La crise oubliée du shadow banking

© Mikel Parera

Parmi les nombreux événements politiques qui se sont inscrits dans le sillage du virus, la crise financière de mars 2020 fait partie des plus importants et, paradoxalement, des plus discrets. Couverte par le fracas de l’effondrement de l’économie réelle, la déroute généralisée du système financier survenue en quelques semaines à peine, a rapidement été oubliée et a même laissé place à une période d’euphorie sur les marchés financiers. Pourtant, cette crise désavoue une nouvelle fois le système financier contemporain et remet radicalement en question l’efficacité des réformes internationales entreprises depuis 2008. Au-delà du nouveau sauvetage de la finance par les banques centrales, l’aspect le plus dérangeant de la crise du printemps dernier réside dans les activités et les acteurs qui l’ont précipité car ils font partie d’un pan non-régulé du système financier, déjà dénoncé et tenu responsable lors de la crise des subprimes : le shadow banking.

Des cours d’actions en chute libre, le prix du baril de pétrole brièvement négatif, des investisseurs qui ne veulent même plus acheter des bons du Trésor américain… En mars 2020, la finance mondiale a connu pendant quelques semaines un krach considérable. Si cette crise a été occultée par les inquiétudes autour du virus et la nécessité de réorganiser soudainement nos vies, elle aurait cependant pu mettre K.O. l’ensemble du système financier mondial. Mais pour nombre de commentateurs, la finance n’était cette fois-ci pas en cause : l’origine de ce chaos était à chercher dans les mesures de confinement et la restriction des échanges internationaux mis en place du jour au lendemain, et donc le dérèglement total de l’économie réelle.

Toutefois, une autre raison tient à la nature même du complexe financier contemporain. Celui-ci s’articule autour d’une myriade d’acteurs et d’activités évoluant, pour la plupart, hors du système bancaire classique et hors du champ d’action des régulateurs. C’était déjà le cas lors de la crise des subprimes, bien que le débat public se soit alors focalisé uniquement sur les banques. La déstabilisation des marchés émanait d’un réseau d’acteurs et d’activités qui dépassait largement ces dernières : le shadow banking, c’est-à-dire un réseau en marge de l’intermédiation de crédit classique basé sur les prêts et les dépôts opérés par les seules banques.

Avec la possibilité offerte par la titrisation de diffuser le risque de crédit auprès de divers acteurs financiers et non-financiers, les logiques du crédit bancaire ont été substantiellement modifiées. Il ne s’agit plus d’octroyer un crédit et de le conserver à son bilan mais de l’octroyer et de le revendre aussitôt.

Le développement de ce nouveau circuit, beaucoup plus complexe, a été impulsé par l’émergence des produits dérivés et la titrisation des crédits, c’est-à-dire la transformation de ces actifs « illiquides » (ne pouvant être revendu sans une importante perte de valeur, ndlr) en titres financiers [1]. Avec la possibilité offerte par la titrisation de diffuser le risque de crédit auprès de divers acteurs financiers et non-financiers, les logiques du crédit bancaire ont été substantiellement modifiées. Il ne s’agit plus d’octroyer un crédit et de le conserver à son bilan (modèle dit originate to hold) mais de l’octroyer et de le revendre aussitôt. Il s’agit d’un nouveau modèle, nommé originate to distribute ou originate to repackage and sell, où les banques ne conservent plus à leur bilan les crédits qu’elles octroient et les laissent se revendre et se restructurer au sein d’un vaste réseau d’acteurs financiers.

La titrisation croissante a nourri un autre aspect clé du shadow banking, l’emprunt à court-terme qui s’organise principalement autour du marché des repurchase agreements (que l’on appelle aussi repo), ou le marché des pensions livrées en français. Les repo sont des transactions qui consistent à mettre en gage des titres auprès de créanciers pour garantir des emprunts de très court terme [2]. La garantie apportée par le titre mis en gage, le collateral en anglais, permet de diminuer la prime de risque, et donc le taux d’intérêt de l’emprunt. Dans un contexte d’investissements à fort effet de levier, stratégie qui consiste s’endetter pour financer une opération spéculative afin d’en obtenir une rentabilité financière démultipliée [3], l’emprunt de liquidités aux taux les plus avantageux est essentiel. On comprend également qu’avec un tel système, basé sur le collateral, la titrisation des crédits bancaires fournit la graisse qui permet de faire tourner les rouages du marché de repo en produisant massivement des titres financiers, et donc des garanties.

En d’autres termes, le réseau d’acteurs et d’activités qui constituent shadow banking met en place de l’intermédiation de crédit, c’est-à-dire la réalisation d’une interface entre épargnants et emprunteurs afin d’ajuster leurs besoins respectifs, basée sur la diffusion du risque et sur des emprunts à très court-terme. Il faut également ajouter que cette interface, contrairement au système bancaire traditionnel, se déploie sur les marchés financiers et dépend de la liquidité de marché, à savoir l’organisation efficace de la négociabilité des actifs. Cette liquidité est d’ailleurs assurée principalement par les banques, qui, depuis les années 80, ont progressivement « mobiliarisé » leur bilan en investissant massivement dans des produits financiers, reléguant leurs activités de crédit au second plan [4]. Elles sont devenues ainsi des intermédiaires de marché clés qui, par exemple, lorsque des acteurs doivent rapidement se désendetter pour faire face à des remboursements soudains, et doivent donc vendre rapidement un certain nombre d’actifs, assurent le rachat de ces derniers et les revendent ensuite avec une certaine marge.

