François Piquemal : « la rénovation urbaine se fait sans les habitants des quartiers populaires »

François Piquemal dans son bureau de l’Assemblée nationale. © François Piquemal

Il y a 20 ans naissait l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU). Créée pour centraliser toutes les procédures de réhabilitation des quartiers urbains défavorisés, elle promettait de transformer en profondeur la vie des habitants, notamment en rénovant des centaines de milliers de logements. Malgré les milliards d’euros investis, les révoltes urbaines de l’été 2023 ont démontré combien les « cités » restent frappées par la précarité, le chômage, l’insécurité et le manque de services publics. Comment expliquer cet échec ? 

Pour le député insoumis François Piquemal, qui a visité une trentaine de quartiers en rénovation dans toute la France, la rénovation urbaine est réalisée sans prendre en compte les demandes des habitants et avec une obsession pour les démolitions, qui pose de grands problèmes écologiques et ne règle pas les problèmes sous-jacents. Il nous présente les conclusions de son rapport très complet sur la question et nous livre ses préconisations pour une autre politique de rénovation urbaine, autour d’une planification écologique et territoriale beaucoup plus forte. Entretien.

Le Vent Se Lève – Vous avez sorti l’an dernier un rapport intitulé « Allo ANRU », qui résume un travail de plusieurs mois mené avec vos collègues députés insoumis, basé sur une trentaine de visites de quartiers populaires concernés par la rénovation urbaine dans toute la France. Pourquoi vous être intéressé à ce sujet ?

François Piquemal – Il y a trois raisons pour moi de m’intéresser à la rénovation urbaine. D’abord, mon parcours politique débute avec un engagement dans l’association « Les Motivés » entre 2005 et 2008 à Toulouse, qui comptait des conseillers municipaux d’opposition (Toulouse est dirigée par la droite depuis 2001, à l’exception d’un mandat dominé par le PS entre 2008 et 2014, ndlr). C’est la période à laquelle l’ANRU est mise en place, suite aux annonces de Jean-Louis Borloo en 2003. Le hasard a fait que j’ai été désigné comme un des militants en charge des questions de logement, donc je me suis plongé dans le sujet.

Par ailleurs, j’ai une formation d’historien-géographe et j’ai beaucoup étudié la rénovation urbaine lorsque j’ai passé ma licence de géographie. Enfin, j’étais aussi un militant de l’association Droit au Logement (DAL) et nous avions de grandes luttes nationales sur la question de la rénovation urbaine, notamment à Grenoble (quartier de la Villeneuve) et à Poissy (La Coudraie). A Toulouse, la contestation des plans de rénovation urbaine est également arrivée assez vite, dans les quartiers du Mirail et des Izards, et je m’y suis impliqué.

Lorsque je suis devenu député en 2022, j’ai voulu poursuivre ces combats autour du logement. Et là, j’ai réalisé que l’ANRU allait avoir 20 ans d’existence et qu’il y avait très peu de travaux parlementaires sur le sujet. Bien sûr, il y a des livres, notamment ceux du sociologue Renaud Epstein, mais de manière générale, la rénovation urbaine est assez méconnue, alors même qu’elle est souvent critiquée, tant par des chercheurs que par les habitants des quartiers populaires. Donc j’ai décidé de m’emparer du sujet. J’en ai parlé à mes collègues insoumis et pratiquement tous ont des projets de rénovation urbaine dans leur circonscription. Certains connaissaient bien le sujet, comme Marianne Maximi à Clermont-Ferrand ou David Guiraud à Roubaix, mais la plupart avaient du mal à se positionner parmi les avis contradictoires qu’ils entendaient. Donc nous avons mené ce travail de manière collective.

LVSL – Ce sujet est très peu abordé dans le débat public, alors même qu’il s’agit du plus grand chantier civil de France. Les chiffres sont impressionnants : sur 20 ans, ce sont 700 quartiers et 5 à 7 millions de personnes, soit un Français sur dix, qui sont concernés. 165.000 logements ont été détruits, 142.000 construits, 410.000 réhabilités et 385.000 « résidentialisés », c’est-à-dire dont l’espace public environnant a été profondément transformé. Pourtant, les révoltes urbaines de l’été dernier nous ont rappelé à quel point les problèmes des quartiers en question n’ont pas été résolus. On entend parfois que le problème vient avant tout d’un manque de financement de la part de l’Etat. Partagez-vous cette analyse ?

