Le déclenchement de deux conflits régionaux aux répercussions mondiales, en Ukraine et en Palestine, ont révélé les fractures latentes de l’ordre international. Pour une majorité du monde, l’alignement sur les États-Unis n’est plus une évidence. Ce glissement s’observe également à travers d’autres visages des relations internationales, au-delà des conflits armés : rivalité commerciale, scientifique, industrielle entre la Chine et les États-Unis ; élargissement des BRICS et volonté déclarée de dédollariser les échanges ; dynamiques démographiques contraires entre continents, etc. À l’occasion du la publication du livre de Christophe Ventura et Didier Billion – chercheurs en relations internationales – Désoccidentalisation : repenser l’ordre du monde, Le Vent Se Lève et le département de relations internationales de l’Institut La Boétie ont organisé une conférence intitulée : « La désoccidentalisation du monde est-elle une bonne nouvelle ? ». Sont intervenus les deux co-auteurs du livre ainsi que Martine Bulard, journaliste spécialistes de l’Asie, et Jean-Luc Mélenchon, co-président de l’Institut La Boétie.
Propos outranciers, style débraillé, slogans fantaisistes, propositions délirantes : la presse occidentale a dépeint le président argentin Javier Milei comme un OVNI. Pourtant, par bien des aspects, le « Trump argentin » s’inscrit dans la parfaite continuité de la « caste » qu’il a conspué durant sa campagne. Coupes dans les aides sociales et libéralisation du droit du travail, mais aussi allégeance au dollar et alignement sur les États-Unis contre les BRICS : autant d’orientations programmatiques que réclament une fraction des élites. Derrière sa rhétorique incendiaire et ses provocations multiples, Javier Milei est plus classique qu’il n’y paraît.Moins qu’une plongée dans l’inconnu, sa présidence semble préfigurer un retour aux années 1990…
Javier Milei est un « OVNI politique devenu président », pour France 24. Le président argentin, pouvait-on lire dans le New York Times, se démarque par « un style impétueux et des théories conspirationnistes qui rappellent celles de Donald J. Trump ». Les propos orduriers de Javier Milei ont retenu l’attention de la presse, tout comme sa chevelure : « lorsque la responsable de la communication [de Milei] a conçu sa coupe hétérodoxe, elle avait deux inspirations en tête : Elvis Presley et Wolverine », relatait The Guardian.
Wolverine au World Economic Forum ?
D’une coupe hétérodoxe à une politique hétérodoxe il semble n’y avoir qu’un pas, que de nombreux commentateurs n’ont pas manqué de franchir. Aussi Javier Milei a-t-il été dépeint, à la suite de Donald Trump et de Jair Bolsonaro, comme l’énième avatar d’un « populisme » issu des masses et venu perturber le consensus libéral et démocratique qui prévalait.
Dans le New Stateman, l’historien Quinn Slobodian offre un son de cloche différent : « En 2014, Javier Milei a pris la parole au World Economic Forum, invité par Ricardo Hausmann, professeur à la Kennedy School de Harvard. On l’a introduit en détaillant son CV impeccablement mainstream, étant l’auteur de plus de cinquante articles académiques. Il était présent en tant qu’économiste en chef de Corporación América, l’une des plus importantes multinationales de l’Argentine ».
Si Javier Milei était d’une certaine manière un outsider lors de la campagne présidentielle de 2023, force est de constater qu’il n’était aucunement étranger à la « caste » qu’il dénonçait. De quoi cet enfant maudit de l’establishment est-il le nom ?
Un système d’ancrage strict au dollar (currency board) a été expérimenté par l’Argentine dans les années 1990, sous le haut-patronage du FMI. L’option de dollarisation intégrale portée par Milei ne constitue qu’une étape supplémentaire sur cette voie
À y regarder de plus près, on peinerait à voir dans son programme une seule orientation qui n’ait pas d’abord émergé dans les think tanks libéraux, été promue dans la presse et brandie comme un remède miracle par les institutions financières internationales. Effectuer des coupes massives dans les dépenses budgétaires (symbolisées durant sa campagne par une tronçonneuse). Privatiser des entreprises publiques. Libéraliser le droit du travail et restreindre le rôle des syndicats. Ces éléments, continue Quinn Slobodian, sont des « caractéristiques tout à fait ordinaires du consensus de Washginton ».
Pour caricaturale que soit la manière dont Javier Milei défende ces orientations, elles font toutes partie du bréviaire des dirigeants du Fonds monétaire international (FMI) ou de la presse financière. Et elles ont connu un commencement de réalisation sous la présidence du néolibéral Mauricio Macri (2015-2019). Ce même Macri que Javier Milei assimilait un temps à « la caste », qualifiait de « maléfique » (evil) et de « populiste de pacotille »… avant d’accepter, sans sourciller, son soutien électoral au second tour. « Macri voit dans la présidence de Milei une deuxième chance à sa tentative ratée de guérir l’économie argentine », rapporte le directeur d’un groupe de consulting argentin cité par le Financial Times.
Dollariser l’économie : révolution ou business as usual ?
Sur la question du dollar, le programme de Javier Milei semble plus hétérodoxe. Ses propositions en la matière – suppression de la Banque centrale et dollarisation totale de l’économie – ont été soulignées par la presse occidentale comme la marque d’une démagogie destinée à plaire aux masses, en vertu du bon sens économique le plus élémentaires. Mais ici encore, force est de constater que Milei ne fait que s’inscrire dans une dynamique déjà existante – la dollarisation de facto d’une grande partie des économies latino-américaines – et radicaliser des orientations économiques déjà hégémoniques au sein des élites argentines.
L’Amérique latine est l’une des zones les plus dollarisées au monde. Non que le billet vert y ait cours légal – sauf dans trois pays : Équateur, Panama et Salvador -, mais il est présent en abondance sur les marchés noirs. Il constitue une valeur-refuge vers laquelle les habitants se tournent à la moindre crise monétaire, et qu’ils thésaurisent dans cette éventualité. Il est particulièrement prisé de la bourgeoisie latino-américaine, qui s’en sert dans ses activités d’import-export, ou pour le placer dans des titres financiers juteux aux États-Unis.
Face à cet état de fait, certains courants politiques choisissent d’aller à l’encontre des contraintes du dollar, et préconisent d’utiliser leur monnaie nationale à des fins prioritairement internes – au risque d’une dépréciation. D’autres, soutenus par les économistes néolibéraux, préfèrent accepter la domination de la devise américaine, et prônent un ancrage ferme de leur monnaie nationale sur celle-ci.
Cet ancrage monétaire (currency peg) a pour vertu non négligeable de garantir la stabilité de la monnaie, et donc des prix nationaux par rapport aux prix étrangers. En retour, il limite considérablement la souveraineté économique du pays : puisque la valeur de la monnaie nationale doit être indexée sur le dollar, il faut en limiter la circulation sitôt que le risque d’une dépréciation point. Aussi des taux d’intérêt structurellement élevés et l’impossibilité de dévaluer la monnaie sont-ils des caractéristiques fréquentes des économies qui ont fait ce choix.
Certains gouvernements ne se sont pas contentés de cet arrimage informel. Ils l’ont institutionnalisé, en obligeant légalement la Banque centrale à réprimer toute surémission monétaire par une hausse des taux. Ce système de « caisses d’émissions » (currency board) a été précisément expérimenté par l’Argentine dans les années 1990, sous la présidence de Carlos Menem et le haut-patronage du FMI. Les conséquences sociales désastreuses de cet épisode – explosion du chômage et de la pauvreté -, ainsi que la crise financière qu’il a contribué à générer – la stagnation du pays ayant entraîné une difficulté à rembourser la dette – marquent, encore aujourd’hui, l’imaginaire argentin.
