Biodiversité : synthèse et analyse exclusive du 7e rapport mondial de l’IPBES

L’IPBES est l’équivalent du GIEC pour la biodiversité. Il publie ce 6 mai 2019 un rapport inédit sur l’état de la biodiversité dans le monde, fruit de 3 ans de travail. Si les chiffres du déclin de la biodiversité sont alarmants, la communauté scientifique mondiale maintient qu’il est possible d’enrayer cette perte si les États prennent des mesures de protection ambitieuses. Par Pierre Gilbert et Ambre Guillaume.


La France accueille à Paris du 29 avril au 4 mai la 7e séance plénière de l’IPBES, la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (l’équivalent du GIEC, mais pour la biodiversité). Sous l’égide de l’ONU, 150 scientifiques de 50 pays, épaulés par plus de 300 experts, travaillent depuis trois ans à la réalisation d’un rapport sur l’état mondial de la biodiversité. Ils ont ainsi synthétisé quelques 15 000 références scientifiques et sources gouvernementales. Le rapport s’appuie aussi sur les savoirs autochtones et locaux, ce qui est inédit en termes de méthodologie à ce niveau.

C’est le premier travail de ce type à l’échelle mondiale en 15 ans. Ce rapport, rendu public le 6 mai, est extrêmement important, car il servira de document de référence pour l’élaboration du futur cadre mondial pour la biodiversité post-2020. Celui-ci sera défini par l’ensemble des États à l’occasion de la COP15 biodiversité qui aura lieu en Chine l’année prochaine. Cet évènement sera au moins aussi important pour la biodiversité que la COP21 pour le climat, car il donnera une orientation pour les 10 années à venir.

Le rapport montre globalement les relations entre les trajectoires de développement économique et leurs impacts sur la nature. Il propose aussi un éventail de scénarios possibles pour les décennies à venir, dont la radicalité politique est inédite à ce niveau, ce qui témoigne de l’urgence de la situation.

Dans cette synthèse, nous allons présenter les principaux résultats chiffrés que contient la version longue du rapport aux décideurs, puis un résumé des principales orientations proposées par le rapport ainsi qu’une première critique qui porte sur leur caractère parfois paradoxal.

Les principaux résultats chiffrés : la faune et la flore traversent une crise inédite, et les impacts sur l’humanité se font déjà fortement sentir

La disparition de la biodiversité est 1000 fois supérieure au taux naturel d’extinction des animaux. Nous traversons donc la sixième extinction de masse des espèces, la dernière en date étant celle des dinosaures, il y a 65 millions d’années. Mais la crise actuelle est 100 fois plus rapide que la dernière, et exclusivement liée aux activités humaines.

Globalement :

– Un quart des 100.000 espèces évaluées est déjà menacé d’extinction, sous pression de l’agriculture, de la pêche, de la chasse, ou encore du changement climatique. C’est une portion minime des 8 millions d’espèces estimées sur Terre (dont 5,5 millions d’insectes), mais nous pouvons néanmoins logiquement extrapoler ces chiffres à partir de ceux dont nous disposons déjà. Une accélération rapide imminente du taux d’extinction des espèces, animales et végétales, est attendue par les scientifiques : un million supplémentaire sera menacé, dont la plupart durant les prochaines décennies.

– 75 % du milieu terrestre est sévèrement altéré à ce jour par les activités humaines, et 40% du milieu marin.

– Depuis 1900, l’abondance moyenne des espèces locales dans la plupart des grands habitats terrestres a diminué d’au moins 20 %, avec évidemment de fortes disparités régionales.

– On estime que 10 % des espèces d’insectes sont menacées, mais leur biomasse totale chute beaucoup plus rapidement.

– Au moins 680 espèces de vertébrés ont disparu depuis le 16e siècle.

Le rapport souligne que si les tendances actuelles en termes de biodiversité se poursuivent, cela va également freiner les progrès en vue d’atteindre les objectifs de développement durable des Nations unies pour 2030 dans 80% des cas où les cibles ont été évaluées. Nous parlons là des objectifs de réduction de la pauvreté, d’accès à la santé, à l’eau, l’urbanisation, le changement climatique, etc. La perte de biodiversité est donc non seulement un problème environnemental, mais aussi un enjeu lié au développement social, et à la lutte contre le changement climatique.

Le changement climatique, catalyseur de la perte de biodiversité

– Le changement climatique pourrait être à l’origine des menaces de disparition sur près de la moitié des mammifères terrestres et sur près d’un quart des oiseaux.

– Le nombre d’espèces exotiques envahissantes a augmenté d’environ 70 % depuis 1970 en moyenne, tant à cause de la multiplication des échanges commerciaux (multipliés par 10 sur la période) que du réchauffement climatique.

– Même avec un réchauffement de la planète de 1,5 à 2 degrés, la majorité des aires de répartition des espèces terrestres devraient se contracter de manière importante.

– Nous avons réchauffé la planète de 1,1°C depuis l’ère préindustrielle. Le niveau des océans s’est élevé de 21 cm depuis 1900 (3 mm par an désormais). Or, les milieux naturels que sont les océans, sols et forêts, absorbent environ 60 % des émissions de gaz à effet de serre d’origine anthropique.

– Les émissions ont doublé depuis 1980, ce qui a fait augmenter la température moyenne de la planète d’au moins 0,7 degré.

– 8 % des émissions totales proviennent du tourisme (transport et alimentation), en très rapide augmentation.

L’agriculture, souvent synonyme de désastre environnemental

– Plus d’un tiers de la surface terrestre du monde et près de 75% des ressources en eau douce sont maintenant destinées à l’agriculture ou à l’élevage. 12% des terres émergées non couvertes par les glaces sont utilisées dans le monde pour la production agricole et 25% pour les pâturages.

– La valeur de la production agricole a augmenté d’environ 300 % depuis 1970, mais la dégradation des sols a réduit de 23 % la productivité de l’ensemble de la surface terrestre mondiale. De plus, 75% des plantes cultivées sont confrontées au risque de disparition des pollinisateurs.

– En agriculture, environ 10 % de toutes les races de mammifères domestiquées avaient disparu en 2016 en raison de la standardisation des élevages, de l’abandon de variétés moins productives. C’est une perte de diversité génétique qui rend l’élevage moins résilient aux maladies, et généralement moins adaptée aux conditions locales. Ce rythme connaît une accélération.

– 100 millions d’hectares de forêts tropicales ont été perdus entre 1980 et 2000, principalement en raison de l’augmentation de l’élevage du bétail en Amérique latine (environ 42 millions d’hectares) et des plantations en Asie du Sud-Est (environ 7,5 millions d’hectares, dont 80 % destinés à l’huile de palme). Environ 25% des émissions de gaz à effet de serre sont causées par ce défrichement.

– 68% des capitaux étrangers qui vont aux secteurs du soja et de la viande bovine amazonienne transitent par des paradis fiscaux.

– 29% des agriculteurs pratiquent une agriculture durable dans le monde, ce qui représente 9% de toutes les terres agricoles.

– Le soutien financier fourni par les pays de l’OCDE à un type d’agriculture potentiellement nocif pour l’environnement monte à 100 milliards de dollars par an (base 2015).

L’urbanisation et l’artificialisation des terres, cause de perte de biodiversité rapide

– Les zones urbaines ont plus que doublé depuis 1992. Elles augmentent plus vite que la population mondiale.

– Plus de 500 000 espèces terrestres ont désormais un habitat insuffisant pour leur survie à long terme, sauf si leur habitat est restauré.

– On compte plus de 2 500 conflits dans le monde pour les combustibles fossiles, l’eau, la nourriture et la terre.

L’extraction de ressources forestières et minières, un phénomène qui s’accélère.

– 60 milliards de tonnes de ressources renouvelables et non renouvelables sont maintenant extraites chaque année dans le monde. Une quantité qui a presque doublé depuis 1980.

– La consommation mondiale de ressources par habitant a augmenté de 15% depuis 1980, et la population a plus que doublé depuis 1970.

– La pollution par les plastiques a été multipliée par dix depuis 1980 et environ 300 à 400 millions de tonnes de métaux lourds, solvants, boues toxiques et autres déchets issus des sites industriels sont déversés chaque année dans les eaux du monde.

– La récolte de bois brut a augmenté de 45 % et 2 milliards de personnes l’utilisent comme combustible pour répondre à leurs besoins en énergie primaire.

– 50% de l’expansion agricole a eu lieu au détriment des forêts, dont la superficie n’est plus que de 68% de celle qu’elle était à l’époque préindustrielle.

– 110 millions d’hectares de forêts ont été plantés en plus de 1990 à 2015, soit presque deux fois la superficie de la France. Une cadence qui s’accélère notamment grâce aux efforts de l’Inde et de la Chine.

– Les subventions mondiales pour les combustibles fossiles représentent quelque 345 milliards de dollars par an et entraînent des coûts globaux de 5 000 milliards de dollars (santé, détérioration des habitats…).

Les cours d’eau et les océans, des milieux particulièrement vulnérables

– 55% des océans sont exploités par la pêche industrielle et on estime qu’un tiers des stocks de poissons marins sont surexploités, 60% le sont au maximum du niveau durable et seulement 7 % à un niveau très durable.

– Plus d’un tiers des prises de poissons dans le monde sont illicites ou non déclarées (2011) et 70% des bateaux impliqués dans cette fraude sont financés à travers des paradis fiscaux.

– La diminution des herbiers marins, essentiels pour les animaux marins et pour séquestrer du carbone, est de 10% par décennie depuis les années 1970. De leur côté, les récifs coralliens ont reculé de moitié depuis 1900 et les mangroves de 75%. Ces milieux sont pourtant de vraies pouponnières pour les poissons.

– Plus d’un tiers de tous les mammifères marins et plus de 40% des oiseaux marins sont menacés.

– À cause du changement climatique, la biomasse de poisson pourrait diminuer de 3 à 25% en fonction des scénarios, et ce indépendamment de la pêche.

– À cause des engrais, 400 zones mortes se sont développées dans les océans, ce qui représente environ 245.000 km2, soit une superficie totale supérieure à celle du Royaume-Uni, en expansion rapide.

– Plus de 40 % des espèces d’amphibiens sont menacées d’extinction, ils ont pourtant un rôle essentiel dans la régulation des insectes comme les moustiques. De fait, les zones humides disparaissent actuellement trois fois plus vite que les forêts et près de 90% d’entre elles ont été perdues depuis le 18ème siècle.

– 80% des eaux usées mondiales rejetées dans l’environnement ne sont pas traitées, surtout en Asie et en Afrique.

Des mesures de protection potentiellement efficaces : quelques exemples

– Grâce aux investissements pour la conservation réalisés de 1996 à 2008, on a réduit le risque d’extinction pour les mammifères et les oiseaux de d’environ 29 % dans 109 pays.

– Plus de 107 espèces d’oiseaux, de mammifères et de reptiles très menacées sont de nouveau en croissance grâce à l’éradication des espèces mammifères envahissantes comme les rats ou les opossums dans les îles.

– Grâce à des programmes spéciaux, au moins 6 espèces d’ongulés (mammifères à sabots) qui risquaient de disparaître ont survécu en captivité et peuvent désormais recoloniser leurs milieux.

Réalité de la crise contre vœux pieux : des préconisations ambivalentes

L’IPBES recommande de mettre en place une planification intégrative en faveur de la biodiversité, de diminuer nos sources de pollution et les conséquences environnementales de la pêche, de coordonner les législations locales, nationales et internationales, et par conséquent, de réduire notre consommation. Il nous faudrait également « employer des régulations et des politiques publiques » et « internaliser les impacts environnementaux », c’est-à-dire prendre acte de ceux-ci et agir en conséquence sur le plan économique.

Ce nouveau rapport souligne la nécessité de changer les de modes de production et de développer des chaînes alimentaires moins nocives pour la nature. Il suggère également qu’il nous faudrait adopter un autre modèle politique et économique, enjoignant à des « changements transformateurs dans les domaines de l’économie, de la société, de la politique et de la technologie » – en d’autres termes, à un changement systémique. Cependant, on remarquera que le vocabulaire même de l’IPBES demeure fondamentalement tributaire de la pensée capitaliste néolibérale, intrinsèquement écocide et biocide. Ce rapport ne se prive pas d’employer les termes de management de la nature, de conservation et de restauration. Nous ne pourrons cependant pas répondre aux impératifs de la sixième extinction de masse en promouvant la vision d’une nature-musée, dans la droite lignée d’une taxonimie taxidermique qui nie au vivant ses caractéristiques intrinsèques. Tout véritable changement doit s’appuyer sur un constat qui prend en considération les origines politiques, économiques et culturelles de la crise écologique. Parmi les recommandations figurent des « modèles économiques alternatifs » qu’il faudrait expliciter, en particulier dans leur faisabilité pratique.

On y lit également qu’il serait nécessaire de reconnaître « l’expression de différents systèmes de valeurs », et de « différents types de savoirs ». Ceux des communautés autochtones figurent au premier plan. L’IPBES consacre plusieurs paragraphes au rapport qui lie les communautés indigènes à la nature, enjoignant les États à les prendre davantage en considération dans « la gouvernance de l’environnement », sans toutefois mettre en lumière les raisons idéologiques et culturelles qui permettent à ces peuples d’échapper à l’attitude destructrice occidentale moderne. Lynn White, dans un article intitulé « The historical roots of our ecological crisis » publié dans Science en 1967, soulignait la responsabilité des religions abrahamiques dans la situation actuelle, du fait de leur vision désastreuse de la nature comme propriété humaine instrumentalisable, par opposition aux cultes païens pré-chrétiens antiques dont l’éthique et l’axiologie étaient similaires aux approches indigènes contemporaines. Les peuples autochtones partagent un point commun qui leur a valu le mépris des évolutionnistes ethnocentrés : ils contestent la notion même de propriété vis-à-vis de la nature, qu’ils considèrent comme un tout indivisible, un écosystème global dans lequel l’homme doit s’intégrer, et non l’inverse. Ce faisant, la domination technique de la nature jusque dans ses excès, critère d’avancement d’une civilisation en Occident, est à leurs yeux un symptôme de retard culturel. Reconnaître la capacité supérieure des peuples autochtones à entretenir un rapport harmonieux plutôt que conflictuel à la nature revient nécessairement à questionner le nôtre.

Pour Robert Watson, président de l’IPBES et ancien président du GIEC : « La santé des écosystèmes dont nous dépendons, ainsi que toutes les autres espèces, se dégrade plus vite que jamais. Nous sommes en train d’éroder les fondements mêmes de nos économies, nos moyens de subsistance, la sécurité alimentaire, la santé et la qualité de vie dans le monde entier. […] Qu’il s’agisse des jeunes à l’origine du mouvement #VoiceforthePlanet ou des grèves scolaires pour le climat, il y a une vague de prise de conscience qu’une action urgente est nécessaire si nous voulons assurer un avenir à peu près soutenable. » Un témoignage de soutien à des mouvements sociaux pour le climat qui se placent de plus en plus clairement en dissidence par rapport à leurs gouvernements respectifs en dit également long sur le degré d’urgence qui pousse le milieu scientifique vers le politique.