F. P. – D’abord, les chiffres que vous venez de citer sont ceux du premier programme de l’ANRU, désormais terminé. Un second a été lancé depuis 2018, mais pour l’instant on dispose de peu de données sur celui-ci. Effectivement, lors de son lancement par Jean-Louis Borloo, la rénovation urbaine est présentée comme le plus grand chantier civil depuis le tunnel sous la Manche et les objectifs sont immenses : réduire le chômage et la précarité, renforcer l’accès aux services publics et aux commodités de la ville et combattre l’insécurité. On en est encore loin.

Ensuite, qui finance la rénovation urbaine ? Quand on regarde dans le détail, on se rend compte que l’Etat est peu présent, comme le montre un documentaire de Blast. Ce sont les collectivités locales et les bailleurs sociaux qui investissent, en plus du « 1% patronal » versé par les entreprises. Concernant l’usage de ces moyens, on a des fourchettes de coût pour des démolitions ou des reconstructions, mais là encore les chiffres varient beaucoup.

LVSL – Vous rappelez que les financements de l’Etat sont très faibles dans la rénovation urbaine. Pourtant, certains responsables politiques, comme Eric Zemmour, Jordan Bardella ou Sabrina Agresti-Roubache, secrétaire d’Etat à la ville de Macron, estiment que trop d’argent a été investi dans ces quartiers…

F. P. – C’est un discours que l’on entend souvent. Mais on ne met pas plus d’argent dans les quartiers populaires que dans d’autres types de territoires. Par exemple, on mentionne souvent le chiffre de 90 à 100 milliards d’euros en 40 ans, avec les douze plans banlieue qui se sont succédé depuis 1977. Dit comme ça, ça semble énorme. Mais en réalité, cela représente en moyenne 110€ par habitant et par an dans les quartiers de la politique de la ville (QPV), un chiffre inférieur aux montants dépensés pour les Français n’habitant pas en QPV. Néanmoins, nous manquons encore d’informations précises et j’ai posé une question au gouvernement pour avoir des chiffres plus détaillés.

LVSL – Parmi les objectifs mis en avant par l’ANRU dans les opérations qu’elle conduit, on retrouve tout le temps le terme de « mixité sociale ». Il est vrai que ces quartiers se sont souvent ghettoïsés et accueillent des populations très touchées par la pauvreté, le chômage et l’insécurité. Pour parvenir à cette fameuse mixité, il semble que l’ANRU cherche à gentrifier ces quartiers en y faisant venir des couches moyennes. Quel regard portez-vous sur cette façon d’assurer la « mixité sociale » ?

F. P. – D’abord, il faut questionner la notion même de mixité sociale. Ce concept, personne ne peut être contre. Mais chacun a une idée différente de comment y parvenir ! Pour la droite, la mixité sociale passe par le fait que les classes moyennes et populaires deviennent des petits propriétaires. Pour la gauche, c’est la loi SRU, c’est-à-dire l’obligation d’avoir 25% de logement public dans chaque commune, afin d’équilibrer la répartition sur le territoire national.

« L’imaginaire de la droite s’est imposé : aujourd’hui, vivre en logement public n’est pas perçu comme souhaitable, à tort ou à raison. »

Peu à peu, la gauche et la droite traditionnelles ont convergé, c’est ce que le philosophe italien Antonio Gramsci appelle le « transformisme ». En réalité, c’est surtout l’imaginaire de la droite s’est imposé : aujourd’hui, vivre en logement public n’est pas perçu comme souhaitable, à tort ou à raison. Ceux qui y vivent ou attendent un logement public ne voient cela que comme une étape dans leur parcours résidentiel, avant de devenir enfin petit propriétaire. Dès lors, habiter en logement public devient un stigmate de positionnement social et les quartiers où ce type de logement domine sont de moins en moins bien perçus.

Concrètement, ça veut dire que dans un quartier avec 50 ou 60% de logement public, la politique mise en œuvre pour parvenir à la mixité sociale est de faire de l’accession à la propriété, pour faire venir d’autres populations. Ca part d’un présupposé empreint de mépris de classe : améliorer la vie des personnes appartenant aux classes populaires passerait par le fait qu’elles aient des voisins plus riches. Comme si cela allait forcément leur amener plus de services publics ou de revenus sur leur compte en banque.

