Le verdissement de la BCE entravé par les règles européennes

Le siège de la Banque Centrale Européenne à Francfort (Allemagne). © Charlotte Venema

Sécheresses historiques, canicules, inondations, déplacement des populations… 2022 est l’année de tous les records en ce qui concerne le changement climatique. Ces événements sont souvent dénoncés comme étant le fruit d’un manque d’engagement des gouvernements. Si ce constat est irréfutable, il ne doit pas éclipser l’impact des banques centrales, chargées de réguler la quantité de monnaie qui circule dans l’économie. Loin d’être anodine, cette mission exerce une influence majeure sur la capacité de production et de consommation – et de pollution -, mais aussi sur les niveaux de richesse.

Consciente du risque que représente la menace climatique tant pour l’humanité que pour l’économie et le secteur bancaire, la Banque centrale européenne (BCE), tente de verdir sa politique monétaire depuis plusieurs années. Le 4 juillet dernier, elle a notamment décidé de mettre en place de nouvelles mesures pour y parvenir. Si ces différentes actions permettent de la hisser en tête des banques centrales les plus investies, la menace grandissante d’une crise financière alimentée par une politique monétaire continuellement accommodante pourrait néanmoins venir compromettre la faisabilité de ses ambitions climatiques. Pour réduire les risques, s’accorder avec ses engagements, soutenir l’objectif de réduction des émissions de carbone de l’Union Européenne, et même inciter les autres banques centrales à verdir leur politique monétaire, la BCE doit s’éloigner de son dogmatisme et exploiter de nouveaux leviers.

Le réchauffement climatique, une menace pour le secteur financier ?

L’attention des banques centrales accordée aux enjeux climatiques est récente. En 2017, plusieurs institutions monétaires de la zone euro fondent – au côté de la Banque d’Angleterre -, le NGFS (Network for Greening the Financial System), un réseau visant à élaborer des recommandations sur le rôle des banques centrales en matière de changement climatique. L’ensemble de l’Eurosystème y a ensuite adhéré, tout comme la Réserve fédérale américaine et la Banque populaire de Chine. 

En janvier 2020, la BCE lance une « révision stratégique » où elle décide notamment d’examiner la manière dont elle pourrait inclure les enjeux climatiques à son mandat. Depuis sa création en juin 1998, l’institution de Francfort est guidée par différentes règles structurantes dont la plus importante est la stabilité des prix, à travers un objectif d’inflation de 2% par an. Du fait de ce mandat, la plupart des mesures prises ces dernières années ont consisté à estimer le risque que peut engendrer le réchauffement climatique sur l’économie et le secteur financier européen, plutôt que d’agir par le biais de la politique monétaire.

Dans cette perspective, elle publie en septembre 2021 un test de résistance où elle évalue les conséquences d’un scénario d’inaction climatique sur de nombreuses entreprises et près de 1.600 banques européennes. Pour compléter ce travail, elle démarre en janvier 2022 un nouveau test de résistance prudentiel permettant de mesurer la capacité des banques à absorber les conséquences financières liées aux risques physiques, tels que la chaleur, les sécheresses et les inondations…

Les résultats de ces différentes études sont sans appel : l’Eurosystème est peu préparé au réchauffement climatique. Sans de profonds changements, le PIB et la stabilité de la zone euro seront affectés, d’autant que le risque est inégalement réparti – certaines régions étant plus exposées que d’autres. D’un point de vue financier, le changement climatique constitue un enjeu majeur car la plupart des banques n’ont pas de dispositif adéquat de gestion des risques climatiques et ne prennent pas en compte ce facteur dans leurs activités de crédit.

Sans de profonds changements, le PIB et la stabilité de la zone euro seront affectés, d’autant que le risque est inégalement réparti.

Cette impréparation présente un risque bancaire. Comme le démontre une étude de l’Institut Rousseau, ou encore l’ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mark Carney, les actifs adossés à des énergies fossiles sont susceptibles de devenir des « actifs échoués » (stranded assets) à mesure que les décisions politiques suspendent l’utilisation de ce type d’énergie (pétrole, charbon, gaz). Étant donné que ces investissements représentent, en termes de stock, l’équivalent de 95% des fonds propres de chacune des onze principales banques européennes, et qu’ils figurent fréquemment dans les échanges de garanties servant à couvrir le risque de crédit lors d’opérations financières (collatéraux), la perte de valeur de ces actifs pourrait fortement et soudainement affecter le secteur bancaire. D’autant que la BCE a seulement l’intention de verdir ces collatéraux « d’ici 2024 », et après « différents tests. »

En plus de cette menace persistante, la surexposition des institutions financières à l’égard des énergies fossiles les condamnent à subir des pertes face à tout type de dérèglement climatique. En juillet dernier, la BCE a notamment déclaré que 41 grandes banques de la zone euro pourraient perdre l’équivalent de 70 milliards d’euros en cas de sévère remontée des températures.