Conclusion

Aucun des 20 objectifs précédemment définis en 2010 par l’ONU lors de la convention d’Aichi, au Japon, qui visaient à réduire au moins de moitié le rythme d’appauvrissement biologique en 2020, ne sera atteint d’après les rédacteurs du rapport. Il nous faudra donc relever fortement l’ambition des objectifs de la prochaine décennie, qui seront décidés sur la base du rapport de l’IPBES l’année prochaine en Chine. Au-delà des grandes déclarations, le problème reste le même que pour les objectifs climatiques : le caractère contraignant, sur le plan juridique, politique et économique, des recommandations. Or, dans un contexte global de crise du multilatéralisme, le cynisme est plutôt de mise. Aucun ministre français ne s’est déplacé pour la cérémonie d’inauguration de cette importante plénière internationale, préférant, comme Monsieur Le Drian, faire lire son discours ou comme Monsieur De Rugy de différer le sien. Des discours politiques largement fondés sur la promotion de l’image de la France qui « soutient la démarche » de l’IPBES, sans piper mot sur la nécessaire régulation de l’activité économique pourtant prônée directement par les rédacteurs du rapport.

La perte de la biodiversité peut être appréhendée de manière morale, mais aussi de façon pragmatique : c’est cette biodiversité qui nous procure de la nourriture, de l’eau potable, de l’air, des médicaments et une grande part de notre énergie. Son déclin, en lien avec le changement climatique, a des conséquences directes sur chacun, qui se font déjà sentir et s’accentueront de manière drastique dans les prochaines années, où de nombreuses populations, notamment asiatiques, se verront déplacées à cause de la montée des mers.

Lorsque l’une d’elles disparaît, du point de vue humain, c’est aussi un potentiel modèle scientifique qui est perdu : le vivant a été perfectionné depuis 3,5 milliards d’années, ses formes et les substances qu’il produit dans un objectif précis sont parfaitement adaptées à un milieu donné. L’adaptation est aussi la faculté des êtres vivants à être le plus efficace possible avec le moins d’énergie possible, et c’est exactement ce dont l’humanité a besoin pour relever le défi climatique. Le biomimétisme est ainsi le futur de la technologie humaine, encore faut-il que l’humanité n’ait pas détruit ses modèles avant. Chaque espèce a un rôle à jouer dans l’équilibre global perturbé par l’activité humaine. Cet équilibre se fonde sur une loi d’interdépendance et de coopération à toutes les échelles. Les réactions en chaîne sont donc la règle au niveau écosystémique, le meilleur exemple en est la disparition des abeilles et des oiseaux, absolument fondamentaux dans la reproduction des plantes. Tant que nous ne comprendrons pas que notre survie dépend de celle de la nature qui nous nourrit, rien ne changera.

 

Ci-dessous une vidéo réalisée à l’occasion de la sortie du rapport, avec les images de Yann Arthus-Bertrand et la voix de Juliette Binoche, publiée par un ensemble de collectifs et d’ONG engagés pour la biodiversité et le climat.

Photo à la Une : Hawksbill Turtles floats underwater, Indian Ocean coral reef, Maldives, © Andrey Armyagov

9. Le journaliste : Hervé Kempf | Les Armes de la Transition

Hervé Kempf est essayiste et un des pionniers du journalisme environnemental en France. Il est désormais rédacteur en chef du média Reporterre, spécialisé dans le reportage et le traitement de l’actualité de l’écologie. Hervé Kempf nous éclaire donc sur le rôle du journalisme dans le cadre de la transition écologique.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

Le Vent se Lève – À quoi sert le journalisme dans le cadre de la transition écologique ? Pourquoi avez-vous choisi cette voie-là plutôt qu’une autre pour apporter votre pierre à ce combat ?

Hervé Kempf : Le journalisme sert toujours à nourrir la délibération et l’intelligence collectives. Dans la société dans laquelle on veut vivre, qui aspire à être démocratique, il faut veiller à comment l’assemblée des citoyens s’informe, délibère, discute, etc. Pour ça, il est absolument indispensable d’avoir des fournisseurs d’information qui permettent de raconter ce qui se passe avec un souci de l’exactitude et de la pertinence, qui permet que la discussion collective se mène, y compris que la conflictualité des débats s’opère. On a besoin de cette base d’information, de reflet de la réalité, qui définisse une réalité commune.

Pourquoi ai-je décidé d’être journaliste ? Comme tout le monde, dans les hasards de l’existence et de la jeunesse, simplement, je ne savais pas quoi faire d’autre… C’était il y a très longtemps, à la grande époque des radios libres. J’ai donc découvert avec des amis, et presque par hasard, la radio, le goût du reportage radio, et je me suis dit « C’est ça que je veux faire, c’est du journalisme ! ».

C’est un journalisme en tant que tel, avec ses plaisirs, sa curiosité qui est devenu, ensuite, un journalisme sur l’écologie. Qu’est-ce qui m’a amené, après quelques années, à aller vraiment dans le journaliste – à l’époque, on disait plus environnemental que écologique ? Très concrètement, j’ai eu le choc de Tchernobyl en 1986. À ce moment-là, avec la gravité de cet accident, je me suis dit : « Mais quelques années auparavant, quand tu étais adolescent, très investi dans la politique, etc. Tu étais totalement investi dans la question écologique ». D’ailleurs, l’influence de journalistes a beaucoup joué, en l’occurrence Pierre Fournier, qui à l’époque écrivait dans Charlie Hebdo (qui était tout autre que ce que Charlie Hebdo est devenu, qui était vraiment un grand et beau journal à l’époque)… Après, Pierre Fournier a fait La Gueule ouverte. Quand j’étais adolescent, on entrait dans la politique par l’écologie. Après la fin des années 70, le début des années 80 m’a fait un peu oublier ça, la vie a continué, et donc 1986 a joué comme un rappel vraiment très fort, en disant : « Il se passe des choses énormes, et personne n’en parle ! ». Personne, à l’époque, ne racontait vraiment l’environnement – ou très peu – sinon des magazines, des feuilles de chou très militantes et sans texture journalistique, et je me suis dit que j’allais m’investir là-dedans. Et finalement, depuis, je n’ai plus jamais quitté l’écologie.

LVSL – Concrètement, en quoi consiste votre activité ? Pourriez-vous, par exemple, définir la journée type d’un rédacteur en chef de Reporterre, et quelle est votre méthodologie de travail ?

HK : C’est la journée type de tout journaliste, en fait. De ce point de vue là, et de toute façon, un reporter dont le quotidien est de faire de l’écologie, ne se défend pas de faire un journalisme différent. On a la rigueur, l’exigence, le savoir-faire du bon journalisme. Simplement, on affiche une ligne rédactionnelle très claire. On dit : « La question politique essentielle du XXIe siècle, c’est la question écologique, c’est autour de ça que tout doit se ré-harmoniser, d’une certaine manière, et à partir de cette grille de lecture, on va pratiquer le journalisme avec son exigence d’exactitude, de vérification des faits, de contradictions, de reportages, d’enquêtes, etc. Beaucoup de journaux, à l’heure actuelle, ont une ligne rédactionnelle sans vraiment le dire. La majorité des journaux dominants ont, en fait, une ligne néo-libérale, mais ne le disent pas franchement, à quelques exceptions près, comme Les Échos en France, The Financial Times, qui disent très clairement : « Nous on est des journaux du libéralisme, de la défense du capitalisme, etc. ». C’est clair, et on peut juger après de leur journalisme – qui est souvent, d’ailleurs, du bon journalisme – nous, on est dans la même optique. Mais sur le plan de la pratique quotidienne, on a cette exigence d’une technique : je considère que le journalisme, c’est un peu comme la plomberie, l’agriculture, l’orthopédie… C’est un métier qui a ses techniques, son savoir-faire.

Un rédacteur en chef, c’est un peu un chef de gare. Ce n’est pas tellement une fonction d’autorité, même si à un moment donné il va devoir faire des choix, mais c’est un peu faire en sorte que tous les wagons, tous les trains, dans une gare de triage, arrivent et partent au bon moment, que tel papier arrive… C’est, quand même, un enjeu de coordination générale.

Puisqu’on est quotidien, on va éditer Reporterre le matin. On va donc avoir une équipe d’édition le matin. Ce n’est pas toujours moi qui le fait, d’ailleurs, parce qu’on fait tourner, en gros, la fonction de rédacteur en chef. On boucle vers 10 heures, c’est-à-dire que tous les papiers sont en ligne, on les re-twitte, on les diffuse sur Facebook, etc. Après un tout petit temps de repos à la machine à café pour souffler un peu, se donner des nouvelles, regarder un peu les courriels, etc, on va avoir la conférence de rédaction. C’est le point des rédactions du matin, où on va discuter de « Qu’est-ce qu’on a demain ? Comment ça s’est passé ce matin ? Y a-t-il du nouveau par rapport à ce qu’on avait prévu ? » ; on discute un peu tous de ce qu’on à faire, de quels sont les sujets du jour. Éventuellement il peut y avoir une discussion plus approfondie. Et après, chacun se met à sa tâche, ceux qui sont en reportage ce jour-là vont en reportage, le secrétaire de rédaction prépare les papiers… Il n’y a rien de plus ennuyeux que de voir une salle de rédaction, parce que ce sont des gens devant leurs ordinateurs, qui lisent, éventuellement passent des coups de fil. C’est une partie du journalisme, mais le journalisme intéressant se fait en reportage, se fait dehors.

Je pense qu’il faut assumer la subjectivité du journaliste. Je pense qu’il faut faire ce qu’on a envie de faire. J’ai quasiment toujours fait ça dans ma vie de journaliste, sauf quand l’actualité vous impose quelque chose. Mais autrement, il faut suivre son feeling par rapport à la compréhension qu’on a du monde, par rapport à ses envies. Il faut suivre sa propre curiosité. En fait, il faut faire confiance à sa curiosité. Il faut faire confiance à son choix, parce que le travail d’un journaliste, c’est essentiellement de filtrer une masse considérable d’informations : lire des dizaines, des centaines de courriels, regarder les sites internet, regarder ce que racontent les confrères, en fait on est une éponge. Dans un roman amusant d’une autre époque, Nestor Burma est un détective privé qui a un ami journaliste, et qu’il définit comme l’éponge. On est comme les moules, les huîtres, on filtre énormément d’informations pour en retenir, en quelque sorte, la substantifique moelle, et on assume ce choix de curiosité.

Comment choisit-on ses reportages ? Eh bien sur ses critères, on les confronte en conférence de rédaction, c’est vraiment un travail d’intelligence collective, on en discute un peu : « Je pense qu’il faut faire ça… J’ai envie de faire ça … Oui… Non… » selon l’effort disponible, selon l’intérêt, selon les discussions. Il va y avoir l’actualité, qui est quand même notre grand guide. Et puis aussi, on reçoit énormément de propositions d’enquêtes, de reportages, et là on a une discussion collective aussi, sachant que Reporterre, comme tout journal, ne peut prendre qu’un nombre très limité de piges. On publie peu de choses par rapport à tout ce dont on entend parler, on fait une discussion collective pour savoir quelles enquêtes ou quels reportages on va lancer de l’extérieur, puisque l’équipe interne ne peut pas tout faire.

LVSL – Quel est votre but, Hervé Kempf ?

HK : Faire en sorte que la société humaine au XXIe siècle reste en paix. Le but fondamental de la politique c’est d’assumer la conflictualité : l’espèce humaine a cette caractéristique d’entrer en conflit avec elle-même, et faire en sorte que ces conflits ne dégénèrent pas en un affrontement physique, en guerre, c’est ça la politique, fondamentalement. L’humanité est devenue un agent géologique, est devenue en capacité de transformer à ce point son milieu que ce milieu peut lui répondre de manière négative et donc, entraîner – je ne pense pas une destruction de l’humanité – mais en tout cas une dégradation considérable de ses conditions d’existence. Ce qui conduirait, à mon sens, à des affrontements violents, face à des ressources qui deviennent extrêmement rares et dans une humanité qui compte aujourd’hui 7, 8 ou 9 milliards d’habitants, ou qui va les compter.

Au petit niveau, à l’échelle microscopique, nanométrique même, qui est la mienne, comme celle de chaque individu, que cette force nanométrique aille dans un certain sens, et aille dans le sens de :

1- Faire comprendre à nos contemporains de la petite société française que la question écologique est fondamentale ;

2 – Que ça implique des transformations des modes de vie, de la culture, de la politique, de l’économie, tout aussi fondamentaux ;

3 – Que ça ne va pas être facile ;

4 – Que l’enjeu fondamental, c’est d’arriver à être en paix. Je ne sais pas s’il existe une harmonie possible ; en tout cas d’essayer d’éviter que notre destin passe, dans les décennies à venir, dans la gravité d’affrontements qu’on a déjà connu à d’autres époques de l’Histoire et moi, je voudrais éviter ce passage.

LVSL – Pourriez-vous nous livrer trois certitudes que vous vous êtes forgées, tout au long de votre carrière ?

HK : La première idée qui m’est venue, c’est ne jamais se décourager. Je pense que dans toute existence, dans toute expérience humaine on se prend des coups, il y a des batailles à mener, des obstacles, des moments durs, et il ne faut pas se décourager, il ne faut pas lâcher.

La deuxième chose, et c’est directement lié à mon travail de journaliste, c’est de savoir dire non quand on juge que quelque chose est inacceptable. Pour moi, ça a été de refuser de rentrer en conflit très dur – ce qui m’a conduit au chômage au moins deux fois – et c’est refuser ce qui n’est pas cohérent avec mes principes, avec l’honnêteté, avec ce que je pense du journalisme. Ce n’est pas facile, mais si vous êtes dans le même moment au stade du « ne pas se décourager », ça va, on tient bon.

Et le troisième message, que j’ai appris assez récemment, parce que le journalisme est un métier très individualiste, c’est un métier bizarre qui met à la fois l’ego très en avant, mais qui se joue dans un collectif, toujours. Un bon journaliste est rarement un journaliste tout seul, même quasiment jamais. Il y a quelques exceptions, et on se demande même… Un bon journaliste est toujours dans le cadre d’un journal, d’une équipe. Il y a toujours cet équilibre difficile à trouver entre l’ego et le travail collectif. J’ai travaillé treize ans dans un journal très intéressant, mais qui survalorisait les egos des gens, et là, depuis que je suis à Reporterre avec – et j’ai eu du mal, au début ! – un raisonnement beaucoup plus collectif, je découvre l’intelligence collective et le fait de se faire confiance. « Tout seul, on va plus vite ; ensemble, on va plus loin ». Apprendre cette intelligence collective, se faire confiance les uns les autres, trouver cet équilibre où il faut, à la fois, que les qualités de chacun s’expriment au mieux, c’est quelque chose de très précieux.