Comment tout le système s’est paralysé

À la suite de la propagation du virus et des premières mesures sanitaires annoncées par les états du monde entier, le mouvement des capitaux sur les marchés financiers s’est caractérisé par ce qu’on appelle une course à la qualité, c’est-à-dire un déplacement des valeurs mobilières vers des placements plus sûrs et plus liquides. Les actifs risqués furent vendus massivement et furent compensés par un achat important de bons du Trésor américain, considéré comme l’actif le plus liquide au niveau mondial. Cependant, face à l’incapacité d’enrayer la pandémie et aux annonces successives de confinement à travers le monde, la course à la qualité s’est rapidement muée en une ruée vers le cash. Dans ce contexte économique inédit et incertain, les entreprises financières et non-financières, déjà fortement endettées avant la pandémie, augmentèrent considérablement leur demande de cash, et donc continuèrent à vendre leurs actifs financiers, pour assurer le remboursement de leurs dettes et disposer de la trésorerie nécessaire à leur fonctionnement. Cette ruée vers le cash était également un moyen de monétiser leurs titres financiers, dont les prix ne faisaient que chuter, avant qu’ils ne deviennent plus négociables sur les marchés financiers, donc « illiquides ». À partir du 9 mars 2020, même les titres les plus sûrs et les plus liquides comme les bons du Trésor américain ou encore les titres adossés à des créances hypothécaires, les fameux mortgage-backed securities, ne furent plus épargnés par cette demande généralisée de cash. Vendus en masse, leurs prix s’effondrèrent à leur tour, répondant au simple mécanisme de l’offre et de la demande.

L’importance de ce dernier point est de taille car il révèle l’ampleur de la crise de mars 2020. Contrairement à la logique habituelle qui prévoit l’augmentation des prix sur les marchés de la dette publique américaine lorsque les prix sur les marchés d’actions diminuent, les prix s’effondrèrent conjointement. La demande de cash fut telle qu’aucune catégorie d’actifs ne résista à ce mouvement de vente généralisée, engloutissant les derniers îlots de liquidité au sein du système financier. De plus, le système financier repose très fortement sur le bon fonctionnement du marché des titres publiques américain. Il détermine le prix de la majorité des autres actifs financiers et il est également le lubrifiant majeur du marché des repo. En effet, les bons du Trésor fournissent des garanties, ou collateral, de choix dans les transactions repo car personne ne s’attend à ce que les États-Unis fassent défaut. On comprend mieux désormais l’hystérie qui s’est emparée des marchés financiers durant quelques semaines et la réaction gargantuesque des banques centrales, qui pour éviter l’effondrement du système financier, ont racheté de la dette publique dans des proportions supérieures à 2008 en un temps record. À titre d’exemple, la Fed a racheté 775 milliards de bons du Trésor américain et 291 milliards de mortgage-backed securities entre le 15 et le 31 mars 2020 [5].

Pour les régulateurs des marchés et les grands médias, ce sont évidemment les bouleversements de l’économie réelle, c’est-à-dire l’effondrement simultanée de la production et de la consommation mondiale, qui ont conduit à cette instabilité. Ce narratif permet de ne pas remettre en question le système financier de manière structurelle.

Compte tenu de l’ampleur des événements de mars 2020, il est impératif de déterminer dans quelle mesure des acteurs ou des activités propres au système financier contemporain ont causé le dérèglement des marchés. Pour les régulateurs des marchés et les grands médias, ce sont évidemment les bouleversements de l’économie réelle, c’est-à-dire l’effondrement simultanée de la production et de la consommation mondiale, qui ont conduit à cette instabilité. Ce narratif permet aux régulateurs depuis plus d’un an de ne pas remettre en question le système financier de manière structurelle, mais plutôt d’évoquer des vulnérabilités qui l’ont empêché de se maintenir face à une récession économique inattendue. Ce scénario est en fait l’inverse de celui de la crise des subprimes : la finance ne déstabilise pas l’économie réelle, mais elle est au contraire déstabilisée par cette dernière. Avec ce tour de passe-passe, le Conseil de Stabilité Financière (organe transnational regroupant banques centrales et ministères des finances des grandes puissances, mis en place en 2009, ndlr) peut se garder de qualifier ces événements de crise et parle plutôt de tourment [6] sur les marchés financiers.

Un réseau d’interdépendances extrêmement complexe

Cependant, ce récit masque les déficiences structurelles observées en mars 2020 et leur lien avec le shadow banking. Ce dernier peut être représenté en trois blocs, les emprunteurs, les intermédiaires, et les créanciers, et tous sans exception ont participé à la crise du printemps dernier.

Les emprunteurs, par exemple les Hedge Funds, qui mettent en œuvre des stratégies d’investissement à fort effet de levier en s’endettant à court terme, se sont retrouvé en danger lors de la ruée vers le cash, notamment via des activités spéculatives sur les bons du Trésor américain, ce qui les a poussés à vendre ces derniers en large quantité et très rapidement.

De l’autre côté, les créanciers du shadow banking qui généralement, à travers des transactions repo, demandent des titres financiers en contrepartie de leur cash afin de faire fructifier leur capital, ont également été pris de panique durant la crise. Cela s’est illustré avec les Money Market Funds – fonds monétaires en français – véhicules d’investissements utilisés par les fonds de pension, les assurances, ou les gestionnaires d’actifs. Concentré sur des actifs à très court terme, ce type de fonds d’investissement se présente comme des alternatives, plus rentables, aux dépôts bancaires traditionnels tout en gardant les propriétés de ces derniers, à savoir un risque très faible et une grande liquidité [7]. Ces caractéristiques les rendent également très sensibles aux périodes d’instabilité car les investisseurs n’hésitent pas à se retirer rapidement et massivement en cas d’incertitude. En mars 2020, les fonds monétaires qui investissent principalement dans des actifs à court terme émanant du secteur privé, comme les certificats de dépôts et le papier commercial, se sont écroulés. Aux États-Unis, entre le 2 mars et le 23 mars, les investisseurs ont retiré 15% du capital total investi dans ces fonds, soit 120 milliards de dollar, un rythme qui dépasse largement celui de la crise des subprimes. Par effet de ricochet, le marché du financement à court-terme s’en est trouvé déstabilisé car la demande pour les certificats de dépôts et le papier commercial a fortement baissé à la suite de l’écroulement de ces fonds monétaires. Par conséquent, les entreprises financières et non-financières qui dépendent de ces canaux pour leur financement quotidien se sont retrouvé dans de grandes difficultés.

Schéma des échanges financiers du shadow banking. Réalisation de l’auteur.

