France Relance : derrière les milliards, la mort de l’État planificateur

© Aitana Pérez

À l’approche de la présidentielle, les ministres multiplient les déplacements pour mettre en valeur le plan « France Relance », annoncé en septembre 2020 pour relancer l’activité à la suite de la crise sanitaire. Si certains projets sont des investissements utiles, ce plan ressemble surtout à un saupoudrage incohérent d’argent public, sans vision pour l’avenir du pays. En réalité, derrière la mise en scène d’un retour de l’État stratège, ce programme illustre l’absence de planification, au profit d’une approche néolibérale d’appels à projets.

Un patchwork incohérent

Annoncé en grande pompe à la rentrée 2020 par Emmanuel Macron, le plan France Relance devait permettre, selon le slogan officiel, de « construire la France de demain ». Décomposé en trois grands volets – la transition écologique, la compétitivité des entreprises et la cohésion des territoires -, il représente au total 100 milliards d’euros. Prévus sur deux ans, ces investissements visent un effet d’entraînement rapide pour l’économie française, mise à mal par les restrictions sanitaires, juste à temps pour la présidentielle. Si le versement des aides a effectivement été rapide, avec 72 milliards déjà engagés à la fin 2021, l’impact du plan sur l’économie française demeure difficile à mesurer. En effet, malgré les déclarations optimistes du gouvernement, le comité d’évaluation, présidé par l’ancien banquier central Benoît Coeuré, estimait fin octobre qu’il était « difficile d’établir un lien direct entre ce rétablissement [de l’économie française] et la mise en œuvre de France Relance ».

Quel que soit l’impact réel sur la croissance économique, il est indéniable que certains investissements répondent à de vrais besoins et vont dans le bon sens. On peut notamment citer les rénovations énergétiques de bâtiments publics, la dépollution de friches industrielles ou le soutien à la décarbonation de grosses industries. Toutefois, la floraison des petits logos verts avec les drapeaux français européens sur toutes sortes de projets sans liens évidents pose question. Comment un plan visant à « préparer la France aux défis du XXIe siècle » peut-il à la fois financer les projet cités plus haut, une « structuration du réseau national d’association de protection de l’animal », des rénovations d’églises ou encore l’achat de voitures électriques, pourtant peu écologiques ? En outre, malgré des rénovations ça et là, des services publics essentiels comme la santé, l’éducation ou la justice restent dans un état très dégradé. Comment expliquer un tel paradoxe ?

Le chiffre rond de 100 milliards est en réalité une addition de sommes versées dans le cadre de programmes qui n’ont pratiquement aucun lien entre eux.

Comme l’ont pointé plusieurs économistes dès l’annonce du plan, le chiffre rond de 100 milliards est en réalité une addition de sommes versées dans le cadre de programmes qui n’ont pratiquement aucun lien entre eux. Ainsi, la baisse des impôts de production, qui représente 20 milliards d’euros sur les années 2021 et 2022, peut difficilement être considérée comme une dépense de relance. Pour David Cayla, économiste de l’Université d’Angers et membre du collectif des économistes atterrés, cette baisse d’impôts « diminue les recettes fiscales, mais n’augmente pas l’activité des entreprises. Ce n’est pas parce qu’elles font plus de profits qu’elles vont plus investir. » De plus, France Relance agrège aussi des mesures déjà en place avant le lancement du plan, telles que les aides à la rénovation thermique MaPrime Rénov, le Ségur de la Santé ou le plan « France Très Haut Débit ». Si les enveloppes ont été revues à la hausse, il s’agit donc surtout d’un jeu comptable permettant de grossir artificiellement le montant du plan avant de le présenter à la presse. Enfin, une partie significative du plan n’est pas fléchée vers des investissements étatiques ou dans les entreprises publiques, mais à destination des collectivités territoriales et des entreprises privées. 

Financer plutôt que planifier

David Cayla est clair : pour lui, « il n’y a pas de plan de relance au sens strict ». « Cumuler des petits projets à 10 millions ne fait pas une politique » ajoute-il. S’il ne met pas en cause l’utilité des petites enveloppes destinées à rénover une école ou à relocaliser une usine, il rappelle que le plan de relance n’est qu’une couche de financement supplémentaire, qui vient compléter les apports des entreprises ou des collectivités, ainsi que les fonds européens ou ceux de la Caisse des Dépôts et Consignations par exemple. « On donne l’impression de financer de grands investissements, alors qu’on ne paie que la moitié ou le tiers. L’État ne finance qu’une partie et cherche un effet multiplicateur ».

Ainsi, pour l’économiste, plutôt que de financer directement de grands projets, France Relance est surtout une « agence de moyens », c’est-à-dire que « l’État préfère financer plutôt que faire lui-même ». Concrètement, les montants destinés aux collectivités et aux entreprises font l’objet d’appels à projets, où les demandes de subventions doivent reposer sur des dossiers complexes, remplissant un certain nombre de critères. Or, étant donné que les ministères et agences publiques ont perdu un grand nombre d’ingénieurs et de cadres spécialisés, ce sont bien souvent des cabinets de conseil qui ont établi la grille de critères à remplir. Cayla explique en effet que la haute fonction publique est de plus en plus tournée vers le privé : « l’Ecole des Mines ou Polytechnique, par exemple, ne forment plus des ingénieurs qui vont travailler pour l’État, mais pour des entreprises privées. » Dès lors, « l’État n’est souvent plus capable de savoir ce qu’il finance », ce qui le « met à la merci d’acteurs privés qui peuvent lui faire miroiter des solutions qui n’en sont pas. »

« La manière dont on juge des dossiers ne relève plus du politique, mais du cochage de cases ».

David Cayla, économiste à l’université d’Angers

Plus largement, ce système d’appel à projets crée une énorme bureaucratie à toutes les échelles. Pour obtenir les financements mis à disposition, les entreprises et collectivités font elles aussi largement appel aux cabinets de conseil pour rédiger leurs demandes ou leurs « contrats de relance et de transition écologique » (CRTE). Afin de maximiser leurs chances, elles peuvent même multiplier les projets, ce qui implique un processus de sélection encore plus lourd et le fait que nombre de projets auront été conçus pour rien. « C’est tout le mécanisme dénoncé par l’anthropologue David Graeber lorsqu’il parle de « bullshit jobs », estime David Cayla, qui y voit « un énorme gaspillage d’énergie et de travail. » Si des conflits d’intérêts peuvent exister en raison de l’intervention des mêmes cabinets auprès du financeur et du demandeur de subventions, le dernier mot revient tout de même au politique. Mais sans les capacités techniques pour bien évaluer l’intérêt de chaque dossier, il devient tributaire de la bureaucratie privée. « La manière dont on juge des dossiers ne relève plus du politique, mais du cochage de cases » développe Cayla, qui explique que certains dossiers, pourtant prometteurs, peuvent se voir refuser les aides car ils ne rentrent pas suffisamment dans les clous. « C’est une logique administrative et dépolitisée » résume-t-il.

Un État impuissant ?

David Cayla, économiste à l’université d’Angers, membre du collectif des Economistes atterrés. © Photo de profil Twitter

Si cette mise en œuvre technocratique est critiquable, elle n’est en fait que la conséquence du néolibéralisme. « L’État préfère donner des financements plutôt que de faire lui-même les choses. En somme, il préfère accompagner le marché plutôt que de substituer à lui. » Certes, l’État fixe de grandes orientations et choisit de soutenir des projets « verts », tournés vers le numérique ou visant tout simplement l’accroissement de la compétitivité, mais en définitive, les deniers publics financent bien des projets dont le lien avec l’intérêt général de la Nation n’est souvent pas évident. S’il convient qu’il ne s’agit pas d’une nouveauté, rappelant l’exemple du Grand Paris décidé sous Nicolas Sarkozy, « qui fonctionne lui aussi avec des appels à projets d’une complexité incroyable », David Cayla s’inquiète de l’impuissance croissante de l’État dont ce processus témoigne. Le nouveau plan France 2030, qui semble avant tout conçu pour permettre à Emmanuel Macron d’enjamber la présidentielle et d’avoir un semblant de réponse face aux critiques sur son bilan en matière de désindustrialisation, semble déjà pâtir des mêmes écueils.

