Admission de l’Indonésie aux BRICS : nouveau pas vers un « capitalisme multipolaire »

Indonésie - BRICS - Le Vent Se Lève
Le chef d’État indonésien Prabowo Subianto en compagnie de son homologue brésilien Lula

L’admission éclair de l’Indonésie au groupe BRICS a renouvelé les interrogations autour de son expansion. L’attractivité de la coalition repose sur son potentiel économique et l’ambivalence de son horizon géopolitique, mais la cooptation de nouveaux membres dépend de critères « larges » dont l’application fait la part belle aux intérêts des premiers membres. Alors que la réélection de Donald Trump pourrait temporairement casser l’élan « pro-BRICS » de ces dernières années, l’adhésion de l’Indonésie au groupe constitue une nouvelle brique dans l’édification d’un monde capitaliste multipolaire. Par François Polet, docteur en sociologie et chargé d’étude au Centre tricontinental (CETRI).

Longue marche vers un capitalisme multipolaire

Faut-il le rappeler, les BRICS ont été créés en 2009 (par la Russie, la Chine, l’Inde et le Brésil) en vue de réformer un système international dominé par les pays occidentaux et intensifier la coopération économique entre ses membres. Il s’agissait en quelque sorte du pendant non occidental du G7, ce club des pays riches s’employant à coordonner leurs vues sur les grands enjeux économiques et financiers mondiaux. Pour autant, comme le rappellent les auteurs et autrices d’une livraison récente d’Alternatives Sud, en dépit du maniement d’une rhétorique progressiste, les BRICS ne visent pas la transformation du modèle de développement dominant promu par le G7, mais oeuvrent plutôt à l’avènement d’un « capitalisme multipolaire ».1

Ce forum intergouvernemental n’a pas été formé en 2009 par hasard. Ses membres ont connu une croissance telle durant les années 2000 (et les années 1990 pour ce qui est de la Chine) que leur influence sur les institutions de la gouvernance mondiale était en décalage de plus en plus flagrant avec leur poids réel dans l’économie mondiale. Une situation de moins en moins supportable pour les pays concernés. Ce, d’autant plus que la récession de 2007-2008 venait de démontrer que l’architecture internationale n’était pas seulement inéquitable, mais aussi incapable de prévenir l’apparition de crises systémiques aux effets dévastateurs pour les pays en développement. Les futurs membres se sont très tôt accordés sur la nécessité « d’une nouvelle monnaie internationale de réserve, susceptible de faire contrepoids au dollar et de stabiliser le système financier global ».2

« L’attraction magnétique des BRICS » repose sur la force de son idée centrale – la promesse d’un monde plus équilibré – mais aussi sur son ambivalence

Les BRICS ont poursuivi une double stratégie consistant à accroître leur influence au sein des institutions existantes et à mettre en place des structures alternatives, en particulier la Nouvelle banque de développement et l’Accord de réserve contingente (un fonds de réserve de devises) créés en 2014. Les tensions croissantes entre pays occidentaux, Chine et Russie à partir de la deuxième moitié des années 2010, avec l’annexion de la Crimée, l’affirmation des ambitions de Pékin de Xi Jinping, la guerre commerciale initiée par Donald Trump, l’invasion de l’Ukraine par la Russie et enfin les sanctions occidentales contre la Russie, ont graduellement accru la dimension géopolitique des BRICS – que Pékin et Moscou s’efforcent désormais explicitement de transformer en plateforme anti-occidentale d’une « majorité globale ». Voire en embryon d’un ordre international alternatif.

Treize années séparent le premier élargissement des BRICS, avec l’admission de l’Afrique du Sud en 2010, du deuxième, en août 2023, lors du sommet de Johannesburg, où six pays ont été invités à rejoindre le groupe – Iran, Arabie saoudite, Émirats Arabes Unis, Argentine, Égypte et Éthiopie. Cette même année 2023 a aussi mis en évidence l’attractivité de la coalition parmi les pays du « Sud global » : pas moins d’une quarantaine de pays ont exprimé un intérêt à rejoindre ce forum. Plus de la moitié ont officiellement formulé une demande d’adhésion. Une nouvelle catégorie de pays « partenaires » des BRICS a été créée lors du Sommet suivant, en octobre 2024 à Kazan, à laquelle treize pays aspirants ont été invités. Parmi eux l’Indonésie, cooptée deux mois plus tard, janvier 2025, pour devenir le dixième membre effectif de la coalition3. L’intégration du pays le plus peuplé d’Asie du Sud-Est et du monde musulman donne une nouvelle envergure à la coalition, qui représente désormais la moitié de l’humanité et plus de 40% de l’économie mondiale.

Ressorts d’une attraction magnétique

Dans un texte rédigé pour l’Africa Policy Research Initiative, Mihaela Papa revient sur les ressorts de cette expansion récente de la coalition.4 « L’attraction magnétique des BRICS » repose sur la force de son idée centrale – la promesse de marchés émergents dans un monde plus équilibré – et la multiplicité des interprétations auxquelles cette idée se prête, notamment quant aux objectifs et moyens de la réforme du système international. Une force de gravité renforcée par la proactivité croissante de ses membres, Chine et Russie en tête, dans la perspective de constitution d’un bloc contre-hégémonique.

L’ambiguïté du projet contribue à son attractivité en ce qu’il permet la coexistence de motivations hétérogènes chez les candidats. La participation aux BRICS peut d’abord apparaître comme un moyen de renforcer les liens avec des économies et des institutions financières en pleine expansion : promesse d’investissements étrangers, de partenariats, d’accès à des marchés, à des crédits, à des ressources énergétiques, à des technologies… potentiellement sans passer par le dollar. Cet enjeu pragmatique est la principale motivation de la majorité des nouveaux membres effectifs et « partenaires ». Ensuite, la participation à la coalition peut être motivée par le renforcement de l’autonomie stratégique d’un pays, via la diversification de ses relations diplomatiques et commerciales – réduisant sa perméabilité aux pressions occidentales.

Enfin la participation aux BRICS porte en elle la promesse de contribuer à l’avènement d’un monde multipolaire. Celui-ci est tantôt entendu dans un sens « réformiste » d’une démocratisation de la gouvernance mondiale, offrant davantage d’espace au « Sud global ». Tantôt en un sens « radical » ou « révisionniste » de lutte contre les principes et pratiques associés à l’Occident, que l’on parle d’une géopolitique impérialiste ou d’une conception universelle de la démocratie et des droits humains (plus rarement du libre-échange, ardemment défendu par la coalition face aux velléités protectionnistes des États-Unis…). En d’autres termes, si la majorité des pays envisagent leur participation aux BRICS sous l’angle de la concrétisation du principe de « non-alignement actif » ou de « multi-alignement », incarnés par l’Inde et le Brésil 5, d’autres y voient d’abord l’expression de leur alignement sur le camp anti-occidental – cas de l’Iran, du Venezuela, de Cuba…

Critères partagés, intérêts contingents

Si ces considérations renseignent quant aux motivations, elles en disent peu sur le processus de sélection des nombreux candidats. La décision d’inviter un nouveau membre est théoriquement prise par consensus. Le pays candidat doit avoir démontré son adhésion aux principes des BRICS (dont la réforme de la gouvernance globale ou le rejet des sanctions non validées par l’ONU), avoir une influence régionale, entretenir de bonnes relations avec les membres et contribuer au renforcement du groupe. La formalisation des critères a fait l’objet de tensions entre les membres initiaux, de même que le rythme de l’élargissement du groupe. Si la Chine et la Russie poussent à l’expansion rapide de la coalition, l’Inde et surtout le Brésil craignent la dilution de leur influence et de leur statut. 6 En-deçà des principes, le processus de cooptation paraît surtout guidé par « un mélange de considérations pragmatiques, d’intérêts contingents et de souverainisme sourcilleux » souligne Laurent Delcourt.7

L’adhésion de l’Arabie saoudite et des Émirats Arabes Unis se sont imposées du fait du poids financier et de la puissance énergétique qu’ils apporteraient au groupe. La candidature de l’Argentine a été poussée par la diplomatie brésilienne, en vue de renforcer le pôle latino-américain de l’attelage, mais surtout pour éviter qu’il devienne « une source de risques en devenant un club de régimes autoritaires ayant des positions anti-occidentales ».8 Des enjeux diplomatiques du même ordre ont contribué à ce que le Brésil bloque l’entrée du Venezuela lors du Sommet de Kazan.9 La candidature du Pakistan est entravée par l’Inde pour des raisons de rivalité régionale.10 Et la non-sélection de l’Algérie est officiellement motivée par des critères économiques, mais Alger y voit la main des Émirats, avec lesquels ses rapports sont tendus, qui auraient convaincu l’Inde de mettre son veto11.

