JO 2030 dans les Alpes françaises : une impasse écologique et démocratique 

La station de ski des Deux Alpes (Isère). © Toa Heftiba

Les Jeux Olympiques d’hiver 2030, attribués aux Alpes françaises, symbolisent l’aveuglement face aux urgences démocratiques et climatiques. Alors que la neige se raréfie et que le modèle économique de nombreuses stations est menacé, cette compétition serait un pas de plus dans la fuite en avant. C’est du moins l’analyse que développe Fiona Mille, présidente de l’association Mountain Wilderness, dans son ouvrage Réinventons la montagne. Alpes 2030 : un autre imaginaire est possible (Éditions du Faubourg). À travers trois scénarios prospectifs, l’autrice invite à repenser en profondeur notre rapport à la montagne et à sortir des logiques dépassées du « tout-ski » et du « tout-tourisme ».

La saison de ski vient de commencer, et avec elles les premières neiges qui blanchissent les cimes offrant aux skieurs la satisfaction de dévaler les pistes. Mais derrière ce décor fragile, le monde de la montagne reste fébrile. L’an dernier, la France a traversé le troisième hiver le plus chaud depuis 1900, un présage alarmant pour ces territoires dont l’économie repose principalement sur le tourisme de sport d’hiver. Alors qu’un mois de couverture neigeuse a déjà été perdu dans les Alpes depuis les années 1970, le réchauffement climatique va désormais s’intensifier. Avec 53 % des stations européennes menacées d’une grave pénurie de neige en cas de réchauffement de 2°C, et jusqu’à 98 % à 4 °C, l’avenir du ski alpin est profondément remis en cause.

Or, à l’exception des grandes stations de haute montagne, personne ne semble prêt à cette fin de la neige. Sous la présidence de Laurent Wauquiez, la seule réponse de la région Auvergne-Rhône-Alpes, qui compte le plus de stations, a été de subventionner massivement l’installation de canons à neige. Après 50 millions d’euros dépensés lors de son premier mandat (2016-2021), Wauquiez en a promis 50 de plus dans le cadre du « plan neige » de son nouveau mandat. Pour faire bonne figure, la Région financera aussi quelques dameuses à hydrogène, histoire de ne pas oublier l’écologie. Mais cette avalanche d’argent public n’offre en réalité qu’un court répit aux stations, tout en saccageant l’environnement pour installer des retenues collinaires, des tuyaux et des canons.

L’augmentation des prix des forfaits et la montée en gamme des infrastructures transforment ce loisir en un privilège réservé aux élites.

En attendant, le recours à ces canons renforce les difficultés financières des stations. En février, un rapport de la Cour des comptes alertait sur l’impasse économique dans laquelle se trouve de nombreuses stations, malgré un soutien public massif : 23 % du chiffre d’affaires des opérateurs de remontées mécaniques dans les petites et moyennes stations provient désormais de subventions. Certaines sont d’ailleurs contraintes de mettre la clé sous la porte : cette année, le Grand-Puy (Alpes-de-Haute-Provence) et Notre-Dame-du-Pré (Savoie) ont fermé, tandis que la station de Métabief (Doubs) a fermé 30% de son domaine skiable et que la station de l’Alpe du Grand Serre (Isère) a obtenu un sursis d’un an grâce à une cagnotte et à une nouvelle subvention…

Ce contexte renforce une dynamique déjà en marche : le ski, toujours plus coûteux et concentré dans les stations de haute montagne, devient une activité de luxe. L’augmentation des prix des forfaits et la montée en gamme des infrastructures transforment ce loisir en un privilège réservé aux élites. Alors que seuls 11 % déclarent pratiquer le ski chaque hiver et que les classes supérieures sont très surreprésentées, les classes populaires en sont toujours plus exclues, à mesure que les colonies de vacances et hôtels familiaux sont remplacés par des établissements haut de gamme.

Un cercle vicieux inégalitaire est en marche dans nos montagnes : pour faire face aux coûts des investissements (canons à neige, téléphériques…), les stations augmentent le prix des forfaits, ce qui attire une clientèle plus aisée, prisée par des promoteurs qui font exploser les prix des terrains… Enfin, les skieurs des Alpes françaises viennent de plus en plus de l’étranger, de moins en moins de Français ayant les moyens de pratiquer ce loisir. Si ce tourisme rapporte beaucoup, il augmente encore le bilan carbone de ce loisir, en raison des voyages en avion de cette riche clientèle étrangère.

Des JO imposés et désuets

Dans cet univers en mutation, les Jeux Olympiques d’hiver 2030 apparaissent comme un vestige d’un autre temps. Pour Fiona Mille, présidente de Mountain Wilderness France et autrice de Réinventons la montagne (Faubourg, novembre 2024), cet événement représente un double déni, démocratique et écologique. Par crainte de rejet, comme cela aurait pu être le cas si les candidatures de la Suisse et de la Suède avaient été retenues par le CIO, aucun débat public n’a été organisé en France. Résultat : un sentiment d’injustice et une opposition croissante au sein de l’opinion.

Or, la montagne, « sentinelle du climat », se réchauffe deux fois plus vite que la moyenne mondiale. Dans les Alpes, les températures ont déjà augmenté de +2°C depuis 1900, mettant en péril les écosystèmes et les activités humaines. La fonte accélérée des glaciers perturbe le cycle de l’eau, privant les vallées de ressources essentielles pour l’agriculture et les usages domestiques. Agnès Pannier-Runacher, ministre de la Transition écologique, a récemment déclaré qu’il fallait « réinventer nos loisirs en montagne » dans le cadre du troisième Plan national d’adaptation au changement climatique (PNACC). Cependant, cette ambition contraste avec les choix qui perpétuent un modèle économique dépendant du « tout-ski » et du tourisme intensif. 

En replaçant la transition écologique et la justice sociale au cœur des décisions, il serait possible d’imaginer un autre avenir pour la montagne – construit avec les habitants et non contre eux. 

Les Jeux Olympiques, loin de s’adapter aux réalités décrites par les scientifiques, amplifient en effet ces tensions. Le recours massif à la neige artificielle et à des infrastructures énergivores, présenté comme des solutions, ne fait que renforcer le risque environnemental dans ces territoires fragiles. Ces choix témoignent d’une fuite en avant technologique et d’un non-sens économique, alors même que nombre stations de ski de moyenne altitude sont déjà dépourvues d’enneigement. Selon une étude réalisée au printemps 2024 par l’Inspection générale des finances, la facture totale de ces Jeux d’hiver pourrait s’élever à 2,4 milliards d’euros, un montant qui risque, comme pour les éditions précédentes, d’augmenter encore d’ici la compétition. « Autant d’argent qui manquera cruellement à l’accompagnement de la transition des territoires de montagne » comme le souligne Eric Adamakiewicz, maître de conférence en management du sport à l’université Toulouse 3, cité dans l’ouvrage. 

Pourtant, comme le montre Fiona Mille, cette crise pourrait être une opportunité de transformation. En replaçant la transition écologique et la justice sociale au cœur des décisions, il serait possible d’imaginer un autre avenir pour la montagne – un avenir construit avec les habitants et non contre eux. 

Un appel à repenser la montagne

Face à ces constats, Fiona Mille propose trois scénarios prospectifs pour les Alpes à l’horizon 2030. Dans le premier, les JO ont lieu, mais au prix d’une catastrophe environnementale et sociale. Les stations de ski haut de gamme prospèrent, mais les villages de montagne sont désertés par leurs habitants, incapables de faire face à l’inflation des loyers et à la dégradation des conditions de vie. Dans le second scénario, les JO sont annulés en 2029 en raison de l’aggravation des crises climatiques et géopolitiques. Cette décision intervient dans un contexte d’abandon des territoires de montagne, frappés par des sécheresses, des incendies et des pénuries d’eau.

Enfin, le troisième scénario raconte comment un mouvement citoyen transforme l’opposition aux JO en un projet alternatif. Les stations deviennent des centres éducatifs et culturels. Les compétitions sportives, rebaptisées « Sportivades », adoptent des pratiques écoresponsables. Ce scénario explore un imaginaire inédit, où la montagne serait un lieu d’innovation écologique et sociale. Pour Fiona Mille, ces scénarios ne sont pas des prédictions, mais des invitations à agir. La crise climatique, loin d’être un obstacle insurmontable, est une opportunité de transformation. En réconciliant justice sociale et transition écologique, les montagnes peuvent redevenir des lieux de résilience et d’innovation.

Si l’ouvrage donne peu de pistes concrètes de transformation, l’autrice donne cependant la parole à des scientifiques et des militants comme Marie Dorin-Habert, championne olympique et défenseure du Vercors, ou Rémy Knafou, spécialiste du tourisme durable. Ils partagent une même conviction : l’avenir de la montagne dépend de choix politiques courageux et de l’implication citoyenne. Outre la diversification du tourisme, pour ne plus dépendre exclusivement de la neige et valoriser les « lits froids » inoccupés en dehors de l’hiver, on peut aussi imaginer relancer des activités traditionnelles de la montagne, comme le pastoralisme, le petit artisanat ou la production agro-alimentaire en général.

Les limites du « tout ski » étant désormais flagrantes, Réinventons la montagne nous appelle à imaginer une montagne qui ne soit plus un simple décor pour les loisirs, mais un refuge pour la biodiversité et un modèle de sobriété. Fiona Mille nous pousse à questionner notre rapport à ces territoires fragiles et à réfléchir dès maintenant à leur avenir.

Après les méga-feux à Hawaï, le spectre de la stratégie du choc

Incendie à proximité de Laihana (Hawaï). © U.S. Coast Guard photo by Petty Officer 1st Class Patrick Kelley/Released

Cet été, l’archipel d’Hawaï a été frappé par des méga-feux. Alors que les habitants tentent de reconstruire peu à peu leur vie, les appétits capitalistes s’aiguisent. A Lahaina, sur l’île de Maui, très touchée par les incendies, les braises étaient à peine retombées quand les survivants ont reçu des appels de spéculateurs fonciers espérant racheter leurs propriétés à prix cassé. Un nouvel exemple de la « théorie du choc » conceptualisée par l’essayiste altermondialiste Naomi Klein. Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Camil Mokaddem.

A partir du 8 août 2023, des feux d’une violence extrême ont décimé la ville de Lahaina, provoquant la mort de 115 personnes, et forçant des milliers d’habitants à quitter l’ancienne capitale du royaume d’Hawaï, réduite en cendres. Aussitôt, les spéculateurs fonciers, dont la catastrophe a aiguisé l’appétit, ont alors braqué les yeux sur l’île de Maui.

Quelques jours après le début des feux, des rescapés rapportaient de nombreux coups de téléphone d’investisseurs extérieurs à l’archipel, espérant racheter les propriétés hawaïennes pour une bouchée de pain. Dans un long fil publié sur Facebook, plusieurs agents immobiliers de Maui ont expliqué avoir reçu des appels similaires. L’un d’entre eux a rapporté avoir reçu un appel le 9 août, un jour seulement après le déclenchement des feux.

Les agents immobiliers de Maui, tout comme le reste de cette communauté soudée, ont été révoltés par un tel degré d’opportunisme : « Ces appels viennent de charognards qui nous demandent quels types de terrains sont disponibles », explique-t-il. « Ce n’est pas le moment, c’est incompréhensible de se renseigner de cette manière alors que les gens font face à la mort, mais il faut croire que c’est ça l’Amérique. »

La spéculation foncière suite à une catastrophe naturelle est loin d’être un phénomène strictement nouveau. En 2018, peu après le passage de l’ouragan Michael dans le Panhandle, une région au Nord-Ouest de la Floride, les ventes immobilières ont grimpé de 15 % dans le comté le plus touché. En 2017, l’incendie de Santa Rosa en Californie a donné suite à une augmentation des ventes de 17 %. Chaque fois qu’une ville est détruite, ce réflexe d’achat à bas coût ressurgit.

Le « capitalisme du désastre »

Dans son livre La stratégie du choc, paru en 2007, l’essayiste altermondialiste Naomi Klein décrivait le phénomène de « capitalisme du désastre », un terme qui décrit la façon dont le secteur privé mobilise ses ressources dans des régions dévastées par une catastrophe naturelle ou économique afin d’accaparer des terres ou différents pans des services publics. En parallèle, les élus facilitent cette captation en profitant de l’inattention de l’opinion pour faire adopter des réformes néolibérales impopulaires. Selon Naomi Klein, le « capitalisme du désastre » est un phénomène cyclique, car la consolidation de l’influence du secteur privé à la suite d’une catastrophe affaiblit les infrastructures publiques et contribue au changement climatique, augmentant dès lors le risque de voir survenir d’autres désastres.

L’exemple typique de ce phénomène est celui de la Nouvelle-Orléans (Louisiane), après le passage de l’ouragan Katrina en 2005. Peu de temps après le passage de l’ouragan, un certain Milton Friedman, alors âgé de 93 ans, publie un éditorial dans le Wall Street Journal et déclare que la catastrophe constitue « l’occasion de réformer radicalement le système éducatif ». La ville suit alors la vision du pape libertarien et engage une campagne agressive de promotion des écoles privées et à charter schools (écoles privées indépendantes financées sur fonds publics, ndlr) à travers la mise en place de vouchers, des bons distribués aux parents pour placer leurs enfants dans l’enseignement privé. Rapidement, le comté devient celui avec la grande proportion d’élèves dans le privé de tout le pays et une grande vague de licenciement s’abat sur les enseignants syndiqués. 

D’autres entrepreneurs profitent, eux, de la privatisation des logements sociaux et les remplacent par des condos (immeubles luxueux, ndlr) et des hôtels particuliers. Les prix du logement explosent et les habitants historiques, généralement afro-américains, sont contraints de partir. Dans les années qui suivent, les intérêts privés et le gouvernement de la Louisiane multiplient des mesures et les projets toujours plus favorables au privé, transformant une Nouvelle-Orléans meurtrie en une utopie néolibérale.

À Maui, les capitalistes du désastre se sont attiré les foudres quasi unanimes des habitants de l’île. Le think tank conservateur et libertarien American Institute for Economic Research est toutefois venu voler à la rescousse des entrepreneurs à travers un éditorial intitulé « Maui a besoin des spéculateurs ». Mais si la cupidité de ces investisseurs est massivement dénoncée, leurs pratiques n’ont rien d’illégales. Dans le cas d’Hawaï, elles s’inscrivent même dans une longue histoire d’exploitation et d’oppression des populations indigènes et de la classe ouvrière, qui s’est largement faite dans le respect de la loi. C’est là l’essence même du capitalisme : il tisse des relations économiques et des pratiques parfaitement légales, bien qu’allant à l’encontre des lois de la nature.

Les semences du désastre

Les feux de Lahaina sont les plus mortels jamais enregistrés en Amérique depuis plus d’un siècle, et les responsabilités sont nombreuses. Premièrement, une sirène qui aurait pu alerter les habitants et sauver de nombreuses vies est restée désactivée, sans aucune explication. Ensuite, le feu aurait été déclenché par une étincelle venant d’une ligne électrique endommagée de la compagnie Hawaiian Electric, principal fournisseur d’électricité de l’archipel. La compagnie n’avait pas rénové ses équipements, ce qui aurait pu éviter le danger. De plus, le réseau d’eau, lui aussi en mauvais état, n’a pas pu répondre à la demande des pompiers et plusieurs bouches d’incendie cruciales se sont taries alors que les soldats du feu étaient en pleine intervention. Enfin, des incendies d’une telle ampleur n’auraient pu avoir lieu sans le changement climatique.

Toutefois, la plus grande part de responsabilité revient sans doute aux propriétaires des plantations, qui ont largement dominé l’économie, l’administration et l’écologie des îles d’Hawaï depuis l’arrivée de colons américains. Des décennies durant, des plantations comme celle de la Pioneer Mill Company, à Lahaina, ont exploité l’environnement naturel et la main-d’œuvre locale, laissant derrière eux une terre aride favorisant la propagation des flammes.

Carte de l’île de Maui. © Librairy of Congress

Quand la culture de la canne à sucre et de l’ananas a émergé au milieu du 19e siècle, son fonctionnement ressemblait à s’y méprendre à celui d’une plantation esclavagiste. Les travailleurs autochtones et ou immigrés avaient des contrats de 3 ou 5 ans, et pouvaient être incarcérés en cas de « désertion ». Les employeurs de la plantation contrôlaient l’heure du coucher des travailleurs, les conduisaient dans les plantations avec des chiens, leurs imposaient des amendes en cas de retard et leur versaient un salaire dérisoire en comparaison à celui des travailleurs des autres pays. Ces barons des plantations incarnaient le capitalisme du désastre d’alors, achetant des terres à bas prix dans le sillage de la colonisation, compressant le coût du travail par tous les moyens légaux et amassant ainsi d’immenses fortunes. Leur pouvoir croissant leur permit de renverser le royaume d’Hawaï en 1893. Les Etats-Unis annexent l’île quelques années plus tard, avec le soutien de cette oligarchie.

Cherchant à jouer sur la division entre les travailleurs de différentes origines, les propriétaires des plantations faisaient en sorte de maintenir les différents groupes ethniques séparés les uns des autres. Cela n’empêcha cependant pas ces derniers de serrer les coudes et de développer un cadre multiculturel. Héritage de cette période, la mosaïque culinaire de l’archipel est largement issue des plats que partageaient les travailleurs chinois, japonais, philippins, portoricains, portugais et hawaïens. Les travailleurs finirent par former des syndicats, d’abord divisés par groupe ethnique puis rassemblant les ouvriers sous la bannière de l’International Longshore and Warehouse Union, un collectif puissant capable de transformer radicalement leurs conditions de travail.

