Les divisions de Die Linke, signes d’une gauche allemande à la dérive

Sahra Wagenknecht en meeting. © Die Linke

En Allemagne, Die Linke, le parti de gauche radicale, est au bord de la rupture. Son ancienne figure de proue Sahra Wagenknecht, qui jouit d’une forte popularité, entend le quitter pour fonder son propre mouvement. Elle accuse Die Linke d’avoir versé dans une surenchère « sociétale ». Avec une stratégie consistant à s’appuyer sur la « société civile progressiste » (ONG écologistes, mouvements favorables à l’accueil des migrants, etc.) dont la « jeunesse » est le cœur de cible, le parti semble bien avoir abandonné ses racines populaires. Mais la stratégie de Wagenknecht, jamais avare d’une polémique contre la « culture woke », semble également fragile. Par Loren Balhorn, traduction Camil Mokaddem [1].

Après des années marquées par des revers électoraux et des luttes internes, il semblerait que les tourments du parti de gauche radicale allemand Die Linke s’achèvent enfin.

En juin dernier, les co-présidents du parti ont annoncé que le futur de Die Linke s’écrirait sans Sahra Wagenknecht, fermant ainsi la porte à la figure la plus populaire, mais aussi la plus controversée du parti. Ancienne porte-parole au Bundestag, elle est aujourd’hui peu présente au Parlement. Ses détracteurs l’accusent depuis longtemps de défier la discipline du parti pour promouvoir son propre projet politique. Celle-ci ne rate en effet jamais une occasion de critiquer ce qu’elle nomme la « gauche lifestyle » de la classe moyenne.

Il apparaît clair que le parti tel qu’il existait depuis les années 2000 n’a plus sa place dans le contexte actuel. La décision unanime des cadres de Die Linke fait écho aux déclarations des soutiens de Wagenknecht, qui évoquent ouvertement un départ depuis des mois. Le choix de l’activiste Carola Rackete [capitaine d’un bateau transportant des immigrés, qui avait défié le ministre italien Matteo Salvini pour les faire débarquer sur l’île de Lampedusa ndlr] et du spécialiste en médecine sociale Gerhart Trabert pour représenter Die Linke aux élections européennes n’ont fait que confirmer une scission qui paraît désormais inévitable.

La désignation de Carola Rackete comme tête de liste aux européennes, célèbre pour ses actions de sauvetage en mer auprès des embarcations de migrants, est emblématique de la voie empruntée par Die Linke. Elle est d’une grande popularité auprès des militants les plus jeunes du parti et des électeurs de centre-gauche – deux franges au cœur de la nouvelle stratégie du parti

Un tel schisme comporte des risques, notamment celui de ne voir aucun élu à gauche du SPD (parti social-démocrate allemand) siéger au parlement d’ici 2025. Une perspective qui pourrait cependant être vécue comme un soulagement, tant l’atmosphère était devenue délétère à Die Linke, marquée par l’incapacité d’un bord comme de l’autre à amorcer le moindre dialogue. L’optique d’un départ de Wagenknecht donnera enfin l’occasion à chaque camp de mesurer son projet politique à l’aune de ses succès électoraux.

Il reste toutefois de nombreux doutes à éclaircir, à commencer par le programme que chacun souhaite défendre. Une fois le départ des partisans de Wagenknecht acté, Die Linke restera divisé entre une aile de centre-gauche conciliatrice et un mouvement ouvertement radical, ce qui pourrait à l’avenir approfondir les divisions. Il sera difficile de dégringoler plus bas que ces dernières années, mais remonter la pente s’annonce fastidieux.

Le pari hasardeux de Die Linke

La conférence de presse du 17 juillet intronisant Rackete et Trabert entendait marquer une nouvelle ère. La désignation de Carola Rackete, célèbre pour ses actions de sauvetage en mer auprès des embarcations de migrants, est emblématique de la voie empruntée par Die Linke. L’ancienne co-présidente du groupe, Katja Kipping, avait un temps exprimé son ambition de faire de Die Linke le catalyseur des « jeunes qui veulent changer le monde ». Pour souligner cette (relative) nouvelle orientation, la conférence de presse a été suivie par une autre devant les locaux de Die Linke, au cours de laquelle des représentants de plusieurs ONG ont pu « exprimer leurs attentes, leurs souhaits et leurs critiques du parti ».

Cette annonce a été vécue comme un « putsch » par certaines voix à gauche. Le recrutement d’une figure progressiste reconnue, extérieure au parti, permet à Die Linke de montrer qu’une page est tournée. Sans aucun doute, Rackete est une personnalité populaire auprès des militants les plus jeunes du parti et des électeurs de centre-gauche – deux franges, semble-t-il, au cœur de la nouvelle stratégie du parti. Une orientation qui semble pour l’instant convenir aux anciennes figures tutélaires du parti, comme Dietmar Bartsch. Ce virage semble confirmer l’émergence d’un nouveau « centre stratégique », longtemps exigé par ses membres. Mais les militants qui ont pris la parole au cours de la conférence de presse peuvent-ils représenter une véritable base électorale ?