Equations politiques internes et coûts géopolitiques

Le retrait de l’Argentine décidé par le président Javier Milei rappelle que les logiques d’adhésion aux BRICS sont aussi tributaires d’équations politiques internes. De même, l’inclusion accélérée de l’Indonésie aux BRICS résulte également d’une alternance politique. Le président Subianto, personnalité autoritaire réputée pro-russe, a sorti son pays de la posture attentiste qui le caractérisait auparavant, dictée par l’espoir de ne pas gâcher sa demande d’adhésion à l’OCDE. Le « non-alignement » invoqué par Jakarta pour justifier ce changement d’optique devrait pencher nettement dans le sens des intérêts de Moscou12. Un tournant qui explique vraisemblablement l’insistance de Vladimir Poutine à précipiter l’accession de l’Indonésie… ignorant le moratoire sur l’élargissement du groupe annoncé par son propre ministre des Affaires étrangères six semaines plus tôt. 13

Les tergiversations de l’Arabie Saoudite, invitée à rejoindre le groupe à Johannesburg, mais qui n’avait toujours pas répondu formellement à l’invitation au début de l’année 2025, illustrent les craintes des coûts géopolitiques de la participation à une coalition dominée par des puissances hostiles à l’Occident. Les menaces de Donald Trump, un mois avant sa prise de fonction, d’imposer des droits de douane de 100% aux pays contribuant à la dédollarisation des échanges accentuent ces craintes14. Cette diplomatie coercitive pourrait casser temporairement l’élan « pro-BRICS » d’une série de pays fortement dépendants des États-Unis sur les plans sécuritaire et économique. Mais sur le plus long terme, elle a toutes les chances d’aboutir au résultat inverse – et à renforcer l’attractivité du club pour les pays en développement, en quête d’un monde plus respectueux des souverainetés et des intérêts du « Sud global ».

Notes :

1 CETRI, BRICS+ : une alternative pour le Sud global ?, Syllepse – CETRI, Paris – Louvain-la-Neuve, 2024.

2 Laurent Delcourt, « BRICS+: une perspective critique », in CETRI, Ibid.

3 L’Argentine a décliné l’invitation début 2024, tandis que l’Arabie saoudite n’a ni accepté, ni rejeté la sienne en janvier 2024.

4 Mihaela Papa, « The magnetic pull of BRICS », Africa Policy Research Insitute – APRI, 3 décembre 2024.

5 Notons que les deux nouveaux membres africains – l’Égypte et l’Éthiopie – sont les premiers bénéficiaires de l’aide états-unienne du continent.

6 Ces critères ont été précisés lors du Sommet de Johannesburg d’août 2023.

7 Dès 2017, les velléités chinoises d’élargir les BRICS ont fait craindre une tentative de mettre la dynamique au service du projet des Nouvelles routes de la soie, grande priorité diplomatique de Xi Jinping. Voir Evandro Menezes de Carvalho, « Les risques liés à l’élargissement des BRICS », Hermès, La Revue, n° 79(3), 2017.

8 Editorial d’un journal économique brésilien (Valôr Econômico) cité par Oliver Stuenkel, « Brazil’s BRICS Balancing Act Is Getting Harder », America’s Quarterly, 21 octobre 2024.

9 Dans un contexte de dégradation des relations entre les présidents brésilien et vénézuélien liée aux conditions de la réélection de ce dernier en juillet 2024.

10 Mirza Abdul Aleem Baig, « Why Did Pakistan Fail To Secure BRICS Membership At 2024 Summit? – OpEd », Eurasia review, 27 octobre 2024.

11 El Moudjahid, 28 septembre 2024. L’Algérie a néanmoins intégré la catégorie des pays partenaires et rejoint la Nouvelle banque de développement.

12 Notons que ce même principe de non-alignement motivait la présidence précédente à… ne pas rejoindre les BRICS, craignant que cela soit interprété en Occident comme un rapprochement avec l’axe Pékin-Moscou. Juergen Rueland, « Why Indonesia chose autonomy over BRICS membership », East Asia Forum, 25 octobre 2023.

13 Saahil Menon, « Why Was Indonesia’s BRICS Membership Short-Circuited? », Modern Diplomacy, 14 janvier 2025.

14 https://fr.euronews.com/2024/12/02/trump-menace-les-brics-avec-des-droits-de-douane-de-100-sils-affaiblissent-le-dollar

« Les BRICS ne sont pas un “contre-Occident” mais un club non-aligné sur l’Occident » – entretien avec Jean-Claude Trichet

Siège de la Banque Centrale Européenne à Francfort (Allemagne). © Maryna Yazbeck

Depuis sa création, LVSL assume une ligne éditoriale critique de la construction européenne. Nous avons dédié de nombreux articles aux politiques de la BCE, à l’austérité encouragée par le cadre européen, à la polarisation intra-européenne induite par le marché unique, à l’erreur qu’a constitué le passage à l’euro, ou encore à l’inanité géopolitique de l’Union européenne à l’heure du renforcement des empires. Dans cet article nous donnons la parole à Jean-Claude Trichet. Ancien président de la Banque centrale européenne (2003-2011), il a également été gouverneur de la Banque de France (1993-2003). Dans cet entretien, outre les enjeux européens, il revient notamment sur le développement des BRICS et leur rôle dans une remise en question progressive de l’hégémonie du dollar. Il aborde également les responsabilités des institutions occidentales dans la marginalisation des pays émergents. Entretien réalisé et édité par Julien Chevalier.

LVSL – Dans quelle mesure les initiatives des BRICS, comme la création de la Nouvelle Banque de Développement ou l’établissement d’une monnaie commune, reflètent-elles leur volonté de s’affirmer face aux institutions dominées par l’Occident ? Quelles en pourraient être les implications pour l’équilibre géopolitique mondial ?

Jean-Claude Trichet – Premièrement, je dois dire que nous assistons en ce moment à une rupture importante entre les différents participants à l’économie internationale. Les BRICS apparaissent comme étant symboliquement tous ceux qui ne veulent pas s’aligner sur l’Occident. Mais de là à considérer qu’ils constituent un ensemble homogène, je crois que ce serait exagéré, puisque nous avons clairement, au sein même des BRICS, des pays très importants – je pense singulièrement à la Chine et à l’Inde – qui ne sont pas sur la même ligne stratégique. Cela introduit – au sein même des BRICS, un climat de tension, un enjeu de réflexion contradictoire, qui n’en fait pas, me semble-t-il, exactement un contre-pouvoir mondial. Donc, je considère que les BRICS, pour le moment, forment un club : un club très important, qui entend ne pas s’aligner sur ce qu’on appelle communément l’Occident. Ce n’est donc pas un “contre-Occident”, mais un club non-aligné sur l’Occident. À partir de là, le leadership des BRICS, en ce qui concerne un certain niveau d’opérationnalité et d’incarnation – vous avez cité la Banque de développement –, repose sur deux institutions majeures créées dans le cadre des BRICS. L’une a son siège à Shanghai et l’autre à Pékin, ce qui montre bien l’importance de l’influence de la Chine au sein de ce “club”. Et j’insiste sur cette notion de club, car entre les Émirats arabes unis, l’Arabie Saoudite, la Chine, l’Inde et la Russie, il y a évidemment des différences considérables. 