L’ampleur de la rupture diplomatique reste à établir. Il est probable que l’Argentine s’aligne sur Washington dans sa guerre économique contre le Venezuela, mais douteux qu’elle bouleverse ses relations avec la Chine, choyée du puissant secteur agro-exportateur argentin
L’option de dollarisation intégrale de l’économie ne constitue que l’étape supplémentaire sur la voie du currency board. Par la radicalité de cette réforme, Javier Milei s’écarte bien de l’orthodoxie néolibérale, qui demeure dubitative face à cette option1. Mais qui pourrait dire qu’il ne prolonge pas des décennies d’activisme en faveur de l’abandon de la souveraineté monétaire, du contrôle gouvernemental sur les Banques centrales et de régulation des taux d’intérêt par le pouvoir politique ?
Rompre avec la Chine et le « communiste enragé » Lula
Le dollar n’est pas seulement un enjeu national. Son rôle dans la limitation de souveraineté qu’elle impose aux pays latino-américains avait conduit de nombreux gouvernements à rallier les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) dans leur agenda de dé-dollarisation. Si le Brésil est un membre fondateur de cette organisation, l’Argentine devait la rejoindre en 2024. Et c’est sans surprises que Javier Milei a brutalement mis fin à ce processus.
Le programme international de Javier Milei s’inscrit dans la doxa pro-américaine qui domine la presse et les cercles de réflexion occidentaux – mais d’une manière particulièrement caricaturale. Durant sa campagne, Milei avait ainsi promis, en des termes vagues, de rompre avec la Chine, dirigée par « des assassins », et de prendre ses distances vis-à-vis du « communiste enragé » Luiz Inácio « Lula » da Silva.
Ce dernier changement d’orientation est significatif. Avec le Brésil, ce pays était à la pointe des efforts affichés de dé-dollarisation du continent. Au début de l’année 2023, le président brésilien Lula et son homologue argentin Alberto Fernandez avaient officialisé leur volonté d’instituer une devise commune, le « sur ». Ensemble, ils réactivaient une vieille idée du nationalisme latino-américain, pour qui la prédominance du dollar dans les échanges internationaux est un levier impérialiste aux mains des États-Unis. Les nombreuses difficultés et contradiction de cette démarche rendaient déjà son issue incertaine. Désormais, ce projet est enterré.
L’ampleur réelle de cette rupture avec les membres des BRICS reste à établir. Il est probable que l’Argentine se retire de tous les projets d’intégration régionale portés par le Brésil et s’aligne désormais sur Washington dans sa guerre économique contre Cuba et le Venezuela. Il est en revanche douteux qu’elle bouleverse ses relations commerciales avec la Chine. Le puissant secteur agro-exportateur argentin compte en effet sur celle-ci pour absorber sa production. En 2023, la Chine avait importé pas moins de 93 % du soja argentin. Le président Mauricio Macri (2015-2019), pour soumis aux injonctions de Washington qu’il fut, avait dû se plier aux réquisits des multinationales du blé et du soja qui réclamaient le statu quo avec la Chine.
Et Mauricio Macri tiendra sans doute un rôle important dans la structuration du gouvernement de Milei, selon de nombreux propos rapportés. En l’absence d’une majorité parlementaire et d’une équipe prête à gouverner, celui-ci devra nécessairement se tourner vers les membres les plus conservateurs de la « caste ». Au prix de l’abandon de ses propositions les plus farfelues – suppression de la Banque centrale, rupture des liens diplomatiques avec la Chine -, Milei pourrait gouverner avec le soutien de la haute-administration, des grands médias et de Washington. Les pouvoirs économiques, quant à eux, ne seraient que trop heureux d’appuyer un défenseur si zélé de leurs intérêts.
Note :
1 L’Équateur est le seul pays latino-américain à avoir adopté conféré au dollar le statut d’unique monnaie nationale en 1999. Tandis que cette réforme était réclamée par les élites du pays, en quête d’une stabilité financière face à l’inflation qui rongeait leur épargne, elle était considérée avec peu d’enthousiasme par le gouvernement américain, la FED et le FMI, qui ont fini par l’accepter.
Érosion de l’hégémonie du dollar, « mutinerie » des pays du Sud contre la politique étrangère occidentale, montée en puissance des BRICS, guerre économique des États-Unis envers la Chine… Le système international né de la fin de la Guerre Froide, dominé par l’hyperpuissance américaine, est en train de s’effondrer et de laisser place à un nouvel ordre mondial multipolaire. Plutôt que de prendre acte de cette nouvelle donne et de diversifier ses liens avec le reste du monde, l’Europe s’aligne toujours plus sur Washington. Mais est-il encore possible de mettre en place une politique altermondialiste, alors que les BRICS se comportent parfois eux-mêmes de manière impérialiste ? Peter Mertens, secrétaire général du Parti du Travail de Belgique, l’affirme, à condition de prendre un tournant radical dans notre politique étrangère. Entretien réalisé par William Bouchardon et Amaury Delvaux, avec l’aide de Laëtitia Riss.
Le Vent Se Lève – Vous êtes secrétaire général du Parti de Travail de Belgique (PTB), aux côtés de Raoul Hedebouw, et vous venez de publier Mutinerie. Comment notre monde bascule (à paraître en français aux éditions Agone début mars 2024, ndlr) afin d’analyser les recompositions du système international. Dans quelle mesure votre parcours au sein du PTB a-t-il nourri l’élaboration de ce livre ?
Peter Mertens – J’ai été président du Parti du Travail de Belgique (PTB) entre 2008 et 2021, date à laquelle Raoul Hedebouw a pris ma succession. Avec d’autres membres, j’ai participé au nécessaire renouveau du parti (tout en conservant un socle idéologique marxiste, ndlr) à partir du milieu des années 2000, où nous étions alors un petit parti avec des tendances sectaires. Ce renouveau nous a pris plus de 10 ans. Notre analyse était la suivante : nous devions construire un rapport de force et un parti de la classe travailleuse, capable de peser en Belgique.
Avec la croissance du parti, il y a beaucoup plus de travail, c’est pourquoi nous avons dédoublé le leadership du parti : Raoul Hedebouw est le président et le porte-parole principal et j’en suis le secrétaire général. Comme nous étions concentrés sur la construction du rapport de force en Belgique, nous étions moins occupés avec ce qui se passait à l’étranger. Désormais, nous sommes en train de remettre nos tâches internationalistes à la hauteur des défis d’aujourd’hui. Et sur ce terrain, nous sommes en contact avec de nombreux mouvements et partis à la gauche de la social-démocratie, en Europe et ailleurs dans le monde.
« Les pays du Sud Global savent très bien que les sanctions économiques sont des actes de guerre économique. »
C’est grâce à ce leadership collectif et à ces rencontres que j’ai pu écrire ce livre, qui n’est pas juste un projet individuel. Je m’appuie aussi sur le service d’étude de notre parti, dirigé par notre directeur politique David Pestieau. Lui et son équipe m’ont aidé à rechercher des documents exhumés dans mon livre, notamment les textes de l’OTAN et de l’Organisation Mondiale du Commerce.
LVSL – Ces organisations occidentales sont au cœur du système international qui a été hégémonique jusqu’à récemment. Le titre de votre livre fait cependant référence à une contestation grandissante du règne de l’hyperpuissance américaine. Comment expliquez-vous que les pays du Sud soient de plus en plus réticents à s’aligner sur la position américaine ?
P. M. – Le titre du livre vient d’une déclaration de Fiona Hill, une ex-membre du National Security Council américain (organe qui conseille directement le Président américain en matière de défense et d’affaires étrangères, ndlr). Selon elle, l’abstention de la plupart des pays du Sud Global sur les sanctions contre la Russie était une «mutinerie ». Soyons clairs : la majorité de ces États ont condamné l’invasion illégale de la Russie sur le territoire ukrainien, ce qui est logique vu que nombre d’entre eux ont été envahis de multiples fois et connaissent bien l’importance de la souveraineté.
Toutefois, concernant les sanctions, ils n’ont pas suivi Washington. C’est là aussi logique : un pays sur dix sur la planète subit, sous une forme ou une autre, des sanctions de la part de Washington. Ces pays savent très bien que les sanctions économiques sont des actes de guerre économique. Or, dans la majorité des cas, les conséquences de ces sanctions sont supportées par les peuples des pays en question et ces mesures n’ont aucun effet sur le régime politique en place.