Die Linke jouissait autrefois d’une base de votants à l’Est – notamment des nostalgiques de l’ancienne RDA -, qui constituait une « bouée de sauvetage » parant à tout naufrage électoral. Cette base est désormais perdue

La direction de Die Linke semble miser sa survie sur la capacité des ONG et des mouvements de la « société civile » à organiser de vastes mobilisations sociales. Ils pourraient constituer une base sociale qui s’intégrerait au parti sur le long terme. Pourtant, les manifestations « antifascistes » sous le mot d’ordre « indivisibles » (#unteilbar), tout comme les Fridays for Future, pour citer deux mouvements notoires, étaient tout sauf homogènes. L’une comme l’autre de ces marches a uni des manifestants en faveur de politiques « progressistes » (pour une politique migratoire ouverte et des mesures climatiques à la hauteur de l’urgence), mais leur composition sociologique et leur orientation politique sont quant à elles profondément hétérogènes. Le vote Die Linke pourrait conjoncturellement les séduire, mais de telles affinités électorales sont temporaires – contrairement à celles d’un front de classe. Ainsi, cette stratégie semble limitée quant à sa capacité à refonder la base sociale durable sur laquelle la gauche s’est appuyée au cours de son histoire.

Aux difficultés sociologiques que pose cette orientation du parti s’ajoute la question de la conjoncture politique. Cette annonce arrive en effet au moment où ces mouvements se trouvent dans une impasse : les vastes mobilisations climatiques de ces dernières années, parmi les plus importantes au monde, n’ont pas réussi à contraindre le gouvernement à accélérer la transition écologique. Le vice-chancelier Robert Habeck, lui-même élu du parti écologiste Die Grünen, semble abandonner sa promesse de sortir du charbon d’ici 2038, au grand dam des ONG, dont les efforts se sont avérés vains.

En dépit des mobilisations du mouvement « indivisibles », plaidant pour une politique migratoire ouverte, le gouvernement actuel, regroupant les Verts, le SPD et les libéraux du FDP, a choisi la doctrine opposée. La coalition tricolore a ainsi approuvé les réformes restrictives en termes d’octroi d’asile de l’Union européenne, tandis que la ministre de l’Intérieur Nancy Faeser a négocié des accords avec plusieurs dirigeants autoritaires nord-africains afin de maintenir les immigrés potentiels à distance des frontières européennes. La coalition « indivisibles » s’est dissoute en silence en 2022, concédant que « la dynamique du mouvement a vécu ». Relancer cet élan, comme le souhaite Die Linke, semble relever de la gageure…

À Berlin et à travers l’Allemagne, les ONG et mouvements progressistes comptent bien un certain nombre de victoires. Mais dans l’ensemble, ils semblent incapables de résister aux vents violents qui secouent la société. Reconstruire un parti autour de ce qu’il reste de la « société civile » paraît donc hasardeux. La déclaration de Janine Wissler, qualifiant Die Linke de « pôle de l’espoir », fait écho à cette impuissance. Ni son parti, ni aucun autre groupe progressiste en Allemagne n’est actuellement en progression : tout juste Die Linke peut-il espérer glaner 5 % aux prochaines élections et sauver les meubles…

À court terme, ce pari suffira peut-être à empêcher la désintégration totale du parti. Le gouvernement ayant renoncé à ses promesses de campagne et perdu toute crédibilité, Die Linke peut en profiter pour devenir le point de chute d’un fragment de l’électorat vert et social-démocrate. Mais ces reports ne constitueront pas une base solide. Die Linke jouissait autrefois d’une base de votants à l’Est – notamment des nostalgiques de l’ancienne RDA -, qui constituait une « bouée de sauvetage » parant à tout naufrage électoral. Cette base est désormais perdue. Ainsi, Die Linke semble condamné à se retrancher vers une coalition friable de votants, dont les choix dépendent de calculs politiques conjoncturels et de convictions fluctuantes. Supposons par exemple que les Verts prennent un virage inattendu à gauche lors de la prochaine campagne : rien n’indique alors que cette coalition ne volera pas en éclats. 

Wagenknecht avance dans le brouillard

Qu’en est-il de Wagenknecht ? Si sa popularité ne se dément pas au sein d’une partie de Die Linke et auprès d’un plus large public, les soutiens de Wagenknecht sont désormais loin du « centre stratégique » du parti. Depuis le dernier congrès, son camp n’est d’ailleurs pas représenté dans la direction. En public, Wagenknecht assure qu’elle doit encore déterminer si elle fondera un nouveau parti. En privé pourtant, son cercle s’y prépare activement et tâte le terrain auprès des cadres de Die Linke dans tout le pays.

Une chose est sûre, ce mouvement ne sera pas un nouvel Aufstehen – tentative ratée de créer un mouvement de masse peu structuré sur le modèle des Gilets jaunes. En attestent les déclarations de Wagenknecht, affirmant que la création d’un nouveau parti attirera dans son sillage des « personnalités exigeantes ». À en croire la rumeur, elle tenterait plutôt de mettre sur pied un « parti de cadres », aux effectifs plus resserrés, laissant de côté les newsletters adressées à 100.000 personnes sans tactique clairement définie. Il faudrait donc s’attendre à une organisation verticale, contrôlée, misant sur la popularité de sa figure de proue pour la propulser dans les sondages.

