victoire triomphale aux élections présidentielles, Luis Arce a été intronisé à la présidence de Bolivie dans un climat politique tendu. Quelques jours après l’assassinat d’un syndicaliste bolivien, le nouveau président a en effet échappé à un attentat à la bombe. Nous avons interrogé Adriana Salvatierra, présidente du Sénat bolivien lors de la dernière année du mandat d’Evo Morales. Elle est revenue sur les perspectives du nouveau gouvernement, le contexte régional, mais aussi la structuration et l’agenda de l’opposition. Entretien réalisé par Denis Rogatyuk et Bruno Sommer.
LVSL – Dans quelle ambiance s’est déroulée la campagne électorale ces dernières semaines ?
Adriana Salvatierra – La campagne a été assez dure à cause du récit de fraude électorale construit pour légitimer le coup d’État de novembre 2019. Tout comme nous avions gagné les élections de 2019, nous avons gagné les élections de 2020, et cette fois avec une marge plus importante puisque nous avons obtenu 55% des voix. C’est une donnée importante qui discrédite les arguments de ceux qui ont essayé de légitimer le coup d’État.
Le deuxième élément important est qu’il s’agit d’une preuve de courage de la part du peuple bolivien. La veille des élections, le gouvernement de Jeanine Áñez a mené une démonstration de force avec le soutien de la police dans les rues pour intimider le peuple bolivien. Et pourtant, ce dernier s’est fortement exprimé dans les urnes.
Cette année a également été source de nombreux et importants apprentissages pour nous en tant que militants du MAS (Movimiento al Socialismo, mouvement vers le socialisme, ndlr), une année pleine de douleurs, mais qui a ouvert une voie d’espoir essentielle.
LVSL – Le MAS a obtenu 55% des voix, mais aussi la majorité dans les deux chambres de l’Assemblée plurinationale. Un tel résultat était-il attendu et comment l’expliquer par rapport aux élections de l’an dernier ?
AS – Nous avions calculé que nous gagnerions au premier tour, mais je n’imaginais pas que nous allions dépasser les 50%. Cette victoire s’explique par le fait que nous avons su incarner les besoins de la population dans ce contexte difficile, alors que d’autres partis politiques s’affrontaient pour savoir qui était l’opposant légitime ou le meilleur adversaire du MAS. Nous nous sommes concentrés sur les réponses à apporter aux gens, sur la manière dont nous allions retrouver stabilité et croissance économiques, comment nous allions promouvoir un nouveau processus de création d’emplois, comment l’économie serait réactivée sous la direction de Luis Arce et David Choquehuanca.
Le deuxième élément à prendre en compte est que les gens ont pu comparer. L’opposition – qui a dénoncé pendant 14 ans le projet politique du MAS – a démontré par l’exercice du pouvoir son inefficacité, son incapacité à gérer l’appareil d’État et sa façon d’administrer le politique autour de ses intérêts de classe. Par cette comparaison rendue possible, les gens ont constaté la différence entre leur situation un an auparavant et leur situation actuelle, comment un an auparavant leur vie était organisée et comment tout cela s’était effondré, pas seulement à cause de la crise sanitaire mais à cause d’une mauvaise gestion publique.
Ainsi, le fait que notre programme ait cherché à répondre aux besoins réels de la population, et cette période où les gens ont pu comparer les projets politiques, ont vraiment été deux facteurs décisifs dans cette élection.
LVSL – Après que le MAS a été démocratiquement élu par une majorité de la population, on continue de voir divers groupes paramilitaires, ne reconnaissant pas la victoire, attaquer des groupes affiliés au MAS. Quel impact ces attaques ont-elles eu sur les mouvements sociaux et comment allez-vous aborder cette question dans les semaines à venir ?
AS – Ce que l’on constate est un échauffement de la rue visant à renforcer le leadership de Luis Fernando Camacho aux élections départementales et municipales. Il existe effectivement des groupes paramilitaires à caractère fasciste, mais ils sont toujours plus minoritaires. Même Mike Pompeo aux États-Unis a reconnu la victoire du MAS, tout comme la communauté internationale, les États, les observateurs internationaux, la Cour suprême électorale, les partis politiques qui ont participé à cette élection, tous à l’exception de Luis Fernando Camacho. Cette position devient de plus en plus isolée, sans alternative, mais elle continue de revendiquer la participation de Luis Fernando Camacho aux élections locales, afin d’en faire l’interlocuteur valable de la région.
Ce fait devrait attirer notre attention car en perdant deux circonscriptions dans l’aire urbaine, nous sommes dans des conditions défavorables pour résister à un projet autoritaire. Cela implique de restructurer l’action militante sur le territoire. Mais il me semble que l’aspect le plus problématique de la figure de Luis Fernando Camacho est son extrême conservatisme et régionalisme, une caractéristique qui a marqué sa ligne de campagne et qui a instrumentalisé la religion comme identité démographique du pouvoir. Il a aussi fait du régionalisme un étendard à imposer au pays, or ce n’est pas ce que nous cherchons à construire en tant que Boliviens et Boliviennes. Au contraire, nous croyons à l’intégration comme un élément essentiel pour le développement national.
LVSL – Quel avenir voyez-vous pour la droite bolivienne ? Y aura-t-il une réelle opposition au MAS dans les années à venir en Bolivie ?
AS – Nous ne devons pas sous-estimer cela. La position de Fernando Camacho, bien qu’elle soit territorialisée dans le département de Santa Cruz, cloîtrée dans les limites départementales, ne peut être ignorée, tout comme le projet politique qu’il porte. Le souci de ce projet politique est qu’il tente d’imposer le local au national. Le deuxième problème que je vois autour du leadership de Luis Fernando Camacho est le repli sur soi des forces dominantes locales lorsqu’elles sont vaincues par l’émergence d’un projet politique national. Nous l’avions déjà vécu en 2008, avec ce scénario de confrontation région contre État, ce qu’Álvaro García Linera avait nommé le « processus de bifurcation ». L’opposition, particulièrement importante à l’est de Santa Cruz, a tendance à retourner dans son noyau territorial pour disputer la scène locale, les mairies, les départements, les coopératives… L’institutionnalisme des « Cruceños » se replie au niveau local, d’où ils exercent la résistance. La nature de ce projet politique est problématique tout comme la portée qu’il a eue dans la ville de Santa Cruz.
LVSL – Quel sera le rôle des femmes dans le nouveau gouvernement du MAS ? Y a-t-il une autocritique du MAS sur leur participation antérieure dans le gouvernement et les institutions ?
AS – Nous avons fait de nombreux progrès sans aucun doute. Nous sommes le premier pays à atteindre la parité entre les sexes dans les instances de représentation législative ainsi qu’au niveau local. Nous avons fait de grands progrès concernant la modification de la structure foncière de la terre, garantissant le passage de 15,6% à 46,5% des titres agraires au nom de femmes. Nous avons progressé dans les réglementations garantissant aux femmes des mécanismes de protection contre la violence et aussi contre la violence politique. Mais bien évidemment, il reste encore beaucoup à faire.
Nous devons combler les distances historiques construites à partir du patriarcat comme système de reproduction de privilèges de genre. Nous devrions également avoir une réflexion sur la participation des femmes et comment nous devenons porteuses ou non des agendas de genre. Être une femme parlementaire ne signifie pas nécessairement que nous portons ces agendas et nous devons y réfléchir, dans la mesure où cette représentation constitue une avancée importante pour notre société.
De plus, l’engagement de jeunes camarades indique une certitude quant à la validité de notre projet politique. Celui-ci transcende les frontières générationnelles et garantit sa pérennité au fur et à mesure que nous avançons dans la matérialisation de nos piliers : la souveraineté, la démocratisation de la richesse, l’expansion des opportunités pour toutes et pour tous.
LVSL – Que vous inspire le processus actuel mené au Chili pour la rédaction d’une nouvelle Constitution ?
AS – De l’admiration. Un processus constituant est extrêmement difficile, car il implique de discuter l’origine de la construction de l’État comme outil de reproduction des privilèges de classe, de genre et des privilèges coloniaux. Cette interpellation de privilèges a souvent provoqué des réactions violentes chez les classes dominantes qui font alors appel à des étendards communs et à des principes fondamentaux pour nous mener vers une position conservatrice. Par exemple, en Bolivie, sur la sacro-sainte propriété privée ils disaient « si tu as deux maisons, ils t’en prendront une », alors que la Constitution politique de l’État respecte non seulement la propriété privée, mais le processus de changement a donné des maisons à des milliers de Boliviennes et de Boliviens. Ils ont également tenté de jouer avec la foi et la religion, des affiches disaient « choisir entre Dieu et la nouvelle Constitution politique de l’État ».
Le peuple chilien doit se préparer à vivre un moment fort de confrontation d’idées où il sera fait appel aux sensibilités de la population, et où réside la possibilité de construire un destin différent pour chacun, en reconnaissant des injustices historiques et en construisant le chemin à partir duquel ces injustices pourront être soldées. Bien sûr la Constitution n’est pas la réponse à tout, il viendra aussi un processus post-constitutionnel qui implique aussi une forte mobilisation. Mais s’il y a une chose essentielle dans le débat constituant, c’est précisément cet exercice de mobilisation de la population qui participe de la discussion des éléments essentiels de l’État et de la consolidation des droits.
LVSL – Que pensez-vous du rôle des médias dans les événements politiques de l’année qui vient de s’écouler ?
AS – Je pense que les médias ont joué un rôle important dans la propagation du récit de la fraude électorale qui a légitimé le coup d’État, mais rien de plus. Le dernier sondage effectué par Página Siete [l’un des principaux quotidiens boliviens, ndlr] a indiqué que Carlos Mesa était le favori des sondages, loin devant Luis Arce, et vous voyez pourtant le résultat électoral. Ce résultat décrédibilise le média car on comprend pourquoi il attaquait auparavant le MAS, pourquoi tant de virulence dans les commentaires, dans les titres.
Après l’élection, il y avait une publication qui disait que Carlos Mesa était l’une des 30 personnes les plus influentes au monde sur la question de l’environnement. Son seul geste pour l’environnement a été de mettre ses mains dans les cendres de l’incendie de La Chiquitanía et d’y prendre un selfie. Ici vous voyez le rôle des médias qui prennent une position politique, et il est d’ailleurs légitime qu’ils puissent le faire. Ce qui n’est ni légitime ni correct est le fait qu’ils mentent à ce sujet. La seule chose que nous exigeons des médias est la vérité pour informer, pour enquêter et pour assumer. On ne peut pas dire que l’on est un média indépendant quand on indique que Luis Arce et Carlos Mesa sont au coude-à-coude et que les résultats quelques jours après sont radicalement différents.
LVSL – Comment le débat médiatique pourrait-il être plus équilibré ?
AS – Il existe deux réponses à cette question. La première est l’existence de radios communautaires dont le rôle est important pour équilibrer une scène médiatique qui partageait une image très négative des militants du MAS et présentait notre projet politique comme périmé. Nous constatons qu’il existe une tendance évidente qui nous pousse à aller vers les sources d’information que nous préférons.
Il ne s’agit pas d’un phénomène spontané, cela est fondamentalement dû à la façon dont les médias ont été investis pour atteindre une audience plus large. En réalité, ce qui importe n’est pas tant de construire des médias alternatifs que de renforcer leur qualité pour qu’ils puissent proposer des produits que la population veut consommer. Je crois que cela consiste essentiellement non seulement à les laisser créer mais à renforcer les contenus attractifs pour la population, ainsi que des contenus qui contribuent au respect de certains principes.
LVSL – Quel rôle allez-vous jouer dans le nouveau gouvernement ?
AS – J’ignore ce qui va se passer. J’ai postulé à un master en développement humain et démocratisation pour lequel j’attends une réponse. Indépendamment de l’administration publique où j’ai travaillé pendant cinq ans et où j’espère avoir accompli les objectifs que nous nous étions fixés, l’action militante ne se limite pas seulement au service public. Ce que nous apportons au pays ne se limite pas à une responsabilité d’État mais réside également dans le fait de continuer à se former et de développer ses connaissances. Il me semble également important de revenir au militantisme pour éviter de perdre l’essence de notre action, et j’encourage les camarades qui assument la gestion législative et se trouvent à la tête de l’administration publique à s’engager avec les bases sociales desquelles ils viennent. Je ne sais pas ce qui m’attend mais quelle que soit la responsabilité, je l’assumerai avec un engagement total.
LVSL – Quel rôle peut avoir la communauté internationale dans cette nouvelle séquence qui s’ouvre en Bolivie ?
AS – La tâche de reconstruction est difficile, mais nous devons contribuer au renforcement et à la réactivation des organisations internationales d’intégration, comme la CELAC ou Unasur, c’est-à-dire des espaces où la tutelle nord-américaine n’existe plus et où des relations se sont établies entre les États et les peuples, non pas uniquement et exclusivement sur un échange commercial, mais aussi sur une relation de solidarité.
Ces espaces qui avaient d’autres logiques d’échange entre États doivent être réactivés et renforcés, ils contribuent non seulement à la démocratie et à la stabilité politique dans la région mais ils se basent aussi sur les principes de souveraineté et de respect des décisions prises dans certains États. Il est donc nécessaire de les réarticuler. Nous ressentons l’absence de ces espaces d’intégration précisément pendant la pandémie, où les États ont préféré se tourner le dos et fermer les frontières au lieu de contribuer conjointement à la lutte contre la crise sanitaire. Nous devons prendre en compte cette situation particulière pour la réactivation des relations internationales entre les États et les peuples, fondées sur la solidarité et la complémentarité.
LVSL – Quel effet pensez-vous que la victoire du MAS aura sur le reste du continent ?
AS – Beaucoup criaient déjà à la clôture du cycle progressiste, mais la victoire du MAS confirme la validité de ce projet politique. C’est de ce côté de l’histoire que les peuples souhaitent construire un avenir souverain et digne, guidé par la justice sociale. Il me semble que la victoire du MAS en Bolivie représente cela, et met aussi en lumière les intentions d’organisations telles que l’Organisation des États Américains qui n’ont fait que tenter de légitimer un coup d’État. Ils nous ont fait perdre un an et ont bouleversé nos vies, cela devra être discuté.
En novembre 2019, un coup d’État ébranlait la Bolivie et mettait fin à treize ans de pouvoir du Mouvement vers le socialisme (MAS). Le Vent Se Lève a suivi de près ces événements, qui ont vu un gouvernement libéral et pro-américain, contenant des éléments d’extrême droite, prendre la main sur le pays. Dans cet entretien avec Evo Morales, nous revenons sur la situation dans laquelle se trouve la Bolivie depuis le coup d’État, ses causes et sa genèse, ainsi que sur les perspectives pour l’opposition. Nous avons souhaité inscrire ces enjeux dans l’histoire longue de la Bolivie, caractérisée par d’intenses conflits sociaux et un incessant combat pour l’indépendance nationale, sur lesquels l’ex-syndicaliste devenu président est revenu en détail. Entretien réalisé par Denis Rogatyuk et Bruno Sommer. Traduit par Nubia Rodríguez, Marine Lion, Maïlys Baron, Rachel Rudloff et Adria Sisternes.
LVSL – La Bolivie possède une longue histoire de luttes sociales, auxquelles vous avez participé en tant que syndicaliste, avant d’être élu président. Il y a vingt ans, à l’époque de la « guerre de l’eau » et de la « guerre du gaz », vous étiez l’un des dirigeants syndicaux opposés aux gouvernements boliviens successifs. Quelle continuité peut-on tracer entre vos luttes en tant que syndicaliste et votre action politique en tant que président ?
[On désigne par « guerre de l’eau » et « guerre du gaz » les violents affrontements qui ont opposé dans les années 2000 les gouvernements boliviens – qui tentaient de privatiser ces ressources, sous l’égide de la Banque mondiale – aux mouvements sociaux, ndlr]
Evo Morales – Depuis 1995, il y a eu différentes formes de lutte dont je me souviens parfaitement. Auparavant, les coups d’État se succédaient. En 1978, lorsque j’étais soldat, trois présidents se sont succédé : le premier était Hugo Banzer, mais au milieu de l’année un coup d’État l’a remplacé par Juan Pereda Asbún. En novembre, tandis que j’intégrais la police militaire, le général David Padilla Arancibia est devenu président du jour au lendemain. L’année suivante, un autre coup d’État a eu lieu, dirigé par le Colonel Alberto Natusch Busch et soutenu par tous les partis de droite.
[En 1978, un coup d’État a renversé le gouvernement dictatorial de Hugo Banzer, célèbre pour avoir mené une féroce répression de l’opposition avec l’appui de l’ancien nazi Klaus Barbie. Ce renversement inaugure une période d’instabilité. Banzer revient au pouvoir en 2001 en tant que président, suite à des élections, ndlr]
En à peine deux semaines, il a provoqué la mort de plus de 200 Boliviens. Nous avons tenté de reconquérir la démocratie : le Front paysan et la Centrale ouvrière bolivienne (COB) ont organisé des barrages routiers et une grève générale illimitée. À partir de 1985, avec l’arrivée du modèle économique néolibéral, de nombreux enseignants se sont battus pour faire échouer la privatisation de l’éducation. Enfin, la guerre de l’eau, du gaz, et de la feuille de coca ont fait leur apparition. Cette dernière a une importance significative car la feuille de coca assurait non seulement le fonctionnement de l’économie bolivienne, mais symbolisait aussi la dignité des Boliviens. Sous le prétexte de lutter contre le trafic de drogue, on a installé une base militaire américaine à Chimore, manifestation des intérêts géopolitiques et de l’ambition de contrôler le territoire. Depuis, de nombreux anciens agents de la Drug Enforcement Administration (DEA) ont dénoncé cette fausse guerre contre la drogue.
L’ambassadeur des États-Unis, Manuel Roche, a dit dans ce contexte : « Evo Morales est le Ben Laden des Andes, les producteurs de coca sont des talibans ». J’ai réagi en disant que Manuel Roche était le meilleur directeur de campagne que je puisse imaginer.
Il faut souligner que depuis la fin des années 80, de jeunes leaders paysans et indigènes ont pris conscience de la façon dont s’exerce le pouvoir. Ils se sont demandé : combien de temps vont-ils nous gouverner d’en haut, et de l’extérieur ?Combien de temps devons-nous supporter les plans du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale ? Pourquoi ne pas laisser les Boliviens décider de leur politique ?
La Bolivie a toujours exercé un contre-pouvoir social, syndical et communal, mais lorsque nous nous sommes demandé comment nationaliser nos ressources naturelles et nos services de base avec ces pouvoirs, nous n’avons pas trouvé la réponse. Il était important de promouvoir un instrument politique à partir du mouvement paysan, des Quechua, des Aymara. Nous avons décidé d’organiser un instrument politique de libération, du peuple et pour le peuple.
Gardez à l’esprit que nous avons dû affronter la doctrine du système capitaliste qui dominait la Bolivie, dans laquelle les syndicalistes étaient considérés comme des terroristes et n’avaient pas le droit de faire de la politique. Nous ne nous sommes donc pas contentés d’être syndicalistes, nous avons voulu des changements profonds, et une transformation des politiques publiques. Nous avons éprouvé des difficultés car les travailleurs qui avaient une appartenance syndicale étaient interdits d’action politique.
Avec l’arrivée du gouvernement d’Hugo Banzer et Jorge Fernando Quiroga [en 2001 et 2002, ndlr], l’électricité et les télécommunications ont été privatisées. Nos ressources naturelles, telles que le gaz, ont été cédées aux firmes transnationales. Conjointement avec les dirigeants de la COB (Centrale ouvrière bolivienne) et les confédérations paysannes, nous avons essayé de peser en faveur de la nationalisation, alors que des gouvernements libéraux étaient au pouvoir. Ils ont rejeté l’idée en affirmant que le gaz n’appartenait plus aux Boliviens, mais aux propriétaires qui avaient acquis les droits sur les puits. Il n’y avait aucun contrôle de l’État sur la production. Des millions de mètres cubes par jour ont été gaspillés. Les compagnies pétrolières bénéficiaient de 82 % des revenus, et les Boliviens seulement de 18 %.
Lors des élections de 2005, nous avons proposé des réformes économiques, politiques et sociales essentielles, via un agenda de nationalisations, de refondation de la Bolivie et de redistribution des richesses. Lors de l’Assemblée constituante, les groupes conservateurs ont refusé de transformer l’État colonial [le concept qu’emploie la gauche bolivienne pour désigner l’État bolivien avant 2005, ndlr] en un État plurinational. Nous avons dû nous battre pendant trois ans et endurer plusieurs tentatives de coup d’État. Ils ont essayé de diviser la Bolivie, mais le peuple est resté uni.