« Les Européens […] n’acceptent pas volontiers de céder leur influence de détenteurs de quotas et d’actionnaires, comme ils le devraient »

L’Occident, dans la mesure où il a été dominant au sein de toutes les institutions internationales depuis la Seconde Guerre mondiale, a de très grandes responsabilités dans la création des BRICS et de leurs banques. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il a eu énormément de mal à reconnaître la montée en puissance des pays émergents et des pays du tiers-monde en général, et à leur faire la place appropriée – une place qu’ils méritent – compte tenu de leurs niveaux de PIB et de leur développement économique spectaculaire. Cette place ne leur a pas été accordée comme elle aurait dû l’être, que ce soit au FMI ou à la Banque mondiale, ou, d’une manière générale, dans la plupart des institutions internationales, pas seulement financières. Il n’est donc pas étonnant que les membres des BRICS, tout en participant bien entendu au FMI et à l’ensemble des institutions internationales, cherchent, en parallèle, à marquer leur volonté de démontrer qu’on ne leur a pas fait la place qu’ils méritaient. En particulier, je dois dire que les États-Unis portent une responsabilité importante dans ce domaine, notamment parce que le Congrès est régulièrement bien plus conservateur que ne l’est l’exécutif américain. Les Européens, eux aussi, ont d’importantes responsabilités, car ils n’acceptent pas volontiers de céder leur influence de détenteurs de quotas et d’actionnaires, comme ils le devraient. La responsabilité est donc partagée, me semble-t-il, en Occident.

LVSL – L’accélération des tensions géopolitiques, comme le conflit en Ukraine et le retour de la grande rivalité sino-américaine avec l’arrivée de Trump, renforce la fragmentation économique. Ces tensions annoncent-elles la fin de la globalisation financière telle que nous la connaissons ?

Jean-Claude Trichet – Ces tensions géostratégiques jouent un rôle évidemment très important d’une manière générale dans l’ensemble des relations, qu’elles soient financières, économiques, commerciales, et bien entendu politiques. Nous sommes en présence d’une rupture, disons, depuis les événements de Crimée et du Donbass, donc depuis l’année 2014. Cela marque la concrétisation d’un monde différent, un monde dans lequel les tensions géopolitiques prennent une importance considérable. La question est : est-ce qu’elles vont, à elles seules, provoquer la fin de la globalisation ? Je dirais que nous sommes à la croisée des chemins. Mais, fort heureusement, je ne suis pas sûr que ces tensions géostratégiques, par elles-mêmes – à condition, bien sûr, qu’elles ne dégénèrent pas en une guerre mondiale – puissent marquer la fin de la mondialisation au sens large.

Que cette mondialisation devienne plus précautionneuse, plus prudente de la part de tous les partenaires, qu’elle intègre des éléments d’assurance, de hedging, contre les risques inhérents aux chaînes de valeur internationale très longues et, par conséquent, très vulnérables aux événements imprévus, je crois que c’est certainement le cas. Nous vivons une période où, par rapport à l’expansion presque indéfinie des chaînes de valeur internationale que nous connaissions auparavant, il y a aujourd’hui davantage de prudence. En revanche, je ne crois pas, pour le moment, que nous soyons à la veille d’un changement monumental du commerce mondial et du système monétaire et financier international. Ce système repose non seulement sur le dollar, mais aussi sur l’euro et, disons, sur les grandes devises convertibles. Actuellement, le dollar reste numéro un avec environ 60 % de l’utilisation de ces devises (réserves de changes, etc.) suivi de l’euro (numéro deux) avec environ 20 %. Pour mémoire, au début de l’euro, la répartition était de l’ordre de 70 % pour le dollar et 20 % pour l’euro. Cette proportion est maintenant de 60-20, ce qui montre une certaine diminution relative de la place du dollar au cours des 25 dernières années dans la structure du système monétaire international.

Cela dit, un vrai changement dans ce système dépendrait, selon moi, de deux événements majeurs qui, à eux seuls, pourraient modifier fondamentalement les choses. Premièrement, concernant les Européens, ce serait la création d’une véritable fédération politique, qui donnerait à l’euro le statut d’une monnaie émise au sein d’une entité politique unique – la Fédération Européenne. Étant signé par cette nouvelle fédération, les instruments financiers en euro auraient la même profondeur et la même liquidité de marché que ceux libellés en dollar. Ce scénario pourrait émerger dans une perspective de long terme et transformerait profondément la structure du système monétaire international. Deuxièmement, un événement peut-être plus précoce bien qu’encore lointain serait la convertibilité totale du yuan (Renminbi). Si le yuan devenait librement convertible, sa position sur la scène monétaire internationale changerait profondément.

LVSL – Face à la diminution relative de l’importance du dollar, pensez-vous qu’il serait opportun d’organiser une nouvelle conférence internationale, à l’image de celle de Bretton Woods en 1944 ? Une telle initiative pourrait-elle aboutir à un nouveau système financier international, intégrant d’autres monnaies ou même une monnaie unique mondiale ?

Jean-Claude Trichet – Je crois que la question que vous posez est importante et qu’il faut peut-être distinguer le court, le moyen terme et le très long terme. À court et moyen terme, je dirais que nous avons un élément qui me paraît très important. Nous n’avons plus, comme avant la Deuxième Guerre mondiale, un étalon-or, l’étalon monétaire universel, accepté comme tel. Pas davantage, comme après la deuxième guerre mondiale, un étalon de change-or, où le dollar était pris comme ancre du système monétaire international, mais avec sa convertibilité en or, ce qui faisait que l’on conservait un lien avec l’or. On était passé de l’or lui-même comme ancre du système mondial au dollar comme ancre, sous réserve qu’il soit convertible. C’était le système de Bretton Woods qui a explosé en 1971 ! Nous sommes entrés dans un système de changes flottants, dans lequel il n’y avait plus aucun ancrage. Les Européens ont essayé, avec beaucoup de détermination, de maintenir entre eux un certain ordre via le Système Monétaire Européen, qui a finalement donné naissance à l’euro, c’est-à-dire à une nouvelle monnaie de pleine existence. Mais jusqu’à une période récente – je dirais pratiquement jusqu’à la création de l’euro, nous étions dans un système qui n’était pas ancré au niveau mondial. L’euro a décidé de fixer sa définition de la stabilité des prix : moins de 2% mais proche de 2%. La livre sterling a retenu également 2% lorsqu’elle envisageait de rejoindre l’UE… Après la très grande crise financière, la Fédéral Reserve en 2012 et la Banque du Japon en 2013 ont également précisé leur objectif de stabilité des prix et/ou leur définition de cette stabilité en retenant également 2%. 

Désormais, nous sommes dans un système qui est ancré mondialement, c’est-à-dire que chacune des grandes banques centrales des pays avancés dit publiquement quelle est sa définition, son objectif, en matière de stabilisation des prix dans une perspective de moyen terme : c’est la même référence qui est retenue par les quatre grandes banques centrales.

Il s’agit ici du moyen terme et pas du long terme. C’est un ancrage défini par chaque pays ou banque centrale. Mais l’élément absolument remarquable, sur lequel j’insiste, est que les principales banques centrales du monde ont déclaré qu’elles ancrent leur politique monétaire à une définition précise de la stabilité des prix. Et c’est le cas maintenant de toutes les banques centrales qui émettent les monnaies présentes dans le panier des droits de tirage spéciaux (DTS). Le dollar, le yen, l’euro et la livre sterling sont les quatre monnaies qui, avec le renminbi, forment les cinq monnaies du panier des droits de tirage spéciaux du FMI. Ces quatre monnaies partagent la même définition de la stabilité des prix et ont – j’insiste beaucoup – réitéré leur volonté de maintenir cet objectif de stabilité des prix à 2 % à moyen terme. Elles avaient peut-être l’occasion, avec la montée de l’inflation vers le milieu de l’année 2021, de revoir cette position, mais cela n’a pas été le cas. Elles ont toutes réitéré leur engagement, y compris le Japon et les États-Unis, qui avaient pris cette décision relativement récemment, au début des années 2010. Donc, je considère qu’à moyen terme, nous sommes dans un système mondial qui a un véritable ancrage, un ancrage nominal sur une stabilité des prix autour de 2 %. C’est, disons, un nouvel épisode du fonctionnement du système monétaire international : après l’étalon-or, l’étalon de change-or, et le flottement généralisé, nous avons maintenant au niveau des principales monnaies convertibles du monde, un étalon (2%) unique de stabilité des prix à moyen et long-terme ! J’insiste beaucoup là-dessus, car je considère que c’est de facto la plus importante réforme structurelle du système monétaire international que l’on ait connue depuis l’explosion du système de Bretton Woods.