Quels résultats a cette politique sur le terrain ? Il a deux cas de figure. Soit, les acquéreurs sont soit des multi-propriétaires qui investissent et qui vont louer les appartements en question aux personnes qui étaient déjà là. C’est notamment ce que j’ai observé avec Clémence Guetté à Choisy-le-Roi. Soit, les nouveaux propriétaires sont d’anciens locataires du quartier, mais qui sont trop pauvres pour assumer les charges de copropriété et les immeubles se dégradent très vite. C’est un phénomène qu’on voit beaucoup à Montpellier par exemple. Dans les deux cas, c’est un échec car on reproduit les situations de précarité dans le quartier.

François Piquemal en visite dans le quartier de l’Alma à Roubaix. © Rapport Allô ANRU

Ensuite, il faut convaincre les personnes qui veulent devenir petits propriétaires de s’installer dans ces quartiers, qui font l’objet de beaucoup de clichés. Allez dire à un Parisien de la classe moyenne d’aller habiter à la Goutte d’Or (quartier populaire à l’est de Montmartre, ndlr), il ne va pas y aller ! C’est une impasse. Rendre le quartier attractif pour les couches moyennes demande un immense travail de transformation urbanistique et symbolique. Très souvent, la rénovation urbaine conduit à faire partir la moitié des habitants d’origine. Certes, sur le papier, on peut trouver 50% de gens qui veulent partir, mais encore faut-il qu’ils désirent aller ailleurs ! Or, on a souvent des attaches dans un quartier et les logements proposés ailleurs ne correspondent pas toujours aux besoins.

Donc pour les faire quitter le quartier, la « solution » est en général de laisser celui-ci se dégrader jusqu’à ce que la vie des habitants soit suffisamment invivable pour qu’ils partent. Par exemple, vous réduisez le ramassage des déchets ou vous laissez les dealers prendre le contrôle des cages d’escaliers.

LVSL – Mais cet abandon, c’est une politique délibérée des pouvoirs publics, qu’il s’agisse de l’ANRU ou de certaines mairies ? Ou c’est lié au fait que la commune n’a plus les moyens d’assurer tous les services ?

F. P. – Dans certains quartiers de Toulouse, que je connais bien, je pense que cet abandon est un choix délibéré de la municipalité et de la métropole. Par exemple, dans le quartier des Izards, il y avait un grand immeuble de logement public, certes vieillissant, mais qui pouvait être rénové. Il a été décidé de le raser. Or, beaucoup d’habitants ne voulaient pas partir, notamment les personnes âgées. Dans le même temps, d’autres appartements étaient vides. Certains ont été squattés par des réfugiés syriens, avant que le bailleur ne décide de payer des agents de sécurité pour les expulser. Par contre, ces agents laissaient sciemment les dealers faire leur business dans le quartier !

« Très souvent, la rénovation urbaine conduit à faire partir la moitié des habitants d’origine. »

Dans d’autres cas, le bailleur décide tout simplement d’abandonner peu à peu un immeuble voué à la démolition. Donc ils vont supprimer un concierge, ne pas faire les rénovations courantes etc. Et on touche là à un grand paradoxe de la rénovation urbaine : en délaissant certains immeubles, on dégrade aussi l’image du quartier dans lequel on souhaite faire venir des personnes plus aisées.

LVSL – Il semble aussi que la « mixité sociale » soit toujours entendue dans le même sens : on essaie de faire venir ces ménages plus aisés dans les quartiers défavorisés, mais les ghettos de riches ne semblent pas poser problème aux pouvoirs publics…

F. P. – En effet, il y a une grande hypocrisie. Faire venir des habitants plus riches dans un quartier prioritaire, pourquoi pas ? Mais où vont aller ceux qui partent ? Idéalement, ils visent un quartier plus agréable, qui a une meilleure réputation. Sauf que beaucoup de maires choisissent de ne pas respecter la loi SRU et de maintenir une ségrégation sociale. Résultat : les bailleurs sociaux ne peuvent souvent proposer aux personnes à reloger que des appartements trop chers ou inadaptés à leurs besoins. 