Enfin, les intermédiaires de marché, qui constituent le noyau du shadow banking, ont été incapables d’absorber les volumes de vente de divers actifs, dont les bons du Trésor américain. Cela s’est manifesté par une augmentation conséquente de leur marge, et dans certains cas par un abandon de leur fonction d’intermédiation en ne proposant tout simplement plus de prix d’achat ou de vente. Tout cela dans un contexte où le marché de repo, qui innerve le système financier et sous-tend les trois blocs du shadow banking, est également entré en crise avec le retour des fameux margin calls, ou appels de marge en français. Afin de protéger le créancier, l’actif mis en gage, le collateral, dans la transaction repo est soumis à la fluctuation des marchés. Si ce dernier perd une certaine marge de sa valeur, le margin call s’applique et l’emprunteur doit rajouter un collateral additionnel, sous forme de cash ou d’actif, afin de rééquilibrer la transaction. Dans le contexte de la crise de mars 2020, l’effondrement général de la valeur des actifs, dont des actifs clés dans les transactions repo comme les bons du Trésor américain, a déclenché une flambée de margin calls forçant les emprunteurs à vendre leurs actifs pour obtenir du cash et réajuster les collateral. Dans un cercle vicieux, cette vente d’actifs n’a fait qu’accélérer la perte de valeur de ces mêmes actifs, suscitant encore plus de margin calls.  

Privatisation des profits, socialisation des pertes

L’économiste André Orléan définit une crise endogène au système financier lorsque ce dernier est incapable de « faire en sorte que les évolutions de prix soient maintenues dans des limites raisonnables, à la hausse comme à la baisse » [8]. Le retrait des intermédiaires de marché au moment le plus critique, la dislocation extrêmement rapide des fonds monétaires, ou encore le biais procyclique des marchés de repo illustrent une incapacité structurelle du système financier contemporain, et plus précisément du shadow banking, à stabiliser les évolutions de prix et à se maintenir lors de périodes de tension. Même si les banques centrales ont réussi à rapidement renverser la situation, au prix d’une expansion sans précédent de leur bilan, les événements de mars 2020 n’échappent pas à la qualification de « crise » et à son lot d’implications politiques.

Pourtant, bientôt deux ans après, rien ne permet d’envisager une réarticulation du régime macroprudentiel (c’est-à-dire les grandes règles de régulation financière, nldr) actuel, issu de Bâle III et centré sur les seules banques systémiques. Déjà critiqué pour cela en 2008, les régulateurs persistent à maintenir un angle mort dans la régulation financière, à savoir le shadow banking. Compte tenu de l’importance de ce complexe financier, 50% du total des actifs financiers globaux [9], on pourrait même parler de cécité. Ils semblent même vouloir continuer sa normalisation, déjà entamé en 2017 lorsque le Conseil de Stabilité Financière a cessé d’employer le terme de shadow banking en préférant celui de non-bank financial intermediation.

Le retrait des intermédiaires de marché au moment le plus critique, la dislocation extrêmement rapide des fonds monétaires, ou encore le biais procyclique des marchés de repo illustrent une incapacité structurelle du système financier contemporain, et plus précisément du shadow banking, à stabiliser les évolutions de prix et à se maintenir lors de périodes de tension.

Le pendant de ce déni est bien évidemment l’expansion du bilan des banques centrales pour remédier aux instabilités inhérentes au shadow banking. En plus de leur rôle traditionnel de prêteur en dernier ressort, les banques centrales sont également devenues des intermédiaires en dernier ressort. En effet, lorsque même les intermédiaires de marché, à savoir les grandes banques, ne sont plus capable d’absorber les ventes d’actifs et que le système financier se paralyse, les programmes de rachat d’actifs deviennent le modus operandi de la sortie de crise. Il devient également de plus en plus clair que la taille du bilan des grandes banques est de plus en plus limitée pour permettre une intermédiation stable sur le marché de la dette publique américaine, qui a explosé durant les deux dernières décennies.

Pour donner un ordre de grandeur, le total des actifs détenus par 9 des plus grandes banques américaines [10] correspond à un peu plus de 10 000 milliards de dollars, tandis que la valeur marché des bons du Trésor américain a dépassé l’année passée la barre des 20 000 milliards de dollars et pourrait atteindre 30 000 milliards de dollars dans les prochaines années. Pour conclure, nous faisons face à un processus de normalisation à deux faces : 1/ normalisation du shadow banking, et par conséquent du profit non-régulé et privatisé ; 2/ normalisation du rôle des banques centrales en tant que garants de la finance internationale via la socialisation des actifs rejetés par le marché. Un paradoxe typiquement néolibéral.

Notes :

[1] Concrètement, la banque regroupe un grand nombre de crédits et, à l’aide de techniques d’ingénierie financière, émet un titre financier ressemblant à une obligation qui est ensuite acheté par différents investisseurs. Cela signifie que les investisseurs achètent un package de crédits, plus ou moins fiables, avec une note globale donnée par les agences de notation. Dans la grande majorité des cas, cette opération de regroupement de crédits (pooling en anglais) s’accompagne d’une structuration qui créé différentes tranches de risques au sein de ce pooling afin de satisfaire une variété d’investisseurs.

[2] Il existe les overnight repo, l’argent doit être remboursé le lendemain, et les term repo qui présentent diverses échéances allant de 7 jours à 28 jours.

[3] Voir l’article Coronakrach de Frédéric Lordon (11 Mars 2020).

[4] Par exemple, de 1980 à 2019, la part des crédits à l’actif du bilan des banques françaises est passée de 84% à 38%, tandis que la part de titres financiers détenus est montée de 5% à 40%. Du côté des passifs, durant la même période, la part des dépôts à court terme a décliné de 73 % à 39 %, tandis que celle des ressources collectées sous forme de titres a progressé de 6 % à 45 % (Dominique Plihon, L’intermédiation bancaire : « La grande transformation », p.102, Revue d’économie financière)

[5] Wullweber, Joscha (2020): The COVID-19 financial crisis, global financial instabilities and transformations in the financial system, Berlin: Finanzwende/ Heinrich-Böll-Foundation.

[6] FSB(2020). Holistic Review of the March Market Turmoil

[7] Dans ce cas, il faut comprendre le terme liquidité comme la capacité de retirer aisément les fonds investis.

[8] André Orléan. De l’euphorie à la panique. Penser la crise financière, 2009.

[9] Wullweber, Joscha (2020): The COVID-19 financial crisis, global financial instabilities and transformations in the financial system, Berlin: Finanzwende/ Heinrich-Böll-Foundation.