Si ce chiffre semble faible au regard du bilan des banques (tout comme pourrait le paraître d’autres estimations), les pertes potentielles sont souvent sous-estimées. En effet, les données disponibles sont rares car la modélisation d’événements climatiques est une tâche herculéenne et imparfaite. Identifier l’exposition totale des institutions financières aux risques climatiques est ainsi extrêmement compliqué, si ce n’est impossible.

Le mandat de la BCE remis en cause ?

D’ores-et-déjà, la crise climatique exerce une influence sur le système monétaire et financier. Alors que l’inflation ne cesse de progresser et atteint désormais 9.1% en août dans la zone euro, la rareté grandissante des énergies fossiles et la multiplication des catastrophes climatiques (sécheresses, inondations, pénuries…) contribuent à la spirale inflationniste.

Dans ce contexte, le mandat de la BCE devient alors, lui aussi, directement exposé à un scénario d’inaction ou d’anticipation jugée trop tardive. À ce titre, Isabel Schnabel et Frank Elderson – deux banquiers centraux de la BCE – ont récemment déclaré : « De par ses effets directs sur la stabilité des prix, le changement climatique est au cœur de la mission principale de la BCE. »

En reconnaissant l’impact du changement climatique sur l’inflation – notamment du fait des pénuries ainsi créées – la BCE admet qu’il doit être pris en compte dans l’élaboration de ses politiques, car il remet en cause son objectif primordial. Une condition vraisemblablement indispensable pour passer outre les traités européens, bien que la menace existentielle du réchauffement climatique soit connue déjà depuis plusieurs décennies.

Orienter les investissements privés

La BCE a donc décidé de franchir un nouveau cap le 4 juillet dernier en déclarant que tous ses nouveaux achats d’actifs de multinationales seront, à compter d’octobre 2022, soumis à des critères environnementaux. Plus récemment, elle a fait savoir dans un communiqué que ces critères correspondent aux émissions de carbone de l’entreprise, ses ambitions climatiques et la transparence de son reporting.

Si la portée de cette mesure est minime – les obligations d’entreprises représentent moins de 12% du bilan de la BCE, composé très majoritairement de titres de dettes publiques -, elle reste inédite car elle montre un signe de détachement face à l’obsession de neutralité de marché. (Ce principe cardinal implique que la politique monétaire ne peut cibler spécifiquement une entreprise ou un secteur afin de ne pas introduire de distorsions sur les marchés). En agissant ainsi, la banque centrale reconnaît donc le besoin de s’éloigner de certaines règles devenues contraignantes face à la nécessité d’agir en faveur du climat.

Dans le cadre des traités actuels, il sera toutefois difficile pour la BCE d’aller plus loin. Mener une politique climatique véritablement ambitieuse impliquerait notamment de réformer ou d’abroger les articles 123 et 130 du TFUE (Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) à des fins d’investissements écologiques.

Mais au-delà d’une intervention sur le marché secondaire, qui encourage la BCE à poursuivre sa politique de « fuite en avant », l’institution de Francfort pourrait agir sur son taux de refinancement. Une banque qui continue d’investir massivement dans des projets liés aux énergies fossiles serait ainsi pénalisée par un taux d’intérêt plus élevé, tandis qu’une institution qui œuvre en faveur du climat disposerait d’un taux plus accommodant. Un taux à intérêt négatif pourrait même être appliqué pour les entreprises les plus engagées, afin d’inciter l’investissement en faveur de la transition écologique.

Dans le même temps, comme le propose notamment l’économiste Jézabel Couppey-Soubeyran, des « TLTRO verts » pourraient être créés, c’est-à-dire des opérations de refinancement à long terme permettant aux banques de prêter à des coûts avantageux aux entreprises et aux ménages européens. Une mesure qui aurait la double efficacité de s’inscrire dans le temps long, ce que requiert la cause climatique, et de distribuer des crédits productifs, ce qui n’est pas inflationniste. Néanmoins, ces facilités de prêts doivent être conditionnées à une politique d’engagement climatique extrêmement rigoureuse de la part du débiteur. La banque centrale devra s’assurer que ces crédits verts se dirigent vers des banques, entreprises et ménages dont les projets sont alignés sur les Accords de Paris. L’efficience de cette mesure réside dans cette intransigeance.

