Comment les think tanks construisent le « cercle de la raison »

©Fondapol

Les think thanks ont connu un développement exponentiel au cours des années 2000. Cités ad nauseam par les éditorialistes et les politiciens, ils bénéficient de la tendre attention de l’État par le biais de subventions et de déductions fiscales, ce qui ne les empêche pas d’exiger de ce dernier qu’il taille à la schlague dans ses dépenses. Réunissant politiques, chefs d’entreprises, haut-fonctionnaires et experts en tous genres, ils participent de l’édification d’un « cercle de la raison » favorable à la mondialisation. 


LES THINK TANKS, LEVIERS D’EXTERNALISATION DE LA RÉFLEXION SUR L’ACTION PUBLIQUE

A partir des années 1980, la totalité, ou presque, des démocraties occidentales s’engage dans la globalisation libérale. Le trio Mitterrand-Thatcher-Reagan marchent en tête de ce mouvement mondial. Les nations, les frontières, les États : tout doit disparaître pour permettre aux marchandises, aux capitaux et aux personnes de circuler librement et aux élites mondialisées de se débarrasser de ces ennuyeuses traditions populaires et nationales qui corsètent leur génie mercantile.

Pour ce faire, les idéologues du libéralisme doivent laver les haut-fonctionnaires et les décideurs publics de ces infâmes réflexes protectionnistes et étatistes qui les caractérisent. C’est avec cette idée que François Furet, Pierre Rosanvallon, Roger Fauroux et Alain Minc créent la Fondation Saint-Simon. Le nom choisi n’est pas anodin. La technocratie libérale doit remplacer la passion des Français pour la politique.

Première étape de cette contre-révolution culturelle qui doit frapper les élites administratives, politiques et médiatiques : l’OPA réalisée par les think tanks sur la réflexion en matière d’action publique, aux dépens des milieux universitaires et étatiques. Les cercles d’expertise de l’État sont vidés de leurs forces vives ou supprimés. Ce fut le cas pour la direction de la prévision du ministère de l’Économie ou pour le commissariat général au Plan, remplacé par le très libéral France Stratégie. Les cercles de réflexion universitaires, historiquement privés d’influence sur les décideurs publics depuis la création de l’ENA, voient leurs moyens diminués, leur autonomie restreinte et leur matière grise se replier dans la marginalité. Quant aux cercles de réflexion des partis politiques, ils deviennent souvent des coquilles vides dont l’unique fonction est de permettre à de jeunes ambitieux d’acquérir une forme de légitimité pour se faire une place au sommet, comme ce fut le cas pour Maël de Calan, fondateur du cercle de réflexion juppéiste intitulé la « Boîte à idées. »

Toutefois, on doit à la vérité de reconnaître que certains think tanks adossés à des partis politiques ont un véritable impact sur la vie des idées et l’évolution de la vie politique. L’exemple le plus connu concerne Terra Nova dont un rapport, sorti avant l’élection présidentielle, faisait le constat que les secteurs populaires étaient en rupture avec les valeurs défendues par l’ensemble du PS. Terra Nova conseillait au parti de François Hollande d’abandonner l’espoir d’obtenir les suffrages des classes populaires pour se concentrer sur les classes moyennes supérieures urbaines qui, elles, adhèrent avec enthousiasme à la mondialisation libérale défendue par le PS.

De l’autre côté de l’échiquier politique, il n’est un secret pour personne que Jérôme Monod, conseiller de Jacques Chirac, a participé à la création de la Fondation Concorde et de la fondation pour l’innovation politique tandis qu’Emmanuelle Mignon a fait plancher des membres de l’Institut Montaigne sur le programme de Nicolas Sarkozy en 2007.

Enfin, les nouveaux partis, apparus à l’occasion de l’élection présidentielle de 2017, se lancent dans la création de think tanks à la fois pour renforcer la crédibilité de leurs programmes politiques, pour attirer les têtes pensantes étatiques et universitaires et pour faire entendre un autre son de cloche que la doxa libérale. C’est le cas de la France Insoumise dont des proches viennent de fonder l’Intérêt général, présenté comme un nouveau laboratoire d’idées proche du mouvement. La première note produite par ce think-tank, dont le contenu inspire largement le présent article, est précisément consacrée à dresser un panorama du paysage des think tanks français.

Dès lors, ce sont les think tanks d’une part ; et les cabinets d’audit et de conseil d’autre part ; qui s’octroient un monopole sur la réflexion relative aux politiques publiques. Ces fameux cabinets d’audit et de conseil jouent un rôle essentiel pour mener la révision générale des politiques publiques décidée par Nicolas Sarkozy et la modernisation de l’action publique voulue par François Hollande, deux programmes de réduction drastique des budgets publics et des postes de fonctionnaires. Évidemment, ces cabinets, imbibés d’idéologie libérale et motivés par des intérêts particuliers, conduisent l’Etat vers une réduction toujours plus intense de ses périmètres d’action.