[Pour une mise en contexte des tentatives de déstabilisation du gouvernement bolivien qui ont fait suite à l’élection d’Evo Morales en 2005, lire sur LVSL l’article de Tristan Waag : « Aux origines du coup d’État en Bolivie »]
Quant aux nationalisations, j’ai signé le décret le 1er mai 2006. La première condition que nous avons imposée était de travailler avec les compagnies pétrolières en tant que partenaires, et non en tant que propriétaires de nos ressources naturelles. Ensuite, nous avons changé les règles : les entreprises obtenaient désormais 18 % des revenus et l’État 82 %, et non plus l’inverse. L’investissement privé, qu’il soit national ou international, est garanti par la Constitution, mais soumis aux règles que fixe l’État bolivien. À partir de ce moment, la situation économique du pays a changé. Il ne s’agissait pas de faire aboutir telle ou telle lutte particulière, comme celle de l’eau, mais de mener à bien une série de combats pour les revendications les plus importantes – comme celle de mettre fin à l’influence nord-américaine.
LVSL – Lors des élections présidentielles de 2002, vous avez été battu par Gonzalo Sánchez de Lozada, à la suite d’une campagne médiatique très dure contre le MAS [Movimiento al socialismo, le parti d’Evo Morales, ndlr]. À l’heure actuelle, nous observons un alignement similaire des médias contre ce même parti. Quelles leçons tirez-vous pour le présent, si vous mettez cette campagne électorale de 2002 en perspective ?
EM – En 1997, on m’a proposé d’être candidat à la présidence. J’ai été la cible de nombreuses accusations et de diffamations de la part du gouvernement de Sánchez de Lozada. J’ai retiré ma candidature. « Comment un trafiquant de drogue, un meurtrier, pourrait-il devenir le président ? », disait-on alors.
En 2002 il y avait un consensus pour que je sois candidat. J’avais beaucoup de doutes sur le fait de pouvoir obtenir un bon résultat. Un seul média de la presse internationale proclamait que le MAS pouvait obtenir 8 % des voix, tous les autres sondages nous cantonnaient à 3-4 %. Gonzalo Sánchez de Lozada s’est allié avec le Mouvement de la Bolivie Libre, qui auparavant se trouvait dans une coalition avec des sociaux-démocrates, et dont l’argent venait d’Europe en transitant par des ONG.
L’ambassadeur des États-Unis, Manuel Roche, a dit dans ce contexte : « Evo Morales est le Ben Laden des Andes, les producteurs de coca sont des talibans ». J’ai réagi en disant que Manuel Roche était le meilleur directeur de campagne que je puisse imaginer. Résultat : le MAS a récolté plus de 20 % des voix.
Jusqu’à ce moment-là, je n’étais pas si sûr que je puisse accéder à la présidence de Bolivie. Mais dès lors, je savais que je pourrais l’être à tout moment. Nous devions nous préparer. Un groupe de professionnels a commencé à travailler sur un programme sérieux pour l’État et le peuple bolivien.
La droite recourt toujours à des consultants étasuniens pour faire ses campagnes. Je vais vous raconter un souvenir : en 2002 je suis arrivé à La Paz à deux heures du matin après de longues heures de marche, et j’ai dormi jusqu’à cinq heures car à ce moment-là je devais voyager à nouveau. À huit heures du matin, on assistait à un rassemblement dans la province de Loayza, dans une municipalité appelée Sapahaqui. J’y suis arrivé à huit heures pile. Les gens n’étaient pas concentrés, j’étais fatigué, et j’ai demandé à mes collègues de prendre une chambre pour me reposer. Il y avait un petit hôtel, nous nous en sommes rapprochés.
L’hôtel était entouré de voitures de luxe. Bizarrement, tout l’hôtel était occupé. Ils nous ont dit que Gonzalo Sánchez Lozada, mon opposant, y était, et discutait avec des gringos. Nous avons envoyé nos agents de renseignement pour savoir ce qu’ils faisaient là-bas. On a demandé aux femmes de ménage. Elles nous ont dit qu’ils étaient en huis clos depuis deux jours, qu’elles ne comprenaient rien puisqu’ils parlaient en anglais. Nous avons approché le propriétaire de l’hôtel, qui nous a dit : « c’est Gonzalo Sánchez Lozada, avec un groupe de conseillers nord-américains, qui s’occupe du programme gouvernemental pour les élections ».
LVSL – Lors des « guerres du gaz », qui ont constitué un tournant, des organisations sociales ont commencé à se structurer politiquement, principalement dans le secteur d’El Alto. Quels parallèles pouvez-vous établir entre ce moment historique de la lutte sociale à El Alto, et les mouvements populaires qui s’y organisent aujourd’hui, et quel rôle pensez-vous qu’ils joueront dans le processus de retour à la souveraineté populaire que vous réclamez ?
[El Alto, troisième ville de Bolivie, se situe dans le département de la Paz, et constitue l’une des zones les plus pauvres du pays. Elle a été l’un des hauts lieux de la lutte des syndicalistes boliviens contre la privatisation du gaz, ndlr]
EM – Il faut savoir que le Front paysan (Frente Campesino) a pris en compte l’importance de lutter non seulement pour des demandes sectorielles ou régionales, mais aussi nationales. Nous l’avons fait avec de nombreuses confédérations du Frente Campesino indigène, mais aussi de la région du tropique de Cochabamba, par exemple. Nous disions qu’il fallait mélanger la feuille de coca avec de l’huile. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Défendre la feuille de coca, qui est une ressource naturelle renouvelable, aux côtés des ressources non renouvelables comme le pétrole, les hydrocarbures, etc.
En vingt ans de néolibéralisme, de 1985 à 2005, la rente pétrolière était d’à peine trois milliards de dollars. Suite à la nationalisation des ressources du pays le 22 janvier 2006, nous avons amassé 38 milliards de dollars grâce à la rente pétrolière.
Nous nous battions sur le plan social et syndical, mais aussi sur le plan électoral et politique. Avec les luttes, nous pouvions obtenir satisfaction à nos demandes, mais pas de changements structurels.
Là encore je veux rappeler que lorsque je suis arrivé au Chapare, dans le tropique de Cochabamba, nous avons proposé des changements structurels au pays. Les représentants des gouvernements néolibéraux ont répondu en disant « vous faites de la politique, la politique avec vous est un crime et un péché», ou encore « la politique du paysan est une hache et une machette ».
Puis la guerre du gaz est arrivée, un combat qui s’est concentré dans la ville d’El Alto. Elle s’est déclenchée en réaction à la décision de l’État bolivien de confier l’exploitation du gaz à des entreprises privées, pour l’extraire directement vers la Californie, aux États-Unis.
Je salue aujourd’hui la population d’El Alto qui, organisée en mouvements de paysans et de mineurs, a commencé le combat. Les conseils de quartier qu’ils forment sont une force patriotique et anti-impérialiste.
Le nouveau gouvernement veut en revenir aux privatisations. Le décret suprême 4272 du 24 juin 2020 envisage un retour à l’économie du passé et à un État minimal comme le souhaite le Fonds monétaire international. Ce décret signe le retour vers un État seulement régulateur et non investisseur – et vous savez qu’un État qui n’investit pas ne génère pas de devises pour répondre aux demandes de la population. Toute les recettes du FMI se trouvent dans ce décret du 24 juin – privatiser l’électricité, les télécommunications, la santé et l’éducation. La privatisation de l’éducation a déjà commencé puisque, cette année, aucun budget n’était destiné à la création de nouveaux sites. La privatisation de l’énergie à Cochabamba a commencé le 14 septembre dernier. Le procureur de l’État plurinational nommé par Jeanine Áñez a démissionné car ce décret de privatisation était anticonstitutionnel. Les prestations de base sont en effet un droit humain et ils ne peuvent relever du commerce privé. La santé ne peut être une marchandise. L’éducation est centrale dans la libération d’un peuple. Áñez a donc nommé un nouveau procureur illégalement, de manière anticonstitutionnelle.
Par conséquent, les privatisations des prestations de base et la libéralisation de l’appareil productif paralysent l’économie et le gouvernement. Nous sommes convaincus que nous surmonterons tous ces problèmes par la lutte du peuple.
LVSL – Quelles sont les mesures politiques clés que vous recommanderiez pour résoudre la crise économique que subit actuellement la Bolivie ?
EM – En vingt ans de néolibéralisme, de 1985 à 2005, la rente pétrolière était d’à peine trois milliards de dollars. Suite à la nationalisation des ressources du pays le 22 janvier 2006, nous avons amassé 38 milliards de dollars grâce à la rente pétrolière.
En 2005, notre PIB était de 9 500 millions de dollars – un triste héritage légué par les gouvernements boliviens successifs, après 180 années d’indépendance formelle. En janvier de l’année dernière, nous avons laissé derrière nous 42 milliards de dollars de PIB pour l’année 2019. Prenez la mesure de la profondeur du changement. Il établit l’importance d’un agenda patriotique et anti-impérialiste face à l’impérialisme et aux privatisations qu’il entraîne. Et à partir de ce moment, ça a changé.
Avant mon élection, la Bolivie était le pays le plus pauvre d’Amérique du Sud. Les six premières années des treize de mes mandats de président, nous étions les premiers en croissance économique en Amérique du Sud. Lorsque je me rendais aux forums internationaux, aux sommets des chefs d’État, ces derniers me demandaient quelle allait être la croissance économique. Je leur répondais qu’elle serait de 4 ou 5 %. Ils me demandaient alors ce que j’avais fait pour arriver à ce résultat.
Il faut nationaliser nos ressources naturelles. Nous avons le devoir de défendre la nationalisation et de développer l’industrialisation. C’est l’objectif que nous nous sommes fixé pour poursuivre la croissance économique. Mais avant cela, nous devons d’abord restaurer la démocratie et la patrie.
LVSL – Depuis la prise de pouvoir par le gouvernement issu du coup d’État, nous avons assisté à une persécution des militants du MAS et à plusieurs déclarations racistes de la part de dirigeants. Quelle est la nature du nouveau pouvoir bolivien ?
EM – Il semblerait que la Bolivie soit victime d’un retour aux temps de l’Inquisition. La droite raciste utilise la Bible pour attiser la haine contre le prochain. Ils l’utilisent pour justifier le vol, le meurtre et l’économicide. Ils l’utilisent pour discriminer, pour brûler des wiphalas[drapeau multicolore symbolisant la diversité ethnique de la Bolivie, reconnu depuis 2009 comme second drapeau officiel du pays, ndlr], pour faire battre les gens humbles.
[Lire sur LVSL le reportage de Baptiste Mongis sur la Bolivie de l’après-coup d’État : « Bolivie : la chute, le peuple, le sang et le brouillard »]
Les groupes racistes, généreusement financés, ont fomenté cette mentalité. Richard Black, sénateur républicain, a reconnu en décembre dernier que le coup d’État a été planifié aux États-Unis. Le 24 juillet dernier, le chef de l’entreprise de voitures électriques Tesla, a lui aussi sous-entendu sa participation à la réalisation du coup d’État.
Ce coup d’État visait nos ressources naturelles, notre lithium. Nous avions décidé d’industrialiser le lithium. Nous avions signé des contrats avec l’Europe et la Chine. Nous avions décidé que les États-Unis ne feraient pas partie de notre marché pour le lithium. Nous avions consigné dans l’agenda patriotique du Bicentenaire quarante-et-une usines, plus de quinze pour le chlorure de potassium, le carbonate de lithium, l’hydroxyde de lithium et trois pour la création de batteries au lithium. Les autres usines étaient destinées à des intrants mais aussi à des sous-produits alimentaires et des médicaments. Ainsi, nous avions décidé que les États-Unis ne feraient pas partie de notre marché de lithium, et ce fut notre crime.
[Lire sur LVSL l’entretien avec Luis Arce Catacora, candidat à la présidentielle bolivienne : « Nous devons garantir la souveraineté de la Bolivie sur le lithium »]
Par conséquent, il est important de préparer un plan de relance de notre économie. Nous avons un avantage : en 2005, ils nous ont laissé un État détruit, avec un président comme Carlos Mesa qui demandait des aides pour payer ne serait-ce que les salaires. Aujourd’hui, et grâce à seulement quatorze ans de transformations, nous pouvons prouver que la Bolivie a un grand avenir.
Ce que l’on appelle la doctrine Monroe doit cesser. Les États-Unis pensent qu’ils ont été élus par Dieu pour dominer le monde, que la souveraineté est leur monopole, et que lorsqu’un peuple se libère ils sont légitimes à déployer bases militaires, interventions armées et coups d’État.
Le coup d’État a également été fomenté contre notre modèle économique. Nous avons érigé un modèle sans l’aide du Fonds monétaire international, qui se base sur une croissance viable, une réduction de la pauvreté et des inégalités.
Notre mouvement utilise le socialisme comme instrument politique pour la souveraineté des peuples. C’est un mouvement inédit car depuis l’époque de la colonisation, les indigènes de notre pays ont été constamment menacés d’extermination. Ils n’ont pas seulement vécu sous la menace du racisme ou de la discrimination, mais bien de l’extermination. Dans certains pays d’Amérique du Sud, il n’y a pas de mouvement de lutte indigène, ou alors il n’y en a plus. Mais en Bolivie, au Pérou, en Équateur, au Guatemala ou au Mexique, ils ont mené et mènent de dures batailles.
À l’anniversaire des 500 ans de la colonisation de l’Amérique, en 1992, nous avons enclenché un mouvement de résistance au pouvoir en Bolivie. En 2005 nous accédions au pouvoir et nous prouvions que nous étions capables de nous gouverner nous-mêmes. C’est alors que commencent les tentatives de coups d’État. C’est notre réalité, et c’est pourquoi nous voulons en finir avec ce racisme.
Nous devons affronter nos différences idéologiques, mais sans violence.
LVSL – Lorsque vous étiez président, vous avez plaidé pour la construction d’un monde unipolaire face à l’hégémonie nord-américaine. Depuis le coup d’État, nous assistons à un réalignement de la Bolivie sur les États-Unis. Quelle serait, dans le futur, la manière de restaurer la place de la Bolivie sur la scène internationale ?
[Pour une analyse du réalignement de La Paz sur Washington, lire sur LVSL l’article de Guillaume Long : « Le tournant à 180 degrés de la politique étrangère bolivienne depuis le coup d’État »]
EM – Lorsque j’étais dirigeant syndical, j’ai participé à certaines réunions de chefs d’État, par exemple à propos de la lutte contre le narcotrafic. Avant mon élection, la doctrine bolivienne en la matière était alignée sur celle des États-Unis : on n’entendait jamais autre chose que « je m’associe aux propositions des États-Unis », ou « je soutiens les propositions des États Unis ». La Bolivie n’avait jamais de politique qui lui soit propre.
Quand nous sommes arrivés au pouvoir, nous avons fait une proposition aux Nations unies : l’eau doit être un droit fondamental pour l’être humain, et ne peut faire l’objet d’un commerce privé. Nous l’avons faite approuver, et il n’y a que les États-Unis et Israël qui se sont abstenus.
Du temps de Chávez, de Lula, de Kirchner, nous développions de grands processus d’intégration, comme l’Unasur, la Celac. Obama a tenté de les briser avec l’Alliance du Pacifique. L’actuel président des États-Unis a pris sa suite en créant le groupe de Lima pour affronter le Venezuela. Face à cela, nous avons besoin d’une plus forte unité, de réflexions profondes au sein du groupe de Puebla et de l’ALBA-TPC.
Nous ne sommes pas seuls, et j’ai beaucoup d’espoir pour nos peuples. Nos mouvements sociaux vont récupérer la démocratie. Au Chili il y a un référendum, nous voudrions une Amérique plurinationale, car nous sommes divers. Il serait bon que l’Europe et les autres continents reconnaissent cette diversité, qu’elle soit reconnue par les Constitutions et les organismes internationaux. Qu’ils reconnaissent qu’en Bolivie, nous sommes divers, que cette diversité culturelle constitue la richesse de notre identité, qu’elle fonde notre dignité. Et à la base de cette dignité se trouve la lutte pour la liberté et pour l’égalité.
Ce que l’on appelle la doctrine Monroe doit cesser. Les États-Unis pensent qu’ils ont été élus par Dieu pour dominer le monde, que la souveraineté est leur monopole, et que lorsqu’un peuple se libère ils sont légitimes à déployer bases militaires, interventions armées et coups d’État. La lutte se résume à qui contrôle les ressources naturelles : les peuples par le moyen de leurs États populaires, ou des entreprises privées multinationales ? C’est le grand combat que connaît l’humanité. Dans ce contexte, nous libérer démocratiquement est notre tâche la plus urgente.
LVSL – Pourquoi avoir pris la décision de quitter le territoire bolivien en novembre dernier, lors du coup d’État ?
EM – Je ne voulais pas abandonner la Bolivie. Pour moi, c’est la patrie ou la mort. Mais mon entourage m’a fait entendre que pour sauver ce qui pouvait l’être du processus de transformation, encore fallait-il que je sois vivant. De plus, le 10 novembre, avant ma démission, les mouvements sociaux se sont concertés pour récupérer la place Murillo avec la police mutinée des 8 et 9 novembre. Si je ne pensais pas à démissionner à ce moment-là, le jour suivant, pour éviter un massacre, j’ai préféré le faire, parce qu’après tout nous défendons d’abord la vie.
Jusqu’à cette date il y a eu de nombreux conflits, depuis la grève de Potosi à celle de Santa Cruz, durant lesquels nous avons évité des morts, où l’on me demandait déjà de « militariser », de déclarer un état de siège ; je n’ai pas cédé. Lors de nombreuses réunions avec les autorités militaires et policières, je maintenais que je ne pouvais pas utiliser des armes contre le peuple, que ces armes étaient là uniquement pour défendre le territoire.
On me reproche ma démission, mais je l’ai fait pour éviter un massacre et maintenir la paix tant que possible. Au passage, je suis convaincu que la lutte pour la paix est une lutte contre le capitalisme et pour la justice sociale.
C’est ainsi que j’ai quitté la Bolivie le 11 novembre. Pour faire vite, le territoire sud-américain était contrôlé par les États-Unis, ils n’ont pas laissé entrer l’avion en provenance du Mexique qui devait venir me chercher, et nous avons étudié toute la journée un plan de secours. Il n’y avait que deux possibilités qui s’offraient à moi : la mort, ou l’extradition aux États-Unis. Alors que j’étais encore dans la ville d’El Alto, certaines voix s’élevaient au sein de l’armée pour réclamer mon extradition aux États-Unis – d’autres pour comparer ce coup d’État à celui du Chili.
[Evo Morales a fini par trouver refuge au Mexique, puis en Argentine, ndlr]
Le mouvement indigène, traditionnellement, est anticolonialiste et anti-impérialiste. On a démembré le chef rebelle aymara Tupac Katari à l’époque coloniale. Aujourd’hui, à l’époque républicaine, on veut nous démembrer, fusiller notre mouvement politique, interdire le MAS, m’interdire. Tout cela est soutenu par les États-Unis, qui ont clairement fait entendre que « le MAS ne reviendra pas au gouvernement, ni Evo en Bolivie ». Depuis lors, je travaille sur la campagne du MAS, et je suis sûr que le peuple bolivien retrouvera sa liberté.
Lithium, cobalt, terres rares… l’importance prise par les métaux rares dans les processus de production n’est plus à démontrer. En janvier 2018 est paru l’ouvrage de Guillaume Pitron La guerre des métaux rares, consacré à l’analyse des conséquences environnementales et géopolitiques de l’extraction et du raffinage de cette ressource. Sont notamment pointés du doigt son coût écologique – à rebours de l’enthousiasme des prophètes d’une transition écologique fondée sur les métaux rares – et son caractère belligène. À lire l’ouvrage de Guillaume Pitron, l’empire des métaux semble analogue à celui du pétrole en bien des aspects. Alors que le second décline, le premier est en pleine expansion : il génère aujourd’hui des conflits sur les cinq continents pour le contrôle des sous-sols, mais aussi des mers et, désormais, de l’espace. Entretien réalisé par Pierre Gilbert, Nathan Dérédec et Vincent Ortiz, retranscrit par Jeanne du Roure.
LVSL – La pandémie de Covid-19 a été l’occasion de l’ouverture d’un débat médiatique – timoré – sur les limites de la mondialisation. Votre livre La guerre des métaux rares met en évidence la destruction de filières d’extraction et de raffinage des métaux rares des pays occidentaux (au profit de la Chine) à l’issue de décennies d’ouverture des frontières économiques, d’une gestion court-termiste et d’un éclatement à l’infini des chaînes de production. Est-on face à une succession d’erreurs conjoncturelles commises par les gouvernements occidentaux ou est-ce tout un paradigme économique qui est en cause ?