Des décennies plus tard, alors que la production sucrière fut délocalisée aux Philippines et en Indonésie, où la main-d’œuvre était moins chère, les plantations comme celle de la Pioneer Mill Company commencèrent à fermer. Ce changement provoqua un déséquilibre dans l’économie locale et les emplois bénéficiant des protections sociales conquises par les syndicats furent remplacés par des emplois dérégulés dans le secteur touristique. Tandis que ce dernier prospérait, les plus grandes fortunes commencèrent à investir à Hawaï, excluant les locaux du marché foncier.

Ces transformations économiques ont eu des conséquences très visibles sur les terres. La régulation très laxiste des systèmes d’irrigation des plantations a fini par transformer des régions comme Lahaina, autrefois humides, en zones arides. Certaines plantations ont été transformées pour construire des centres touristiques, mais beaucoup ont été laissées à l’abandon, laissant la végétation envahir les champs. C’est cette végétation sèche qui a amplifié le brasier qui a fini par consumer Lahaina. Le mépris flagrant du capitalisme pour l’intérêt général a donc ravagé l’économie de l’archipel et conduit son milieu naturel au bord de l’effondrement. Le professeur d’études hawaïennes à la University of Hawaii Maui College, Kaleikoa Ka’eo, a résumé la situation lors d’un entretien pour Democracy Now! : « C’est le pillage de la terre est l’étincelle. » 

Investir contre les catastrophes

Alors que Lahaina s’attelle désormais à sa reconstruction, le contexte politique local apparaît bien différent de celui qu’a connu La Nouvelle-Orléans en 2005. Les pires aspects de la frénésie libérale post-Katrina pourraient être bloqués.

En effet, les pratiques de spoliation foncières par les États-Unis sont gravées dans les consciences à Hawaï. Les habitants ont donc à cœur de protéger les terres de leurs familles et ont donc organisé des réseaux de solidarité afin de protéger les survivants de la spéculation.

Le gouverneur Josh Green a annoncé qu’il prendrait plusieurs mesures positives, telles que le rachat par l’Etat de certains terrains incendiés pour en faire un usage public, ou encore un moratoire temporaire sur les ventes des propriétés frappées par les feux. 

La vigilance reste toutefois de mise : le gouverneur Green a également suspendu temporairement les règles en vigueur en matière de distribution de l’eau, ce qui pourrait bénéficier au secteur touristique, au détriment des autres usages. Les mesures promises doivent être scrutées de près, en parallèle de la reconstruction. Les ressources publiques dont disposait Lahaina, comme les logements abordables gérés par l’État, les écoles publiques, les plages, les écoles, le Department of Hawaiian Home Lands properties (chargé d’administrer les terrains publics, les terres natales hawaïennes et qui offre des baux à 1 $ par mois aux natifs Hawaïens) ou encore les précieux droits sur l’eau doivent être protégés.

Si protéger la ville de la spéculation est une nécessité, le statu quo n’est pas non plus une solution. La protection contre les catastrophes naturelles nécessite des changements de grande ampleur, qui n’ont que trop tardé. La région ouest de Maui d’où sont partis les feux était connue comme une zone propice aux incendies. Mais Hawaï alloue beaucoup moins de ressources par habitant à la prévention des incendies que les autres États vulnérables aux feux. Avec des investissements dans des solutions simples, comme le désherbage régulier, la construction de pare-feux et la création de système d’alerte plus précis, de nombreuses vies auraient pu être sauvées.

Du reste, les incendies ne sont pas le seul danger qui menace les îles d’Hawaï. Tout comme le reste des États-Unis, l’archipel souffre d’un double problème : d’une part, l’aggravation du changement climatique, d’autre part le vieillissement des infrastructures essentielles pour la population. Des ponts et des barrages défaillants, laissés à l’abandon par les politiques d’austérité menées par les élus, pourraient par exemple être à l’origine du prochain désastre mortel.

La rénovation de ces infrastructures et la préparation pour les prochaines crises climatiques nécessitent un investissement massif dans les services publics, un afflux qui devra être financé par les grandes fortunes qui achètent des milliers d’hectares de terre à Hawaï, et non les travailleurs de l’archipel. Les événements récents l’ont montré : Hawaï regorge de milliardaires, à commencer par Jeff Bezos qui s’est engagé à donner 100 millions de dollars pour la reconstruction. Mais la charité soudaine et très médiatisée après une catastrophe n’est pas une solution. Les super-riches qui accaparent les meilleures terrains de l’archipel doivent être mis à contribution. Après le capitalisme du désastre, il est temps de passer à des politiques d’intérêt général.

Pourquoi le marché n’apportera jamais de solution à la crise climatique

© Ellie Meh

Lorsque les cours du pétrole se sont effondrés durant la pandémie, les entreprises pétrolières et gazières ont investi sans grand enthousiasme dans les énergies propres. Deux ans plus tard, alors qu’elles engrangent désormais des bénéfices exceptionnels, les majors des hydrocarbures abandonnent ces efforts consentis pour rester fidèles à leur modèle économique : le capital avant le climat. Article de Grace Blakeley, économiste, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon.

Au plus fort de la pandémie, les financiers soucieux des enjeux climatiques s’enflammèrent pour un acteur relativement inconnu du marché. La capitalisation boursière de NextEra Energy – la plus grande entreprise d’énergie renouvelable des États-Unis – dépassa celle d’ExxonMobil. En d’autres termes, NextEra devint momentanément la société énergétique la plus lucrative du pays. Un retournement d’autant plus troublant qu’ExxonMobil générait largement plus de revenus que NextEra : 265 milliards de dollars en 2019 contre 12,9 milliards de dollars.

Certes, Exxon finit par repasser devant NextEra, mais de nombreux investisseurs perçurent cet épiphénomène comme un signe annonciateur de l’évolution future des marchés. Même si cela est difficile à concevoir aujourd’hui, en pleine pandémie les cours du pétrole chutèrent brièvement aux alentours de zéro. Cet effondrement des prix résultait à la fois d’un ralentissement spectaculaire de la demande de combustibles fossiles et d’une singularité sur le marché des matières premières qui incita les investisseurs à dénoncer subitement leurs contrats à terme sur le pétrole.

Cet effondrement des prix de l’énergie affecta lourdement les grandes entreprises de combustibles fossiles. Le choc fut particulièrement rude pour Exxon, connue pour son hostilité à l’abandon des énergies fossiles. Rex Tillerson, ancien PDG d’ExxonMobil et secrétaire d’État (équivalent de ministre des Affaires étrangères, ndlr) sous la présidence de Donald Trump, a affirmé catégoriquement que le changement climatique n’était rien d’autre qu’une nouvelle tendance à laquelle le monde devait s’adapter. En 2016, il déclarait ainsi sans détours que « le monde va devoir continuer à utiliser des énergies fossiles, que les gens aiment ça ou pas. »

Exxon est d’ailleurs actuellement poursuivie en justice pour avoir caché des informations relatives à l’impact des combustibles fossiles sur le climat. Dès les années 1970, des scientifiques travaillant pour ExxonMobil étayent la réalité de l’effet de serre par des preuves solides. En réponse, l’entreprise réduisit de façon drastique le financement de son département scientifique et affecta l’argent à la promotion du négationnisme climatique.

L’écran de fumée de la finance verte

L’incapacité totale d’Exxon à afficher toute volonté de se détourner des énergies fossiles explique en grande partie pourquoi les investisseurs pénalisèrent si lourdement l’entreprise lors de la pandémie. La chute fut brutale : au cours des premiers mois de 2020, ExxonMobil perdit près de la moitié de sa valeur en bourse.

Quand l’entreprise fut dépassée par NextEra, certains observateurs des marchés financiers y virent un signal sans ambiguïtés que les investisseurs avaient décidé de tourner la page des énergies fossiles. Les élites économiques affichèrent alors un véritable triomphalisme : le marché avait enfin apporté une solution au dérèglement climatique.

Quand Exxon fut dépassée par NextEra, les élites économiques affichèrent un véritable triomphalisme : le marché avait enfin apporté une solution au dérèglement climatique.

Que ce soit en raison de la demande de produits d’investissements écologiques par les petits investisseurs, de nouveaux outils réglementaires tels que le score ESG (politique RSE, ndlr) et la tarification carbone, ou simplement de la prise de conscience que l’avenir était aux énergies renouvelables, l’investisseur moyen ne pensait apparemment plus qu’investir dans les combustibles fossiles relevait d’une stratégie sensée.

Pour beaucoup, la messe était dite : cette transition de la finance mettrait une énorme pression sur les entreprises comme Exxon, les poussant à se détourner des combustibles fossiles au profit des énergies propres. En effet, la réponse des entreprises de combustibles fossiles ne se fit pas attendre.

Total se rebaptisa TotalEnergies dans le but de devenir un « acteur mondial de la transition énergétique ». Shell annonça qu’elle augmenterait le montant de ses investissements dans les énergies renouvelables. British Petroleum (BP) prit une participation importante dans une entreprise d’énergie renouvelable. Même Exxon finit par céder à la pression du marché et déclara qu’elle investirait des milliards dans « des initiatives de réduction des émissions de gaz à effet de serre ».

Bien sûr, le « succès » de ces solutions de marché au dérèglement climatique induisait que le monde n’avait plus besoin d’envisager des solutions « anti-libérales » comme le Green New Deal pour lutter contre le réchauffement climatique. Après tout, pourquoi taxer, nationaliser ou planifier si le marché s’autorégule si bien ?

Les pétrodollars coulent à flots

Mais en creusant un peu, on découvrait rapidement que la réalité était toute autre. La plupart des promesses faites par les grandes compagnies pétrolières étaient vagues et demandaient du temps pour être mises en œuvre. Dans certains cas, elles ne relevaient même que d’une simple opération de greenwashing. Dans tous les cas, les compagnies faisaient le pari que l’ère du pétrole était loin d’être révolue.

Un certain nombre d’investisseurs plus perspicaces l’avaient bien compris. Plusieurs fonds spéculatifs commencèrent discrètement à parier gros que les cours du pétrole remonteraient vite une fois la pandémie passée, quand l’économie mondiale aurait besoin de combustibles fossiles pour tourner à nouveau à plein régime.

Et ils avaient raison. Une fois le pic de la pandémie passé, les cours du pétrole ne tardèrent pas à revenir au niveau d’avant la pandémie. Puis ils se mirent à grimper en flèche. Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le prix du gaz naturel s’envola également, ce qui constitua une véritable aubaine pour l’industrie  américaine du gaz de schiste, dont la technologie de fraction hydraulique, en plus d’être ultra-polluante, est plus coûteuse que les méthodes d’extraction conventionnelles.

Sans abandon coordonné des combustibles fossiles planifié par le secteur public, la poursuite de la dépendance mondiale aux énergies fossiles était une certitude.

Les entreprises de combustibles fossiles et les investisseurs qui y avaient discrètement injecté des fonds avaient fait le bon pari. Sans abandon coordonné des combustibles fossiles planifié par le secteur public, la poursuite de la dépendance mondiale aux énergies fossiles était une certitude. En d’autres termes, le marché ne peut pas apporter de solution au dérèglement climatique.

Exxon Mobil a annoncé récemment avoir fait des bénéfices records de 56 milliards de dollars en 2022. Un chiffre non seulement considérable pour Exxon, mais également un « niveau historique » pour l’industrie pétrolière occidentale.

Parmi ces milliards de pétrodollars, Exxon a promis d’investir 5% de ces bénéfices à ses engagements climatiques, dont beaucoup concernent des solutions de contournement coûteuses et relativement inéprouvées comme la capture et le stockage du carbone. Parallèlement, l’entreprise continue d’investir toujours plus dans le pétrole et le gaz.

BP, qui a également réalisé un bénéfice record de 22 milliards de livres sterling l’an dernier, pousse le bouchon encore plus loin : en plus de procéder à un rachat massif d’actions pour enrichir ses actionnaires, l’entreprise a annoncé qu’elle retarderait l’abandon du pétrole et du gaz. Comme le souligne le think tank Common Wealtht, BP dépense dix fois plus pour le rachat d’actions que pour ses initiatives « bas carbone ».

Au plus fort de la pandémie de COVID-19, le monde a raté une occasion historique : les gouvernements auraient pu profiter de l’effondrement de la valeur des géants des hydrocarbures pour entrer au capital de ces entreprises et les pousser à réorienter réellement leurs investissements vers les énergies renouvelables.

Alors que la demande et l’inflation étaient alors relativement faibles, ils auraient pu annoncer de vrais plans de relance favorisant la décarbonation. À la place, les compagnies pétrolières ont été livrées à elles-mêmes, le plan climat de Joe Biden a été torpillé par un sénateur à la botte d’ExxonMobil, et l’UE se contente d’un « Pacte vert » aux ambitions très maigres.

Le résultat de ce raté est double. Non seulement les émissions de gaz à effet de serre ont continué à augmenter, mais en plus une masse considérable de richesses des ménages a été transférée vers certaines des plus grandes compagnies d’énergie du monde. Cette séquence nous démontre au moins une chose : le marché n’apportera jamais de réponse au dérèglement climatique – et il était naïf ou, plus vraisemblablement, profondément cynique de prétendre le contraire. Il est désormais temps d’en tirer les conclusions nécessaires et d’intervenir de manière résolue pour contraindre les choix des multinationales de l’énergie.

Le « pillage de la nature », ossature essentielle du capitalisme ?

Mine à ciel ouvert, Cerro de Pasco, Pérou © Vincent Ortiz pour LVSL

Dérèglement climatique, perturbation du cycle de l’eau, sixième extinction de masse, pollution de l’air, des sols et des rivières. Récemment, le dernier rapport du GIEC nous donnait trois ans pour inverser notre courbe d’émissions de dioxyde de carbone pour limiter le réchauffement climatique à un niveau acceptable d’ici la fin du siècle. De même, les niveaux de pollutions atteints dans l’ensemble des écosystèmes ainsi que la baisse rapide de la biodiversité obligent à agir rapidement. Pourtant, la régulation des rapports économiques avec l’environnement nécessite de dresser un constat clair des causes de sa dégradation généralisée. Où faut-il les chercher ? C’est à une analyse sans concession du système à l’origine de cette rupture avec la nature – le capitalisme – qu’il faut se livrer, répondent les chercheurs éco-marxistes John Bellamy Foster et Brett Clark dans leur dernier livre, Le pillage de la nature, dont la traduction française vient de sortir en avril aux Editions critiques.

Dans cet essai, ils se livrent à une analyse fine du lien entre le mode de production et de valorisation capitaliste et la destruction généralisée de la nature. Ils proposent une minutieuse enquête à partir des œuvres de Marx et Engels pour construire une matrice globale d’analyse de la crise écologique et sociale. L’objectif affiché est de proposer une synthèse plus générale de la pensée de Marx en intégrant les prémisses de la pensée écologique présentes dans son œuvre. L’utilisation des outils d’analyse issus du marxisme est intéressante à plusieurs titres. La matrice idéologique marxiste, et sa doctrine matérialiste, permet de penser l’interaction entre un mode de production, et donc notre rapport à notre environnement, et des rapports sociaux qui émergent de ce mode de production. Ce mode de production repose et est adossé à des conditions de reproduction d’ordre écologique et social, qui permettent de perpétuer le processus d’accumulation.

Exploitation du travail humain et expropriation de ses conditions de reproduction

Pour commencer, plonger avec Marx dans sa description de l’accumulation du capital s’impose. Chez Marx, le capitaliste investit son capital dans l’espoir d’en obtenir plus. La création de valeur supplémentaire, la survaleur (ou encore plus-value), se fait grâce aux travailleurs – seuls capables, par leur force de travail, de créer de la valeur et de transformer le capital (moyens de production et ressources apportées par le capitaliste). De là la célèbre formule marxienne d’accumulation du capital : A-M-A’ (Argent → Marchandise → Argent + plus-value), où la marchandise représente l’ensemble des moyens de production capitalistes – capitaux et travail humain. Chez Marx, le capital est avant tout un rapport social, caractérisé par la séparation des travailleurs d’avec les moyens de production (la propriété) et d’avec les produits de la production, le tout dans une visée lucrative de la propriété. C’est donc un rapport de subordination. Le capital, ce « processus circulatoire de valorisation », n’existe qu’en « suçant constamment, tel un vampire, le travail vivant pour s’en faire une âme ».

« Marx a toutefois une conscience aigüe que le mode de production capitaliste repose sur des conditions écologiques et sociales extérieures à sa sphère de valorisation. »

Pour Foster et Clark, Marx a toutefois une conscience aigüe que le mode de production capitaliste repose sur des conditions écologiques et sociales extérieures à sa sphère de valorisation. Pour que le cycle d’accumulation se perpétue indéfiniment, le système s’appuie sur des forces gratuites comme la nature ou le travail domestique, qui ne sont pas valorisées mais sont pourtant indispensables pour alimenter la machine A-M-A’. Tandis que dans son cycle de valorisation, le système du capital exploite le travailleur et la travailleuse, ce cycle nécessite aussi l’expropriation, le « pillage », de la nature. Les auteurs postulent l’existence d’une contradiction fondamentale entre la logique d’accumulation du capital et la préservation de ses conditions de reproduction écologiques et sociales. Foster et Clark distinguent dans le système capitaliste deux dynamiques complémentaires : une dynamique interne (à son circuit de valeur) qui le propulse reposant sur un rapport d’exploitation, et une dynamique externe reposant sur des conditions objectives qui « lui échappent et lui fixent ses limites », gouvernée par un rapport d’expropriation sans échange supposé équivalent. Cette expropriation se déroule en dehors du processus de production et de valorisation du capital. L’expropriation de la nature correspond à la « séparation entre les conditions inorganiques de l’existence humaine et son existence active » (le système économique, la sphère du travail), séparation qui est le fruit du développement du travail salarié et du capital.