Donc, en résumé, je dirais : ne pas se décourager, savoir dire non, et chercher l’intelligence collective. On n’avance vraiment que si on le fait ensemble.

LVSL – Ces certitudes que vous vous êtes forgées, ou d’autres, comment en traduiriez-vous certaines en politique publique ?

HK : Il faudrait savoir dire aux gens « Écoutez, il faut réduire la consommation matérielle et la consommation énergétique. On ne s’en sortira pas si on ne va pas dans ce sens-là ».

Collectivement, parce que dans un pays comme la France, on est un pays riche, et il faut qu’on sache faire ça. Et ça, d’une certaine manière, c’est savoir dire non à une certaine facilité de l’époque, aux lobbies, à la publicité, à beaucoup de choses.

Travailler ensemble, c’est redonner le vrai sens du collectif, mais je ne sais pas si ça vient d’en-haut ou si ça vient plutôt d’en-bas… L’entreprise néo-libérale à partir des années 80 n’a pas été seulement de développer la politique néo-libérale, de casser le Code du travail, de faire la mondialisation, de faire une réforme fiscale au profit des riches, de libérer les marchés financiers, etc. , même si tout ça a joué. C’est plus profond, c’est une vraie dimension culturelle, il y a une vision du monde qui s’est exprimée dans le capitalisme nouveau, et la formule de Margaret Thatcher « Il n’y a pas de société » est très révélatrice. Il n’y a pas de société dans l’esprit de ces capitalistes, parce qu’en fait, le lien social n’existe pas, il doit se faire à travers le lien du marché, donc le lien de l’échange. Et donc, ça a eu un effet très concret, et très difficile, presque plus pour – j’allais dire – les  jeunes générations, puisque j’arrive à un certain âge, comme on dit. C’est que des liens ou des habitudes de solidarité collective, même dans des sociétés qui pouvaient être très conflictuelles, se sont dissipés, très affaiblis, voire évanouis.

Il y a donc une culture de l’individualisme qui imprègne totalement la société. En termes de politique publique, maintenant, il y a des enjeux très profonds qui consistent à savoir retisser ce vivre-ensemble, cette intelligence collective, dont je parlais tout à l’heure.

LVSL – Quelle devrait être la place de votre discipline, le journalisme, dans la planification de la transition ? À quel niveau votre discipline intervient-elle par rapport à la décision ? Avez-vous déjà imaginé une structure qui permettrait de faciliter cela ?

HK : J’aurais aussi du mal à dire que le journalisme est une discipline, mais je l’ai défini plutôt comme un métier, un savoir-faire, donc on peut considérer que dans tout métier, dans tout savoir-faire, il y a une discipline interne. Dans ce cas-là, on peut accepter le mot… Mais malgré tout, le journalisme restera toujours d’informer. On n’a pas à jouer un rôle dans la planification, puisque le journalisme est aussi, toujours, l’expression de la liberté. Je le vis totalement comme ça, c’est ma valeur cardinale.

On pourrait, au regard de ce que j’ai dit tout à l’heure, et de la ligne directionnelle qu’a un journal comme Reporterre, – et j’aimerais beaucoup que d’autres médias aient ce type de ligne rédactionnelle, dire par exemple, pour faire simple, entre le choix des néo-libéraux qui vont nous dire : « On continue comme avant et c’est la technologie qui va nous sauver », et d’autres qui diraient, même si le mot heurte : « Il faut une planification, une organisation collective des efforts communs pour savoir comment on réduit la consommation matérielle et énergétique, pour permettre une meilleure distribution des richesses et un meilleur bien-être généralisé ». On pourrait être plutôt en empathie avec ce point de vue, mais on garderait toujours un regard de journaliste, c’est-à-dire qu’en aucun cas on ne pourrait être instrumentalisé, même par des gens avec qui on est plutôt en accord. Donc, on ferait notre travail d’information le mieux possible, mais en donnant aussi – parce qu’il y a toujours des choses qui ne vont pas tout à fait bien – le regard de ceux qui ne vont pas, etc.

Donc, je ne sais pas quelle place on aurait, parce que, en tout cas personnellement, je refuserai toujours d’être instrumentalisé.

LVSL – Si un candidat à la présidentielle vous donnait carte blanche pour réaliser son programme en matière d’écologie, quelles propositions concrètes lui feriez-vous ?

HK : Puisqu’on est en France, surtout dans le cadre d’une Vème République qui donne un rôle totalement absurde au président de la République, je dirais au candidat – ou la candidate, parce que j’aimerais bien que ce soit une femme – qu’il ou qu’elle aurait pour premier objectif de sortir de ce système. Il faut sortir de ce présidentialisme qui est maintenant destructeur et il faut d’abord (ou en même temps, je ne sais pas), déconnecter l’élection législative de l’élection présidentielle.

Ce serait vraiment la première chose que j’aimerais dire, mais je pense que je n’aurais pas à le faire, parce qu’une fois de plus, des candidats et candidates, des politiques vont arriver, des partis le disent déjà, ils ont bien raison.

On ne peut pas faire une transition écologique si on ne refonde pas les instruments de la délibération collective et de l’effort commun. Quand on va dire qu’il faut diminuer la consommation matérielle et énergétique pour vivre mieux, il va falloir y réfléchir et le décider en commun, par une redistribution des richesses, parce qu’évidemment, on ne va pas demander le même effort, ou le même engagement aux classes moyennes, aux gens qui sont pauvres, et à ceux qui sont tout en haut… Ceux qui sont tout en haut, il faut vraiment les faire descendre de leur échelle et redistribuer la richesse pour aller collectivement dans cet effort. Cela, ça passe entre autres par des instruments politiques, qui s’appellent les institutions, et donc la question institutionnelle est tout à fait liée aux formes de transactions écologiques que l’on veut engager.

LVSL – Êtes-vous en lien avec des spécialistes d’autres disciplines ? Si oui, comment travaillez-vous ensemble ?

HK : Pour nous, ce sont des sources d’information, en fait. Nous travaillons ensemble. Quel est le rôle d’un média ? C’est de donner la parole, de faire connaître, de mettre la lumière sur des gens qui ne sont pas assez connus, ou qui font quelque chose de très utile.

LVSL – Êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

HK : Je ne me pose absolument pas cette question. Le dernier bouquin que j’ai écrit s’appelle Tout est prêt pour que tout empire, sous-titré 12 leçons pour éviter la catastrophe.

La question de l’optimisme ou du pessimisme n’est pas, pour moi, une question très intéressante.

Si on regarde en tant qu’écologiste, du moins en tant que personne qui prête une attention constante à ce que nous apprennent les scientifiques, les naturalistes, et par les observations que chacun peut faire maintenant, on ne peut qu’être catastrophé… Si on voit les informations sur le climat, sur la disparition des insectes, sur la biodiversité, sur l’évolution des paysages, qui, dans un pays comme la France, est surprenante, on ne peut qu’être absolument pessimiste.

Et puis après, on est vivant, on est jeune, ou moins jeune, peu importe… On a de l’énergie, il y a tellement de belles choses qui se font, tellement de belles alternatives, tellement de gens en ce moment qui se bagarrent, il vaut mieux se dire qu’on est ensemble. L’énergie collective, et les bons moments passés ensemble, et les victoires que parfois on remporte, même si elles sont ponctuelles ou parcellaires, ça donne de l’énergie, ça donne le moyen d’être ensemble. Et, quelque part, cette joie collective va irradier, elle va se transmettre.

L’époque est au fatalisme, elle est de dire que l’idée d’effondrement est très largement partagée. Maintenant, il n’y a plus que les riches, les Bolloré, les Arnault, les Macron qui n’y croient pas, mais le corps social a vraiment intégré ça. Mais les gens pensent qu’on ne peut pas changer. Il y a une formule de Žižek qui dit que les gens ont plus de facilité à croire à la fin ou à la destruction de la planète, qu’à la fin du capitalisme, et il a totalement raison, on en est là. Alors qu’en fait, ce fatalisme du capitalisme, c’est-à-dire du système destructeur actuel, on peut le renverser. Et donc si on a des îlots, qui se mettent en archipel, qui, sur tel ou tel point, arrivent à faire des choses en commun, à gagner des batailles, ils vont donner confiance aux autres. Il faut aller relativement vite, mais peu à peu, ça peut entraîner. Donc, en ce sens-là, je ne suis ni optimiste ni pessimiste, je ne sais pas si cet archipel va se faire.

Nous, nous avons un poste d’observation qui, à la fois, nous fait regarder avec beaucoup d’attention tous les symptômes de l’effondrement, de la crise, et qui en même temps nous fait voir toutes les semences, tous les germes de l’énergie et de l’épanouissement.

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

 

Pacte mondial pour l’Environnement : quand la volonté politique méprise l’expertise environnementale

Eugen Bracht (1842–1921): Hoeschstahlwerk von Norden. Signiert. Datiert 1905. Rückseite betitelt. Öl/Lwd., 70 x 86 cm

Le projet du Pacte mondial pour l’Environnement est d’unifier le droit international de l’environnement. Ce n’est pas un autre traité, sur un problème environnemental donné, mais une uniformisation des principes juridiques environnementaux et/ou une unification des accords déjà existants afin de les rendre plus efficaces. Poussé par Laurent Fabius et Emmanuel Macron depuis 2017, il est actuellement discuté par les Etats membres de l’Assemblée Générale de l’ONU. Pour l’instant, il n’y a aucun accord sur les principes, ni sur la nature du Pacte. Si l’ambition est louable, les objectifs restent flous et la méthode utilisée par le gouvernement français fait abstraction de la société civile. Les négociations internationales, initiées dans l’urgence, sont donc peu précises et peu concluantes. Dans de telles conditions, on a du mal à voir comment le Pacte pourrait rendre plus efficace le droit international de l’environnement.

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En août 2016, Laurent Fabius lance, dans une tribune au « Monde », un appel pour un Pacte mondial pour l’Environnement. Quelques mois plus tard, le think tank Le Club des Juristes publie une proposition de 36 articles pour un Pacte mondial pour l’Environnement. Cette proposition est portée par Emmanuel Macron devant l’Assemblée Générale des Nations Unies et votée en mai 2018.

En janvier 2019, les premières consultations officielles se tiennent à Nairobi. Une majorité d’États se prononce en faveur d’un texte contraignant. D’autres émettent des doutes quant à l’efficacité d’un Pacte universel par rapport aux pactes et traités régionaux déjà existants – l’Équateur fait même part d’une crainte que le Pacte mondial ait un effet négatif sur ces derniers.

LA POLITIQUE ENVIRONNEMENTALE FRANÇAISE : UNE VOLONTÉ SANS STRATÉGIE

Avec le soutien d’Emmanuel Macron, l’ancien ministre des Affaires Etrangères Laurent Fabius a su mobiliser un réseau capable de promulguer le Pacte sur la scène internationale. L’idée du Pacte a été popularisée dans les sphères les plus à même de lui donner corps dès sa première présentation, à la Sorbonne en juin 2017, devant Ban-Ki Moon, Anne Hidalgo, Laurence Tubiana, Manuel Pulgar-Vidal, Nicolas Hulot, Arnold Schwarzenegger et Mary Robinson.

La volonté de Laurent Fabius le pousse à utiliser ses ressources politiques, mais la démesure de son ambition l’empêche d’approfondir ce qu’il entreprend. Bien qu’il soit désormais président du Conseil Constitutionnel, il s’est illustré par les efforts déployés pour achever les missions qu’il s’était données au cours de son mandat au Ministère en tentant de jouer sur tous les fronts, du climat au statu quo israélo-palestinien. Ce remarquable investissement personnel clive avec son manque de temps et de ressources adéquates. Le Centre International du Droit Comparé de l’Environnement (CIDCE) avait envoyé personnellement à Laurent Fabius une proposition de 36 articles en janvier 2017. Cette proposition, fruit d’un travail réunissant des juristes en droit de l’environnement de plusieurs pays et précédant celle du Club des Juristes, n’a pas reçu de réponse de Laurent Fabius. Il aurait pourtant été simple de saisir cette opportunité pour mettre en contact le CIDCE et le Club des Juristes.

Emmanuel Macron a ensuite choisi de proposer le projet de Pacte à l’Assemblée Générale (AG)[1] plutôt que de le pousser à être examiné par la Commission des droits de l’homme ou le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE). En préférant l’AG, Emmanuel Macron lance un processus à grande vitesse, certes, mais qui risque de se faire au détriment de la qualité. Le processus est dirigé par le Secrétariat Général et non par un organe de l’ONU spécialisé dans les questions environnementales. Aucune proposition n’a été déposée à l’ANUE (Association des Nations Unies pour l’Environnement) avant les premières consultations. Le PNUE est absent du processus. Ses ressources n’étant allouées qu’aux délégations étatiques, l’unité de la société civile du PNUE n’a pas pu se rendre à Nairobi – bien qu’elle possède une expertise qui permettrait de cerner plus rapidement les lacunes de droit international que les Etats ont l’ambition de combler grâce au Pacte.

Il revient donc aux États membres de mobiliser l’expertise en droit de l’environnement. Or, le Quai d’Orsay n’a pas émis d’appel à participation aux ONG françaises à propos du Pacte Mondial, et n’a pas proposé aux ONG scientifiques de faire partie de la délégation française à la session de Nairobi.

À travers la COP21, le One Planet Summit et le Pacte, le gouvernement français prouve qu’il a compris l’urgence environnementale et qu’il est prêt à y répondre. Une quantité impressionnante de ressources est déployée. En 2017 et 2018, les première et deuxième éditions du One Planet Summit ont eu pour objectif de faciliter les échanges entre les mondes de la finance privée et publique autour d’une lutte contre le changement climatique. La troisième édition, qui vient de se tenir à Nairobi deux mois après la première session de discussions du Pacte, a mis l’accent sur l’intégration des Etats et sociétés d’Afrique dans cette lutte commune. Le Pacte mise quant à lui sur le droit international. La France promeut ainsi, sur la scène internationale, sa « politique environnementale ».

https://fr.wikipedia.org/wiki/Laurent_Fabius#/media/Fichier:PR-2012-05-15_IMG_1526.jpg
Laurent Fabius, lors de l’investiture de François Hollande en tant que président de la République, le 15 mai 2012. © Cyclotron

Dans cette urgence diplomatique, le gouvernement oublie de consulter ceux dont le métier est de penser les stratégies de « sortie de la crise environnementale ». Il est pourtant en France des scientifiques, économistes, juristes, anthropologues et historiens de l’environnement qui seraient à même de penser ces stratégies. L’absence de consultations, qui rendraient cohérente la politique environnementale de la France, est d’autant plus regrettable que ceux-ci se portent volontaires avant même que l’État ne lance d’appel, comme le CIDCE, qui a envoyé une déléguée aux premières négociations de Nairobi.