Ici, en Europe, nous ne nous en sommes pas rendus compte ; l’eurocentrisme nous aveugle. Le regard de la majorité des peuples du Sud Global sur les événements internationaux est pourtant très différent de la vision développée en Europe. J’ai récemment discuté avec beaucoup de personnes issues du Sud Global et j’ai constaté des moments de fractures profonds avec l’Occident. La première fracture est la guerre des États-Unis contre l’Irak en 2003, qui était illégale et basée sur un mensonge. Au Moyen-Orient, en Afrique, en Amérique Latine et en Asie, c’est un moment charnière majeur. La crise financière de 2008 constitue le deuxième moment charnière. En Europe, cette crise nous a contraint à sauver les banques avec l’argent public et a eu pour conséquence l’austérité. Pour les pays du Sud, cette crise a été plus profonde encore et a montré la fragilité de l’hégémonie du dollar américain, autour duquel est organisé tout le commerce international.
LVSL – Renaud Lambert et Dominique Plihon s’interrogent en effet sur la fin du dollar dans le dernier numéro du Monde Diplomatique. De nouveaux accords commerciaux sont, par ailleurs, conclus dans d’autres monnaies et les banques centrales commencent à diversifier le panier de devises qu’elles ont en réserve. Est-ce une des conséquences de la guerre en Ukraine ?
P. M. – Cette érosion du dollar débute avec la crise financière de 2008. C’est à ce moment-là que l’idée des BRICS est réellement née, bien qu’il existe également d’autres raisons historiques à son émergence. Le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud se sont rassemblés car ils veulent faire du commerce sur une autre base que celle du néo-colonialisme, en mettant en place un système financier proposant des alternatives de paiements au dollar. C’est pour cela qu’ils ont créé une banque d’investissement dirigée par Dilma Rousseff, l’ancienne présidente du Brésil. Certes, le dollar reste hégémonique, mais cela constitue malgré tout une nouvelle donne.
Parmi leurs sanctions contre la Russie, les autorités américaines ont débranché la Russie du système international de paiement SWIFT, dont le siège est en Belgique. L’usage de cette puissante arme de guerre économique a entraîné une panique dans beaucoup de pays du Sud, car ils ont réalisé qu’elle pouvait aussi être utilisée contre eux. Avec ce genre de sanction, les États-Unis peuvent prendre otage les pays avec leur propre argent ! Cela a sans doute incité certains pays à vouloir rejoindre les BRICS. Lors de leur dernier congrès à Johannesburg fin août, les BRICS ont accueilli 6 nouveaux membres (l’Argentine, l’Arabie Saoudite, l’Iran, l’Ethiopie, l’Egypte et les Emirats Arabes Unis, ndlr), sur un total de 40 pays candidats. C’est un vrai saut qualitatif.
« Entre 2003 et 2023, il y a eu plusieurs moments de fractures majeurs entre l’Occident et le reste du monde ! Pourtant, la grande majorité de l’establishment et des médias vivent encore dans la période d’avant 2003. »
De ce point de vue, la guerre en Ukraine est en effet un autre moment charnière, en raison des sanctions. J’en citerai encore deux autres. D’abord, la COP de Copenhague en 2009, où les pays occidentaux ont refusé de prendre des mesures fortes pour le climat et pour aider les pays pauvres face au changement climatique. Enfin, le refus des pays occidentaux de lever les brevets sur les vaccins contre le Covid-19, qui a marqué une fracture profonde face à un problème mondial.
Depuis le 7 octobre, la guerre contre la Palestine constitue un nouveau point de rupture, dont l’impact est potentiellement le plus important. L’axe guerrier États-Unis-Israël pratique une violence extrême, pensant être au-dessus de toutes les lois internationales et pouvoir se permettre n’importe quoi. Mais cet axe est plus isolé que jamais. Partout dans le monde, le deux poids deux mesures est devenu évident. Entre 2003 et 2023, il y a donc eu plusieurs moments de fractures majeurs entre l’Occident et le reste du monde ! Et pourtant, la grande majorité de l’establishment et des médias vivent encore dans la période d’avant 2003.
LVSL – Outre le dollar et leur armée, les États-Unis disposent également d’une puissance technologique redoutable, qu’ils utilisent pour faire avancer leurs intérêts. Les GAFAM espionnent ainsi le monde entier, tandis que de nouvelles rivalités autour des microprocesseurs se mettent en place avec la Chine. Est-il possible d’échapper à l’emprise des États-Unis en matière technologique?
P. M. – Je pense qu’il faut regarder en face la puissance économique des BRICS : en termes de PIB mondial, ils pèsent désormais plus que le G7 (qui regroupe ce qui était les 7 pays les plus industrialisés au monde, ndlr). Cette puissance économique constitue une différence avec le mouvement des non-alignés des années 60-70. A l’époque, les États-Unis ont pu tuer le mouvement des non-alignés grâce à la dette. Puis l’URSS s’est effondrée et ils se sont retrouvés sans rivaux sérieux. Mais désormais, la situation est différente, notamment en raison du poids économique de la Chine. La réaction des États-Unis est claire : ils lui ont déclaré la guerre économique. J’emploie le mot guerre de manière délibérée : la guerre commerciale prépare la guerre militaire. Les bateaux de l’OTAN qui encerclent la Chine et les sanctions prises par les États-Unis contre Pékin font partie de la même stratégie.
Dans mon nouveau livre, je cite longuement Alex W. Palmer, un spécialiste américain des microprocesseurs. En 2022, deux dates sont importantes selon ce chercheur : le 24 février 2022 avec l’invasion de la Russie en Ukraine et le 7 octobre 2022, date à laquelle les USA ont pris les mesures pour interdire presque tout développement des microprocesseurs en Chine. D’après lui, ces mesures sont un acte de guerre économique inédit, dont l’objectif est de détruire tout développement économique en Chine. Les États-Unis veulent désormais entraîner l’Europe dans leur guerre économique contre la Chine. Récemment, Joe Biden a convoqué le premier ministre néerlandais Mark Rutte à Washington pour lui ordonner de cesser l’exportation vers la Chine des machines fabriquées par la firme hollandaise ASML, qui sont essentielles pour la fabrication des semi-conducteurs de dernière génération. Le premier ministre hollandais a accepté sans contrepartie.
« Les États-Unis veulent désormais entraîner l’Europe dans leur guerre économique contre la Chine. »
Les États-Unis sont inquiets de l’avance de la Chine dans les secteurs de technologies de pointe. Il y a de quoi : sur les 90 domaines les plus avancés au niveau des sciences et technologies, la Chine mène la danse dans 55 d’entre eux. Les États-Unis ne l’ont pas vu venir. C’est pour cela qu’ils réagissent désormais par le protectionnisme et la guerre économique. Jack Sullivan (influent conseiller à la sécurité nationale auprès de Joe Biden, ndlr) l’affirme de manière assez transparente : « C’est fini le globalisme d’avant ; il faut du protectionnisme ; c’est fini avec le néolibéralisme ; c’en est fini avec l’accès de la Chine au marché international. »
On constate la même dynamique sur les ressources énergétiques, qui ont toujours formé l’infrastructure du système capitaliste. Au XIXe siècle, c’était le charbon, puis au XXe le pétrole. De l’arrivée de British Petroleum en Irak en 1902 aux guerres du Golfe, d’innombrables guerres ont été menées pour le pétrole. Désormais, c’est la guerre des batteries qui est lancée : tout le monde se rue sur le lithium et les ressources essentielles pour l’électrification. Là aussi, les États-Unis se montrent très agressifs vis-à-vis de la Chine et des BRICS. Malgré tout, je pense que les États-Unis ne parviendront pas à restreindre la montée en puissance de la Chine.
LVSL – Hormis cette opposition à l’hégémonie américaine, il est tout de même difficile de voir ce qui rassemble les BRICS. Par ailleurs, il existe de réelles tensions entre des pays au sein de ce bloc, notamment entre la Chine et l’Inde. Peut-on vraiment attendre quelque chose d’un groupe aussi hétérogène ?