Pour résumer le problème, il prend l’exemple du programme nucléaire français, considérablement accéléré après le premier choc pétrolier dans le cadre du « plan Messmer » (1974). En l’espace de deux décennies, ce programme d’investissements massifs est en effet parvenu à réduire la dépendance de la France aux hydrocarbures en matière de production d’électricité. A l’inverse du plan de relance actuel, l’État ne se contentait alors pas de financer; il organisait son action à travers de grandes entreprises entièrement publiques et de structures de recherche dont il était propriétaire, tels que EDF, Framatome ou le Commissariat à l’Energie Atomique (CEA). Or, au vu de l’urgence écologique, la nécessité de grands programmes de ce type ne semble plus à prouver. Cayla évoque par exemple la question de « l’hydrogène vert », c’est-à-dire fabriqué à partir d’électricité d’origine renouvelable.

« L’État n’est même pas capable d’organiser des rendez-vous de vaccination et demande à Doctolib de le faire ! »

David Cayla

Mais si un tel programme étatique est techniquement possible, il est en pratique interdit par « les règles européennes sur la concurrence, puisque l’État fausserait la concurrence en avantageant ses entreprises nationales. » Si l’État peut toujours intervenir dans certains domaines, tels que la santé ou l’éducation, il se retrouve pratiquement démuni dans d’autres secteurs, comme l’énergie ou les transports, où priment les traités européens. Mais l’obstacle n’est pas seulement juridique selon Cayla : « Politiquement, on pourrait tout à fait défendre le fait de passer outre les règles européennes pour réaliser la transition écologique, mais pour ça il faut une volonté politique. » Or, cette volonté politique d’outrepasser le marché semble aujourd’hui absente dans tous les domaines. « L’État n’est même pas capable d’organiser des rendez-vous de vaccination et demande à Doctolib de le faire ! » rappelle ainsi Cayla.

Ainsi, au contraire du retour de l’État dans l’économie vanté lors de chaque inauguration d’un projet France Relance, c’est bien son impuissance et son effacement au profit du secteur privé qui transparaît dans ce soi-disant « plan ». Si la perte de compétences dans la haute fonction publique et si les règles européennes sont de vrais obstacles à lever pour espérer pouvoir mener une planification digne de ce nom, rien ne se fera tant que la volonté politique ne sera pas au rendez-vous. Sur ce point, Cayla est pessimiste : « les gouvernants actuels, en tout cas au niveau national, ne veulent pas vraiment le pouvoir, seulement ses attributs. Ils veulent passer à la télévision, donner des interviews, avoir une stature etc. Mais ils ne veulent pas le pouvoir car cela est très lourd et implique des responsabilités. » A l’approche de la présidentielle, le choix sera de nouveau ouvert au peuple français : la « relance » de la France sera-t-elle déléguée à des communicants présentant des powerpoints ou sera-t-elle planifiée, à long terme, par de nouveaux responsables politiques déterminés ?

À l’origine des bullshit jobs, la gouvernance par les nombres

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Comment expliquer que le système économique se présentant comme le plus efficace, le capitalisme, en soit venu à créer tant d’emplois inutiles, les bullshit jobs ? Une lecture comparée d’Alain Supiot [1] et de David Graeber [2] explique ce phénomène par la bureaucratie, aujourd’hui dominée par la gouvernance par les nombres. Celle-ci a envahi aussi bien nos institutions publiques et privées que nos esprits.


Pour faire disparaître les bullshit jobs, il faut d’abord comprendre d’où ils viennent. Leur regretté concepteur David Graeber, anthropologue américain, avait posé cette question dès son premier article [3]. Il y interrogeait la prédiction de John Maynard Keynes [4] selon laquelle, à notre époque, les progrès du capitalisme nous permettraient de ne plus travailler que 15h par semaine. L’histoire n’ayant pas pris cette voie, David Graeber cherchait à comprendre pourquoi. Il constatait alors que nous sommes aujourd’hui nombreux à nous retrouver « dans la même situation que les anciens travailleurs soviétiques, à travailler 40 ou 50h par semaine théoriquement, mais plutôt seulement 15 heures dans les faits comme l’avait prédit Keynes, étant donné que le reste de [notre] temps est passé à organiser ou à participer à des séminaires de motivation, à mettre à jour [notre] profil Facebook ou à télécharger des séries ». C’est en effet le quotidien inavouable de millions de travailleurs exerçant des bullshit jobs. Graeber suggérait ainsi que le capitalisme n’est pas un système aussi efficace qu’il le prétend et qu’il a eu besoin de ce genre d’aberration – à savoir créer des postes inutiles – pour se maintenir.

Taylor : l’ouvrier n’est pas là pour penser

Cette anomalie du monde du travail prend racine dans l’organisation moderne de celui-ci. Elle commence avec Frederick Taylor au début du XXe siècle, lors de la deuxième révolution industrielle, qui a vu le développement de l’électricité, du téléphone et du moteur thermique. Dans sa conceptualisation d’une organisation dite scientifique du travail, Taylor cherche à utiliser une division rationnelle de la production afin d’en accroître le rendement. Selon lui, il faut diviser le travail en tâches simples et répétitives afin que celui qui l’exécute n’ait plus rien à penser, d’autres étant payés pour penser à sa place. Les ouvriers sont abrutis par la vitesse de la chaîne de montage. L’industrie du cinéma, qui apparaît à la même époque, en a donné des images saisissantes : les Temps Modernes de Charlie Chaplin ou Metropolis de Fritz Lang représentent des ouvriers à l’usine réduits à l’état d’engrenages de la machine, c’est-à-dire de machines eux-mêmes.

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Cette nouvelle conception du travail s’est imposée petit à petit au XIXe siècle, non sans débats. Avant la révolution industrielle, on disait de celui ou celle affecté à une tâche complexe qu’il œuvrait, ou qu’il exerçait un art ; d’où les mots ouvrier et artisan. Avec le développement des grandes usines, la nature du travail change. Comme l’a montré Karl Polanyi, le travail devient alors une marchandise, un « facteur de production » selon les économistes néoclassiques.  Pour Karl Marx, le capitaliste achète du « travail abstrait »[5], c’est-à-dire défini par sa valeur d’échange et non sa valeur d’usage, comme une marchandise. De ce point de vue, un travailleur peut être remplacé par un autre, et il effectue telle ou telle tâche en fonction du bon vouloir du patron. Personne ne pouvant se vendre soi-même, à moins de s’esclavagiser, on dit que le travailleur vend sa « force de travail » (il y est forcé car il ne possède qu’elle). Il est à la fois sujet et objet du contrat de travail.

L’emploi comme compensation d’un travail aliénant

Après la Seconde Guerre mondiale, cette organisation du travail est entérinée dans son fondement, mais aménagée par des principes de justice sociale. Selon le juriste spécialiste du droit du travail Alain Supiot, la notion de justice sociale s’entend comme la négociation de compensations accordées au travailleur pour l’aliénation qu’il subit au travail. Les revendications syndicales portent alors sur trois aspects du travail : la réduction du temps de travail, l’augmentation des salaires, et l’amélioration des conditions de travail. Mais la déshumanisation fondamentale, le fait de faire travailler les hommes et les femmes comme des machines, n’est alors plus remise en cause pendant cette période d’après-guerre, ou minoritairement, y compris à gauche [6].