NÉGOCIATIONS SANS CONCLUSIONS A NAIROBI

La forme du Pacte, ainsi que la question de savoir s’il devrait être contraignant ou non, ont été discutées avant qu’il y ait accords sur les principes du Pacte. Pour le Professeur de droit de l’environnement Michel Prieur, il s’agit d’une « catastrophe méthodologique »[2].

« Les lacunes du droit international de l’environnement et des instruments relatifs à l’environnement : vers un Pacte mondial ». Tel est le titre du rapport officiel produit par le groupe de travail de l’ONU en décembre 2018, signé par le Secrétaire Général et servant de base aux consultations de Nairobi de janvier. Entrer dans le problème par le prisme des failles du droit et des instruments existants devrait orienter les discussions vers une première étape : identifier le droit international de l’environnement et ses failles.

Les lacunes que le Pacte viendrait combler peuvent être normatives, institutionnelles ou applicationnelles. Les lacunes normatives témoignent de l’absence d’unité, au niveau international, entre différents principes. Certains principes, comme le droit de la nature, n’ont été formulés et juridicisés que dans certains pays : il s’agirait de les universaliser. D’autres principes – universels – sont interprétés différemment selon les pays, notamment car il n’existe pas d’institution supranationale compétente pour unifier ce droit. Le Pacte mondial est l’occasion de déterminer s’il manque des institutions pour augmenter l’efficacité du droit international. Enfin, les lacunes applicationnelles du droit de l’environnement sont liées à un manque de traités contraignants, ce qui ne rend pas systématique l’application de nombreux principes pourtant reconnus.

Quelle serait la plus-value d’un pacte mondial de l’environnement par rapport aux pactes régionaux qui existent actuellement ? Il est difficile d’avoir du recul sur la question, car aucun pacte proprement international n’a été passé à ce jour. Le droit international de l’environnement n’existe pas encore car il n’existe aujourd’hui aucun traité contraignant sur l’environnement incluant l’ensemble de la communauté internationale. En revanche, il existe un corpus de droits régionaux épars, passés entre différents pays et à différentes dates. L’ambition du Pacte mondial pour l’environnement est-elle de les regrouper ? Ou s’agit-il de faire advenir de nouveaux principes ? Faut-il universaliser les principes qui existent déjà dans les codes régionaux de l’environnement, ou bien faut-il en inventer de nouveaux ?

La conclusion du rapport officiel des négociations de Nairobi, signé par le Président de session, ressemble à tout sauf à une conclusion : « Il y a eu une absence d’accord, pour un instrument global, clarifiant les principes ». Cette phrase, qui ne définit ni l’ « instrument global » ni les « principes » dont il est question, est représentative du flou qui continue à régner autour du Pacte mondial après cette première session. Néanmoins, bien que la question n’ait pas été posée, 21 États se sont déjà prononcés formellement en faveur d’un pacte contraignant. Il reste à espérer que les prochaines sessions incluent les associations pertinentes de la société civile, et qu’à la volonté politique française s’ajoute enfin la mobilisation de l’expertise environnementale par le gouvernement.

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[1] Le pacte a été vote à 142 voix lors de la résolution A/72/L.51 du 10 Mai 2018

[2] Michel Prieur, 29/01/2019, intervention à la conférence Qu’attendre d’un Pacte Mondial pour l’Environnement ?, organisée par l’IDDRI et modérée par Lucien Chabason, { https://www.iddri.org/fr/publications-et-evenements/conference/quattendre-dun-pacte-mondial-pour-lenvironnement}

8. Le sociologue : Stéphane Labranche | Les Armes de la Transition

Stéphane Labranche est sociologue, membre du GIEC, chercheur indépendant et enseignant à Sciences Po Grenoble. Il est un des pionniers de la sociologie du climat en France. À ce titre, il s’intéresse tout particulièrement aux mécanismes d’acceptation sociale qui conditionnent la réussite de politiques publiques écologiques. Stéphane Labranche nous éclaire sur le rôle de la sociologie dans le cadre de la transition.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : à quoi sert un sociologue pour le climat ? Pourquoi avez-vous choisi cette voie-là plutôt qu’une autre pour apporter votre pierre à ce combat ?

Stéphane Labranche : Vous n’êtes pas le premier à me poser la question, parce que le lien entre sociologie et climat n’est pas évident. Pendant longtemps le climat était une question de nature, de science, de chimie de l’atmosphère, de glaciologie, etc. Sauf que ce sont les activités humaines qui contribuent au changement climatique, et les effets du changement climatique sur la nature vont être ressentis aussi sur nos activités. Donc il y a ces liens-là, très complexes, à faire entre société et climat, et c’est comme ça que je l’aborde.

Je n’ai pas choisi d’aborder la sociologie pour aller vers le climat, c’est plutôt un ensemble de coïncidences. Je faisais une étude en 2003 sur les barrages, et j’ai remarqué que certains mouvements écologistes d’opposition au barrage avaient des arguments qui concernaient l’impact local sur l’environnement, ce qui fait sens. Mais quand je leur posais la question «  oui, mais en termes d’énergie propre, est-ce que ce n’est pas mieux que de faire une centrale à charbon ? », je me retrouvais face à une dissonance cognitive, à des évitements de réponses, etc… Là, je me suis dit qu’il faudrait que je comprenne mieux ce qu’est le changement climatique. Il n’y avait rien en sciences humaines et sociales en 2005, et je me suis dit c’est ce que je veux faire. J’ai donc commencé à lire des choses assez scientifiques sur le changement climatique. La science m’a convaincu de l’urgence et de l’importance du changement climatique. Je me suis dit qu’il y a des questions fondamentales de société, de civilisation, de mode de vie, de quotidien, à poser par rapport au changement climatique, et il me semblait que les méthodes de sociologie étaient les meilleures pour faire ça.

LVSL : En quoi consiste, concrètement, votre activité ? Pourriez-vous, par exemple, nous raconter une de vos journées-types ? Quelle est votre méthodologie de travail ?

SL : C’est surtout de la lecture, sauf quand je suis dans une période de recherche de terrain. Là, je vais faire des entretiens semi-directifs à domicile, en face-à-face avec des gens qui ont été choisis par rapport à des critères, des facteurs différents. L’idée aussi, c’est d’avoir des gens qui ne sont pas toujours intéressés par le changement climatique, ou disent l’être mais qui ne le sont pas, et d’autres qui le sont, pour avoir une représentation correcte de la société. C’est donc une première méthode : je vais chez les gens, je leur pose des questions. Ensuite je publie des rapports qui sont très vivants, très humains. En fait, je raconte un peu la vie des gens, des blagues, des observations qu’ils ont faites, des contradictions, des choses qui peuvent être complètement à côté de la plaque, et qui en disent long sur le lien entre les perceptions des gens du changement climatique, et leurs pratiques quotidiennes.

Je procède aussi par sondage, je peux faire des enquêtes (ce n’est pas moi qui les fais personnellement, bien sûr, on embauche des boites pour ça !), des sondages à grande échelle par téléphone, et ça peut être aussi des questionnaires par internet.

LVSL : Quel est votre but ?

SL : J’ai un but scientifique, c’est à dire comprendre ces relations, ces interactions entre des groupes divers de la population allant de « j’en ai rien à foutre, je m’en fous », à « je suis super impliqué-e, et je change, et je veux changer et ça m’amuse de changer », et toute la palette entre les deux. Ça, c’est un but scientifique. Mais quand on travaille sur le changement climatique, ce n’est pas assez d’essayer de comprendre et de faire de l’analyse. À un moment donné il faut basculer dans autre chose, ce qui provoque parfois de drôles de discussions avec certains collègues. Cette autre chose, c’est de la préconisation, des recommandations de politiques publiques, de mesures, d’améliorations, ou même, parfois, c’est dire « non, ne faites pas ça, ça ne marche pas, ce n’est pas une bonne idée ».

Dans ce cadre, j’ai été impliqué dans plusieurs comités sur la loi sur la transition énergétique, sur les stratégies nationales de l’adaptation, à l’O.N.E.R.C. [Observatoire National sur les Effets du Réchauffement Climatique, N.D.L.R.]; et puis j’ai été beaucoup plus impliqué au niveau des collectivités territoriales.

C’est un choix que j’ai fait – parce que je fais du terrain – de faire de la politique publique territoriale. Je préfère ça, je trouve ça plus réel, plus pragmatique que de faire de la préconisation au niveau national (ça manque un peu de réalisme). Au niveau territorial, je suis plus les deux pieds dans la boue : je parle à des gens, je sais comment ils fonctionnent, ils me le disent, et ensuite on peut toujours analyser les contradictions !

Mais pourquoi ai-je envie de faire ça ? Parce que, pour moi, c’est là qu’est le cœur du combat contre le changement climatique.

LVSL : Pourriez-vous nous livrer trois certitudes que vous avez développées au cours de votre carrière ?

SL : La première certitude, et ce n’est pas un message qui est toujours facile à entendre de la part des gens impliqués et engagés, c’est que si on veut vraiment faire quelque chose pour le climat, il ne faut pas nécessairement en parler… C’est à dire, s’il faut parler de confort, de ludisme, parler d’autres manières de vivre, etc, toutes mes études mènent vers une seule conclusion sur ce point : en soi, le changement climatique n’est pas une motivation pour les changements de pratiques ou de modes de vie. En revanche, parler de changement climatique à travers le fait d’expliquer pourquoi, par exemple, on fait des politiques publiques sectorielles, de rénovation du bâtiment, de restriction de la voiture, ça aide à faire mieux accepter les politiques contraignantes. Mais ça n’amène pas des changements de pratiques, sauf pour une minorité de la population (environ 15% de la population), qui, elle, est dans ce type de mouvement. Pour les autres, oui, c’est important, mais ça dépend des phases de vie, si on a un deuxième enfant, si on déménage en campagne, etc… Pour moi, c’est très important.

Ce qui a des grosses implications sur les campagnes de sensibilisation, sur les campagnes d’information, c’est ma deuxième certitude : l’information, en soi, n’amène pas des changements de pratiques non plus. Elle explique pourquoi on demande des changements de pratiques. Les changements de pratiques peuvent avoir lieu quand on fait de l’accompagnement.

Juste un exemple très simple : on veut encourager les français à devenir plus végétariens. On peut le leur dire 150 000 fois, ça ne changera pas grand chose au final. Ensuite, les vidéos un peu choc sur l’éthique animale ont eu un effet. Il y a plus de flexitariens qu’avant, c’est une des raisons premières depuis trois ans. Autre chose, si vous voulez que les gens deviennent végétariens, publiez de bons livres de recettes végétariennes ! Tous simplement… Si vous voulez que les gens changent de pratiques au quotidien, dans leur domicile, il faut leur dire comment. Il faut leur donner des astuces, des trucs : de plus en plus de programmes comme « Défi Famille » ou « Energie Positive » le font très bien. L’A.D.E.M.E. [Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie, N.D.L.R.] a aussi des séries d’astuces qui sont plus ou moins lues par la population, car il y a trop d’informations – les gens ne se sentent concernés par tout et ne savent pas comment aller la chercher. Sauf pour les très engagés qui, de toute façon, on déjà fait un premier tri !

Là-dessus, ça veut dire que moi, quand je fais des préconisations, je dis « l’information, la sensibilisation, c’est bien, mais il faut aussi faire autre chose à côté ». Il faut donc être beaucoup plus pragmatique, plus empirique et plus terre à terre au quotidien.

Il ne faut pas oublier que le changement climatique nous arrive un peu comme un nuage sur la tête, mais au quotidien, on continue à vivre, on continue à se déplacer, on continue à se nourrir, à faire du sport, on continue à faire des loisirs, à regarder la télé, etc… Ce quotidien, il est profondément enraciné, on a des habitudes, on a des façons automatiques de faire les choses. Et là soudainement, il y a ce truc qui nous arrive et qui dit « non, vous ne devriez plus faire certaines choses de la même manière qu’avant »… Donc, ce n’est pas compliqué, c’est le poids du quotidien, avec le poids d’une idée, d’une compréhension rationnelle au niveau du cortex, qui vient se confronter à des habitudes, à des envies physiques, à des désirs, à tout ça…

LVSL : Toutes ces certitudes, comment les traduiriez-vous dans le cadre de politiques publiques, concrètement ?

SL : C’est un peu ce que je disais en fait. Quand je fais de la préconisation en politique publique, je vais faire certaines préconisations sur la sensibilisation : comment parler aux gens sur le changement climatique ou l’adaptation, par exemple. Quel genre de mots utiliser. Est-ce qu’ils comprennent ce qu’est l’adaptation, sinon il faut, tout d’abord, leur expliquer ce que c’est. Mais ensuite, c’est de dire « Bon ! La sensibilisation c’est bien mais il faut les aider, encore une fois, à agir ». Et là, ce qui est important et devient plus complexe, c’est que dans une population française, on n’a pas une population, on en a plusieurs, avec des niveaux d’engagement, d’intérêt, des contraintes et des capacités différentes. Tout dépend des secteurs : une partie de ces capacités, de ces contraintes, sont liées au boulot. En fait, on peut se retrouver en train de faire une campagne de sensibilisation qui est peut-être à grande échelle, mais qui va marcher plus ou moins bien. Donc, il faut cibler le type de discours qu’on porte et le type de pratique que l’on veut engager, auprès de certaines catégories de la population. Par exemple, si l’on veut parler de qualité de l’air, il y a un groupe de population qui devrait être ciblé, ce sont les professionnels de la santé. Vous voyez un peu l’interaction entre les deux… L’idée est là, en fait : c’est de comprendre comment différents groupes de la population – et quel type de facteur nous permet d’identifier différents groupes – sont capables de recevoir un message (ce message du changement climatique, de l’atténuation, de l’adaptation), et comment, ensuite, dire « voici ce que vous pouvez faire au quotidien », « ce que vous pouvez faire dans votre boulot », « si vous avez un deuxième enfant, faites attention », etc…

LVSL : Et quelle devrait être la place de votre discipline, la sociologie, dans la planification de la transition écologique ? Concrètement, à quel niveau intervient-elle par rapport à la décision politique ? Avez-vous pensé à une structure qui pourrait faciliter cela ?