P. M. – Aucune valeur ne réunit les BRICS ! C’est une association de pays strictement pragmatique, car c’est comme ça que l’ordre mondial fonctionne. La gauche a souvent une lecture erronée car elle pense en termes de morale et de « valeurs ». Or, l’impérialisme et les forces anti-impérialistes ne pensent pas en ces termes mais plutôt en termes de pouvoir politique et économique. Les BRICS ne sont pas un projet de gauche, mais un projet pragmatique visant à servir les intérêts de ces pays, en créant une alternative au dollar et au Fonds Monétaire International et en cherchant à favoriser le commerce Sud-Sud.
Je ne suis évidemment pas dupe. L’Inde connaît de grandes tensions avec la Chine et Modi est un homme d’extrême-droite. Ses trois grands amis étaient Jair Bolsonaro, Donald Trump et Boris Johnson. Il est responsable de l’assassinat de plus de 750 paysans lors de la plus grand révolte de l’histoire indienne de la paysannerie et a laissé des razzias racistes contre les musulmans avoir lieu.
De même en Arabie Saoudite : c’est le despotisme total. Il n’y a aucune liberté pour la classe travailleuse et pour les femmes. Il n’empêche que l’entrée de l’Arabie Saoudite dans les BRICS marque un tournant. En 1971, avec les pétrodollars, les États-Unis ont promis à l’Arabie Saoudite d’avoir toujours des armes et une stabilité politique en échange de pétrole bon marché. Désormais, l’Arabie Saoudite vend son pétrole à la Chine non plus en dollars, mais en yuans ! Bien sûr que c’est un régime haïssable. Mais en matière de politique internationale, on ne peut pas juste réagir émotionnellement en fonction de « valeurs », il faut analyser l’échiquier mondial avec réalisme. Et la réalité est que les BRICS défient le système construit autour du dollar. Personnellement, bien que je ne soutienne pas les régimes de certains pays des BRICS, je considère leur émergence comme une bonne nouvelle parce qu’elle défie l’unilatéralisme et l’hégémonie américaine pour la première fois depuis 1991.
« La dette des pays du Tiers Monde doit être payée en dollars. C’est un mécanisme néocolonial ! »
Mais en parallèle de la mutinerie menée par les BRICS, il y a également une mutinerie au sein de ces pays. En Inde, je suis avec attention les luttes des paysans, des femmes et de la classe travailleuse contre le régime de Modi. De même, l’Afrique du Sud connaît une corruption énorme, le fossé entre riches et pauvres y est considérable et le régime politique est fortement critiqué par la population. Lula est un progressiste, mais son gouvernement n’est pas pour autant socialiste. Et contre les concessions faites aux grands propriétaires fonciers au Brésil, je soutiens ceux qui luttent pour les droits des paysans, comme le Mouvement des Paysans sans Terre.
LVSL – Dans votre livre, vous rappelez l’histoire du mouvement tiers-mondiste, à partir notamment de la conférence de Bandung en 1955. Ce mouvement était porteur d’espoir pour un rééquilibrage des relations internationales et de l’économie mondiale. Croyez-vous à la résurgence de l’altermondialisme et sur quelles bases ? Les tentatives consistant à faire revivre cet esprit de «non-alignement », notamment de la part de Lula, vous semblent-elles prometteuses ?
P. M. – Je crois que la tentative opérée par les BRICS de permettre un commerce dans d’autres monnaies que le dollar relève surtout du pragmatisme. Mais cette démarche est déjà un acte progressiste en soi. Regardons en face la situation depuis les années 50-60 :la dette des pays du Tiers Monde doit être payée en dollars.Cela signifie que ces pays doivent privilégier des monocultures tournées vers l’exportation, plutôt que des productions au service de leurs propres populations, afin d’obtenir des dollars. Et quand ils ont des difficultés à refinancer leur dette, le Fonds Monétaire International (FMI) ne leur octroie des prêts qu’à condition de couper dans les services publics, les salaires et les pensions et de privatiser davantage. Tout cela ne fait que les rendre plus dépendants des États-Unis et de l’Europe. C’est un mécanisme néocolonial ! Désormais, pour la première fois, les pays du Tiers Monde peuvent refinancer leur dette, indépendamment du FMI, grâce à la banque des BRICS. Certes, ce n’est pas un emprunt socialiste mais au moins c’est un mécanisme honnête et sans conditions. Quand bien même ce n’est un progrès en direction du socialisme, cela reste un progrès pour les pays du Sud Global, qui doit être soutenu.
Certes, cela ne suffit pas pour construire un altermondialisme de gauche. C’est pourquoi nous devons aussi soutenir les mouvements de gauche dans ces pays, afin de peser sur l’agenda politique. On peut tout à fait soutenir le MST au Brésil pour mettre la pression sur Lula, tout en reconnaissant qu’il joue un rôle important pour nos idées au niveau international. De la même manière, je soutiens le NUMSA, le syndicat des métallos sud-africains, qui lutte contre la corruption considérable au sein du gouvernement de l’ANC, tout en étant en accord avec la politique extérieure de l’Afrique du Sud. Bien sûr que la gauche a des valeurs à défendre, mais je refuse d’interpréter toute la complexité du monde actuel uniquement en termes de valeurs. L’altermondialisme passe aussi par une forme de pragmatisme sur les enjeux internationaux.
« L’altermondialisme passe aussi par une forme de pragmatisme sur les enjeux internationaux. »
LVSL – L’Union européenne tend à s’aligner sur les États-Unis, contrairement à ce qu’affirment nos dirigeants. S’ils prétendent réguler l’action des GAFAM, ou encore bâtir une «autonomie stratégique » en matière internationale ou de réindustrialisation, la réalité est que nous sommes de plus en plus dépendants des Américains, y compris dans des domaines où cela était encore peu le cas, comme les énergies fossiles. Comment peut-on retrouver une véritable autonomie ? Cela implique-t-il une rupture avec l’Union européenne ?
P. M. – Ce qui s’est passé en Europe suite à la guerre en Ukraine, surtout en Allemagne, est grave. Quelques semaines après le début du conflit, le Bundestag a renié sa politique de non-militarisation de l’économie vieille de 75 ans et a investi plus de 100 milliards d’euros dans le budget de la défense. Tout ce qui existait en termes de liens avec la Russie, notamment de la part de la social-démocratie allemande – dont les liens de Schröder avec Gazprom (l’ancien chancelier allemand a ensuite siégé au conseil d’administration de la compagnie russe, ndlr) sont le symbole le plus évident – a été détruit. Il s’agit d’un bouleversement considérable : la mémoire des comportements barbares des nazis, qui étaient presque arrivés à Moscou, a longtemps conduit à une politique de coopération entre l’Allemagne et la Russie, plutôt que d’agressivité. En quelques semaines à peine, les États-Unis ont réussi à briser cela.
Cette coupure brutale avec la Russie a suscité des remous au sein des grandes entreprises allemandes : les grands patrons de BASF, de Bosch ou Siemens ont demandé au gouvernement allemand de ne pas rompre les liens avec Gazprom, car ils souhaitaient continuer de bénéficier du gaz russe bon marché. En se rendant dépendante du gaz américain, beaucoup plus cher, l’Allemagne est rentrée en récession. En prenant des sanctions contre la Russie, l’Europe a donc pris des sanctions contre elle-même et s’est tirée une balle dans le pied. De surcroît, avec l’Inflation Reduction Act (IRA), les États-Unis tentent d’attirer sur leur territoire des firmes européennes, notamment de technologie de pointe, grâce à d’importantes subventions et remises d’impôts. La réaction de l’Union Européenne à cette offensive américaine a été très faible. Aucune politique industrielle européenne autonome n’émerge.