« L’embranchement “idéal” serait celui d’une monnaie mondiale unique »

Maintenant, je me place dans une hypothèse de long terme ou de très long terme. Il y a plusieurs embranchements possibles. L’embranchement “idéal” serait celui d’une monnaie mondiale unique. Mais cela apparaît chimérique pour des raisons géostratégiques et géopolitiques. Une telle hypothèse supposerait un développement ordonné des différentes économies mondiales, une convergence, une montée en puissance des pays émergents jusqu’à un niveau leur permettant d’atteindre celui des pays avancés en termes de prospérité et de PIB par habitant. 

Il existe d’autres hypothèses, notamment celle d’un ancrage du système international sans qu’il y ait une monnaie mondiale unique, mais autour d’une évolution des droits de tirage spéciaux. Les droits de tirage spéciaux peuvent évoluer. L’entrée du renminbi dans le panier des DTS a été une avancée majeure. Toutefois, comme le renminbi n’est pas encore convertible, il n’occupe pas la place qu’il devrait avoir, compte tenu de la taille de l’économie chinoise. Cela dépendra de la décision de la Chine de rendre le renminbi convertible ou non. On peut imaginer une évolution des DTS, leur conférant un rôle d’ancrage réel pour le système mondial. C’était, d’ailleurs, l’idée initiale du FMI lors de leur création. Cela ne s’est pas concrétisé, mais cela supposerait une forte volonté politique et stratégique. Dans cette hypothèse, les droits de tirage spéciaux pourraient devenir, en quelque sorte, le nouveau dollar des accords de Bretton Woods. Cela supposerait une incorporation de nouvelles monnaies issues des pays émergents, comme la roupie indienne. Mais il n’y a pas trente-six évolutions possibles : soit nous restons dans le système actuel, soit nous évoluons vers une monnaie mondiale unique (peu probable), soit nous renforçons le rôle des DTS (plus réaliste). Le système actuel peut lui-même évoluer vers un système multipolaire, dominé par trois monnaies centrales également influentes : le dollar, l’euro et le renminbi. Même avec un objectif commun de stabilité des prix, ces monnaies continueraient de flotter les unes par rapport aux autres, comme c’est déjà le cas entre elles, dont le flottement est visible par tous.

LVSL – Face à une dette publique mondiale dépassant les 100 000 milliards de dollars, pensez-vous qu’une annulation partielle ou totale de ces dettes pourrait être une solution envisageable pour offrir aux États de nouvelles marges budgétaires ? Serait-il temps d’envisager un « Grand Jubilé » et quels en seraient les principaux risques et bénéfices ?

Jean-Claude Trichet – On a déjà abordé ces grands problèmes de dettes accumulées, principalement par les pays en développement et les pays les plus pauvres. Il y a, à mon avis, deux problèmes différents que je caractériserais de la manière suivante. 

D’abord, la question est de savoir si le système financier mondial tout entier, principalement en raison de l’endettement des pays avancés eux-mêmes – et non de l’endettement des pays les plus pauvres –, n’est pas encore plus vulnérable que celui que nous avions au moment de la crise des subprimes et de la banqueroute de Lehman Brothers. C’est ma thèse : je pense que nous avons, au niveau mondial, laissé l’endettement public et privé augmenter tellement que, au moment où nous parlons, l’encours d’endettement, en proportion du produit intérieur brut, est significativement plus important que ce qu’il était au moment de la banqueroute de Lehman Brothers. Cela concerne les pays avancés, mais aussi, et de façon encore plus marquée, les pays émergents. Nous observons un formidable accroissement de l’endettement par rapport au niveau qu’était considéré comme l’une des causes majeures de la crise financière de 2008. Par ailleurs, l’endettement privé a également augmenté considérablement. Donc, je dirais qu’au total, nous sommes en présence d’une anomalie des encours de dettes en proportion du PIB flagrante : le leverage (l’endettement total en proportion de la richesse de l’économie internationale) nous rend significativement plus vulnérables aujourd’hui qu’au moment de la dernière grande crise financière. C’est une première constatation sur laquelle j’insiste énormément.

Deuxièmement, nous avons un problème plus spécifique, qui n’est pas mondial mais plutôt local, même s’il est très important au niveau mondial. Ce problème concerne un ensemble de pays, en particulier les pays les plus pauvres et les pays émergents les moins développés. Nombre d’entre eux ne sont pas dramatiquement endettés, mais je pense évidemment aux pays les plus vulnérables. Là, nous avons effectivement un certain nombre de pays considérablement entravés par leur endettement total. Dans le passé, nous avons, à plusieurs reprises, permis à ces pays de restructurer leurs dettes dans le cadre de systèmes organisés comme le Club de Paris – que j’ai présidé pendant dix ans – ou encore par des décisions collectives d’annulation de dettes. Tout cela a été fait, et doit continuer d’être fait, à mon avis. La seule transformation structurelle monumentale que nous observons en ce moment est qu’un pays émergent très puissant, avec un excédent important de sa balance des transactions courantes, s’est engagé dans des prêts massifs aux pays en développement. Ce pays, c’est la Chine, qui est devenue le principal prêteur aux pays en développement, notamment en Afrique, au cours des dernières années. Cependant, pour des raisons complexes, la Chine a beaucoup de mal à rejoindre le Club des pays créanciers et à accepter de faire la même chose que ces derniers, qu’il s’agisse de rééchelonnements ou d’annulations de dettes. Pour la Chine, toutes ces opérations étaient nouvelles. Elle n’avait pas envisagé que les pays en question pourraient un jour être incapables de rembourser et avoir des difficultés à honorer leurs dettes.

Or, comme vous le soulignez, un certain nombre de ces pays sont aujourd’hui étouffés par la dette, ne peuvent plus rembourser, et demandent légitimement un allègement – voire, dans certains cas, une annulation – du service de leur dette. Le problème que vous soulevez est donc très important, car il pose également la question des relations entre pays créanciers. Jusqu’à présent, l’idée était que tous les pays créanciers devaient faire les mêmes efforts. Cela paraît légitime, surtout dans un cadre d’aide au développement pour des pays en situation très difficile. Actuellement, des efforts sont déployés pour convaincre tous les pays concernés qu’il faut adopter cette approche collective. On imagine mal que certains pays créanciers acceptent d’alléger ou d’annuler des dettes, simplement pour que les pays en développement puissent rembourser d’autres créanciers qui, eux, ne feraient aucun effort.

C’est un vrai grand sujet. Je ne doute pas qu’il finisse par être réglé, mais, pour le moment, le principal blocage vient des difficultés de la Chine. La Chine, bien qu’étant un pays très respectable et ayant investi de manière considérable dans les pays en développement, peine à comprendre que, dans certaines situations, tous les créanciers doivent collectivement faire des efforts, de manière équilibrée entre eux.

LVSL – En particulier, la dette publique américaine atteint aujourd’hui 36 000 milliards de dollars et continue de croître quotidiennement de plusieurs milliards. Comment analysez-vous cette trajectoire ? Pensez-vous qu’elle est tenable à terme ? Enfin, avec la réélection de Donald Trump, qui a déjà exprimé des critiques sur l’indépendance de la Réserve fédérale, quelles évolutions pourrait-on attendre concernant la gestion de cette dette ?