Guillaume Pitron – Il ne s’agit pas d’erreurs conjoncturelles mais systémiques. La mondialisation se caractérise par un éclatement des chaînes de production visant à développer des milliers de sous-traitants. Elle consiste dans un transfert, vers les pays qui produisent à moindre coût, de la production de biens de consommation et de haute technologie. C’est la logique de spécialisation des économies, chère à Ricardo : des pays se spécialisent dans certains composants industriels, et leur spécialisation s’ajoute à celle du voisin. Si on additionne des dizaines ou des centaines de spécialisations, il en résulte des produits semi-finis, qui ensuite sont assemblés dans un produit fini.
Ce paradigme a donc conduit les pays occidentaux à délocaliser la production des technologies vertes – mais aussi numériques – notamment vers la Chine. Il ne s’agit pas seulement de la fabrication des éoliennes, des panneaux solaires et des téléphones portables, mais aussi de la production des ressources minières nécessaires à l’avènement de la transition énergétique et numérique. Nous nous retrouvons face à une délocalisation accélérée de la production minière occidentale vers différents pays qui peuvent produire du lithium – je pense en particulier à certains pays d’Amérique latine comme la Bolivie ou le Chili – mais également du cobalt, comme la République démocratique du Congo, ou du chrome, comme le Kazakhstan. La Chine, quant à elle, peut produire toutes sortes de métaux rares nécessaires aux technologies vertes. Elle extrait le minerai mais le transforme également en métal : elle prend en charge l’extraction mais aussi le raffinage, de sorte qu’elle est ensuite en capacité de produire l’ensemble des métaux nécessaires aux technologies vertes.
Le droit de la mer et de l’espace évoluent à la faveur d’une plus grande appropriation par les États. Les Zones économiques exclusives revendiquées par les États autour de leurs territoires immergés s’étendent de manière à ce qu’ils puissent contrôler toujours davantage de mers en vue d’y extraire un jour des métaux rares.
Cette destruction de filières occidentales d’extraction et de raffinage des métaux rares est bien le produit d’une gestion court-termiste, dans la mesure où le seul impératif qui préside aux choix des gouvernements – mais aussi des consommateurs -, c’est de se procurer des produits à moindre coût. La question de la souveraineté de nos approvisionnements, de notre indépendance minérale, du transfert de pollution vers des pays comme la Chine, qui extraient et raffinent les métaux selon des règles environnementales et sociales moins exigeantes qu’en Occident, n’ont pas été posées. Cette vision court-termiste s’oppose à la gestion de long terme de la Chine. Celle-ci, qui accepte le coût environnemental des technologies numériques, se prépare depuis longtemps à une remontée progressive de la chaîne de valeur.
[Lire sur LVSL l’article de Nathan Dérédec : « Comment son quasi-monopole sur les métaux rares permet à la Chine de redessiner la géopolitique internationale »]
LVSL – Votre ouvrage détaille justement la stratégie mise en place par la Chine pour s’assurer une hégémonie globale sur les principales filières de métaux rares. Elle repose sur la capacité du gouvernement à inonder un marché concurrent de productions à bas coût, afin de le pousser à la faillite et de le racheter. L’utilisation accrue de métaux rares par la Chine pour sa propre consommation, dont on peut prévoir qu’elle s’accroîtra considérablement dans les décennies à venir du fait de l’élévation du niveau de vie de la population, ne risque-t-elle pas de restreindre ses capacités d’exportation, et, à terme, de faire vaciller l’hégémonie chinoise en la matière ?
GP – La Chine va inévitablement voir son niveau de vie s’élever et sa consommation d’électricité et de produits numériques s’accroître. Elle va donc produire dans le même temps une quantité croissante de métaux rares pour répondre à cette demande. La Chine a conscience qu’une partie de plus en plus importante de sa production est destinée à son marché intérieur plutôt qu’aux marchés extérieurs. C’est à partir de cela que l’on peut comprendre sa politique de restriction des exportations de métaux rares vers le reste du monde : la Chine cherche à favoriser les acteurs de son propre marché.
Cela risque-t-il de restreindre les capacités d’exportation de la Chine ? Oui, mais c’est une dynamique qui est déjà à l’œuvre depuis vingt ans. Cela fera-t-il vaciller l’hégémonie chinoise en la matière ? Pas nécessairement. La Chine va continuer à produire ces métaux rares pour elle-même, mais va également vendre une partie de ces technologies finies ; elle ne vend plus seulement le métal, elle vend également la technologie qui est conçue avec ce métal. Elle se voit en grande exploratrice non plus de métaux rares, mais de technologies vertes. Elle va nourrir de ce fait une grande industrie exportatrice de technologies vertes, ce qui va augmenter la puissance de son commerce international et aggraver le déséquilibre de la balance commerciale avec d’autres pays. L’hégémonie chinoise en matière de métaux rares, plutôt que de vaciller, risque donc de se doubler d’une nouvelle hégémonie fondée sur l’exportation de technologies.
Naturellement, la Chine ira chercher à l’étranger d’autres matières premières qu’elle ne peut pas produire sur son propre sol, comme elle le fait aujourd’hui avec le cobalt congolais. L’important pour elle est de ré-importer ces matières premières à un état relativement brut depuis le Congo, pour ensuite transformer ce cobalt en produit semi-fini ou fini et le vendre au reste du monde. Ainsi, l’hégémonie chinoise pourrait même s’étendre vers des pays producteurs des matières premières dont elle détient tout ou partie de la production.
LVSL – L’empire chinois des métaux rares commence à être bien connu, les ambitions du gouvernement américain en la matière le sont peut-être moins. N’assiste-t-on pas à une réaction agressive de l’administration Trump depuis 2016 sur plusieurs théâtres d’opérations ? En République démocratique du Congo, le nouveau gouvernement de Félix Tshisekedi subit des pressions de la part de son homologue américain pour mettre un terme aux concessions faites aux entreprises chinoises dans le domaine des métaux rares ; le Dodd-Frank Act, qui punissait depuis 2010 les entreprises américaines utilisant des minerais de sang congolais dans leur processus de production, a en outre été révoqué. En Bolivie, un coup d’État soutenu par les États-Unis a renversé l’année dernière le président Evo Morales, qui exploitait ses mines de lithium conjointement avec l’État chinois. Les actions de l’entreprise américaine Tesla – spécialisée, entre autres, dans la production de batteries lithium – ont explosé le jour du coup d’État. Ne peut-on pas voir dans ces décisions prises par le gouvernement américain les signaux faibles d’un agenda visant à disloquer l’empire chinois des métaux rares ?
[Lire sur LVSL notre dossier consacré au coup d’État bolivien de novembre 2019]
GP – Il y a bien une velléité américaine de remettre en cause l’hégémonie chinoise sur ces ressources. On le constate à la lecture des rapports qui ont été commandés depuis 2017 par la Maison Blanche sur la situation des minerais critiques américains, qui visent à comprendre les ressorts de la dépendance américaine aux productions et exportations de métaux rares chinois. Tout un courant politique, mené notamment par les sénateurs américains Marco Rubio et Ted Cruz, vise à renforcer l’indépendance minérale des États-Unis. Cela passe par la réouverture de mines américaines, de métaux rares notamment, mais également la relance d’usines de raffinage de métaux rares, et à terme la relance du secteur des aimants de terres rares américains.
On peut comprendre que Donald Trump souhaite remettre en cause l’hégémonie chinoise, puisque les métaux rares sont l’un des talons d’Achille des Américains dans la guerre commerciale qui les oppose à la Chine. Ce talon d’Achille ne peut pas durer indéfiniment : les Chinois menacent régulièrement de cesser les exportations de métaux rares vers les États-Unis. Tout récemment, le Financial Times a annoncé que la Chine cessait ses exploitations de certains métaux rares à destination de l’entreprise de défense américaine Lockheed Martin.
Plutôt que de critiquer Trump à tout va – ce qui est légitime mais relève parfois du politiquement correct – il faut reconnaître les orientations positives qu’il prend. Nous serions bien inspirés, en Europe, de développer une stratégie de souveraineté minérale depuis la mine jusqu’à la production de technologies finies.
LVSL – Votre livre se conclut par un passage en revue des nouveaux communs (en particulier la mer et l’espace), qui risquent de faire l’objet d’une convoitise accrue de la part des États, du fait des métaux rares dont ils recèlent. Dans la droite ligne de Barack Obama, Donald Trump a signé plusieurs décrets visant à imposer le droit à l’appropriation et à la marchandisation de la richesse de l’espace – alors que le droit international considère, en l’état, l’espace comme un bien commun inappropriable. Comment faut-il considérer cet encouragement donné aux orpailleurs spatiaux de la Silicon Valley ? Faut-il y voir un effet d’annonce spectaculaire, ou les prémisses d’une démarche à même de faire vaciller l’empire chinois des métaux rares ?
GP – Qui dit métaux rares dit espace et océans. Vous noterez le paradoxe de la transition énergétique, qui a pour but de limiter l’impact de l’homme sur les écosystèmes alors qu’en réalité elle contribue à l’accroître. Aujourd’hui, on n’extrait quasiment pas de métaux au fond des océans ; une entreprise canadienne, Nautilus, qui en extrait au large de la Papouasie-Nouvelle Guinée, fait exception. Il n’y a pas davantage d’extraction dans l’espace. Mais on observe que le droit en la matière est en train de changer.
Il évolue à la faveur d’une plus grande appropriation par les États. Les Zones économiques exclusives revendiquées par les États autour de leurs territoires immergés s’étendent de manière à ce qu’ils puissent contrôler toujours davantage de mers en vue d’y extraire un jour des métaux rares. La France est bien positionnée puisqu’à ce jour c’est le second territoire maritime au monde derrière les États-Unis.
C’est la même chose pour l’espace. En 2015, Barack Obama a signé un Space Act qui constitue une remise en question de l’espace comme bien commun, en vertu du traité international de 1967. Ce Space Act considère que l’espace appartient à tout le monde mais qu’un orpailleur spatial qui voudrait aller chercher des métaux sur une astéroïde serait propriétaire du produit de son extraction. Cela ne remet pas en cause le fait que l’astéroïde en question n’est pas américain ; cependant, le produit de la mine spatial le sera. C’est une brèche dans le droit international, qui risque de s’accentuer : nous nous dirigeons sans doute vers un système où l’on va remettre en cause le droit de 1967 et ajouter des patch de propriété privée là où l’on trouve des ressources spatiales à extraire.
On ne va cependant pas extraire un seul gramme de métal rare dans un astéroïde avant des dizaines, voire des centaines d’années ; cela ne se produira d’ailleurs peut-être jamais. Il faut donc rester mesuré. Si l’on parvient un jour à en extraire, ce sera quelques centaines de kilos, voire quelques tonnes, mais pas une quantité suffisante pour remettre en cause l’hégémonie chinoise.
On observe dans tous les cas que l’espace devient enjeux de confrontation, entre autres parce que s’y joue une compétition pour l’accaparement des ressources comme les métaux rares, qui peut inciter les acteurs publics et privés à aller revendiquer le produit de leur exploitation. Cela n’ira pas sans tensions.
LVSL – L’expression de « transition numérique » s’est généralisée dans les médias, les discours politiques ou encore les rapports de la Commission européenne. Elle a acquis une connotation similaire à celle de « transition écologique », à laquelle elle est fréquemment accolée. Le dernier accord européen conditionne explicitement le déblocage de fonds de relance par la mise en place de mesures destinées à accélérer la « transition écologique et numérique » (green and digital transitions). Votre livre met pourtant en lumière le coût environnemental considérable des technologies numériques, hautement dépendantes des métaux rares. Comment expliquer que l’on considère pourtant transition écologique et numérique comme les deux faces d’une même pièce ?
GP – L’une ne va pas sans l’autre. La transition écologique, dans son versant énergétique, consiste dans le passage à l’après-pétrole, en substituant aux technologies thermiques les technologies vertes – grâce aux panneaux solaires, aux éoliennes ou aux voitures électriques.
Il ne faut pas prendre la décroissance comme un tout ; il faut chercher à faire décroître les secteurs qui sont les plus polluants et consommateurs de ressources, au profit de secteurs qui en sont plus économes.
Ce n’est pas tout d’avoir des technologies vertes : encore faut-il qu’elles puissent fonctionner de façon optimale. Or, elles fonctionnent de façon alternative : un panneau solaire ne peut fonctionner que s’il y a du soleil, une éolienne que s’il y a du vent. À l’entrée du réseau électrique, il y a une quantité croissante de sources d’électricité qui sont intermittentes et à la sortie, un nombre accru de prises d’électricité pour satisfaire un plus grand nombre de besoins. On utilise aujourd’hui de nombreux écrans dans la vie quotidienne, on aura besoin de recharger notre trottinette électrique, notre vélo électrique, notre voiture électrique, etc. Il y a une diversification des sources d’approvisionnement en électricité de la même façon qu’il y a une diversification des modes de consommation. Cela complexifie donc la gestion du réseau électrique, puisqu’il faut que la bonne dose soit produite à l’entrée du réseau afin qu’elle puisse être consommée à sa sortie au bon moment, en espérant que le moins possible ne soit gaspillé au passage. À cette fin, il faut des outils numériques qui permettent de calculer précisément quelle offre se trouve en face de quelle demande.
Green et digital sont deux énergies qui se complètent. Je vous renvoie aux travaux de Jeremy Rifkin, l’auteur de La Troisième Révolution industrielle. Il y explique que le réseau électrique de demain sera de plus en plus décentralisé ; tout un chacun pourra produire de l’électricité avec la possibilité de se l’échanger. Celle-ci ne sera pas issue d’une centrale nucléaire qui produirait de l’électricité pour des millions de personnes, mais d’une personne lambda qui produira pour elle-même ou pour son voisin. Ces nouveaux réseaux vont nécessiter davantage d’interactions entre consommateurs : il sera nécessaire de passer par des outils digitaux pour pouvoir s’échanger l’électricité. On voit donc que le numérique est absolument indispensable dans leur mise en œuvre.
LVSL – La dépendance de la « transition écologique » aux métaux rares – à laquelle vous consacrez une partie de votre ouvrage – est un objet de controverses. Il semblerait que les panneaux solaires puissent s’en passer, de même que la plupart des éoliennes ; seules les éoliennes offshore à aimants permanents en consomment, et de nouveaux prototypes cherchent à s’en passer. Il semblerait donc que le problème réside davantage dans un manque de volonté politique que dans les énergies alternatives elles-mêmes. Le véritable problème des métaux rares ne concernerait-il pas les industries militaires et numériques, plutôt que la transition écologique ? N’est-ce pas davantage comme matières premières (des industries militaires et numériques) que comme sources d’énergie que nous dépendons des métaux rares ?
GP– Il n’y a pas de transition écologique sans métaux rares. Aujourd’hui, nous avons besoin de toute sorte de matières premières rares pour fabriquer des technologies vertes. Venons-en aux éoliennes. Aujourd’hui, 25 % d’entre elles dans le monde ont besoin de métaux rares et plus précisément de néodyme pour les aimants permanents. Attention à l’étude de l’ADEME parue en 2019 sur les terres rares liées aux éoliennes : elle est en partie trompeuse. Elle ne parle que des terres rares, et que de la France. En France, il n’y a peut-être que 3 % d’éoliennes qui contiennent des terres rares, mais ce chiffre de 3 % ne tient pas en compte du parc éolien mondial. Par ailleurs, c’est très bien de dire qu’il n’y a pas de terres rares dans une batterie, mais cela ne règle pas la question du cobalt, du graphite, du lithium, du nickel… des ressources pourtant contenues dans les accumulateurs.
En ce qui concerne les panneaux solaires, une faible partie a besoin d’indium et de gallium pour fonctionner. J’explique dans mon livre que par métaux rares on entend deux choses : une rareté géologique – les métaux rares sont plus rares que les métaux abondants – et une rareté industrielle – ce sont des métaux qui ne sont pas forcément rares mais dont la production industrielle est excessivement complexe et génère un risque de pénurie. Le silicium métal, qui sert à faire des panneaux solaires, est considéré comme critique par la Commission européenne. Il faut voir la liste de 2017 et qui sera mise à jour cette année : produire du silicium métal pur à 99,99 % est tellement complexe que l’industrie n’est pas forcément assez productive pour répondre à la demande croissante. Cela crée des risques de pénurie de l’approvisionnement. J’englobe les métaux rares et critiques dans la même définition. Pour produire du silicium, il faut notamment le transformer, et pour cela il faut de l’électricité. Cela se passe en Chine qui produit la majorité du silicium dans le monde et 60 à 70 % de l’électricité chinoise vient du charbon. Il est donc très polluant de produire du silicium et des panneaux solaires.
LVSL – Vous proposez de rouvrir des mines en France pour exploiter des métaux rares d’une manière davantage respectueuse de l’environnement que dans les pays du Sud, et diminuer notre dépendance envers ceux-ci. Quid de l’option du recyclage, visant à récupérer les métaux rares jetés par les consommateurs, pour les réintégrer dans des objets de consommation, dans un schéma circulaire ?
GP – Il faut recycler au maximum les métaux rares. Je rappelle qu’une grande partie ne l’est pas : les terres rares ne le sont qu’à 1 %, et le lithium que l’on peut considérer comme rare est recyclé à moins de 1 % également.
Néanmoins, on ne parviendra jamais à recycler 100 % de ces métaux rares-là. Il y aura forcément des pertes. À supposer que l’on y parvienne, cela n’empêcherait pas de retourner à la mine car notre consommation de ces matières premières explose. Pour certaines d’entre elles, c’est un accroissement de leur consommation à deux chiffres par an. Entre le moment où vous extrayez un métal du sol et celui où ce métal va être recyclé, s’écouleront cinq, dix ou vingt ans ; entre-temps, le rythme de croissance annuel de notre consommation de métaux rares aura été de l’ordre de 5, 10 ou 20 %. Vous pouvez être sûrs que dans ce laps de temps, la consommation mondiale aura doublé.
La réouverture de nouvelles mines pour compenser le différentiel sera toujours nécessaire. On ne se passera pas de la mine car la transition énergétique exigera toujours davantage de ressources. C’est à l’aune de cet état de fait qu’il faut comprendre la nécessité de produire du minerai de façon moins polluante. Méfions-nous des discours de certains écologistes sympathiques qui sont hors-sol.
LVSL – Plus largement, l’horizon que vous proposez est celui d’une adaptation de l’économie française à notre dépendance aux métaux rares (visant à les extraire et les raffiner nous-même, avec des clauses écologiques et sociales dignes de ce nom). Pourquoi ne pas envisager une réduction de notre dépendance, par une politique volontariste de lutte contre la croissance sans fin des industries de consommation ?
GP – La question est légitime. Mais comment peut-on défendre une telle politique en espérant être élu en 2022 ? Personne aujourd’hui n’en a envie. Une sobriété des usages est bien sûr nécessaire : on peut questionner notre usage de l’électricité, du numérique et diminuer cette consommation-là.
Faut-il la décroissance ? Je ne sais pas. Il faut dans tous les cas de la décroissance, ce qui est différent. Il faut que notre consommation, nos achats de téléphones portables neufs baissent dans le monde, que les loueurs de téléphones portables voient leur business se développer dans le même temps que les vendeurs de téléphones portables voient le leur baisser. Si vous louez votre téléphone portable à Orange, l’entreprise aura intérêt à ce que vous le gardiez le plus longtemps possible puisqu’il en tirera un profit mensuel. Il aura moins intérêt à vous vendre un bien technologique. Il faudrait également que l’économie servicielle se développe – ce qui est une forme de croissance, mais qui vise à la décroissance de secteurs plus énergivores.
Il ne faut pas prendre la décroissance comme un tout ; il faut chercher à faire décroître les secteurs qui sont les plus polluants et consommateurs de ressources, au profit de secteurs qui en sont plus économes. Peut-être parviendra-t-on alors à quelque chose de plus responsable et respectueux de l’environnement. Mais encore une fois, ne nous leurrons pas. Personne n’en a envie, surtout pas dans les pays occidentaux, et je ne crois que modérément à la plausibilité d’un tel scénario.
Neuf mois après le coup d’État militaire qui a renversé Evo Morales, dans un contexte de remontée de la gauche dans les sondages, la présidente par intérim de la Bolivie Jeanine Áñez a suspendu les élections pour la troisième fois. Au terme d’une grève générale menée par la fédération syndicale COB (Centrale ouvrière bolivienne), une date a finalement été donnée pour la tenue d’élections. La lutte qui a secoué le pays entre-temps n’est pas sans rappeler les grandes mobilisations des années 2000 contre les gouvernements néolibéraux boliviens. Par Denis Rogatyuk et Anton Flaig, traduction Elsa Revcolevschi.