Quand aux think tanks, ils permettent aux éditorialistes et aux responsables politiques de donner un vernis scientifique et neutre à leurs lubies idéologiques libérales. A bien des égards, les rapports produits par la Fondation Terra Nova, l’Institut Montaigne, l’iFrap et autres Fondation Jean Jaurès fixent les feuilles de route des réformes qui seront décidées par les gouvernements successifs, de droite comme de gauche.

CES THINK TANKS BÉNÉFICIENT DE LARGESSES FINANCIÈRES DONT L’OCTROI EST DIABLEMENT POLITIQUE ET DISCRÉTIONNAIRE

Disons-le d’emblée. Les fondations et autres think tanks français sont loin d’avoir les budgets des fondations américaines. Alors que le plus riche des think tanks français, l’Institut Montaigne, possède un budget annuel de l’ordre de 4,8 millions d’euros, les revenus de la Brooking Institution, de l’Heritage Foundation ou encore d’Americans for Prosperity se comptent  en dizaines de millions d’euros.

Toutefois, ils bénéficient allègrement des largesses financières de l’Etat, soit par le biais de subventions, soit par le biais de déductions fiscales. Pour donner un ordre de grandeur, les subsides accordées par l’Etat aux cercles de réflexion en 2017 s’évaluent à 580 millions d’euros. L’allocation de ces subventions sont directement décidées par le cabinet du Premier ministre. On comprend alors que la fondation Jean Jaurès, officine du PS, obtienne 1 688 000 euros, tandis que la Fondation de l’Écologie Politique, adossée à EELV, s’en voit octroyer seulement 150 000. Quant à la dotation versée à la Fondation Gabriel Péri, proche du PCF, elle est passée de près de 700 000 euros en 2016 à 540 000 euros en 2018.

S’ils ne bénéficient du statut de fondation, les think tanks ne peuvent demander de subventions. Toutefois, ils ont trouvé une parade. Dans un rapport intitulé « 25 propositions pour développer les fondations en France », l’Institut Montaigne propose de rendre le mécanisme fiscal en faveur du mécénat « plus attractif » en le transformant en une réduction d’impôt sur les sociétés de 50% et en portant le plafond à 5 pour mille du chiffre d’affaires. Ni une, ni deux, l’Etat s’exécute. En 2003, l’Etat décide de défiscaliser les dons des entreprises aux think tanks à hauteur de 60 % du montant de leur impôt sur leurs bénéfices dans la limite de 5 pour mille du chiffre d’affaires et non plus seulement d’une déduction du résultat des sommes versées dans la limite de 2,25 pour mille du chiffre d’affaires. En 2017, ces déductions fiscales s’évaluent ainsi à 900 millions d’euros, selon la Cour des comptes.

Enfin, l’Etat prête généreusement à ces think tanks, ses propres experts. Ainsi, l’analyse des politiques de rigueur budgétaire – appliquées dans plusieurs pays européens – menée par l’Institut de l’Entreprise en 2015 est accomplie avec le concours rémunéré de deux conseillers à la Cour des comptes et de six inspecteurs des finances. Trois de ces inspecteurs iront d’ailleurs jusqu’à franchir le Rubicon en rejoignant les groupes Bolloré, Carrefour et Renault.

LES THINK TANKS, DE VÉRITABLES LOBBIES AU SERVICE DE LA MONDIALISATION

Les think tanks ont ainsi acquis une position de pouvoir. Disposant d’un quasi-monopole sur la réflexion relative à l’action publique et d’une manne financière étatique conséquente, ils s’attachent à promouvoir le « cercle de la raison ». Usant de leur supposée neutralité et de leur expertise, ils réussissent à excommunier les responsables politiques qui pensent en dehors des saintes écritures et à donner une validation scientifique à ceux qui appliquent à la lettre l’exégèse libérale qu’ils délivrent.

A titre d’exemple, la plupart des think tanks s’accordent sur la nécessité d’assouplir le code du travail. Avant le cycle de réformes du code du travail, Terra Nova et l’Institut Montaigne publient un rapport et un livre dénonçant « la prolifération de textes légaux » et défendant un « droit réglementaire ne s’imposant que de façon supplétive. » La Fondapol, elle, ira jusque lancer une pétition en faveur de la loi El Khomri, intitulée « OUI à la Loi travail, non au chômage ! ».