Ce compromis, appelé fordiste, stabilise l’organisation du travail pour un temps, mais entre en crise à la fin des années 1960, à la faveur des grands mouvements ouvriers de grève générale et d’occupation d’usines, notamment en France et en Italie. Les grévistes remettent en question le compromis, avec des slogans comme « pour ne plus perdre sa vie à la gagner », comme le note la sociologue du travail Danièle Linhart. L’idée de la compensation entre un travail abrutissant d’une part et des conditions matérielles d’autre part semblait ne plus pouvoir tenir. En Italie, Luchino Visconti réalisa au même moment son film adapté du roman Le Guépard de Lampedusa, et sa fameuse réplique « il faut que tout change pour que rien ne change ». Cette idée fit son chemin chez les capitalistes : menacés dans leur autorité, ils devaient faire des compromis sur l’accessoire pour ne pas compromettre l’essentiel, à savoir leur souveraineté sur les travailleurs et les moyens de la production.

Du travailleur-horloge au travailleur-ordinateur

Une nouvelle organisation du travail fit alors son apparition à partir des années 1970 : le management par objectifs. Également appelée toyotisme ou lean management, elle promettait une plus grande autonomie aux travailleurs. Ils ne doivent plus « se contenter d’exécuter les ordres qu’on leur donne pendant un temps convenu à l’avance » [7], mais remplir les « objectifs » de leur « mission ». Ces évolutions voulaient traduire dans les faits l’idée de ne plus considérer les travailleurs comme des machines. Et en effet, la représentation du travailleur évolua dans le sens où celui-ci n’était plus considéré comme une horloge à remonter mais comme un ordinateur à programmer, avec les bons objectifs. Conçu ainsi, le travailleur reçoit des informations de l’extérieur, projette ses actions et reçoit en retour la rétroaction (feedback) de celles-ci. On peut ainsi définir la performance de son action comme l’écart entre ses objectifs et ses réalisations. Les carrières s’individualisent et tout le monde devient évalué, mais toujours avec une certaine promesse, celle de mieux tirer parti des spécialités de chacun.

Ce management par objectif permet de laisser l’illusion au salarié qu’il jouit d’une plus grande liberté. C’est un leurre, car les fins de la production restent aux mains des seuls décideurs. Leurs subordonnés ne s’émancipent pas ; ils ont le choix des moyens, mais pour atteindre un objectif qui ne souffre pas la discussion – précisément, c’est leur objectif, et il leur est assigné. En un mot, ils sont « libres d’obéir » [8], selon le titre du dernier livre de Johann Chapoutot. Cet historien du nazisme y montre comment les juristes du IIIe Reich ont théorisé l’adoption de ce régime de travail, partageant un ancêtre commun avec le management moderne : l’idéologie du darwinisme social du XIXe siècle.

De l’abrutissement à la souffrance mentale

Les travailleurs sont donc sommés de jouer un jeu dont les règles changent constamment, tout en restant toujours déséquilibrées contre eux. Ces réformes permanentes sont destinées à empêcher les salariés de comprendre le jeu et d’y mettre en place une stratégie. Cela se manifeste par des injonctions paradoxales qui rendent fou (faites plus avec moins par exemple), des réorganisations constantes des services, ou encore la dévalorisation de l’expérience des plus anciens, comme cela s’est vu de manière archétypique lors du procès de France Télécom [9]. Répandues dans le monde occidental depuis l’effondrement du bloc soviétique, ces évolutions se sont accompagnées de la dissolution des collectifs de travail et plus largement de la conscience de la classe ouvrière, ainsi que d’une explosion des souffrances psychiques, comme cela a été largement documenté par les psychologues du travail.

Enfin, ces dernières années, de nouvelles promesses non tenues car intenables se sont ajoutées au monde du travail. Il s’agit d’une préoccupation étrangère aux patrons comme aux travailleurs du XIXe siècle : l’épanouissement au travail, et même plus récemment le bonheur au travail – via la figure du chief happiness officer. Comme le note Frédéric Lordon, il s’agit « d’enrichir le travail en affects joyeux », afin d’obtenir l’obéissance par l’amour plutôt que par la peur. Ainsi pour les salariés le consentement remplace la contrainte mais l’assujettissement demeure.

La multiplication des bullshit jobs ou l’abstraction du travail

C’est dans ce contexte que les bullshit jobs se sont multipliés dans cette deuxième moitié du XXe siècle ; ils sont à la fois une cause et un symptôme de cette nouvelle organisation du travail. David Graeber en raconte un exemple très concret avec l’usine des thés Éléphant située à Gémenos près de Marseille, qu’il a visitée. Là-bas, les ouvriers lui ont expliqué qu’année après année, alors que leurs effectifs stagnaient et que leur travail s’intensifiait, ils ont vu apparaître un, puis deux, puis de nombreux cols blancs, arpentant l’usine et réalisant des graphiques Excel. Puis, ces jeunes fringants ont eu l’idée de délocaliser l’usine en Pologne, ce qui a mis les travailleurs en grève pendant 1336 jours, avant que la maison mère Unilever ne cède et que les ouvriers reprennent l’usine sous la forme d’une coopérative [10].

« On est arrivé à la forme pure du travail abstrait, qui ne sert plus à rien, qui ne produit rien, et est seulement comptabilisé. »

Ainsi, les travailleurs sont de plus en plus pressurisés par des « manipulateurs de symboles » [11] dont personne ne sait exactement à quoi ils servent, si ce n’est inventer, réinventer et changer sans cesse les protocoles décrivant précisément aux autres travailleurs, les non qualifiés, comment ils doivent travailler. Dans cette organisation absurde, les promesses du nouveau capitalisme néolibéral ne sont pas tenues, pas même pour les cadres, comme le remarque l’historien de l’économie Arnaud Orain : « Est-ce que le travail aujourd’hui a été une montée en compétences, et en polyvalence ? Peut-être pas, en fait. […] Le travail qu’on doit appliquer aux nouvelles technologies est soit inexistant, car il est fait par un algorithme, soit il est du pur travail abstrait, que n’importe qui peut faire, comme faire des Powerpoint pour préparer la prochaine réunion de brainstorming, où on parlera de la réunion suivante qui aura trait à comment revoir les process. Ce travail complètement interchangeable, que n’importe qui qui aurait le bac pourrait faire, devient pratiquement dénué de sens : on ne voit pas à quoi il sert, probablement parce qu’il ne sert à rien. On est arrivés à la forme pure du travail abstrait, qui ne sert plus à rien, qui ne produit rien, et est seulement comptabilisé »[12]. C’est ici qu’apparaissent les bullshit jobs, c’est-à-dire l’inutilité du travail, mais aussi la gouvernance par les nombres : ces postes inutiles existent seulement car ils sont comptabilisés, c’est-à-dire comptés.

La séparation de la carte et du territoire

David Graeber a montré la souffrance des personnes de l’autre côté du tableur Excel : celles payées à mettre en place ces indicateurs de performance, donc. Pour Alain Supiot, ces travailleurs ne souffrent plus d’être coupés de leur corps mais d’être coupés du monde réel. C’est donc une deuxième déshumanisation qui prend place : là où les ouvriers à la chaîne étaient empêchés de penser, les nouveaux travailleurs dits intellectuels deviennent prisonniers des systèmes complexes d’abstraction mis en place, faits de pilotage de l’excellence et d’autres termes abscons.

C’est ce qu’Alain Supiot a nommé « la séparation de la carte et du territoire » : une carte est une représentation nécessairement simplifiée d’un territoire, il y a toujours une distance entre les deux. Dans le travail, cette carte correspond au travail prescrit, celui des modes opératoires, différent du travail réel qui correspond au territoire [13]. La séparation intervient quand on confond les deux, et qu’on ne regarde plus que la carte. Le management par objectif produit cet effet : lorsque l’indicateur censé mesurer l’avancement par rapport à l’objectif (la carte) devient lui-même l’objectif, on ne s’oriente plus dans le territoire grâce à la carte, mais on se promène dans une carte imaginaire dont on retrace les frontières. La carte, fût-elle belle et harmonieuse, est coupée de tout territoire existant. À quoi cela pourrait-il bien servir ?