Le rassemblement d’El Alto a été la plus grosse manifestation depuis les protestations contre le coup d’État des populations autochtones en réponse immédiate au renversement d’Evo Morales en novembre. Lors de ces événements, au moins trente sept manifestants avaient été abattus. Ces manifestations ayant été ignorées par le président du tribunal électoral nommé par le nouveau gouvernement, Salvador Romero, une grève générale illimitée a démarré le lundi 3 août avec des manifestations, des marches et des barrages routiers se propageant rapidement à travers la Bolivie. En vingt-quatre heures, plus de soixante-quinze routes et autoroutes principales des provinces de La Paz, Cochabamba, Santa Cruz, Oruro et Potosí ont été complètement ou partiellement bloquées par les branches syndicales locales et les mouvements sociaux.
Les blocus appuyés par la COB ont été largement soutenus par les syndicats et les mouvements sociaux. Parmi les participants figuraient la Fédération syndicale des mineurs boliviens (FSTMB), les producteurs de coca (les Six fédérations du Trópico de Cochabamba), la Fédération des femmes Bartolina Sisa, la Fédération des paysans de Tupac Katari et la Confédération syndicale des communautés interculturelles de Bolivie (CSCIB). Ces luttes contre des gouvernements néolibéraux par le biais de mobilisations de masse ne sont pas nouvelles pour ces forces qui avaient déjà marqué leur opposition lors de l’historique « guerre du gaz » en 2003 et la « guerre de l’eau » en 2000 à Cochabamba. Après les premiers jours de blocus, le 6 août, la Cour suprême électorale (TSE) a été contrainte d’ouvrir des pourparlers avec les mouvements sociaux afin d’établir la date définitive des élections.
À l’issue d’une nuit de négociations tendues auxquelles ont participé la COB, le TSE et les deux chambres de l’Assemblée législative plurinationale, le 8 août, aucun accord n’a été conclu. Le tribunal électoral continue de rejeter toutes les tentatives de maintien des élections à une date s’approchant de celle initialement prévue le 6 septembre. Le lendemain, une tentative du gouvernement d’Áñez de convoquer un dialogue politique national s’est soldée par un échec humiliant lorsque non seulement les forces du MAS (Mouvement vers le socialisme) de Morales mais pratiquement toutes les forces politiques ont boycotté la réunion, à l’exception de l’Alliance constituée par le gouvernement (« Juntos ») et de deux petits partis de droite.
La COB s’oppose désormais fermement à la tentative du nouveau gouvernement de retarder les élections, contre une prise de position moins forte à ce sujet jusqu’à présent. Le gouvernement issu du coup d’État cherchant à éviter un passage par les urnes, mettra à l’épreuve la puissance des mouvements sociaux boliviens – et leur volonté de se tenir aux côtés de Morales et ses alliés.
L’échec du soutien apporté par la COB et la FEJUVE à Evo Morales
Cette relation ne pouvait être tenue pour acquise. Peu avant les élections présidentielles d’octobre 2019 en Bolivie, l’alliance des travailleurs « métisses urbains » et des mouvements sociaux autochtones ruraux qui avaient longtemps soutenu le gouvernement de Morales avaient commencé à montrer des signes d’essoufflement. Après quatorze ans de gouvernement, il ne restait plus grand-chose de l’esprit révolutionnaire qui avait conduit le parti MAS de Morales au pouvoir. Le prestige lié à son statut de premier président indigène de Bolivie s’était émoussé.
Lors des élections du 20 octobre, environ 47% du vote populaire s’est prononcé en faveur du maintien au pouvoir de Morales pour un autre mandat. Cela peut sembler un score élevé pour un scrutin uninominal mais, en comparaison, en 2014, il avait remporté la victoire avec 61,36% de soutien. Le référendum constitutionnel de 2016 sur l’autorisation de Morales et du vice-président Álvaro García Linera à se présenter pour un quatrième mandat historique a vu le vote du MAS tomber en dessous de 50% pour la première fois depuis 2005 – une chute significative qui a déclenché l’effet domino aboutissant au coup d’État de novembre 2019.
Alors que Morales a finalement obtenu le droit de se présenter à l’élection présidentielle de 2019, grâce à une décision de la Cour constitutionnelle plurinationale, l’opposition de droite a investi beaucoup de temps et d’énergie dans la construction d’un récit selon lequel la Bolivie était devenue un narcostate et une « dictature », en raison du refus de Morales d’accepter les résultats du référendum. Ce récit a trouvé son expression dans l’extrême violence perpétrée lors de la campagne électorale d’octobre dernier par des groupes d’extrême droite comme le mouvement 21F, le groupe de résistance de la jeunesse Cochala et l’Union de la jeunesse de Santa Cruz, suivie d’une mutinerie policière début novembre et du coup d’État militaire le 10 novembre.
Les bastions autochtones du MAS ont été les principales victimes de la violence entourant les élections d’octobre. Les deux principaux massacres se sont produits à Sacaba, Cochabamba contre les producteurs de coca fidèles à Morales issus des Six fédérations du Trópico et à Senkata, contre les habitants indigènes Aymara auto-organisés d’El Alto (FEJUVE).
Face à une telle persécution, ni la FEJUVE ni la COB n’ont fermement défendu le gouvernement de Morales. Avec une énorme campagne médiatique de l’Organisation des États américains parlant de « fraude électorale », de manifestations de masse de la droite, et l’armée et la police exigeant la démission de Morales, le chef de la COB, Huarachi, a rejoint le camp des « pacificateurs ».
Comme de nombreux dirigeants syndicaux, il a été l’objet de menaces de mort et lorsque la police et l’armée ont forcé Morales à démissionner, Huarachi ne s’y est pas opposé, prétextant que cela pouvait contribuer à « pacifier le pays ». De nombreux partisans inconditionnels du MAS ont considéré cela comme une trahison.
Ces derniers mois, ces mouvements sociaux ont pourtant repris de la vigueur et durci leur ligne. Cela est notamment dû à la relative absence du gouvernement Áñez pendant la crise du coronavirus et à une forte demande de justice après une période de répression intense. Sous la direction de Basilio Villasante, la FEJUVE, s’inscrivant dans le cadre du « Pacte d’unité » affilié au MAS, travaille avec des groupes COB avec lesquels le gouvernement Áñez avait refusé toute négociation.
En annonçant la grève générale indéfinie et les mobilisations de masse, la COB a ressuscité l’unité perdue en novembre dernier, entre les paysans, les mineurs et les ouvriers urbains. Au cours des dernières décennies, c’est précisément cette unité et cette mobilisation de masse permanente qui ont rendu possible la nationalisation des ressources naturelles et l’essor économique du pays lors des premières années de gouvernement du MAS. Plusieurs semaines avant le début des marches, le chef des mineurs, Orlando Gutiérrez, de la FSTMB (Federación sindical de trabajadores mineros de Bolivia), a déclaré : « Il ne s’agit plus d’un parti politique. Il s’agit de la dignité du peuple. »
Mémoire des luttes
Dans son discours à la manifestation d’El Alto, Huarachi a évoqué les luttes de l’histoire bolivienne récente, mentionnant son expérience personnelle de manifestant lors de la guerre du gaz de 2003. « Comment pouvons-nous oublier ces luttes et ceux qui ont donné leur vie lors de ces luttes ? » s’est-il interrogé avant d’affirmer : « Après de nombreuses années, le peuple est parvenu à s’unir à nouveau et demande au gouvernement de respecter le maintien de l’élection le 6 septembre. »
Le lendemain de la marche, le gouvernement du coup d’État a intenté une action pénale contre lui et d’autres syndicalistes pour « promotion d’actes criminels et atteinte à la santé publique ».
Les mineurs – représentés par le propre syndicat de Huarachi, la FSTMB – étaient autrefois le principal bastion de l’organisation ouvrière bolivienne, à la tête de la Révolution nationale des années 1950 en réaction aux dictatures militaires et à la politique néolibérale inspirée par le FMI. Leur travail dans les mines, au sein d’un pays dépendant fortement de l’exportation de ses minerais, a fait d’eux les acteurs du secteur le plus fort – et le seul armé – parmi les organisations de travailleurs. La situation a évolué suite à la fermeture des mines appartenant à l’État sous Víctor Paz Estenssoro en 1985, ce qui a sapé le syndicat.
Ces dernières années, le gouvernement de Morales a empêché la fermeture de mines appartenant à l’État tout en accordant des subventions aux mines privées afin de leur permettre de rémunérer correctement leurs employés. Cela a contribué à faire de la FSTMB (et de la COB), des alliés proches du « processus de changement ». Mais même si la FSTMB a perdu une partie de son influence, son héritage se poursuit au sein des syndicats militants impliquant d’anciens mineurs, comme les Six fédérations du Trópico, les producteurs de coca des Yungas, les associations syndicales d’El Alto et de nombreuses banlieues indigènes.
Ces organisations sont encore sous l’influence idéologique de la culture indigène pré-capitaliste, mais aussi des traditions syndicales. La COB a également une valeur symbolique majeure compte tenu de son rôle historique dans la lutte pour la démocratie.
La COB doit ainsi représenter ses soutiens traditionnels parmi les travailleurs et, en même temps, la classe moyenne indigène qui a émergé sous la présidence de Morales comprenant un grand nombre d’étudiants. Sous le gouvernement d’Áñez, une partie de cette nouvelle classe moyenne autochtone a commencé à perdre les droits sociaux conquis au cours de la dernière décennie, avec des politiques néolibérales brutales affaissant leur niveau de vie.
Ainsi, l’incapacité économique du gouvernement d’Áñez à faire face à la crise économique a fini par renforcer les mouvements sociaux et la COB, tandis que le racisme latent des dirigeants du gouvernement renvoie les autochtones de la classe moyenne dans le giron du MAS.
Échos à 2003
De nombreux partisans du MAS et intellectuels de gauche comme Jorge Richter évoquent un parallélisme entre la situation actuelle et les turbulences néolibérales du début des années 2000, ayant permis à Evo Morales d’accéder au pouvoir. On peut en effet relever de nombreuses similitudes.
On retrouve les mêmes longues files d’attente pour acheter du gaz qu’en 2003, le gouvernement demandant des prêts au FMI, des manifestations de masse, des chars dans les rues assurant la protection d’un gouvernement impopulaire et le radical aymara-indianiste Felipe Quispe Huanca réitérant son soutien aux blocus de la COB.
Quispe a sans doute été la figure la plus emblématique de la lutte pour les droits des autochtones tout au long des années 1990 et au début des années 2000. Alors qu’il était la voix intellectuelle de la guerre du gaz de 2003, sa phrase « Je ne veux pas que ma fille soit votre femme de ménage » a bouleversé la politique bolivienne.
Il n’a jamais été membre du MAS et est depuis 2014, l’un des critiques indianistes les plus sévères des actions du gouvernement Morales. Pourtant, même parmi ces critiques, il n’est pas le seul à prendre position en faveur des protestations actuelles. Le Dr Félix Patzi, gouverneur indigène de La Paz et ancien politicien du MAS, a déclaré que Jeanine Áñez finirait comme Gonzálo Sánchez de Lozada (« Goni »), le président renversé par les manifestations anti-privatisation de 2003 « en s’échappant en hélicoptère du palais par crainte des conflits à venir. Le peuple a été lassé d’elle et va se soulever ».
Réprimer le MAS
Il y a cependant une différence importante entre le gouvernement Áñez et celui de Goni : ce dernier avait remporté une élection démocratique, bien que celle-ci ait été courte. Après son éviction, il a été remplacé par son vice-président Carlos Mesa. Áñez a pris ses fonctions grâce à un coup d’État de la police militaire au nom de la démocratie et de « Dieu », avec le soutien des classes moyennes et supérieures.
La grande majorité de la presse bolivienne a présenté la marche dirigée par la COB comme une révolte organisée par le propre parti MAS de Morales, alimentant le discours du gouvernement, selon lequel les mobilisations de masse auraient pour ambition de déstabiliser le pays au milieu d’une pandémie. La presse a régulièrement dépeint les manifestants comme des « sauvages ».
Les principaux téléspectateurs et lecteurs de ces médias sont issus de la classe moyenne traditionnelle des grandes villes, et dans le bastion des séparatistes blancs de Santa Cruz, comprenant aussi des travailleurs. Ensemble, ils constituent un bloc anti-MAS fort, désireux d’élire « n’importe qui » sauf un gouvernement MAS renouvelé.
Le journaliste Fernando Molina a expliqué ce phénomène. La classe moyenne traditionnelle n’a jamais vraiment accepté le président indigène Morales. Pour eux, la classe moyenne autochtone émergente érodait le « capital scolaire » de la vieille classe moyenne privilégiée d’origine partiellement espagnole.
Ainsi, les manifestations contre Morales ne concernaient pas seulement une prétendue « fraude électorale ». Elles étaient les formulations détournées d’un rejet du pouvoir indigène devant être remplacé par un bloc de pouvoir reposant sur « les forces militaires et policières, le pouvoir judiciaire, les médias de masse, les universités et les organisations et institutions des classes moyennes et supérieures ».
Étant donné sa propre corruption et ses divisions internes, ainsi que la mauvaise gestion de la crise dramatique du Covid-19 par le gouvernement, ce mouvement s’est, au demeurant, largement démobilisé ces derniers mois. Principal challenger de Morales aux élections d’octobre, l’ancien président Carlos Mesa n’a pas réussi à réunir suffisamment d’électeurs blancs et métisses de la classe moyenne derrière sa propre candidature.
Si des élections démocratiques ont finalement lieu, il tentera de se servir de la formule du « vote utile », en se présentant comme l’unique candidat capable de remporter une élection démocratique contre le MAS. Dans la période entre le coup d’État de novembre 2019 et le début de la crise du Covid-19 en mars, cette affirmation était probablement pertinente. Il n’est plus possible de dire cela aujourd’hui au vu de la réalité sociale du pays, transformée par le passage de la crise sanitaire.
Covid-19 et crise économique
Pendant plus de cent jours de « quarantaine », le gouvernement n’a pas acheté de respirateurs et a omis d’informer les populations autochtones de la dangereuse pandémie, allant jusqu’à fermer leurs stations de radio. Ceci explique pourquoi le système de santé n’a pas tardé à s’effondrer. Depuis lors, dans un pays qui ne compte que 11 millions d’habitants, des milliers de personnes meurent dans les rues.
Dans le même temps, la situation économique s’est considérablement aggravée, alors qu’au cours des treize années de règne du MAS, la Bolivie avait régulièrement enregistré la plus forte croissance économique d’Amérique latine. Cela avait eu lieu alors que Luis Arce Catacora, aujourd’hui candidat à la présidentielle du MAS, était ministre de l’Économie. En un peu plus d’une décennie, l’extrême pauvreté avait diminué de plus de moitié, passant de 38,2% en 2005 à 15,2% en 2018 ; la pauvreté modérée était également passée de 60,6% en 2005 à 34,6% en 2018. En ce sens, sous Evo Morales et Luis Arce, la Bolivie avait connu une décennie en or.
La population indigène défavorisée travaillant dans l’économie informelle en a été la principale bénéficiaire. Le gaz naturel a été nationalisé, ce qui a permis des investissements massifs. Des avantages sociaux ont été mis en place pour les personnes âgées, les mères, les parents etc. De grands travaux d’infrastructures ont été réalisés permettant la construction d’écoles, d’universités, d’hôpitaux et de transports publics, y compris des projets modernes comme les téléphériques urbains reliant La Paz et El Alto.
Une nouvelle génération d’adolescents autochtones de la classe ouvrière est entrée pour la première fois à l’université. L’année dernière, le gouvernement MAS disposait de ressources financières suffisantes pour commencer à créer un système de santé universel (SUS), afin de faire de l’accès aux soins un droit fondamental et de transformer la Bolivie en un pays véritablement indépendant.
Mais plus de la moitié de la main-d’œuvre dépend encore, directement ou indirectement, d’un travail quotidien dans le « secteur informel ». Après plus d’une centaine de jours de quarantaine, sans aucune politique sociale agissant pour atténuer ses souffrances, ce secteur se trouve aujourd’hui sous pression. Une partie de la nouvelle classe moyenne autochtone perd tout ce qu’elle possédait. Les pauvres ont faim, malgré les initiatives de quartier comme les « pots communs » et « les gens se sauveront ». Cette terrible situation sert de socle aux futurs conflits sociaux à venir.
Une épreuve décisive
Face à l’attitude provocatrice du gouvernement, la COB et les mouvements sociaux ont ainsi choisi la voie de la mobilisation de masse par le biais de blocus organisés dans tout le pays depuis le 3 août. Reste à savoir si ces forces parviendront à contraindre le tribunal électoral à faire preuve d’un minimum d’indépendance institutionnelle en imposant un vote démocratique.
Le fait que le gouvernement parvienne à suspendre les élections démontre qu’il pourrait tout se permettre, dans le plus grand mépris des droits démocratiques, en continuant à piller ouvertement les ressources des entreprises publiques et à persécuter les syndicalistes et les militants autochtones. De nouveaux massacres similaires à ceux de novembre 2019 ou du début des années 2000, ne sont pas inenvisageables – avec l’indifférence des médias et ONG occidentaux.
Les leaders populistes d’Amérique latine catalysent de nombreux espoirs et frustrations. Adulés pour leurs programmes sociaux, ils se voient cruellement reprocher, en temps de crise, leur échec à transformer la matrice de leur économie. Soutiens et opposants entretiennent alors le mythe selon lequel la santé économique dépendrait exclusivement de leur gestion. Ainsi, Perón aurait industrialisé l’Argentine tandis que Nicolás Maduro aurait plongé à lui seul le Venezuela dans le chaos. Si ce genre d’analyses font mouche sur un format médiatique et militant, où invectives et infox règnent sans partage, elles s’effectuent au détriment de raisonnements scientifiques rigoureux. Pour comprendre les crises récurrentes des pays latino-américains, il faut prendre en compte les contraintes structurelles à leur développement, propres à la malédiction des ressources naturelles.
La période faste des progressismes n’est plus qu’un lointain souvenir. Les années 1970 semblent beaucoup plus proches que les années 2000. Le sous-continent de Bolivar et de San Martin, forgé par ses révolutions et ses nombreux coups d’État, semble condamné à sombrer de manière perpétuelle dans des crises économiques et des troubles politiques.
Tout se passe finalement comme si la région était maudite. Cette malédiction porte en réalité un nom, celle des ressources naturelles. Loin d’être une simple lubie d’économistes en mal de publications, ce courant met en exergue les contraintes structurelles contre lesquelles se fracassent les trajectoires de développement des pays latino-américains. Les crises actuelles et les bouleversements passés y trouvent leur explication profonde, loin de l’hystérie récurrente des débats de surface.
À l’image de l’équipe du libéral Mauricio Macri, tout gouvernement qui ignore les contraintes structurelles est condamné à précipiter son pays dans une débâcle économique accélérée. Tout gouvernement qui tente de les contourner semble destiné à en subir les effets les plus indirects et les plus sournois.
La malédiction des ressources naturelles, plafond de verre et chape de plomb.
Plus un pays est doté en ressources naturelles, moins bonnes sont ses performances économiques. Ainsi se résume l’idée générale de la malédiction des ressources. Le tableau ci-dessous illustre parfaitement cette idée. On peut y voir la corrélation négative entre les exportations de ressources naturelles sur le PIB et le niveau de richesse par habitant pour chaque pays.
Une relation statistique n’implique pas nécessairement un lien de causalité. Encore faut-il en expliquer les raisons. Pour cela, deux courants de pensée se rejoignent et se complètent. D’un côté, celui du structuralisme latino-américain, qui naît en 1949 à la CEPAL (Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes) avec les premiers travaux de l’argentin Raul Prebisch. De l’autre, celui qui découle de la découverte du « syndrome hollandais ».
Le premier courant met en avant une évolution jusqu’alors insoupçonnée : la dégradation des termes de l’échange pour les pays latino-américains. En d’autres termes, les exportations des pays périphériques achètent de moins en moins de biens manufacturés qui eux, sont importés. L’explication est simple : avec l’enrichissement mondial, la demande de biens manufacturés augmente plus vite que celle des biens primaires dans lesquels se spécialisent les États sud-américains. De fait, si l’on venait par exemple à doubler le salaire d’un travailleur au SMIC, il n’achèterait pas deux fois plus de pommes ou d’oranges, mais il voudrait probablement acquérir une voiture, un ordinateur ou un nouveau téléphone.
Cela provoque un déficit commercial structurel chez les pays périphériques, qui s’accompagne d’une rareté chronique de devises et qui s’aggrave lorsque l’on dérégule le commerce extérieur. En effet, si l’Argentine exporte, à titre d’exemple, du soja, les dollars qu’elle reçoit en échange viennent demander des pesos sur le marché des changes national. À l’inverse, lorsqu’elle importe un avion, elle doit le payer en dollars, que l’importateur doit se procurer sur le marché. On voit donc bien que si les importations surpassent en valeur les exportations, la demande de dollars – qui se font rares – est supérieure à celle de monnaie nationale – le peso. Le prix de la devise nord-américaine augmente dans les mêmes proportions que diminue celui du peso contre lequel elle s’échange. On dit que ce dernier se déprécie. Par conséquent, le prix de toutes les importations mesurées en pesos augmente, ce qui cause une première vague d’inflation. Pour s’en prémunir, les épargnants se ruent vers le dollar, dont le prix augmente à nouveau. Une fois en place, ce cercle vicieux est pratiquement incassable.