Les États-Unis veulent maintenant répliquer cela avec la Chine. C’est une folie : non seulement ils auront beaucoup de mal à se couper de la Chine, mais l’Europe en aura encore plus : nous échangeons avec la Chine 850 milliards d’euros de marchandises chaque année ! J’ajoute que la neutralité carbone en Europe dépend pour l’instant de la technologie chinoise. Aussi surprenant que cela puisse paraître, je suis d’accord avec les patrons de Bosch, Siemens, Volkswagen et Mercedes quand ils demandent de ne pas reproduire avec la Chine ce que l’Europe a fait avec la Russie. Dans le conflit inter-impérialiste entre capitalistes, j’espère que la bourgeoisie européenne se comportera de manière sérieuse et dira non à la bourgeoisie américaine qui veut nous entraîner dans de nouveaux conflits.
Bien sûr, je n’ai aucune illusion : la bourgeoisie européenne ne veut pas une Europe progressiste, mais cherche au contraire à imposer aux peuples européens une nouvelle dose d’austérité. Elle entend également conserver des relations néo-coloniales avec une partie du monde, bien que le rejet de la France en Afrique ne cesse de grandir. Mais c’est la même dialectique que pour les BRICS : on ne peut pas raisonner uniquement en termes de « gentils » et de « méchants », il y a de nombreuses contradictions sur lesquelles il faut jouer. Donc je soutiens les capitalistes allemands dans leur opposition aux États-Unis, mais continue de défendre une Europe socialiste, contre les intérêts de ces grandes entreprises.
LVSL – Il est vrai que les sanctions prises à l’encontre de la Russie ont renforcé la dépendance de l’Europe vis-à-vis des États-Unis. Pensez-vous qu’il soit possible de réorienter l’Union européenne vers une politique socialiste ? Ou faut-il rompre avec les traités européens et construire de nouveaux cadres de coopération ?
P. M. – Ma position sur cette question est liée à l’histoire belge : nous sommes un petit pays qui a été créé pour jouer le rôle d’État-tampon entre l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni et les Pays-Bas. Un changement de société au niveau de la seule Belgique, ça n’existe pas! ! Je plaide donc pour une autre société, une autre industrialisation et une autre forme de commerce à l’échelle continentale. Cela passera, selon moi, par plus d’échanges entre ceux qui luttent et qui résistent dans toute l’Europe pour créer une rupture au sein de l’Union Européenne.
Mais cela suppose que nous soyons à la hauteur. J’en ai assez de la dépression collective de la gauche européenne qui passe son temps à se lamenter de la percée de l’extrême-droite ! Quand je vais en Amérique latine ou en Inde, eux aussi s’inquiètent de la montée du fascisme, mais surtout ils le vivent et ils luttent. Bien sûr que l’extrême-droite progresse et nous menace. Mais pour reconquérir une partie de la classe travailleuse tentée par le vote fasciste, on ne peut pas se contenter de se plaindre. La droite et l’extrême-droite s’appuient sur une narratif dépressif, selon lequel la classe travailleuse n’existe pas et l’immigration va nous détruire.
« Face à l’extrême-droite, il faut recréer un narratif autour de la lutte des classes et rebâtir une conscience commune chez les travailleurs. »
Face à cela, il faut recréer un narratif autour de la lutte des classes et rebâtir une conscience commune chez les travailleurs. Les mobilisations sociales massives que nous avons connu récemment en Angleterre, en Allemagne et en France sont des points d’appui. Comme la grève des ouvriers de l’automobile aux États-Unis, avec une belle victoire à la clé ! Et puis nous devons être là où sont les gens, c’est-à-dire avant tout dans les quartiers populaires et sur les lieux de travail, pas seulement avec les intellectuels. Ce n’est que comme cela que nous pourrons arrêter la tentation fasciste au sein de la classe travailleuse.
Par exemple, avec notre programme Médecine pour le peuple (initiative de médecine gratuite dans les quartiers populaires, ndlr), on touche des personnes qui votent pour le Vlaams Belang (extrême-droite indépendantiste flamande, ndlr). Plutôt que de les exclure, nous discutons avec eux et tentons de les convaincre. Les gens sentent si vous êtes honnêtes et convaincus du discours que vous portez. Donc il faut un langage clair et franc, comme celui de Raoul Hedebouw, qui permet d’attirer vers nous des gens en colère en raison de leur situation précaire et de politiser cette colère. Si l’on se contente des livres, on ne changera rien. Il faut aussi des gens sur le terrain.
Depuis la dernière réunion des BRICS, les commentateurs occidentaux oscillent entre alarmisme et ironie. Les uns déplorent la fin d’un monde dominé par l’Occident et dénoncent l’hydre chinoise. Les autres relativisent la signification d’une alliance qui réunit désormais la moitié de la planète. Ces réactions témoignent de la crainte des élites occidentales de voir les États-Unis perdre leur statut de super-puissance (notamment militaire et monétaire). Elles empêchent de porter un regard lucide sur la dynamique en cours – celle d’une multipolarisation progressive du monde, sans rupture brutale avec les États-Unis, lesquels conservent de bonnes relations avec la majorité des membres des nouveaux BRICS. Le risque principal du renforcement des alliances n’est pas que le monde se retrouve sous emprise chinoise – c’est plutôt que rien ne change fondamentalement [1].
Le quinzième sommet des BRICS, marqué par l’adhésion de six nouveaux membres, a fait l’objet des commentaires les plus contradictoires au sein de la presse occidentale. « L’expansion des BRICS est une grande victoire pour la Chine », peut-on lire sur CNN. Mais Foreign Policydéfend que « l’expansion des BRICS n’est pas un triomphe pour la Chine ». Elle marque tout de même « un échec du leadership américain », selon Bloomberg, bien que Deutsche Welle ajoute que les États-Unis sont « détendus » face à cette évolution. « Les BRICS sont réellement en train de construire un monde multipolaire », lit-on ailleurs – à moins que qu’il ne s’agisse « de rien d’autre que d’un acronyme vide de sens » ?
Bien sûr, tout cela ne peut être vrai en même temps. Mais les multiples contradictions de ces réactions établissent que l’on s’aventure en terres inconnues, et que les élites occidentales ne savent qu’en penser.
Un défi au règne du dollar
Les réactions ont oscillé entre rejet et crainte. Côté rejet, les commentateurs ironisent sur l’événement, qui aurait rencontré un faible succès – quand il n’aurait pas consisté en un « agrandissement du salon de discussion » pour la Chine. Les trois jours de délibérations n’auraient donné lieu qu’à un « défilé de princes, d’autocrates, de démagogues et de criminels de guerre », dont « les actes et les paroles allaient du semi-grotesque à l’insignifiant ».
Côté crainte, on souligne la « bataille pour la suprématie mondiale » menée par Pékin et sa tentative, conjointement avec la Russie, de « défier l’hégémonie américaine », visant à rivaliser avec le G7, voire avec l’OTAN et les alliances militaires telles que le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (le QUAD) ou AUKUS. Un article de Bloomberg a synthétisé l’ensemble de ces réactions : l’événement est qualifié de « Sommet des superpuissances subalternes », et les BRICS de « vaisseau dominé par la Chine ».
Les uns et les autres se trompent. Ce sommet n’a pas consisté dans le fiasco que certains appelaient de leurs voeux, mais n’a pas tout à fait marqué l’entrée vers un nouvel ordre mondial non plus. Avec l’arrivée de six nouveaux États membres – l’Arabie saoudite, l’Argentine, l’Égypte, l’Éthiopie, l’Iran et les Émirats arabes unis (EAU) -, le groupe dépasse désormais le G7 en termes de part du PIB mondial et réunit désormais la moitié de la population mondiale. Le G7, quant à lui, n’en regroupe que 10 %. Il ne s’agit pas d’une évolution insignifiante, à l’heure où une partie croissante du monde tente de se défaire de l’influence pesante des États-Unis et de l’Union européenne.
Plus important encore, avec ses nouveaux membres, les BRICS se sont imposés au cœur du commerce mondial du pétrole. Ils comptent désormais parmi leurs membres quatre des plus grands producteurs mondiaux (l’Arabie saoudite, la Russie, l’Iran et les Émirats arabes unis), trois membres de l’OPEP (l’Arabie saoudite, l’Iran et les Émirats arabes unis), qui est elle-même le plus grand exportateur de pétrole au monde, et deux des plus grands importateurs de pétrole au monde (la Chine et l’Inde).