Alain Supiot remarque que cette nouvelle aliénation fait obstacle à la notion de “travail réellement humain”, selon les mots du préambule de la Constitution de l’Organisation Internationale du Travail. L’expression qui y figure est celle d’un régime de travail réellement humain, qui pouvait être comprise en deux sens : ou un travail humain, qui ne coupe le travailleur ni de sa pensée ni du monde réel, ou un régime humain de travail, c’est-à-dire un travail aliénant mais cantonné dans un temps réduit, dans de meilleures conditions et avec un salaire plus élevé. C’est cette deuxième option qui a été suivie après la Seconde Guerre mondiale. Comme le résume Alain Supiot, « l’emploi désigne un échange : l’obéissance contre la sécurité », là où le travail humain serait celui procurant à ceux qui l’exercent « la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun » [14]. On remarquera l’idée de contribution au bien commun, à la société, ce dont ceux qui tombent dans des bullshit jobs sont privés.

La bataille néolibérale contre le règne de la loi

Cette organisation qui engendre tant de souffrances prend racine dans les grands principes de l’idéologie néolibérale qui nous gouverne. Contrairement aux ultralibéraux, les néolibéraux ne pensent pas que le marché soit une institution naturelle. Au contraire, ils pensent que l’État doit bel et bien agir, mais pour créer et conserver des marchés, dans toutes les sphères de l’existence. Ils partagent avec les autres libéraux l’idée selon laquelle le marché est le lieu de la vérité (« des prix », selon l’expression), émergeant de la mise en concurrence. Tout doit être soumis à la compétition du marché, « libre et non faussée » : c’est le « cap » néolibéral, inamovible, brillamment décrit par Barbara Stiegler [15]. Cette vision du monde comme une jungle rappelle celle du darwinisme social, qui tient la compétition en loi « naturelle », indépassable, et bonne en soi. Et elle alimente elle-même les bullshit tâches, comme on peut le constater dans la logique de l’appel à projets : pour une candidature retenue, toutes les autres produites pour le même appel à projet l’ont été en vain. David Graeber avait d’ailleurs défini une catégorie de bullshit jobs à part entière, les porte-flingues, pour ce type de poste [16].

Le fait d’être doté d’une loi supérieure qui s’impose à tous est précisément ce qui permet d’être libre.

Ainsi pour les libéraux, aucune loi, aucune règle ne doit dépasser celle du marché. L’État lui-même devient un instrument au service du marché et il doit lui-même adopter la même bonne gouvernance, c’est-à-dire se comporter tel une entreprise comme les autres, entreprises qui doivent elles-mêmes se comporter comme de bons pères de famille, suivant le vieux schéma de l’économie patriarcale. Les néolibéraux entretiennent autour de cette vision du monde l’idée qu’elle permettrait d’être plus libre, car aucune loi ne s’imposerait à nous. C’est la caricature de l’État se mêlant de vos affaires, décrite par Friedrich Hayek, qui associait la répartition organisée des biens au totalitarisme, déclarant mener « le combat contre le socialisme et pour l’abolition de tout pouvoir contraignant prétendant diriger les efforts des individus et répartir délibérément leurs fruits » [17]. Fin penseur du néolibéralisme, il exprimait les choses très clairement : « [la] revendication d’une juste distribution pour laquelle le pouvoir organisé doit être utilisé afin d’accorder à chacun ce à quoi il a droitest un atavisme fondé sur des émotions originelles » [18].

Toutefois, comme le démontre Alain Supiot, c’est le contraire : le fait d’être doté d’une loi supérieure qui s’impose à tous est précisément ce qui permet d’être libre. Il prend pour cela l’exemple de la parole : outil fondamental pour le développement de tout être humain et de toute communauté, elle n’en reste pas moins une règle arbitraire imposée de l’extérieur, une hétéronomie, que tous les humains doivent apprendre. La novlangue de l’ère néolibérale le trahit : en parlant désormais de gouvernance au lieu de gouvernement, la séparation ontologique entre les individus et l’État disparaît.

Adam Smith ou l’utopie du marché

La conception néolibérale de la société (ou de « l’absence de société », comme disait Margaret Thatcher) s’oppose donc à l’idée que les humains puissent se doter d’une loi supérieure qui leur permette de faire communauté. David Graeber le rappelait dans son avant-dernier livre [19], sous-titré « l’utopie des règles », pour expliquer l’augmentation de la bureaucratie : nous chérissons les règles car elles nous protègent de l’arbitraire d’un tyran. Comme le formule Alain Supiot, « il faut que la chose publique – la res publica – tienne debout pour que les rapports entres les particuliers obéissent à un régime de droit (rule of law), et non à la loi du plus fort » [20]. C’est finalement l’expression de la célèbre maxime « entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime, et la loi qui affranchit » [21]. Sans loi, seuls subsistent alors des liens d’allégeance : au sein de la famille, d’un petit groupe, ou plus généralement l’allégeance d’un « indépendant » en réalité vassalisé à son donneur d’ordre économique. David Graeber avait également intuité cette conception dans Bullshit Jobs en qualifiant le monde du travail moderne de « féodalisme managérial ».

Comme le remarque Supiot, l’autre attrait de cette conception libérale est de « faire l’économie de la définition d’un intérêt général ». Il n’est plus question que d’intérêts particuliers, et c’est la somme de ceux-ci qui apportera l’harmonie sociale, selon la métaphore de la main invisible d’Adam Smith – qui était d’ailleurs la main de la « divine providence ». C’est le rêve d’une société humaine qui serait en pilotage automatique.

Ce rêve de marchand a été possible car certaines conceptions du monde avaient changé, comme le détaille David Graeber en 2011 dans son livre sur l’histoire de la dette [22]. Pendant de très longues périodes, les ventes au comptant dont parle Adam Smith n’étaient pas possibles car il n’y avait pas de pièces de monnaie en circulation. À la place, pour les échanges de tous les jours, les gens s’écrivaient des ardoises les uns les autres, qu’ils liquidaient à intervalles réguliers. Ni la monnaie ni le troc n’étaient utilisés, contrairement à ce que les économistes répètent en boucle depuis l’invention de leur discipline (pour eux la monnaie aurait remplacé le troc, et le crédit ne serait venu qu’après).

La comptabilité en partie double : point de départ du capitalisme

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Portrait de Luca Pacioli, inventeur de la comptabilité en partie double, vers 1500

« L’utopie du marché » [23] est bien une illusion de marchand dans le sens où à l’époque, seuls les marchands, itinérants, pouvaient utiliser couramment le paiement en pièces sonnantes et trébuchantes. En effet, comme ils n’étaient que de passage dans les endroits qu’ils traversaient, leurs clients ne pouvaient pas leur faire confiance pour leur faire crédit et inversement. Mais les marchands avaient tendance à truander, par exemple en rognant les pièces d’or et d’argent qu’ils utilisaient, ou en truquant leurs balances. C’est pourquoi les corporations des marchands des cités-États italiennes de la Renaissance, qui pratiquaient le prêt à intérêt pour financer leurs pérégrinations en Europe, ont inventé la comptabilité en partie double ; ce sont précisément les ventes à crédit qui l’ont rendue nécessaire. « Si j’ai fait crédit de mille florins à un client, je ne peux jamais être absolument certain de recouvrer cette somme et ne peut donc l’enregistrer comme un avoir en caisse. […] Pour enregistrer fidèlement ces opérations, les marchands ont donc ouvert des comptes spécifiques : des comptes « clients » et « fournisseurs » pour enregistrer les opérations de crédit et des comptes « ventes » et « achat » pour enregistrer les transferts de bien correspondants » [24]. Ainsi chaque opération est entrée à deux endroits, dans deux comptes.