Tôt ou tard, les services de la dette viennent drainer l’économie de ses devises, qui se trouve cette fois asphyxiée sous le poids de ses créanciers
L’inflation, déterminée principalement par ce mécanisme et par sa propre inertie acquiert alors un caractère chronique puis, passé un certain seuil, présente des effets récessifs pour les pays concernés. Faute d’exportations suffisantes, l’hémorragie de devises que cause la blessure des déficits courants peut être momentanément compensée par l’endettement extérieur, réalisé en dollars le plus souvent. L’afflux de devises sur le marché des changes neutralise le premier terme du cercle vicieux dépréciation-inflation. Seulement, tôt ou tard, les services de la dette viennent drainer l’économie de ses devises, qui se trouve cette fois-ci asphyxiée sous le poids de ses créanciers.
On rétorquera que le déficit courant est compensé par l’excédent du compte capital. Cette égalité comptable ne se vérifie pas vraiment dans les faits. Les capitaux ont tendance à fuir l’inflation et les pays au bord des crises de la dette. S’ils affluent, ils le font lors des périodes où le taux de change est relativement stabilisé par le processus d’endettement et que leur rentabilité à court terme est garantie par des taux d’intérêt nominaux bien supérieurs à l’inflation. Lorsque l’endettement devient insoutenable et que les services de la dette vident la baignoire de devises plus vite que ce qu’elle ne se remplit, les capitaux étrangers prennent leur « envol vers la qualité », c’est-à-dire vers des titres plus sûrs dans des pays plus stables. La saignée qui en découle provoque une forte dépréciation de la monnaie nationale et une nouvelle vague d’inflation. Trop endetté, le pays se retrouve presque sans marge de manœuvre pour la contenir. Notons que ce facteur d’instabilité s’aggrave avec la dérégulation des marchés des capitaux dans les années 1980, fruit des politiques d’ajustement structurelles mises en place dans le cadre du Consensus de Washington.
Dans ce cas, pourquoi ne pas diversifier la production et développer une industrie locale ? La question revient souvent, notamment adressée sous forme de reproche de la gauche européenne aux gouvernements progressistes latino-américains.
Aussi, il est nécessaire d’explorer cette possibilité dans le cadre des paramètres actuels de la mondialisation. Il s’agit là de produire sur place ce qui cesse d’être importé afin de réduire les déficits commerciaux. Seulement, si l’Uruguay achète moins de biens manufacturés à la Chine, cette dernière reçoit moins de dollars en provenance du pays d’Artigas et de Suarez. La Chine dispose alors de moins de devises pour acheter la production uruguayenne et réduit ses importations à son tour, ce qui vient léser le secteur agro-exportateur de l’Uruguay, principale source de devises du pays.
D’autre part, pour s’industrialiser, l’Uruguay doit importer des machines-outils et de la technologie, alors que ses exportations et l’afflux de devises qui va avec ont diminué. Par conséquent, le déficit courant se creuse à nouveau et vient alimenter l’inflation. L’autre option est de ne pas acquérir ces productions lourdes et couper court au processus d’industrialisation, ce qui ramène le pays à la situation initiale.
Dans les deux cas, le piège de la spécialisation se referme sur les espoirs de développement des nations périphériques et dépendantes.
L’Amérique latine contracte le virus hollandais
À cette trappe structurelle vient s’y ajouter un autre, celle du syndrome hollandais. Ce phénomène s’observe pour la première fois dans les années 1960 aux Pays-Bas. La découverte de grands gisements de gaz booste les exportations hollandaises et les devises affluent vers le pays de la tulipe. Loin d’être une bonne nouvelle, cette manne exceptionnelle de devises constitue une demande soudaine pour les florins[1] qui s’apprécient rapidement : les exportateurs, nouvellement riches en devises, doivent se procurer de la monnaie nationale pour faire face à leurs dépenses et pour acquérir des titres libellés en florins, par exemple. Lorsque la monnaie hollandaise s’apprécie, sa production devient mécaniquement moins compétitive. Cela renchérit les exportations et fait baisser le prix relatif des importations. L’industrie nationale perd des parts de marchés et se contracte, à l’inverse du chômage et de la pauvreté, qui augmentent alors.
Le secteur industriel s’affaiblit aussi du côté de l’offre. Le secteur exportateur du gaz, plus rémunérateur, prive en partie l’industrie de capitaux et de travailleurs qualifiés, qui préfèrent quitter ce dernier pour se diriger vers le premier.
Le schéma ci-dessous résume ce mécanisme.
Ce cadre d’analyse ne tarde pas à se transposer aux pays latino-américains, dont les particularités, loin de l’invalider, continuent de le compléter jusqu’à nos jours.
Par exemple, lorsque le cours du pétrole augmente, on pourrait s’attendre à ce que le bolivar, la monnaie vénézuélienne s’apprécie et que l’inflation diminue dans le pays. Pourtant, c’est l’inverse qui se produit. Dans l’économie bolivarienne, l’effet-demande compense ainsi l’effet appréciation-désinflation : l’afflux de devises se traduit par une importante demande de biens et de services adressée à une offre domestique très limitée. Si le marché ne peut s’ajuster par les quantités, il le fait par les prix, qui augmentent et viennent alimenter une inflation auto-entretenue.
Le syndrome hollandais se complexifie lorsque l’on introduit d’autres variables, comme la volatilité des cours. Celle-ci pose un problème majeur lorsque, comme en Argentine, la rente d’exportation sert en partie à financer le budget public. À partir du moment où le cours du soja commence à chuter en 2014, en plus du déficit commercial, c’est le déficit public qui se creuse, lui aussi source d’inflation.
La volatilité des cours empêche d’autre part de pérenniser une politique de soutien à l’industrie, qui pourrait minimiser les premières conséquences du syndrome hollandais. En effet, si les subventions sont financées par un impôt sur les exportations en période de hausse des cours, leur effondrement prive l’État de recettes budgétaires. L’industrie, privée de subventions, se retrouve alors à la merci de l’impitoyable concurrence internationale.
Le syndrome revêt aussi un volet politique. L’instabilité économique structurelle et les luttes – nationales ou transnationales – pour le contrôle des ressources naturelles entraînent dans leur sillage de nombreuses ruptures de l’ordre constitutionnel, comme l’illustre la longue liste de coups d’État et de guerres civiles qui jonchent tristement l’histoire du continent le plus inégalitaire du monde. Cette instabilité politique empêche de construire un cadre institutionnel favorable au développement des pays à long terme.
Une voie sans issue ?
Le panorama général dépeint jusqu’ici est très pessimiste. Il n’habilite pas pour autant une lecture fataliste et qui ne prendrait pas en compte le succès inégal des différents gouvernements dans la lutte contre cette malédiction. Certains gouvernements réussissent à adoucir les effets des contraintes structurelles sur la population. On pense typiquement à la réduction rapide des taux de pauvreté et de chômage observée durant les années 2000 sous les gouvernements progressistes en Argentine, au Brésil, en Équateur et en Bolivie.
Une réduction similaire s’observe toutefois dans des pays comme la Colombie ou le Chili, ce qui brouille les pistes quant au mérite des gouvernements progressistes en la matière. Mais d’une part les méthodologies de mesure diffèrent et compliquent la comparaison internationale. D’autre part ce qui est mesuré n’est la pauvreté monétaire relative : ce qui fait réellement la différence relève du domaine des biens et services non marchands mis à disposition de la population par la puissance publique. En ce sens, l’effet positif sur le bien-être dû au développement des services publics financés par les entrées de devises n’apparaît pas dans la mesure de la pauvreté ou du revenu par tête. Ainsi, à revenu égal, il vaut mieux vivre en Argentine, où l’éducation et la santé sont gratuites et que le gaz et l’électricité l’étaient pratiquement durant l’époque kirchnériste plutôt qu’au Chili, où seuls les plus aisés peuvent accéder à l’éducation supérieure et à la santé.
D’autre part, lorsque l’on applique des politiques néolibérales conçues pour fonctionner de la même manière en tout lieu et en tout temps, à l’image de l’Argentine de l’ancien président Macri, les résultats sont généralement catastrophiques. La dérégulation du commerce extérieur, du marché des changes et de celui des capitaux provoque à la fois un creusement des déficits commerciaux, une forte dépréciation et une hausse de l’inflation. L’explosion de la pauvreté, déjà structurelle, ne se fait pas attendre. En seulement quatre ans, près de 3,5 millions d’Argentins – sur une population de 46 millions – basculent sous le seuil de pauvreté, dont le taux a dépassé les 35%.
Puis, s’il est vrai que les limites structurelles au développement des pays périphériques soumis à la malédiction des ressources naturelles ne peuvent être conjurées au niveau national, ni à court ni à moyen terme, deux autres échelles restent envisageables pour tenter de dépasser ces contraintes ou d’en adoucir les effets.
Tout d’abord, l’échelle internationale permet de faire appel à la coopération des pays structurellement excédentaires. Certes, la probabilité qu’ils acceptent de réduire les excédents, pourtant financés par les déficits des autres, est très faible. Cette échelle permet surtout de comprendre comment les bouleversements violents de l’ordre économique mondial peuvent ouvrir des fenêtres de tir pour les pays périphériques. En effet, sans la crise de 1929, l’Argentine n’aurait pas pu enclencher son processus d’industrialisation par substitution d’importations qui, malgré toutes les contradictions liées à sa position de pays agro-exportateur, ne prend fin qu’à la suite d’un coup d’État conservateur en 1955.
L’échelle locale offre d’autres solutions partielles. Si elles ne sont pas en mesure de modifier les structures de production, les initiatives populaires apportent de nombreuses réponses aux effets les plus délétères de la spécialisation productive. Par exemple, la récupération des usines en faillite par les travailleurs qui en assurent la continuité productive en autogestion ne représente pas seulement une arme formidable contre le chômage, mais sont aussi un signal fort envoyé aux patrons tentés de définancer leurs entreprises au profit de la spéculation financière.
Les monnaies alternatives, quant à elles, permettent d’assurer un niveau d’activité minimum lorsque les liquidités en monnaie nationale se font rares dans l’économie réelle. L’expérience la plus réussie, le bocade, a permis à la petite province argentine de Tucuman d’alléger son budget en pesos, de réduire sa dette et d’activer la production locale pendant plus de vingt ans, jusqu’au moment où le gouvernement national en décrète la suppression en 2003. Ces monnaies permettent aussi de combattre les effets récessifs de l’inflation, du moment que les circuits dans lesquelles elles circulent sont suffisamment intégrés et diversifiés pour en tirer le potentiel maximal.
Loin d’alimenter des visions défaitistes, la prise en compte des contraintes structurelles permet de nous doter d’une vision éclairée des crises qui secouent actuellement l’Amérique latine et nous empêche de tomber dans des lectures partielles, partiales et manichéennes d’une réalité complexe. En ce sens, il est impossible d’imaginer les solutions futures sans appréhender correctement les soubassements des mécanismes économiques qui façonnent le présent.
[1] Le florin est la monnaie hollandaise avant l’euro.
Luis Arce Catacora a occupé la fonction de ministre des finances du gouvernement d’Evo Morales, de 2006 à 2019. Il a supervisé les programmes de nationalisation des industries d’hydrocarbure, la mise en place d’un certain nombre de programmes sociaux et les débuts du programme d’industrialisation. Il est surnommé le « père du miracle économique bolivien » par les partisans de l’ex-président Evo Morales. Suite au coup d’État qui a renversé son gouvernement, il a été désigné par son parti (le MAS, « Mouvement vers le socialisme ») comme candidat aux élections présidentielles. Olivier Vargas l’a rencontré à Cochabamba. Entretien effectué par Olivier Vargas et traduit par Romain Lacroze.
LVSL – Vous avez été désigné candidat du MAS dans des circonstances particulières. Dans quelles conditions s’effectue la campagne présidentielle ?
Luis Arce Catacora – Tout d’abord, je dois dire que cette campagne est complètement différente des autres. Nous n’avons qu’un gouvernement de facto[issu du coup d’État et dirigé par Jeanine Áñez, ndlr] et nous devons affronter aussi bien les médias que des autorités judiciaires comme la Cour suprême électorale. Nous faisons donc face à une situation très difficile. Pourtant, dans les sondages, on nous donne gagnants au premier tour avec une avance de plus de 15 %. On avait dit que le MAS était mort l’an dernier, qu’il ne se relèverait jamais. Mais en moins de quatre mois, il est passé gagnant dans les sondages et nous sommes sûrs de gagner ces élections le 3 mai.
[Lire sur LVSL l’article de Baptiste Albertone : « Des coups d’État à l’ère de la post-vérité »]
LVSL – Pouvez-vous faire campagne librement et publiquement ?
C’est bien sûr plus difficile pour nous, sous ce gouvernement. Il cherche à arrêter toutes les personnes issues du MAS, des mouvements sociaux ou de l’ancien gouvernement du président Evo Morales. Elles sont régulièrement convoquées devant la justice sous des prétextes divers. Il est donc très difficile pour nous de mener campagne librement. Nous faisons face à la persécution, la surveillance, à des personnes qui nous recherchent – pas seulement nous, mais aussi notre famille. C’est une situation très difficile pour nous, mais nous y faisons face du mieux que nous pouvons.
LVSL – Des rumeurs avancent que les élections pourraient être suspendues, et que le gouvernement pourrait vouloir utiliser la crise du coronavirus pour annuler les élections ou les suspendre, maintenant que le MAS est en tête dans les sondages.
Le virus et tous les problèmes de santé qui y sont liés, c’est une chose. Mais il y a une autre chose qui me préoccupe beaucoup : l’économie. Chaque jour, l’économie sombre davantage. Il n’y pas d’emploi, pas de revenu, aucune activité économique. Ce n’est pas seulement à cause du virus, c’est aussi dû au fait que les dirigeants ont commencé à remplacer notre système par le modèle néolibéral. Le gouvernement utilise le virus comme un prétexte pour justifier ses échecs des derniers mois, donc il est très important de séparer ces deux réalités. Les problèmes économiques qui ont commencé l’an dernier [après le coup d’État, ndlr] se ressentent maintenant, mais le virus est utilisé comme une excuse pour éviter le débat sur ce sujet. D’une certaine façon, c’est une excuse bien trouvée, parce que tout le monde est inquiet de ce virus.
LVSL – Qu’en est-il de l’impact économique du virus ? Est-ce que le modèle économique actuel est prêt à absorber la crise économique due au coronavirus ?
Ce modèle néolibéral est incapable d’entretenir le lien social et une politique sociale. Ils [les membres du gouvernement issu du coup d’État, ndlr] prennent seulement des mesures favorables au milieu des affaires. D’autre part, ce virus est utilisé comme une excuse en Amérique latine, et en Bolivie en particulier, pour cacher les problèmes économiques et sociaux qui ont émergé depuis novembre de l’an dernier. Les mesures générales qu’ils ont prises ne sont bonnes ni pour l’économie ni pour la santé. Ils ont permis au virus d’entrer dans le pays et n’ont rien fait contre cela. Maintenant qu’il est entré, ils lancent des opérations qui n’aident pas, et les gens y sont désormais exposés.
Les élections du 3 mai vont sans doute avoir lieu. Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. C’est un gros problème qu’un gouvernement démocratique devrait prendre en compte.
LVSL – La présidente Áñez est candidate aux côtés de Samuel Doria Medina, ex-ministre de gouvernements néolibéraux dans le passé. Áñez a dit que ce serait lui qui s’occuperait de la stratégie économique dans le prochain gouvernement. Quel est son modèle économique ?
C’est du pur néolibéralisme, il n’a fait que cela, il ne conçoit pas d’autre modèle. S’il est élu, il n’y aura que des mesures néolibérales en faveur du libre marché.
Ils vont certainement recommencer avec les privatisations, se tourner encore vers les grandes entreprises qui gagnent beaucoup d’argent et laisser un nombre important de gens dans la pauvreté. C’est ce qui est arrivé dans les années 1980 et 1990 pendant l’ère néolibérale, je ne pense pas qu’ils aient changé d’avis depuis.
LVSL – Est-ce que la Bolivie aura des ressources fiscales suffisantes pour continuer à financer les programmes sociaux et ses infrastructures si les entreprises publiques rentables sont privatisées ? Où est-ce que la Bolivie va prendre l’argent ?
S’ils privatisent ce mois-ci, nous devrons renationaliser, bien sûr. S’il n’y a pas de privatisation, nous pouvons garantir l’argent pour nos programmes sociaux, parce que les programmes sociaux ne dépendent pas seulement des impôts, mais aussi des recettes tirées des entreprises publiques que nous avons depuis 2006. Nous avons besoin d’entreprises publiques, par conséquent, mais aussi de recettes fiscales stables pour garantir tous nos programmes sociaux.
LVSL- Qu’en est-il du lithium ? Est-ce que la privatisation des réserves de lithium de Bolivie est à l’ordre du jour ? Si ces ressources sont privatisées, il sera extrêmement coûteux de les renationaliser…
Nous ne savons pas ce qu’ils veulent faire avec le lithium, mais il est clair qu’ils sont en train de le négocier avec des entreprises américaines. Quoi qu’il en soit, nous devons garantir que le lithium sera bel et bien exploité par notre entreprise publique en Bolivie, ce qui créera de l’emploi et nous apportera des recettes issues de la valeur ajoutée – au lieu de seulement exporter le lithium comme une matière première. Nous continuerons donc notre politique d’industrialisation de toutes les ressources naturelles dont nous disposons.
LVSL – La Bolivie semble avoir fait des progrès dans le secteur du gaz naturel, en termes d’industrialisation. La Bolivie était un importateur net de gaz raffiné avant l’élection d’Evo Morales. Quelle est actuellement la situation ?
Aujourd’hui nous disposons d’une usine d’urée et d’ammoniaque que nous avons ouverte il y a quatre ans, et qui fonctionne. Nous devons améliorer le processus et exporter davantage d’urée, qui est un produit à valeur ajoutée. Nous avons à l’esprit de nombreux projets pour industrialiser toutes les ressources naturelles dont nous disposons.
Nous continuerons à appliquer la même politique qu’auparavant. Elle est fondée sur quatre piliers : nationaliser les ressources naturelles, en tirer des recettes et les redistribuer à la population. Notre modèle repose donc sur la nationalisation des ressources naturelles, mais pas seulement sur leur nationalisation : nous devons également les industrialiser afin d’en tirer davantage de recettes pour pouvoir poursuivre le processus de redistribution en Bolivie.
LVSL – Quand vous étiez ministre des finances, vous avez diversifié vos partenaires commerciaux. Pourquoi vous êtes-vous tournés vers la Chine et la Russie ?
Nous ne croyons pas aux marchés libres, et encore moins aux marchés libres à l’échelle internationale. Nous croyons aux accords commerciaux qui bénéficient aux populations, davantage qu’à ceux qui reposent seulement sur les marchés libres, dans lesquels le cours détermine tout. Les États-Unis ne plaidaient qu’en faveur d’accords de libre-échange basés sur le libre marché. À l’inverse, la Chine, la Russie, et d’autres pays, mettent l’accent sur l’investissement ou le tourisme en même temps que sur le commerce. Par conséquent, il est plus opportun pour l’économie bolivienne de passer des accords avec ce genre de gouvernements, qui proposent des accords plus adaptés à nos conditions que ceux qui sont régis par le libre-échange.
Nous assistons actuellement à une tentative du gouvernement visant à rejeter les accords impliquant des investissements russes et chinois ; nous avons vu, par exemple, que la centrale nucléaire d’El Alto a été laissée à l’abandon…
[Lire sur LVSL l’article de Guillaume Long : « Le tournant à 180 degrés de la politique étrangère bolivienne depuis le coup d’État »]
LVSL – En parlant de politique étrangère, on observe un changement de paradigme opéré par le gouvernement bolivien depuis le coup d’État : il s’est éloignée de divers alliés traditionnels de la Bolivie, comme Cuba ou le Venezuela, pour se rapprocher des États-Unis et d’Israël. Mettrez-vous fin à ce tournant ?
Bien sûr : nous allons mettre fin à l’orientation en politique étrangère qui a cours et revenir à la nôtre, qui était utile à la Bolivie. Nous reviendrons à tous les traités et accords qui étaient en vigueur auparavant. Nous avons besoin de relations avec Cuba et la Chine. Observez ce qu’ils sont en train de faire dans le domaine médical, en pleine crise du coronavirus [Jeanine Añez a ordonné le départ des médecins cubains qui travaillaient en Bolivie, ndlr]. Les Cubains ont effectué des recherches, possèdent des vaccins : nous sommes plus qu’heureux de travailler avec eux, ainsi qu’avec la Chine. Ce gouvernement ne peut pas le faire, puisqu’il a mis fin à ces relations.