Donc on les déplace dans d’autres endroits, qui deviennent de futurs QPV. A Toulouse par exemple, beaucoup des personnes délogées par les programmes de rénovation urbaine sont envoyées au quartier Borderouge, un nouveau quartier avec des loyers abordables. Sauf que les difficultés sociales de ces personnes n’ont pas été résolues. Donc cela revient juste à déplacer le problème.

LVSL – Ces déplacements de population sont liés au fait que les programmes de rénovation urbaine ont un fort ratio de démolitions. Bien sûr, il y a des logements insalubres trop compliqués à rénover qu’il vaut mieux détruire, mais beaucoup de démolitions ne semblent pas nécessaires. Pensez-vous que l’ANRU a une obsession pour les démolitions ?

F. P. – Oui. C’est très bien montré dans le film Bâtiment 5 de Ladj Ly, dont la première scène est une démolition d’immeubles devant les édiles de la ville et les habitants du quartier. Je pense que l’ANRU cherchait à l’origine un effet spectaculaire : en dynamitant un immeuble, on montre de manière forte que le quartier va changer. C’est un acte qui permet d’affirmer une volonté politique d’aller jusqu’au bout, de vraiment faire changer le quartier en reconstruisant tout.

Mais deux choses ont été occultées par cet engouement autour des démolitions. D’abord, l’attachement des gens à leur lieu de vie. C’est quelque chose qu’on retrouve beaucoup dans le rap, par exemple chez PNL ou Koba LaD, dont le « bâtiment 7 » est devenu très célèbre. Ce lien affectif et humain à son habitat est souvent passé sous silence.

L’autre aspect qui a été oublié, sans doute parce qu’on était en 2003 lorsque l’ANRU a été lancée, c’est le coût écologique de ces démolitions. Aujourd’hui, si un ministre annonçait autant de démolitions et de reconstructions, cela soulèverait beaucoup de débats. A Toulouse, le commissaire enquêteur a montré dans son rapport sur le Mirail à quel point démolir des immeubles fonctionnels, bien que nécessitant des rénovations, est une hérésie écologique. A Clermont-Ferrand, ma collègue Marianne Maximi nous a expliqué qu’une part des déchets issus des démolitions s’est retrouvée sur le plateau de Gergovie, où sont conduites des fouilles archéologiques.

LVSL – Maintenant que les impacts de ces démolitions, tant pour les habitants que pour l’environnement, sont mieux connus, l’ANRU a-t-elle changé de doctrine ?

F. P. – C’est son discours officiel, mais pour l’instant ça ne se vérifie pas toujours dans les actes. J’attends que les démolitions soient annulées pour certains dossiers emblématiques pour y croire. Le quartier de l’Alma à Roubaix est un très bon exemple : les bâtiments en brique sont fonctionnels et superbes d’un point de vue architectural. Certains ont même été refaits à neuf durant la dernière décennie, pourquoi les détruire ? 

Maintenir ces démolitions est d’autant plus absurde que ces quartiers sont plein de savoir-faire, notamment car beaucoup d’habitants bossent dans le secteur du BTP. Je le vois très bien au Mirail à Toulouse : dans le même périmètre, il y a l’école d’architecture, la fac de sciences sociales, plein d’employés du BTP, une école d’assistants sociaux et un gros vivier associatif. Pourquoi ne pas les réunir pour imaginer le futur du quartier ? La rénovation urbaine doit se faire avec les habitants, pas sans eux.

LVSL – Vous consacrez justement une partie entière du rapport aux perceptions de la rénovation urbaine par les habitants et les associations locales, que vous avez rencontré. Sauf exception, ils ne se sentent pas du tout écoutés par les pouvoirs publics et l’ANRU. L’agence dit pourtant chercher à prendre en compte leurs avis…

F. P. – Il y a eu plein de dispositifs, le dernier en date étant les conseils citoyens. Mais ils ne réunissent qu’une part infime de la population des quartiers. Parfois les membres sont tirés au sort, mais on ne sait pas comment. En fait le problème, c’est que l’ANRU est un peu l’Union européenne de l’urbanisme. Tout décideur politique peut dire « c’est pas moi, c’est l’ANRU ». Or, les gens ne connaissent pas l’agence, son fonctionnement etc. Plusieurs entités se renvoient la balle, tout est abstrait, et on ne sait plus vers qui se tourner. Cela crée une vraie déconnexion entre les habitants et les décisions prises pour leur quartier. La rénovation se fait sans les habitants et se fait de manière descendante. Même Jean-Louis Borloo qui en est à l’origine en est aujourd’hui assez critique.