Selon Werner Sombart, historien et sociologue allemand à qui l’on doit le mot de « capitalisme », cette invention fut si importante qu’elle en vient à définir le capitalisme lui-même : « le capitalisme et la comptabilité en partie double ne peuvent absolument pas être dissociés ; ils se comportent l’un vis-à-vis de l’autre comme la forme et le contenu » [25]. Et en effet la comptabilité possède plusieurs attraits. Elle a tout d’abord pour fonction de donner une « image fidèle » de l’activité d’un marchand, ce qui lui permet d’être accepté par les autres sur un marché. Elle donne aux chiffres une vérité légale [26]. Elle homogénéise des objets et opérations de natures différentes dans une seule unité de compte, tout comme la notion de travail abstrait « ramène à des quantités commensurables (et donc échangeables) de temps et d’argent l’infinité variété des activités humaines » [27]. Enfin, l’équilibre de tous les comptes entre eux (l’actif et le passif dans le bilan comptable devant être de même montant) permet d’assurer l’authenticité des comptes.

Désintoxiquer les esprits de la bureaucratie

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La logique comptable est une logique marchande mais elle participe d’une conception idéologique plus large de l’harmonie par le calcul (expression reprise par Alain Supiot à Pierre Legendre [28], qui s’est lui-même inspiré d’un économiste libéral français du XIXe, peu connu, Frédéric Bastiat [29]). Les nombres ont exercé une grande fascination sur une certaine part de l’humanité, occidentale principalement (et, avec des conséquences différentes, chinoise), qui remonte au club des pythagoriciens [30], fameux pour avoir jeté à l’eau le premier de ses membres qui avait mis au jour l’existence de nombres irrationnels – des nombres ne pouvant s’exprimer sous forme de fraction, c’est-à-dire de rapport, d’harmonie. Cette fascination se retrouve jusqu’à aujourd’hui dans nos esprits, dans l’idée que tout serait évaluable de manière quantifiée, et qu’en dehors de la quantification ne subsisterait que les croyances méprisables de l’obscurantisme. Les nombres, contrairement aux mots, ne peuvent a priori pas être sujets d’interprétation. Comme l’écrit Christophe Dejours, psychanalyste ayant étudié les effets délétères de l’évaluation au travail, « la plupart d’entre nous croyons que l’évaluation est juste, que c’est l’objectivité même. Nous avons cela dans la tête. Nous y croyons. […] La plupart d’entre nous pensons que tout en ce monde est évaluable » [31]. D’où bien évidemment la souffrance de recevoir une mauvaise évaluation, même si (voire, d’autant plus si) celle-ci est effectuée à la tête du client. In fine, ne pas évaluer du tout est préférable à utiliser des indicateurs inadaptés. Et abandonner l’idée même d’évaluation est le seul moyen d’abandonner les bullshit jobs afférents.

Cette gouvernance par les nombres ne doit pas être prise comme une fatalité. Nous l’avons instituée, et nous pouvons la destituer, en changeant les règles du jeu. Nos institutions ne doivent pas être rivées à des indicateurs chiffrés, mais doivent être guidées avant tout par des principes moraux et politiques ouverts à la discussion. La discussion politique étant de nature contradictoire, elle sera sans doute moins harmonieuse qu’une équation. Mais c’est ainsi que nous pourrons éliminer ces souffrances inutiles. Cette désintoxication de la bureaucratie serait ainsi l’étape finale de l’élimination des bullshit jobs.


David Graeber nous a tragiquement quittés le 2 septembre dernier, à l’âge de 59 ans. Sa veuve Nika Dubrovsky et ses proches fondent en sa mémoire un réseau international appelé le Museum of care (musée du soin).

[1] Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014), Fayard, 2015, réédité en poche aux éditions Pluriel, 2020.

[2] David Graeber, Bullshit jobs, éditions Les Liens qui Libèrent, 2018

[3] “On the phenomenon of bullshit jobs”, David Graeber, Strike! Magazine, 2013

[4] John M. Keynes, Lettre à nos petits-enfants, 1930

[5] Karl Marx, Le Capital, Livre 1, Tome 1, § 4 ; cité par Alain Supiot, op. cit., p 488.

[6] Bruno Trentin, La Cité du travail : la gauche et la crise du fordisme, 1997

[7] Alain Supiot, op. cit., p. 491

[8] Johann Chapoutot, Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui, 2020, Gallimard

[9] Sandra Lucbert, Personne ne sort les fusils, Seuil, 2020

[10] « Fermeture de l’usine Fralib », Wikipédia, consultée le 5 novembre 2020

[11] Selon la formule de Robert Reich, L’économie mondialisée, 1993, Dunod

[12] Arte. Travail, Salaire, Profit, épisode 2 : « Emploi ». Intervention d’Arnaud Orain à 25 min 12 s.

[13] Christophe Dejours, L’évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fondements de l’évaluation, INRA, 2003

[14] Déclaration de Philadelphie (1944), citée par Alain Supiot dans « Et si l’on refondait le droit du travail… », Le Monde Diplomatique, octobre 2017

[15] Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, janvier 2019, Gallimard

[16] Voir Guillaume Pelloquin, « Pourquoi l’existence des bullshit jobs est une absurdité écologique », Le Vent Se Lève, mars 2020

[17] Friedrich Hayek, L’ordre politique d’un peuple libre, 1979, cité par Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, p. 367

[18] Ibid.

[19] David Graeber, Bureaucratie, 2015, trad. fr. Les Liens qui Libèrent, 2015

[20] Alain Supiot, op. cit., p. 381

[21] Phrase prononcée par le religieux et homme politique du XIXe siècle Henri Lacordaire.

[22] David Graeber, Dette. Cinq mille ans d’histoire, 2011, trad. fr. Les Liens qui Libèrent, 2013

[23] Selon l’expression de Karl Polyani dans La Grande Transformation (1944), reprise par Serge Halimi dans Le Grand Bond en arrière, 2012, Agone, p. 27

[24] Alain Supiot, op. cit., p. 178

[25] Werner Sombat, traduction de M. Nikitin dans Cahiers de l’histoire de la comptabilité, cité par Bernard Colasse dans Les fondements de la comptabilité, repris par Alain Supiot dans La gouvernance par les nombres, p. 179.

[26] « La comptabilité régulièrement tenue peut être admise en justice pour faits de commerce », code de commerce art. L123-23, cité par Alain Supiot, op. cit., p. 174

[27] Alain Supiot, op. cit., p. 488

[28] Pierre Legendre, La Fabrique de l’homme occidental, Mille et une nuits, 1996

[29] Frédéric Bastiat, Harmonies économiques, Guillaumin, Paris, 1851

[30] Alain Supiot, « Le rêve de l’harmonie par le calcul », Le Monde Diplomatique, février 2015, issu de son ouvrage La gouvernance par les nombres

[31] Christophe Dejours, op. cit., p. 76

Pourquoi l’existence des bullshit jobs est une absurdité écologique

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Pour affronter le changement climatique, les changements superficiels ne suffiront pas [1]. Il faut repenser nos besoins et couper court aux dépenses énergétiques superflues, plutôt que de rendre nos consommations « vertes ». Dans ce cadre, l’existence de millions d’emplois inutiles, les bullshit jobs, est une absurdité écologique qui nous oblige à revoir complètement notre conception du travail et de la société.


Dans le monde, les mouvements écologistes se développent et se radicalisent, comme Youth for climate, le réseau initié par la jeune Suédoise Greta Thunberg ou encore Extinction Rebellion. En France, le mouvement climat a pris une ampleur de masse après la démission de l’ancien ministre de l’écologie Nicolas Hulot, en août 2018. Ces mouvements, qui s’opposent aux gouvernements libéraux climaticides comme celui d’Édouard Philippe, mettent ces derniers face aux contradictions de « l’impossible capitalisme vert »[2]. Par leurs actions aux méthodes traditionnelles ou innovantes, comme les manifestations de masse, les actions de désobéissance civile ou même la désobéissance totale de la ZAD, ils vivifient l’imaginaire de la gauche contemporaine. Et la tâche est immense : pour tenir l’objectif de la COP21 de limiter le réchauffement climatique de 2 °C par rapport à l’ère pré-révolution industrielle, il faudrait notamment laisser dans le sol 80% des réserves mondiales actuelles d’énergies fossiles. Cela impliquerait, d’une part, de mener un combat contre le pouvoir des multinationales qui se sont accaparées ces réserves, et d’autre part de, non seulement remplacer nos sources d’énergie par de nouvelles, mais surtout d’abandonner une grande part de nos activités. Pour économiser suffisamment d’énergie, toutes les activités humaines doivent donc être réévaluées [3] afin de bannir celles qui sont inutiles.