SL : Il y a plusieurs questions, dans cette question. La première question c’est que, pendant longtemps, les questions climat et d’énergie étaient emparées par les sciences naturelles, la techno et l’économie. Donc, on parle de transition énergétique, automatiquement on parle de nouvelles technologies. Et là, on demandait au sociologue après coup en disant « il faudrait peut-être venir parce que sur notre projet il y a des gens, et ces gens, peut-être que, finalement, ils n’aimeront pas ce qu’on veut faire, ou ils ne l’utiliseront pas de la bonne manière… ». Et la première réaction, jusqu’à il y a 7 ou 8 ans, c’était de dire « comment la sociologie peut-elle nous aider à faire en sorte que les gens agissent correctement par rapport à ce qu’on veut ? » Et là, le sociologue arrive et dit « ce n’est pas comme ça que ça marche. On ne fait pas du marketing ! Et on ne fait pas de manipulation psychologique non plus… On essaie de comprendre les freins et les obstacles à l’appropriation d’une nouvelle technologie. Ensuite, à vous de voir ce que vous voulez faire avec ces freins ».

Ce qu’on constate, depuis 5-6 ans, c’est un changement là-dessus. La sociologie est de plus en plus interpellée au début des projets, pour être capable, par exemple dans le cadre d’une innovation technologique, de voir comment l’innovation technologique peut être mieux appropriée dès le départ, parce qu’on peut la rendre plus intéressante, et parce que les usagers ont peut-être aussi de bonnes suggestions à faire. C’est une première chose.

Enfin, on peut faire un parallèle avec les politiques publiques en général. Il est trop tard une fois que la politique publique est déjà en opération, pour demander au sociologue de comprendre des choses. On peut toujours faire une compréhension après-coup, mais c’est peut-être plus efficace de la faire avant-coup ! Lorsque l’on a des projets de mesures ou d’accompagnement, on les teste auprès des populations, on regarde ce qui fonctionne ou pas, ce qu’il faut améliorer et ce qu’il faut jeter, et ensuite, on dit « votre politique publique, pour qu’elle soit la plus efficace possible en terme d’acceptabilité, en terme d’appropriation, en terme d’impact sur les différents groupes de la population, voici ce qu’on peut faire ». L’idée, c’est donc de faire remonter ça.

Je dirais qu’il n’y a pas une instance qui soit mieux placée que les autres pour intégrer ce type de démarche… Toutes les instances de décision, même dans le privé, pourraient, ou devraient être sensibles à ce type de question. Ce n’est pas toujours le cas mais, franchement, depuis le temps que je travaille dessus (depuis 2003-2004), il y a eu de gros changements, avec un tournant vers 2012. Je dirais que c’est à partir de ce moment-là que la sociologie a commencé à monter en puissance au niveau  européen, en terme de politique énergétique – on l’a vu dans les appels d’offres. Même chose au niveau national avec les stratégies nationales de l’adaptation en France (dans certaines villes c’était déjà le cas depuis beaucoup plus longtemps). Pourquoi ? Parce qu’au niveau territorial, les élus sont en contact direct avec la population. Ils savent que ce problème, ou cet enjeu d’appropriation, de communication, de compréhension, de résistance ou d’engagement est complexe, mais ils sont au contact. Donc, pour eux, avoir de la sociologie dès le départ, ce n’est pas aberrant du tout, c’est normal. Ce n’était pas le cas partout, mais là, ça change… Ce qui me fait dire que je travaille encore plus qu’avant !

LVSL : Et si un candidat à la Présidentielle vous donnait carte blanche pour l’élaboration de son programme en matière d’écologie, que pourriez-vous lui préconiser, en tant que sociologue ?

SL : Là-dessus, je reviens un peu à mes grands constats de tout à l’heure. C’est à dire que oui, il faut faire de la sensibilisation et de la « conscientisation », comme on dit au Québec. Il faut faire comprendre d’une manière aussi simple que sérieuse possible, les impacts du changement climatique et les interactions complexes, en faisant la part des choses entre adaptation et atténuation – il ne faut pas qu’il y ait des confusions à ce propos. L’adaptation, ce sont les efforts que l’on fait pour se préparer aux futurs impacts du changement climatique – futur pas très éloigné d’ailleurs… Je ne dit pas « futur dans 30 ans » : si l’on veut être prêt pour ce qui se passera en 2050, il faut commencer à y penser bientôt. L’atténuation, ce sont tous les efforts que l’on fait pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre : plus on fait ces efforts là, moins on aura besoin de s’adapter.

Le constat est que maintenant, malheureusement, on continue de trop émettre. Il faut donc sérieusement commencer à s’attaquer à l’adaptation.

L’autre enjeu qui est souvent confondu dans les études, dans les discours des politiques et dans la population, c’est l’enjeu qualité de l’air, pollution et changement climatique. Et parfois les trois sont utilisés de manière interchangeable dans la même phrase, sauf que, chimiquement, ça n’est pas la même chose, et en terme de pratique ça ne renvoie pas du tout aux mêmes secteurs de la vie quotidienne. Donc ce sont trois choses qu’il faut absolument distinguer, ne jamais parler de ces trois choses-là dans le même discours ou dans la même phrase.

C’est une première recommandation, vraiment bien distinguer, pour être sûr que le message soit vraiment bien entendu correctement sur chaque point. Ça, c’est une première chose.

Deuxième chose, la sensibilisation. C’est important d’en faire, ça permet aux gens de comprendre. Mais si on fait l’erreur de penser que la sensibilisation, en soi, amène à des changements de pratiques, à des changements de mode de vie, on se trompe, et on se trompe tellement que l’on peut produire des effets qui font que, 5 ans plus tard, on se demande pourquoi il n’y a pas eu de changement… C’est parce que ce n’est pas comme ça que ça fonctionne, ce n’est pas compliqué : une fois que l’on a fait une campagne de sensibilisation, il faut dire « comment fait-on l’accompagnement ? ».

Et enfin, il y a une grosse partie des politiques publiques, en France – il y a des débats, il y a des controverses, ce n’est pas le problème – mais  il y a de grosses parties des politiques nationales et territoriales en France qui visent justement à faire cet accompagnement.

On revient à la taxe carbone… La taxe carbone dans son objectif, dans son esprit, c’est sensé prendre de l’argent sur des énergies fossiles qui contribuent au changement climatique, et ensuite on est sensé l’utiliser pour faire des rénovations énergétiques, pour baisser la facture, pour améliorer le confort, pour développer de nouvelles technologies, pour améliorer le parc automobile, etc… Ça, c’est l’objectif qui était visé. Sauf que dans la présentation à la population, on se retrouve face à des représentations sociales et des réactions-réflexe psychologiques quasi-innées, dès qu’on entend le mot « taxe », on dit non. Quelle que soit la quantité d’explications et de justifications qu’on peut faire après, le mot taxe fait NON. Et donc ça, c’est un problème. Même si l’idée est bonne derrière, il faut penser à d’autres manières de faire. Il y en a d’autres ! L’aide financière pour la rénovation des bâtiments… Le problème particulier en France, c’est qu’il y a eu quelques études de faites sur les copropriétés, et l’on s’aperçoit qu’il y a pas mal de copropriétés qui arrivent à la décision de ne pas faire de travaux avant même de savoir combien ça leur coûte. Ils n’ont même pas le temps de faire un bilan économique sur le retour sur investissement, « c’est trop compliqué » ; et puis il y a des propriétaires qui ne sont pas dans le même bâtiment, ils n’en ont rien à faire, ça ne leur rapporte rien, donc ils disent non ; les locataires ne savent pas s’ils vont être là dans 5 ans ; les gens qui ont déjà un enfant et qui veulent en avoir un deuxième vont probablement déménager… On accumule tous ces facteurs sociologiques différents pour arriver au fait qu’il y a environ la moitié du nombre de rénovations prévues en France qui sont effectivement menées.

LVSL : Travaillez-vous au quotidien avec d’autres chercheurs, des spécialistes de disciplines différentes ? Comment travaillez-vous ensemble, concrètement ?

SL : Presque toujours… Parfois facilement, et des fois difficilement ! J’ai beaucoup travaillé avec des ingénieurs de l’énergie, des économistes de l’énergie aussi ; je travaille aussi parfois avec des sciences nature, etc, et c’est intéressant. Ce que je remarque c’est que les sciences humaines et sociales vont rarement rechercher les économistes, les technos, les ingénieurs, alors que eux viennent nous chercher. Je pense qu’en général, en sciences humaines et sociales, on est peut-être un peu moins ouverts aux autres, ou peut-être que l’on a peur de leurs compétences, je ne sais pas. Mais de toute façon, quand on travaille sur le climat/énergie, je ne vois pas comment on peut travailler autrement qu’en multi-disciplinaire… Lorsque ce sont des questions hyper-ciblées, avec des petites enquêtes ciblées, un sociologue doit suffire. Mais quand on commence à parler de plus gros projets, de recherches (par exemple sur l’urbanisme), si l’on n’a pas un économiste, un urbaniste ou un architecte, on ne peut pas tout comprendre, c’est impossible. Donc, on rate des choses.

Le travail avec certains est assez facile parce qu’ils ont l’habitude de travailler avec un sociologue, et moi, j’ai l’habitude de travailler avec eux aussi. On voit bien les limites de chacune de nos disciplines et on se titille un peu sur les limites de l’autre… Ça c’est plutôt rigolo, c’est fait dans la bonne humeur, mais on se nourrit mutuellement, aussi. Depuis quelques années je suis moins ignorant sur les questions d’économie par exemple. Je ne peux pas faire une analyse économique ! Mais je peux mieux la prendre en compte quand je fais des analyses de sociologie. Donc c’est une première chose.

Parfois, sur le travail effectif d’écrire un rapport ensemble ou de rédiger une analyse, les aller-retours sont plus compliqués que ce qui peut paraître. Par exemple, une équipe d’économistes avec qui je travaille pas mal parle de « régime économique ». En sciences politiques, on travaille aussi avec la notion de régimes internationaux, et au bout de 3-4 ans, on s’est aperçus qu’en fait, on ne voulait pas dire la même chose… Donc nous avons organisé une petite conférence, afin de voir comment les deux disciplines voient la théorie des régimes. Ce sont des pièges de notions, avec un même mot qui renvoie à des notions différentes; c’est une chose de laquelle j’ai beaucoup appris.

L’autre chose que j’ai apprise, c’est que lorsque l’on travaille avec une discipline un peu nouvelle, avec des interactions un peu nouvelles, il faut prendre le temps, avant de commencer le projet de recherche ou l’écriture, de s’asseoir pendant quelques heures et de se parler mutuellement de comment on aborde la chose, qu’est-ce qui nous intéresse, le type de questions que l’on pose ; et ensuite on peut commencer à faire une méthodologie qui peut être un peu transversale. Mais si l’on n’a pas cette discussion-là avant, on perd quatre fois plus de temps, plus tard, quand on est en plein milieu du travail.

LVSL : Etes-vous plutôt optimiste ou pessimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

SL : Les deux. Je suis désolé, je ne peux pas vous donner une réponse binaire là-dessus…

Quand je regarde où l’on en était en 2003-2005, quand j’ai commencé à travailler là-dessus, franchement, on pataugeait… il n’y avait pas d’évaluation, pas de retour sur expérience. Quand on regarde seulement le cheminement depuis 10 ans, le progrès qu’on a fait est énorme. Ce n’est peut-être pas si rapide pour l’urgence climatique, mais quand on considère où on en était, et où on en est maintenant, en termes de politiques publiques, en termes de compréhension, c’est vraiment un gros effort, une grosse amélioration. Donc à ce propos je suis optimisme !

Le pessimisme vient de ce que chaque fois que le G.I.E.C. sort, encore une fois, un de ses rapports principal ou annuel sur des thématiques spécifiques, les nouvelles sont chaque fois moins bonnes que l’année précédente ! Et donc, l’urgence climatique est encore de plus en plus pressante : c’est ici que je ressens un peu de pessimisme. Malgré le fait que nous avançons beaucoup plus vite qu’avant, que nous comprenons tellement plus de choses, nous n’arrivons à aller assez vite. Et pour aller assez vite, que faudra t’il faire ? Réalisé une rupture technologique énorme, une rupture sociétale, une rupture civilisationnelle ou culturelle ? C’est trop… Sauf que, si on ne le fait pas, à un moment donné, on va peut-être se retrouver avec un gros bordel, comme on dit. On va donc se retrouver avec une rupture, mais une rupture forcée plutôt qu’une rupture planifiée. Une rupture forcée va toujours être plus violente qu’une rupture planifiée.

C’est ce qui m’inquiète le plus. Je dirai que ma génération (au-dessus de 50 ans), va avoir le temps de voir des choses pendant 25 ans. Mais mon fils, lui, va vivre dedans pendant au moins 40% de sa vie. Voilà un de mes moteurs.

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

 

7. Le neuroscientifique : Thibaud Griessinger | Les Armes de la Transition

Thibaud Griessinger est docteur en neurosciences et chercheur indépendant en sciences comportementales appliquées aux questions de transition écologique. Il a récemment fondé un groupe de recherche qui s’est donné pour mission de remettre par la recherche et le conseil, la composante humaine au centre de la problématique écologique. Il travaille avec le ministère de la Transition écologique, ainsi que des villes et collectivités. Thibaud Griessinger nous éclaire sur le potentiel des sciences cognitives à guider le développement de stratégies de transitions écologiques plus adaptées aux citoyens.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL – À quoi sert un neuroscientifique dans le champ de la transition écologique ? Pourquoi avez-vous choisi cette voie-là plutôt qu’une autre ?

Thibaud Griessinger – J’ai un doctorat en neurosciences cognitives, mais le champ dans lequel je me place actuellement c’est celui des sciences cognitives. On peut dire que c’est un programme de recherches qui a pour but de naturaliser l’esprit humain, et qui regroupe toutes sortes de disciplines comme la psychologie, l’anthropologie, la robotique, etc. auxquelles les neurosciences contribuent activement.

Ce programme de recherches a pour but d’améliorer la connaissance de notre cognition, de comprendre les substrats biologiques qui mènent à des mécanismes cognitifs, et comment ces mécanismes vont pouvoir générer nos comportements, et in fine façonner notre organisation collective.

Ce qui est au cœur de ces recherches, c’est de croiser les approches et les disciplines. Par exemple, mon doctorat en neurosciences – on s’intéresse aux interactions sociales, comment on décide, ce qu’on apprend avec et sur autrui – était en interaction avec les neurosciences computationnelles, l’économie comportementale et la psychologie sociale. Donc, au sein de mon doctorat ou de mes études, dans le champ des sciences cognitives, on croise déjà toutes ces disciplines et ces approches.

Durant ces dernières années, il nous a paru évident que les connaissances qu’on avait sur le comportement, sur la manière dont on fonctionne, pouvaient apporter quelque chose sur des problématiques sociétales, au même titre que tout un tas d’autres disciplines. On le voit actuellement sur la question de l’éducation, où les sciences cognitives – entre autres – peuvent apporter des outils pédagogiques aux enseignants.

De la même manière, je suis concerné depuis quelques années par la question écologique, et on pensait qu’il était possible de faire un pont entre ces domaines de recherches et la question écologique, d’amener ces connaissances sur le comportement pour essayer de mieux penser à cette question de la transition, du changement de nos comportements.