Ce calcul est tout sauf irréfléchi. Les sondages indiquent régulièrement qu’elle figure parmi les personnalités politiques les plus populaires en Allemagne, bien au-delà de l’électorat de gauche. Une récente enquête suggère qu’un parti dirigé par Wagenknecht pourrait arriver en tête dans le Land de Thuringe l’année prochaine. En juin, un autre sondage indiquait que 19 % des votants se montraient ouverts à glisser un bulletin en faveur de son hypothétique parti.

Des chiffres qui impressionnent et contrastent avec les 4 ou 5 % d’intention de vote en faveur de Die Linke. D’autre part, l’idée de voir une formation Wagenknecht arracher une importante portion de l’électorat de l’AfD (Alternative pour l’Allemagne, parti d’extrême droite) est particulièrement encourageante, au vu de la progression actuelle de ce parti.

Toutefois, les sondages ne sont pas tous dithyrambiques, une étude YouGov démontre que seulement 2 % d’Allemands seraient prêts à la soutenir dans une élection nationale. De plus, il reste encore à savoir si elle se présentera elle-même comme candidate ou se cantonnera à un rôle tutélaire plus symbolique.

Pour l’heure, outre les difficiles estimations d’un soutien à un parti inexistant, les sondages très contrastés en faveur de Wagenknecht témoignent d’une faiblesse inhérente au projet : ce dernier repose totalement sur la volonté ou non de sa figure de proue à se présenter aux élections. Un point faible qui en dévoile un autre : celui du manque criant de personnel politique à ses côtés. Un problème que connaît également Die Linke, qui peine à faire émerger de nouveaux cadres du calibre de ses fondateurs. Cette faille risque cependant de pénaliser davantage la dissidente de Die Linke. 

Mais arrive inévitablement un moment où il faut opérer un jugement d’importance : concernant la manière de faire connaître ses positions, les sujets à mettre en lumière, la vision du progrès social porté par le parti. Choisira-t-on de privilégier une posture « progressiste » ou préférera-t-on s’adresser aux « sans voix » et aux « laissés pour compte » ?

En effet, Wagenknecht ne pouvant se présenter à toutes les élections, il faut prendre les estimations des sondages avec des pincettes. Et si elle ne se présente pas et opte pour un rôle plus symbolique, convertir ces enquêtes d’opinion encourageantes en résultats – sans parler d’une organisation politique nationale -, sera encore plus compliqué. Il est donc probable qu’une liste de candidats « d’inspiration Wagenknecht » voie le jour d’ici les élections européennes de 2024, sorte de ballon d’essai avant le lancement d’un véritable parti politique.

Les voies vers la reconstruction d’un mouvement populaire

Au-delà des sondages, les interrogations autour de la scission à venir posent la question de la capacité de chaque camp à consolider une gauche toujours plus fragmentée, et à renouer avec des syndicats qui, eux, demeurent puissants. Là aussi, la situation n’a rien d’encourageant…

Les nominations de Carola Rackete et Gerhard Trabert confirment globalement les accusations de Wagenknecht envers Die Linke, à savoir l’abandon progressif du bassin électoral ouvrier « traditionnel », au profit de l’électorat des classes moyennes urbaines. Bien sûr, Die Linke n’a pas délaissé les sujets sociaux ; en juillet, le coprésident Martin Schirdewan et le doyen du parti Gregor Gysi ont par exemple proposé une série de mesures visant à s’attaquer à la crise du coût du logement en taxant les plus riches. Indéniablement, le parti a toutefois opéré un virage rhétorique visant à se présenter, avec un succès mitigé, comme une formation favorable à la « société civile » plutôt qu’un parti de la classe ouvrière.

Les cadres de Die Linke réfutent cette accusation, arguant qu’il est possible d’aborder simultanément différentes luttes sociales pour les faire converger. Une affirmation en théorie correcte, mais qui passe à côté de problèmes majeurs. Bien sûr, les partis de gauche doivent prendre position sur un large éventail de sujets. Mais arrive inévitablement un moment où il faut opérer un jugement d’importance : concernant la manière de faire connaître ses positions, les sujets à mettre en lumière, la vision du progrès social porté par le parti. Choisira-t-on de privilégier une posture « progressiste » ou préférera-t-on s’adresser aux « sans voix » et aux « laissés pour compte » ? Die Linke a choisi la première option.

Tout porte à croire que cette stratégie peine à porter ses fruits auprès des électeurs, Die Linke ayant subi un revers retentissant parmi la classe ouvrière et les syndicats lors des élections de 2021. Même à Berlin, pourtant plus réceptive aux orientations « sociétales » du parti que le reste du pays, le soutien se fissure, comme on l’observe dans les bastions historiques de l’Est de la ville – tandis que la progression observée dans l’Ouest sont trop minces pour équilibrer la balance. Peut-on attribuer ce déclin au nouveau visage du parti ou à des dynamiques plus profondes ? Le débat reste entier, mais nul besoin d’être professeur en sciences politiques pour comprendre que les problèmes du parti ne sont pas entièrement imputables aux charges médiatiques de Sahra Wagenknecht.