LVSL – Pour terminer : rétrospectivement, concernant les quatorze années de pouvoir du MAS, des choses auraient-elles pu être améliorées ?
C’est une question très compliquée. Il y a bien des choses que nous aurions pu faire pour éviter ce coup d’État. Par exemple, il est clair que les progrès économiques à eux seuls ne suffisaient pas ; nous avons besoin d’une éducation politique étendue à tous. À l’évidence, nous n’avons pas fait un travail suffisant. Nous avons travaillé seulement sur l’économie, mais il est clair que l’économie et la pensée politique doivent aller de pair.
Cinq mois
après le coup d’État en Bolivie, le gouvernement poursuit ses politiques de répression des syndicalistes et des dirigeants du Mouvement vers le socialisme (MAS) dirigé par Evo Morales. Dans sa tentative d’éviter une possible victoire du MAS lors des élections générales prévues en mai prochain, le Tribunal suprême électoral (TSE), qui compte parmi ses membres des alliés de la dirigeante Jeanine Añez, a interdit à Evo Morales et à son ancien ministre des Affaires étrangères Diego Pary de se présenter comme candidats au Sénat. En remontant le cours des événements qui ont abouti au coup d’État du 10 novembre et l’ont suivi, il semble bien que les efforts du régime pour se maintenir coûte que coûte au pouvoir doivent se poursuivre jusqu’aux élections et, en cas de victoire, bien au-delà. Par Denis Rogatyuk, traduction Sylvie Cappon.
Les événements du 10 novembre en Bolivie ont ravivé dans les mémoires le souvenir douloureux d’une époque que beaucoup pensaient révolue en Amérique latine. La démission d’Evo Morales et d’Álvaro García Linera s’est produite après plusieurs jours de manifestations violentes de la droite, de mutineries au sein de la police et sur intervention de l’armée. C’est la première fois en Amérique latine depuis le coup d’État au Honduras en 2009 qu’un gouvernement élu est contraint à démissionner par la force.
La prise de pouvoir de la sénatrice de droite Jeanine Añez le 12 novembre a été appuyée par diverses factions ayant fomenté le coup d’État, notamment par Fernando Camacho, leader d’extrême-droite et ancien dirigeant du Comité civique de Santa Cruz, une organisation paramilitaire, et Carlos Mesa, président de Bolivie de 2003 à 2005 et candidat malheureux à la présidentielle lors des élections générales du 20 octobre dernier. Le gouvernement de facto a rapidement rompu tous les liens avec les États de la région en se retirant de l’ALBA (Alliance bolivarienne pour les Amériques) et de l’UNASUR (Union des nations sud-américaines). Il a expulsé les 800 médecins cubains présents sur le sol bolivien et renoué les liens diplomatiques avec les États-Unis et Israël.
[lire ici l’article de Guillaume Long pour LVSL : « le tournant à 180 degrés de la politique étrangère bolivienne depuis le coup d’État »]
La persécution de la population d’origine indigène, des militants et des membres du Mouvement vers le socialisme (MAS) a atteint des niveaux inédits depuis les massacres d’octobre noir en 2003. À cette époque, lors de manifestations contre les privatisations, le gouvernement néolibéral de Gonzalo Sánchez de Lozada, dit « Goni », avait assassiné des dizaines d’indigènes
et de syndicalistes dans la ville d’El Alto. Cette fois, ce sont 34 manifestants qui ont été tués et 115 autres blessés durant des soulèvements contre le coup d’État dans le secteur de Senkata à El Alto et dans la commune rurale de Sacaba, dans le département de Cochabamba. La censure et les attaques contre des médias publics et journalistes étrangers sont devenus monnaie courante, en particulier contre les stations de radio dirigées par des syndicats et coopératives dans les zones rurales qui soutiennent traditionnellement Evo Morales.
Enfin, la légitimation du coup d’État par l’OEA, Organisation des États américains, complice de longue date d’une guerre économique et politique contre le Venezuela, et le retour récent en Bolivie de l’agence USAID, notoire pour les financements et les formations qu’elle apporte à des groupes politiques pro-étasuniens sur tout le continent, ont démontré l’ampleur de l’alignement du nouveau régime sur Washington.
Comment l’un des gouvernements les plus efficaces de toute l’Amérique du Sud, installé de longue date, a-t-il pu être renversé de façon si soudaine ?
Le « Non » au référendum
Même si un certain nombre d’analyses font remonter les origines du récent coup d’État aux tentatives ratées de chasser Evo Morales du pouvoir en 2008 et en 2009-2010, l’événement politique qui a le plus directement préparé la voie à ce coup a été le référendum constitutionnel organisé le 21 février 2016. [En 2008, l’opposition a menacé le gouvernement d’Evo Morales d’opérer la partition de la Bolivie à partir de la sécession des riches provinces de l’Est ndlr].
Puisque la Constitution de 2009 prévoyait une limite de deux
mandats présidentiels, ce référendum cherchait à déterminer si Evo Morales pourrait briguer un nouveau mandat aux élections de 2019. Le « Non » l’a emporté avec 51,3% des voix ; le verdict du Tribunal constitutionnel bolivien a cependant permis à Evo Morales de contourner le suffrage, et de se représenter une nouvelle fois. Ce résultat a m
arqué la première victoire électorale importante de l’opposition bolivienne, et a posé les bases pour la construction d’un pacte unitaire entre les différents secteurs opposés à Evo Morales, traditionnellement divisés par des facteurs ethniques, régionaux, religieux ou d’appartenance idéologique. La campagne pour le référendum a débouché sur la formation dans tout le pays de plateformes et de comités du « 21F » (21 février, date du référendum), qui ont ensuite joué un rôle important dans l’organisation des manifestations et des grèves ayant précédé les élections d’octobre 2019, ainsi que dans la campagne électorale de plusieurs candidats aux présidentielles. Ces groupes du 21F, aux côtés de partis d’opposition, ont aussi eu une implication non négligeable dans la campagne menée sur les réseaux sociaux contre le gouvernement de Morales suite aux feux de forêt qui ont ravagé la région de la Chiquitanía, à l’est du département de Santa Cruz, tout au long d’août et de septembre 2019.
Ils ont aussi bénéficié de l’appui de Jhanisse Vaca
Daza, partisane d’un renversement du régime. Diplômée de la Harvard Kennedy School avec une formation en « Direction de mouvements non violents pour le progrès social », c’est à la tête de son organisation « Ríos de Pie » qu’elle a dirigé la campagne #SOSBolivia sur les réseaux sociaux, en imputant la responsabilité des incendies aux politiques de déforestation menées par le gouvernement de Morales et à son soutien au secteur agro-industriel dans le département de Santa Cruz. Cette campagne, émaillée de tentatives de désinformations, n’a fait qu’attiser les braises du mécontentement durant la période qui a précédé les événements d’octobre.
Les élections d’octobre et l’intervention de l’OEA
Une fois confirmées les candidatures d’Evo Morales et de ses trois principaux opposants de droite, l’ancien Président Carlos Mesa, le sénateur Óscar Ortiz et le pasteur évangélique Chi Hyun Chung et alors que la campagne commençait à battre son plein en août, le gouvernement dirigé par le MAS autorisa la présence d’un certain nombre d’observateurs internationaux durant la période des élections, et notamment celle de l’Organisation des États américains (OEA).
En vertu du système électoral bolivien, les élections comportent un second tour si au premier tour, aucun candidat n’a réuni 50 % des votes, ou si un candidat a réuni 40 % des suffrages mais avec une différence d’au moins 10 % avec le candidat le plus proche. Les résultats préliminaires publiés par le Tribunal suprême électoral le 20 octobre donnaient Evo Morales en tête avec presque 46 % des suffrages, son rival le plus proche, Carlos Mesa, obtenant 38 % alors que 13 % des votes exprimés restaient encore à comptabiliser.
Le décor était planté pour l’étape suivante du coup d’État : les allégations de fraude. Le décompte final et total des voix confirma la victoire d’Evo Morales dès le premier tour, avec 47 % des suffrages contre 36,5 % pour Carlos Mesa, résultat que le candidat conservateur refusa d’accepter. La situation se compliqua d’autant plus que les premières déclarations de l’OEA jetèrent le doute sur la légitimité du comptage des votes effectué par l’organe électoral, en citant des « irrégularités » non spécifiées quant à la rapide augmentation du pourcentage obtenu par le MAS dans les derniers 13 % de votes comptabilisés. Le rapport préliminaire des observateurs de l’OEA publié le 9 novembre conseillait « fortement » au gouvernement bolivien d’organiser un nouveau scrutin et reprenait l’accusation d’irrégularités « massives » concernant les résultats finaux, servant ainsi de catalyseur pour l’étape finale et décisive du coup d’État, qui intervint dès le jour suivant. Et même si les analyses indépendantes menées par des institutions telles que le CEPR (Center for Economic and Policy Research) et le CELAG (Centro Estratégico Latinoamericano de Geopolítica) n’apportaient absolument aucune preuve à l’appui des allégations de l’OEA, les déclarations de cette dernière suffirent à donner un vernis de légitimité internationale au coup d’État.
Le Comité civique de Santa Cruz
Le Comité civique de Santa Cruz (Comité Cívico pro Santa Cruz), un groupe d’extrême-droite issu de la « société civile » entretenant des liens étroits avec les organisations néo-pentecôtistes et évangéliques de Santa Cruz, avait joué un rôle important en 2008 dans la tentative de coup d’État et d’assassinat visant Evo Morales, notamment par le biais de sa branche paramilitaire, l’Union des jeunes de Santa Cruz (Uníon Juvenil Cruceñista). Fernando Camacho, l’un des principaux leaders des mobilisations anti-Evo Morales dans la province de Santa Cruz qui se sont ensuite propagées dans l’ensemble du pays, avait dirigé l’Union des jeunes avant de devenir Président du Comité civique en tant que tel en février 2019. Alors qu’il était peu connu en Bolivie jusqu’à octobre 2019, son parcours politique rappelle celui de son homologue extrémiste au Brésil, Jair Bolsonaro. Issu de l’élite de propriétaires terriens de Santa Cruz et lié de près aux Églises évangéliques, Camacho est connu pour ses liens avec la faction la plus raciste de l’extrême-droite bolivienne, ainsi qu’avec Branko Marinkovič, ancien dirigeant boliviano-croate du Comité civique de Santa Cruz et l’un des leaders de la tentative de coup d’État de 2008.
Sur la période allant du 21 octobre au coup militaire du 10 novembre, le Comité civique a joué un rôle essentiel pour paralyser la région avec la construction de barrages routiers improvisés, l’attaque de militants et l’incendie de locaux de campagne du MAS ainsi que de bâtiments du Conseil suprême électoral. Les tactiques directes et agressives du Comité civique et les appels de Camacho à la démission d’Evo Morales, à l’occasion d’une visite surprise à La Paz le 4 novembre, l’ont placé au centre de la scène des forces d’opposition, volant la vedette à Carlos Mesa comme leader du coup d’État.
Les mutineries de l’armée et de la police et le coup d’État militaire du 10 novembre
L’assaut final sur La Paz de Fernando Camacho et la démission d’Evo Morales le 10 novembre au soir n’auraient pas été possibles sans le soutien obtenu de la branche répressive traditionnelle de l’État durant les jours précédents. La mutinerie des forces de police qui avait commencé à Cochabamba le 8 novembre s’est ensuite répandue dans d’autres capitales régionales telles que Sucre, Santa Cruz, Tarija puis enfin La Paz, en privant de fait le gouvernement d’Evo Morales de ses forces de sécurité internes. La police s’est mise de facto au service de la sécurité de Camacho et d’autres instigateurs du coup d’État. Des images vidéo de décembre 2019 révèlent également que Camacho a acheté la loyauté des forces de police et de factions de l’armée par l’intermédiaire de son père, en créant un effet domino de défections de la police vers l’opposition.
Entre le 8 et le 10 novembre, les forces armées, sous le commandement en chef de Williams Kaliman
, étaient encore sous le contrôle symbolique d’Evo Morales mais l’humeur politique a ensuite viré de façon décisive en faveur de l’opposition. À ce stade, les possibilités d’Evo Morales étaient limitées : décréter l’état de siège en transférant ainsi l’autorité en matière de sécurité publique à l’armée, ou tenter de négocier une solution pacifique avec l’opposition. Selon le témoignage d’Álvaro García Linera, l’armée avait dans les faits cessé de répondre aux ordres du gouvernement dès le 9 novembre, transmettant inexactitudes et mensonges, notamment sur le manque supposé de munitions et d’autres équipements nécessaires à une mise en œuvre effective de l’état de siège. Cette opposition croissante à Evo Morales au sein des forces armées était renforcée par un autre facteur : l’influence durable de l’École des Amériques, académie militaire gérée par les États-Unis, sur la mentalité et l’idéologie sous-jacente de l’armée bolivienne. En dépit de l’ouverture d’une académie militaire bolivienne « anti-impérialiste » en 2016 et des efforts du gouvernement pour éradiquer les doctrines pro-étatsuniennes, la vaste majorité des hauts gradés boliviens, dont Kaliman, sont restés fidèles à cet alignement.
La publication du rapport préliminaire de l’OEA a fini par faire pencher la balance de façon décisive en faveur du coup d’État dans l’après-midi du 10 novembre, ce qui a dans la foulée entraîné la prise de la chaîne de télévision publique Bolivia TV, le départ en avion d’Evo Morales pour Cochabamba et la « suggestion » finale de démissionner, faite par Kaliman et par l’armée.
En arrivant le 10 novembre à La Paz, où la mutinerie des forces de police et le coup d’État militaire battaient leur plein, Camacho n’a pas eu de difficulté à prendre le contrôle de la Casa del Pueblo (la Maison du peuple), siège du gouvernement, en y amenant avec lui une bible et une lettre exigeant la démission d’Evo Morales, et en proclamant que la Pachamama (la personnification de la Terre-Mère dans la culture et la religion autochtones) ne serait plus jamais au gouvernement. Ceci, associé à la démission de la grande majorité des ministres du gouvernement d’Evo Morales ainsi que des présidents de l’Assemblée plurinationale et du Sénat, a ouvert la voie à l’arrivée au pouvoir de Jeanine Añez le 13 novembre.
L’impuissance des organisations sociales et syndicales et de la bureaucratie politique
Le « Pacte d’unité » (Pacto de Unidad) conclu en 2002 par le MAS avec une alliance du mouvement social, indigène, paysan et syndical a formé l’épine dorsale de chacune des luttes successives, politiques et électorales, menées par le gouvernement socialiste en Bolivie. Les organisations formant ce pacte incluaient :
La Confédération syndicale unifiée des travailleurs ruraux de Bolivie (CSUTCB)
La Confédération nationale des femmes paysannes indigènes Bartolina Sisa
La Confédération syndicale des communautés interculturelles de Bolivie (CSCIB)
La Confédération des peuples indigènes de Bolivie (CIDOB)
Le Conseil national des Ayllus et Markas (communautés indigènes) du Qulassuyu (CONAMAQ)
Un sérieux différend a éclaté entre la CIDOB, le CONAMAQ et le gouvernement de Morales durant les manifestations de 2011 autour du projet de construction de l’autoroute reliant Villa Tunari à San Ignacio de Moxos, amenée à traverser le Territoire indigène et parc national d’Isiboro
Sécure (TIPNIS). Ce conflit a été la première rupture entre les mouvements sociaux boliviens et Evo Morales, et a finalement amené la majorité des membres de ces organisations à retirer leur soutien à son gouvernement.
Par ailleurs, les organisations syndicales représentant les travailleurs des secteurs minier, industriel et des services ont traditionnellement été divisées entre d’une part soutien actif ou passif et d’autre part opposition à la présidence d’Evo Morales. La principale confédération syndicale du pays, la Centrale ouvrière bolivienne (COB), a activement soutenu les politiques et réformes économiques de Morales, en particulier la nationalisation du secteur des hydrocarbures et les nouveaux codes et réformes du travail mis en œuvre durant ses différents mandats, ainsi que ses réélections successives depuis 2005. Le syndicat des cultivateurs de coca, connu sous le nom de Fédération du Tropique (Federación del Trópico), dans la région du Chapare, est peut-être la plus connue et la plus loyale à Morales de toutes les organisations paysannes. La Fédération syndicale des travailleurs miniers de Bolivie (FSTMB), affiliée à la COB et principal syndicat des travailleurs de la société minière d’État (COMIBOL), a traditionnellement soutenu elle aussi sa présidence. En revanche, la Fédération départementale des coopératives minières (FEDECOMIN), principalement implantée à Potosi, s’est toujours opposée au MAS et a fini par rejoindre les manifestations d’octobre-novembre contre Morales, tandis que le Syndicat mixte des travailleurs miniers de Huanuni (SMTMH) et la Fédération nationale des coopératives minières (FENCOMIN) ont cessé de soutenir le MAS suite aux élections générales d’octobre. La modération des politiques socio-économiques d’Evo Morales par rapport à son agenda initial l’ont également brouillé avec les secteurs syndiqués les plus radicaux, avec qui des échauffourées violentes ont eu lieu.
Mais comment expliquer la décision d’organisations membres du Pacte d’unité, de la COB et d’autres syndicats alliés de demander la démission d’Evo Morales ?
Les organisations membres du Pacte d’unité et les syndicats ont appelé à des manifestations le 29 octobre dans tout le pays, principalement à La Paz, pour soutenir la victoire de Morales au premier tour des élections et organiser la résistance contre les tentatives des Comités civiques de différentes régions de renverser le gouvernement. Toutefois, du fait de la démobilisation sociale suite à des années de relative stabilité politique, de l’absence de conflit de classe déclaré avec les élites économiques du pays, et de l’épuisement politique après des mois de campagne pour les élections générales, une riposte suivie et organisée depuis la base n’a pas été organisée dès les premiers jours, cruciaux, qui ont suivi la confirmation de la victoire de Morales. Certains ont aussi soutenu qu’Evo Morales n’avait pas compris la gravité de la menace posée par Fernando Camacho et par la réaction des élites traditionnelles de grands propriétaires terriens de Santa Cruz à la suite de sa réélection. Par ailleurs, les structures internes des organisations du Pacte d’unité ont subi une bureaucratisation progressive, avec des processus décisionnels souvent réservés aux instances dirigeantes et un manque préoccupant de participation de la base. Un autre facteur décisif de l’échec des contre-mobilisations a été la menace représentée par diverses bandes armées, groupes paramilitaires et gangs de motards qui ont activement terrorisé les militants et syndicalistes ainsi que les dirigeants politiques du MAS et leurs familles.
La menace paramilitaire
Les images de l’attaque et de l’humiliation publique de Patricia Arce, maire élue du MAS de la ville de Vento dans la région de Cochabamba, aux mains du groupe paramilitaire d’extrême-droite Resistencia Juvenil Cochala (Résistance de la Jeunesse de Cochala, RJC) ont connu une diffusion virale à travers le monde et souligné la violence de la contestation visant le MAS. Dans l’atmosphère de terreur créée par l’extrême-droite, il est vite devenu évident que même le personnel dirigeant du MAS n’était plus à l’abri. « Si vous ne démissionnez pas, nous brûlerons vos enfants » : c’est le type de menaces rapportées par Evo Morales dans l’un des entretiens accordés durant son séjour au Mexique, qui souligne la gravité des intimidations ayant visé d’autres dirigeants et militants du MAS durant les derniers jours du coup d’État militaire. La maison de la sœur d’Evo Morales a été incendiée quelques jours avant son éviction du pouvoir et son propre domicile ainsi que celui du vice-président Álvaro García Linera (qui abritait une bibliothèque de 10 000 volumes) ont été mis à sac par les protestataires pro-coup d’État.
Même si la RJC(Resistencia Juvenil Cochala) a été l’organisation paramilitaire ayant eu le plus de visibilité à Cochabamba, les soutiens et dirigeants du MAS et leurs familles dans la région de Santa Cruz ont été terrorisés par l’Union des Jeunes de Santa Cruz (Unión Juvenil Cruceñista) et d’autres groupes paramilitaires au service de l’élite de propriétaires terriens. Le cas le plus notoire concerne Adriana Salvatierra, présidente du Sénat bolivien, forcée à démissionner de son poste après avoir reçu de multiples menaces de mort dirigées contre des membres de sa famille.
L’embargo médiatique
L’imposition d’un embargo médiatique quasi-total dès la prise du pouvoir est un élément incontournable d’un certain nombre de coups d’État et changements de régime intervenus sur le continent, comme au Chili en 1973 et au Brésil en 1964. Le coup d’État en Bolivie a suivi une trajectoire similaire.