LVSL – En quoi consiste votre activité ? Quelle est votre méthode de travail et à quoi ressemble une de vos journées types ?

TG – J’ai deux casquettes. La première, c’est d’être chercheur-consultant en sciences comportementales, et mon métier c’est d’accompagner la prise de décisions ou les actions écologistes d’acteurs de terrain, notamment de décideurs publics (économie circulaire, réparabilité, recyclage, covoiturage, etc.). Les missions vont vraiment dépendre des comportements que les décideurs publics souhaitent accompagner pour le citoyen. Mon rôle est d’essayer de leur donner des clefs de lecture sur ces comportements, d’essayer de poser un diagnostic un peu fin sur les freins comportementaux potentiels… Par exemple, pour le covoiturage, il y a tout un tas de freins qui peuvent dissuader les individus de faire du covoiturage : le confort, les habitudes, etc.

Ma deuxième casquette, c’est celle de chercheur indépendant. Il y a quelques mois, on a monté un groupe de recherche indépendant, avec une dizaine de jeunes chercheurs, qui a pour but de générer de nouvelles connaissances sur la nature des freins et des leviers qui vont conditionner différents types d’actions écologistes.

Notre but est de créer un pont entre la recherche académique et les actions de terrain. Le but de ce groupe de recherche qui s’appelle ACTE Lab – ACTE pour Approche comportementale de la transition écologique – c’est vraiment de créer une passerelle entre ce que l’on sait sur les comportements et comment ils peuvent être pris en compte dans les différentes actions, que ce soit de la sensibilisation ou de l’accompagnement de politiques publiques.

Dans ce groupe de recherche là, on a principalement trois volets d’actions qui concernent la recherche :

1 – Essayer de synthétiser les connaissances qu’on a sur les comportements dans la recherche fondamentale, et voir quelles hypothèses peuvent se poser, en termes de freins ou de leviers comportementaux sur le terrain.

2 – Faire le mouvement inverse : essayer de comprendre quels problèmes rencontrent les acteurs de terrain, essayer avec eux de coconstruire des projets de recherches-actions, d’accompagnement, et d’essayer en contrepartie d’avoir une information sur la nature des facteurs qui vont conditionner ou peut-être freiner, la question de la transition écologique.

3 – Organiser des séminaires, des colloques, de manière à acculturer le monde de la recherche académique et le monde des acteurs de terrain.

Thibaud Griessinger © Clément Tissot

LVSL – Quel est votre objectif ?

TG – Mon objectif est d’essayer de créer un espace entre le domaine de la science et la société, et de faire en sorte qu’il y ait une plus grande perméabilité entre ces deux sphères-là ; que la science contribue à des problématiques aussi sur des questions écologiques, mais également que les citoyens se sentent engagés dans les questions scientifiques ou soient générateurs de connaissances. Qu’il y ait un échange de savoir, ça, c’est mon objectif.

Une chose qui m’anime énormément : essayer de montrer qu’on peut mettre ces connaissances sur les mécanismes cognitifs à disposition du bien commun, et non de nous manipuler. Parce qu’ignorer ces contraintes-là, quelque part, ignorer la matière humaine, c’est faire des plans qui sont irréalisables ou inadaptés.

LVSL – Pourriez-vous nous livrer trois certitudes que vous vous êtes forgées, ou trois concepts que vous avez développés au fil de vos travaux ?

TG –  La première est qu’on a une perception, une compréhension du monde qui est assez partiale. Notre attention, nos capacités de traitement de l’information sont limitées, et notre cognition repose beaucoup sur des principes qu’on appelle « d’inférence » : la capacité de pouvoir extrapoler à partir de nos connaissances sur les données manquantes, pour pouvoir justement naviguer dans ce monde-là qui est incertain, du point de vue du cerveau. En plus de ce principe d’inférence, on va avoir des petites règles simples, des heuristiques, qu’on va mettre en place, pour pouvoir avoir des comportements qui seront peut-être approximatifs, mais vont fonctionner la plupart du temps, malgré le fait que l’on ne puisse pas tout voir et que l’on n’est pas omniscient.

La conséquence de ça, c’est que beaucoup de notre perception du monde est teintée de nos croyances, de notre expérience, des interactions sociales qui nous ont forgés. Donc quand on parle de la transition écologique, les connaissances qu’on peut avoir vont contraindre notre appréhension de cette problématique-là et, a fortiori, nos comportements.

On a cette propension à combler cette vision lacunaire du monde par ce que l’on pense, par nos opinions, et ça montre la nécessité des actions de sensibilisation. Tous ces acteurs de terrain qui font la sensibilisation, qui font la pédagogie sont nécessaires à faire en sorte qu’on parte sur un socle commun de croyances ou de convictions pour nous diriger dans la même direction.

Une deuxième conviction, ou plutôt propriété qu’on peut souligner sur la cognition c’est le fait qu’on a très peu conscience de nos propres comportements. On a un accès limité à ce qui dirige nos comportements, pour des raisons assez simples. L’une d’elles, c’est qu’on est conduit par énormément d’automatismes, d’habitudes, et ces automatismes-là sont assez efficaces, puisqu’ils nous permettent de pouvoir automatiser différents comportements. Si vous êtes venu ici, vous n’êtes pas forcément conscient du chemin que vous avez pris, en revanche, ça vous a peut-être permis, en parallèle, d’être sur votre téléphone, de parler à quelqu’un, de faire attention au paysage, etc. Ces automatismes-là sont, quelque part, nécessaires pour qu’on puisse appréhender le monde, sans devoir développer une énergie folle à être en contrôle permanent de ce qu’on fait.

Le pendant de cela, c’est qu’on a un contrôle sur nos actions qui est très limité. Déjà, on n’a pas le contrôle que de ce dont on est conscient, et en plus, une fois qu’on est conscient d’une habitude qu’on voudrait changer, il y a énormément d’inertie comportementale qui nous empêche de pouvoir changer ces habitudes. Encore une fois, que ce soit difficile, c’est un avantage. Si on pouvait changer extrêmement facilement nos comportements, on serait extrêmement fluide et on aurait une difficulté à appréhender le monde de manière certaine. Il en va de même pour la première propriété, c’est-à-dire que d’avoir des connaissances, ou des croyances, ou des opinions sur le monde, le fait qu’elles ne changent pas si facilement que ça, ça nous permet de partir avec des représentations, des certitudes, avec une vision stable du monde.

Il y a donc énormément de barrières aux changements, ce qui a conduit à ce concept de intention action gap, cette idée qu’entre l’intention et l’action, il y a un monde, et ce fossé va être difficile à combler.

Nos habitudes peuvent être changées, mais pour cela, il faut que les comportements qu’on va mettre en place soient relativement facilement accessibles et qu’on y voit un intérêt. Souvent, il faut qu’il y ait une récompense, un plaisir associé.

En ce qui concerne toutes les questions de changements de comportement par rapport à la transition, on voit qu’il y a tout un tas de comportements qui sont bénéfiques pour l’écologique qui sont soit inconfortable, soit perçues comme étant moins plaisantes. Il y a cet aspect du confort qu’il est important de prendre en compte.

Je me permets une petite digression, mais la société dans laquelle on est, notre société moderne, a quand même la propriété de s’adapter à nos comportements, plutôt que l’inverse, de manière à servir notre confort, notre plaisir ; on peut être livré en nourriture extrêmement rapidement, on a des paiements facilités, etc. Dans un environnement qui s’adapte à nos comportements, à notre plaisir immédiat, et c’est encore plus difficile de pouvoir mettre en place de nouvelles habitudes et changer vraiment de mode de vie.

Troisième point : les interactions sociales sont au cœur de notre psychologie et de notre individualité, on a une grande tendance à imiter les autres, donc à suivre des comportements collectifs, et même à suivre des normes sociales. La norme sociale, ce sont des règles implicites qu’on va suivre, sans avoir conscience de pourquoi elles sont là ; le fait de mettre une veste de costume, par exemple, c’est une norme sociale. C’est une fonction sociale, mais on n’a pas forcément conscience de ce qu’il y a derrière. Or, pour la transition, il y a un grand enjeu, ce que certains appellent changer de récit, ou en tout cas de « changer de culture », qui est de mettre en place de nouvelles normes sociales vertueuses d’un point de vue écologique.

Pour ce qui est de la capacité d’imitation, on a tendance à côtoyer des personnes qui vont partager nos croyances, nos opinions, les mêmes centres d’intérêt, donc se réunir autour des mêmes centres d’intérêt. Il va y avoir ces bulles sociales, qui précédaient Internet, qui vont apparaître et empêcher les comportements de passer d’une bulle à l’autre, ou qui vont contraindre des types de changements à une certaine partie de la population, à certains groupes sociaux, etc.

Ces propriétés cognitives là sont des propriétés générales, des grandes conclusions issues de résultats qui sont issus du domaine de la recherche académique, et qui peuvent poser des bases pour réfléchir à comment ces différentes propriétés vont impacter la transition sur le terrain. En revanche, il y a une autre propriété : l’importance des différentes propriétés citées va changer en fonction du contexte, du groupe auquel on appartient, etc. Il est donc important de sortir de la généralité et essayer de voir comment dans les territoires, dans certaines parties de la population, ces différentes propriétés vont s’exprimer et vont conduire, ou impacter, la transition écologique.

Quand on parle de transport, par exemple, les barrières ou les contraintes psychologiques vont être bien différentes que sur les questions de sobriété énergétique, ou des questions de consommation, etc. Il y a une nécessité de comprendre de quoi on parle, et qui est concerné par ces différents comportements, donc c’est un peu dans cet esprit-là que ACTE Lab se place : essayer de faire un travail sur chaque territoire, ou en tout cas, sur chaque spécificité, pour bien comprendre comment ces connaissances un peu générales de nous-mêmes peuvent s’articuler et aider à optimiser les actions écologiques.

LVSL- Concrètement, pourriez-vous nous donner des exemples de traduction de ce que vous venez de dire en politique publique ?

TG – Ces traductions-là ont été initiées dans plusieurs pays il y a une dizaine d’années, notamment en Angleterre : on retrouve des unités gouvernementales, ou privées, mais qui vont travailler pour la puissance publique, qui ont pour but d’adapter l’action publique aux comportements des citoyens pour éviter qu’elles soient hors-sol, décorrélées des vraies problématiques de terrain qu’on peut observer. Quand il s’agit de mettre en place des actions publiques pour essayer d’épauler les citoyens pour utiliser les moyens de transport en commun, par exemple, il est nécessaire de s’assurer qu’ils ont déjà accès à ces moyens de transports, et si c’est le cas, qu’est-ce qui les empêche d’opérer ce transfert-là s’ils ont l’intention d’opérer ces transferts, et qu’ils comprennent bien les enjeux qu’il y a à l’intérieur de ces transferts.

Donc, dans cette ligne-là, il y a tout un tas d’acteurs en France, et notamment je pense à l’équipe de la Direction interministérielle de la transformation publique, au gouvernement, où ils ont une équipe sciences comportementales qui essaye de faire rentrer ces sciences et ces approches dans les questions de politique publique.

J’ai rédigé un rapport pour la DITP il n’y a pas longtemps, qui reprend ce que ces sciences du comportement peuvent apporter aux politiques publiques, d’un point de vue théorique, mais également en citant tout un tas d’exemples sur des questions de transition écologique. Par exemple, le fait de prendre en compte quels sont les freins au gaspillage alimentaire, initié en Angleterre. L’idée, c’était d’essayer de jouer notamment sur l’information, faire en sorte que les citoyens, qui se retrouvent en situation de gaspiller énormément de nourriture et à produire un certain nombre de déchets soient au courant que des dispositifs de tri sont mis en place, et ensuite que ces dispositifs soient rendus saillants, de telle manière que ça pousse à l’action. Et donc, en jouant sur une information saillante, sa compréhension, sur l’accessibilité, sur toutes sortes de leviers qui sont dans l’environnement des citoyens, il est possible de conduire à pouvoir mieux gérer leurs déchets.

Cette approche a été initiée au départ par ce concept du nudge il y a une dizaine d’années : C’était l’idée qu’il était possible, en changeant l’environnement de choix ou les options qui étaient données aux différents individus, d’orienter leurs choix. Donc, si eux appelaient ça le paternalisme libertaire, cette idée qu’en changeant la disposition des différents aliments dans des cantines scolaires, par exemple, il était possible de conduire les élèves, en l’occurrence, à consommer plus ou moins d’aliments gras, salés ou sucrés. Ils en sont venus à l’idée que ça pourrait être un outil pour les politiques publiques, faire en sorte de changer l’architecture du choix, pour conduire les citoyens à des comportements plus écologiques.

À cela, il y a des limites éthiques évidentes : lorsqu’on a bien conscience des comportements, des barrières, des limites à ces différents comportements-là, une manière de pousser ou de faciliter le passage de l’intention à l’action chez ces citoyens c’est de jouer avec cette architecture du choix.

Ce que j’essaie de pousser un maximum, c’est de remettre ce nudge dans la perspective de l’approche scientifique. Le nudge n’est pas une solution magique qui peut permettre de pousser les citoyens à des comportements plus écologiques. C’est un outil parmi d’autres, et cet outil-là doit être entraîné dans un processus de décision ou de conception d’actions publiques qu’on va appeler « evidence based ». C’est un anglicisme qui a pour but d’exprimer le fait qu’il faut s’ancrer dans une connaissance du terrain, et dans des données autant que faire se peut. Cette approche d’evidence base a pour règle de, déjà, bien comprendre quels sont ces freins au comportement : est-ce l’accès à l’information ? Est-ce l’accessibilité à ces différentes options ? Est-ce que les citoyens n’ont pas conscience d’avoir cette chose-là à disposition ? Y a-t-il, autour d’eux, une norme sociale qui les pousse dans la direction opposée au recyclage ? Etc.

Thibaud Griessinger © Clément Tissot

Une fois qu’on a ces barrières bien en tête, on peut commencer à imaginer quels pourraient être les moyens d’actions publiques qui vont guider ces citoyens vers des comportements qui soient plus écologiques. Et ensuite, une fois qu’on l’a fait, on voir si ces différentes actions ont un quelconque effet sur les comportements qu’on essaie de guider, et si c’est le cas, essayer de regarder si, dans le temps, ça se tient. Ce n’est pas du tout dit que, parce qu’on met des poubelles de tri de différentes couleurs, les citoyens vont trier, et qu’en plus, ils vont maintenir leur niveau de tri dans le temps. Donc il y a une espèce de mécanisme à comprendre comment cette action évolue, est-ce qu’elle s’érode dans le temps, et d’essayer un maximum, si jamais ces résultats ne sont pas à la hauteur de ce qu’on attend, de raffiner ces actions, d’essayer de comprendre pourquoi elles n’ont pas marché.

LVSL – Quelle devrait être la place de votre discipline dans la planification de la transition ? À quel moment doit-elle intervenir par rapport à la décision ? Avez-vous déjà pensé à une structure qui pourrait faciliter cela ?