Ainsi Marx distingue d’une part « l’exploitation de la force de travail dans l’industrie capitaliste moderne », différente de « l’expropriation au sens historique plus général de pillage ou vol en dehors du processus de production et de valorisation ».

Les auteurs avancent alors que le capitalisme sape ses propres fondations. Cette hypothèse s’appuie notamment sur les travaux précurseurs portant sur la « seconde contradiction du capitalisme » du penseur éco-marxiste James O’Connor (1992). Celui-ci détaillait déjà en 1992 comment « la logique du profit conduit le capital à refuser d’assumer les coûts de reproduction des ” conditions de production ” : force de travail, infrastructures, aménagement et planification, environnement. » Pour revenir à Marx, « le capital épuise les deux seules sources de toute richesse : la Terre et le travailleur ».

En cela, les auteurs rejoignent aussi l’analyse formulée par Andreas Malm dans L’anthropocène contre l’histoire. Malm explique que si le travail est « l’âme du capitalisme », la nature et les ressources qu’elle fournit en sont son corps. Sans la nature, les énergies et les ressources nécessaires à la mise en valeur du capital, le processus d’accumulation fondamental du capitalisme ne serait pas possible. Les énergies fossiles, qui permettent de démultiplier dans des proportions considérables la production d’un travailleur, sont l’adjuvant parfait et le corollaire nécessaire au processus de mise en valeur du capital par le travail humain. Le charbon et l’huile, plus tard le pétrole et le gaz, sont les auxiliaires de la production capitaliste. Ils sont, dit Malm, le « levier général de production de survaleur ». Ils sont les matériaux indispensables à la création de valeur capitaliste. En reprenant la terminologie de Foster et Clark, leur expropriation est une des conditions de reproduction indispensable du mode de production capitaliste.

Mais quelle est donc le mécanisme fondamental conduisant à une exploitation intensive systématisée des ressources naturelles ? Les chercheurs avancent que « les contradictions à la fois économiques et écologiques du capitalisme trouvent leur source dans les contradictions entre le processus de valorisation et les bases matérielles de l’existence indispensables à la production marchande capitaliste. ». Cette affirmation repose sur une analyse renouvelée de la théorie de la valeur marxiste. Il existe en réalité deux contradictions inhérentes à la machine capitaliste. La première, abordée ensuite, qui opère dans la sphère de la marchandise, intrinsèquement liée au processus de valorisation capitaliste, et la seconde, qui opère dans la sphère de la production, où les ressources naturelles sont surexploitées pour maximiser la productivité des agents.

Ainsi, la dissymétrie entre la logique du capital et l’environnement est issue du processus-même de valorisation du capital. Du point de vue théorique, le constat semble alors limpide. Alors que les conditions écologiques sont indispensables au déroulement de l’accumulation capitalistique, celles-ci ne sont pas prises en compte dans la sphère de valorisation du capital, au même titre que les autres conditions de reproduction à l’image du travail domestique principalement féminin.

Le paradoxe de Lauderdale

Au début du XIXème siècle, le comte de Lauderdale énonçait le paradoxe qui porte son nom qui stipule qu’il existe une corrélation négative entre la richesse publique et les fortunes privées. D’une part la richesse publique repose sur des valeurs d’utilité liées par exemple à l’abondance de l’air, de l’eau ou de jolies forêts, tandis que d’autre part, tout au contraire, les fortunes privées sont constituées à partir de valeurs d’échange, valeurs reposant sur le principe de la rareté. Lauderdale soulignait déjà ici la dialectique centrale de la théorie marxiste entre valeur d’usage et valeur d’échange. La logique du capital conduit alors à confondre valeur et richesse, dans un système fondé sur l’accumulation de valeurs d’échange, aux dépens de la richesse réelle. Le capitalisme se nourrit de la rareté et poursuit ensuite une logique de « marchandisation sélective » d’éléments de la nature. Les auteurs résument cela ainsi : « C’est l’opposition entre la forme valeur et la forme naturelle, inhérente à la production capitaliste, qui génère les contradictions économiques et écologiques associées au développement capitaliste. ». Ils rappellent ensuite que la valeur d’échange « est un rapport social spécifique à la société capitaliste, enraciné dans la classe et la division du travail ».

Certains travaux récents proposent donc de repenser le système de comptabilité actuel en prenant en compte le prix de la nature, le coût des externalités ou en introduisant des notions comme celle de « capital naturel ». Ce sont des travaux de ce type qui sont par exemple entrepris à la chaire de comptabilité écologique à l’Université Paris-Dauphine. Foster et Clark nous mettent toutefois en garde contre cette approche. Même s’ils permettent de mettre en évidence le caractère absurde du système actuel, ils rappellent que celui-ci reflète précisément les réalités capitalistes de la sous-valorisation des agents naturels. La notion de « capital naturel », quant-à-elle, constitue une « internalisation de la nature au sein de l’économie marchande ».

De là naît un double-enjeu pour un potentiel modèle socialiste de remplacement de la logique capitaliste. Comment créer un système qui est d’une part conscient de ces éléments indispensables au fonctionnement de notre système économique que sont le travail domestique ou bien les services rendus par la nature, mais d’autre part qui protège ces sphères de la logique de marchandisation et de valorisation ?

La rupture métabolique et l’exemple de l’Irlande au XIXème siècle

Les contradictions entre mode de production capitaliste et environnement s’expriment de manière concrète par ce que Marx appelle la rupture métabolique et qui constitue le concept central de l’œuvre de Marx écologiste.

La rupture métabolique repose sur le constat qu’il existe une « séparation entre les conditions inorganiques de l’existence humaine (i.e. les services de la nature) et l’activité humaine, séparation qui n’a été posée comme séparation totale que dans le rapport du travail salarié et du capital » (Marx, Manuscrits dits Grundrisse). Plus précisément, Marx observe qu’il existe dans les rapports entre capitalisme et nature un décalage entre les rythmes de régénération des conditions naturelles de reproduction du capitalisme et la vitesse à laquelle celui-ci dégrade ces conditions naturelles pour satisfaire ses pulsions d’accumulation. Le capitalisme perturbe le métabolisme entre l’Homme et la Terre et engendre une disjonction entre systèmes sociaux et cycles de la nature.

« Marx observe qu’il existe dans les rapports entre capitalisme et nature un décalage entre les rythmes de régénération des conditions naturelles de reproduction du capitalisme et la vitesse à laquelle celui dégrade ces conditions naturelles pour satisfaire ses pulsions d’accumulation.»

Cette analyse découle des travaux du chimiste allemand Justus von Liebig (1803-1873), dont Marx a attentivement lu les travaux. Von Liebig s’est employé à analyser l’impact de l’agriculture capitaliste sur les sols et met en évidence une rupture des cycles des nutriments au sein des terres. Plus précisément, la séparation entre les lieux de production agricoles (les campagnes) et les lieux de consommation (les villes) entraîne un déplacement des nutriments des champs vers les flux de déchets issus de la ville (effluents, ordures) qui ne retournent plus aux champs. Marx et Engels ont alors proposé une description fine des conditions et des rapports sociaux à l’origine de cette rupture métabolique dans le cas de l’Irlande du XIXème siècle (chapitre II).

Marx distingue dans l’organisation de la société agraire irlandaise deux phases, celle dite des « baux usuraires » (1801-1846) et celle « d’extermination » (1846-1866). Au XIXème siècle, l’Irlande est colonisée par les Anglais depuis au moins 1541, et c’est une classe propriétaire terrienne anglo-irlandaise qui possède la terre. Les propriétaires ne sont pas présents sur place et louent à de petits paysans et métayers irlandais des lopins de terre dans un système dit des « baux usuraires ». Les loyers à payer aux propriétaires sont particulièrement hauts et augmentent régulièrement. Toute amélioration technique (irrigation ou drainage) fait l’objet d’un loyer supplémentaire. La production agricole est orientée selon une rotation triple sur une même année : tout d’abord du blé puis de l’avoine, voués à l’exportation vers l’Angleterre, qui suffisent à peine à payer les loyers et dont l’argent des revenus n’est pas réinvesti mais envoyé vers l’Angleterre par les propriétaires terriens. Puis une rotation de pommes de terre pour assurer la survie des familles. La pression financière entraîne l’impossibilité d’organiser des jachères ou de planter du trèfle notamment pour laisser reposer et réenrichir le sol en nutriments (fixation d’azote, etc.). Ces cultures, très intensives en nutriments, obligent les paysans pauvres à déployer une grande ingéniosité pour assurer le renouvellement des nutriments : recours aux algues, aux excréments d’animaux, au sable, avec des techniques agricoles d’enfumage et d’épandage demandant un investissement humain considérable. Cette action permet de limiter la fuite des nutriments et la rupture métabolique qui va avec.

Figure 1 – Champs en Irlande

En 1845 survient en Irlande une maladie, le mildiou de la pomme de terre, qui va gravement pénaliser les rendements de pomme de terre. Aux famines s’ensuivent les exils massifs vers l’Amérique de 1846 à 1866. Au total, ce sont 1 millions d’habitants que perd le sol irlandais, et la disparition de près de 120 000 fermes. La main d’œuvre manquant fortement, l’enfumage des terres et l’entretien du cycle de nutriments ne peuvent plus être pratiqués, entraînant une baisse rapide des productions céréalières de l’Irlande. La loi du remplacement des nutriments de Liebig est violée. De 1855 à 1866, Marx indique que « 1 032 694 Irlandais ont été remplacés par 996 877 têtes de bétails ». L’organisation agraire capitaliste a contribué à stériliser l’Irlande en un demi-siècle pour la transformer en terre à vache peu productive.

Cette rupture dans le cycle des nutriments prend une dimension mondiale au cours du XIXème siècle pour les Anglais. Afin d’enrichir les sols anglais appauvris par l’agriculture capitaliste et pour augmenter les rendements, les Anglais vont littéralement piller des engrais naturels aux quatre coins du globe. Des quantités considérables de guano et de nitrates sont importées, notamment du Chili, jusqu’à épuiser les réserves des pays pillés. Celles-ci servent à soutenir la production agricole de l’hémisphère Nord. Plus extrême encore, les champs de bataille et les catacombes de l’Europe entière sont vandalisés pour en broyer les os et les répandre sur les champs britanniques, afin de répondre à la rupture du cycle des nutriments, dans une forme d’échange écologique inégal.

Cette analyse est une illustration des liens que peuvent entretenir rapports sociaux de production et maintien de la fertilité du sol dans le cadre du secteur agricole. Marx explique notamment que « la fertilité n’est pas une qualité aussi naturelle qu’on pourrait le croire : elle se rattache intimement aux rapports sociaux actuels ». Cette analyse peut sembler convaincante dans le cas de la destruction de la terre par le capitalisme. Elle peut par exemple faire penser à la stagnation connue par les rendements agricoles du sol français depuis 1990, alors même que l’utilisation d’engrais et de produits phytosanitaires ne cesse d’augmenter. Cette logique de « rupture métabolique » s’observe-t-elle dans nos interactions avec d’autres écosystèmes naturels ? Une telle enquête pourrait être d’une grande pertinence, pour s’intéresser par exemple à l’impact des rapports sociaux de production issus du capitalisme sur l’exploitation des forêts, sur la pêche ou encore en matière énergétique.

Une exploitation du travail domestique qui suit une même logique

A partir du même prisme analytique, Foster et Clark tentent dans cet ouvrage de réhabiliter la capacité de la pensée de Marx à théoriser d’autres types de domination s’exerçant sur les femmes, les colonisés [1], les « races inférieures » ou encore les animaux. Ils montrent en particulier l’intersection et la similarité des mécanismes qui existent de manière régulière entre l’expropriation et l’exploitation de la nature d’une part et l’exploitation du travail domestique. Ainsi, au chapitre 3 intitulé « les femmes, la nature et le capital », les auteurs montrent comment la domination de la femme et la non-reconnaissance du travail de reproduction domestique (entendons l’entretien du foyer et le soin des enfants notamment) relèvent d’une logique similaire à l’expropriation de la nature. Marx explique que « la logique interne du capital (…) fait peu de cas de tous les autres rapports naturels et sociaux et des conditions de production héritées, qui restent extérieures à son propre mode de production ». Le travail domestique, principalement accompli par les femmes, est, comme pour la nature, le symbole d’une « externalisation de ses coûts (du capitalisme) sur des domaines situés en dehors de son circuit de valeur interne ». Alors que le travail domestique est une des conditions de reproduction indispensable au mode de production capitaliste (au même titre que les conditions naturelles), celui-ci est exproprié et considéré là encore comme une « force gratuite de la nature ». La logique du capital exproprie le travail de reproduction sociale dans le foyer. En cela, les auteurs se rapprochent beaucoup des analyses faites par les tenants du courant féministe marxistes de la théorie de la reproduction sociale et en premier lieu de Tithi Bhattacharya.

Pour ce qui concerne l’expropriation du travail de reproduction domestique, les auteurs distinguent deux phases. Une première phase, analysée par Marx et Engels, est celle du 19ème siècle, au cours de laquelle, dans les villes industrielles anglaises, le travail capitaliste détruit profondément ce travail de reproduction pourtant indispensable. Les femmes ouvrières, enchaînées plus de 12h par jour, n’ont, dans l’Angleterre du 19ème, même plus le temps de s’occuper de leurs enfants. Ceux-ci sont confiés à des nourrices, allaités avec des mixtures très peu adaptées. Les taux de mortalité infantile atteignent des niveaux considérables. En somme, un tableau digne des romans de Charles Dickens. La malnutrition et la famine fait tomber à des taux extrêmement bas le nombre de survivants à l’âge adulte. En détruisant et en réduisant plus qu’au strict minimum le travail au foyer, le système capitaliste détruit la santé des travailleurs (et même leur fitness pour reprendre la terminologie spencérienne ou darwiniste sociale) et leur capacité à se reproduire, générant un réel enjeu anthropologique. Les auteurs montrent alors, en s’appuyant sur les travaux de la philosophe Nancy Fraser ou de Maria Mies, comment la société anglaise a paré à ce défi en développant la « femme-au-foyerisation » en faisant reposer ensuite le rôle de soutien de famille uniquement sur les hommes. Un nouveau rôle serait alors dévolu aux femmes, hors de la sphère de valorisation capitaliste, consistant à assurer le travail de reproduction au domicile, avec une nouvelle forme d’expropriation des services rendus par cette sphère.

Figure 2 – La Spinning Jenny, la machine à filer qui va révolutionner l’industrie du textile britannique et contribuer à exploiter un prolétariat majoritairement féminin et (très) jeune

Cette analyse du travail domestique reste toutefois à prendre avec des pincettes, dans la mesure où cette dimension est très longtemps restée un impensé de l’analyse de Marx pour la majorité des spécialistes. De surcroît, les progrès scientifiques et médicaux ont profondément transformé le travail de reproduction au foyer au cours des 150 dernières années. En effet, la baisse forte des taux de mortalité infantile ainsi que les évolutions dans l’organisation de la société (déploiement des crèches, médecine infantile) ont permis de nouveau un retour des femmes dans la sphère productive, en retournant au travail. En cela, cette nouvelle dynamique réenclenche un développement des forces productives accru en lien avec la logique d’accumulation du capital.

Cet essai décrit aussi avec précision l’interaction entre exploitation de la nature et des formes d’oppression raciales. Ils décrivent notamment l’exemple de l’exploitation du guano au Pérou. Cet amas d’excréments d’oiseaux marins, indispensable à la fertilisation des champs britanniques, est exploitée localement par des « coolies », des travailleurs chinois émigrés, traités comme des esclaves et obligés de ramasser le guano dans des conditions épouvantables. Plusieurs autres exemples et analyse viennent émailler les différents chapitres d’illustration du lien entre domination coloniale et dégradation de la nature.

Capitalisme : un rapport aux frontières dévastateur

Enfin, l’analyse des auteurs est assez éclairante en ce qui concerne le rapport du système du capital aux limites et aux frontières qu’il rencontre. Selon eux, le capital se distingue par sa « tentative nécessaire et persistante de transcender ou de réajuster ses limites eu égard à ses conditions externes de production, afin de renforcer le processus d’accumulation ». Ainsi, lorsque le capitalisme se heurte à des frontières, à des limites à son expansion, il met en œuvre toute une série de mécanismes et de déplacements pour continuer cette expansion : utilisation de nouvelles ressources, de nouvelles réserves minérales, en changeant le lieu de production ou en développant de nouvelles technologies. Ces déplacements permanents créent de nouvelles frontières d’exploitation et de nouveaux lieux ou mécanismes de domination, de destruction, afin de perpétuer le processus d’accumulation.

Le capital est guidé par une volonté d’amasser de plus en plus de richesses, « exigeant un débit de plus en plus fort d’énergies et de ressources, (…), générant plus de déchets, (et qui) constitue la loi générale absolue de la dégradation sous le capitalisme ».

Pillage de la nature : un système socialement et historiquement situé et donc dépassable ?