Les services publics d’information, y compris les chaînes de télévision et stations de radio ainsi que les bulletins d’information officiels et journaux appartenant à l’État ont été saisis. Le premier coup grave aux services d’information publics a été porté le 8 novembre : les sièges de Bolivia TV et de la radio publique Radio Patria Nueva ont été pris d’assaut par les opposants à Evo Morales avant d’être fermés. Après la formation du gouvernement issu du coup d’État, le journal officiel de l’État bolivien, Periódico Cambio, a lui aussi été saisi et renommé Periódico Bolivia, avec une nouvelle ligne éditoriale clairement favorable aux nouvelles autorités. La vaste majorité des médias privés ont pour leur part offert un soutien inconditionnel à la théorie de la fraude électorale en utilisant l’intervention et les publications de l’OEA comme munition principale. Telesur et RT en Español sont les seules chaînes qui continuèrent un temps à communiquer sur le conflit en adoptant une posture anti-coup d’État. Toutes deux ont toutefois rapidement été censurées et ont vu leurs licences de diffusion révoquées par le nouveau ministère des Communications. La quasi-totalité des journalistes étrangers présents sur le terrain dans les jours suivant le coup d’Etat furent agressés soit par la police, soit par des manifestants ou activistes pro-coup, et ont dû en fin de compte quitter le pays. Ceci a permis au gouvernement de facto de créer un blocus médiatique ainsi qu’une « hégémonie instantanée » sur le récit des événements durant les premiers jours cruciaux qui suivirent le 10 novembre. Ceci a aussi permis d’empêcher la couverture des tueries intervenues lors des manifestations indigènes à Senkata et Sacaba en contribuant ainsi à ce que ces crimes restent impunis.
Le
changement de régime opéré en Bolivie reflète la permanence de la violence qui structure les conflits politiques malgré une apparente stabilité institutionnelle. De vieilles recettes économiques remises au goût du jour grâce à un marketing astucieux ont été mêlées à une haine raciale profondément ancrée et à une soif de revanche contre les classes populaires qui avaient osé porter au pouvoir le premier président indigène de Bolivie…
Aujourd’hui gouvernée par une présidente autoproclamée proche de l’extrême droite, la Bolivie a vu son destin basculer après qu’Evo Morales a été renversé par l’armée en novembre 2019. Ce passage en force institutionnel a été rendu possible par une prise de position de l’OEA qui, en dénonçant une prétendue fraude électorale, a servi de support aux prétentions d’une opposition aux tendances fascisantes. Deux chercheurs du MIT viennent pourtant de démontrer dans une analyse statistique rigoureuse des résultats électoraux le caractère mensonger des déclarations de l’organisation. La parution de cette étude est l’occasion de revenir sur les événements qui ont mené à la fracturation de l’ordre social bolivien, et notamment, de comprendre comment la construction d’un narratif trompeur a permis l’ascension, sans légitimité populaire mais avec la légitimité médiatique, de l’extrême droite au pouvoir. Par Baptiste Albertone.
Peut-on de ne pas reconnaître un coup d’État lorsqu’on en voit un ? Un discours tronqué peut-il faire vaciller un gouvernement sans que personne ne le remette en cause ? Les médias, premières victimes des fake news, peuvent-ils s’en faire les vecteurs inconscients ? Les événements récents vécus par l’État plurinational de Bolivie nous offrent un cas d’étude d’une pertinence dramatique pour analyser la genèse d’un narratif médiatique fallacieux ayant permis de farder une déstabilisation politique et une restauration ultraconservatrice en un mouvement populaire aux prétentions démocratiques.
Saluée il y a quelques mois encore pour ses résultats économiques et sociaux sans appel, la Bolivie a depuis sombré dans la tragédie après qu’une partie de l’opposition soutenue par l’armée a demandé la démission d’Evo Morales. Cette rupture institutionnelle et cette fracture démocratique puise sa légitimité dans les allégations – sans fondements – de fraude électorale émises par l’Organisation des États Américains (OEA) et relayées massivement par les sphères médiatiques. Ces accusations mensongères ont offert à l’opposition le blanc-seing de l’opinion publique internationale qui voyait en elle une expression du mécontentement populaire face à la manipulation du scrutin présidentiel. Malheureusement ce soutien aveugle à une réalité plus complexe que la dichotomie gentils/méchants, a servi de tremplin pour que les franges les plus extrêmes du spectre politique bolivien parviennent au pouvoir sans soutien populaire, mais avec les faveurs des humanistes autoproclamés du monde entier.
Face au vide de sens dans lequel nous plonge cette aporie, il est nécessaire de comprendre comment s’est mis en place, dans l’indifférence presque générale, ce récit insidieux qui défie toute prétention de proximité avec le réel. C’est également l’occasion de revenir sur le rôle central de l’OEA dans ce basculement politique vers l’extrême droite, et de se questionner sur la géopolitique contemporaine des coups d’État dans la région. En bref, nous procédons dans cet article à une agnotologie du récit entourant le coup d’État qui a ébranlé la Bolivie qui nous amène à tirer des enseignements de portée locale d’abord, mais aussi, pour certains, propres à une forme partagée de contemporanéité.[1] Avant toute chose, permettons-nous un bref retour sur les événements.
L’ombre présente d’un miracle passé
Le 20 octobre 2019 se tiennent les élections nationales en Bolivie. Evo Morales est candidat à sa propre réélection pour la quatrième fois consécutive. D’un côté, il peut se targuer de résultats sociaux économiques incomparables. Le PIB a bondi de 50% par rapport à 2006, croissant deux fois plus vite que la moyenne régionale, et permis à l’État de mettre en place des politiques sociales qui ont fait chuter la pauvreté de 60% en 13 ans, et l’extrême pauvreté de près de 38%.[2] De l’autre, il se présente face à sa population après que cette dernière lui a refusé, lors d’un référendum tenu en 2016, la possibilité de briguer un quatrième mandat. C’est finalement le Tribunal constitutionnel plurinational, mobilisant la signature d’un traité international pour justifier l’illégalité de la limitation des mandats présidentiels, qui lui a permis de se présenter à sa propre succession. Plus que le choix d’un nouveau mandataire, cette élection se présente tout autant comme une occasion pour la citoyenneté bolivienne de punir son président si telle est sa volonté.
Pour s’assurer du bon déroulement des élections, des observateurs de l’Organisation des États d’Amérique (OEA) sont présents. La question de leur participation a longtemps été au cœur des débats qui ont entouré le scrutin présidentiel. Les gouvernements conservateurs de la région ont exprimé leur rejet vis-à-vis de ce qu’ils considéraient être un témoignage de soutien à une élection qu’ils estimaient illégitime du fait de la participation de Morales. Le secrétaire général de l’OEA, Luis Almagro, avait à cet égard déclaré en avril 2019 que « dire qu’Evo Morales ne peut pas participer aujourd’hui (aux élections générales), ce serait absolument discriminatoire vis-à-vis d’autres présidents qui ont participé aux processus électoraux sur la base d’une décision judiciaire ».[3]
Pour assurer une plus grande transparence et pour respecter les recommandations de l’OEA, les autorités électorales boliviennes mettent en place un système officieux de Transmissions des résultats électoraux préliminaires (TREP), en parallèle du décompte officiel, qui vise à informer la population de l’évolution des résultats en temps réel. Ce dernier est confié à une entreprise privée. Le 20 octobre 2019, jour de suffrage dans le pays, aux alentours de vingt heures, le TREP qui avait alors décompté près de 84% des actes électoraux s’interrompt. À cette même heure, Evo Morales compte près de 45,28% des suffrages et une avance de 7,9 points sur son rival direct, Carlos Mesa. Ces résultats préliminaires ne suffisent pas pour éviter au leader indigène un face-à-face lors d’un second tour. En effet, la Constitution bolivienne stipule qu’une marge de 10% sur le second, en plus de 40% des voix, est nécessaire pour valider une victoire dès le premier tour. Le 21 octobre l’OEA, à travers son compte Twitter publie un premier message s’inquiétant de l’interruption du processus de décompte officieux, considérant « fondamental que le Tribunal suprême électoral explique pourquoi la transmission de résultats préliminairesa été suspendue ».[4] Vingt-trois heures après cette interruption, le TREP est finalement actualisé pour près de 95% des résultats. La marge d’Evo Morales est désormais légèrement supérieure aux 10% nécessaires à un triomphe dès le premier tour.
Peu après cette actualisation, l’OEA émet un communiqué de presse dans lequel elle « exprime sa profonde inquiétude et sa surprise face au changement radical et difficile à justifier de la tendance des résultats préliminaires connus après la fermeture des bureaux de vote », et fait dès lors part de son appui à l’organisation d’un second tour. Ces suspicions publiques quant à une éventuelle fraude électorale donnent lieu à des manifestations massives de l’opposition bolivienne. Le ministre bolivien des affaires étrangères, Diego Pary, décide alors, dès le 22 octobre, de proposer à Luis Almagro, secrétaire général de l’OEA, d’effectuer une analyse de l’intégrité du processus électoral en Bolivie. Cette demande est acceptée. La mission débute le 31 octobre 2019.
Au même moment, le pays s’embrase, et la situation se détériore rapidement. Le 10 novembre, l’OEA présente un rapport préliminaire dans lequel elle liste une série d’irrégularités supposées soutenir ses affirmations préliminaires quant à l’existence d’anomalies sérieuses entourant les résultats du premier tour. Le même jour, Evo Morales, pour éteindre le feu de la contestation, annonce l’organisation de nouvelles élections. Le lendemain, sous la pression de l’armée et confronté aux violences nombreuses et polymorphes qui frappent ses partisans et les membres du gouvernement, il renonce à ses fonctions, tout comme son vice-président, la présidente du Sénat national et le Président de la chambre des députés. Ce vide institutionnel permet à Jeannine Añez, députée de l’opposition alors inconnue du grand public, de s’autoproclamer présidente par intérim le 12 novembre en l’absence de quorum au parlement – les sénateurs et députés du MAS ayant décidé de ne pas siéger.
La fleur au fusil
La trame de ce renversement institutionnel repose sur deux tournants fondateurs. Le premier réside dans l’incursion de l’armée dans le paysage politique, cette dernière a recommandé à Evo Morales de renoncer à ses fonctions et donc d’interrompre un mandat qu’il avait obtenu – sans contestation – en 2014. Le 10 novembre 2019, le chef des forces armées, le général Kaliman fait la déclaration suivante : « après avoir analysé la situation de conflit interne, nous suggérons que le président de l’État démissionne de son mandat présidentiel, permettant ainsi la paix et le maintien de la stabilité pour le bien de notre Bolivie ». S’il est tentant de donner du crédit à cette affirmation gorgée de bienveillance, quiconque est familier avec l’histoire politique régionale[5] frissonne en entendant un général inviter un président élu à se retirer. La figure du général des armées qui se positionne en sauveur de la démocratie mérite interrogation, avec en premier lieu, un questionnement sur l’origine du désordre. Dans le cas présent, le désordre est attribué à une contestation sociale d’ampleur contre la rupture de l’équilibre démocratique. Cependant, si l’on se penche sur l’évolution du mouvement de contestation, un tout autre paysage se dessine. Bien loin d’un mouvement populaire massif, la dégradation rapide de la stabilité intérieure a été organisée par des forces politiques tendancieusement antidémocratiques. Ainsi, il est important de rappeler que dès les premières manifestations, le candidat d’opposition arrivé en deuxième position lors du premier tour, Carlos Mesa, a été entièrement éclipsé par un autre opposant aux prétentions autrement plus radicales, l’ultraconservateur Luis Fernando Camacho. Ce dernier, un multimillionnaire – il figure parmi les révélations des Panama Papers – qui a fait ses classes dans une organisation politique décrite par la Fédération internationale des droits de l’Homme comme « une sorte de groupe fasciste paramilitaire »[6], fondamentaliste religieux et ouvertement raciste, a laissé entrevoir une face sombre et peu connue à l’extérieur du pays de la frange ultra-radicale de l’opposition. Là où les premières manifestations mobilisent l’ensemble d’une opposition inquiète de s’être fait « voler » l’élection, le basculement du pays dans le chaos social est l’œuvre des franges extrêmes droitières proches de Camacho aux ambitions non dissimulées de déstabilisation. Ainsi, dans les jours qui ont précédé le départ d’Evo Morales, la débauche de violence envers les partisans du président sortant a été destructrice. Pour ne citer que les événements les plus brutaux, une mairesse du MAS a été victime d’une humiliation publique par une horde d’opposants qui l’a forcée à marcher pieds nus sur plusieurs kilomètres sous des cris animaux, avant de la peindre en rouge et de lui raser les cheveux. Le jour de la démission du président Morales, plusieurs membres du gouvernement ont été victimes d’une frénésie sauvage, certains ont vu leur maison incendiée, d’autres reçu des appels les invitant à renoncer à leur fonction pour garantir la sécurité de leurs proches.
C’est donc un climat de chaos, intentionnellement bâti par les factions les plus extrêmes de la classe politique bolivienne, qui a servi de prétexte à l’armée pour inviter Evo Morales à se retirer. La décision de l’armée, aux apparences pourtant grossières de coup d’État, s’est insérée dans le narratif commun comme un geste fort et une réponse à la volonté populaire de garantie de l’État de droit et d’un processus électoral transparent. Ce renversement politique n’avait pourtant rien de populaire ni de démocratique. Comme elle l’a déjà fait par le passé, l’armée a instrumentalisé un contexte de chaos pour se défaire d’un pouvoir encombrant. Le principe est simple, les forces armées se présentent comme le pompier qui vient éteindre un incendie domestique allumé par des délinquants tout en accusant le propriétaire. Quoi de mieux pour la reconquête du pouvoir que le mariage de l’ordre et du chaos. Ce dernier garantit à l’ordre son sens, d’où l’intérêt pour l’ordre de voir se perpétuer le chaos. Avec l’arrivée de Jeanine Añez, l’armée a ainsi retrouvé de sa superbe dans le pays. Celle qui a marqué par ses alliances avec les grands propriétaires l’histoire politique sanglante des nations latino-américaines, s’est offert un retour en grandes pompes dans les institutions nationales. L’embrasement de la nation par des factions criminelles lui a ouvert le chemin vers la reconquête, celle du sauveur et du bienfaiteur qui, soucieux du bien-être de son peuple, se lève pour chasser l’ennemi. Encore faut-il savoir identifier l’ennemi. En désignant Evo Morales comme responsable de l’instabilité intérieure, l’armée a fait le choix de favoriser les forces antidémocratiques. Cette alliance du capital et des balles n’est pas nouvelle, et il n’y a donc rien de surprenant à voir, lors de la cérémonie d’intronisation de l’ex-sénatrice, un militaire lui passer l’écharpe présidentielle autour du cou. C’est d’ailleurs à peine installée dans son bureau du Palacio Quemado que Jeannine Añez a décidé de rendre l’appareil aux militaires en émettant un décret[7] qui les exempte de toute poursuite lorsqu’ils maintiennent « l’ordre public ».[8] La fabrication d’un imaginaire dans lequel les militaires soucieux de l’ordre démocratique viennent à la rescousse d’un peuple menacé par les dérives d’un exécutif trop attaché au pouvoir repose lui-même sur un second tournant dans le renversement bolivien.
L’OEA renoue avec ses vieux démons
Ce second événement est antérieur à l’entrée des forces armées dans le récit du renversement d’Evo Morales, c’est d’ailleurs son point d’ancrage. Il faut en effet revenir à l’idée même d’une fraude électorale pour comprendre l’enchaînement rapide et destructeur qui s’est mis en place après l’annonce des résultats du premier tour. Comme cela a été mentionné précédemment, c’est un communiqué de presse publié par l’OEA qui a fait peser les premiers doutes sur la crédibilité des résultats électoraux. Dans ce communiqué, l’OEA fait part de ses inquiétudes quant à l’interruption du système de décompte rapide, ainsi que du changement de tendance observé lorsque ce dernier a été rétabli. Pour comprendre pourquoi une telle prise de position a de quoi déranger, il faut revenir sur au moins trois éléments qui ont fait l’objet d’une publication du think tank étasuniens Center for Economic Policy Research (CEPR).
Tout d’abord, il est essentiel de rappeler que la totalité des accusations formulées par l’OEA dans son communiqué font référence au système TREP, système de décompte officieux et parallèle qui avait été mis en place par la Bolivie et opéré par une entreprise privée. Or, ce système n’a aucune valeur électorale, sa seule vocation est la transparence et l’information des citoyens. À aucun moment, le bon déroulement du système de décompte officiel, dont les résultats ne seraient parus qu’une fois l’ensemble des actes comptabilisés, n’a été remis en question. C’est donc une discrète confusion entre les deux processus parallèles qui a permis de faire peser le doute sur une manipulation du système de décompte officiel tout en ne faisant référence qu’à son jumeau officieux qui n’avait lui été mis en place qu’à titre informatif.
Le second élément de la narration des péripéties électorales qui interroge réside dans l’apparente surprise manifestée par l’OEA au sujet de l’interruption du TREP. En effet, un tel scénario avait été annoncé et convenu au préalable. Deux semaines avant la tenue des élections, Marcel Guzmán de Rojas, directeur général de l’entreprise en charge du TREP, avait précisé avoir pour objectif le décompte de 80% des suffrages aux alentours de 20h et seulement espérer pouvoir dépasser les 90% le jour de l’élection.[9] Antonio Costas, porte-parole du Tribunal suprême électoral avait quant à lui exprimé son enthousiasme en insistant sur le fait que « pour la première fois dans son histoire démocratique, la Bolivie sera en mesure de connaître entre 80 et 90 % du décompte des voix, avec une fiabilité de 100 % ».[10] En 2016, lors du référendum sur la réélection, le même système c’était par exemple arrêté autour de 81.2% sans que cela ne suscite un quelconque émoi.
Troisième élément, et c’est là que réside le plus lourd des accusations, les organes électoraux boliviens ont été sommés de rendre des comptes sur ce qui a été dénoncé comme un changement de tendance inexplicable. Il convient à ce stade de mobiliser un certain sens commun de la statistique. En observant l’augmentation de l’écart entre les deux candidats, deux hypothèses peuvent être posées. La première, fidèle à l’interprétation de l’OEA, est celle d’une manipulation des suffrages et des résultats électoraux. La deuxième voudrait que l’échantillon des derniers 15% pourcents des suffrages ait la particularité d’être plus favorable à Evo Morales que le reste des votes. Cela est-il envisageable ? Tout à fait, et c’est d’ailleurs les résultats de l’analyse statistique profonde qui ressort de l’étude susmentionnée. Comme le rappelle Mark Weisbrot, directeur du CEPR, il faut s’appuyer sur la démographie électorale du pays andin pour expliquer que des des résultats électoraux les plus tardifs soient significativement plus favorables à Evo Morales. Selon l’étude du CEPR, dans l’échantillon des derniers 16% non-comptabilisés au moment de l’interruption, la marge d’Evo Morales sur son rival est de 22%, soit près de 3 fois la marge constatée sur les 84% déjà comptabilisés. Comment cela est-il possible ? La Bolivie est un pays dont une partie significative de la population, 30%[11], réside dans des zones rurales relativement isolées. Les suffrages issus de ces régions peuvent ainsi prendre un temps significativement plus long à pouvoir être comptabilisé. Il se trouve que les votants appartenant à ces régions reculées sont également très majoritairement des électeurs d’Evo Morales qui recueille beaucoup moins de voix dans les territoires urbanisés. Il existe donc dans l’échantillon final un biais conséquemment favorable à Evo Morales qui explique l’augmentation importante de la marge le séparant de Carlos Mesa.[12]
La seconde interrogation qu’il est légitime de formuler à propos de ce supposé « changement de tendance » concerne sa dynamique. Autrement dit, la marge entre les deux candidats c’est elle accrue plus rapidement lors du décompte des derniers 16%. Là encore, une analyse statistique rigoureuse permet de visualiser une augmentation régulière de l’écart sur l’ensemble du décompte. La tendance de l’écart entre Evo Morales et Carlos Mesa pour l’élection présidentielle est d’ailleurs, à peu de choses près, identique à celle observée pour les résultats des élections législatives qui ont vu le MAS remporté 68 sièges sur 130 à l’Assemblée et 21 des 36 sièges du Sénat, et ce, sans que les résultats ne soient jamais remis en question (voir graphique). Cette analyse statistique qui met à mal les affirmations de l’OEA a été récemment confirmée par un rapport produit par deux chercheurs du Massachusetts Institut of Technology (MIT), et résumée dans un article du Washington Post. Les conclusions des deux auteurs sont sans équivoques : « il ne semble pas y avoir de différence statistiquement significative entre la marge avant et après l’arrêt du vote préliminaire. Au contraire, il est très probable que Morales ait dépassé la marge de 10 points de pourcentage au premier tour ».[13]
Dès lors, il est difficile de trouver une justification au comportement de l’OEA lors de la soirée électorale. Pourquoi un tel empressement à communiquer ? Comment expliquer des erreurs aussi grossières dans l’analyse statistique des résultats ? Il est difficile d’imaginer que le niveau technique et analytique des experts, nombreux, d’expériences et de formations rigoureuses, ne permette à l’organisation d’être capable de comprendre l’origine statistique du changement de tendance. Il doit être envisagé que cette prise de position s’inscrit dans une démarche politique hostile au gouvernement d’Evo Morales.