TG – Beaucoup des stratégies ou des préconisations qui sont faites en termes de transition écologique (qu’on parle d’économie circulaire, qu’on parle de rénovation thermique, ou même de circuit court, etc.) sont des stratégies ou des planifications très techniques. Simplement, à l’approche purement technique de cette transition, je vois au moins deux limites :

Premièrement, lorsqu’on imagine un monde dans lequel notre confort est préservé, où notre manière d’agir, nos plaisirs sont préservés, l’aspect technique propose de remplacer chacun de ces rouages par des alternatives qui sont écologiques, décarbonées (énergies renouvelables, etc.). Or il y a déjà un coût à ce remplacement, il y a un coût à la production de ces systèmes alternatifs, et il y a un coût à ce remplacement-là. Ce que négaWatt préconise, c’est d’attaquer la question d’abord par la sobriété, ensuite par l’optimisation de nos systèmes énergétiques, et ensuite, à la fin, par la question des alternatives techniques. Et la question de la sobriété, c’est déjà de diminuer notre consommation énergétique, en tant qu’individu, en tant que collectivité, en tant que société. Et pour diminuer cette consommation énergétique, on voit qu’il y a une dimension comportementale extrêmement forte.

Une deuxième limite à cette approche purement technique, c’est qu’on voit bien que la technique ne fait pas l’usage. Il y a ce qu’on appelle « l’effet rebond négatif », ou des optimisations techniques ou technologiques : par exemple, créer des voitures qui consomment de moins en moins d’énergie fossile. Sachant que ces véhicules consomment moins de carburant, et que ça revient moins cher, il va y avoir un usage accru de ces véhicules-là, de telle manière à ce que la résultante soit au moins pas aussi efficace que ces innovations techniques espérait qu’elle le soit. Donc entre la mise en place d’alternatives techniques et l’usage qu’on en fait, il y a quand même un monde, et je pense que la question de comprendre les comportements est primordiale. Donc, ces clefs qu’on peut fournir, elles nous permettent également de sortir de tout un tas d’impasses quand il s’agit de penser, de planifier la transition.

Il y a tout un tas de biais dont les décideurs sont porteurs, donc là, les sciences du comportement peuvent également apporter des réponses, pas simplement en termes de transition sur le terrain, mais également en termes de planification..

Il y a un point que je n’ai pas mentionné, mais qui est quand même assez crucial, c’est la question de la résilience. Parce qu’on a émis une quantité déjà conséquente de carbone dans l’atmosphère, pour faire en sorte que les conséquences du réchauffement climatique vont venir. Elles sont déjà là. Donc, même si on avait une approche décarbonée dans la semaine qui suit, il y a une inertie climatique extrêmement forte qui va nous conduire à des changements environnementaux, et donc sociétaux, assez importants. Donc les sciences du comportement ont également un rôle à jouer pour penser les questions de résilience : résilience des territoires, résiliences des communautés, etc. C’est quelque chose qu’on essaie d’explorer.

Une structure qui serait indépendante, qui se place au carrefour de ces différents points d’action, des différents acteurs de la transition, me paraît non seulement pertinente, mais nécessaire à développer pour essayer d’accompagner cette transition au mieux. C’est ce qu’on essaie de pousser avec le ACTE Lab notamment.

LVSL – Si un candidat à la présidentielle vous donnait carte blanche pour l’élaboration de son programme en matière de transition écologique, que pourriez-vous proposer, concrètement, dans le cadre de votre spécialité ?

TG – C’est une question assez difficile ! Premièrement, je ne pense pas qu’on puisse concevoir un programme écologique en marge d’un programme politique, c’est-à-dire que la question écologique doit être transversale. On le voit bien quand on prend le regard des sciences du comportement : qu’on parle de transport, de consommation, de confort ou de système économique, toutes ces composantes-là, tous ces rouages de modes de vies et d’organisation, de faire société, jouent un rôle crucial dans la question écologique. Donc, cette approche transversale me semble inévitable et souhaitable.

Quelque chose qui me paraît assez évident, c’est la nécessité d’établir des priorités. Quelles sont les priorités si l’objectif est de décarboner notre mode d’organisation ?  Qu’est-ce qui est le plus émetteur de carbone ? Et de s’attaquer à ces questions. Ces priorités, ce n’est pas à moi de les donner, certains le font assez bien. Il y a le bureau d’études B&L Evolution, qui a sorti un rapport il n’y a pas longtemps, sur quelles pourraient être, justement, ces différentes priorités à l’échelle de la France pour pouvoir rester sous le seuil des 1,5°C. Mais les priorités ne donnent aucun indice sur la faisabilité. C’est là qu’il est important de prendre en compte la dimension comportementale. Si on établit comme priorité de réduire drastiquement le nombre de vols par avion, par exemple, comme eux le préconisent, est-ce que c’est faisable ? Si c’est faisable, quelles sont les conséquences en termes de confort, en termes de sacrifice pour les citoyens, et pour quels citoyens ? Le rôle, peut-être, de ces sciences-là, c’est de comprendre, à partir des priorités, ce qui est le plus faisable pour essayer d’organiser un plan de transition qui soit efficace, sur les dix ou quinze années à venir, pour réduire de 50% nos émissions de carbone comme il est préconisé.

Une fois qu’on a cette faisabilité en tête, je pense qu’il assez important de recentrer cette transition-là au niveau des territoires, parce que les personnes qui habitent les territoires connaissent le terrain, savent exactement ce qui est faisable et comment c’est faisable ; elles sont aussi porteuses d’initiatives et d’innovation, que ce soit en termes d’organisation citoyenne ou en termes d’entrepreneuriat, et il est nécessaire de redonner ce qu’on appelle de l’agentivité, redonner un pouvoir d’action aux individus sur leur destin, ou en tout cas, sur cette transition. Imposer par la force des préconisations, c’est une très mauvaise manière, je pense, de les faire accepter.

Une autre composante que, peut-être, les sciences du comportement nous dictent, c’est qu’on a une forte aversion pour l’iniquité. C’est quelque chose qu’on partage avec d’autres primates, et ça a pour conséquence que, si on doit réfléchir à des politiques de transition écologique au sein des territoires, il est nécessaire de penser à ce que cet effort collectif soit bien réparti. C’est-à-dire qu’en fonction de l’impact carbone ou biodiversité que l’on a, il faut qu’on ait un rôle plus fort ou en tout cas, un sacrifice doit être fait de manière plus forte. Si tout le poids repose sur des personnes qui n’ont que très peu d’impact sur ces émissions de carbone, il va y avoir un sentiment d’injustice, qui sera justifié du point de vue de l’efficacité, et du point de vue de la perception de la justice. C’est l’idée qu’on y a tous ensemble, ou on n’y va pas. Et ce tous ensemble, c’est cette perception de la justice sociale, etc.

Un point que j’évoquais plus tôt, c’est celui de la résilience : anticiper les changements à venir dans ces territoires. Il faut penser à comment ces territoires vont évoluer dans les prochaines années, sachant la fréquence d’événements météorologiques, sachant les conséquences qu’on peut attendre du changement climatique, de penser à quel vont être les impacts sur les territoires, d’anticiper ces changements, et de prendre en compte cette anticipation dans la question de la transition. Parce que si on prévoit une transition pour les territoires dans l’état actuel des choses, en 2019, mais qu’on ne pense pas l’évolution de ces territoires sur les années à venir, on va se retrouver avec un décalage entre les deux, donc c’est important de l’anticiper ; et il est possible d’anticiper les conséquences écologiques du réchauffement climatique et les conséquences sur ces populations.

Un point peut-être assez trivial, c’est la question de l’éducation. On parlait de pédagogie un peu plus tôt, mais sachant que le réchauffement climatique, la crise de la biodiversité, ont des conséquences sur notre environnement, il faut qu’on soit à même d’équiper nos citoyens avec une capacité de s’adapter au changement. De pouvoir penser un monde en changement, c’est assez primordial. Donc, axer l’éducation sur un autre rapport à la nature. Penser un autre rapport avec la nature, c’est se penser en tant qu’humain, comme inclus dans un écosystème qui influe sur tout un tas d’autres espèces et tout un tas d’autres composantes.

LVSL – Êtes-vous en lien avec des spécialistes, de spécialités différentes ? Si oui, comment travaillez-vous ensemble ?

TG – On est en lien avec des spécialistes de différentes disciplines, à plusieurs niveaux. Au niveau du ACTE Lab, parce que dans les sciences cognitives, il y a tout un tas de disciplines qui sont partie prenante : anthropologie, psychologie, neurosciences et même robotique, donc l’équipe en tant que telle est transdisciplinaire. Ensuite, on interagit également avec d’autres niveaux du comportement : on échange avec des sociologues, des écologues, des designers… Sur le terrain, on est en interaction avec des personnes qui sont porteuses d’expertise, pas d’expertise académique ni scientifique, mais qui sont porteuses de savoir empirique – associations de citoyens, décideurs, entrepreneurs, etc.

Notre approche du comportement est tellement transversale qu’on est forcé d’être en interaction permanente avec ces différentes disciplines. Et d’un point de vue de sensibilisation aussi, c’est important pour nous d’échanger avec des ingénieurs, d’échanger avec des personnes qui ont une bonne connaissance de ces problématiques climatiques, énergétiques, de biodiversité, parce qu’une fois qu’on dit qu’il faut changer les comportements, la question est : Quels comportements ? Et vers quoi ?

LVSL – Êtes-vous optimiste ou pessimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

TG – Je ne pose pas forcément la chose en termes d’optimisme ou de pessimisme. Ce que je vois, c’est qu’en tant qu’humains, on a une capacité de changement, que ce soit à titre individuel, mais aussi collectif, d’organisation etc. Ces structures politiques et économiques sont le produit de l’humain, quelque part… Donc on a une capacité d’étendre notre cognition individuelle pour faire société, faire groupe, qui est assez impressionnante. De ce point de vue, on a clairement les outils pour aborder ce type de problème.

Une des manières qu’on a de regarder les comportements, c’est à partir de ses limites, c’est d’identifier les biais qui rendent difficile la perception du changement climatique, des biais qui nous empêchent d’agir, de changer nos croyances, de changer nos comportements. Ces biais, bien sûr, existent, mais ils sont aussi le reflet de limites humaines, mais aussi le reflet de potentiels : c’est-à-dire que ce ne sont des biais que si on considère que nous ne sommes pas optimaux à opérer certains changements. Donc, si on pose ce regard-là, plus positif, sur l’humain, on a énormément de possibilités de changement, d’adaptation, et on est, quelque part, les maîtres de notre navire…

Donc, optimiste ? Ça va totalement dépendre de notre capacité en tant qu’humains, en tant qu’organisation, en tant que société, à utiliser ces différents leviers, ces différentes cordes sur lesquelles on peut tirer, pour faire tourner le bateau. J’ai tendance à dire qu’on le peut. Le fera-t-on ? Ça dépend vraiment de nous, et on essaie de contribuer, par nos disciplines, à justement participer à cette transition.

 

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

 

La Marche du siècle, et après ?

Samedi 16 mars, 350 000 personnes se sont rassemblées en France dans 225 villes, dont 107 000 à Paris pour la Marche du Siècle. Cette marche tire son nom de la pétition L’Affaire du siècle, qui assigne l’État français en justice pour inaction climatique. Plus qu’une simple marche pour le climat, elle comprenait le cortège des gilets jaunes et se voulait un moment de convergence sur le thème de la justice sociale et environnementale. Une telle mobilisation ne sort pas du chapeau, elle est le fruit d’un travail d’organisation intense couplé d’un mouvement de sensibilisation principalement véhiculé par internet. Mais quelle suite donner à cet évènement ?


Le deuxième volet de cet article d’analyse est focalisé sur les perspectives post Marche du siècle pour le mouvement climat français. Le premier volet traite quant à lui du mouvement Friday For Future, initié par la jeune Suédoise Greta Thunberg.

Internet, vecteur principal de la montée en puissance de l’écologie radicale en France

Plus de 350 000 personnes se sont rassemblées dans 220 villes de l’Hexagone à l’occasion de la Marche du siècle, ce qui en fait la plus grande marche pour le climat jamais effectuée en France. Non seulement cela témoigne de l’augmentation du degré de conscience écologique, mais aussi du lien étroit entre justice climatique et justice sociale.

Comme expliqué dans la première partie de Où va le Mouvement Climat? , les corps intermédiaires que sont les médias classiques ne sont pas capables de conscientiser à grande échelle sur le thème de l’urgence climatique. La sphère internet est devenue le principal vecteur de la radicalité écologiste, et la France illustre parfaitement cette règle.

Depuis quelques années, la sphère internet est marquée par la multiplication de vidéos de conférences à succès. Des conférenciers du climat, qui utilisent principalement le canal YouTube pour proposer des formats longs, ont innové pour parler différemment d’écologie. Elles commencent généralement par l’énoncé très scientifique de l’ampleur du réchauffement climatique, son lien avec les énergies fossiles, notre dépendance à celles-ci… pour finir par montrer que selon les lois de la thermodynamique, on ne peut pas remplacer des énergies aussi concentrées par des alternatives renouvelables, donc que nous sommes en très mauvaise posture. Ces constats alarmistes provoquent en général à dessein la sidération, ce qui garantie leur viralité. Les pionniers du genre sont notamment Jean-Marc Jancovici et Pablo Servigne. C’est l’essor de la collapsologie, depuis grosso modo 2014 – 2015 pour les initiés (en marge de la COP21) et depuis 2017 pour le grand public. Cet essor est illustré par la multiplication des groupes Facebook dédiés et le succès littéraire récent de Pablo Servigne, qui s’impose comme figure principale de cette discipline.

Ces conférences YouTube ont souvent été un matériel de base qui a largement participé à former une génération très engagée, et notamment inspiré les youtubeurs du climat. Ces derniers ont fait exploser l’audience des thèses de l’écologie à travers des formats nouveaux, esthétiques et percutants. Alors que le youtubing politique avait été marqué par les innovations formelles des Youtubeurs d’extrême droite ayant notamment su bouleverser les codes par l’humour et la mise en scène d’une proximité avec la communauté (Alain Soral, Raptor Dissident…), l’innovation esthétique dans le domaine est désormais trustée par les vidéastes de l’écologie. Ils ont réussi à transformer des messages radicaux, sur la base de faits généralement peu optimistes, en format dynamique, énergique et généralement corrélé avec des mobilisations. L’essor de deux grandes chaines YouTube illustre cette tendance : Partager c’est Sympa, autour du vidéaste Vincent Verzat, et Et tout le monde s’en fout, autour de l’acteur Alex Lattuada.

Désormais, les formats longs sont de plus en plus délaissés au profit de formats courts. Les chaines qui proposent des formats pastille vidéo (Brut nature, Konbini, Loopsider…), particulièrement adaptés aux réseaux sociaux, surpassent d’ailleurs les youtubeurs écolos en termes de nombre de vues.