De son côté, si cette dernière a reproché à juste titre à Die Linke de s’éloigner du mouvement ouvrier, ses solutions sont peu convaincantes. Loin de l’image radicale qu’elle se plaît à renvoyer dans la sphère publique, la plupart de ses idées renvoient plutôt à un programme social-démocrate des années 1980. Sur le plan économique, sa vision s’aligne plus ou moins sur celle des syndicats, qu’elle double parfois sur leur droite. En attestent ses sorties sur la dette publique, qu’elle juge excessive, ses critiques contre les tentatives du gouvernement d’interdire progressivement les chaudières à gaz, ou encore… ses charges contre la faiblesse des taux d’intérêt, coupables, selon elle, de ruiner la classe moyenne !

Alors qu’elle accuse ses anciens camarades d’aliéner la classe ouvrière en cédant aux guerres culturelles de la gauche libérale, Wagenknecht consacre elle-même de plus en plus d’attention à ces combats culturels en alimentant les polémiques contre la culture « woke ».

Du reste, Wagenknecht n’évoque que très rarement les organisations syndicales dans ses interventions. Il est rare de la voir au contact de grévistes ou, d’échanger avec les « gens normaux » qu’elle accuse pourtant son parti de délaisser. Ces dernières années, elle a préféré critiquer la gestion de la pandémie de COVID-19 ou l’engagement de l’Allemagne dans le conflit ukrainien. Alors qu’elle accuse ses anciens camarades d’abandonner la classe ouvrière en cédant aux guerres culturelles de la gauche libérale, Wagenknecht consacre elle-même de plus en plus d’attention à ces combats culturels en alimentant les polémiques contre la culture « woke ».

En adoptant une position intransigeante sur de tels sujets, Wagenknecht se place au centre d’une attention massive et devient un point de convergence pour les électeurs « mécontents » de tous bords. Bien que des sujets plus fondamentaux de répartition des richesses soient abordés dans ses apparitions médiatiques ou ses newsletters, ils sont souvent submergés par une marée de critiques et par une liste exhaustive de doléances adressées au gouvernement. On peut toutefois faire le même reproche à ses adversaires au sein de Die Linke. On peut dès lors déplorer l’absence d’une critique plus cohérente du système néolibéral.

La gauche allemande est donc prise entre deux feux. En l’état actuel des choses, Die Linke et un hypothétique parti conduit par Wagenknecht semblent conduire à une impasse symétrique. Die Linke s’était en partie construit en s’appuyant sur les organisations syndicales de l’Allemagne de l’Ouest dans les années 2000, mais le parti a échoué à pérenniser cette base et à l’étendre. Wagenknecht, elle, paraît en mesure de mobiliser une large part de l’électorat ouvrier, mais son équipe, qu’ils fassent partie du groupe parlementaire ou de son réseau déclinant de sympathisants internes à Die Linke, semble trop peu structurée. Utiliser la popularité de Wagenknecht pour refonder un mouvement sur le modèle des campagnes électorales de Bernie Sanders pourrait peut-être fonctionner – mais le fiasco d’Aufstehen établit que ce scénario est peu probable.

Organiser les classes populaires

Ces vingt dernières années, au sein de la gauche radicale européenne, de nombreux militants ont pris conscience de l’insuffisance de la protestation sociale en tant que moyen d’action et ont redoublé d’efforts pour créer de nouvelles formations politiques – ou tenté de transfigurer les partis traditionnels, comme le parti travailliste en Grande-Bretagne. En Allemagne, Die Linke semble emprunter le chemin inverse et se rapproche des organisations « progressistes » de la « société civile », un terme vague qui englobe aussi bien les organisations de protection sociale que les ONG luttant pour les droits des réfugiés ou encore Fridays for Future

Die Linke fait donc marche arrière, et revient aux orientations de la gauche européenne de la fin des années 1990 et du début des années 2000. À l’époque, l’énergie des mouvements altermondialiste avait conduit des marées de militants devant les parlements – mais guère plus. La transformation partisane la plus aboutie, celle du Parti de la refondation communiste en Italie, est totalement marginalisé depuis la fin des années 2000…

La crise financière de 2008 et le bouleversement politique qui s’ensuivit semblaient offrir la possibilité de remodeler la société sur des enjeux de classe, et d’unifier ainsi l’immense majorité des citoyens contre une élite capitaliste à l’origine de cette catastrophe. Certains pionniers politiques comme Pablo Iglesias ou Jean-Luc Mélenchon, frustrés par l’immobilisme de ces nouvelles gauches, ont alors fondé des formations politiques qui ont connu très rapidement d’importants progrès sur le plan électoral. Malgré tout, eux aussi ont eu du mal à pérenniser ces dynamiques en s’appuyant sur une base sociale cohérente. Podemos et la France Insoumise ont donc chacun tenté d’orienter leur parti vers une organisation plus traditionnelle. Wagenknecht semble elle aussi s’engager dans cette voie, mais les questions de classe sont aujourd’hui éclipsées par la guerre en Ukraine, et le contexte politique est largement dicté par l’extrême droite.