« L’ANRU est un peu l’Union européenne de l’urbanisme. Plusieurs entités se renvoient la balle, tout est abstrait, et on ne sait plus vers qui se tourner. »

A l’origine, les habitants ne sont pas opposés à la rénovation de leur quartier. Mais quand on leur dit que la moitié vont devoir partir et qu’ils voient les conditions de relogement, c’est déjà moins sympa. Pour ceux qui restent, l’habitat change, mais les services publics sont toujours exsangues, la précarité et l’insécurité sont toujours là etc. Dans les rares cas où la rénovation se passe bien et le quartier s’améliore, elle peut même pousser les habitants historiques à partir car les loyers augmentent. Mais ça reste rare : la rénovation urbaine aboutit bien plus souvent à la stagnation qu’à la progression.

LVSL – L’histoire de la rénovation urbaine est aussi celle des luttes locales contre les démolitions et pour des meilleures conditions de relogement. Cela a parfois pu aboutir à des référendums locaux, soutenus ou non par la mairie. Quel bilan tirez-vous de ces luttes ?

F. P. – D’abord ce sont des luttes très difficiles. Il faut un niveau d’information très important et se battre contre plusieurs collectivités plus l’ANRU, qui vont tous se renvoyer la balle. Le premier réflexe des habitants, c’est la résignation. Ils se disent « à quoi bon ? » et ne savent pas par quel bout prendre le problème. En plus, ces luttes débutent souvent lorsqu’on arrive à une situation critique et que beaucoup d’habitants sont déjà partis, ce qui est un peu tard.

« Le premier réflexe des habitants, c’est la résignation. »

Il y a tout de même des exemples de luttes victorieuses comme la Coudraie à Poissy ou, en partie, la Villeneuve à Grenoble. Même pour l’Alma de Roubaix ou le Mirail de Toulouse, il reste de l’espoir. Surtout, ces luttes ont montré les impasses et les absurdités de la rénovation urbaine. La bataille idéologique autour de l’ANRU a été gagnée : aujourd’hui, personne ne peut dire que cette façon de faire a fonctionné et que les problèmes de ces quartiers ont été résolus. Certains en tirent comme conclusion qu’il faut tout arrêter, d’autres qu’il faut réformer l’ANRU.

LVSL – Comment l’agence a-t-elle reçu votre rapport ?

F. P. – Pas très bien. Ils étaient notamment en désaccord avec certains chiffres que nous citons, mais on a justement besoin de meilleures informations. Au-delà de cette querelle, je sais qu’il y a des personnes bien intentionnées à l’ANRU et que certains se disent que l’existence de cette agence est déjà mieux que rien. Certes, mais il faut faire le bilan économique, écologique et humain de ces 20 ans et réformer l’agence.

Jean-Louis Borloo est d’accord avec moi, il voit que la rénovation urbaine seule ne peut pas résoudre les problèmes de ces quartiers. Il l’avait notamment dit lors de l’appel de Grigny (ville la plus pauvre de France, ndlr) avec des maires de tous les horizons politiques. Je ne partage pas toutes les suggestions de Borloo, mais au moins la démarche est bonne. Mais ses propositions ont été enterrées par Macron dès 2018…

LVSL – Justement, quelles répercussions votre rapport a-t-il eu dans le monde politique ? On en a très peu entendu parler, malgré les révoltes urbaines de l’été dernier…

F. P. – Oui, le rapport Allo ANRU est sorti en avril 2023 et l’intérêt médiatique, qui reste limité, n’est arrivé qu’avec la mort de Nahel. Cela montre à quel point ce sujet est délaissé. Sur le plan politique, je souhaite mener une mission d’information pour boucler ce bilan de l’ANRU et pouvoir interroger d’autres personnes que nous n’avons pas pu rencontrer dans le cadre de ce rapport. Je pense à des associations, des collectifs d’habitants, des chercheurs, des élus locaux, Jean-Louis Borloo…

Tous ces regards sont complémentaires. Par exemple, l’avis d’Eric Piolle, le maire de Grenoble, était intéressant car il exprimait la position délicate d’une municipalité prise entre le marteau et l’enclume (les habitants de la Villeneuve s’opposent aux démolitions, tandis que l’ANRU veut les poursuivre, ndlr). Une fois le constat terminé, il faudra définir une nouvelle politique de rénovation urbaine pour les deux prochaines décennies.