Financer directement les États : le débat interdit

Dans le cadre des traités actuels, il sera toutefois difficile pour la BCE d’aller plus loin. Mener une politique climatique véritablement ambitieuse impliquerait notamment de réformer ou d’abroger les articles 123 et 130 du TFUE (Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) à des fins d’investissements écologiques. Le premier article condamne les pays de la zone euro à emprunter sur les marchés financiers plutôt que de se financer auprès de leur banque centrale nationale, tandis que le second pose le principe de l’indépendance des banques centrales. Or, étant donné les besoins et l’importance de l’enjeu, pouvoir directement financer les États et laisser interagir ces derniers avec la politique climatique de la BCE s’avère être un impératif. Ainsi, revenir sur ces deux articles permettrait de créer un policy mix vert à fort impact, c’est-à-dire une combinaison optimale entre la politique budgétaire et la politique monétaire autour des enjeux climatiques. La question de savoir si une telle réforme des traités européens serait possible sans dissolution de l’Union européenne reste ouverte.

Étant donné les besoins et l’importance de l’enjeu, pouvoir directement financer les États et laisser interagir ces derniers avec la politique climatique de la BCE s’avère être un impératif.

D’autres solutions en matière monétaire existent, comme l’injection monétaire libre de dettes (en contrepartie d’investissements écologiques). Injecter de la monnaie libre de dettes permet d’éviter à ce que la création monétaire soit vectrice de cycles, source de crises économiques, sociales et écologiques. Concrètement, de la monnaie serait émise – en quantité limitée – par les différentes banques centrales et serait allouée aux gouvernements selon leurs besoins. Néanmoins, pour éviter toute perte et inégalité de répartition, les sommes versées devront faire l’objet d’un reporting climatique strict et continu. Cette mesure permettrait de soutenir la transition écologique. Ici encore, elle se heurte au mur du droit européen : le Pacte de stabilité exige notamment que la dette publique n’excède pas 60% du PIB (règle devenue désuète par sa transgression généralisée, mais que l’Allemagne entend bien ré-imposer au continent tout entier)…

NDLR : Lire à ce sujet sur LVSL l’entretien de Pierre Gilbert avec Nicolas Dufrêne et Alain Grandjean « Faire de la monnaie une arme pour la reconstruction écologique ».

Ce levier décisif qu’est l’injection monétaire libre de dettes peut être appliqué sur les banques publiques d’investissement et notamment la BEI – Banque Européenne d’Investissement – qui continue de se financer sur les marchés financiers à défaut de détenir le pouvoir de création monétaire. Proposée par Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne dans le livre Une monnaie écologique, cette mesure permettrait de soutenir l’institution européenne dont l’objectif est de « prêter dans le but de soutenir la croissance durable et la création d’emplois. »

Alors que la hausse de l’inflation, l’augmentation des taux d’intérêts, la guerre en Ukraine, et la crise énergétique affectent les pays européens à des degrés différents, abroger les articles 123 et 130 du TFUE (et récuser ce dernier si sa réforme s’avère impossible) s’avère un impératif de premier ordre, du fait de l’urgence climatique comme de l’imminence d’une nouvelle crise des dettes souveraines…

Face au stress hydrique, l’impératif de la planification écologique

Cultures asséchées. © Md. Hasanuzzaman Himel

Les météorologues sont unanimes : la sécheresse généralisée de l’été 2022 n’est malheureusement qu’un début. Alors que cette ressource indispensable à la vie vient à manquer, le gouvernement se contente d’interdictions préfectorales temporaires plutôt que de transformations en profondeur de notre mode de vie. Si la tarification progressive des consommateurs a certaines vertus, elle ne peut être suffisante : une refonte totale des usages de l’eau, notamment en matière d’agriculture, doit être engagée. Une transformation qui ne pourra passer que par l’action d’un État fort et déterminé.

Le confort moderne nous a assoupi dans l’illusion d’une prospérité infinie. Pour la première fois dans son histoire moderne, la France fait l’expérience, à une échelle massive, de la finitude de ses ressources hydriques, comme en témoignent les camions-citernes qui ont alimenté en cet été 2022 plus de 100 villages aux sources asséchées. C’est ainsi qu’après des siècles d’efforts pour dompter l’eau, la canaliser, la distribuer, l’assainir, nous évitant choléra et typhus, et nous permettant essor agricole, énergétique et industriel, il nous faut totalement réformer notre rapport à « l’or bleu ». Elle n’est ni un dû, ni une marchandise, mais bien une ressource précieuse mise en péril tant par nos niveaux de vie, que par la démographie et le dérèglement climatique.