Ainsi, la gauche allemande ignore l’éléphant dans la pièce : les travailleurs, dont la place dans l’appareil de production confère une capacité inégalée à le transformer. La vague de grève du printemps dernier en Allemagne en a encore apporté la démonstration, des travailleurs de plusieurs secteurs étant parvenus à obtenir des augmentations de salaire supérieures à l’inflation.

Ce potentiel est pour l’heure ignoré. La gauche allemande semble incapable de s’adresser à l’ensemble des travailleurs, et encore moins de les organiser en mouvement politique. Travailler en ce sens reste pourtant le meilleur espoir de la voir entrer au gouvernement et de défier le statu quo.

Notes :

[1] Article de notre partenaire Jacobin, initialement publié sous le titre « The Split in Die Linke Reflects a Rudderless German Left ».

Quelles perspectives pour Die Linke?

Oskar Lafontaine, fondateur de Die Linke. ©Dirk Vorderstraße. Licence : Creative Commons Attribution 2.0 Generic license.

L’Allemagne semble sur un nuage : la croissance économique reste forte, les protestations de l’extrême-droite ont baissé en intensité et la chancelière Merkel semble avoir déjà obtenu un quatrième mandat à l’heure où le dégagisme fait des siennes sur tout le continent. Autre particularité : alors que la gauche radicale a le vent en poupe depuis quelques années, Die Linke semble progresser très lentement et sans enthousiasme, alors que le contexte social est tout aussi insupportable qu’ailleurs. D’où vient cette stagnation et comment y remédier?

Le 24 Septembre auront lieu, comme tous les 4 ans, des élections renouvelant la totalité du Bundestag, le parlement fédéral allemand. La chancelière Angela Merkel, dont le parti chrétien-démocrate est donné grand favori, a de fortes chances d’obtenir un quatrième mandat. Elle a pour adversaire principal le SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands, le parti social-démocrate) avec qui elle a pourtant gouverné le pays durant les quatre dernières années. Les sociaux-démocrates ont bien quelque peu tenté de se positionner en alternative à leur allié de gouvernement en préférant l’ancien président du Parlement Européen Martin Schulz (qui dirigeait l’institution en coalition avec le Parti Populaire Européen, groupe parlementaire de la droite) au terne vice-chancelier de la coalition Sigmar Gabriel, mais sans grand succès. L’accession de celui-ci à la chancellerie, sur laquelle Benoît Hamon basait ses plans de refonte des traités européens, est plus que compromise.

Décrit avec précision comme un “produit médiatique” par le Monde Diplomatique, Martin Schulz a mené une campagne basée au départ sur des revendications sociales peu crédibles au regard de son parcours, avant de ne laisser dépasser que de légères différences entre son programme et celui de la CDU-CSU (“Die Union”, le parti d’Angela Merkel). Étonnamment, sans doute en raison de la meilleure santé économique du pays – bien qu’elle occulte une précarité omniprésente et d’importantes disparités entre l’Est et l’Ouest – les sociaux-démocrates, acquis à la “troisième voie” centriste-libérale depuis les années Schröder (chancelier SPD de 1998 à 2003 ayant conduit les tristement célèbres réformes Hartz) semblent promis à un avenir moins morose que celui de nombre de leurs alter-egos européens. La capacité de Merkel à assécher leur programme durant les 4 dernières n’aura peut-être pas raison du plus vieux parti politique allemand cette année, mais le jeu de miroirs pratiqués par les deux principaux partis allemands indique une voie claire vers une lente marginalisation.

“Peu importe la composition finale du gouvernement, la tendance ordo-libérale devrait demeurer et les concessions au grand patronat allemand s’accentuer en présence du FDP au gouvernement.”

Quelque soit le résultat final, l’Allemagne sera, sauf surprise, gouvernée par un gouvernement de coalition étant donné que le système électoral d’outre-Rhin garantit une représentation à la proportionnelle de tous les partis réunissant plus de 5% des voix. Puisque la CDU-CSU exclut toute coalition avec l’AfD, nouveau parti de droite radicale qui avait manqué de peu la marche pour entrer au Bundestag en 2013, la chancelière devra chercher ses alliés auprès du très libéral FDP ou de Die Grünen (les Verts, parti écologiste). A moins – plus improbable – qu’elle ne décide de reconduire la Große Koalition. Peu importe la composition finale du gouvernement, la tendance ordo-libérale devrait demeurer et les concessions au grand patronat allemand s’accentuer en cas de présence du FDP au gouvernement. Suite aux excédents budgétaires fédéraux records, une baisse d’impôts est notamment envisagée.