Que retenir de cet essai ? Foster et Clark proposent une analyse globalement très convaincante de l’interaction entre logique capitaliste et destruction de la nature. Ils montrent avec précision comment le mode de production capitaliste repose sur des conditions de reproduction sociale et écologique extérieures à sa sphère de valorisation. Le capitalisme reposerait alors sur une externalisation de ses coûts hors de sa sphère productive, coûts qu’il n’assumeraient pas. De là naîtrait alors une contradiction inévitable de la logique du capital, incapable de valoriser ce qui est indispensable à sa reproduction. Cette contradiction est aussi le fruit du conflit entre valeur d’usage et valeur d’échange.

Le message que tentent de faire passer les auteurs est clair : nous ne pourrons traiter la crise écologique et climatique sans étudier puis transformer les rapports sociaux de production responsables de cette destruction. Pour cela, les auteurs proposent une voie socialiste ayant pour objectif de « sortir de la forme valeur du capitalisme pour permettre le développement d’un monde riche en besoins, tout en régulant le métabolisme entre humanité et nature ». Une sorte de « gouvernance par les besoins » capable de remettre en cause la pratique capitaliste de la valeur d’échange. Crise sociale et crise écologique sont les reflets d’une même image, d’un même système : « la source commune de ces deux crises se trouve dans le processus d’accumulation du capital ». Fin du monde, fin du mois, même combat, apparaît ainsi comme bien davantage que le simple slogan qu’affectionnent les militants écologistes…

L’essai livre pourtant une leçon qui permet de nourrir un certain optimisme. La dévastation écologique est le fruit d’un système d’organisation socialement et historiquement situé, celui de la forme capitaliste de l’organisation des modes de production. Loin d’être la conséquence d’une certaine « nature humaine originelle », le rapport dévastateur à l’environnement serait lié au système capitaliste. Pour sortir par le haut de la crise écologique, un dépassement du système d’accumulation du capital s’impose…

Note :

[1] Il existe chez les marxistes une controverse quant à la spécificité ou non des rapports entretenus par le capitalisme dans les pays colonisés entre notamment les tenants de « l’accumulation par dépossession » (Harvey) et ceux qui estiment que cette distinction est peu opérante et que le développement rapide du salariat dans les pays colonisés a conduit aux mêmes caractéristiques d’exploitation au Nord qu’au Sud (Wallerstein).

Neutralité carbone : objectif louable ou chimère ?

© Marcin Jozwiak

Alors que démarre la COP27, à Charm el-Cheikh, en Égypte, avec pour mission de rappeler les pays et les entreprises à leurs engagements en terme de neutralité carbone, cette dernière est devenue en quelques années l’une des solutions principales avancées face à la crise environnementale. Pourtant, ne nous enferme-t-elle pas dans des logiques dépassées ? 

Dès 2017, la France a rejoint le prestigieux groupe des 110 pays ayant affiché comme ambition d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. D’autres ont privilégié une date plus lointaine, à l’instar de la Chine ou de l’Inde. Mais les États ne sont pas les seuls à avoir de tels desseins : de nombreuses entreprises, à l’instar de Google ou de Microsoft, ont manifesté de semblables envies.

Si la neutralité carbone s’apparente souvent à une notion occulte, elle implique des phénomènes physiques bien concrets. Pour être neutre, une entité géographique – le globe, un pays ou une entreprise, même si ce dernier cas est plus critiqué – doit faire en sorte d’égaler ses émissions carbonées avec ses stocks biogéniques de carbone (forêts, océans…). Dès lors, ces stocks ne deviennent plus uniquement des émissions à éviter mais « une contrainte majeure de transformation des économies ». 

L’émergence d’un concept nouveau

Pendant longtemps, les engagements chiffrés ont été préférés lors des négociations climatiques internationales. Le protocole de Kyoto entérine en 1997 pour les 38 pays industrialisés signataires la nécessité de réduire leurs émissions d’au moins 5 % entre 2008 et 2012 par rapport à 1990.
De même, la France adopte dès 2003 l’objectif « facteur 4 » dans sa politique environnementale. Alors premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, déclare : « il s’agit de diviser par deux les émissions de [gaz à effet de serre] avant 2050 à l’échelle de la planète. Pour nous, pays industrialisé, cela signifie une division par quatre ou par cinq ». Un tel objectif est validé par le Grenelle de l’environnement de 2007 et par la loi de transition énergétique pour la croissance verte du 17 août 2015. 

Pourtant, cette stratégie est balayée lors de la signature des accords de Paris de 2015. « Ce qu’a créé l’accord de Paris comme nouvel objectif collectif pour tous les pays, c’est celui d’atteindre la neutralité carbone dans la deuxième moitié du siècle » explique ainsi Stefan Aykut, professeur à l’université de Hambourg et auteur de Gouverner le climat ?

« La neutralité carbone permet des traductions locales assez concrètes pour agir à toutes les échelles »

Stefan Aykut

L’article 4 du même accord reconnaît le rôle primordial des puits de carbone pour atteindre l’objectif de neutralité carbone. Ce dernier dispose qu’il est primordial de « parvenir à un équilibre entre les émissions anthropiques par les sources et les absorptions anthropiques par les puits de gaz à effet de serre au cours de la deuxième moitié du siècle ». Pour ce faire, chaque pays doit déposer une Contribution Déterminée au Niveau National (CDN) exposant comment il souhaite traduire cet objectif théorique en pratique. 

L’émergence du concept de neutralité carbone dans les négociations internationales s’explique notamment par son apparente simplicité. Comme le note l’IDDRI dans une note sur la question, « la neutralité carbone peut être considérée comme l’un de ces nouveaux objets hybrides apparus dans l’Accord de Paris. Son apparente simplicité est probablement ce qui lui assure d’être déjà mobilisée par une grande diversité d’acteurs étatiques et non étatiques. »

De même, la neutralité carbone a l’avantage majeur – dans le cadre des négociations internationales – d’être un concept très flexible laissant chaque pays libre de mettre en place sa propre stratégie climatique sans que sa souveraineté ne soit atteinte. « La neutralité carbone permet des traductions locales assez concrètes pour agir à toutes les échelles » note ainsi Stefan Aykut. 

La France et la neutralité

Bien qu’abstraite, la notion de neutralité carbone induit réellement une diminution drastique de nos émissions de gaz à effet de serre. En 2015, la France a émis 458 Mégatonne (Mt) d’équivalent CO2 pour n’en absorber que… 36,6 Mt. Si l’Hexagone respecte les objectifs qu’il s’est fixés, les puits carbone du pays devront compenser 100% des émissions contre… 8% aujourd’hui. Des budgets carbone sont réalisés pour atteindre les objectifs fixés par la Stratégie Nationale Bas Carbone (SNBC) afin de préparer en amont la neutralité carbone. Le budget 2019-2023 prévoit ainsi un plafond de 422 Mt en moyenne annuelle, contre 359 Mt pour le budget 2024-2028. En 2050, les émissions devront être limitées à 80 Mt par an. La neutralité carbone apparaît ici plus ambitieuse que le facteur 4 qui prévoyait de limiter les émissions à 136 Mt d’équivalent CO2. Si elle est atteinte dans sa configuration actuelle, la neutralité carbone s’apparenterait ainsi plus à un objectif 6 ou 7. Ainsi, la baisse des émissions se veut progressive, programmée et organisée. 

Au sein même de ces budgets, des objectifs sont décidés en fonction des différents secteurs. Tandis que le secteur des transports devra atteindre une décarbonation complète d’ici 2050 - à l’exception du secteur aérien - l’agriculture ne pourra diminuer ses émissions que de 46%. Car il existe des émissions incompressibles : il sera vraisemblablement impossible de réduire nos émissions en dessous des 80 Mt de CO2. 

Pourtant, ces objectifs reposent forcément sur des hypothèses plus ou moins audacieuses. La SNBC qui accompagne l’objectif français de neutralité carbone prévoit que les puits atteindront 80 Mt d’ici 2050, soit plus d’un doublement des capacités existantes actuellement. Pour justifier ce chiffre, la SNBC espère développer le stockage dans les produits du bois, de nouvelles plantations sur des prairies ou encore les technologies de captage et de stockage de CO2, à l'efficacité très critiquable. De même, l’objectif de zéro artificialisation nette des terres agricoles devra être respecté. Pourtant, l’Institut de l'Économie pour le Climat (I4CE) estime que certaines des hypothèses sous-jacentes à la SNBC sont assez audacieuses. Porter les capacités de stockage carbone à 80 Mt implique ainsi de dynamiser la production de bois implique par exemple une refondation complète de la filière bois, notamment de son Office National des Forêts. Même doutes concernant les technologies de captage et de stockage, dont la massification « comporte des risques en termes d’approvisionnements et d’acceptabilité sociale et environnementale, interrogeant la pertinence de ces technologies ». 

Face à ces incertitudes, certains préfèrent ne pas évoquer directement l’objectif de neutralité carbone. C’est le cas du Plan de Transformation de l'Économie Française (PTEF), piloté par le Shift Project. Le think thank assume que sa trajectoire n’est « pas neutre en carbone [car] à [nos yeux] l’évolution de l’agriculture, des forêts et des espaces naturels risque de ne pas être suffisante pour à la fois compenser nos émissions et fournir suffisamment d’énergie et de matériaux ». 

Une approche climatique dépassée ?

Si la neutralité carbone est devenue en quelques années le nec plus ultra de la lutte contre le changement climatique, une telle notion comporte bel et bien des angles morts. Car, si définir un objectif global ambitieux est une action louable, encore faut-il que sa mise en place soit planifiée correctement. Sans feuille de route bien établie, la neutralité carbone risque fort de ne rester qu’une illusion imparfaite.

En effet, s’imposer des objectifs ciblés ne veut pas obligatoirement dire qu’ils seront respectés : le budget carbone français 2015-2018 a été dépassé de 72 Mt. De même, il est tout à fait possible qu’un pays, tout en maintenant son souhait d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050, n’adopte pas en parallèle de politique climatique ambitieuse. 

C’est la voie qu’ont emprunté nos voisins Outre-Rhin : en octobre 2019, l’Allemagne adopte une loi fédérale sur la protection du climat, inscrivant l’objectif de neutralité carbone issu des accords de Paris dans le marbre du droit. Pourtant, la majorité des efforts climatiques était repoussée à la période après 2030, forçant l'Allemagne à brutalement accélérer sa transition à la fin de la décennie. Attaquées par plusieurs associations devant la cour constitutionnelle de Karlsruhe, les juges ont considéré que « les dispositions contestées portent atteinte aux libertés des requérants, dont certains sont encore très jeunes. Elles repoussent irréversiblement à la période postérieure à 2030 des charges considérables en matière de réduction d’émissions ».

« Il y a un certain impérialisme de la question climatique »

Stefan Aykut

Stefan Aykut constate que la neutralité carbone est « une machine à réduire la complexité ». Ainsi, les causes systémiques du changement climatique ne sont pas directement mises en cause par la notion puisque les États sont libres de mettre en place les stratégies qu’ils souhaitent. Ce processus est directement provoqué par les dynamiques propres au système climatique international. Dans son livre Climatiser le monde, Stefan Aykut donne l’exemple des négociations autour de l’accord de Paris et dont l’article 4 fournit « une illustration du statut ambigu des questions énergétiques dans le régime climatique ». En effet, traduire dans le droit l'objectif des 2°C dans le droit international relève souvent de la gageure : il est complexe, si ce n'est impossible, d'imposer une date de sortie contrainte des énergies fossiles.

Ainsi, l’auteur note que le mot « émission » apparaît 25 fois dans l’accord final contre une seule mention du mot « énergie », lorsque le statut d’observateur de l’Agence Internationale de l'Énergie Atomique est mentionné. L’auteur constate dans son livre que « ce modèle repose sur des mesures dites « en fin de tuyau », c'est-à-dire qu’on va tenter de réguler les outputs, et donc les émissions de gaz à effet de serre. Les négociations internationales concerneront donc principalement la répartition de l’effort global de réduction des émissions. On ne s’attaquera pas, en revanche, à la question des inputs, c’est-à-dire aux processus qui déterminent l’évolution des émissions, comme la production énergétique, les modèles de développement industriel ou le fonctionnement de l’économie mondiale ». Comme l’analyse l’auteur en entretien, « les négociations internationales sur le climat ont été structurées d’une telle façon qu’on ne parle pas d’énergies. On parle de stabilisation des émissions par exemple mais pas d’infrastructures énergétiques ». 

De même, concentrer tous les efforts sur la seule réduction  des émissions carbonées ne nous fait-il pas courir le risque d’isoler d’autres crises, à l’image des pollutions chimiques ou de la disparition de la biodiversité ? Comme Stefan Aykut l’écrit dans son livre Climatiser le monde« le carbone est la lingua franca du régime climatique, du moins pour ce qui est des débats sur la réduction des émissions ». Ce dernier explique en entretien que « le climat devient alors un prisme dominant pour de plus en plus de domaines en politique publique. Il y a un certain impérialisme de la question climatique ». Et au chercheur de défendre une approche multidimensionnelle pour lutter contre les crises environnementales. 

Le secteur spatial à l’arrière-garde de la lutte contre le changement climatique

    La « famille spatiale » a achevé sa grande messe annuelle jeudi 22 septembre à Paris. Le Congrès international d’astronautique réunit depuis 72 ans le secteur spatial pour plusieurs jours de rencontres, débats et conférences. Derrière la vitrine d’un secteur soucieux de participer à la lutte contre le changement climatique, un tabou a plané sur le Palais des congrès : la pollution du secteur spatial lui-même, dont les perspectives de croissance ne sont guère compatibles avec la sobriété nécessaire à la transition écologique.

    D’abord confidentiel dans les années 1950, l’événement accueille désormais les agences spatiales du monde entier, mais également les industriels, les entreprises, des scientifiques et des étudiants. Les politiques se joignent également à cette « space community » : Valérie Pécresse (présidente de la région Ile-de-France), Élisabeth Borne (Première ministre) ou encore Thierry Breton (commissaire européen, chargé notamment du spatial) dans une vidéo pré-enregistrée, ont ainsi participé à la cérémonie d’ouverture le dimanche 18 septembre. Plus de 8500 personnes, représentant une centaine de pays, ont pu assister aux 3000 présentations proposées, des grandes conférences plénières aux innombrables sessions techniques, visiter les stands d’exposition, et profiter des pots, cocktails et autres espaces de réseautage. 

    Si une journée ouverte au public a eu lieu le mercredi, agrémentée de la présence d’astronautes, ces héros médiatiques de l’exploration spatiale, le Congrès reste difficile d’accès pour le tout venant : pour accéder au Paris Convention Centre toute la semaine, il fallait débourser 240 euros pour les étudiants, et jusqu’à 1200 euros pour les délégués (pour les réservations régulières). Sans compter les déplacements que requièrent un événement changeant de lieu chaque année : le monder entier se retrouve au Congrès, qui aura lieu à Baku en Azerbaïdjan en 2023, après s’être déroulé à Dubaï l’année dernière.

    Cette année, la Fédération astronautique internationale, à l’origine du congrès, organisé sur place par le Centre national d’études spatiales (CNES, l’agence spatiale française), a réuni le secteur spatial sous le mot d’ordre « Space for @ll ». Derrière ce slogan, la Fédération a déployé tout un lexique qu’il s’agit de comprendre, tant les mots sont mis au service d’une certaine vision de la « conquête spatiale ».

    « Sustainable space »

    Les enjeux posés par le changement climatique sont à l’ordre du jour. Le Congrès astronautique international s’efforce de faire bonne figure : l’événement a reçu l’ISO 20121 de l’Organisation internationale de normalisation, attestant de la mise en œuvre d’une logique de développement durable. L’ironie apparaît cependant lorsque l’on observe la provenance des participants : l’Amérique de nord et l’Asie sont à l’honneur. Quid du bilan carbone d’un Congrès dont une part importante des participants doit prendre l’avion, chaque année qui plus est ? L’ISO s’apparente plutôt à du greenwashing.

    De son côté, le secteur spatial n’a de cesse de rappeler qu’il joue un rôle fondamental dans la lutte contre le changement climatique1, et nul ne niera sa grande utilité : le GIEC lui-même a recours aux données satellitaires, comme le rappelait Marie-Fanny Racault, océanographe biologiste et l’une des auteurs du chapitre 3 sur les Écosystèmes océaniques et côtiers du rapport de février 2022 :

    « L’amélioration du développement de ces outils [les satellites] et leur plus grande utilisation, en particulier dans les régions les plus vulnérables et les plus touchées, seront primordiales pour soutenir des actions d’adaptation opportunes afin de réduire les risques climatiques dans le cadre du réchauffement de la planète. »

    L’orbite terrestre offre un point de vue unique pour observer l’impact des activités humaines sur le climat : l’évolution de l’état des forêts, tant en termes de biodiversité que de couverts forestiers (satellite Copernicus-Sentinel 2 de l’ESA), la montée du niveau des eaux (programme franco-américain Swot) ou encore l’étude de la pollution de l’air (menées par les satellites MetOp de l’ESA) doivent beaucoup à la technologie spatiale. Les satellites participent également à l’anticipation des aléas climatiques et à la lutte contre les catastrophes naturelles : rattaché au programme européen Copernicus, le système européen d’information sur les feux de forêts surveille au quotidien le risque incendie sur le continent, permettant aux secours d’anticiper les départs de feux tout en les assistant lors des opérations, tandis que Swot améliorera l’anticipation des inondations.