Pour juger de la bonne foi de l’OEA, il est nécessaire de se pencher sur l’audit final réalisé par l’organisation à la demande d’Evo Morales, dès le 22 octobre. Une version préliminaire de cet audit a été présentée le 10 novembre et la version finale n’a été partagée que le 4 décembre 2019. Si une analyse détaillée de l’ensemble du processus d’évaluation dépasse la géographie de cet article, il faut tout de même mentionner la structure générale des accusations et les juger dans le contexte des déclarations passées.[14] En effet, la prise de parole de l’organisation ne laissait comme seule perspective de conclusion du rapport que la démonstration de la véracité des allégations, au risque, dans le cas contraire, de rendre trop visible un dépassement déstabilisateur du mandat de l’institution.
Le mensonge, institution de la déstabilisation
L’OEA a divisé son rapport en trois blocs d’accusations : les infractions délibérées ayant pour but la manipulation des résultats, les infractions graves non intentionnelles, et les erreurs. Malgré une apparente exhaustivité dans l’analyse, le rapport se distingue davantage par ce qu’il obscurcit que ce qu’il illumine à la lumière des preuves. Ainsi, le gros de l’analyse et des mises en accusations graves (deux premières catégories) se concentre sur le TREP. Or, entre le premier tour et le rapport final de l’OEA, le TREP n’a à aucun moment reçu de caractère officiel. Une longue liste de soupçons concernant la gestion de ce système est filée sans toutefois que ne soit faite une quelconque mention de son caractère officieux. Il est cependant difficile de comprendre à quoi aurait servi une fraude visant uniquement un système parallèle d’information du grand public sans que celle-ci n’ait de conséquence finale sur les résultats officiels. C’est ainsi qu’une partie majeure de la mise en accusation se construit sur une confusion entretenue entre les deux systèmes de comptabilisation. Concernant le système officiel, la seule mise en accusation d’envergure fait référence à l’identification de plusieurs tables de votations qui ont fait l’objet de falsifications de signatures de validation des actes de vote. Les irrégularités identifiées concernent 0,22% du total national des actes et se concentrent à 80% sur des centres électoraux de très petite taille qui correspondent à des territoires où des erreurs humaines expliquées par le manque de compréhension du processus électoral peuvent être envisagées. À ce titre, Guillaume Long, ancien ministre des affaires étrangères équatorien qui a lui-même participé par le passé à des missions d’observation de l’OEA, a fortement critiqué l’association de ces pratiques minoritaires à une démarche volontaire de fraude électorale qui relève pour lui de l’incompréhension « anthropologique » de la réalité bolivienne de la part de l’institution multilatérale.
Finalement, le rapport de l’OEA ne se construit que comme une longue liste d’irrégularités que l’on peut malheureusement retrouver dans les processus électoraux de nombreux pays en développement, sans pour autant être en mesure de prouver les soupçons de fraude électorale. Pour le reste, le narratif qui vise à se surprendre du changement de tendance et de l’interruption annoncée du système de décompte officieux est maintenu sans que considération soit faite des facteurs d’explications avancées précédemment. À l’image du menteur qui fait face à l’effondrement de son édifice mensonger, mais persiste dans la contre-vérité pour éviter de perdre la face, l’OEA ne parvient pas à fonder d’une quelconque façon l’hypothèse d’une manipulation électorale qu’elle avait elle-même hâtivement entreprise. Pour autant, en faisant peser sur l’imaginaire collectif le doute d’une interruption malveillante, prétendument nécessaire à la rectification de l’écart entre les deux candidats, l’OEA a pris le parti d’un interventionnisme aux conséquences lourdes.
Hannah Arendt a, dans son ouvrage Du mensonge à la violence, étudié certains mécanismes mobilisés par les opérateurs du mensonge et prévenu de leur portée déstabilisante : « le mensonge est souvent plus plausible, plus tentant pour la raison que la réalité, car le menteur possède le grand avantage de savoir à l’avance ce que le public souhaite entendre ou s’attend à entendre ». Le contexte singulier de cette élection à laquelle participait Morales malgré sa défaite lors du référendum sur sa réélection, rendait particulièrement propice la construction d’un narratif dont la trame est celle de l’aspiration à la perpétuation au pouvoir et la mise en place d’un système de corruption du processus électoral. En publiant ce communiqué, l’OEA a participé activement à la déstabilisation d’un ordre social qui, voyant la confiance dans certaines de ses institutions fortement remises en doute par un organe prétendument neutre, a créé une brèche dans laquelle se sont infiltrées des forces qui poursuivent des volontés antidémocratiques de renversement politique. Cette anomalie procédurale n’a pourtant pas laissé indifférents l’ensemble des représentants régionaux auprès de l’organisation, Luz Elena Baños, la représentante mexicaine auprès de l’OEA, a rapidement réagi à ce communiqué en estimant qu’il avait « perturbé la partialité et la neutralité de cette mission et a interféré avec un processus électoral qui n'[était] pas encore terminé ».[15] Ce ne sont pourtant pas les inquiétudes de cette dernière qui ont été reprise par le récit général mais bien plutôt les affirmations infondées de l’OEA. Cette désinvolture face au mensonge est ce à quoi se réfère le concept de post-vérité. C’est l’idée, pour reprendre les mots du philosophe et agnotologue Mathias Girel, selon laquelle « nous serions, par nos comportements, devenus indifférents à la vérité, apathiques devant les mensonges les plus éhontés, impassibles devant les contradictions les plus irresponsables ».[16] Pourquoi ?
S’il existe des facteurs multiples pour expliquer cette nouvelle réalité, une perspective d’étude pertinente pour la situation bolivienne est celle de la construction de la neutralité, crédibilité et donc légitimité dans la sphère médiatique. L’OEA a été gratifiée par la sphère médiatique, de fait et sans discussions, d’un statut d’organe multilatéral sans ambitions, sans intérêt ni agenda politique particulier. Comment expliquer que la fragilité des accusations et la prise de position proche de l’ingérence de l’organisation, venant faire peser de sérieux doutes sur sa neutralité et bienveillance, ne soit pas venues remettre en cause l’autorité morale qui lui a été attribuée. Il s’agit là d’un problème qui dépasse largement le simple cas d’étude bolivien, la construction de la recevabilité dans la sphère médiatique est aujourd’hui gangrenée par le confort et la certitude des mandarins de la bonne parole. Le choix des sources se fait selon un critère de confiance lui-même supposé dépendant à la proximité de l’information avec le réel. Il n’est cependant pas cavalier d’affirmer que l’attribution de la recevabilité ne peut en aucun cas devenir une accréditation intemporelle. La crédibilité est un attribut évanescent qui se doit d’être perpétuellement renouvelé. Une source jadis crédible, si les attributs qui fondent sa crédibilité ne sont plus, se doit de perdre son privilège. L’un des défis actuels réside dans l’acquisition par certaines sources d’un caractère intangible d’autorité. Le caractère pernicieux d’un tel mécanisme de production de la vérité réside également dans le fait qu’une telle configuration entrave les possibilités de contestation de cette même vérité. Si une information vient contredire l’affirmation faite par l’acteur du recevable, elle est automatiquement relayée au rang de contre-vérité, car n’appartenant pas à ladite sphère de véracité. Cette attribution de jure et non de facto de la recevabilité met en danger la capacité du citoyen à jouir d’une information de qualité, et le cas Bolivien a donné à voir une matérialisation inquiétante des conséquences d’une telle dérive.
Le cœur de l’OEA balance à droite
Ainsi l’OEA, du fait de son statut d’organisation multilatérale, a bénéficié de l’attribution d’une autorité morale qui a permis de donner de la consistance à son narratif infondé. Nous étions dans une configuration classique où la défiance incombe au gouvernement et la tolérance à ses détracteurs. S’il est compréhensible que la force de l’habitude invite à une lecture dans ce sens, les agissements de l’opposition et les errements de l’OEA auraient dû faire vaciller de telles certitudes.
Pour commencer, l’histoire tumultueuse de l’institution[17], tout comme ses modalités de financement – 60% des fonds sont apportés par les États-Unis – avait de quoi interroger la légitimité de la neutralité attribuée à sa parole. À cela viennent s’ajouter les contre-vérités précédemment mentionnées, mais également des prises de paroles du secrétaire général de l’OEA qui interrogent. Lorsque Evo Morales a décidé de l’organisation de l’audit visant à attester de la bonne (ou mauvaise) tenue de l’élection, la communication a été minimale et le secrétaire général, d’habitude non avare en tweets, n’a pas dénié commenter cette main tendue. Lorsqu’il décida de reprendre son activité numérique de commentateur politique, ce ne fut que pour exprimer sa préoccupation quant à une possible restriction de la liberté de circulation de l’opposant Luis Fernando Camacho.[18] Pas un mot tweet ne s’envola du smartphone de l’uruguayen pour s’inquiéter des dérives racistes des manifestants contre les membres du MAS qui ont culminé par la séquestration de familles des membres du gouvernement ou à l’incendie de leur demeure. Finalement, l’institution qui définit comme l’une de ses missions la consolidation de « la démocratie représentative dans le respect du principe de non-intervention » et nomme parmi ses piliers axiologiques la démocratie ou le respect des droits de l’homme, n’aura aucun mot de soutien quant à la décision d’Evo Morales d’organiser de nouvelles élections, ni de préoccupation quant à la prise de position de l’armée l’invitant à rompre le mandat glané en 2014. Hannah Arendt, encore elle, avertissait que « les mots justes placés au bon moment sont de l’action ». Nous pourrions proposer une variante de cette affirmation pour caractériser la stratégie de communication de l’OEA après son annonce impromptue « les silences justes placés au bon moment sont de l’action ». Une telle asymétrie d’indignation chez Luis Almagro ne doit pourtant pas être source de surprise. Ce dernier, est coutumier des prises de position qui se confondent avec celles du Département d’État étasunien. Sortant de son silence, il déclarera cavalièrement deux jours après le départ d’Evo Morales : « en Bolivie, il y a eu un coup d’État lorsque Evo Morales a commis une fraude électorale ».[19] Cet alignement, s’inscrit dans un agenda préélectoral qui verra Luis Almagro se présenter à sa propre succession le 20 mars 2020. Ce dernier fait face à un effritement de ses soutiens après qu’il a accepté d’envoyer des observateurs contrôler la bonne tenue du processus électoral bolivien. Cette décision de l’Uruguayen a froissé les nations de la région gouvernées par les conservateurs hostiles à Evo Morales (Brésil, Colombie) ainsi que l’administration Trump. Or, le soutien des États-Unis est essentiel à l’ancien ministre des affaires étrangères de l’Uruguay pour tenter d’assurer sa réélection. Quoi de mieux alors pour se rattraper que de participer au processus de remplacement d’un gouvernement progressiste par un gouvernement conservateur ?
L’activiste et prix Nobel de la paix Adolfo Pérez Esquivel a résumé la véritable nature du renversement d’Evo Morales en une synthèse ravageuse : « Le coup d’État en Bolivie est une attaque contre toutes les démocraties du monde. Les Boliviens ne profitent pas de la violence ; ce sont les États-Unis, l’OEA et les gouvernements de droite, complices de ce qui s’est passé, incapables de vivre avec une Bolivie juste, éduquée et souveraine, qui en profitent ».[20] Naïvement taire la politisation du réel ainsi que les asymétries de pouvoir, c’est prendre le parti de celui à qui l’on octroie l’argument d’autorité qu’est la neutralité. Comme l’a parfaitement synthétisé Adèle Haenel pour caractériser une situation toute autre mais d’une manière qui permet d’étendre l’affirmation à un spectre plus large : « dépolitiser le réel, c’est le repolitiser au profit de l’oppresseur ».[21]
Chronique d’une restauration annoncée
Quelques mois ont suffi pour que le miracle Bolivien ne soit plus que mirage indien. Il ne reste plus des 13 années d’or du pays andin qu’une vague image dont la perception lointaine s’évapore au contact d’un présent aux allures de restauration ultraconservatrice. Depuis le départ d’Evo Morales et son remplacement par la seconde vice-présidente du Sénat Jeanine Añez, la nation plurinationale a opéré un virage violent pour flirter sinon s’aligner sur un agenda politique bolsonarien.
Ainsi, la présidente autoproclamée Jeanine Añez l’avait pourtant annoncé lorsqu’elle est entrée, escorté par les militaires dans l’Assemblée nationale en s’écriant triomphante : « La bible est de retour au palais ». Une exclamation qui aurait dû faire frémir les commentateurs qui, effectuant un léger travail d’archéologie numérique, seraient tombés sur des tweets publiées il y a quelques années par la présidente autoproclamée. Alors personnalité politique inconnue, l’anonymat faisant figure de révélateur incomparable, elle se permettait quelques prises de positions osées, exprimant par exemple en ces termes son rejet des festivités indigènes qui se célèbrent le 21 juin en Bolivie : « Pas de nouvel an aymara, ni d’étoile du matin ! Bande de sataniques, personne ne peut remplacer Dieu ! ».[22] Celle qui avait pour seul mandat de combler un « vide institutionnel » et d’opérer la transition jusqu’à l’organisation de nouvelles élections, s’est prise à rêver en annonçant sa participation au prochain scrutin. Cette annonce met à mal la version de l’opposition selon laquelle ce n’est pas par ambition personnelle mais par amour pour la démocratie que Jeanine Añez s’est autoproclamée présidente. L’ancienne sénatrice a ainsi bénéficié d’un tremplin inespéré vers les sommets de l’État qui, avant l’emballement électoral, lui étaient plus qu’éloignés. Malgré cette promotion express, il faut en effet croire que l’habit de présidente par intérim n’était pas à la taille de ses ambitions. Les nouvelles élections présidentielles étant fixées pour le 3 mai 2020, cela a laissé l’opportunité à Jeanine Añez d’effectuer un dépassement de fonction inattendu. Cette dernière a décidé de s’engager dans une transformation profonde des affaires étrangères. Comme l’explique Guillaume Long, « quelques jours après son entrée en fonction, le gouvernement Añez a rompu les relations diplomatiques avec le Venezuela, expulsé son personnel diplomatique, reconnu le gouvernement autoproclamé de Juan Guaidó ». La présidente par intérim a également, à l’aide de son allié brésilien[23], procédé à un rapprochement express avec Israël. Au-delà de la fascination de l’extrême droite latino-américaine pour ce gouvernement, ce rapprochement a pour le ministre de l’intérieur Arturo Murillo une utilité bien précise, celle de lutter contre « le terrorisme » domestique qu’il incombe aux partisans du MAS. Ce dernier a ainsi déclaré « nous avons invité [les Israéliens] pour nous aider. Ils ont l’habitude d’affronter des terroristes. Ils savent comment prendre les choses en main ».[24] Victimes expiatoires d’un gouvernement aux tendances fascisantes, les figures du MAS sont aujourd’hui la cible d’une chasse aux sorcières, d’une stratégie de judiciarisation de la politique, qui compromet la participation d’un candidat sérieux pour le parti qui recevait encore en mai dernier près de 40% des voix des électeurs boliviens. La question d’Evo Morales a quant à elle vite été réglée. Outre sa mise en accusation pour « terrorisme » – qui s’inscrit dans la poursuite de la logique voulant que la victime soit le premier coupable – ce dernier a vu sa participation à l’élection du 3 mai 2020 entravée par un projet de loi ratifié par Jeannine Añez dès sa prise de fonctions stipulant qu’un président ne peut pas dépasser deux mandats. Plus récemment, l’ex-mandataire a également appris qu’il ne pourrait pas se présenter comme Sénateur sous le prétexte obscur qu’il est nécessaire de résider depuis au moins deux ans dans le pays pour pouvoir se présenter comme député ou sénateur.
Le MAS s’adaptant à cette conjoncture de nettoyage politique a décidé de présenter un autre candidat en la personne de l’ex-ministre de l’économie Luis Arce. Pas de chance, moins de 72 heures après l’annonce de sa candidature, une mise en accusation pour corruption lui a été communiquée.[25] De manière plus générale, la plupart des figures politiques du MAS sont aujourd’hui persécutées et forcées à fuir le pays (Evo Morales, Alvaro García-Linera) ou à se réfugier dans l’ambassade du voisin mexicain qui joue actuellement un rôle fondateur de défense des droits de l’homme dans une région qui sombre dans l’effondrement institutionnel au profit de la restauration de l’autoritarisme. Signe encourageant que la volonté populaire ne plie pas toujours sous les coups de l’obscurantisme autoritaire, les derniers sondages annoncent le candidat du MAS en tête du premier tour avec plus de 30% du total des voix, et 15 points de pourcentages d’avance sur Jeannine Añez.[26]
Épilogue
Au mépris de ces dérives flagrantes et inquiétantes, le narratif commun perdure comme celui d’une leçon donnée à un parti autoritaire et corrompu. Le naufrage est orwellien. Ce qui doit interpeller, plus que toute autre chose, c’est la facilité avec laquelle un discours infondé et fallacieux devient narratif accepté puis une vérité adoubée. Notre temps confirme la postérité des pensées de Pascal qui exprimait déjà, en critique de son époque : « la vérité est si obscurcie (…) et le mensonge si établi, qu’à moins d’aimer la vérité, on ne saurait la reconnaître ». Cependant, il faut noter une modification inquiétante dans la performativité de cette phrase dans le réel actuel. Ici, et dans le cas bolivien de sa pleine expression, la vérité n’est pas obscurcie, elle accessible sans barrières particulières. Dans un article daté de 1972 publié dans le journal The Nation, Steve Tesich, introducteur de la notion de post-vérité résume violemment l’indifférence face au mensonge : « Nous devenons rapidement les prototypes d’un peuple dont les monstres totalitaires ne pourraient que baver dans leur rêve ».[27] C’est à la construction de l’ignorance qu’il faut s’attacher, à une agnotologie profonde qui implique de ne pas retenir que les faits épars, de ne pas s’attacher qu’aux actions individuelles qui ont participé à la construction de la fausse vérité. Il faut comprendre comment se génère, se propage, et se consomme le mensonge, comprendre par une approche systémique ce qui facilite sa genèse comme ce qui empêche sa décomposition. Le tissu de préconceptions, contre-vérités et de construction arbitraire de la crédibilité aura favorisé dans le cas présent les intérêts ultraconservateurs. Lorsque l’humanisme affiché et les prétentions démocratiques répétées pavent le chemin vers le pouvoir à des forces racistes, militaires et réactionnaires qui n’auraient, sans ce témoignage de confiance des prétendus détenteurs de la raison démocratique, jamais réussi à se hisser à la tête de l’État puisque rejetés par la volonté populaire, des leçons doivent être tirées. À l’image du pragmatisme américain de William James, il devient impératif de revenir à une compréhension de la vérité comme ce qui est efficace dans le réel.[28] Lorsque les idées, satisfaites par leur seule existence, ne cherchent plus de sens dans le réel, l’effondrement de la raison même de leur poursuite est total.
Références :
Arendt, H., (1972). Du mensonge à la violence, trad. G. DURAND, Calmann-Lévy, Paris.
Curiel, J. & Williams, J-R, (2019). “Analysis of the 2019 Bolivia Election”, Cambridge, Massachusetts.
[1] Rappelons qu’il ne s’agira en aucun cas de prendre aveuglément parti pour l’un ou l’autre des acteurs ayant pris part à ces évènements, il s’agira simplement de tenter de porter un regard honnête sur une réalité complexe et polarisée.
[5] La région fût frappée dans les années 1970 par une vague de dictatures militaires aux conséquences humaines désastreuses. Chaque fois, le prétexte de la sécurité nationale fut mobilisé par les militaires pour justifier les renversements et prises de pouvoir.
[12] Ainsi, si l’on s’intéresse à l’histoire électorale des zones rurales, on retrouve que lors des élections de 2014, le MAS avait obtenu un soutien moyen de 84%, ou lors du référendum de 2016 un soutien au « Si » pour près de 71% des votants.
[18] Luis Almagro a même reçu Luis Fernando Camacho à Washington et tweetera, à propos de cette rencontre, le message suivant : « J’ai rencontré Luis Fernando Camacho, à qui nous rendons hommage pour son engagement en faveur de la démocratie bolivienne. Nous avons discuté du processus de transition et des prochaines élections ».