François Piquemal durant notre entretien. © François Piquemal

LVSL – Concrètement, quelles politiques faudrait-il mettre en place ?

F. P. – Des mesures isolées, comme l’encadrement à la baisse des loyers (réclamé par la France Insoumise, ndlr), peuvent être positives, mais ne suffiront pas. A minima, il faut être intraitable sur l’application de la loi SRU, pour faire respecter partout le seuil de 25% de logement public. On pourrait aussi réfléchir à imposer ce seuil par quartier, pour éviter que ces logements soient tous concentrés dans un ou deux quartiers d’une même ville.

Ensuite, il faut changer la perception du logement public, c’est d’ailleurs pour cela que je préfère ce terme à celui de « logement social ». 80% des Français y sont éligibles, pourquoi seuls les plus pauvres devraient-ils y loger ? Je comprends bien sûr le souhait d’être petit propriétaire, mais il faut que le logement public soit tout aussi désirable. C’est un choix politique : le logement public peut être en pointe, notamment sur la transition écologique. Je prends souvent l’exemple de Vienne, en Autriche, où il y a 60% de logement public et qui est reconnue comme une ville où il fait bon vivre.

Pour y parvenir, il faudra construire plus de logements publics, mais avec une planification à grande échelle, comme l’avait fait le général de Gaulle en créant la DATAR en 1963. Mais cette fois-ci, cette planification doit être centrée sur des objectifs écologiques, ce qui implique notamment d’organiser la démétropolisation. Il faut déconcentrer la population, les emplois et les services des grands centres urbains, qui sont saturés et vulnérables au changement climatique. Il s’agit de redévelopper des villes comme Albi, Lodève, Maubeuge… en leur donnant des fonctions industrielles ou économiques, pour rééquilibrer le territoire. C’est ambitieux, quasi-soviétique diront certains, mais nous sommes parvenus à le faire dans le passé.

Accidents du travail : Vinci ne pleure pas les jambes broyées

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624 525 accidents du travail en 2015. Derrière les statistiques, il y a des vies. Comme celle de Bertrand Le Goff. Ouvrier intérimaire, il a perdu sa jambe en 2015 sur le chantier du métro rennais. Le maître d’œuvre des travaux, filiale de Vinci, n’avait pas assuré la sécurité du site. Et refuse désormais d’assumer ses responsabilités.


« Sainte-Anne, c’était la fosse aux lions. Les lions, c’étaient les machines. » Un verre de jus de pomme devant lui, Bertrand Le Goff raconte son accident. Le bruit des travaux voisins accompagne son récit, couvre par moments le brouhaha des conversations. Nombreux sont ceux qui profitent du soleil pour boire un verre sur cette place emblématique du centre-ville de Rennes. Plus loin, derrière les palissades de tôle, les ouvriers continuent de creuser le sol. C’est là, sur le chantier de la seconde ligne du métro rennais, qu’il a perdu sa jambe gauche, le 30 novembre 2015.

« Avec la crise, c’était dur, raconte-t-il, depuis quatre ans, il y avait moins de travail ». Il s’est alors décidé à retourner à l’intérim. Là encore, les chantiers manquent. Finalement, il est embauché sur le chantier de la ligne B du métro de Rennes, au creusement de la station de la place Sainte-Anne.

Les travaux y avaient été interrompus pendant quatre mois, il y avait du retard à rattraper. « Ils avaient attaqué au BRH, un marteau-piqueur monté au bout d’une pelleteuse, mais ça faisait vibrer toute la place », se souvient l’ouvrier. Et avec elle, toutes les habitations et les monuments alentours, en plein centre-ville historique… Au mois de mars, des fissures avaient été observées à l’intérieur de la basilique Saint-Aubin, qui surplombe la fosse. Lorsque les travaux reprennent, il faut passer du marteau-piqueur à la fraise, pour grignoter le sol progressivement.