    Les initiatives abondent dans le secteur, tel l’Observatoire spatial pour le climat, qui rassemble 23 agences spatiales publiques et trois organisations internationales depuis 2019 afin de mieux comprendre le changement climatique grâce aux satellites et de proposer des actions aux autorités de tous les pays, de l’étude et la protection des espaces naturels à l’aide à la production agricole2.

    Pourtant, le cœur de l’activité spatiale n’est pas là : moins d’un quart des satellites actifs ont pour objet l’observation de la Terre. La croissance exponentielle du nombre de satellites en orbite depuis 2017 ne concerne en rien l’étude du changement climatique ni l’anticipation des catastrophes naturelles. C’est le secteur des télécommunications, promouvant la privatisation et la commercialisation de l’espace, qui est le moteur de cette croissance démesurée. Les méga-constellations vendues par les milliardaires du spatial, tels Elon Musk ou Jeff Bezos, sont à l’origine de cette évolution. L’objectif est de couvrir toute la planète d’un réseau internet par satellites, à l’aide de dizaines de milliers de satellites en orbite basse. Pour le plus grand malheur de la science, puisque les recherches astronomiques sont mises en péril par la pollution lumineuse produite par ces méga-constellations3. L’observation de la Terre sert ainsi de paravent pour dissimuler la réalité des missions spatiales.

    « STM – Space Trafic Management »

    Issu du jargon spatial, un acronyme accompagne souvent « sustainable space » et lui donne sa signification principale : STM, pour Space Trafic Management. Toute la communauté spatiale a conscience du danger posé par la multiplication des débris en orbite, alors que l’on prévoit l’envoi de plus de 17 000 nouveaux satellites dans la prochaine décennie. Il faut donc parvenir à une gestion du trafic afin de réduire les risques et de prévenir la multiplication de ces débris. Le pire scénario possible porte déjà un nom : le syndrome de Kessler. Il postule la possibilité d’une réaction en chaîne : un satellite serait détruit par des débris, produisant encore plus de débris qui détruiraient d’autres satellites, jusqu’à l’inutilisation complète des orbites terrestres.

    Cependant, le STM n’est pas l’indice d’une évolution du rapport au monde d’un secteur marqué par des rêves de contrôle et d’exploitation de l’environnement. Au contraire, le mariage du « sustainable space » et du « space trafic management » vise un objectif : permettre le développement des activités spatiales. « Durable » signifie alors « ne mettant pas en danger la croissance des affaires spatiales et la rentabilité du secteur », et ne concerne pas la préservation de l’environnement spatial.

    Le développement du secteur spatial privé et de ses ambitions expansionnistes entre pourtant en contradiction avec cet objectif : même en imaginant un cadre légal strict limitant au maximum les débris laissés par les satellites et les fusées, la potentialité d’un accident augmentera mécaniquement avec l’accroissement du nombre de lancements et de satellites.

    « Démocratisation de l’espace »

    Le secteur spatial est en train de se « démocratiser ». Autrement dit, les nouvelles technologies de propulsion et de miniaturisation des satellites baissent les prix de la mise en orbite d’un satellite, et permettent à toujours plus d’acteurs économiques et scientifiques d’envisager l’utilisation de l’espace. Autre élément de la « démocratisation », le secteur spatial s’agrandit chaque année, derrière la figure mythifiée de l’entrepreneur. Dernier élément enfin : le secteur privé occupe une place toujours plus importante, accompagné par les États qui nourrissent cette industrie spatiale de deniers publics et d’une législation avantageuse. Le CNES a ainsi organisé les premières Assises du New Space en juillet dernier, tandis que les États répondent aux ambitions des acteurs privés en actant légalement le droit de s’approprier les ressources spatiales, depuis le Space Act étatsunien (2015) jusqu’aux Accords Artemis récemment ratifiés par la France (juin 2022).

    Ainsi, « démocratisation » est synonyme de « commercialisation » et « privatisation » au sein de la communauté spatiale. Quoi d’étonnant, alors que les acteurs privés sont mis à l’honneur : Élisabeth Borne rythmait son discours d’une apostrophe aux « astronautes, industriels, entrepreneurs et étudiants », Arianegroup et Lockheed Martin ont été appelés à la tribune lors de la cérémonie d’ouverture, Elon Musk et Jeff Bezos trônaient fièrement dans l’une des vidéos d’ouverture du Congrès. Même les agences spatiales font allégeance au privé : l’European Space Agency affichait crânement sur son stand : « Space for Business, Business for Space » L’idéologie du New Space, qui désigne la montée en puissance de nouveaux acteurs privés dans le secteur spatial, alors qu’il était marqué historiquement par la centralité des États et de leurs agences spatiales publiques, a ainsi dominé le Palais des Congrès pendant une semaine. Tout doit être fait pour permettre le développement d’un secteur spatial privé et ce qui a été qualifié de nouvelles enclosures est présenté ici sous les atours de la démocratisation.

    L’espace comme « bien commun »

    Comment comprendre alors la définition de l’espace comme « un bien universel au service de la paix » (Valérie Pécresse), un « bien commun » (Thiery Breton) ? Il est vrai que l’espace n’est pas susceptible d’appropriation nationale selon l’article 2 du Traité de l’espace de 1967, qui fait encore consensus, tandis que l’Accord sur la Lune (1979) a tenté de faire des corps célestes le « patrimoine commun de l’humanité », en vain puisque aucune puissance spatiale n’a ratifié ce texte.

    Mais il n’est pas question de commun au sens des travaux de l’économiste et prix Nobel Elinor Ostrom4 : il n’y aucune volonté de développer une gestion complète de l’espace par ses utilisateurs, dans un cadre démocratique. Au sein de la « space family », l’espace est un bien commun au sens où il est libre d’accès : surtout pour les entreprises privées qui souhaitent l’exploiter. « L’autoroute du ciel est ouverte » a dit Valérie Pécresse, quand bien même elle refusait qu’il devienne « un terrain de jeu pour milliardaires ». Au-delà de la posture, la contradiction est palpable : si l’espace est libre d’accès, comment en interdire des utilisations abusives et climaticides ? Si l’espace est un bien commun, il évoque alors plutôt « la tragédie des communs » présentée par Garrett Hardin5 en 1968 : chaque acteur a individuellement intérêt à surexploiter le bien commun avant que les autres ne le fassent, au détriment de l’intérêt collectif, et débouchant sur la destruction pour tous du bien libre d’accès.

    Fantasmes miniers

    Au fil des discours, il est possible de saisir le monde fantasmé par une partie du secteur spatial. A l’heure du retour de l’humain sur la Lune, les projets d’exploitation minières de notre satellite font florès. Le droit de l’espace est alors mis à contribution : il faut assurer aux entreprises que leurs investissements ne seront pas vains. Les projets de partage des bénéfices et de transferts des technologies nourris par le Tiers-Monde dans les années 1960 ne sont plus d’actualité : le capitalisme extractiviste se projette dans les astres. Le droit d’exploiter les ressources et d’en tirer profit est défendu par les juristes et les représentants de la NASA pendant le Colloquium sur le droit de l’espace.

    La lutte contre le changement climatique passerait même par cette exploitation des ressources spatiales. Il ne serait plus nécessaire de modifier le fonctionnement économique de nos sociétés : il faut simplement étendre nos sources d’approvisionnement au-delà de la Terre. Plus encore, le développement d’une industrie réellement spatiale nourrit les rêves d’une géo- ingénierie dans le vide interplanétaire : la construction de miroirs dans l’espace permettrait de diminuer la température en réfléchissant une partie des rayons du soleil, est-il défendu lors du Symposium on visions and strategies for the future.

    Des stations spatiales privées et commerciales doivent également prendre le relai de la Station spatiale internationale, promettant l’accroissement du tourisme spatial et la recherche d’applications rentables au détriment de la science fondamentale.

    Les contradictions internes du spatial

    Ce Congrès international d’astronautique permet de saisir la contradiction majeure du secteur spatial à l’heure du changement climatique : alors qu’il devient nécessaire de réduire drastiquement l’impact de l’humain sur les ressources planétaires et le climat, le développement d’un secteur privé spatial doit passer un accroissement des activités, des lancements et des satellites envoyés en orbite.

    Face aux dizaines de milliers de nouveaux satellites anticipés dans la prochaine décennie afin de répondre presque exclusivement à la croissance des méga-constellations portés par les magnats du spatial, le secteur défend le développement de carburants moins polluants pour les fusées, soit une solution technique à des enjeux pensés uniquement sur le plan technique.

    Cependant, aucune donnée chiffrée n’est présentée. On ne s’en étonne guère. Le techno-solutionnisme des secteurs industriels est une impasse : la réduction de la pollution permet toujours de justifier la croissance de l’industrie, non de l’encadrer. Des fusées moins polluantes serviront d’alibi à une augmentation des lancements, avec pour conséquence un impact toujours plus grand sur l’environnement, confirmant l’effet rebond que l’on peut craindre. Ainsi, le secteur a beau jeu de vanter son rôle dans la surveillance des activités humaines et leur impact sur l’environnement, alors que l’impact du secteur lui-même reste le grand tabou de ce Congrès : il est impossible de trouver la moindre information à ce sujet.

    Le secteur spatial semble donc entièrement lancé dans une voie à rebours des impératifs imposés par le changement climatique. Pensé auparavant comme une nouvelle frontière d’avant-garde, le spatial est désormais un domaine porté par des ambitions dépassées et dangereuses.

    (1) Voir le RSE du CNES, vantant son « son engagement au service du développement durable » : https://cnes.fr/fr/le-cnes/le-cnes-en-bref/rse-le-cnes-engage

    (2) Cf. Space For Climate Observatory : https://www.spaceclimateobservatory.org/fr.

    (3) J. Carrette, « Avec Starlink, Elon Musk innove dans la pollution », Reporterre, 2 mars 2021.

    (4) E. Oström, Governing the Commons : The Evolution of Institutions for Collective Action, 1991.

    (5) G. Hardin, « The tragedy of the commons », Science, 1968.

    Géoingénierie de la captation : la prochaine grande controverse climat

    Depuis quelques mois, les investissements dans les techniques de captation directe du CO2 dans l’air explosent. On trouve derrière pêle-mêle les grands producteurs de pétrole et la Silicon Valley. Pourtant, aucune de ces techniques ne présente un quelconque signe de maturité. Pire, entretenir le fantasme d’une réponse technologique magique à la crise climatique pourrait nous faire perdre encore 10 ou 15 ans. Analyse d’une controverse majeure qui se déploie dans un silence assourdissant.

    Dans l’ombre des négociations climatiques, nous courrons un nouveau danger que trop peu encore sont capables d’imaginer, tellement le sujet paraît fantasmagorique. À travers les termes flous des COP, les nouveaux partisans du « technosolutionisme » avancent à pas de loup pour faire triompher l’idée que la captation directe du CO2 dans l’air ambiant pourrait répondre à l’urgence climatique. Mais de quoi parle-t-on exactement ?

    Une technologie hautement problématique

    Le DACC (pour Direct air carbon capture), est une sorte d’énorme aspirateur à CO2. Pour schématiser, un gros ventilateur fait passer l’aire à travers un filtre (beaucoup d’air, puisque le CO2 est dilué à quelques 410 parties par millions1 dans lequel se trouve un sorbant (une substance qui « colle » le CO2). Quand le filtre est plein, on le chauffe pour libérer le CO2 que l’on vient comprimer. Ensuite, on envoie ce CO2 sous pression vers des usines qui en ont besoin (en Suisse, le prototype Climeworks l’envoie à des serres de tomate), ou bien vous essayez de le renvoyer sous terre pour le faire disparaître à jamais.

    On l’imagine facilement, tout cela coûte « une énergie de dingue ». Entre l’infrastructure métallique, la fabrication du sorbant, l’énergie pour alimenter le site, les conduits… Des calculs pionniers montrent que si l’on utilisait le DACC pour absorber 30 de nos 36.3 gigatonnes de CO2 émises chaque année (2021), cela induirait au mieux un doublement de la consommation énergétique mondiale (et non pas électrique). Et ce « toute chose égale par ailleurs ». Bien sûr, personne ne propose d’absorber toutes nos émissions avec du DACC, mais on retient l’idée que la facture énergétique de cette technologie en fait une chimère irréaliste, a fortiori dans un contexte ou nous devons faire décroître drastiquement notre consommation, pas juste la substituer avec des sources bas carbone.  

    Actuellement, seules deux petites centrales pilotes sont testées. Celles de la société Climeworks, en Suisse et en Islande. La station d’Orca en Islande est la plus importante. Elle capte l’équivalent du CO2 émis par… 800 voitures chaque année. Autrement dit, il faudrait plusieurs millions de ces centrales si l’on voulait absorber toutes nos émissions avec. L’équipe de Climeworks prévoit un déploiement mondial de son modèle en 2027, ce qui, selon elle, permettrait de multiplier par cent l’élimination du CO2. Cent fois 800 voitures, 80 000 voitures, soit… 0.3% du parc automobile français. Pourtant, derrière cette promesse ridicule, dont on ne fait même pas le bilan carbone en analyse cycle de vie (combien émet la fabrication de ces centrales ?), Climeworks vient de lever 650 millions de dollars2.

    Au Texas, on annonce la réalisation de la plus grande centrale DACC au monde pour 2024, pour la coquette somme d’au moins 1 milliard de dollars. Situé dans le grand bassin permien pétrolier de l’ouest de l’État, l’objectif annoncé est d’enfouir un million de tonnes de CO2 par an, soit 1/36 000e de nos émissions. Le consortium qui pousse ce projet est constitué principalement de l’entreprise canadienne Carbon Engineering, omniprésente en matière de DACC, et l’Occidental Petroleum, un géant pétrolier et gazier classé comme la 8e entreprise privée la plus émettrice dans le monde en 2017. Sa directrice générale, Vicki Hollub, ne s’en cache pas : « Cet effort peut également être une autre activité à valeur ajoutée. »3

    Alphabet/Google, Stripe, Shopify, Meta/Facebook, McKinsey notamment viennent de s’unir pour alimenter à hauteur d’un milliard de dollars un fonds dédié au développement du DACC. La fondation XPrize d’Elon Musk a également débloqué 100 millions de dollars pour aider à développer des technologies de capture du carbone. En somme, au cours du premier semestre 2021, les investisseurs privés ont investi plus de 250 millions de dollars dans le DACC, soit le double des investissements réalisés au cours des six mois précédents, eux même 250% plus élevés que l’année précédente. C’est exponentiel. Même le gouvernement américain vient de débloquer une enveloppe de soutien à cette technologie pour quelque 3,5 milliards de dollars, déclarant dans un communiqué que ce procédé est « essentiel pour combattre la crise climatique actuelle et atteindre des émissions nettes nulles d’ici 2050 ». Alors pourquoi un tel engouement derrière une technologie aussi peu prometteuse ? 

    Aperçu de ce que pourrait être la grande centrale DACC texane, par Carbon Engineering

    Le colossal futur marché des quotas carbone 

    Une des grandes avancées de la COP26, nous dit-on, est la ratification de l’Article 6, qui ouvre la voie aux marchés des quotas carbone au niveau international, avec l’idée d’avancer vers un prix mondial de la tonne de CO2. Un progrès en apparence, qui pose en réalité le problème suivant : si en tant qu’entreprise ou État vous pouvez vendre vos émissions pour aligner votre bilan, vous n’êtes pas obligés de les réduire, tout est question de prix de la tonne. Selon le dernier rapport de la Banque mondiale sur la tarification du carbone, les revenus des taxes et marchés du carbone ont explosé en 2021 pour atteindre 84 milliards de dollars. Soit une progression de plus de 60 % par rapport à 2020 ! Or, même si toutes les émissions de tous les acteurs rentraient en considération (ce qui est loin d’être le cas), il est a peu près certain que beaucoup préféreraient acheter des crédits carbone sur le marché international plutôt que d’investir pour changer tous les procédés industriels.

    Pour en comprendre la raison, il faut se tourner vers la nature du système financier. Lorsque vous investissez dans une infrastructure industrielle, vous empruntez directement ou indirectement beaucoup d’argent aux banques qui le transforme en produits financiers, titrisent ces produits et les repend dans la sphère financière. La valeur de votre action s’en trouve modifiée, au même titre que la valeur de votre entreprise. Si vous arrêtez votre infrastructure avant qu’elle ait été rentabilisée, les actifs qui y sont indexés risquent donc de perdre brutalement en valeur et de devenir des actifs échoués. Ce verrou financier à la reconstruction écologique est notamment analysé dans un rapport de l’Institut Rousseau.    

    Même si, sur le plan théorique, de plus en plus d’acteurs préféreront payer pour s’adapter plutôt que de payer pour acheter des crédits carbone, la mise en place d’un tel système prendra au moins 5 ou 10 ans – sans scénario de rupture type conflit géopolitique majeur. Mais surtout, c’est un marché colossal qui s’ouvre : si la tonne de CO2 coûte 250 $ et que vous proposez une solution pour capter cette tonne à 150 $, votre « carnet de commandes » explose. 

    Et c’est justement l’objectif des entreprises qui investissent dans le DACC aujourd’hui. Les premières d’entre elles qui développeront une technique pour capter le CO2 à bas coût s’offre un marché presque infini. Selon de premières estimations, il pourrait représenter 1 000 milliards de dollars en 2050, soit l’équivalent du marché de l’industrie pharmaceutique actuel. Ce qui pousse par exemple le fondateur du magazine Entreprendre, Robert Lafont, à s’exclamer « C’est vraiment le bon créneau sur lequel doivent se lancer nos nouveaux entrepreneurs startuppeurs »4.