Jean-Claude Trichet – Premièrement, l’indépendance de la Banque centrale américaine, comme Jay Powell l’a rappelé lui-même, ne dépend pas de l’exécutif américain. Les décisions du Federal Open Market Committee ne dépendent pas de l’exécutif, et de manière plus générale, les objectifs assignés à la Banque centrale américaine ainsi que la structure de la Réserve fédérale sont définis par le Congrès. C’est donc le pouvoir législatif qui fixe les objectifs et la structure de la Banque centrale, et non l’exécutif. L’exécutif, lui, nomme un certain nombre de responsables, mais ces responsables, notamment les membres du directoire de la Banque centrale américaine – les gouverneurs –, doivent être approuvés par le Sénat. On voit donc qu’il existe une coopération entre l’exécutif et le législatif en ce qui concerne la nomination des hommes et des femmes responsables. Cependant, les objectifs eux-mêmes restent fixés par le pouvoir législatif. C’est un premier point très important, car je ne crois pas qu’il soit dans l’intention du Congrès, particulièrement du Sénat républicain, de renoncer à sa responsabilité concernant les objectifs assignés à la Réserve fédérale.

« Les États-Unis doivent au reste du monde presque l’équivalent d’une année entière de production »

En ce qui concerne l’endettement des États-Unis, il est clair, comme vous l’avez souligné, que cet endettement croît année après année. Le résultat est que la position extérieure nette négative des États-Unis représente environ 90 % du PIB annuel ! Autrement dit, les États-Unis doivent au reste du monde presque l’équivalent d’une année entière de production. Cela ne peut pas, me semble-t-il, durer éternellement, même si les Américains n’ont pour le moment aucune difficulté à se financer. Comme je le rappelais, il existe approximativement un rapport de 3 pour 1 entre le dollar et l’euro en termes de réserves de changes, et d’autres indicateurs pertinents : 60 % pour le dollar et 20 % pour l’euro. Cela montre que la liquidité et la profondeur des marchés financiers américains sont sans équivalent pour le moment dans le reste du monde. Par conséquent, jusqu’à présent, ils n’ont aucune difficulté à se financer, malgré leurs déficits jumelés, à la fois budgétaire et de la balance des paiements courants. C’est donc, en dernière analyse, le reste du monde qui finance ces deux déficits. 

Je disais que cela ne pouvait pas durer éternellement, mais cela peut tout de même durer très longtemps. Je crois qu’il serait sage, pour le reste du monde, pour l’ensemble de l’économie internationale, et pour la stabilité et la prospérité mondiales, que les États-Unis reviennent progressivement à une situation plus équilibrée, où ils ne demanderaient plus éternellement au reste du monde de financer leurs déficits. Il semble peu probable que les États-Unis parviennent rapidement à cette conclusion, sauf en cas de nouvelle crise financière internationale majeure, disons une crise équivalente à la très grande crise financière de Lehmann Brothers, qui pousserait les investisseurs et les épargnants mondiaux à se demander s’ils peuvent continuer à financer indéfiniment l’économie américaine.

« Il serait sage […] que les États-Unis reviennent progressivement à une situation plus équilibrée, où ils ne demanderaient plus éternellement au reste du monde de financer leurs déficits »

Un tel scénario serait une catastrophe, que je ne souhaite évidemment pas. Ce que je souhaite, c’est une transition progressive, sans crise grave, sans drame, une évolution du système international. Nous avons déjà évoqué ce système : il pourrait évoluer vers un modèle multipolaire, qui ne donnerait plus au dollar le privilège extraordinaire dont il bénéficie actuellement. Comme je l’ai mentionné, deux événements majeurs pourraient conduire à un tel système : a) des changements politiques en Europe – la création d’une véritable fédération politique achevée – permettant à l’euro de jouer pleinement son rôle ; ou b) une réforme technique majeure en Chine, à savoir la convertibilité du renminbi.

Dans un tel système tripolaire, avec le dollar, l’euro et le renminbi, les États-Unis ne pourraient plus compter sur un financement sans limite venant du reste du monde. Ils seraient soumis à une pression externe, ce qui modifierait leur comportement économique. Pour le moment, il n’y a aucune contrainte externe ressentie par les États-Unis. Contrairement à toutes les autres entités économiques du monde, ils échappent encore à ces contraintes.

LVSL – Passons au niveau européen. Le discours dominant en zone euro prône un désendettement rigoureux des États, mais le « rapport Draghi » estime qu’il faudrait investir 800 milliards d’euros par an pour relever notamment les défis climatiques et technologiques. Est-il envisageable de concilier ces deux injonctions contradictoires ? 

Jean-Claude Trichet – Ce n’est peut-être pas entièrement contradictoire, car le rapport Draghi, qui intègre une contribution importante de grands spécialistes de la Commission, est un rapport qui fait flèche de tout bois : il s’appuie à la fois sur des capitaux publics, des investissements publics et sur des investissements privés. N’oubliez pas que l’Europe est excédentaire en matière d’épargne. Sa balance des paiements courants est d’environ +3 % du PIB, bon an mal an. Dans le même temps, les États-Unis, auxquels on se compare en permanence – et à juste titre – présentent une situation diamétralement opposée. Les Américains sont en déficit d’épargne : ils empruntent régulièrement au reste du monde, en moyenne environ 3 % de leur PIB, et ce depuis quarante ans. On observe donc un paradoxe : deux grandes entités continentales avancées – les États-Unis et l’Union européenne – avec, d’un côté, un excédent d’épargne flagrant, et de l’autre, un déficit d’épargne tout aussi flagrant. Pourtant, ce sont les États-Unis, en déficit, qui investissent davantage dans les technologies nouvelles, notamment dans la défense, la digitalisation et, plus généralement, les innovations stratégiques !

Concernant les 800 milliards d’euros mentionnés, il est clair qu’ils incluent à la fois des investissements publics et des investissements privés. L’idée est de faire en sorte que le secteur privé, grâce à l’achèvement du marché unique des capitaux et à la mobilisation des forces européennes, puisse effectivement nous permettre d’investir davantage. Je ne crois pas que le rapport Draghi demande, ni que ce serait souhaitable, une augmentation globale des financements publics. Il recommande plutôt, à mon avis, d’inciter le secteur privé à investir en Europe au lieu d’investir aux États-Unis et de redéployer les dépenses publiques en Europe pour investir davantage dans la recherche et le développement, les technologies nouvelles, et l’accompagnement des entreprises innovantes, notamment dans la digitalisation. Le fait que l’Europe ne possède aucune grande plateforme digitale est une anomalie. Cela est partiellement lié au fait que les États-Unis investissent massivement dans la recherche et le développement, y compris via des fonds publics, souvent par l’intermédiaire du Département de la Défense (DoD) et de la DARPA, qui jouent un rôle crucial dans le financement des technologies émergentes aux États-Unis.

Il y a donc certainement matière à redéployer les ressources publiques au sein de l’Europe. Je ne pense pas qu’il soit stratégiquement pertinent que les Européens augmentent encore leurs dépenses publiques totales, d’autant qu’ils dépensent déjà bien plus que les Américains et que la plupart des autres pays avancés. Cela est particulièrement vrai pour la France, mais également pour l’Europe dans son ensemble. Ce qui est nécessaire, c’est un redéploiement efficace de ces dépenses, notamment pour favoriser, grâce à l’achèvement de l’Union des marchés de capitaux, un secteur privé européen beaucoup plus actif dans la recherche et le développement et dans l’essor des nouvelles technologies, comme c’est le cas aux États-Unis. C’est, me semble-t-il, l’essentiel des messages que véhicule le rapport Draghi comme le rapport Letta, du nom d’un autre ancien Premier ministre italien.