Face à ce paysage politique éclaté et très largement dominé par la droite conservatrice, et malgré l’omniprésence de la précarité et une certaine lassitude des Allemands à l’égard de leur chancelière, le parti de gauche radicale Die Linke, né en 2007 de la fusion d’anciens communistes et de frondeurs du SPD, semble stagner dans les sondages et peine à élargir son électorat. L’élan trouble-fête initial de la fin des années 2000 et la position de troisième force au Bundestag tenue depuis 2013 sont loin derrière. Les sondages, malgré bon nombre de limites, prévoient un score aux environs de 10%, une maigre progression par rapport aux dernières élections alors que la gauche radicale a le vent en poupe sur le reste du continent. Les raisons en sont multiples, mais il semble clair que de nombreux chantiers théoriques et stratégiques vont devoir s’ouvrir dans ce parti au terme des élections de cette année.

La centralité de la question migratoire

L’un des thèmes qui a dominé la campagne électorale, contribuant assez largement à la domination sans partage de la scène politique allemande par Angela Merkel, est celui de l’accueil des réfugiés. Le pays en a accueilli plus d’un million dans la seule année 2015 et les protestations d’une partie de la population allemande, notamment le fait du groupe Pegida, ont été nombreuses. Angela Merkel a su utiliser avec succès cet accueil pour mettre en avant la dimension humaniste qu’il comprend, avant d’en restreindre très largement le flot à travers un accord avec la Turquie. Cela lui a permis de satisfaire les exigences de son allié bavarois la CSU et d’éviter une fuite trop importante des électeurs a sa droite en faveur de l’AfD. Jusqu’ici, cette stratégie de triangulation, consistant à récupérer une demande politique de l’adversaire, a fonctionné à merveille en sa faveur, de la même manière que la mise en place d’un salaire minimum, revendiqué depuis longtemps par le SPD et Die Linke.

Le parti de la gauche radicale ne traverse pas ce contexte de la même manière : les prises de position de Sahra Wagenknecht, tête de liste de Die Linke, ont donné naissance a de longs débats et a une importante contestation au sein de son parti. Il est fort probable que ses orientations soient étrillées et présentées comme les raisons d’une mauvaise performance électorale une fois les résultats connus. Bien que le parlementarisme allemand cède moins à la personnalisation de la politique qu’en France, et que le parti, tout comme les Verts et l’AfD, présente deux têtes d’affiche, Sahra Wagenknecht en est de loin la représentante la plus connue.

En effet, à la suite des viols durant les célébrations du Nouvel An à Cologne, la candidate a appelé à la déportation, de manière individuelle, des réfugiés reconnus coupables de crimes, à renforcer les effectifs de police mis à mal par l’austérité budgétaire permanente et à limiter le nombre de réfugiés accueillis. Ce faisant, Wagenknecht est allée à l’encontre de la tradition humaniste et antiraciste de son parti. Si le programme de Die Linke conserve les traits classiques de la gauche radicale – accroissement de l’aide au développement, interdiction des exportations d’armes allemandes vers les pays en développement, critique des interventions armées occidentales et des impacts du libre-échange sur les populations vulnérables… -, il est indéniable que la position du parti sur cette question est devenue beaucoup plus opaque.

L’idée que les immigrés servent en général de main-d’oeuvre bon marché au patronat allemand et que leur exploitation fait d’eux une population clé pour les propositions socio-économiques du parti fait consensus. Toutefois, le parti doit aussi prendre en compte l’inquiétude grandissante des Allemands concernant la sécurité de leurs emplois, remise en question par l’arrivée d’une nouvelle armée de réserve, et l’exaspération quant au coût de cet accueil alors que l’Etat-providence a été constamment fragilisé depuis une quinzaine d’années. Ce problème d’articulation des demandes de différents pans de la société est particulièrement présent à l’Est où l’assise électorale de Die Linke et de l’AfD est plus forte qu’ailleurs et a mené le parti à une forme de tergiversation sur la question. Ces débats font d’ailleurs écho à ceux d’autres formations de gauche radicale en Europe, cherchant à articuler de la meilleure manière l’antiracisme et l’utopie d’un monde sans frontières avec la complexité de la réalité. Pour les intéressés, voici les arguments des soutiens de ce choix discursif et ceux de ses adversaires.

“Si le programme de Die Linke conserve les traits classiques de la gauche radicale, il est indéniable que la position du parti sur la question migratoire est devenue beaucoup plus opaque.”

Pour ne rien arranger, les prises de positions de Wagenknecht et de son conjoint Oskar Lafontaine, ancienne figure du SPD, ministre des finances de Gerhärd Schröder durant à peine quatre mois et membre fondateur de Die Linke, ont fait le jeu des médias hostiles, trop heureux d’exagérer les divisions et de torpiller Wagenknecht, mais aussi de ses adversaires de “l’aile droite” de Die Linke. Les dirigeants de la région de Thuringe, land gouverné par Die Linke en coalition “rouge-rouge-vert” avec le SPD et Die Grünen, et qui n’hésite pas à participer aux déportations d’immigrés organisées par le gouvernement fédéral, sont portant peu exemplaires sur la question. Quant à “l’aile gauche” de Die Linke, à l’exception de son soutien à Sahra Wagenknecht, elle semble avoir manqué de stratégie claire depuis plusieurs années, d’après le récit de Loren Balhorn, membre berlinois de Die Linke et contributeur de Jacobin Magazine sur les thématiques allemandes. Ces chamailleries internes ne sont pas nouvelles dans un parti-cartel, mais elles tombent sans doute au pire moment, en aspirant l’énergie et la bonne volonté des militants dans des débats peu constructifs tant cette question est sujette au règne de l’émotion, au détriment des actions de campagne et des mobilisations. 