Des consignes de sécurité bricolées

Quand Bertrand Le Goff arrive sur ce chantier, l’équipe d’excavation qui travaille sur la place Sainte-Anne est en sous-effectif. Il accepte, avec l’accord de son agence d’intérim, de commencer dès six heures du matin. Il faut bien rattraper le retard.

« Quand tu creuses la station, tu mets des voiles de béton sur les rives », détaille-t-il. Au fur et à mesure que la fraiseuse grignote le sol, une équipe de ferrailleurs place des treillis soudés le long des parois, qui servent de repères pour couler le béton. Au fond de la fosse, lui doit vérifier que le travail d’excavation est bien réalisé, et que la profondeur creusée correspond à la taille de ces treillis.

Ils sont nombreux au fond de la fosse, une douzaine, divisés en trois équipes. Sept machines  les surplombent. Les conditions de travail, elles, sont périlleuses. « Il faut faire attention aux machines, le godet de la pelle fait ma taille », illustre Bertrand Le Goff. Le fraisage soulève une importante poussière, et ceux qui creusent ne voient et n’entendent pas forcément ce qui se passe en contrebas d’eux.

Pour pouvoir circuler en sécurité, les consignes tiennent du bricolage : « tu prends un caillou, tu vises la cabine, jusqu’à ce qu’on te voie et que tu puisses passer », raconte Bertrand Le Goff. Dans les vestiaires où ils se changent, les ouvriers racontent les différents accidents déjà arrivés sur le chantier : l’un d’entre eux qui a vu le capot de la pelleteuse se rabattre sur son crâne, un autre qui tombe après avoir trébuché sur un étai… « Je leur avais dit que c’était dangereux, assure l’ancien intérimaire, tous les jours je leur disais qu’il allait se passer quelque chose. »

« J’ai hurlé, direct. »

Le lundi 30 novembre 2015, il n’en est qu’à sa cinquième journée de travail au fond de la fosse. Un autre ouvrier, plus jeune, venait de valider la profondeur creusée par la fraiseuse. Prématurément. Lui fait signe à celui qui creuse, pour vérifier par lui-même. Jet de caillou sur la cabine, il contrôle : la profondeur nécessaire pour poser le treillis n’est pas encore atteinte. À la bombe, il marque les endroits où il faut creuser, s’installe sur un promontoire pour observer la suite des travaux.

L’excavation reprend, sous son contrôle. Soudain, le promontoire sur lequel il était s’effondre. Il fait le grand écart, la fraise lui broie la jambe gauche. Dix tonnes de pression sur ses chairs et ses os.

« J’ai hurlé, direct. » Pas de souffrance, mais de la colère. Celui qui creuse entend son hurlement. « Il y avait de la poussière devant lui, il ne voyait rien. Il a eu le réflexe de retirer la fraise. » La jambe enroulée autour, Bertrand Le Goff fait un vol plané à travers la fosse. Ses collègues ont peur de le retrouver mort ; toujours conscient, et après deux heures pour l’extirper de la fosse, on l’emmène aux urgences. Il passe sept heures au bloc opératoire. Sa vie est sauve. « Comme ça a broyé, ça n’a pas trop giclé… », explique-t-il.

Silence sur les accidents du travail

Avec ses sept heures d’opération, il rejoint la cohorte des statistiques de l’assurance maladie, une unité de plus dans les décomptes officiels. Dans le bâtiment et les travaux publics : 6 654 nouveaux invalides permanents en 2015. 91 783 accidents du travail ayant entraîné un arrêt de plus de 24 heures.

Que l’on observe le salariat plus globalement : 36 046 nouveaux invalides permanents cette année-là, 624 525 accidents du travail. Les nombres sont impressionnants ; derrière, il y a tout autant de réalités, de vécus différents, qui rappellent ce que le travail peut coûter aux salariés. Une autre statistique, pour cette année-là : 545 personnes sont mortes au travail. Un record, en Europe.

On n’en parle pas, ou très peu. Ce sont, la plupart du temps, des ouvriers, principalement du bâtiment et travaux publics, ou des agriculteurs qui en sont victimes. C’est dire si cela n’intéresse que peu les médias, en dehors de brèves dans la presse régionale.