En conséquence, les BRICS sont désormais responsables de 42 % de la production mondiale de pétrole, soit plus du double de ce qu’ils détenaient auparavant, et de 36 % de la consommation mondiale de pétrole. Cela représente une part considérable des échanges – qui plus est dans un contexte où les États-Unis et l’Arabie saoudite sont caractérisées par une tension croissante.
Or, on sait l’importance de l’axe américano-saoudien dans le maintien de l’hégémonie du dollar comme monnaie de réserve mondiale, qui permet la domination des États-Unis sur le système financier international – une suprématie au moins aussi essentielle à leur position superpuissance géopolitique que leur armée. Ce rôle précis joué par le dollar est précisément une cible de choix des membres fondateurs des BRICS.
Avant même ce sommet, le système des pétrodollars avait déjà subi quelques coups d’estoc. L’Inde, troisième importateur mondial d’or noir, a commencé l’année dernière à acheter du pétrole russe à prix réduit dans des devises autres que le dollar – parmi lesquelles le yuan. Pékin et le gouvernement saoudien ont quant à eux discuté de l’éventualité d’échanges pétroliers en yuan. L’expansion des BRICS, on le devine, pourrait accroître cette dynamique.
D’aucuns pourraient être rassurés par la froideur avec laquelle l’appel du président brésilien Lula en faveur d’une monnaie commune a été accueilli – avec l’exception notable de la Russie. Le sommet s’est toutefois concentré sur la manière dont les États-membres pourraient accroître l’utilisation de leurs propres monnaies dans leurs échanges commerciaux. Si rien de précis n’a été convenu en la matière, une grande partie du commerce mondial du pétrole est contrôlée par les membres élargis des BRICS, et s’effectue entre eux : faire de cette résolution une réalité ne semble pas hors de portée.
La Nouvelle banque de développement (NBD), créée en 2014 comme alternative au FMI et à la Banque mondiale, actuellement dirigée par l’ancienne présidente brésilienne Dilma Rousseff, tente de réduire le montant de la dette mondiale détenue en dollars. « Les monnaies nationales ne sont pas des alternatives au dollar. Ce sont des alternatives à un système », a déclaré Dilma Rousseff à ce propos.
Ainsi, même si la « dédollarisation » que de nombreux pays appellent de leurs vœux n’a pas beaucoup progressé, les éléments nécessaires à la contestation de la suprématie du dollar semblent se mettre en place. Le développement de systèmes de paiement alternatifs à SWIFT, un autre moyen potentiel de contourner l’ordre financier dominé par les États-Unis, a également été discuté. Il s’agit de grandes avancées sur des mécanismes qui sont pratiquement demeurés intacts depuis plus d’une décennie.
Pourquoi maintenant ? Si le krash de 2008 et le rejet de la diplomatie par les sanctions de Washington alimentent une hostilité de longue date au billet vert, c’est la tentative infructueuse de conduire l’économie russe vers un effondrement qui constitue le véritable catalyseur de cette nouvelle donne. De nombreux « experts », dont la secrétaire au Trésor Janet Yellen, ont d’ailleurs tiré la sonnette d’alarme quant à l’impact des sanctions financières américaines en termes de dédollarisation.
L’union autour des matières premières
Bien entendu, ce n’est pas seulement du billet vert dont il est question. Un tel poids dans le commerce des matières premières les plus importantes confère des avantages géopolitiques incontournables, et le pétrole n’est qu’un élément du tableau.
Selon une analyse datant de 2019 commanditée par ABN AMRO, les BRICS fournissaient déjà près de la moitié de l’offre – et de la consommation – mondiale de matières premières. On leur devait notamment la moitié ou plus de l’aluminium, du cuivre, du fer et de l’acier, ainsi que plus de 40 % du blé, du sucre et du café – et environ un tiers du maïs. Il faut ajouter à cette configuration un grand producteur de café et d’or – l’Éthiopie -, un grand exportateur de blé et de maïs – l’Argentine – et un grand producteur de gaz naturel – l’Égypte.
Étant donné l’opposition des BRICS au système financier dominé par les États-Unis, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi l’adhésion à cette alliance peut sembler attrayante pour des pays comme Cuba, le Venezuela ou la Syrie – soumis à des années de sanctions brutales depuis des années. Du reste, les quatre premiers membres des BRICS ont soigneusement refusé de signer les sanctions américaines à l’encontre de leur partenaire russe, tout comme les nouveaux membres.
On aurait également tôt fait de sous-estimer l’aura des BRICS dans l’intégralité du monde « en développement ». Depuis leur création, les BRICS ont toujours prétendu porter leur voix. Inclure l’Afrique du Sud en leur sein, en 2010, n’avait pas grand sens en termes étroitement économiques. Mais la signification politique de cette décision était considérable, car elle permettait d’y inclure une voix africaine. Il en va de même pour l’intégration de l’Éthiopie, l’un des pays africains les plus peuplés et à la croissance la plus soutenue.
Que quarante pays aient exprimé leur intérêt pour les BRICS et que vingt autres aient officiellement déposé leur candidature suggère que le « Sud global » voit dans l’intérêt affiché des BRICS pour les pays « en développement » autre chose qu’un effet rhétorique. En creux, ces chiffres illustrent le degré de rejet de l’ordre mondial dominé par les États-Unis.
La peur d’un monde multipolaire
Il n’est donc pas difficile de comprendre pourquoi une certaine partie du commentariat européen et américain a exprimé un rejet marqué pour les nouvelles initiatives prises par les BRICS.
Faisant écho à de nombreux commentaires récents, un article du Financial Times a sonné l’alerte : les BRICS étaient en train de devenir « le fan club d’un aspirant hegemon ». Il soulignait en partie l’entrée nouvelle de pays « redevables à la Chine par des liens de dette ou d’investissement », comme l’Éthiopie et l’Égypte. Un autre article prétend dévoiler le « projet du gouvernement chinois pour un ordre mondial alternatif » – ce qui rejoint très exactement la rhétorique officielle des BRICS eux-mêmes !
De quoi cet alarmisme est-il le nom ? Malgré les parallèles ave l’OTAN et l’AUKUS que l’on a pu lire ici et là, les BRICS ne constituent pas une alliance militaire. Et on aurait tôt fait de sous-estimer les divisions entre pays-membres. Imagine-t-on l’Inde, dont les ambitions géopolitiques sont bien connues, tout comme ses conflits avec Pékin, devenir un simple « vassal » de la Chine ? De même, des divisions sont apparues quant à l’élargissement de l’alliance : le Brésil et l’Inde étaient moins enclins que d’autres à accueillir autant de pays nouveaux.
On ne comprendra rien à l’attrait des BRICS si on y voit une alliance chapeautée par la Chine. L’attrait pour un monde multipolaire est profond – un monde dans lequel les pays n’auraient pas à s’aligner sur une puissance dominante et se retrouver à sa merci.
La consolidation des BRICS n’accroîtrait pas nécessairement les tensions internationales. Il faut rappeler que de nombreux pays des BRICS n’ont pas rompu avec Washington. Pour le moment, les relations entre Lula et l’administration Biden sont au beau fixe. L’Inde demeure l’un du Quad dirigé par les États-Unis. Quant à l’Égypte, elle est l’un des principaux bénéficiaires de l’aide militaire américaine. Quant à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, on ne pourrait trop souligner l’obséquiosité dont les États-Unis font preuve à leur égard – comme le montre leur soutien continu à leur guerre criminelle au Yémen.