    Personne n’investit dans ces technologies par altruisme. Si l’objectif était de capter tout de suite du CO2, il n’y a qu’à replanter massivement des arbres. Ça ne coûte pas cher (entre 0.50 et 6 € la tonne absorbée contre 600-1000$ pour le DACC), et pourvu qu’on le fasse selon les principes du géomimétisme (on reproduit les écosystèmes naturels), c’est durable et facteur d’adaptation du territoire. Mais difficile de mettre le compteur sur un arbre dont la croissance est lente, et difficile de faire fantasmer les magnas de la tech.

    Le gouvernement américain est particulièrement mobilisé dans cette direction et veut pousser ses entreprises à stocker « durablement » et pour moins de 100 dollars la tonne d’ici 2050. C’est l’objectif du « Carbon Negative Earthshot » du ministère de l’Énergie. Argument ultime : depuis 1975, le coût du photovoltaïque a été divisé par 300. Le DACC devrait naturellement suivre cette tendance selon les prospectivistes américains. Rien n’est moins sûr, et comparaison est rarement raison.

    Une impasse dans laquelle nous enferment les pétrogaziers

    Les États-Unis ne s’intéressent pas qu’au DACC en matière de technologie de captation. La puissance publique a ainsi investi plus de 1,1 milliard de dollars ces 10 dernières années pour subventionner des projets de capture du CO2 en sortie de cheminée (CCUS – Carbon Capture, Utilization or/and Storage). Des projets qui ont tous périclité alors même que cette technique, en théorie utilisée depuis 50 ans par les pétrogaziers, est brandie par tous les secteurs très émetteurs comme leur solution de décarbonation par excellence.  

    Concrètement, il s’agit de la même technologie que le DACC, mais utilisé là où le carbone est très concentré, directement dans l’usine. Il faut donc en théorie beaucoup moins d’énergie pour capter une tonne de CO2. Les pétroliers utilisent déjà le procédé sur certains sites offshore, et le CO2 est directement réinjecté dans la nappe pétrolière pour y augmenter la pression et faire jaillir plus d’hydrocarbures. Aujourd’hui, les ¾ du CO2 capturé dans le monde par du CCUS servent ainsi à maximiser encore l’exploitation pétrolière.  

    Gorgon, le méga projet vitrine de CCUS conduit principalement par Shell, Chevron et Exxon en Australie pour plus de 3 milliards de dollars est en grande difficulté : il a capturé seulement un quart de ce qu’il était théoriquement capable pendant les cinq dernières années, pour une facture énergétique colossale. Alors que l’ensemble des projets semblent globalement suivre les mêmes déconvenues, la COP26 a « autorisé » le financement et l’exploitation de nouvelles centrales thermiques à l’étranger… si elles étaient équipées de CCUS5. Tout l’enjeu pour les exploitants d’hydrocarbures est de faire miroiter que cette technologie va fonctionner pour continuer comme si de rien n’était.

    Le CCUS pourrait servir à décarboner des industries émettrices difficilement décarbonables, comme la cimenterie, la chimie lourde ou la métallurgie. Elle n’est donc pas à rejeter a priori dans certains cas d’usage, pour aller « chasser les dernières tonnes ». Mais ces installations de capture seraient rentables pour ces industries si la tonne de CO2 était valorisée 200 ou 300 $, or à ce prix, les énergies renouvelables seraient largement plus compétitives encore, au grand dam des pétroliers. Ces derniers ont donc tout intérêt à continuer à agiter le mirage du CCUS… mais sans trop le développer non plus ! 

    L’émergence d’un lobby actif

    Une commission mondiale sur la gouvernance des risques liés au dépassement climatique (la « Climate Overshoot Commission ») a été lancé en mai 2022. Sa mission : réfléchir d’ores et déjà à « l’après » en élaborant une stratégie globale pour « réduire les risques que comporte le dépassement de 1,5 °C, en examinant les avantages, les coûts et les défis entraînés par chacune des solutions possibles ». Outre le fait que son existence même est un aveu d’échec problématique par rapport à l’objectif de rester sous les 1.5°C, elle prend curieusement des airs de cheval de Troie pour la géoingénierie de la captation.  

    Cette commission indépendante est constituée de 16 membres, principalement des anciens ministres de pays du Nord comme du Sud. Il est présidé par Pascal Lamy, ancien directeur général de l’Organisation mondiale du commerce.

    « Si la réduction considérable et rapide des émissions doit être l’objectif central de toute politique climatique, l’action collective contre le [réchauffement] doit prendre en compte l’ensemble des réponses possibles pour réduire activement les risques, explique ainsi la nouvelle commission dans sa présentation. Ces options comprennent des mesures d’adaptation considérablement élargies pour réduire la vulnérabilité climatique, l’élimination du carbone pour retirer le dioxyde de carbone de l’atmosphère, et éventuellement la géo-ingénierie solaire pour refroidir la planète en réduisant le rayonnement solaire entrant. »

    Ici, la mention de la géoingénierie solaire permet d’introduire un biais d’ancrage. C’est le sujet qui impressionne, qui suscite l’indignation et l’hostilité, et qui permettra de faire dire que « ce n’est pas bien », afin de mieux faire dire que « la géoingénierie de la captation en revanche, c’est bien ».

    Au vu des milliards investis ces dernières semaines dans le DACC, il est clair que de multiples techniques de lobbying, parfois très innovantes, vont être mises en place dans les mois et les années à venir. La création de commissions indépendantes privées est un grand classique. Cela permet de la citer comme argument d’autorité, car la plupart des gens penseront qu’il s’agit d’une instance officielle, de l’ONU par exemple.

    Proposer un contre-récit à la géoingénierie

    Les partisans de la géoingénièrie de la captation sont globalement les mêmes que ceux qui soutenaient il y a trente ans la thèse climatosceptique, afin de gagner du temps. « Business as usual ». Si la France ne se mobilise pas pour proposer d’emblée une alternative pour les émissions négatives, nous risquons de nous laisser surprendre et de perdre un temps précieux. 

    Les émissions mondiales doivent baisser de 43% d’ici 2030 pour viser les +1.5°C. Derrière cet objectif et derrière l’inaction, on a tendance à mettre de plus en plus d’espoir derrière un terme fourre-tout : les émissions négatives, ou encore CDR (carbon dioxyd removal). On y trouve pêle-mêle le DACC, d’autres types de géoingéniérie de captation, des solutions semi-naturelles comme le reboisement (en monoculture), ou naturelles (géomimétisme). Il est donc urgent de porter un renversement sémantique. Dans le terme CDR, on peut globalement séparer géoingénierie, qu’il faut nommer comme telle, et qui comprend tout ce qui n’est pas naturel comme le reboisement en monoculture, et géomimétisme. Le géomimétisme rassemble les techniques de renforcement ou reproduction des puits naturels de carbone (forêts, terres agricoles, zones humides, biologie marine…), s’appuyant donc sur la biodiversité et obéissant aux principes du biomimétisme. Porter cette nuance dans les négociations climatiques pourrait distinguer la France.

    Sur le plan médiatique, c’est maintenant qu’il faut déconstruire le récit de la technologie salvatrice, avant que le technosolutionisme n’impose son récit. Sur le plan cognitif, laisser diffuser l’idée d’un salut sans effort, c’est ouvrir grand la porte au déni. C’est donc maintenant qu’il faut poser la controverse. Un terrain plat se conquiert beaucoup plus vite que des collines remplies de fortifications.

    Notes :

    (1) 100 000 m3 d’air doivent être filtrés chaque seconde pour absorber 1 million de tonnes de CO2 chaque année https://www.cnbc.com/2022/05/07/what-is-carbon-capture-eric-toone-investor-at-gates-firm-explains.html

    (2) “Unrealistic energy and materials requirement for direct air capture in deep mitigation pathways”, Sudipta Chatterjee et Kuo-Wei Huang, Nature, 3 Juillet 2020, https://www.nature.com/articles/s41467-020-17203-7

    (3) https://www.reuters.com/business/energy/occidental-plans-275-million-2022-carbon-capture-projects-2022-03-23/

    (4) https://www.entreprendre.fr/sequestration-du-carbone-un-marche-gigantesque/

    (5) https://www.e3g.org/news/explained-what-does-unabated-coal-mean/

    Don’t look up : déni politico-médiatique

    Léonado Di Caprio qui tient un des rôles principaux, Capture d’écran © NETFLIX / DR

    Propulsé par un casting impressionnant, le film Don’t look up : déni cosmique propose une critique radicale de notre société, en forme d’allégorie de notre réponse au changement climatique. De nombreuses critiques publiées à ce jour semblent pourtant tomber dans le travers dénoncé par le film : elles se détournent de l’essentiel et ratent le principal message de cette satire extrêmement dense. 

    Véritable ovni cinématographique, Don’t look up emprunte au genre satirique et aux films catastrophes pour aborder un sujet réputé impossible à traiter au cinéma : la crise climatique. Il s’agit d’un véritable tour de force, dont le succès commercial s’annonce tonitruant. À en juger par les réactions qu’il suscite et l’explosion du mot dièse #Dontlookup sur les réseaux sociaux, cette production Netflix pourrait rapidement atteindre le statut de phénomène culturel. 

    Aux origines du projet, nous retrouvons David Sirota, journaliste et écrivain américain, ancienne plume et conseiller de Bernie Sanders. Lors d’une conversation avec son ami réalisateur Adam McKay, Sirota encourageait ce dernier à « utiliser son talent comique au service de la cause climatique ». McKay s’est rendu célèbre en signant les comédies cultes Anchorman (1 et 2), Talladega Nights et Step brothers (Frangins malgré eux). Il a longtemps été l’un des principaux auteurs de l’émission satirique Saturday Night Live, véritable institution aux États-Unis, avant de se mettre derrière la caméra pour des films plus engagés. Parmi ces films, le très remarqué The Big Short (Le casse du siècle) sur la crise des subprimes de 2008, puis Vice, portrait au vitriol de Dick Cheney, le vice-président de Georges Bush. Un prétexte pour livrer un réquisitoire contre le système politique américain. 

    Malgré les encouragements de Sirota, McKay rechignait à faire un film sur le réchauffement climatique. Le genre post-apocalyptique à la Mad Max ne le séduisait guère. Alors qu’ils continuaient de tester des idées de scénario, David Sirota se plaint du manque de couverture médiatique sérieuse sur la crise climatique : « tu sais, c’est comme si une comète géante fonçait sur la Terre et que tout le monde s’en foutait ». McKay lui répond alors : « attend, peut être que c’est ça, notre film ». Quelques sessions de travail plus tard, la base du scénario est posée.

    Allégorie climatique

    L’intrigue de Don’t look up (à traduire comme « ne regardez pas en haut ») est assez simple. Deux scientifiques de second rang, Randall Mindy et Kate Dibiasky, superbement joués par Leonardo DiCaprio et Jennifer Lawrence, découvrent une comète de 10 km de diamètre se dirigeant vers la Terre. L’impact, prévu dans 6 mois et 14 jours, anéantira l’espèce humaine. Si la NASA  confirme leurs calculs, les pouvoirs politiques et médiatiques choisissent d’ignorer le problème. Que ce soit la Maison-Blanche, dirigée par la  présidente Janie Orlean (Merryl Streep) et son fils, directeur de cabinet (Johan Hill), les journalistes du premier talk-show du pays (Kate Blanchet et Tyler Perry ), les deux principaux influenceurs/ pop star du moment (Adriana Grande et Kid Cudi) ou même le prestigieux New York Herald, personne ne juge l’information suffisamment urgente, certaine ou vendeuse pour être prise au sérieux. Les deux scientifiques vont, avec l’aide du directeur du centre de Défense planétaire de la NASA, Dr. Teddy Oglethorpe (remarquable Rob Morgan), partir en croisade pour tenter d’alerter l’humanité. Ils vont se heurter à tous les verrous institutionnels et absurdités que notre société néolibérale est capable de produire. Des cométo-sceptiques qui refusent de « regarder en haut » l’astre bientôt visible à l’œil nu jusqu’aux milliardaires de la Silicon Valley (symbolisés par le PDG de la société « BASH », personnage issu d’un savant mélange entre Steve Jobs, Elon Musk et Mark Zuckerberg), personne ne semble capable de se hisser à la hauteur de l’enjeu. 

    Si la taille des ficelles frise par moment le grotesque, le propos reste d’une intelligence rare. Les parallèles avec notre monde contemporain sont innombrables et les problématiques abordées d’une extrême densité. L’évolution de certains personnages, qui font face au risque de cooptation par le système, rappelle furieusement le dilemme qui se pose aux opposants de gauche souhaitant changer les institutions de l’intérieur. Faut-il avaler toutes les couleuvres pour conserver un siège à la table des négociations, ou mieux vaut-il se révolter ?

    Loin d’être une satire nihiliste où tout le monde en prend pour son grade, comme le résument la plupart des critiques, Don’t look up est avant tout une dénonciation des dominants, des ultras riches et du pouvoir capitaliste. Et une invitation à regarder la comète en face pour agir enfin.

    Déni médiatique (spoiler alerte)

    En réalité, la société dépeinte par Adam McKay ne se contente pas d’être abrutie par les « challenges » qui fleurissent sur les réseaux sociaux et par les politiciens qui font des campagnes sur le thème Don’t look up pour convaincre la population de faire confiance au système. De manière assez notable, le film montre à quel point, lorsqu’elle dispose des bonnes informations et d’une classe dirigeante un minimum à la hauteur, l’humanité se comporte rationnellement. Elle s’unit derrière le projet de détruire la comète, annulé au dernier moment par la Maison-Blanche sur injonction du milliardaire-PDG de BASH. Les personnes qui apprennent la cause de cette volte-face (exploiter les terres rares contenues dans la comète afin d’enrichir quelques industriels) déclenchent une émeute parfaitement appropriée. De nombreux individus et collectifs entrent en lutte. Les pop stars, décriées au début du film, se rallient à la cause.

    Par contre, les puissants de notre monde s’avèrent en dessous de tout. La classe politique américaine, bien sûr. Mais au-delà, les élites économiques (la bourse atteint des sommets alors que la comète devient visible à l’œil nu), le système médiatique motivé par le profit (le New York Times compris), les milliardaires de la Silicon Valley et autres partisans de la solution technologique au réchauffement climatique. Chaque scène, ou presque, contient une critique d’un de ces pouvoirs. 

    Le FBI et l’appareil d’État musèlent les différents lanceurs d’alertes manu militari puis à coup d’avocats et de procès, en invoquant le secret défense. Un triste rappel des agissements  de l’administration Obama, Trump puis Biden contre les lanceurs d’alertes poursuivis, voire torturés, quel que soit le parti au pouvoir.  

    Le PDG de BASH dispose d’un accès privilégié à la Maison-Blanche malgré son absence de légitimité démocratique ou d’expertise, car il est « le principal donateur » de la campagne de la présidente. Un exemple chimiquement pur de la corruption des politiques par le pouvoir économique et de la fascination qu’exercent les pontes de la Silicon Valley sur les classes dirigeantes. Ici, pour vendre son projet d’exploitation de la comète, le fondateur de BASH invoque la possibilité d’éradiquer la faim dans le monde. « C’est avec ce joli ruban qu’ils comptent enrober leur tissu de mensonges », rétorquent Dr. Teddy Oglethorpe et Kate Dibiasky. Cette dernière finira par rentrer chez ses parents, pour découvrir qu’ils ont gobé la propagande du système : « Avec ton père, on est pour les emplois que la comète va apporter ». Cruel rappel du discours opposant lutte contre la crise climatique et emploi, utilisé par le capitalisme pour justifier la fuite en avant.

    Dans Don’t look up, l’humanité n’est pas responsable de l’inaction qui conduit à la catastrophe. Les coupables sont les élites dirigeantes, leurs relais médiatiques et le pouvoir économique. Si le parallèle avec la crise climatique n’était pas assez complet, le film en remet une couche avec son coup de génie final : les dirigeants responsables du désastre n’en payent pas les conséquences. Ils s’échappent à l’aide d’un vaisseau spatial affrété clandestinement. 

    Appel à l’action

    Les scientifiques lanceurs d’alertes se heurtent également à leur classe sociale. Leur découverte est mise en cause par les dirigeants car ils ne viennent pas des universités privées (Ivy League) les plus prestigieuses du pays. Ou bien ils n’occupent pas de postes suffisamment élevés dans la haute administration. Lorsqu’ils s’énervent et montrent leurs émotions à la télévision, leurs propos sont disqualifiés par les tenant de la bienséance. À ce titre, le film revêt également une critique de classe qui fait surface à de nombreuses reprises. En temps de Covid et face à la catastrophe écologique en cours, nous nous identifions facilement à la frustration causée par les élites qui prétendent que la comète est sous contrôle et qu’il faut continuer de suivre une vie normale. Surtout, don’t look up !

    Même à travers l’arc des personnages, nous ressentons une mise au banc du système néolibéral. La vedette de télévision jouée par Cate Blanchett n’est pas arrivée à son poste par hasard. Elle concède être la fille d’un richissime homme d’affaires. Si elle est bardée de diplômes, elle accepte de jouer le rôle d’une dinde écervelée sur le petit écran, comme de nombreux journalistes de Fox News dans la vraie vie. Cynique, mais animée par un certain dégoût d’elle-même, elle en devient presque attachante, apparaissant également comme une victime – à un certain niveau. 