LVSL – Certains économistes estiment qu’au cours de votre mandat à la BCE, le maintien de taux d’intérêt élevés en Europe entre 2008 et 2010, contrairement aux États-Unis qui les avaient rapidement abaissés, a freiné la reprise économique européenne et aggravé les récessions dans plusieurs pays. À l’heure où l’écart entre le PIB américain et européen est plus marqué que jamais, qu’en pensez-vous ? 

Jean-Claude Trichet – Cette excellente question, qui porte à la fois sur la période de la très grande crise financière et sur aujourd’hui, mériterait de très larges développements. Je vais tâcher d’être bref. Je réponds d’abord à la première partie de la question. 

Trop souvent, les comparaisons entre les taux d’intérêt des deux côtés de l’Atlantique n’évoquent que les taux d’intérêt les plus courts fixés par les Banques centrales. Ce n’est pas approprié car les taux à six mois et à un an sont très importants en Europe : ils sont utilisés très généralement par les Banques pour prêter aux ménages et aux entreprises. La comparaison avec les taux équivalents aux États-Unis, mesurée sur la période mai-juin 2009, à titre d’exemple, montre des taux de marché interbancaire inférieurs dans la Zone euro à ce que l’on observe aux États-Unis. Les taux interbancaires à 12 mois étaient à hauteur de 1,64 % en Europe contre 1,73 % aux États-Unis, alors que les taux pratiqués par les Banques centrales étaient respectivement de 1 % en Europe et entre 0 % et 0,25 % aux États-Unis. Ce phénomène s’explique par le fait que les écarts entre les taux du marché monétaire garantis et non garantis étaient inférieurs en Europe à ce qu’ils sont aux États-Unis. La raison essentielle de cette différence réside dans la décision de la Banque centrale européenne (BCE) de pratiquer l’allocation de quantités illimitées de liquidités à taux fixes après le dépôt de bilan de Lehman Brothers. 

D’autres considérations permettent de comprendre les différences entre les discours des deux Banques centrales : la FED mettant l’accent exclusivement sur sa politique monétaire accommodante et la BCE mettant en regard sa politique également très accommodante et son souci de stabilité des prix. Dans le contexte de la monnaie unique, monnaie entièrement nouvelle dont la crédibilité aux yeux non seulement de l’ensemble des participants du marché mais aussi des citoyens européens eux-mêmes n’était pas encore totalement établie, seulement 10 ans après sa création, il était important d’insister sur le fait que l’objectif de stabilité de la monnaie et de conservation de sa valeur restait essentiel. C’est la raison pour laquelle mes discours et les discours de la BCE étaient toujours équilibrés en mettant au regard de nos décisions extrêmement audacieuses de politique monétaire, souvent sans équivalent aux États-Unis, la réaffirmation de notre mandat de stabilité des prix. J’avais et nous avions le souci permanent de ne pas donner prise à la critique, toujours possible et parfois bruyante en Europe du Nord, selon laquelle la BCE était prête à abandonner la stabilité des prix au profit de la lutte contre la crise. L’accrédition d’une telle thèse erronée aurait à elle seule contribué à augmenter les anticipations d’inflation future, donc les taux d’intérêt de marché. 

Enfin, il faut souligner que les mesures non conventionnelles de la BCE, par exemple l’octroi de liquidités sans limite en 2008, l’achat des obligations grecques, irlandaises, portugaises, espagnoles et italiennes en 2010 et 2011, avait, en dehors de leur audace, l’intérêt de faire baisser les taux d’intérêt de marché moyen dans l’ensemble de la Zone euro, ne serait-ce qu’en diminuant considérablement les marges supplémentaires correspondant aux primes de risque des pays en difficulté. 

S’agissant de la situation d’aujourd’hui, les taux en Europe sont très inférieurs aux taux américains, le succès de la désinflation en Europe est incontestable et les différences de croissance économique ne sont pas dues, selon moi, aux différences de politique monétaire mais, en dehors des remarquables qualités de flexibilité et d’innovation propres à l’économie des États- Unis, à l’impact de la guerre en Ukraine qui frappe très durement les Européens et à la politique budgétaire exagérément expansive des États-Unis.

Pascal Boniface et Gérard Araud : OTAN, Israël, Syrie, BRICS et l’avenir de la diplomatie française

Araud - Boniface - Le Vent Se Lève

Tandis que le mouvement HTS s’empare du pouvoir à Damas, les bombardements continuent sur Gaza. Alors que de nombreuses ONG accusent les forces armées israéliennes de commettre un génocide, la France a décrété qu’elle ne procéderait pas à l’arrestation de Benjamin Netanyahou exigée par la Cour pénale internationale. Et tandis que les BRICS annoncent une nouvelle infrastructure monétaire indépendante du dollar, les Européens continuent de faire bloc autour des États-Unis. Face à la réélection de Donald Trump, « l’autonomie stratégique européenne » est sur toutes les lèvres ; mais celle-ci est-elle autre chose que le tremplin de l’hégémonie américaine en Europe ? Pour en débattre, Le Vent Se Lève reçoit Pascal Boniface et Gérard Araud pour le second épisode de ses entretiens croisés.

👤 Pascal Boniface est géopolitologue, fondateur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).

👤 Gérard Araud est diplomate, ancien ambassadeur de France aux États-Unis et en Israël.

Face à la désoccidentalisation, l’introuvable horizon des BRICS

BRICS -- Le Vent Se Lève
© LHB pour LVSL

Les enjeux nationaux, comme rarement depuis la Guerre froide, sont aujourd’hui déterminés par des facteurs internationaux. Face à cette géopolitisation du monde, force est de constater que les questions internationales demeurent le parent pauvre de la vie politique, médiatique, intellectuelle – et, disons-le, de la gauche. Pour des raisons bien compréhensibles concernant celle-ci, puisque ce sont des enjeux qui clivent et génèrent les lignes de fracture les plus profonds. Pour autant, si un gouvernement de rupture arrivait au pouvoir en 2027, des questions urgentes se poseraient à lui, auxquelles il convient de réfléchir dès à présent. Enverrait-on des canons César à l’Ukraine ? Discuterait-on avec les Russes ? Signerait-on un traité proposé par les États-Unis ? Accepterait-on que d’autres pays acquièrent la bombe nucléaire ? Etc. Autant de sujets sur lesquels il n’y a pas de consensus naturel à gauche [1].

De quoi la désoccidentalisation est-elle le nom ?

Désoccidentalisation : si ce terme décrit à l’évidence un processus en cours, il faudrait se garder de le brandir sans recul critique. Et ce, pour une raison simple : l’Occident est un concept problématique, plastique et galvaudé. D’aucuns y voient un synonyme de « civilisation européenne » et de son substrat judéo-chrétien. D’autres le lient à la genèse du capitalisme et à son extension mondiale. L’Occident, c’est aussi l’alliance euratlantique de Guerre froide contre le monde « totalitaire ». L’Occident, c’est enfin une notion politique selon laquelle le monde serait divisé entre « démocraties », forcément entendues comme libérales, et tout le reste : « autocraties », « dictatures », etc. Et les pays que l’on classe comme tels sont souvent ceux du Sud, qui s’affirment par ailleurs eux-mêmes comme membres du « Sud global ».

La définition qui nous intéresse est autre, et elle est géopolitique : l’Occident, c’est une communauté d’intérêts stratégiques garantie, in fine, par les États-Unis et leur alliance militaire : l’OTAN. Elle permet d’écarter un grand nombre de critères problématiques, qu’ils soient géographique, culturels ou ethniques. Ainsi, on peut y englober les Etats-Unis, le Canada, la majorité des pays européens ainsi que le Japon, la Corée du Sud, Israël et certains pays latino-américains alliés de Washington – à l’encontre des thèse imprégnées du « Choc des civilisations » [expression forgée par le chercheur américain Samuel Huntington, selon lequel la géopolitique est affaire de lutte entre blocs soudés par des affinités culturelles NDLR]. C’est en ce sens que la désoccidentalisation nous intéresse : elle renvoie à la fin du monopole de la puissance des États-Unis et de leurs alliés.