[10] Goldman Sachs Group, Morgan Stanley, Merrill Lynch, Lehman Brothers, Bear Stearns, Bank of America, JP Morgan Chase, Citigroup, et Wells Fargo. Les chiffrent émanent de l’article de Darel Duffie, Still the world safe heaven, publié en 2020.

Pourquoi la “France moche” continue de s’étendre

© Jean-Louis Zimmermann, Wikimedia Commons

Vous en avez tous traversé et visité des dizaines : ces zones commerciales immondes et toujours plus vastes faites de ronds-points, de parkings, de voies rapides, d’échangeurs autoroutiers, de panneaux publicitaires et bien sûr de centres commerciaux type “boîte à chaussures”, qui saturent les entrées d’agglomérations dans toute la France. Une forme d’urbanisme hérité des Trente Glorieuses et du développement fulgurant de la société de consommation organisé autour du culte de l’automobile personnelle, perçue à l’époque comme le moyen de locomotion moderne, simple d’utilisation et surtout incarnant la liberté individuelle de déplacement sans contrainte de temps et d’espace.


Les critiques à l’égard de ce paysage urbain, qualifié de “France moche” par un numéro désormais célèbre de Télérama, sont légions : il contribue à la destruction des terres agricoles, à la pollution atmosphérique et visuelle, aux embouteillages, à la perte de lien social, à la faillite des commerces traditionnels, à la précarisation de l’emploi. Son rôle clé dans l’aliénation produite par la société de consommation, la dégradation de l’environnement et la concentration économique du secteur commercial n’est donc plus à décrire.

Certains argueront cependant que de telles immondices, malgré leurs conséquences incontestablement nocives, sont nécessaires à l’économie moderne et à la satisfaction des besoins élémentaires de chacun. Même sans considérer la superficialité et la nocivité profonde du gaspillage encouragé par de telles structures, il est pourtant difficile de donner raison aux défenseurs de la croissance de ces zones commerciales périphériques. En effet, non seulement leurs effets négatifs ne sont plus à prouver, mais surtout l’intérêt de nouvelles zones commerciales est discutable, voire inexistant. Il paraît donc crucial de se demander pourquoi la “France moche” continue chaque année de progresser au détriment des terres agricoles, d’un environnement naturel déjà bien mal en point et des petits commerces au bord de l’agonie. Comment expliquer une croissance sans fin au mépris de la rationalité économique censée être assurée par la “main invisible”?

 

Une aberration économique

Le développement des centres commerciaux en périphérie des agglomérations faisait sans doute sens durant les décennies de croissance forte et de frénésie consumériste qu’ont connu les retraités actuels, tant la demande de biens de consommation de toutes sortes explosait année après année ; une demande à laquelle les commerces traditionnels de centres-villes ne pouvaient faire face, en raison du manque crucial de surface commerciale pour s’étendre et d’aménagements conçus pour le moyen de locomotion d’une nouvelle ère : l’automobile. Ainsi la France, inspirée par les Etats-Unis, vit naître son premier supermarché en 1958 dans la banlieue parisienne, répondant à tous les besoins alimentaires sous un même toit et proposant des prix plus attractifs que les différents commerçants, incapables de lutter devant les économies d’échelle et le prix du terrain très attractif dont bénéficiaient les grandes surfaces.

Au fil des décennies, l’engouement ne se dément pas, les magasins s’étendent de plus en plus et se retrouvent cernés par de plus petits commerces qui viennent chercher le client là où il est désormais. Ce développement intensif, toujours à l’horizontale, fait naître des espaces urbains d’un nouveau genre, organisés autour de la seule fonction de l’achat et de la consommation, jusqu’à atteindre les 66 millions de mètres carrés en 2015. A tel point que nous sommes le pays européen où les supermarchés et hypermarchés possèdent la plus grande part de marché du commerce, avec 62% des commerces en périphérie, contre 33% en Allemagne, selon une étude de 2012 du cabinet Procos. Alors que la croissance économique ralentit progressivement depuis la fin des années 1970, le risque de saturation commerciale augmente d’autant plus. Entre 1995 et 2015, l’augmentation moyenne des surfaces commerciales atteint 4% tandis que celle de la consommation est de seulement 1% !

“la construction à outrance de centres commerciaux en périphérie a pleinement participé au processus de destruction des petits commerces et à la perte d’attractivité des centres-villes. Il aura fallu que certaines villes deviennent des “laboratoires” du FN pour qu’on s’y intéresse, tel Béziers, avec ses 24% de vacance commerciale et ses 22% de chômage.”

La situation actuelle contraste donc radicalement avec les décennies de l’après-guerre : le taux de vacance commerciale, c’est-à-dire le pourcentage de surface dédiée à la vente actuellement inutilisée, a atteint les 10.4% en 2015. Une étude de 2014 réalisée par la fédération commerçante spécialisée Procos a même évalué l’augmentation moyenne de la vacance dans les centres commerciaux à 50% en seulement deux ans après avoir étudié 750 d’entre eux. La même étude évalue également le surplus potentiel de surface commerciale à un montant compris entre 30 et 40 millions de mètres carrés d’ici à 2020 !

L’ampleur du phénomène est inégale sur le territoire, les villes de taille moyenne – entre 10.000 et 100.000 habitants – en souffrant bien plus que les autres, notamment celles à l’écart des grands pôles urbains. Certes, cela s’explique par de nombreux facteurs, dont la dépopulation et le chômage important – d’où un potentiel de vente plus faible – que beaucoup de villes moyennes subissent à cause du processus de concentration des activités à haute valeur ajoutée dans les métropoles suite à la mondialisation. Néanmoins, la construction à outrance de centres commerciaux en périphérie a pleinement participé au processus de destruction des petits commerces et, par ricochet, à la perte d’attractivité des centres-villes. Il aura malheureusement fallu que certaines villes deviennent des “laboratoires” du FN pour qu’on s’y intéresse, tel Béziers, avec ses 24% de vacance commerciale et ses 22% de chômage.