L’écologie politique ou la « halte à la croissance »

Dans cette situation politique transparaît la particularité de l’écologie, selon l’un de ses premiers penseurs, Ivan Illich. Pour lui, la politique a traditionnellement eu pour objet de transformer le monde, en inventant des outils. Or, à partir d’une certaine époque, de certains seuils de mutation dans la société, le rapport au monde du politique a changé, et petit à petit les outils ont muté, en passant de l’état de convivialité à l’état de productivité. Il s’agit finalement de l’émergence du productivisme, c’est-à-dire du monopole du mode de production industriel par rapport à tous les autres.

Ainsi, comme l’écrit Ivan Illich, des inventions telles que « le trois-mâts, les moulins à eau ou à vent » ou la machine à vapeur ont été accompagnés de changements métaphysiques du rapport au monde : « Dès l’époque de Bacon, les Européens commencèrent à effectuer des opérations relevant d’un nouvel état d’esprit : gagner du temps, rétrécir l’espace, accroître l’énergie, multiplier les biens, jeter par-dessus bord les normes naturelles, prolonger la durée de la vie. » [4] Auparavant, les grandes réalisations comme les pyramides ou les cathédrales étaient possibles, mais nécessitaient de grands nombres de travailleurs (parfois esclaves), car l’énergie disponible était principalement humaine, métabolique. Puis, à partir du XVIIIème siècle, la mise en exploitation des énergies fossiles que sont le charbon, le gaz et le pétrole décuplèrent la quantité d’énergie maîtrisable par un nombre réduit de personnes. Le productivisme à proprement parler commença : le but primaire des sociétés occidentales devint l’augmentation de la production (la croissance du PIB), au détriment d’autres objectifs, comme celui de respecter toutes limites raisonnables, humaines ou naturelles.

Les rapports du GIEC soulignent année après année l’impasse de cette logique. Le problème du réchauffement climatique n’est pas exactement un problème d’inaction – « nous » ne faisons pas rien, nous faisons déjà trop. Même si nous avons urgemment besoin d’une action législative déterminée pour juguler le réchauffement, cette législation doit d’abord porter sur l’arrêt d’activités polluantes. Cette perte ne sera pas nécessairement douloureuse, dans la mesure où le capitalisme a créé une multitude de besoins inutiles pour accompagner ses productions inutiles.

Les bullshit jobs ou l’activité humaine inutile

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David Graeber – © Wikimedia Commons

Justement, les bullshit jobs, que l’on pourrait traduire par métiers du baratin ou postes à la con, sont des emplois ou formes d’emploi rémunérées qui, d’après le travailleur lui-même, ne servent à rien [5]. Ce phénomène de société a été révélé par l’anthropologue David Graeber en 2013, dans un article en ligne [6] devenu viral, complété en 2018 par un ouvrage [7] dédié à la question. Graeber fonde son propos sur les témoignages de nombreuses personnes reconnaissant travailler dans le vide [8]. Dans bien des cas, ces dernières s’ennuient une grande partie de leur semaine de travail, faute de tâches concrètes à réaliser. Certains individus, plus rares, ont un rythme de travail conséquent, sans pour autant produire quoi que ce soit d’utile – c’est le cas notamment des avocats d’affaires, nombreux à avoir contacté l’auteur. Certains développent dans leurs échanges avec lui des théories sociologiques et politiques complètes, tandis que d’autres sont moins loquaces. Ils ont tous en commun le sentiment profond de ne servir à rien, ce qui pèse sur leur santé mentale.

Il ne s’agit pas de cas isolés : selon un sondage réalisé au Royaume-Uni en 2015 pour mesurer le phénomène, 37% des salariés et indépendants sondés estiment que leur emploi « n’apporte rien de significatif au monde » [9]. Si l’on ajoute les bullshit jobs de second ordre, à savoir les emplois utiles mais servant de soutien aux bullshit jobs (comme par exemple les agents de ménage d’un cabinet de conseil), la proportion de temps perdu au travail dans nos sociétés est d’environ 50%, un chiffre à peine croyable.

En dehors même de toute considération d’intérêt général, de nombreux témoignages font état de tâches d’une absurdité à toute épreuve. C’est le cas rapporté par Graeber de cet ouvrier agricole dont le patron lui demandait, une fois que les autres tâches étaient réalisées, de récolter des cailloux dans le champ pour en faire un tas, qui serait ensuite laissé à l’abandon. Dans ce cas, les activités considérées ne sont ni utiles à la société en général ni à la société qui emploie la personne en particulier. La question est alors de savoir pourquoi ces emplois existent, s’ils sont inutiles.

Les cinq types de bullshits jobs

Pour aller plus loin, David Graeber propose une typologie des bullshits jobs en cinq catégories [10]. Ces descriptions permettent de mieux cerner en quoi ces métiers peuvent être inutiles pour la société prise en tant que telle et non simplement comme la somme de ses parties ou du point de vue de l’une de ses parties.

Le premier type de bullshit job est le larbin, ou « domestique, au sens féodal du terme », à savoir « celui qui est là pour que d’autres personnes se sentent importantes ». Ce sont par exemple les réceptionnistes des grandes entreprises que personne n’appelle jamais.

Le deuxième cas est celui des « porte-flingues », ceux dont personne n’aurait besoin s’ils n’étaient pas déjà là. « Si personne n’avait d’armée, qui aurait besoin d’une armée ? » Ces emplois n’existent pas pour que quelqu’un se sente important, mais pour que leur employeur survive à la concurrence – alors même que cette concurrence « libre et non faussée » était supposée permettre l’efficacité. Ce sont les exemples évoqués précédemment comme les prospecteurs téléphoniques, les avocats d’affaires et sans doute plus généralement toute profession cherchant à améliorer la position concurrentielle de son employeur. Si le cabinet X améliore la position de l’entreprise A par rapport au concurrent B de 1, et que le cabinet Y améliore celle de B par rapport à A de 1, finalement leurs deux prestations s’annulent. Tout le secteur de la publicité tombe aussi dans cette catégorie.

Puis viennent les rafistoleurs. Ils sont là « pour régler un problème qui ne devrait pas exister. Comme si vous aviez un trou dans votre toit et que plutôt que de simplement reboucher le trou, vous engagiez quelqu’un pour écoper l’eau de pluie toute la journée. » Leur employeur, plutôt que d’améliorer son organisation qui génère des problèmes, engage quelqu’un pour réparer les conséquences de ces problèmes mais pas l’organisation en elle-même.

Les quatrièmes sont les « cocheurs de case ». Ils servent à ce que leur organisation puisse, en les employant, dire qu’elle fait quelque chose, alors qu’elle ne le fait pas vraiment. Par exemple, un « responsable bonheur au travail » recruté pour diffuser à tort ou à raison l’image d’une entreprise prenant soin du « bonheur au travail ». Le concept même de bonheur au travail est trompeur, car il escamote le débat sur les conditions de travail. Salaire, temps de travail, sécurité, hygiène, et cadences s’évaporent du débat une fois le baby-foot installé dans la salle de pause. Cocher une case serait aussi le rôle d’un auditeur aux comptes ou d’un consultant qui trouverait un problème à résoudre chez son client, sans que ce dernier ne souhaite véritablement mettre les moyens nécessaires à sa résolution. Au besoin, cette entreprise pourrait engager un rafistoleur (troisième type) pour donner le change sans s’attaquer vraiment à son organisation. La prestation de service n’étant pas appliquée alors que c’était son but, elle n’aura servi à rien.