    L’arc narratif du professeur Mindy (DiCaprio) permet à McKay et Sirota de délivrer la morale du film. D’abord rationnel et déterminé à sauver l’humanité, il est un temps coopté par le système. Au point de renier ses collègues, de se couper de sa famille et d’accepter de faire la propagande du gouvernement. Les doutes qu’ils expriment sont ridiculisés par le PDG de BASH, dont les algorithmes surpuissants peuvent prédire la mort des individus : pour lui, ce sera « seul, complètement seul ». Quant à la présidente, elle sera « dévorée par un brontéroc ». De ces deux destins, le premier semble le plus probable. Mindy parvient pourtant à échapper à la prédiction, en se révoltant contre le système puis en regagnant la confiance de ses proches, par l’action. Lorsque la fin arrive, il peut se féliciter d’avoir « tout essayé » et meurt dans la joie, entouré de sa famille, tout en lâchant cette phrase à destination du public « on avait vraiment tout, n’est-ce pas ? Franchement, quand on y pense ». La présidente des États-Unis, elle, n’évitera pas sa mort violente, liée à sa condition de défenseuse absolue du système. 

    Si la fin relève un caractère très touchant, dramatique, voire déprimant pour une comédie inspirée des films catastrophes, on peut la voir comme un appel à l’action. À commencer par le discours tenu vis-à-vis du film. Plutôt que de débattre de la qualité de l’humour et de la prestation de Meryl Streep, il serait grand temps de regarder la comète en face et de prendre la crise climatique au sérieux… 

    Urgence climatique : pourquoi nous ne faisons toujours rien

    Le climat change de façon dramatique et il est indiscutable aujourd’hui que l’activité humaine en est la cause première. Malgré une prise de conscience générale dans les populations, la dissonance entre les annonces de bonnes intentions et l’augmentation persistante des émissions mondiales est affligeante. Comment expliquer cette inaction ? L’aveuglement cognitif et la fragmentation sociale dans un monde libéralisé comptent parmi les causes premières.

    Les rapports du GIEC nous démontrent, avec robustesse et précision, que l’ordre mondial fait fausse route. La situation demanderait une réduction historique de nos émissions de CO2 vers la neutralité carbone (autour de 2 tonnes équivalent carbone par habitant) le plus rapidement possible pour rester sous le seuil des 2 degrés de réchauffement planétaire symboliquement désigné comme le seuil de maîtrise du dérèglement climatique. Dépasser ce seuil ouvrirait un scénario de plus en plus documenté et déjà amorcé de montée des eaux, d’intensification des catastrophes naturelles, de baisse du rendement agricole…  Ce sont, par conséquent, des impacts importants sur les sociétés humaines, augmentant crises, conflits et inégalités à toutes les échelles qui sont à prévoir.

    Une prise de conscience importante et grandissante est mesurable au niveau des populations. Selon un sondage de la Commission européenne réalisé en septembre 2019, plus de 83 % des Français (considèrent que le changement climatique est un problème grave. Au niveau mondial, le « Peoples’ Climate Vote » du programme des Nations unies pour le développement (UNPD) annonce que 64 % des sondés dans 50 pays considèrent que le changement climatique constitue une urgence majeure, et 72 % en Amérique du Nord et Europe de l’Ouest.

    Concentration atmosphérique de CO2 au moment de chaque réunion des pays signataires des COP (Conference Of the Parties), graphique présenté par Jean-Marc Jancovici à partir des données GISS NASA.

    Pourtant la tendance des rejets atmosphériques de carbone ne change pas. L’empreinte carbone par habitant en France reste la même : entre 10 et 12 tonnes équivalent carbone depuis les années 19901. À l’échelle mondiale, le constat est pire. Les émissions mondiales sont passées d’environ 30 à 40 gigatonnes de CO2 équivalent entre 1990 et aujourd’hui. La Chine a également vu ses émissions quadrupler en 20 ans, ce qui a maintenu les émissions mondiales à la hausse. Cette dernière ne saurait néanmoins être considérée comme la seule responsable : les activités industrielles et manufacturières, fortement émettrices, se sont déplacées significativement de l’Occident vers la Chine, qui de surcroît a une production électrique fortement émissive, au cours des deux dernières décennies. Les produits fabriqués en Chine impactent à la hausse nos empreintes carbone, dès lors qu’ils sont consommés partout dans le monde et notamment en Occident.

    Au-delà de tout calcul d’attribution des émissions, qu’une tonne de carbone soit émise en Europe ou en Chine ne change rien pour l’atmosphère terrestre, pas davantage que notre capacité à nous glorifier de petits gestes ou de chiffres incomplets. Malgré tous les affichages volontaristes des instances de gouvernance publiques et privées à tous niveaux, l’arbitre impartial des émissions de CO2 dans l’atmosphère planétaire est sans appel : aucun signe d’un changement de cap n’est perceptible.

    Savoir théorique et savoir empirique

    Le changement climatique est une chaîne de causalité complexe et longue. Les rapports du GIEC exposent, en plusieurs centaines de pages, de façon rigoureuse et quantifiée les mécanismes du changement climatique et les conséquences attendues partout dans le monde selon plusieurs scénarios. Ils restent par contre difficiles d’accès pour qui n’a pas le temps ou les compétences pour s’y pencher. Les ateliers participatifs « la fresque du climat » , par exemple, permettent de comprendre de façon vulgarisée les productions du GIEC. L’atelier nécessite un animateur expérimenté et plusieurs heures pour procurer aux participants une vision d’ensemble du phénomène planétaire. Ce genre de sensibilisations s’est multiplié dans des cadres plus ou moins institutionnels et permet de répandre un savoir théorique indispensable.

    Mais la distance causale, géographique et temporelle qu’il peut y avoir entre les causes et leurs conséquences rend le phénomène inaccessible dans sa globalité à l’expérience. Selon Dominique Bourg, philosophe et spécialiste des questions environnementales à l’université de Lausanne, « nous ne sommes plus capables de percevoir avec nos sens les changements que nous introduisons dans le monde. Les sciences du climat et de l’environnement […] sont devenues de véritables prothèses sensorielles […] ». On peut par exemple expérimenter et déplorer l’intensité du trafic routier dans une ville, et être victime par ailleurs d’un épisode d’inondations, mais les deux expériences ne peuvent être reliées que par des connaissances théoriques. Le changement climatique est bien réel mais notre prise de connaissance de celui-ci reste théorique et ses conséquences virtuelles.

    La catastrophe « lente »

    Les conséquences du changement climatique sont rarement des phénomènes de rupture. Par exemple les glaciers fondent dramatiquement depuis 20 ans mais ils fondaient déjà il y a un siècle.. Même chose pour la perte de biodiversité, les incendies de forêt ou la montée des eaux. Ces phénomènes sont perçus comme lents, bien qu’ils le soient de moins en moins, car leurs variations évoluent graduellement. La différence tient donc à l’intensité des changements climatiques, davantage qu’au changement lui-même.

    L’effet Lubow ou mécanisme d’inhibition latente, théorisé par Lubow and Moore2, pourrait expliquer notre manque de réactivité face à ce genre de phénomènes sans rupture. Il s’agit pour le cerveau humain de filtrer les stimuli en donnant moins d’importance à ce à quoi on est habitué ; un stimulus familier met plus de temps à acquérir un sens qu’un nouveau stimulus. Une capacité indispensable pour hiérarchiser l’importance des innombrables stimuli auxquels nous sommes confrontés à chaque instant. À défaut d’y être directement confrontés, nous avons tendance à minimiser les signes du changement climatique, dont l’évolution est trop lente pour notre jugement. Même chose pour les campagnes de sensibilisation à la sauvegarde de l’environnement, et pour les rapports alarmants : nous nous habituons.

    L’une des illustrations récentes de ce glissement pourrait être le traitement médiatique des canicules au Canada en juin 2021. À propos des records de chaleur à Vancouver (presque 49,5°C et 134 morts en 5 jours), plusieurs articles dans les grands médias illustrent cet événement avec des photos de personnes profitant de la baignade en famille, avec des légendes comme « Des baigneurs profitent de la plage de la baie des Anglais, à Vancouver » pour le moins décalées par rapport au bilan de la catastrophe et à ce que ce genre d’événements augure pour l’avenir.

    La lenteur de la catastrophe joue aussi dans le sens de la rémission : les actions d’aujourd’hui, aussi efficaces soient-elles, n’auront d’effet que dans plusieurs décennies. Difficile de se projeter dans un avenir, meilleur ou pire, tant l’échelle de temps des phénomènes climatiques est différente de celle de la sensibilité humaine.

    L’individuel, le privé et le collectif

    Nous avons donc à changer nos comportements face à un phénomène planétaire lent, qui reste théorique et dont les conséquences restent virtuelles pour la plupart d’entre nous. Dans la négociation intime de nos motivations contradictoires, notre intérêt personnel, en l’absence d’un danger imminent et réel, nous pousse systématiquement à nous resserrer sur notre confort, notre accès immédiat aux ressources, nos économies d’effort… rien qui ne puisse nous orienter vers un comportement plus vertueux. Par extension, il en est de même dans le cadre des intérêts privés, à l’instar des entreprises par exemple, où la stratégie repose assez naturellement sur les mêmes ressorts : accès aux ressources, maintien de la rentabilité, de la compétitivité, du chiffre d’affaires et économie d’adaptation. Quelles forces sont capables de s’opposer à ces dynamiques individualistes ou privées ?

    Le sentiment d’appartenir à une communauté est une première réponse. La conscience de partager des valeurs avec d’autres, l’émergence d’une confiance mutuelle et la construction d’un espoir de salut commun permettent d’élargir la sensibilité individuelle à un horizon plus large et de dépasser la bulle privée et sa dynamique égocentrique. La crise des gilets jaunes, l’affaire des portiques écotaxe ou les votes récents des actionnaires de Total énergie nous montrent que nous n’en sommes pas là et que la construction démocratique d’un projet collectif accepté par le plus grand nombre reste à bâtir – projet qui seul peut engendrer une transformation profonde et rapide de nos organisations.

    Car, même si chacun d’entre nous, conscient de l’urgence, dépassait ses intérêts personnels et changeait radicalement ses usages, les résultats ne seraient pas à la hauteur. Selon l’étude « Faire sa part ? Pouvoir et responsabilité des individus, des entreprises et de l’État face à l’urgence climatique » du cabinet Carbone 4, si tous les particuliers en France avaient une action « héroïque » en termes de sauvegarde de l’environnement, c’est-à-dire complète sur tous les leviers de changements individuels, incluant des investissements dans leurs équipements domestiques, la réduction de l’empreinte carbone nationale ne serait que de 45 % (20 % dans le cas de comportements « normaux », c’est-à-dire dans la moyenne). Le restant, c’est-à-dire le plus massif, pour atteindre la neutralité carbone ne peut dépendre que de l’action de la société et de sa gouvernance (institutions et entreprises) pour agir sur les infrastructures et l’organisation des services.

    Les inégalités détruisent le projet collectif

    Selon une étude de l’ADEME au sujet des attentes des Français pour apprécier l’acceptabilité de changements radicaux de mode de vie, deux conditions apparaissent incontournables : l’implication dans les prises de décisions mais aussi la justice. Une autre étude intitulée « Income inequality and solidarity in Europe » parue dans la revue Research in Social Stratification and Mobility permet de comprendre le rôle des inégalités sur la cohésion sociale. Les auteurs concluent notamment que dans les pays les plus inégalitaires, riches comme pauvres sont moins disposés à aider leurs prochains.

    Aux inégalités économiques s’ajoute aujourd’hui une « surcouche climatique ». En effet, quelle que soit l’échelle adoptée, les ressources économiques vont toujours dans le sens des émissions polluantes, et souvent aussi dans le sens inverse de l’exposition aux conséquences du changement climatique. En France, plusieurs études dont celle publiée dans la revue de l’OFCE dressent un panorama des émissions par ménages. On constate que, même si les émissions ne progressent pas aussi vite que les revenus (facteur 2,2 contre facteur 8 environ), la dernière tranche des plus riches contribue nettement plus au réchauffement climatique. L’épargne et l’investissement, impacts indirects, non pris en compte dans cette étude et dont la part grandit avec les revenus, auraient encore un effet aggravant sur les émissions des tranches des plus aisées.

    Dans ce contexte, il n’est guère étonnant que les initiatives, pourtant indispensables en théorie, comme la taxe carbone ou l’écotaxe, aient été freinées, voire annulées, à la suite d’importants mouvements sociaux (gilets jaunes, bonnets rouges bretons) dont les revendications portaient, à juste titre, sur l’injustice qu’ajoutaient ces mesures aux situations déjà complexes des milieux ruraux ou périurbains fortement dépendants des produits fossiles pour la mobilité.        

    À l’échelle mondiale, les différences sont encore plus importantes, car les richesses sont généralement moins redistribuées qu’en France. Les champions des émissions, la Chine et les États-Unis (environ un cinquième de la population mondiale), ont émis à eux seuls presque la moitié des émissions en 2020. Par ailleurs, les pays les plus exposés aux catastrophes climatiques – les territoires insulaires et les pays en voie de développement – sont très souvent ceux qui ont le moins d’émissions à leur actif, révélant une nouvelle facette de l’injustice climatique.

    Le Fonds vert, plan de financement mondial, décidé à Copenhague en 2009, alimenté par les pays du Nord et visant à financer la transition et l’adaptation au changement climatique des pays du Sud, apporte également un démenti cynique aux prétendues volontés d’œuvrer contre l’injustice climatique : 100 milliards d’euros initialement prévus par an, à peine un dixième honoré3.

    L’impasse des marchés libéralisés

    Dans un monde globalement piloté par une économie de marché libéralisée, des limites sont partout présentées comme infranchissables. Le marché et l’innovation, s’ils ont pu apporter des avancées indéniables dans nos modes de vie modernes, nous ont aussi projetés dans une impasse consumériste et extractiviste et n’ont pas de réponse crédible à donner aujourd’hui face à l’urgence climatique. Le capitalisme, porteur d’un progrès technique déterminant depuis la révolution industrielle, peine à produire la technologie capable de résoudre le problème des émissions de carbone. Quand c’est le cas localement, l’effet rebond annule ou inverse quasiment systématiquement les bénéfices écologiques au profit du marché libéralisé. Certains projets (hydrogène, fusion nucléaire, capture de carbone…) sont encore immatures et ne pourront se déployer qu’à long terme et au moyen d’importants investissements publics.

    Paul Krugman, prix Nobel d’économie, écrit dans un article du New York Times intitulé « How Did Economists Get It So Wrong? » au lendemain de la crise des subprimes : « Il n’y avait rien dans les modèles (économiques) existants qui pouvaient laisser penser à la possibilité d’un cataclysme comme nous l’avons vécu. La plupart des économistes ont ignoré, sciemment ou non, tous les dysfonctionnements du système : les limites de la rationalité des individus, le rôle des institutions et de la régulation, les imperfections des marchés, le cas des externalités .. » La non-prise en compte des externalités dans les bilans financiers des entreprises est un manque important dans les modèles sur lesquels nous avons développé notre économie. Il s’agit des effets sur la société qu’a une entreprise et qui ne sont pas comptabilisés dans son bilan financier. La pérennité d’une activité, ne dépendant essentiellement que de sa rentabilité financière, peut être assurée même si elle produit des externalités majoritairement négatives, comme l’extraction de ressources limitées, la délocalisation ou la pollution. En cela, la rentabilité économique est fondamentalement aveugle à l’intérêt général et donc inapte à garantir la pérennité du patrimoine commun qu’est l’environnement.

    Le rôle de la régulation économique exercée, tant bien que mal, par les États est ainsi d’apporter des freins lorsque les externalités sont négatives. Mais l’exercice de cette régulation est complexe et, par principe, rejeté par le libéralisme économique et politique. Les déclarations de bonnes intentions des grandes entreprises ou des gouvernements se complaisent dans un système tolérant que les actes privés, au nom de la liberté, soient dissociés des déclarations publiques, d’où une tendance généralisée au greenwashing. Pour ne citer qu’un exemple, les majors de l’énergie fossile (ExxonMobil, Shell, Chevron, BP et Total) affichent officiellement un soutien à la maîtrise du changement climatique et dans le même temps ont dépensé un milliard de dollars en lobbying depuis la COP21 pour freiner la réglementation et étendre leurs opérations en énergie fossile . Une pratique dévastatrice pour la confiance qu’inspirent les élites gouvernantes, notamment face aux jeunes générations, héritières du défi climatique et à la recherche de solutions. Aux freins économiques s’ajoutent les inégalités sociales, reconnues y compris au sein du FMI comme inhérentes aux systèmes néo-libéraux4, qui ne cessent de dégrader la cohésion sociale alors que cette dernière aurait naturellement pu générer « par la base » le changement.

    Lorsque Fontainebleau brûlera

    « La forêt de Fontainebleau est aussi inflammable que la garrigue méditerranéenne […] Comme si la géographie avait changé et que soudain, à 40 minutes de Paris, c’était déjà le sud », explique Eric Goulouzelle, directeur territorial du quart nord-ouest de la France à l’Office national des forêts dans une interview donnée pour Science et Avenir. « Durant les deux mois d’été [2020], la forêt de Fontainebleau a connu 25 départs de feux du fait de sous-bois très secs et d’arbres dépérissants. Dans le nord de la France, il faut se préparer à une multiplication des incendies », prévient-il. À New York, après une prise de conscience au moment de l’ouragan Sandy en 2012, et une montée des eaux inédite de 2,7 mètres au-dessus du niveau de la mer, un mur anti-inondations est en construction pour un budget de 1,45 milliard de dollars.