Dès sa fondation, Die Linke a en effet hérité de plusieurs décennies de cultures politiques différentes : anciens communistes d’Allemagne de l’Est du défunt parti PDS, lui-même héritier du SED, le parti unique de la République Démocratique Allemande, militants des anciens groupuscules maoïstes et du parti communiste de l’Allemagne de l’Ouest – le stalinisme et le maoïsme n’étant que de lointaines affiliations partisanes abandonnées depuis par l’écrasante majorité des militants – et transfuges du SPD en désaccord avec la politique de troisième voie néolibérale choisie par celui-ci dans les années 2000. Cette addition des forces de gauche, proche de l’ancien Front de Gauche, de Syriza en Grèce ou de Izquierda Unida en Espagne, était une réussite dans le contexte porteur de la naissance du parti en 2007 – réformes Hartz et Agenda 2010 mis en place par le SPD et mouvement pacifiste-antimilitariste suite à la participation à l’intervention occidentale en Afghanistan – mais les évolutions politiques des dernières années ont fait ressurgir des divisions.

Des orientations stratégiques a revoir ?

Le contexte politique n’est cependant pas la seule raison du creux de vague actuel, les choix stratégiques de Die Linke en sont également responsables. Suite à une percée lors des élections fédérales de 2009 et des autres élections tenues à la même période, Die Linke a en effet envoyé la majeure partie de ses militants dans les Landtage (les parlements des Länder) ou au Bundestag (le parlement fédéral, situé à Berlin) et s’est largement focalisé sur le travail parlementaire. S’en est suivi un désinvestissement de la sphère des mouvements sociaux et un éloignement vis à vis des citoyens : Loren Balhorn parle à ce sujet d’une “normalisation” qui rend le parti moins attractif aux yeux des déçus de la politique, dont l’AfD est la première à profiter. Néanmoins, celui-ci insiste sur le fait que l’apparition de Die Linke a offert un visage et une voie à la gauche radicale, mais aussi des ressources financières, matérielles et même intellectuelles via la fondation Rosa Luxemburg. Par ailleurs, le parti semble avoir pris la mesure de la nécessité de participer aux mouvements sociaux et de penser le parlement comme un miroir des confrontations et des débats de la société plutôt que comme le lieu central de l’action politique. L’initiative de Bernd Riexinger, coprésident du parti, et de Katja Kipping, figure du socialisme libertaire, dénommée “connective party”, vise à expérimenter cette stratégie “dedans-dehors” en s’intéressant en particulier aux précaires du milieu hospitalier et aux nouveaux mouvements sociaux des industries de services : fast-food, grands magasins, sécurité ou encore centres d’appels. En somme, les millions d’occupants de minis-jobs.

“Die Linke a envoyé la majeure partie de ses militants dans les Landtage ou au Bundestag et s’est largement focalisé sur le travail parlementaire. S’en est suivi un désinvestissement de la sphère des mouvements sociaux et un éloignement vis-à-vis des citoyens.”

Demeure cependant une question cruciale sur laquelle Die Linke n’a jamais été parfaitement clair : celle de la position à adopter vis-à-vis du SPD. En raison de ses scores limités et du proportionnalisme électoral allemand, Die Linke ne peut gouverner seul. Se montrer trop intransigeant sur ses demandes risque alors d’entraver les offres de coalition, d’enfermer Die Linke dans une opposition permanente et de décourager les électeurs de voter pour une force renonçant à l’exercice du pouvoir. Sauf à obtenir une très peu probable majorité de voix, Die Linke est donc condamné à former des coalitions lorsque des occasions intéressantes se présentent. Seuls deux partis ont suffisamment de poids politique et de proximité – parfois lointaine, tout de même – idéologique : Die Grünen et le SPD. Les scores des premiers sont similaires à ceux de Die Linke et ne permettent pas d’envisager une somme suffisante. Die Grünen a néanmoins suffisamment de malléabilité idéologique pour qu’on y trouve des anticapitalistes tout comme des néolibéraux, ce qui laisse un certain espace pour coopérer.