Robert Ménard a fait de Béziers et son centre-ville déserté un des laboratoires des villes Front National ©Pablo Tupin-Noriega (Wikimedia France)

Et pourtant, la construction de nouvelles surfaces commerciales bat son plein : environ 2 millions de mètres carrés supplémentaires par an, en plus des surfaces de moins de 1000 mètres carrés qui ne font plus partie des statistiques depuis 2008, selon Martine Donnette, ancienne commerçante, auteur et fondatrice de l’association En Toute Franchise, qui défend les petits commerçants face aux hypermarchés. Ce rythme de création est non seulement ridicule dans un contexte de saturation d’espaces commerciaux disponibles – un ridicule accentué par le fait que la vétusté de la large majorité d’entre eux n’est pas démontrée – mais il est encore plus surréaliste quand on sait que la consommation des Français stagne, et que cela ne semble pas prêt de changer.

Par ailleurs, le développement des services “drive” (quoi qu’on en pense par ailleurs), permettant de récupérer sa commande sur le parking sans entrer dans le magasin, ainsi que celui de la livraison de nourriture à domicile, conduisent à penser que les surfaces commerciales sont vouées à décroître, remplacées par de simples entrepôts. Enfin, l’ouverture partielle mais grandissante des magasins le dimanche depuis la Loi Macron de 2015 répartit la consommation hebdomadaire sur 7 jours au lieu de 6 alors que le montant total demeure le même, d’où des coûts supplémentaires d’ouverture pour un chiffre d’affaire identique. Sans même évoquer les contraintes pour les travailleurs, cette forme de libéralisation va donc surtout rogner davantage les marges des petits commerçants aux produits souvent déjà plus chers que ceux des grands groupes et ne disposant pas de pouvoir de pression sur les fournisseurs, tandis que ceux qui n’ouvrent pas tous les jours risquent de perdre du chiffre d’affaire…

Conjonction d’intérêts vicieux entre pouvoirs publics et grands groupes

Ce portrait désastreux et insensé a pourtant un explication simple : le bétonnage est un business juteux et largement encouragé par les autorités. Qu’il s’agissent de Mercialys (Casino), de Fongaly (Cora), d’Immochan (Auchan), de Carmilla (Carrefour), d’Inter Ikea Center Group (Ikea), tous les acteurs majeurs de la grande distribution possèdent tous des filiales immobilières aux noms plus ignobles les uns que les autres, qui viennent concurrencer les “foncières” leaders que sont Klépierre, Unibail et Altarea Cogedim. Peu importe le nom, la “création” de richesses de ces entreprises consiste à acheter des terres agricoles pour pas cher, rendre le terrain constructible, y bâtir un énième centre commercial et enfin en vendre ou louer les surfaces disponibles à des commerçants.

Comme le résume très bien un article de Slate, la valeur du terrain peut très rapidement être multipliée par mille entre la valeur d’origine du terrain agricole et celle du bâti dédié à la vente ! Avec des terres agricoles disponibles à la pelle pour de nombreuses années encore et considérant le fait que leurs propriétaires sont souvent prêts à vendre en échange d’un bon chèque leur permettant d’arrondir les fins de mois misérables que leur rapportent les prix d’achats de la grande distribution, peu importe la saturation latente du parc commercial français quand un potentiel de profits élevés, rapides et fiables existe.

“Peu importe le nom, la “création” de richesses de ces entreprises consiste à acheter des terres agricoles pour pas cher, rendre le terrain constructible, y bâtir un énième centre commercial et enfin en vendre ou louer les surfaces disponibles à des commerçants.”

Profitant également de la dépendance des petites enseignes aux grandes pour drainer de la clientèle, les bailleurs offrent des loyers faibles aux grandes surfaces – souvent issues du même groupe – et des baux plus chers aux petits. Ce procédé permet de pousser les enseignes en perte de vitesse vers la sortie et assure de confortables revenus permettant au minimum l’équilibre financier grâce aux enseignes bien portantes en période de crise. Surtout, cette activité économique est bien plus rentable, et plus rapidement, que la vente elle-même, un marché très concurrentiel dans lequel les invendus peuvent rapidement s’accumuler. Et peu importe si cela enlaidit les paysages et risque de déboucher sur une forme de “retail apocalypse” comparable à celle visible aux Etats-Unis où les faillites et licenciements de grandes entreprises commerçantes sont de plus en plus nombreux et laissent derrière eux des “dead malls”.

Les Dead Malls sont le symbole des échecs financiers des centres commerciaux aux Etats-Unis. Ici à Tucson en Arizona. ©Acc78 at English Wikipedia

Pourquoi les pouvoirs publics, pourtant garants de l’intérêt général, demeurent-ils si passifs ? D’abord, l’arsenal législatif et réglementaire pour limiter ces abus s’est considérablement affaibli ces dernières années. Par ailleurs, il est parfois difficile pour les maires de dire non à des projets de développement économique dans le contexte de disette que l’on connait. En effet, alors que les dotations aux communes vont encore diminuer et que l’Etat se serre la ceinture en fermant des administrations ou en supprimant des garnisons qui procuraient des revenus importants à des villes secondaires, rares sont les maires qui refusent de booster l’économie locale avec une nouvelle enseigne et l’emploi qu’elle offre au secteur déjà moribond de la construction. Par ailleurs, l’apparition d’un nouveau centre commercial est souvent mise au crédit de l’administration sortante lorsqu’arrivent les élections municipales. La mairie est alors heureuse de pouvoir jouer la carte de la création d’emploi et du dynamisme économique de leur commune, même si le bilan financier est rarement bénéficiaire une fois pris en compte les coûts de construction des infrastructures nécessaires et les avantages fiscaux consentis pour attirer les investissements.

A ce titre, le soutien du maire de Gonesse Jean-Pierre Blazy contre vents et marées au grand projet inutile de méga-centre commercial et de divertissement Europacity, porté par Immochan et son partenaire chinois Dalian Wanda, est l’exemple parfait. Dans cette commune sinistrée du Nord de Paris – au taux de chômage avoisinant les 20% -, l’argument de la création d’emplois utilisé par le groupe Auchan a su faire mouche pour légitimer ce méga-projet de 3,1 milliards d’euros à l’objectif extrêmement ambitieux de 30 millions de visiteurs par an dès l’ouverture programmée en 2024, malgré l’opposition musclée d’agriculteurs, de biologistes, de coopératives d’alimentation biologique et de la section locale de la CGT.