Et la France, contrairement à ce que laissent présager la diversité de ses fleuves et son climat tempéré, n’est pas à l’abri : en fin de siècle, les prévisions de pluviométrie en été devraient être en baisse de 10 à 20% selon Météo-France ; dans le même temps, le GIEC alerte sur un pourtour méditerranéen qui risque d’être le point de la planète le plus affecté par le réchauffement climatique. L’heure n’est pourtant pas au désespoir mais bien à l’action, une action qui malheureusement tarde à venir et qui semble, encore et toujours, prise au piège de l’impuissance publique.

La tarification progressive de l’eau : une solution en demi-teinte

Revendiquée par la NUPES, la tarification progressive de l’eau est la solution qui a le vent en poupe dans l’hémicycle français. Elle consiste en une manière de réguler les usages individuels à travers la mise en place d’un tarif différencié en fonction de la quantité de mètres cubes consommés par ménage. Si une telle mesure a eu des effets à Dunkerque, provoquant une baisse de 9% de la consommation d’eau, le dispositif est encore largement insatisfaisant. Sans mesure de pondération en fonction de la taille du ménage, les familles nombreuses, qui sont aussi souvent les plus modestes, sont directement défavorisées. Par ailleurs, le risque d’un usage de la taxe à des fins d’assainissement des finances publiques plutôt qu’à la rénovation du réseau de canalisation est bien présent et attesté par l’excédent de recettes provoqué par l’expérience dunkerquoise.

La question hydraulique n’est pas l’apanage de comportements individuels, de simples arbitrages microéconomiques à réguler, mais d’un problème plus structurel, soit d’un système entier fondé sur l’illusion de l’abondance.

Mais le principal défaut de ce projet est bien plutôt le paradigme libéral dans lequel il s’inscrit. Il révèle l’incapacité à comprendre que la question hydraulique n’est pas l’apanage de comportements individuels, de simples arbitrages microéconomiques à réguler, mais d’un problème plus structurel, soit d’un système entier fondé sur l’illusion de l’abondance. Pénaliser le « gros consommateur » ne réglera pas les sécheresses qui sévissent en France. Cette solution à la marge, à l’image des marginalistes, théoriciens de la microéconomie, recèle d’une incapacité à penser hors du marché : selon cette école de pensée, il faut contraindre la demande pour préserver l’offre, c’est-à-dire pénaliser les consommateurs irresponsables. Tous les consommateurs ? Apparemment pas, puisque la consommation d’eau d’un golfeur pour sa pratique dépasse sa consommation annuelle ordinaire, les terrains continuant d’être arrosés en pleine sécheresse. Les canons à neige, qui se sont multipliés sur nos massifs depuis une décennie, en sont un autre exemple.

Déléguer pour mieux abandonner

À l’inverse, quand la solution est ambitieuse, mais surtout plus coûteuse, les parlementaires et politiques sont moins prompts à la brandir. Intendants des comptes publics, ils n’osent ébranler le carcan budgétaire alors qu’apparaît avec force le sous-investissement public chronique du réseau d’eau français. Chaque année, ce sont 20% de la consommation d’eau potable que nous perdons du fait des fuites. Et à l’image de notre parc nucléaire vieillissant, près « de 40% des réseaux d’eau potable ont plus de 50 ans », alors que la durée de vie moyenne de ces canalisations est entre 60 et 80 ans. Selon une mission d’information parlementaire, nous ferions face à « un mur d’investissement », obstacle qui n’existe que parce qu’ils se refusent à le franchir, les obligeant alors à quémander des fonds publics en provenance des « fonds structurels européens ». Belle illustration du plus grand danger pour notre résilience écologique : l’inertie politique.

N’importe quel acteur privé ne peut assumer l’exploitation de cette ressource vitale tant l’appât du gain risquerait de nuire aux intérêts les plus fondamentaux de la nation.