Enfin, le dernier type de bullshit job est particulier : il s’agit du manager qui doit faire travailler une équipe dont les membres travaillent très bien seuls – un peu comme le larbin (premier type), sauf que cette fois c’est lui le chef. Sa perversité réside dans le fait qu’il peut inventer des tâches inutiles à ses subordonnés, comme par exemple remplir des indicateurs de pilotage, ce qui revient à bullshitiser leurs postes.

L’existence des bullshit jobs comme scorie de l’ancien et du moderne dans le capitalisme

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Ceux qui ont le pistolet chargé et ceux qui creusent – © Sergio Leone, 1966

Cette catégorisation des bullshit jobs permet d’explorer les raisons de leur existence. Dans le dernier cas décrit, si le manager n’avait eu personne sous ses ordres, il n’aurait pas pu créer du bullshit pour les autres. La relation de subordination permet à l’un de décider et à l’autre d’exécuter, fût-ce des corvées absurdes. Le bullshit job peut donc résulter de la présence d’un pouvoir. Par exemple, le pouvoir du cadre dirigeant ou du médecin d’avoir une secrétaire, alors même que son agenda se remplit automatiquement via Outlook ou un site internet. Ainsi, narrant un de ses premiers boulots, dans lequel le patron du restaurant a demandé aux plongeurs de renettoyer ce qui venait de l’être, Graeber analyse : « Comme nous l’avons découvert, être contraint de faire sembler de travailler, c’est la pire des déchéances. Car il était impossible de se tromper sur la nature de la chose : c’était juste de l’humiliation, une démonstration de pouvoir pour le pouvoir. » [11] L’une des conditions de possibilité de cette humiliation est l’idée que le temps de quelqu’un puisse appartenir à quelqu’un d’autre. Comme noté par David Graeber et Ivan Illich, cette idée n’est pas toujours allée de soi dans l’histoire. L’autorisation par l’Église des prêts à intérêts (à usure) fut relativement tardive. Les emplois de pure forme, et les chaînes hiérarchiques à rallonge qui les accompagnent, ne sont pas une nouveauté dans l’histoire ; ils ont existé au Moyen-Âge sous la forme de laquets ou sbires et de relations de vassalité. On retrouve ici le premier type de poste à la con, en miroir du cinquième.

La nouveauté réside donc non pas dans l’existence de postes inutiles en soi, mais dans l’essor formidable de ces formes d’emplois depuis les années 1950, ce que Graeber essayait de comprendre dès son premier article. Pour lui, cette multiplication massive tient aux mutations du capitalisme en tant que mode de production. Suivant les tendances du début du XXème siècle, John Maynard Keynes prédisait que l’automatisation des tâches devrait ramener la semaine normale de travail à quinze heures tout au plus à notre époque, un siècle après la sienne. Même si elle ne s’est manifestement pas réalisée, cette thèse était et reste pertinente d’un point de vue économique [12]. Graeber en conclut donc que quelque chose ne s’est pas passé comme prévu. Selon lui, la question n’est pas économique mais politique, et, en définitive, morale. « La classe au pouvoir a réalisé qu’une population productive heureuse et avec du temps libre était un danger mortel (pensez à ce qu’il s’est produit lorsque cela a commencé à être approché dans les années 60). Pour cette classe, l’autre pensée extraordinairement pratique est le sentiment que le travail possède une valeur morale en soi, et que quiconque qui ne se soumettrait pas à une discipline intense pendant la plupart de ses heures éveillées ne mériterait rien. »

En effet, les nouveautés du capitalisme ont induit du bullshit. Le fonctionnement du capitalisme actionnarial, via notamment la logique de l’appel à projets, crée mécaniquement du travail en pure perte – car pour une candidature retenue, toutes les autres qui ont été produites pour le même appel à projets l’auront été en vain. La concurrence du marché, principe capitaliste érigé en axiome intouchable du système néolibéral, crée des porte-flingues, le deuxième type de bullshit job. L’émergence des bullshit jobs en tant que phénomène de société tient donc de la croissance continue du secteur financier au sens large, ou secteur de l’information, et de la bureaucratie qui les accompagne [13]. « La bureaucratie reflète la nécessité que le corps social exerce son contrôle sur les individus appliqués à un travail insensé. » [14]

Concluant cette analyse dans son ouvrage, Graeber qualifie le monde du travail moderne de « féodalisme managérial ». Le féodalisme managérial est donc une nouvelle forme de la ponction du produit des travailleurs par des seigneurs et sous-seigneurs inféodés en tout genre. Les innombrables couches de gestionnaires et de cadres qui se sont multipliées depuis les années 1980 en sont l’équivalent fonctionnel moderne, et c’est parmi elles qu’on retrouve les derniers types de postes insensés (les troisième et quatrième types).

Pour faire disparaître les bullshit jobs, abattre le salariat

L’existence des bullshit jobs repose donc à la fois sur la subordination (le salariat) et sur l’état de bureaucratisation absurde de la société. Il faut débarrasser le travail et la société de ces caractéristiques pour pouvoir éradiquer les postes inutiles et enfin libérer ceux qui les occupent – ou plutôt, par lesquels ils sont occupés, presque au sens militaire du terme.

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Le droit à la paresse – © Paula Pallares

Pour « vivre sans travail », c’est-à-dire se passer de la subordination, Frédéric Lordon recense dans son dernier ouvrage [15] deux solutions. La première est celle de la ZAD, qui consiste à revenir autant que cela est possible à une économie de communautés indépendantes et autonomes. L’idéologie déployée ici réinterprète complètement le « problème fondamental de l’économique-politique, [qui] est la division du travail » [16]. Elle s’inscrit à rebours de la mondialisation et en particulier de l’internationalisation de la division du travail qu’elle a engendrée. Ainsi les habitants de la ZAD ne travaillent pas à proprement parler, comme l’explique Lordon : « L’activité humaine ne peut être dite « travail » que lorsqu’elle s’accomplit dans la forme particulière du salariat. Si un ami t’aide à déménager, il ne travaille pas : son activité est prise dans le rapport social d’amitié. Si c’est un déménageur, lui travaille – il est sous la gouverne du rapport salarial capitaliste. […] Nous pouvons donc dire ceci : la ZAD est un lieu où une intense activité est déployée, mais on n’y travaille pas. » [17] Pour autant, la ZAD reste « branchée » sur la division du travail capitaliste, car elle importe certains matériaux qui lui sont indispensables d’en-dehors. Si cette réorganisation du travail est enrichissante, elle ne peut satisfaire l’objectif de suppression de tous les bullshit jobs, car elle est difficilement extensible à l’ensemble du monde social.

La deuxième solution pour sortir du travail-salariat est proposée et argumentée par Bernard Friot [18]. Elle consiste à retirer au capitalisme la propriété dite lucrative, c’est-à-dire la propriété privée des moyens de production, en la redonnant aux travailleurs – en suivant ainsi la logique de ce qu’on appelle aujourd’hui les coopératives. Cette solution a l’avantage de se déployer directement à l’échelle de la société entière, en étendant à tous les secteurs le principe déjà-là de la sécurité sociale, et de recouvrir la division du travail existante.

Mais, s’il est donc possible de se passer de la relation de subordination, cela ne suffira pas à éliminer totalement les bullshit jobs. Ivan Illich le disait déjà : l’appropriation par les travailleurs d’outils ou de structures de production productivistes (c’est-à-dire anti-conviviaux) ne rendra pas ces productions automatiquement limitées et raisonnables, tant « il existe une logique de l’outil à laquelle on ne saurait se soustraire qu’en changeant l’outil » [19].