“L’appareil de régulation et de protection contre la spéculation immobilière a donc été progressivement démantelé afin de “libérer les énergies” des promoteurs ne répondant même plus aux besoins réels de l’économie en matière de vente.”

Les maires étant souvent condamnés à voir les projets des “foncières” se réaliser dans la commune voisine en cas de refus, leur marge d’action s’est réduite comme peau de chagrin. De même, la loi Royer de 1973 qui encadrait le développement de centres commerciaux a été progressivement démembrée avec la fin de l’obligation d’obtention d’un certificat d’urbanisme en 1996 (d’où la possibilité, par exemple, de construire en zone inondable) ou la disparition de la nécessité de comparer le nombre d’emplois créés et ceux potentiellement détruits. La loi de modernisation de l’économie portée en 2008 par Nicolas Sarkozy a même supprimé les réglementations concernant les densités de mètres carrés commerciaux par zones en fonction du nombre d’habitants.

Depuis 2014, les associations environnementales sont également privées de leur capacité à engager des recours contre ce type de développements tandis que la loi Macron empêche depuis 2016 la destruction des constructions illégales, un article auquel s’était opposé, entre autres, l’actuel président de l’Assemblée Nationale François de Rugy ! Et, dans le cas où les surfaces de vente ne trouveraient pas preneurs, les Sociétés d’Investissements Immobiliers Cotées (SIIC), peuvent depuis 2002 les faire figurer à l’actif de leur compte de bilan et ainsi gonfler leur patrimoine et attirer de nouveaux financements pour le bétonnage suivant. L’appareil de régulation et de protection contre la spéculation immobilière a donc été progressivement démantelé afin de “libérer les énergies” des promoteurs ne répondant même plus aux besoins réels de l’économie en matière de vente. Quant à la qualité de l’emploi créé, les responsables politiques feraient bien de la reconsidérer quand on connait la prévalence du temps partiel forcé, des licenciements abusifs, des horaires contraignants, la faiblesse des salaires, le manque d’opportunités de mobilité professionnelle ascendante et les taux élevés de turnover

Espérer une réponse à la hauteur de la part de l’Etat dans ce domaine s’apparente malheureusement à un voeu pieux dans l’immédiat. Face à cette catastrophe annoncée et  à la situation critique de nombreuses villes moyennes, le gouvernement a annoncé par la voix du ministre Jacques Mézard avoir entamé la création d’un plan dédié à ces dernières. Quand la montagne accouche d’une souris… Notons pourtant que les idées simples et rapides à mettre en place ne manquent pas : deux députés communistes ont proposé un amendement au projet de budget 2018 visant à taxer les parkings des surfaces commerciales de plus de 2500 m² afin de financer des infrastructures de transport tandis que le maire écologiste de Grenoble a appelé le gouvernement à suspendre l’installation de grandes surfaces en périphérie, s’inspirant de ce qui est déjà fait en Wallonie.

Le rééquilibrage du marché délirant des surfaces commerciales viendra sans doute plutôt d’un revers violent de la main invisible obligeant nombre de verrues architecturales du capitalisme contemporain à mettre la clé sous la porte ou à licencier. Compte tenu de la saturation du parc commercial, de la quasi-stagnation de l’activité économique comme du pouvoir d’achat et des possibilités de “dégraissement” du personnel encore renforcées et simplifiées par les deux lois travail, la pression toujours plus forte des actionnaires ne devrait pas tarder à éliminer les surcapacités latentes en matière de supermarchés; les licenciements à venir chez Pimkie en témoignent. En février dernier, Régis Schultz, président de Monoprix membre du comité exécutif du groupe Casino, a même demandé un moratoire sur de nouveaux centres commerciaux de périphérie, preuve que l’enseigne craint que cela finisse mal. Comme dans toute bulle spéculative, il suffit de peu pour que l’euphorie s’arrête soudainement ; or, d’une petite remontée des taux d’intérêt à un scénario de crise financière mondiale d’une ampleur inégalée, les nuages s’amoncellent. Il est sans doute temps.

10 ans après, une nouvelle crise financière ?

©geralt. Licence : CC0 Creative Commons.

Malgré une légère reprise, les nuages s’amoncellent sur l’économie mondiale. Le monde de la finance arrive progressivement à maturité pour une nouvelle crise financière.

La grande agitation politique et sociale de la période actuelle nous aurait presque fait oublier comment nous en sommes arrivés là. C’est pourtant bien la crise financière et économique de 2007-2008 qui explique en partie le chaos et les incertitudes actuelles, en même temps qu’elle a fait naître des nouveaux types de mouvements de protestation de masse tels qu’Occupy Wall Street ou le 15M. Jamais vraiment résorbé depuis, excepté pour la minorité oligarchique aux commandes, le plus gros krach d’après-guerre a pourtant laissé des traces : l’économie américaine est bel et bien en train d’être dépassée par celle de la Chine, l’Europe du Sud a enduré un massacre social sans grand résu

ltats sur la baisse des déficits et du chômage, et la plupart des pays du monde pataugent dans une zone d’incertitude en surnageant avec peine au-dessus de la récession et de la déflation. Dans les grandes institutions financières, on redoute depuis quelques temps déjà un nouveau krach d’une ampleur inégalée alors que le pire a été évité de peu durant l’été 2015 après les turbulences des marchés chinois et la possibilité d’un « Grexit ». Depuis, la croissance mondiale a timidement accéléré mais les nuages à l’horizon s’accumulent. C’est le FMI qui le dit. Une nouvelle crise financière d’ampleur est-elle probable dans un futur proche ? En tout cas, tous les ingrédients sont réunis et personne ne semble vraiment savoir comment y répondre.

 

Un contexte financier global intenable

Les facteurs susceptibles de provoquer une nouvelle crise sont nombreux : non seulement la réponse à la crise de 2007-2008 n’a pas été à la hauteur, mais en plus de nombreuses nouvelles bulles spéculatives ont émergé, encouragées par les politiques monétaires expansives.