Et si, comme le note le Financial Times, l’objectif des BRICS est de démocratiser les Nations unies, quel mal pourrait en résulter ? L’invasion de l’Ukraine par la Russie – et le droit de veto dont dispose cette dernière – ne montre-t-elle pas l’urgence d’une réforme du Conseil de sécurité ? S’opposer à un tel changement parce qu’il pourrait avantager la Chine aurait aussi peu de sens que de s’opposer à une transition post-pétrole parce qu’elle pourrait avantager les États-Unis…
Bien sûr, il faut se garder de pécher par excès d’irénisme. On peut être dubitatifs face à la surenchère séductrice de la Chine et des États-Unis à l’égard de l’Arabie saoudite. Mais c’est un état de fait qui n’est pas né avec les BRICS…
Le risque principal de cette alliance réside plutôt dans le peu de changements qu’elle est capable d’apporter. Un ordre multipolaire remettrait-il en cause la nature du système économique dominant, et l’asymétrie entre États faibles et puissants ?
S’il est difficile de prendre au sérieux les avertissements concernant la nature autoritaire et antidémocratique des BRICS – à l’exception de la Russie et de la Chine, tous les États-membres ont de bonnes relations avec Washington – il faut se garder d’idylliser les régimes de ses pays-membres. Nombre d’entre eux subissent une montée d’un nationalisme autoritaire, tandis que leur prétention au rang de grandes puissances indique qu’ils aspirent davantage à remplacer les dominants de l’ordre actuel qu’à le bouleverser.
En finir avec l’alarmisme
Ce serait une bien triste réussite pour les BRICS que substituer à l’exploitation du Sud par les sociétés occidentales une exploitation multinationale du monde entier. Et si un monde véritablement multipolaire devait voir le jour, on ignore encore si les BRICS – avec sa structure lâche, voire inexistante et ses divisions internes – sera ou non l’agent qui lui permettra d’émerge. Pour autant, un « monde multipolaire » ne serait ni nécessairement dominé par la Chine, ni à craindre. Comme levier pour accroître l’influence de la grande majorité de la population mondiale sur le cours des choses, il doit demeurer un horizon.L
La population américaine elle-même aurait à y gagner. Elle serait libérée du fardeau de l’aventurisme militaire sans fin à l’étranger, et de l’obsession de sa classe dominante à conserver sa suprématie. Ce serait pour elle l’occasion de réorienter ses ressources vers la résolution de la myriade de crises intérieures que connaissent les Américains…
[1] Article originellement paru chez notre partenaire Jacobin, sous le titre « The BRICS expansion is not the end of the world order – or the end of the world ».
Les dernières élections grecques ont été marquées par le faible score du parti de « gauche radicale » SYRIZA, au pouvoir quelques années plus tôt. Élu en 2015, le leader du parti, Alexis Tsipras, avait abandonné au bout de six mois sa promesse de lutte contre l’austérité et les privatisations, entraînant la démission de son ministre des Finances Yanis Varoufakis. Demeuré un analyste attentif de l’actualité, ce dernier nous livre ici son analyse sur l’endettement de la Grèce, la récession de la zone euro, mais aussi l’alignement du Vieux continent sur Washington et l’émergence des BRICS. Il se montre particulièrement critique à l’égard de la perspective « d’autonomie stratégique » européenne portée par Emmanuel Macron, qu’il juge chimérique sans une sortie de l’Alliance atlantique. Entretien réalisé et édité par Julien Chevalier.
LVSL –Depuis 2019 et la chute du gouvernement Tsipras, le pays est dirigé par le Premier ministre Kyriákos Mitsotákis, leader du parti conservateur la Nouvelle Démocratie. Lors des dernières élections législatives, le parti Syriza, au sein duquel vous étiez membre, n’a obtenu que 17,84 % des voix. Récemment, le chef du parti, Alexis Tsipras, a annoncé sa démission. Quelle conclusion tirez-vous de cette situation ?
Yanis Varoufakis – La conclusion est que les radicaux ne sont jamais accueillis longtemps dans le club des puissants, même s’ils sont prêts à trahir leurs principes pour bien les servir.
Tsipras a toutes les raisons de se sentir maltraité par le pouvoir en place. Après avoir imposé au peuple grec, impitoyablement et plutôt efficacement, les mesures politiques face auxquelles il avait été élu pour s’opposer, il a « réussi » à stabiliser la Grèce aux dépens du plus grand nombre et dans les intérêts de l’oligarchie internationale. Pour ce faire, il a imposé – au nom de la gauche radicale ! – des politiques que même les représentants politiques les plus fervents de l’oligarchie, lorsqu’ils étaient au gouvernement, avaient été réticents à introduire.
Qu’a-t-il obtenu en échange ? Lorsqu’il était Premier ministre du pays [entre 2015 et 2019, NDLR] et instaurait une politique d’austérité, les puissants l’aidaient et le gratifiaient de quelques compliments. Mais une fois le « sale boulot » accompli, le pouvoir en place l’a abandonné en soutenant ses représentants politiques traditionnels, le parti de la Nouvelle Démocratie dirigé par Kyriakos Mitsotakis. Sans une once de gratitude envers leur véritable sauveur, Tsipras, ils l’ont abandonné dans un environnement électoral où – en raison de ses propres choix – il n’avait aucune chance d’obtenir le soutien du peuple qu’il avait soumis à la torture oligarchique de la Troïka. Bref, que les politiciens de gauche qui hésitent à trahir se méfient : ça ne paie pas !
LVSL – Les avantages et les inconvénients d’un « Grexit » [sortie de la Grèce de la zone euro, NDLR] sont bien connus. Un tel choix serait-il aujourd’hui favorable au pays ? Plus largement, quel est pour vous le paradigme économique vers lequel devrait s’orienter la Grèce pour mettre fin à ce cycle récessif ?
Y.V. – L’économie grecque est devenue une vache à lait pour l’oligarchie transnationale à cause des politiques qui assurent sa non-viabilité et la diminution constante des perspectives de la majorité des citoyens grecs. Pour relancer l’économie du pays, et la rendre réellement stable, il faut mettre fin à l’hémorragie de richesse qui est actuellement exportée, sous forme de rentes massives vers divers paradis fiscaux. Par exemple, l’expropriation des biens immobiliers de la classe moyenne (par la vente de prêts à des fonds vautours), les privatisations d’actifs publics dans le cadre d’opérations de capital-investissement, les impôts indirects gigantesques, la diminution constante des biens communs qui nous restent (ressources en eau, santé publique, éducation…).
« Une dette non viable constitue un pouvoir entre les mains des prêteurs. »
Dans tout cela, la question de la monnaie est secondaire. Cependant, si la menace du Grexit est l’arme principale par laquelle l’oligarchie transnationale s’assure que toutes les pratiques prédatrices susmentionnées se poursuivront, alors les progressistes grecs doivent apprendre l’art d’imaginer la Grèce sans l’euro.
LVSL – De nombreux pays européens sont lourdement endettés, notamment la Grèce et l’Italie, dont les dettes représentent respectivement près de 180 % et 150 % de leur PIB. Dans le même temps, la zone euro est en récession et pourrait à nouveau connaître plusieurs années de faible croissance. Quelle politique monétaire estimez-vous que la BCE devrait adopter ?
Y.V. – Aucune politique monétaire ne peut, à ce stade, faire face à l’endettement gigantesque (aussi bien privé que public) qui régit le capitalisme occidental. L’endettement excessif est sa caractéristique principale – pas un accident de parcours.
Il reflète un système qui a généré une demande insuffisante pour les produits qu’il fabrique et qui, par conséquent, a besoin de dettes pour maintenir la production et l’accumulation de capital. En outre, une dette non viable constitue un pouvoir entre les mains des prêteurs. Bref, il n’y a plus de perspective de traitement des dettes impayables, ni en Europe, ni ailleurs, qui n’implique pas une révolution dans la manière de produire et de distribuer les richesses.
LVSL – Le parti politique MeRA25, dont vous êtes le fondateur, propose l’introduction d’un système de paiement numérique appelé «Demeter ». En quoi consiste-t-il ? Que pensez-vous d’une monnaie numérique créée par une banque centrale, notamment l’euro numérique ?
Y.V. –J’ai beaucoup écrit sur les raisons pour lesquelles une monnaie numérique centrale serait très utile pour a) diminuer le pouvoir exorbitant du secteur financier sur le reste de la société et b) fournir les fondements d’un revenu de base universel.