    Faudra-t-il un mur de flammes aux portes de Paris ou l’île de Manhattan définitivement sous l’eau pour prendre la mesure de l’urgence ? Quand bien même parvenus à ce stade, nous aurions probablement franchi trop de lignes de non-retour pour encore espérer maîtriser le changement climatique.

    [1] Il convient de bien différencier les émissions sur le sol français en baisse, notamment à cause de la désindustrialisation, et l’empreinte carbone, incluant l’impact des importations en hausse. Données tirées de « Maîtriser l’empreinte carbone de la France », Haut conseil pour le climat.

    [2] Robert E. Lubow et A. U. Moore, « Latent Inhibition : The Effect of Nonreinforced Pre-Exposure to the Conditional Stimulus », Journal of Comparative and Physiological Psychology, vol. 52, no 4,‎ août 1959, p. 415-419.

    [3] F. Durand, « Passe-passe autour du Fonds vert », Le Monde Diplomatique, novembre 2021.

    [4] « Le FMI s’attaque au néolibéralisme », Alternatives économiques, juillet 2016.

    Rapport du GIEC : les principaux enseignements

    1,5°C. C’est la température de réchauffement de la planète que nous devrions atteindre dès 2030, 10 ans plus tôt que ce qui était prévu. C’est l’une des principales conclusions du dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), paru lundi 9 août. Ce rapport dresse le tableau le plus à jour des connaissances humaines sur l’état actuel et l’évolution future du climat. Alors que ses conclusions ont fait la une de la presse et des réseaux sociaux, ouvrant la voie à de nombreuses déclarations et réactions, il est important de bien comprendre les principaux enseignements qu’il livre. Que nous dit exactement le GIEC ? Quel est l’état de nos connaissances sur les causes et les effets ce réchauffement climatique ? Comment le climat mondial va-t-il être amené à évoluer dans les années et décennies qui viennent ? Quelles mesures doit-on prendre pour limiter le réchauffement planétaire à un niveau soutenable ?

    Le GIEC, garant des connaissances mondiales sur le climat

    Il faut rappeler brièvement ce qu’est le GIEC et le cadre de production de ce rapport. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du Climat (GIEC), créé par l’ONU en 1988, rassemble un vaste panel de scientifiques reconnus qui évaluent l’état de nos connaissances sur l’évolution du climat. Dans ce cadre-là, il publie un certain nombre de rapports thématiques et tous les 7 ans un rapport global d’évaluation de l’état du climat. Ses rapports constituent la synthèse de l’ensemble des travaux scientifiques de la planète sur le sujet.

    Ce lundi 9 août, c’est le premier chapitre de ce rapport qui vient de sortir, après avoir été adopté par l’ensemble des pays-membres du GIEC. Ce chapitre, fruit des 7 dernières années de recherche, évalue les aspects scientifiques du système climatique et de l’évolution du climat. Ce chapitre se décompose en plusieurs sous-parties. Dans un premier temps, il dresse un portrait global de l’état actuel du climat mondial. Dans un second temps, il formule des hypothèses quant à l’évolution future du système climatique, avant de détailler les risques encourus à l’échelle globale et régionale. Enfin il propose une série de scénarios d’évolution (des « sentiers » dans la jargon consacré) selon les rythmes de réduction ou non des émissions de gaz à effet de serre. Afin de détailler les principales conclusions de ce rapport, cette synthèse reprend la structure du plan du GIEC.

    Un changement climatique d’origine anthropique déjà visible et incontestable

    Tout d’abord, le rapport souligne à nouveau l’origine anthropique incontestée du changement climatique. À l’heure actuelle, le réchauffement climatique s’élève à 1,1 °C depuis l’ère préindustrielle (1850) (voir figure 1). Le GIEC souligne avec force que cette variation considérable ne peut être due à des cycles climatiques naturels ou à des événements ponctuels (activité solaire ou volcanique). L’étude des variations climatiques sur le long terme nous indique qu’un changement d’une telle ampleur et à une telle vitesse ne connaît pas de précédents dans l’histoire climatique des dernières centaines de milliers d’années.  L’augmentation de la température au cours du dernier demi-siècle est la plus rapide observée par l’Homme.

    Figure 1 – Évolution de la température terrestre depuis l’ère préindustrielle (tirée du rapport)
    Lecture : en noire, la trajectoire observée depuis que des mesures fiables existent

    Quelle est alors la cause de cette augmentation ? Elle est due à l’activité humaine depuis dieux siècles via le rejet de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Les gaz ayant eu le plus d’effets sur le réchauffement sont le dioxyde de carbone (CO2), le méthane (CH4) et le protoxyde d’azote (N2O) dont les concentrations dans l’atmosphère ont respectivement augmentées de 47%, 156% et 23% depuis 1750. Le rejet de ces gaz dans l’atmosphère est à l’origine de l’effet de serre et augmente le forçage radiatif terrestre. Ainsi, l’équilibre entre l’énergie reçue et celle renvoyée par la terre est rompu. Les océans absorbent la majorité (70%) de ce surplus énergétique, tandis que l’atmosphère absorbe le reste et se réchauffe. Le mécanisme détaillé est expliqué par exemple dans l’article consacré de Bon Pote. À l’heure actuelle, nous avons atteint la concentration de 410 ppm (parties par million) de CO2.

    La multiplication des événements extrêmes, particulièrement visible en cet été d’inondations et d’incendies partout dans le monde, est la conséquence directe du changement climatique occasionné par l’Homme.

    Le GIEC explique alors que le réchauffement, avec le dérèglement climatique qu’il génère, est déjà visible dans de nombreuses régions du globe. Ainsi, la multiplication des événements extrêmes, particulièrement visible en cet été d’inondations et d’incendies partout dans le monde, est la conséquence directe du changement climatique occasionné par l’Homme. Les vagues de chaleur, les précipitations extrêmes, les feux de forêts ou encore les cyclones tropicaux se sont multipliés depuis le dernier rapport du GIEC en 2014. Les variations climatiques sont réparties de manière très hétérogène à la surface du globe.

    Le GIEC propose ensuite une mesure plus précise de la sensibilité climatique de la Terre, c’est-à-dire de la température atteinte en cas de doublement de la concentration de CO2 dans l’air. En cas d’atteinte de ce seuil, la température monterait de 3°C avec un intervalle de confiance compris entre 2,5°C et 4°C bien plus précis qu’il y a 7 ans. Quelles sont alors les perspectives d’évolution du climat sur les prochaines années ?

    1,5°C atteint dès 2030, 4,5°C à la fin du siècle si rien ne change

    Afin de fournir des éléments sur l’évolution future du climat, le GIEC se base sur 5 scénarios dits de référence qui dépendent du rythme d’évolution des émissions de GES. Ces scénarios, intitulés « SSP » dans ce nouveau rapport, vont du scénario SSP1-1.9, correspondant à zéro émission nette avec captage à l’horizon 2050 au scénario SSP5-8.5 aussi surnommé « business as usual » qui correspond au scénario au cours duquel aucune mesure de réduction des émissions sérieuse n’est prise.

    Premier enseignement majeur, tous les scénarios mènent à une température de 1,5°C dès 2030, soit une décennie plus tôt que ce qui avait été avancé par le précédent rapport, il y a 7 ans. Le changement climatique s’est accéléré. Seuls les deux scénarios impliquant une baisse drastique des émissions (SS1-1.9 et SSP1-2.6) permettent de contenir la température en-dessous des 2°C au cours de ce siècle.

    Figure 2 – Trajectoire d’évolution de la température selon le scénario retenu
    Lecture : pour le scénario SSP5-8.5, la température atteindrait 2°C vers 2040 et près de 4,5°C vers 2100. Les zones autour correspondent aux zones d’incertitude.

    Le rapport explique avec clarté que chaque demi-degré supplémentaire augmente de façon exponentielle les événements climatiques extrêmes.

    Quelles seraient les conséquences d’un dépassement du réchauffement au-dessus de 1,5°C ou 2°C ? Le rapport explique avec clarté que chaque demi-degré supplémentaire augmente de façon exponentielle les événements climatiques extrêmes. Ainsi, le passage au-dessus de 2°C va augmenter sensiblement la fréquence des vagues de chaleurs meurtrières, des précipitations extrêmes et des perturbations pour le monde agricole notamment. Certaines régions vont probablement connaître un réchauffement près de de 2 fois plus important que la moyenne (régions semi-arides, Amérique du sud) tandis que ce chiffre s’élève à 3 pour les régions arctiques. D’importantes perturbations du cycle naturel de l’eau sont à prévoir, engendrant à la fois des précipitations extrêmes et des périodes de très forte sécheresse de manière accrue.

    Le rythme du changement climatique pourrait par ailleurs être accéléré par ce que l’on appelle des boucles de rétroaction qui auraient un effet catalytique sur l’évolution de la température. Ainsi, le GIEC souligne que l’augmentation de la température va très probablement diminuer la capacité des océans et des terres à jouer leur rôle de puits de carbone naturel. Par exemple, le plus grand puit terrestre, la forêt amazonienne, pourrait devenir, en cas d’augmentation forte de la température, un émetteur net de CO2. Autre boucle de rétroaction majeure, celle de la fonte des glaces et des banquises. La fonte de la banquise entraîne un moindre réfléchissement vers l’espace de l’énergie solaire. D’un autre côté, la fonte du pergélisol sibérien pourrait entraîner l’émission des imposantes réserves de gaz contenues dans le permafrost, accélérant par là le changement climatique.

    Un dépassement de certains seuils (les fameux « points de bascule ») risque aussi d’occasionner des changements irréversibles pour les prochains millénaires. Le GIEC avance que ces changements seront en particulier visibles pour l’océan : augmentation du niveau de l’eau (de 50 cm à 2 m en 2100 selon les scénarios), acidification, désoxygénation. La glace arctique pourrait avoir disparu totalement en été dès 2050.

    Des conséquences du changement climatique qui seront visibles partout

    D’après ce rapport, les effets du changement climatique seront perceptibles dans l’ensemble des régions du monde dès 2030, avec toutefois une forte variabilité. Les conditions et caractéristiques locales peuvent affecter localement l’influence du réchauffement. Ainsi, un réchauffement global de 1,5°C n’implique pas une augmentation homogène sur l’ensemble du globe mais peut présenter de fortes disparités régionales, avec certaines contrées particulièrement touchées.

    Dès 2030, l’ensemble des régions du monde pourraient connaître des événements climatiques extrêmes causés par le réchauffement climatique (inondations, incendies, tempêtes, sécheresses).

    Dès 2030, l’ensemble des régions du monde pourraient connaître des événements climatiques extrêmes causés par le réchauffement climatique (inondations, incendies, tempêtes, sécheresse). Tout un ensemble de région pourraient être touchées par la montée des eaux. Le GIEC souligne que l’urbanisation augmente fortement les pics de chaleur (effet dôme de chaleur des villes).

    Par ailleurs, le GIEC note la possibilité d’un emballement non-anticipé de la machine climatique avec un dérèglement rapide. Un tel emballement multiplierait les événements climatiques cités ci-dessus. La possibilité d’un tel emballement et d’une déstabilisation brutale du système climatique augmente avec la température. Ainsi, le passage de la barre fatidique des 2°C entraîne une augmentation de l’incertitude sur l’évolution climatique. Au-delà de cette barre, il est possible que l’atténuation et l’anticipation du changement climatique deviennent bien plus difficiles. Un des principaux risques est l’effondrement du Gulf Stream qui assure la régulation du cycle de l’eau en Atlantique pour une vaste partie du globe.

    Limiter le changement climatique : chaque tonne de CO2 émise compte

    Tout d’abord, il est nécessaire de savoir qu’il y a une forte relation linéaire entre quantité de CO2 présente dans l’atmosphère et augmentation de la température terrestre (1000 GtCO2 occasionne un réchauffement de 0,45°C). Pour illustration, le travail des scientifiques estime que depuis 1850, l’humanité a émis près de 2 390 GtCO2.

    Par conséquent, la limitation du changement climatique passe impérativement par une diminution des gaz à effets de serre. Le rapport souligne que toute tonne supplémentaire émise dans l’atmosphère contribue directement au réchauffement climatique. Le seul moyen de stopper le réchauffement est donc d’arriver le plus rapidement possible à zéro émission nette, c’est-à-dire que le peu d’émissions subsistantes devra être compensé par le développement du stockage de carbone, de manière naturelle (océan, forêt, nouvelles affectations des terres) ou artificielle. Le GIEC note qu’une réduction rapide et forte des émissions pourrait donc permettre de limiter le réchauffement tout en limitant la pollution aérienne et en améliorant la qualité de l’air.

    Pour maintenir la température à 1.5°C, le budget carbone qu’il nous reste est d’environ 500 GtCO2 (probabilité de 50% que ce budget soit suffisant). Il est de 1350 GtCO2 pour ne pas dépasser 2°C. En cas d’atteinte de la neutralité carbone, il serait alors possible d’inverser le changement climatique dans une certaine mesure. Toutefois, certaines conséquences seront d’ores et déjà irréversibles.

    Figure 3 – Émissions cumulées de CO2 en fonction des scénarios retenus
    Lecture : Pour le scénario SSP5-8.5, les émissions cumulées atteindraient près de 10500 GtCO2en 2100, la majorité étant captée directement par l’atmosphère, le pouvoir captateur des océans et des terres se réduisant fortement (38% des émissions captées)

    Ces scénarios tracent donc un chemin permettant de limiter et d’atténuer le changement climatique de manière durable dans un laps de temps raisonnable.

    En cas de diminution forte et rapide des émissions anthropiques (scénarios SSP1-1.9 et SSP1-2.6), les améliorations pourraient être perceptibles relativement rapidement au bout d’une vingtaine d’année (soit vers 2040-2050) avec une amélioration de la qualité de l’air, un ralentissement du changement climatique et par suite des événements climatiques extrêmes. Ces scénarios tracent donc un chemin permettant de limiter et d’atténuer le changement climatique de manière durable dans un laps de temps raisonnable. Toutefois, il convient de s’interroger sur la signification concrète de cette neutralité carbone à atteindre, travail qui sera analysé dans les prochains chapitres de ce 6ème rapport global du GIEC. A l’échelle mondiale, 75% des émissions anthropiques sont liées à la combustion d’énergies fossiles (pétrole, gaz charbon), tandis que les reste est lié aux pratiques agricoles (2/3 pour l’élevage) et aux changements d’affectation des terres (déforestation, labour, etc.).

    Ainsi les implications structurelles des scénarios limitant le réchauffement à 1,5 ou 2°C sont claires : il faut une sortie très rapide des énergies fossiles et changer radicalement les pratiques agricoles. C’est bien là tout l’enjeu des politiques publiques à mettre en place.

    Une Loi Climat qui est loin de répondre à l’urgence de l’enjeu climatique

    Où en est la France face à ces enjeux ? La neutralité carbone à l’horizon 2050 a été inscrite dans la loi à travers la stratégie nationale bas-carbone (SNBC). Pour 2030, l’objectif fixé est une réduction de 40% des émissions par rapport à leur niveau de 1990. Sommes-nous en passe d’atteindre ou non ces objectifs ? Pendant un an, le gouvernement d’Emmanuel Macron a convoqué une convention citoyenne pour le climat (CCC) qui a formulé 149 propositions visant à atteindre les seuils fixés. Ces propositions, qui dans un premier temps auraient dû être reprises dans leur intégralité et sans filtre, dixit les allocutions présidentielles, n’ont en fait été que partiellement suivies. Le projet de loi qui s’en est suivi, celui de la fameuse Loi Climat s’avère insuffisant en tout points. Seules 18 propositions ont été totalement reprises, tandis que 26 ont été mises de côté et le reste modifié, amendé et appauvri.

    Une étude mené par le cabinet indépendant Carbone 4 a tenté d’évaluer l’impact des politiques publiques au regard des objectifs de réduction des émissions affichés. Pour 10 des 12 paramètres structurant la politique climatique, l’action de l’État français est largement insuffisante. En effet, le travail de la Convention Citoyenne pour le climat s’inscrit dans une logique globale de changement des habitudes écocides de la France. Les mesures édictées n’ont en effet pas été pensées pour être appliquées au compte-goutte, mais bien pour constituer un projet dans lequel chaque mesure aurait dû compléter les autres. Or, la loi climat n’est composée que de fractions de mesures parmi les moins essentielles et qui, isolées, ne permettent pas de suivre les indications du GIEC ni de la trajectoire promise lors de la COP 21. Dénuée de son sens originel, la Loi Climat et résilience est ainsi une façade d’un travail complet mené par ses membres. L’ensemble des politiques menées jusqu’ici (Grenelle de l’Environnement, Loi de transition écologique pour une croissance verte, Loi Climat) ne sont pas à la hauteur des enjeux. Rappelons que le Conseil d’État a déjà condamné le gouvernement pour son inaction climatique.

    Face à l’urgence de la situation décrite par les travaux du GIEC, d’importantes politiques écologiques devront être mises en place. Le changement climatique est déjà perceptible, la bifurcation écologique doit être amorcée dès maintenant et concrétisée dans les quelques années – une décennie tout au plus – qui viennent.