Cela ne signifie aucunement que l’OTAN ne pèse plus rien. Les États-Unis demeurent la première puissance militaire et financière, de même qu’ils conservent un ascendant sur les brevets et la propriété intellectuelle. Il n’en va pas de même pour leur puissance productive, qui décline – et participe de l’érosion de leur hégémonie, face à l’émergence des pays du « Sud global ».

Relations transactionnelles contre logiques affinitaires

Qu’ont ces derniers en commun ? Pas nécessairement un projet, ni une idéologie. Tout simplement la volonté de contester la hiérarchie actuelle du système international – mais non ce système international lui-même. Il faut entendre celui-ci comme un mode de production, un régime d’accumulation et un système de compétition entre États, qui tentent de capter les profits générés par le système économique. La dispute porte sur l’ordre dans la hiérarchie de ce système.

Adopter cette analyse nous permet de sortir des perspectives campistes, selon lesquelles les logiques qui régissent les relations entre États sont affinitaires, idéologiques ou difficilement réversibles : le monde serait structuré en « camps » opposés les uns aux autres. On trouve un tel discours au coeur de la diplomatie des BRICS : Russie et Chine se présentent comme les hérauts d’un bloc rétif à l’« Occident », dépeint comme monolithique et intrinsèquement dominateur. Le négatif de ce discours est présent chez ceux qui opposent les « démocraties » aux régimes autoritaires. Ils raisonnent avec les mêmes prémisses : il existe des « camps » structurés par des logiques affinitaires ou idéologiques.

Or, on observe tous les jours des événements qui démentent ce postulat et contredisent cette logique de « blocs ». Les relations entre États sont transactionnelles. Chacun y affirme ses intérêts, ce qui rend les systèmes d’alliances transitoires et volatiles : elles visent à permettre à chacun de concourir dans la dispute pour la domination dans la hiérarchie internationale.

Aux États-Unis, démocrates et républicains comprennent que leur pays n’est plus en mesure de diriger le monde seul : il n’est plus l’empire d’autrefois.

C’est ainsi que l’on comprend pourquoi l’Inde participe à la fois aux BRICS et au Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (QUAD) aux côtés des États-Unis [le QUAD est le nom donné à une coopération diplomatique et militaire entre l’Inde, les États-Unis, le Japon et l’Australie, visant à endiguer la progression de la Chine NDLR]. Ou pourquoi la diplomatie brésilienne est investie à la fois dans les BRICS et dans le G20 – en vertu de la formule de Lula selon laquelle « le Brésil parle à tout le monde ». Par ces deux organisations, Lula vise à contourner le Conseil de Sécurité des Nations-Unies et le G8. Avec pour boussole l’intérêt national du Brésil et son projet néo-développementaliste. Ce dernier point n’est pas anodin : Lula mène un projet d’industrialisation, visant un transfert de brevets et de technologies pour conduire le Brésil vers une production à haute valeur ajoutée…radicalisant ainsi la dynamique économique au fondement de la désoccidentalisation.

Dispute pour le leadership mondial

La notion de « désoccidentalisation » ne dit donc rien par elle-même de l’horizon politique de ses acteurs. Si ce terme est muet sur le projet des pays des BRICS, c’est tout simplement parce que celui-ci consiste d’abord à disputer aux puissances occidentales le leadership. Les principaux membres des BRICS ne portent aucun projet alternatif à l’ordre capitaliste néolibéral.

Quid du plan des États-Unis face à cet état des choses ? Ils aspirent simplement à enrayer leur déclin et préserver leur place dans l’ordre mondial. En cela, il est permis de douter qu’une administration démocrate et une administration trumpiste aient une approche distincte des relations internationales : ils convergent dans la défense de leur empire financier et de leur empire militaire. Ceux-ci ne sont pas déliés : plus un pays est dépendant de fournitures militaires américaines, plus ses besoins en dollars sont élevés.

Ainsi, il n’est pas anodin de constater que pour de nombreux pays européens, la hausse de leurs dépenses militaires exigée par l’OTAN se soit traduite par un accroissement des importations d’armes américaines. C’est le cas du fonds spécial de 100 milliards de dollars affecté par l’Allemagne à la modernisation de se défense, qui vient essentiellement absorber une production américaine – belle manifestation d’une Europe supposément autonome ! Manifestation du reste emblématique des rapports de force à l’oeuvre : l’Europe n’a jamais été aussi vassalisée par les États-Unis.

Les États-Unis se défendront, au risque de fracturer le bloc occidental. Et il est clair que les mesures économiques phares de Joe Biden – Inflation Reducation Act, Build Back Better – ont été prises au détriment de leurs alliés [ces mesures, incluant des subventions massives à l’industrie américaine, ont été dénoncées comme contradictoires avec l’esprit et les règles de l’OMC par l’Union européenne NDLR]. De même, la politique de hausse des taux d’intérêt de la Fed a participé d’un rapatriement des capitaux vers les États-Unis, obligeant le Vieux continent à s’aligner sur cette politique monétaire.

Concluons sur la séquence électorale qui s’ouvre aux États-Unis. Malgré la prévalence d’un consensus bipartisan, on peut spéculer sur l’inflexion qu’induirait la réélection de Donald Trump à la Maison Blanche. Un tournant isolationniste est prévisible, caractérisé par un repli sur les intérêts court-termistes des États-Unis et leurs problèmes frontaliers. À l’inverse, les démocrates tentent de resserrer les liens avec les Européens pour partager le fardeau de l’OTAN et des Etats-Unis. Mais démocrates et républicains comprennent que leur pays n’est plus en mesure de diriger le monde seul : il n’est plus l’empire d’autrefois.

Note :

[1] Cet article fait suite à une intervention à la conférence organisée par l’Institut la Boétie et LVSL le 30 janvier 2023 « La désoccidentalisation du monde est-elle une bonne nouvelle ? », autour du livre de Christophe Ventura et de Didier Billion, Désoccidentalisation (Agone, 2023). Ils y sont est intervenus aux côtés de Martine Bulard et de Jean-Luc Mélenchon.

Accepter la fin des logiques de blocs géopolitiques

© Joseph Edouard pour LVSL

Après la Guerre froide et l’ère de la domination américaine, sommes-nous entrés dans un monde apolaire ? Alors que le XXe siècle a été structuré par des affrontements entre « blocs » antagonistes, notre siècle voit-il la disparition des alliances militaires et des logiques d’alignement ? C’est l’une des thèses que défendent Didier Billion et Christophe Ventura dans Désoccidentalisation (Agone, 2023). Ils appellent à prendre conscience du moment « contractuel » en cours : une majorité de pays refuse de s’inscrire dans le sillage d’une puissance dominante, au bénéfice d’une diplomatie qui se veut « non-alignée » ou « multi-alignée ». Avec une exception, de taille : l’Union européenne [1].

Désoccidentalisation, Sud global, Occident collectif, The West versus the rest : ces notions sont rabâchées à longueur de plateaux télévisuels, de séminaires ou de colloques. S’il est indéniable qu’elles renvoient à des dynamiques bien réelles, elles ne laissent pas d’être insatisfaisantes.

La « désoccidentalisation » est un concept qu’il faut manier avec prudence. D’une part, pour ne pas tomber dans le piège d’une définition étroitement géographique ou culturelle. D’autre part, parce qu’il ne s’agirait pas, pour reprendre le mot d’un intellectuel africain, de « juger le monde et ses évolutions en fonction de l’Occident ».

C’est donc avec une approche historique que l’on comprendra la signification du processus de désoccidentalisation en cours. Et d’abord en gardant à l’esprit que les puissances occidentales ont imposé au reste du monde, par la force la plus brutale, un mode de production bien déterminé : le capitalisme. Ainsi, la désoccidentalisation n’est pas un concept éthéré : il s’articule au déploiement et à la généralisation d’un système économique, qui profite dans un premier temps aux pays européens et aux États-Unis.

La Conférence de Bandung préfigure-t-elle les BRICS ?