La question qui se pose à tous les pays de la zone euro est la suivante : comment introduire un tel système de paiement numérique public lorsque l’on ne dispose pas de sa propre banque centrale ? La réponse de MeRA25 est « Demeter » : au lieu que la banque centrale offre des comptes numériques de banque centrale à chaque résident, les autorités le font en créant un compte par numéro de dossier fiscal. Il en résulte une sorte de monnaie fiscale. Bien qu’inférieure à une véritable monnaie numérique de banque centrale, elle offrirait bon nombre de ses avantages tant au public qu’à l’État.
Cette monnaie fiscale serait présente sur la plateforme numérique de l’administration, en utilisant le numéro de dossier fiscal existant des particuliers et des entreprises. Toute personne possédant un numéro de dossier fiscal dans un pays recevrait un compte gratuit lié. Les particuliers et les entreprises pourront alors créditer ce compte en transférant de l’argent depuis leur compte bancaire habituel, comme ils le font aujourd’hui pour payer leurs impôts. Mais ils le feront bien avant de payer leurs impôts car l’État garantirait un taux d’intérêt annuel de 8 % payable à ceux qui sont prêts à payer leurs impôts un an avant la date prévue.
Par exemple, une fois que 1.000 euros ont été transférés sur un compte lié au numéro fiscal, un numéro d’identification personnel est émis, et peut être utilisé soit pour transférer le crédit de 1.000 euros sur le compte fiscal de quelqu’un d’autre, soit pour payer des impôts à l’avenir. Ces futurs euros peuvent être conservés pendant un an jusqu’à leur échéance ou être utilisés pour effectuer des paiements à d’autres contribuable. Le Trésor pourra contrôler l’offre de monnaie fiscale, en ajustant le taux d’intérêt pour garantir que la valeur nominale de l’offre totale ne dépasse jamais un pourcentage du revenu national, ou de l’ensemble des impôts. Pour garantir une transparence totale, et donc la confiance, un algorithme de blockchain, conçu et supervisé par une autorité nationale indépendante, pourrait régler les transactions en monnaie fiscale].
LVSL –Face à la guerre en Ukraine, l’OTAN se montre unie tandis que les pays européens souffrent des conséquences de ce conflit (hausse des prix de l’énergie, désindustrialisation…). Comment l’Europe peut-elle sortir de cette situation ?
Y.V. – Ce n’est pas possible. Les rêves de Macron concernant « l’autonomie stratégique » de l’Europe restent et resteront des chimères tant que l’Europe ne sortira pas de l’OTAN. Tant qu’elle sera sous l’emprise de Washington, l’Europe restera un continent vassal, incapable de veiller aux intérêts de ses propres classes dirigeantes.
« Les historiens reconnaîtront dans l’alignement total de l’Europe sur la politique américaine vis-à-vis du conflit ukraino-russe, le moment de l’histoire où le continent européen sera devenu sans importance. »
Je ne doute pas un instant que les historiens des prochaines décennies reconnaîtront, dans l’alignement total de l’Europe sur la politique américaine vis-à-vis du conflit ukraino-russe, le moment de l’histoire où le continent européen sera devenu sans importance.
LVSL – Depuis plusieurs mois, et notamment le gel des avoirs russes, de nombreuses voix s’élèvent contre l’hégémonie du dollar (en particulier les présidents des BRICS). Quel serait, selon vous, les contours d’un système monétaire international plus juste et plus équilibré ?
Y.V. – Il ne peut y avoir de système monétaire international équilibré tant que les capitalistes chinois, brésiliens, mexicains et indiens rêvent de profits en dollars à de réinvestissements dans le secteur de la finance, de l’assurance et de l’immobilier américain.
Tant que cette situation perdurera, l’idée que les BRICS représenteraient un défi à l’hégémonie américaine restera au mieux un rêve, au pire une distraction.
En juillet 2014, les BRICS, principalement impulsés par la Chine qui représente 64% du PIB et plus de la moitié de la population, ont créé la Nouvelle banque de développement (NBD). Son ambition : être le contre-modèle des institutions financières internationales actuelles (IFI : Banque mondiale, Fonds monétaire international), et qui sait, les remplacer dans un avenir proche…
La crise démocratique de la Banque mondiale et du FMI
Alliés, les BRICS sont déjà la première puissance économique mondiale avec 21 000 Mds de $ de PIB, dépassant largement les États-Unis et l’Union européenne (respectivement 15 300 et 15 000 Mds de $). Ils sont incontournables : 43% de la population mondiale, 21% de son PIB, 18 % des investissements directs étrangers (IDE).
Or, malgré ce poids, les BRICS restaient sous-représenté en termes de droit de vote dans les institutions internationales. Exemple : au FMI, la Chine avait en 2014 autant de droits de vote que l’Italie (3.81% contre 3.16%), et les BRICS ensemble représentaient 11% des droits de vote (contre 17.7% pour les Etats-Unis). Même déni de démocratie à la Banque mondiale : 13% des droits de vote (15.9% pour les Etats-Unis).
Impossible pour ces 5 grands pays de dûment faire entendre leur voix. Comment alors influer sur la doctrine de prêt des deux IFI (le “consensus de Washington” avec ses politiques d’austérité et réformes pro-business)? En s’organisant soi-même…
Une alternative Sud-Sud, plus démocratique, de soutien au développement
La NBD comporte deux volets : 1) un fonds de développement(pendant de la Banque Mondiale), doté d’un capital de départ de 50 Mds de $ (100 Mds à terme), qui doit financer des projets « structurants » (infrastructures, notamment) dans ses pays membres ; 2) une réserve de devises(pendant du FMI) dotée de 100 Mds de $, qui vise à limiter les difficultés de balance des paiements, stabiliser les devises des BRICS et limiter l’impact sur leurs exportations.
Elle a, de fait, une gouvernance plus démocratique que les IFI. Dans les droits de vote, chaque pays est contributeur à hauteur de 10 Mds de $ pour le fonds de développement, avec le principe « un pays, une voix ». Pour la réserve de devises, la Chine contribue toutefois à hauteur de 41%, la Russie, le Brésil et l’Inde 18% chacun, et l’Afrique du Sud 5%. Dans sa gouvernance interne, son siège est à Shanghai, son directeur général est indien, le président du Conseil d’administration brésilien. Enfin, dans ses statuts, elle est ouverte à l’accueil de nouveaux membres (mais la part des BRICS dans son capital doit rester supérieure à 55%).
Son défi : remplacer le FMI et la Banque mondiale pour les pays émergents ?
La pression des BRICS a payé, puisque les Etats-Unis ont partiellement cédé : fin 2015, le FMI a réformé l’allocation de ses droits de vote. Ceux-ci sont désormais plus représentatifs. Les BRICS en obtiennent 14,7% (juste en dessous du seuil de 15% qui donne le droit de veto), les Etats-Unis maintenant leurs 16,5%. Aucune nouvelle réforme d’ampleur en vue toutefois à la Banque mondiale.
Ainsi, la NBD trace son chemin. Respectant le programme et les délais annoncés lors de sa création, elle a lancé ses premiers prêts l’année dernière en 2016, pour atteindre désormais plus de 5,7 milliards de dollars en juillet 2018, pour 23 projets, uniquement dans les BRICS, liés aux énergies renouvelables. Nul doute toutefois que cette politique de prêt montera encore plus en puissance ces prochaines années.
A terme, la NBD dispose de nombreux atouts pour rallier de nouveaux soutiens : son poids financier (environ 1/5e des capacités de la Banque mondiale et 1/3 du FMI) et sa réserve de change commune (qui devrait permettre aux pays émergents d’alléger leur dépendance au dollar). Enfin, sa doctrine de prêt pourrait clairement se démarquer des « programmes d’ajustements structurels » du FMI et de la Banque Mondiale, qui sont objets récurrents de critiques pour leurs réformes néo-libérales imposées et leur ingérence non démocratique.
Faut-il ainsi voir dans la récente reconnaissance du FMI de l’échec des politiques d’austérité qu’il impose un mea culpa forcé par une crainte de la montée en puissance de la Nouvelle banque de développement des BRICS ?