Le caractère hautement géostratégique de la question hydraulique, comme son essence de « monopole naturel », font pourtant de l’État l’acteur de référence de sa gestion. N’importe quel acteur privé ne peut assumer l’exploitation de cette ressource vitale tant l’appât du gain risquerait de nuire aux intérêts les plus fondamentaux de la nation. Or, les exemples des bévues du privé ne manquent pas : à Vittel, les nappes phréatiques souffrent d’une surexploitation de la part de Nestlé Waters menaçant à terme la distribution en eau potable au sein de la ville. Dans la même veine, un rapport de l’observatoire des services publics d’eau et d’assainissement pointe du doigt le caractère plus abordable de l’eau exploitée en régie plutôt qu’en délégation par des personnes privées. Alors que les deux géants privés de l’eau, Suez et Veolia, sont en train d’achever leur fusion pour constituer un gigantesque monopole, certaines villes ont décidé de remunicipaliser la gestion de leur eau. Pour reprendre le contrôle de la ressource hydraulique l’État a un rôle essentiel à jouer. Encore faut-il qu’il s’en donne les moyens.

Un modèle agroalimentaire à repenser

Cependant, ne considérer la soutenabilité hydraulique qu’à l’aune des besoins en eau potable des Français revient à ignorer la destination de près de la moitié de la consommation d’eau : l’agriculture. En proie au libre-échange mondialisé et donc soumise à une concurrence économique toujours plus rude, l’agriculture a de plus en plus recours à l’irrigation afin d’accélérer la croissance de la production. La multiplication des « mégabassines », qui empêchent la recharge des nappes phréatiques et accroissent les effets des sécherresses, est le symptôme le plus préoccupant de cette fuite en avant. C’est ainsi que des cultures entières se retrouvent totalement dépendantes et incapables de supporter le moindre stress hydrique ; mais c’est aussi ainsi que nos agriculteurs arrivent encore à joindre les deux bouts dans un marché mondialisé sans merci.

Toutes les cultures n’ont cependant pas les mêmes besoins hydriques. Le maïs arrive sans broncher sur le podium des plantes les plus gourmandes (25% de l’eau consommée en France). La France en est le premier pays producteur d’Europe et il s’agit de la deuxième culture la plus répandue sur notre territoire. Le tout non pas pour nourrir l’homme directement, mais les bêtes d’élevage qui finiront dans nos assiettes. L’agriculture est soumise à une demande qui fait la part belle à la viande au grand dam de nos ressources hydrauliques. Ce régime alimentaire (et plus généralement de consommation) est si hors-sol qu’il nous faut importer près de quatre fois l’eau que nous consommons sur le territoire national. Un tel surrégime, qui épuise tant nos terres, à travers l’usage massif de produits phytosanitaires, que nos eaux, est tout bonnement insoutenable à terme.

Réchauffement climatique et rétablissement du cycle de l’eau : même combat

S’il est impératif de mieux réglementer les usages de l’eau, il l’est aussi de s’attaquer à un phénomène qui accélère sa raréfaction : le réchauffement climatique. Par son action, les hivers sont moins rudes, les glaciers ne se recomposent pas, et les fleuves perdent en débit. En parallèle, la moindre saisonnalité des cycles, avec l’allongement de l’été, renforce les situations extrêmes de sécheresses. Plus grave encore, l’augmentation des températures terrestres accentue le phénomène d’évapotranspiration qui assèche tant l’eau en surface que celles dans les sols. La vapeur d’eau étant un gaz à effet de serre, elle fait donc partie de ces nombreuses rétroactions qui accélèrent encore le réchauffement planétaire. Or, plus la température augmente, plus la vapeur d’eau peut être stockée dans l’atmosphère, plus elle pourra contribuer à réchauffer la terre : la boucle est bouclée.

L’illusion cartésienne de « l’homme maître et possesseur de la nature » doit impérativement laisser place à l’humilité face à nos limites et à leur respect.

Peut-être la dérégulation du cycle de l’eau est-elle ce « cygne noir », inattendu et imprévisible, qui pourtant amplifiera le bouillonnement du climat dans des proportions considérables. A l’aune de toutes ces dynamiques, il n’est pas étonnant de voir fleurir des prévisions enregistrant une baisse de 10 à 25% de la recharge des nappes en France d’ici 2050, ne leur permettant plus d’alimenter nos rivières comme nos cultures. L’insécurité alimentaire à venir n’est alors plus une hypothèse mais bien une certitude.

Alors que nos rivières, comme nos nappes, se tarissent au fil des ans, nous prenons seulement conscience de l’immensité du défi qui fait face à la France et au monde. Derrière la question de l’eau, il y a celle de notre système productif, qui ne peut subsister que parce qu’il fonctionne en surrégime, sous perfusion hydraulique. L’illusion cartésienne de « l’homme maître et possesseur de la nature » doit impérativement laisser place à l’humilité face à nos limites et à leur respect. Pour ce faire, rien de mieux que la règle qu’un État volontariste et souverain peut imposer.