La plupart des grands médias déroulent le tapis rouge aux auteurs de ces rapports. Les auteurs de Terra Nova passeront sur France Inter, France Culture, France Info, Arte, LCI et BFMTV, qui invitera également ceux de l’Institut Montaigne. Quand au livre publié par les membres de l’Institut Montaigne, il bénéficie d’une promotion assurée par La Croix, Le Monde, Le Parisien, La Tribune et Les Échos.

A n’en pas douter, pour les médias mainstream, la parole des think tanks est d’or. D’ailleurs, leurs animateurs bénéficient de chroniques régulières ou participent à des débats hebdomadaires : Agnès Verdier Molinié (iFRAP) sur Europe 1 et Thierry Pech (Terra Nova) sur France Culture. En outre, Les Echos confient le chiffrage des programmes de la présidentielle de 2017 à l’Institut Montaigne. Les think tanks sont devenus des curés du libéralisme, dont le verbe constitue une parole d’évangile.

A bien des égards, les rapports de ces think tanks servent à légitimer des réformes controversées engagées par le gouvernement. La présentation du projet de loi de transformation de la fonction publique en est un prototype. Il est précédé par une publication de l’Inspection générale des finances pointant la nécessité de réformer le statut de la fonction publique et d’un rapport de l’Institut Montaigne soutenant le recours accru au contrat dans la fonction publique. Personne ne saurait s’opposer à une réforme plébiscitée par les experts.

Par ailleurs, durant les campagnes électorales, ces cercles de réflexion appuient, sans hésiter, des candidats qui promettent d’appliquer les réformes libérales recommandées par la commission européenne, parfois jusqu’au ridicule. Ainsi, en 2012, il a fallu attendre l’intervention du CSA pour empêcher que BFM TV et RMC ne diffusent les spots de l’Institut Montaigne défendant des propositions très proches de celles avancées par Nicolas Sarkozy. Plus proche de nous, l’épouse de Laurent Bigorgne (Institut Montaigne) hébergea le site internet d’En Marche ! Pendant la campagne de 2017. La proximité idéologique entre Laurent Bigorgne et Emmanuel Macron est un secret de polichinelle. On comprend mieux pourquoi l’Institut Montaigne a validé le chiffrage proposé par Emmanuel Macron, tandis qu’il corrigeait ceux réalisés par Benoît Hamon (+115%) et Jean-Luc Mélenchon (+20%).

Ces cercles de réflexion donnent lieu à une consanguinité faite d’échanges de bon procédés entre candidats libéraux, médias mainstream et experts médiatiques. Pour preuve, la Fondapol est présidée par Nicolas Bazire,  directeur général du groupe Arnault. L’Institut Montaigne est présidé par l’ancien P-DG d’Axa (Henri de Castries) qui a soutenu François Fillon en 2017 et le groupe Les Gracques – qui a soutenu Emmanuel Macron – est dirigé par Bernard Spitz, le patron du lobby de l’assurance.

Après la victoire, ces experts sont généralement récompensés par le pouvoir. A titre d’exemple, Eric Lombard, membre du club de hauts fonctionnaires Les Gracques, qui a soutenu Emmanuel Macron, sera nommé directeur général de la Caisse des dépôts et consignations. Pour boucler les renvois d’ascenseurs, Emmanuel Macron nomme le banquier Gilles Jacquin de Margerie – qui a organisé des soirées de gala, prétextes à des levées de fonds – à la tête de France Stratégie, think tank institutionnel chargé de déterminer les choix des politiques économiques de la France.

Autour d’Emmanuel Macron, une cour d’experts, qui le soutiennent et se servent de leur légitimité pour promouvoir ses réformes libérales, se constitue.  Ainsi, Agathe Cagé (Cartes sur table), Laurent Bigorgne (Institut Montaigne), Gilles Finchelstein (Fondation Jean Jaurès) et Thierry Pech (Terra Nova) comptaient  parmi les 65 « intellectuels » invités à débattre le 22 mars 2019 avec Emmanuel Macron.

Bénéficiant d’une légitimité sans égale, de fonds publics importants et de l’écho des médias de référence, les think tanks ont ainsi construit un empire qui décrédibilise les alternatives à la mondialisation et tue dans l’œuf ce qui fait le sel de la politique à savoir la liberté du peuple à effectuer un choix souverain entre différentes hypothèses politiques. Dans la démocratie des experts, seul le cercle de la raison peut nous porter vers la mondialisation heureuse. Nul ne saurait contester le chemin pris puisque c’est le seul choix rationnel que peuvent effectuer les sociétés humaines.

Sources : note de L’Intérêt Général consacrée aux think tanks.