Les bullshit jobs ne sont pas irrémédiables

Pour certains auteurs, généralement sceptiques quant à l’existence même des bullshit jobs, la perception qu’ont les travailleurs de l’utilité de leur poste serait tout simplement nulle et non avenue. C’est le cas de Jean-Laurent Cassely, qui interprète à l’envers le concept dans son ouvrage La révolte des premiers de la classe [20]: « La majorité des salariés de l’économie de l’information œuvre à la maintenance ou à l’optimisation du système existant […]. Contrairement à ce qu’affirme leur grand contempteur David Graeber, ces ‘métiers à la con’ qui se sont multipliés ne sont pas à proprement parler inutiles. Ils sont mêmes quelques part les métiers les plus utiles de l’économie mondialisée. Sans eux, votre série préférée ne serait pas correctement encodée, votre dosette de café ne rentrerait pas tout à fait dans la machine et votre avion n’atterrirait pas à l’heure exacte. Sans les métiers à la con, nous habiterions un monde approximatif et la société telle que nous la connaissons cesserait de fonctionner. Pourtant, chacune de ces contributions, prise individuellement, semble plus que jamais vaine… »

Cet extrait cumule plusieurs tares. La thèse des bullshit jobs demande d’admettre que la société n’est pas telle qu’elle devrait être et qu’elle pourrait être améliorée. Admettre que certains emplois sont inutiles vient immédiatement avec l’idée que ce n’est pas normal et que cela devrait cesser, ce qui semble déjà trop pour certains (« sans les métiers à la con, […] la société telle que nous la connaissons cesserait de fonctionner »). Ne serait-ce pas encourageant si la société arrêtait en effet de fonctionner tel qu’aujourd’hui, c’est-à-dire en engendrant des millions d’emplois inutiles tout en détruisant l’écosystème mondial ? Les motivations de Jean-Laurent Cassely se comprennent dès que l’on note que pour lui, la « société telle qu’elle est » s’illustre par ses cafés en dosette et ses trajets en avions, deux éléments privilégiés par les classes bourgeoises et notoirement antiécologiques.

Le raisonnement des critiques est souvent circulaire : puisqu’aucune entreprise ne pourrait se permettre d’engager des gens à ne rien faire, ceux qui en disent autrement doivent se tromper. Et pourtant ces postes à la con existent, sous nos yeux, par millions. Pour les croyants du libre-marché, si les gens déclarent avoir un poste inutile (en se trompant donc), cela serait dû au nombre d’intermédiaires les séparant du produit final de leurs efforts, cachant leur propre valeur ajoutée. On l’a vu, les bullshit jobs émergent aussi d’un problème de bureaucratie, mais ce n’est pas celui-là. Qu’est-ce qui empêcherait a priori un travailleur de voir le produit fini auquel il contribue ? Dans Les temps modernes, modèle de la chaîne d’assemblage et de sa production morcelée, Charlie Chaplin voyait bien les voitures sortir de son usine. Même s’il y a des progrès à faire au niveau de la division du travail, ce n’est pas à proprement parler elle qui crée les bullshit jobs [21].

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Le productivisme – ©CC0

Ce raisonnement se retrouve dans les témoignages que Jean-Laurent Cassely a mis en avant dans son ouvrage. Il s’agit du cas, plutôt fameux dans les médias, des cadres issus des grandes écoles qui plaquent leur poste de consultant pour ouvrir une épicerie… mais bio, innovante et sans gluten, donc adressée aux CSP+, dans le monde tel qu’il est. Ils composent certes des changements de trajectoire individuelles, mais qui ne cherchent pas à renverser l’ordre établi pour mettre en place une société différente. En définitive, il s’agit de reconversions professionnelles – toutes choses égales par ailleurs. Or ce dont nous avons besoin, et que l’urgence écologique commande, c’est que les choses par ailleurs finissent par changer.

Pas d’écologie dans une économie de bullshit jobs

Ce sont les mêmes impensés qui sont à l’origine des bullshit jobs et de nombreux désastres écologiques. Le premier d’entre eux est d’avoir fait de la croissance du PIB, c’est-à-dire l’augmentation indifférenciée de toutes les productions et consommations de ressources, l’objectif primaire de la société. Ce primat de la croissance est lui-même permis par le postulat que tout soit mesurable, quantifiable. Le PIB se targue de tout additionner. Mais est-ce seulement possible ? Beaucoup de richesses de nos sociétés ne sont pas mesurables et ne le seront jamais. Cette tendance à transformer en chiffres et en indicateurs s’étend à de plus en plus de secteurs de la société qui en étaient jusque-là épargnés. Elle produit ses effets mortifères partout : dans l’éducation (via la théorie du capital humain), dans la santé et l’hôpital public, et elle est déjà largement à l’œuvre dans le travail. C’est cela qui mène à la bullshitisation des vrais postes et à la création des bullshit jobs. C’est cela que dénoncent les professionnels de nombreuses branches qui jettent symboliquement leurs outils de travail au pied de leurs managers, perçus comme hors-sol [22]. Ils ne demandent qu’à ce qu’on les laisse faire leur travail, comme eux et eux seuls savent le faire – sans avoir à remplir des tableaux Excel ou d’autres types de formulaires.

Ce débat sur le travail rouvert par David Graeber est salutaire pour atteindre une société véritablement écologique, car il nous force à repenser le travail et sa place dans nos vies. Il est urgent de tout réévaluer, d’abandonner ces millions de postes inutiles, de créer ceux qui sont nécessaires à la transition écologique, et de partager le travail qui restera, en réduisant sa place dans la semaine, dans l’année et dans la vie.


[1] « Appelez les pompiers, pas le colibri », LVSL, 3 mars 2019

[2] L’impossible capitalisme vert, Daniel Tanuro, édition la découverte, 2010

Voir également pour une courte introduction cet extrait du Manuel d’économie critique. « Repeindre le capitalisme en vert », Aurélien Bernier, Le Monde Diplomatique, 2016

[3] Cette réévaluation de tout, en regard de limites raisonnables, est une constante des mouvements écologiques, parfois entendue sous le terme de décroissance. « Écofascisme ou écodémocratie », Serge Latouche, Le Monde Diplomatique, 2005

[4] La convivialité, Ivan Illich, 1973, éditions du seuil, p. 57

[5] « Bullshit jobs : quand la réalité surpasse le monde des Shadoks », LVSL, 9 décembre 2019

[6] “On the phenomenon of bullshit jobs”, David Graeber, Strike! Magazine, 2013

[7] Bullshit jobs, David Graeber, éditions Les Liens qui Libèrent, 2018

[8] Le phénomène est parfois évoqué dans la presse nationale. Le Nouvel Obs avait par exemple popularisé quelques témoignages en 2016 :« « J’ai un job à la con », neuf salariés racontent leur boulot vide de sens ».

[9] Sondage YouGov

[10] Real Media (Youtube), 9 mai 2017. Cette typologie est reprise et explicitée plus longuement dans son ouvrage paru en 2018.

[11] David Graeber, op. cit., p. 147

[12] « Pourquoi et comment il faut réduire le temps de travail », Guillaume Pelloquin, 2017

[13] Pour développer ce thème, voir Bureaucratie, David Graeber, éditions Babel, 2015 ; ou encore le chapitre 5 de Bullshit Jobs, op. cit., « comment expliquer la prolifération des jobs à la con ? ».

[14] Ivan Illich, op. cit., p. 73

[15] Vivre sans ? Institutions, police, travail, argent…, Frédéric Lordon, éditions La Fabrique, 2019

[16] Ibid., p.226

[17] Ibid., p.227-228

[18] « Vaincre Macron par Bernard Friot », Guillaume Pelloquin, Reconstruire.org, 2017

[19] « Écologistes et politique », Christophe Batsch, Le Monde Diplomatique, 1978

[20] La révolte des premiers de la classe, Jean-Laurent Cassely, éditions Arkhê, 2017

[21] Cette argumentation erronée a d’ailleurs été reprise dès 36h après la publication du premier article de David Graeber, par le journal libéral anglais The Economist.

[22] « Pourquoi il faut se débarrasser des managers », Le Média, Youtube, février 2020