Difficile d’en dire autant du SPD, qui a abandonné le marxisme depuis le congrès de Bad-Godesberg en 1959, mis en place des mesures libérales très controversées sous Schröder et participé à deux grandes coalitions avec la CDU-CSU de Merkel (2005-2009 et 2013-2017). Toutefois, le SPD gouverne en coalition avec Die Linke en Thuringe, au Brandebourg et à Berlin. En raison de sa structure complexe faite de nombreux courants, Die Linke est régulièrement divisé sur la position à adopter vis-à-vis de du SPD : le Forum Socialisme Démocratique (Forum Demokratischer Sozialismus) et le Réseau de la Gauche Réformiste (Netzwerk Reformlinke) sont favorables à des alliances alors que d’autres courants les rejettent. La Gauche Anticapitaliste (Antikapitalistische Linke) à laquelle appartient Sahra Wagenknecht demande quant à elle des garanties minimales telles qu’un moratoire sur les privatisations ou sur la baisse des dépenses sociales. Les premiers slogans de Die Linke “Richesse pour tous” et “plus la gauche est forte, plus le pays devient juste socialement”, en plus d’être creux, semblaient tendre une main au SPD pour peu que celui-ci veuille bien lâcher un peu de lest sur certaines questions. L’année 2017, marquée par l’accession à la tête du SPD de Martin Schulz, au discours plus critique vis-à-vis de l’Agenda 2010 que nombre de ses prédécesseurs mais apparaissant cependant prêt à gouverner avec Merkel, a une nouvelle fois fait ressurgir ces débats. Cette année, Die Linke s’oriente vraisemblablement à nouveau vers l’opposition.

Que changer ?

A l’aune de ce bilan en demi-teinte – résultats corrects et enracinement confirmé d’une force importante à la gauche du SPD mais errements stratégiques – Die Linke va sans doute devoir travailler en profondeur à rendre son message plus audible. Le programme est globalement complet et certains visages bien reconnus à l’échelle nationale, mais il est temps de refaçonner la communication du parti pour qu’il cesse enfin d’apparaître en marge de la centralité politique exercée par le SPD et l’union CDU-CSU. Die Linke ne peut mener une opposition institutionnelle permanente et attendre la bonne volonté d’un dirigeant du SPD pour pouvoir mettre en oeuvre ses propositions, le cas Schulz en est la démonstration irréfutable. Peut-être qu’une figure comparable à Jeremy Corbyn ou à Pedro Sánchez émergera et transformera le SPD, mais que se passera-t’il si ce n’est pas le cas? Et si cela prend cinq ou dix ans, durant lesquels la précarité et la pauvreté continueront d’augmenter en dehors des secteurs tournés vers l’exportation qui bénéficient des conventions collectives et de la cogestion avec les syndicats?

“Die Linke doit revendiquer la centralité du jeu politique, non pas sur un axe gauche-droite vidé de sa signification par les grandes coalitions, mais sur un clivage à créer entre le peuple victime de l’ordo-libéralisme et des élites politiques et économiques dont le programme se résume à la préservation du statu-quo.”

Le choix d’une structure de parti-cartel est évidemment critiquable mais en changer paraît compliqué, au moins à court-terme. La communication du parti, elle, peut être revue bien plus rapidement. Die Linke ne peut continuer à apparaître comme l’hémisphère gauche du SPD qui lui rappelle de temps en temps son passé glorieux de défense du prolétariat. Le parti doit revendiquer la centralité du jeu politique, non pas sur un axe gauche-droite vidé de sa signification par les grandes coalitions, mais sur un clivage à créer entre le peuple victime de l’ordo-libéralisme et des élites politiques et économiques dont le programme se résume à la préservation du statu-quo. En bref, un discours populiste similaire à ceux qui ont porté en quelques années la France Insoumise, Podemos, Jeremy Corbyn ou Bernie Sanders plus proches du pouvoir que n’importe quelle force de gauche radicale depuis 30 ans. Rien ne force non plus Die Linke à conférer à Die Grünen l’hégémonie des questions environnementales. Le scandale lié au diesel, la part toujours trop importante du charbon dans le mix énergétique, les grands projets inutiles comme le nouvel aéroport de Berlin ou le projet ferroviaire Stuttgart 21 suscitent une vague de contestation qui ne peut être ignorée. On entend pourtant trop peu Die Linke sur ces sujets.

Face au peu d’entrain que suscite des élections que l’on dit jouées d’avance et à une situation sociale qui ne s’améliore pas, la demande d’une alternative monte inexorablement. Elle ne tardera pas à éclater au grand jour lorsque la phase de prospérité actuelle montrera des signes de faiblesse et que la chancelière Merkel, exténuée par 4 années supplémentaires d’exercice du pouvoir, ne saura y répondre. Merkel a certes privé ses adversaires de revendications phares comme le salaire minimum, l’accueil de réfugiés et la sortie progressive du nucléaire, et elle devrait donc vaincre par K.O. dimanche. Mais sa probable victoire écrasante ne sera pas un triomphe : elle signera l’ajournement d’une politique alternative et une résignation à la meilleure situation possible dans le carcan austéritaire, anti-inflationniste, libéral et mondialisé qui règne en Europe. La nature ayant horreur du vide, si Die Linke ne renouvelle pas rapidement son discours et sa stratégie globale, l’AfD saura en profiter. La droite radicale devrait obtenir un score comparable à celui de Die Linke, en baisse par rapport à son boom des deux dernières années. Elle va pourtant faire son entrée au Bundestag. La stabilité apparente de la politique allemande cache sans doute un avenir beaucoup plus tumultueux.