Pour comprendre le processus actuel, il importe donc de garder à l’esprit les premières tentatives de rupture avec cet ordre capitaliste dominé par quelques puissances impérialistes. Et d’abord d’en revenir à une date clef : 1917. Elle marque une révolution qui a pour but de renverser ce mode de production, comprise comme un processus qui d’emblée tente de se décliner au niveau international. Trois ans plus tard, les dirigeants soviétiques convoquent ainsi un « congrès des peuples d’Orient » où l’on voit la dimension profondément politique, et non culturelle, que le concept « d’Occident » revêt en miroir.

À l’encontre des logiques de « blocs » qui ont longtemps prédominé, nous vivons un moment contractuel : les États conditionnent leur coopération par sa compatibilité avec leurs intérêts nationaux.

Les mouvements de décolonisation sont tout aussi instructifs, sinon davantage, pour comprendre la dynamique en cours autour des BRICS – avec certes des différences majeures qu’il ne s’agit pas d’occulter. Pourquoi rapprocher ces deux processus ? Parce que la plupart des participants à la Conférence de Bandung cherchaient moins à défier le mode de production dominant qu’à conquérir une meilleure place en son sein [convoquée en 1955, cette conférence marque l’émergence diplomatique du « tiers-monde », qui refuse l’alignement sur l’Union soviétique ou le bloc euro-atlantique NDLR]. Ni Gamal Abdel Nasser, ni Soekarno ne souhaitaient opérer une rupture révolutionnaire avec le capitalisme. Pour autant, le simple fait qu’ils aient tenté d’initier une rupture politique et géopolitique avec un ordre dominé par des puissances impérialistes n’a pas été insignifiant dans l’histoire du XXe siècle.

Émergence des BRICS dans un monde apolaire

Les BRICS n’émergent pas dans le monde bipolaire de la Guerre froide. Mais ils n’apparaissent pas non plus à l’ère de « l’hyperpuissance américaine » – pour reprendre l’expression d’Hubert Védrine -, qui n’aura réellement duré qu’une dizaine d’années après la Chute du Mur. Ce moment unipolaire prend fin avec la débâcle américaine en Irak et, quelques années plus tard, plus encore en Afghanistan.

Nous vivons dans un monde apolaire, où les rapports de force sont fluctuants et les alliances volatiles. Un seul exemple suffit à l’illustrer : celui de l’Arabie Saoudite. Souvenons-nous de l’assassinat de Jamal Khashoggi, et de la condamnation américaine subséquente. Joe Biden avait alors mis à l’index l’Arabie Saoudite comme un État « paria ». Les choses devaient évoluer : avec l’invasion de l’Ukraine et l’exclusion (théorique) de la Russie du marché pétro-gazier, Joe Biden s’est rendu en Arabie Saoudite pour requérir un accroissement de la production pétrolière. Le royaume lui a opposé une fin de non-recevoir. Dans le cadre de l’OPEP+, l’Arabie Saoudite devait même décider, conjointement avec la Russie, de baisser la production pétrolière ! Washington a donc essuyé un échec cuisant face à un pays qui n’est pourtant pas un farouche opposant…

Qu’est-ce que cela nous dit ? Qu’à l’encontre des logiques de « blocs » qui ont longtemps prédominé, nous vivons un moment contractuel : les États conditionnent leur coopération par sa compatibilité avec leurs intérêts nationaux. Et que les alliances, telles qu’on les entend généralement, n’existent plus.

Avec une exception, et non des moindres : l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN). À contre-courant de l’histoire, cette survivance s’explique par la volonté de l’impérialisme américain de continuer à subsister : maintenir cette alliance est un moyen de pérenniser la vassalisation du Vieux continent par Washington.

Introuvable horizon des BRICS et autisme de l’Occident

Pour autant, les membres des BRICS souhaitent-ils changer l’ordre du monde ? Il est permis d’en douter. Sont-ils unis ? C’est tout aussi contestable. La Chine et l’Inde ont-ils un horizon commun, si l’on met à part leur volonté de se ménager la meilleure place possible dans le cadre du système dominant actuel ? De même, il est permis de questionner la compatibilité des horizons géopolitiques respectifs des Émirats Arabes Unis, de l’Iran et de l’Arabie Saoudite, trois nouveaux entrants au club des BRICS. Leur plus petit dénominateur commun se trouve dans la volonté de contester à l’Occident sa prédominance. Non sans succès : le recul de l’hégémonie européenne et nord-américaine est net.

L’avenir demeure cependant ouvert. Si la désoccidentalisation est déjà bien amorcée, les pays occidentaux cherchent à freiner ce processus. Les affrontements autour de la Cour internationale de justice (CIJ) cristallisent par exemple ces antagonismes géopolitiques [saisie par l’Afrique du Sud, la CIJ est chargée de se prononcer sur la dimension génocidaire des bombardements israéliens sur Gaza ; son premier arrêt, qui évoque l’existence d’un « risque de génocide », constitue un revers pour Israël NDLR].

Que l’Afrique du Sud ait saisi la Cour confère à ce procès une forte charge symbolique : l’African National Congress (ANC, le parti au pouvoir) bénéficie de l’aura issue de la lutte contre l’apartheid, et s’en sert d’étendard pour dénoncer l’alignement occidental sur Israël. Les avocats sud-africains incarnent le point de vue d’une majorité de pays sur le conflit ; la décision rendue par la Cour, qui reflète cet état des choses, leur a donné raison.

Pour autant, la partie n’est pas gagnée : si les arrêts de la Cour sont juridiquement contraignants, le gouvernement israélien ne compte pas s’y soumettre. Il suffit pour s’en convaincre de considérer la campagne lancée contre l’UNRWA qui, toute grossière qu’elle soit, n’a pas été dénuée d’efficacité [l’agence onusienne chargée d’apporter de l’aide aux réfugiés palestiniens, accusée par Israël d’employer des membres du Hamas – allégation réfutée à maintes reprises NDLR]. La décision de la CIJ a-t-elle affaibli l’intensité des bombardements ? Aucunement. Ici, le politique est en retard sur le juridique. Preuve s’il en fallait que le nouvel ordre des choses n’émergera pas de lui-même : il sera le fruit d’une lutte politique.

Note :

[1] L’article qui suit est issu d’une intervention à la conférence organisée par l’Institut la Boétie et LVSL le 30 janvier 2023 : « La désoccidentalisation du monde est-elle une bonne nouvelle ? ». Didier Billion y est intervenu aux côtés de Martine Bulard, Jean-Luc Mélenchon et Christophe Ventura.

Occident : fin de l’hégémonie ? Mélenchon, Ventura, Bulard, Billion

© LHB pour LVSL

Le déclenchement de deux conflits régionaux aux répercussions mondiales, en Ukraine et en Palestine, ont révélé les fractures latentes de l’ordre international. Pour une majorité du monde, l’alignement sur les États-Unis n’est plus une évidence. Ce glissement s’observe également à travers d’autres visages des relations internationales, au-delà des conflits armés : rivalité commerciale, scientifique, industrielle entre la Chine et les États-Unis ; élargissement des BRICS et volonté déclarée de dédollariser les échanges ; dynamiques démographiques contraires entre continents, etc. À l’occasion du la publication du livre de Christophe Ventura et Didier Billion – chercheurs en relations internationales – Désoccidentalisation : repenser l’ordre du monde, Le Vent Se Lève et le département de relations internationales de l’Institut La Boétie ont organisé une conférence intitulée : « La désoccidentalisation du monde est-elle une bonne nouvelle ? ». Sont intervenus les deux co-auteurs du livre ainsi que Martine Bulard, journaliste spécialistes de l’Asie, et Jean-Luc Mélenchon, co-président de l’Institut La Boétie.

Retrouvez ci-dessous la captation vidéo de la conférence, et sur notre site les belles feuilles du livre de Christophe Ventura et Didier Billion ainsi qu’un entretien avec Jean-Luc Mélenchon où il est question de ces enjeux internationaux.