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Une salle de trading. ©Justrader. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

Malgré les promesses d’assainissement du système financier faites après la crise, très peu a été fait. Ainsi, l’évasion et l’optimisation fiscale vers les paradis fiscaux se portent à merveille, et grèvent toujours plus le budget des États alors que cet argent pourrait servir à relancer l’économie sur des projets d’avenir ou à alléger la charge de la dette. Les maigres régulations des marchés financiers n’ont pas non plus empêché les banques géantes de grossir encore et de bénéficier d’avantages dont ne disposent pas leurs concurrentes, comme un sauvetage en dernier recours par les États. Les fameux monstres de créances « too big to fail » sont moins nombreux mais encore plus imposants. Les péripéties de la Deutsche Bank, de la Banco Popular ou de nombreuses banques italiennes, toutes gorgées de créances quasi irremboursables, ont déjà suffi à donner des cheveux blancs à de nombreux dirigeants politiques contraints d’assurer leur sauvetage in extremis. Une crise généralisée achèverait donc sans doute ces grandes institutions financières, et causerait une pagaille sans précédent.

En parallèle, les rares avancées obtenues après la crise sont remises en cause les unes après les autres : l’administration Trump a démantelé une large partie de la loi Dodd-Frank, ensemble de régulations des marchés financiers mis en place par Obama, mais aussi la règle dite “Volcker”, qui empêche les banques commerciales de faire certains investissements risqués, tandis que les financements du bureau de protection des consommateurs, autre création démocrate, ont été diminué, et que Donald Trump peut désormais en virer le directeur à sa guise. En France, Emmanuel Macron avait annoncé en catimini sa volonté de déréguler largement le secteur financier durant la campagne, ce qui a attisé les inquiétudes de la plupart des acteurs concernés. Enfin, le Parlement Européen vient de réautoriser la titrisation – même si celle-ci n’avait jamais disparu – ce processus financier complexe qui permet de vendre des packs de titres, en incluant souvent des produits pourris, de manière très opaque. Les arguments sont toujours les mêmes : la crise appartient au passé et il est nécessaire de faciliter le financement des entreprises sur les marchés à tout prix. Tant pis si cela se révèle être le moindre des soucis des entrepreneurs et que le danger d’une nouvelle crise gonfle chaque jour. Par ailleurs, les taux de financement des entreprises ont largement baissé, il y a donc peu d’avantages à déréguler de ce point de vue.

Les niveaux records des indices boursiers du monde entier, en contradiction totale avec l’état de l’économie réelle révèlent un secret de Polichinelle : les bulles spéculatives se sont développées dans de nombreux domaines : les crédits subprimes sur les automobiles aux Etats-Unis, les prêts étudiants, l’immobilier espagnol, la survalorisation d’entreprises dans le secteur high-tech… Les survalorisations de certaines entreprises sont manifestes, par exemple Uber et ses 70 milliards de dollars pour un business model juridiquement incertain et une incapacité à dégager des profits.

Mais c’est la Chine qui fait le plus frissonner les économistes : Depuis 2008, des investissements de relance tous azimuts ont été lancés pour compenser la baisse des exportations vers le reste du monde. Le maintien d’un taux de croissance à deux chiffres a peut-être aidé le parti unique à se maintenir au pouvoir, mais il n’a pas été gratuit. L’État central conserve une dette et un déficit faible (respectivement 40% et 3% du PIB), mais certaines régions atteignent des niveaux d’endettement proches du défaut de paiement et les entreprises publiques sont endettés à 115% du PIB. Un endettement abyssal qui

n’aura en plus que peu aidé l’économie réelle et le quotidien des chinois : des sommes gigantesques ont été dépensées dans des projets absurdes, inutiles, non rentables et souvent liés à des affaires de corruption et accentuant les niveaux de surproduction dans certains domaines, tel que l’acier ou les centrales au charbon. Ajoutez-y des statistiques officielles qui suscitent peu la confiance et un marché financier complètement hors de contrôle et l’on comprend que le pays ait récemment perdu son Triple A auprès de l’agence de notation Moody’s…

Une politique monétaire nocive et qui s’épuise

Au vu des déséquilibres de l’économie mondiale, des nombreuses bulles ou de la folie court-termiste et suiviste des marchés financiers, on est donc en droit de craindre le pire. Mais ce n’est pas tout : le recours à des politiques monétaires non-conventionnelles fait également craindre l’absence d’outils efficaces pour soutenir une reprise de l’activité en cas de nouvelle crise. Cette politique, de plus, est en grande partie responsable de l’abondance de liquidités sur les marchés financiers, ce qui favorise la spéculation et les prises de risque excessives.

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L’évolution des directeurs de la BCE, de la FED et de la Bank of England depuis 2001. ©MartinD. Licence : domaine public.

Durant la crise financière de 2008, les établissements financiers n’avaient plus assez confiance en leurs concurrents pour accepter de leur prêter – il s’agit d’un blocage sur le marché interbancaire -, en raison du risque de faillites imminentes de banques. Cette asphyxie du marché se répercuta alors sur l’offre de crédit des banques à leurs clients, entreprises et particuliers, et déclencha une crise économique. Pour éviter une faillite généralisée, les banques centrales ont été contraintes de faciliter l’accès aux prêts en diminuant les taux d’intérêts directeurs qu’elles pratiquent vis-à-vis des banques commerciales, et surtout en ouvrant des programmes de rachats d’actifs. En faisant tomber ces taux à des niveaux proches de zéro très rapidement, les banques centrales ont non seulement facilité la recapitalisation des banques, mais aussi la baisse des taux d’intérêts que celles-ci pratiquent à l’égard de leurs clients, ce qui vise à relancer l’économie réelle en facilitant l’emprunt.