Bertrand Le Goff, lui, a échappé – de peu – à cette dernière statistique. Il n’est, c’est vrai, qu’une personne noyée dans cet ensemble d’accidents. Mais il n’aurait jamais dû y figurer.

« À la place de ma jambe, il aurait dû y avoir une de ces barrières  »

« Le lendemain, le n°2 de Vinci est venu » sur le chantier, assure l’ouvrier. C’est que le géant du BTP, via sa filiale Botte fondations, était maître d’œuvre du chantier. Et donc légalement responsable de la sécurité de ceux qui travaillaient au fond de la fosse. « Il a sorti les barrières de sécurité, il a gueulé sur les ouvriers : personne ne s’approche de la fraise tant qu’elle n’est pas arrêtée et posée au sol. Si vous passez les barrières, tout le monde est viré ! »

Ces fameuses barrières auraient dû être mises en place avant l’accident, pour assurer la sécurité des travailleurs en fond de fosse. « Je n’avais pas de zone de travail », témoigne Bertrand Le Goff. « À la place de ma jambe, il aurait dû y avoir une de ces barrières. » Le maître d’œuvre est coupable, selon lui, de ne pas avoir assuré sa sécurité.

Un document vient certifier ses dires. Il s’agit d’une visite de sécurité du chantier, réalisée par la société Présents, le 18 novembre 2015. Quelque douze jours avant son accident. Le rapport pointe « une co-activité importante en fond de fouille » : douze compagnons au sol et sept engins de terrassement et de forage dans un espace restreint. « Les risques de heurts sont importants », avertit le document. Qui poursuit en ajoutant que les « plateformes de travail [sont] inexistantes ».

Critique, le rapport dénonce violemment ce manque de dispositifs de sécurité, accusant presque les maîtres d’œuvre : « le retard des travaux ou d’événements structurels imprévus ne doivent en aucun cas justifier cette prise de risques ».

Délai requis par la Coordination Sécurité Protection et Santé (CSPS) pour corriger la situation : « immédiat ».  Douze jours plus tard, aucun aménagement n’avait été fait. Douze jours plus tard, Bertrand Le Goff perdait sa jambe gauche, broyée par une fraiseuse.

Le silence de Vinci

Après deux mois de rééducation, il a réappris à marcher, avec une prothèse. Il a dû subir d’autres opérations encore. Surtout, des douleurs fantômes persistent. « Dès que je me réveille, j’ai l’impression qu’on m’écrabouille le pied », son pied manquant, témoigne l’ancien ouvrier.  Son visage se crispe parfois en grimaces involontaires. « C’est comme avoir un courant électrique qui passe à travers cette jambe », illustre-t-il. Son arrêt de travail s’est terminé en janvier dernier. Pour s’occuper il fait du sport, de la boxe thaï et de la natation, et de la musique. « Heureusement que j’ai ça, témoigne-t-il. J’en connais d’autres qui se seraient pris une balle. Des fois, on craque. On pète des câbles. »

Surtout, accuse-t-il, le groupe Vinci n’a eu aucun geste envers lui. Le Noël qui a suivi son accident, il a reçu un panier garni. Début 2017, il a reçu une carte de vœux. Finalement, en avril 2017, il a réussi à rencontrer les responsables du groupe de BTP. « Ils m’ont reçu dans le salon privé d’un restaurant », se souvient Bertrand Le Goff. Face à lui : le directeur de projet de Vinci pour le métro rennais, le directeur de Botte fondations, la responsable des reclassements.

D’après lui, ces trois responsables lui ont promis du travail, se sont intéressés à la cagnotte en ligne qu’il a organisée pour financer une meilleure prothèse, en se plaignant que, par ce procédé, il leur coupait l’herbe sous le pied.

Plus d’un an après, il n’a reçu de leur part ni travail, ni argent. Une plainte a bien été déposée dès le début, pour faute inexcusable et mise en danger de la vie d’autrui.  Pour l’instant, son avocat n’a réussi à obtenir ni le procès-verbal de l’inspection du travail, ni celui de la police. Le géant mondial du BTP, contacté par mail, n’a de son côté pas souhaité répondre à nos sollicitations.