Dans la théorie keynésienne, l’usage conjoint de ces politiques monétaires dites expansives – car elles augmentent la masse monétaire en circulation – et de politiques budgétaires de relance, est censé relancer rapidement l’économie ; une fois celle-ci en meilleure santé, vient le temps de la réduction des déficits publics et de la remontée des taux d’intérêts directeurs. Pourtant, cela n’a pas été le cas après 2008 car les politiques de relance ont été menées durant trop peu de temps – notamment en raison des craintes sur la soutenabilité des dettes publiques dans la zone euro au début des années 2010 -, et car rien n’a été fait pour réduire les inégalités de revenu. Ainsi, depuis 2008, les salaires réels ont largement stagné en Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis, et la quasi-totalité des nouveaux revenus sont allés à une minorité aisée. Les conséquences d’une telle situation sont désastreuses : les masses de liquidités considérables mises en circulation sont majoritairement allées vers la spéculation, alimentant de nombreuses bulles alors que l’économie réelle peinait à se relancer. Les niveaux historiquement hauts des indicateurs boursiers tel que le Dow Jones, le CAC40 ou du S&P 500, en contradiction totale avec la reprise médiocre de l’activité réelle, en témoignent.

Parallèlement, les stocks colossaux de créances pourries possédés par les banques et les difficultés de financement des États – certaines dettes étant de moins en moins considérées comme de bons placements – ont conduit les banques centrales à racheter ces titres dont personne ne voulait au travers des politiques dites de « Quantitative Easing ». Les bilans des banques centrales (total de leurs actifs et de leurs passifs), réputées pour être des institutions stables, ont donc explosé, en même temps que le risque d’une nouvelle crise augmentait.

Le bilan de la FED, de la BCE et de la Banque du Japon.

Les taux d’intérêts des banques centrales ont très légèrement amorcé leur remontée depuis quelques mois en raison de la modeste amélioration de la santé des économies, principalement aux Etats-Unis. La BCE va quant à elle maintenir son programme de QE pour l’année prochaine, mais à un rythme réduit aux alentours de 30 milliards d’euros par mois. Mais au rythme actuel, il faudra de nombreuses années pour que les taux d’intérêt directeurs remontent suffisamment et que les bilans s’assainissent assez pour que la situation redevienne normale. Les banques centrales n’ont sans doute pas ce temps-là devant elles. C’est alors que la situation pourrait devenir apocalyptique : avec des taux d’intérêts directeurs déjà proches de zéro et des bilans gorgés de crédits pourris, même les outils “non-conventionnels” actuellement utilisés par les banques centrales ne suffiraient plus.

Une nouvelle crise pourrait alors non seulement mettre à terre les colosses financiers « too big to fail », mais aussi la confiance dans les banques centrales et la valeur des monnaies qu’elles émettent. Ce qui pourrait se traduire par une montée en flèche de l’inflation, voire un effondrement du système monétaire actuel. Avec des États qui se retrouveraient surendettés et qui ne pourraient plus espérer le rachat de leurs titres par les banques centrales, les derniers maillons réputés fiables du système financier tomberaient. La suite ne ressemblerait alors à rien de connu.

Quelques préconisations pour éviter le pire

La fuite en avant actuelle est donc intenable ; comme le résume Alfonso Lopez de Castro, directeur de la Financia Business School, « La question n’est plus de savoir s’il y aura un krach, puisque krach il y aura. La question est de savoir quand il aura lieu ». Il est donc temps de nettoyer en profondeur le système financier, ce qui est d’ailleurs la fonction d’une crise.

Tout d’abord, les mesures de régulation et de contrôle du secteur financier doivent être renforcées et non affaiblies : le shadow banking, système de financement qui outrepasse les banques d’investissement, doit être mis hors d’état de nuire, les crédits toxiques interdits et les provisions des banques encore renforcées. Une taxe sur les transaction financière, sans cesse promise et repoussée, et une interdiction du trading haute fréquence, technique algorithmique et informatique d’achat et de vente d’actions en quelques millisecondes qui est l’incarnation même du mimétisme et du court-termisme qui règnent sur les marchés financiers, permettraient de limiter sérieusement la spéculation nuisible et la sensibilité au cycle. Les pouvoirs et les moyens des autorités de surveillance du secteur doivent aussi être accrus si l’on veut être certains d’un changement en profondeur des pratiques du secteur.

Parallèlement, la politique monétaire mondiale doit retourner le plus vite possible à une situation normale, ce qui signifie la fin du Quantitative Easing et la remontée progressive des taux directeurs. C’est ce à quoi procèdent lentement et délicatement les banques centrales, mais si cet effort ne va pas de pair avec la régulation des marchés, les bulles spéculatives peuvent éclater. D’aucuns argueront que la fin de la politique monétaire expansive actuelle risquerait de nous pousser vers la déflation. Il est pourtant nécessaire de rappeler que si l’inflation et la reprise de l’économie demeurent si faibles, ce sont avant tout les politiques d’austérité, de réduction de la commande publique, de destruction des services sociaux et les 21.000 milliards qui dorment dans les paradis fiscaux qui en sont responsables. Au lieu de coupler une politique monétaire accommodante avec une relance budgétaire comme le préconise Keynes, nous avons pris le chemin de l’austérité dès les premières années qui ont suivi la crise, avec pour effet de mettre en péril la reprise et d’encourager une spéculation débridée sur des marchés pauvres en titres solides.

C’est pourquoi la structure de l’économie mondiale doit absolument être rééquilibrée : les excédents commerciaux de l’Allemagne et de la Chine sont trop élevés, de même que les déficits commerciaux d’autres pays, notamment les États-Unis d’Amérique. Il est également impératif de se redonner des marges de manœuvre budgétaires afin de mettre en place des politiques de relance basées sur la redistribution et la transition écologique. Certes, les faibles taux auxquels empruntent les États actuellement sont une opportunité à saisir, mais rien ne sera vraiment possible sans une lutte acharnée contre l’évasion et l’optimisation fiscale, le blanchiment d’argent et l’économie informelle. De nombreux pays doivent enfin sortir au plus vite de leur dépendance aux matières premières, qu’il s’agisse des hydrocarbures, de ressources minières ou agricoles. La situation épouvantable du Venezuela, désormais au bord du défaut de paiement, illustre combien une nation peut sombrer lors de variations de prix brutales que la spéculation accentue. La structure intérieure des économies n’est pas moins importante : les écarts de revenus actuels sont indéniablement nocifs.

Les défauts majeurs de l’économie et du monde financier actuels sont structurels : les réformer en profondeur sera nécessairement douloureux et long, mais c’est impératif. Car si une crise financière et économique prochaine paraît certaine dans le contexte actuel, tout doit être fait pour en réduire l’ampleur.

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