Une structure d’organisation collégiale dans un rapport de verticalité par rapport à la base du mouvement.

La Marche du siècle a sans doute trouvé dans les vidéos collectives des youtubeurs et personnalités engagées le canal de propagande le plus efficace pour massifier le mouvement. Ici, le parallèle est facile avec les gilets jaunes, qui se sont eux aussi appuyés sur la désintermédiation et qui se sont massifiés par Facebook. Cependant, une bonne communication ne suffit pas à réussir un moment comme la Marche du siècle. En coulisses, un énorme travail d’organisation, opéré minutieusement par des militants souvent déjà expérimentés, a rendu cette marche possible.

Ces militants le sont pour une bonne partie de longue date. Ils ont étés formés au sein de collectifs comme Alternatiba, ANV-COP21, Greenpeace, Les Amis de la Terre, etc. Quelques-uns sont passés par la politique, généralement par la gauche antilibérale ou chez les écologistes. Ces activistes se connaissent depuis longtemps et travaillent de concert. De bonnes relations interpersonnelles ainsi que des espaces communs de travail ont permis de surpasser le stade des guerres de chapelle dans la plupart des cas. Ensemble, ils forment ce que nous appellerons ici les cadres du mouvement climat. Ils ont été rejoints, avec l’essor du mouvement, par de nouvelles recrues qui ont pu s’intégrer rapidement, y compris à haut niveau. On observe également une surreprésentation féminine, et ce dans toutes les strates du mouvement, ainsi qu’une moyenne d’âge très basse. L’écrasante majorité des cadres et la grande majorité des activistes ont moins de 35 ans. Afin de gagner en efficacité organisationnelle et logistique, ils se sont regroupés pour louer un grand quartier général au cœur de Paris, la Base.

C’est depuis ce lieu que les cadres du mouvement climat planifient leurs actions, généralement de manière collégiale et sans liens avec la base du mouvement puisqu’il n’y a pas de structure qui le permet, à la différence d’un mouvement politique classique. Cela est logique, puisque mouvement climat n’a pas vocation à être un acteur de la politique partidaire traditionnelle. En revanche, cette dialectique entre cadres expérimentés qui décident de manière centralisée et masses qui exécutent est de la même nature que celle que l’on retrouve dans les grands mouvements politiques actuels, comme la France insoumise ou La République En Marche. À ce titre, et avec le recul de ces expériences, il est possible de pointer quelques similitudes.

Comme dans toute structure de ce genre, il y a un risque latent de bureaucratisation du mouvement. Une bureaucratisation dont la conséquence principale est une diminution de la capacité des cadres à s’imprégner du sens commun, à sentir les dynamiques de société pour s’y adapter. Ce risque peut être amplifié par la surexploitation des cadres, ou plutôt l’auto-surexploitation, qui diminue logiquement le temps de cerveau disponible pour l’observation. Enfin, ce type de mouvement a généralement du mal à agréger les talents qui se proposent spontanément, car l’investissement en termes de temps de formation pour les cadres est souvent concurrencé par les urgences du quotidien.

Une identité altermondialiste forte qui réduit le spectre d’évolution du mouvement climat ?

Si le mouvement climat n’est évidemment pas homogène sur le plan idéologique, on observe néanmoins des caractéristiques majoritaires chez ses cadres. L’éthos altermondialiste est très présent, puisque de nombreux cadres viennent de cette tradition. Il se manifeste notamment par une volonté d’horizontalité qui se traduit par une culture du consensus, par une radicalité forte ainsi que par le partage de valeurs postmatérialistes.

Il résulte de cette identité altermondialiste une culture de l’action directe non violente et une radicalité vis-à-vis du bloc oligarchique qui est loin d’être évidente pour une partie importante de ceux qui se sont mobilisés le 16 mars. Si les cadres du mouvement climat sont des opposants clairs à la macronie, de par un rejet profond du capitalisme cohérent avec l’analyse écologiste radicale, sociologiquement, une partie de ceux qui se mobilisent est marquée par une tendance à fuir une conflictualité trop affirmée et trop frontale. On peut d’ailleurs noter un rapport ambigu de certaines figures d’autorité du mouvement climat à l’égard des actions de masse classiques, ce qui les amène à questionner leur utilité profonde. Le nombre est vu comme un moyen, et non comme une fin, là où il y a quelques mois encore la massification était l’objectif principal. Or, si l’écologie est certainement la voie la plus efficace pour pousser les classes moyennes urbaines à la radicalité politique, il ne faudrait pas non plus opérer une rupture en voulant aller trop vite, trop loin, trop fort.

Cette ambiguïté vis-à-vis des actions de masse a deux causes principales. La première vient d’un bilan évident des échecs des précédents mouvements sociaux. Il est vrai que depuis des années en France, les mobilisations classiques n’ont jamais débouché sur une victoire. Cependant, l’urgence climatique, qui conduit beaucoup d’activistes à l’écoanxiété, met une pression supplémentaire sur l’obtention d’avancées concrètes. La deuxième raison correspond généralement à un rapport de défiance vis-à-vis des institutions, présent chez beaucoup de cadres. Si des membres d’ONG de type Greenpeace ou Les Amis de la Terre entretiennent traditionnellement un rapport de nature institutionnelle avec l’État, les figures issues de la sphère internet sont davantage dans une position de rupture.

La culture anarchiste a ainsi beaucoup essaimé, modelée par l’écologie, à travers des figures de la collapsoogie. Ainsi, la distanciation avec l’État en tant qu’institution et l’État en tant que gouvernement Macron ont tendance à se confondre. Pourtant, la demande d’État en tant qu’institution protectrice, avec ses services publics et ses politiques publiques, est très forte dans la population, à commencer par les gilets jaunes. D’un point de vue pragmatique, porter dans le champ médiatique une critique fondamentale de l’État est donc marginalisant, si le but du mouvement climat est de produire une écologie radicale de masse.

En revanche, les cadres du mouvement climat ont bien compris la nécessité de s’opposer frontalement au gouvernement Macron. Gouvernement qui d’ailleurs s’en prend désormais directement aux activistes, après avoir cherché en vain à instrumentaliser la mobilisation pour le climat il y a quelques semaines. Une brigade spéciale antiterroriste a même été missionnée pour identifier les coupables d’une action de désobéissance civile qui visait à retirer les portraits de Macron de mairies pour dénoncer l’inaction climatique du gouvernement.

Cette réaction disproportionnée témoigne du danger politique que représente l’écologie radicale pour Macron, car ce dernier a largement bâti son image publique internationale sur l’écologie avec le fameux Make our planet great again. En nommant Pascal Canfin, directeur du WWF France, n°2 de la liste LREM aux Européennes, il lance clairement l’offensive contre l’écologie radicale, organiquement anticapitaliste. Dès lors, le mouvement doit faire attention à sa manière de réagir aux provocations du gouvernement, tenir une posture marginalisante pourrait le rendre inaudible auprès des classes moyennes urbaines, et donc donner un coup d’arrêt à la massification.

Une stratégie sur deux jambes : mouvements de masse et actions de désobéissance civile.

Pour les cadres du mouvement climat, les actions de masse comme la Marche du siècle servent à recruter des militants en vue d’actions de désobéissance civile. Ces dernières sont censées engendrer des changements concrets et directs chez les acteurs ciblés. Par exemple, obliger la Société Générale à désinvestir du gaz de schiste, mais aussi susciter une couverture médiatique visant in fine à renforcer le prochain mouvement de masse, et ainsi de suite. Ainsi, la stratégie du mouvement marche sur deux jambes : Des actions de masses visant l’expansion horizontale du mouvement par le nombre d’individus impliqués, et des actions de désobéissance civile visant une expansion verticale du mouvement, c’est-à-dire former plus de militants et de cadres.

A la fin de la journée du 16 mars, le mouvement climat a appelé à une série d’actions de désobéissance civile de masse le 19 avril pour « bloquer la république des pollueurs ». Le 24 mai, le jour qui précède les élections européennes, une nouvelle grande marche est annoncée.

La massification du mouvement risque cependant de se trouver confrontée à plusieurs obstacles. Le premier d’entre eux est d’ordre culturel et social : la sociologie qui vient gonfler les rangs des marches climat est surtout jeune, urbaine et de gauche. La lecture des pancartes et l’écoute des slogans de la marche du 16 permet de s’en rendre compte facilement. Le champ lexical des luttes postmatérialistes y est très présent. Si la tradition altermondialiste s’accommode parfaitement de ces codes, ils représentent pourtant le plus grand obstacle à la massification. L’imaginaire et la symbolique du rassemblement était clairement à gauche, ce qui limite la transversalité du mouvement et sa capacité à agréger au-delà d’une sociologie ghettoisée. L’urgence climatique doit-elle unir le peuple ou unir la gauche ? Comment aller au-delà de ceux qui sont plus traditionnellement inclinés à se mobiliser sur ce type d’enjeux ?

Pour la plupart, les cadres du mouvement climat sont conscients de la nécessité de décloisonner sociologiquement l’écologie radicale. Il leur a néanmoins fallu 3 mois pour opérer une convergence physique avec le cortège Gilet jaune à l’occasion de la Marche du siècle. En interne, si tous soulignaient l’importance de lier le social et l’écologie, la question de l’union concrète avec les gilets jaunes opposait des acteurs plus timorés comme Greenpeace aux collectifs plus radicaux comme Alternatiba.

Néanmoins, le mouvement climat a bel et bien réussi à opérer un mélange inédit de sociologies et sans doute de traditions politiques. Le 16 mars est à ce titre une réussite historique. Partout dans l’immense cortège qui s’étendait d’Opéra à République, France urbaine et France périphérique se sont mélangées de façon homogène. Cependant, une date commune ne suffit pas à enclencher un mouvement commun. Comment maintenir une telle alchimie dans le temps ? Comment faire de l’écologie le point d’articulation entre les Frances opposées au bloc oligarchique ? Une question d’autant plus ardue que le seuil de tolérance à la conflictualité de la plupart des manifestants urbains pour le climat est très bas. L’instrumentalisation médiatique des évènements survenus sur les Champs-Élysées le 16 mars vise à susciter un fort désir sécuritaire d’une part, mais également à faire exploser les efforts d’union entre gilets jaunes et gilets verts.

Quelle stratégie pour quelle identité ?

Quelle forme devrait prendre le mouvement climat pour dépasser les contradictions sociologiques qui en limitent sa massification ? Le mouvement climat, de par la place qu’il prend dans le champ de l’écologie, a une responsabilité de plus en plus grande qu’il ne peut négliger. À la différence des autres mouvements sociaux, il est condamné à grandir en raison de la transformation profonde et tendancielle du sens commun au bénéfice des aspirations écologiques, et de la multiplication des impacts du changement climatique. Or s’il désire ne pas être une simple soupape de décompression pour les citoyens frustrés par l’inaction climatique du gouvernement, ce qui dilapiderait l’énergie militante à l’occasion d’actions sans objectifs stratégiques, le mouvement climat doit trancher certaines questions. Il ne s’agit pas d’être dogmatique quant aux options qui s’offrent à lui, car la plasticité fait aussi la force d’un mouvement. En revanche il est possible d’éclairer ce qu’il ne doit pas devenir.

La première option qui s’offre au mouvement climat est de se positionner comme lobby citoyen. Il s’agit de chercher à influencer directement les décideurs en faisant valoir la force des mobilisations précédentes. Cela présuppose de partir du postulat que les choix des dirigeants sont le fruit d’une pondération d’intérêts, d’un rapport de force. Or ce n’est pas le cas en France. Dans notre pays où les élites sont particulièrement dogmatiques, les corpus doctrinaux sont de fait hermétiques. Le bloc oligarchique défend ses intérêts. La mobilisation de la société civile détermine uniquement la vitesse d’exécution des réformes du bloc oligarchique, pas leur contenu. Leur offrir une caution, comme le font les tenants de l’écologie libérale depuis toujours, n’a jamais permis d’avancées significatives dans le domaine climatique.

En conséquence, le mouvement climat doit devenir une force en soi. Cependant, force en soi ne veut pas dire se transformer en une force partidaire à part entière. Ce serait une erreur majeure, car l’écologie n’est pas un monopole, elle est un bien commun dont doivent s’emparer le plus de forces politiques possible. C’est une bataille culturelle au sein de laquelle le mouvement climat doit imposer les termes. S’abaisser au niveau de l’arène politique, c’est aussi devoir se placer sur un échiquier latéralisé, et donc risquer d’être assimilé à la gauche. Or, l’écologie ne doit pas être emportée par la défaite de la gauche, sous peine d’être marginalisée pendant plusieurs années. Elle doit au contraire revendiquer son caractère universel. Rappelons que depuis 2017, les composantes de la gauche sont en chute libre et un scénario de disparition à l’italienne n’est pas à exclure au vu des tendances actuelles. L’indépendance politique est donc une assurance vie pour un mouvement climat qui doit être le plus universel possible.

Construire une hégémonie, modeler le sens commun, implique que les acteurs du débat public ne peuvent vous ignorer et doivent constamment se positionner en fonction des idées que vous avez rendues majoritaires dans le pays. Le mouvement des gilets jaunes a par exemple réussi à imposer ses termes dans le débat public, car l’ensemble de la classe médiatique et politique s’était sentie constamment obligée de se positionner par rapport au RIC et autres revendications phares. Le moteur de cette obsession pour les gilets jaunes résidait principalement dans la peur qu’ils inspiraient aux élites, de par leur ancrage populaire et le caractère inédit d’une telle forme de révolte. On peut en tirer certaines leçons utiles pour un mouvement climat qui aurait une ambition comparable.

Les gilets jaunes ont su articuler les demandes majoritaires de la population. En d’autres termes, ils se sont accordés sur des mots d’ordre largement partagés et en opposition frontale avec les politiques oligarchiques. Ils ont investi ces discours affectivement et esthétiquement, notamment à travers le symbole très visible du gilet jaune et la nomination d’un adversaire détesté. La dénonciation de la responsabilité de Macron a servi de liant pour ces revendications, afin de les articuler de manière cohérente entre elles. De plus, les demandes non majoritaires n’étaient pas portées de peur de cliver le mouvement. C’est un point important, il faut savoir se concentrer sur quelques points essentiels, car l’exigence de simplification imposée par les formes médiatiques ne laisse guère de choix. Il faut aussi accepter de ne pas mettre en avant les idées qui ne suscitent pas une adhésion majoritaire dans la population. En d’autres termes, il faut savoir placer le clivage là où l’adversaire est minoritaire.

Le mouvement climat détient un potentiel majoritaire, quand bien même ses positions sont fondamentalement anticapitalistes. Il y a peu de liens entre radicalité des idées et adhésion majoritaire. Le mouvement pourrait ainsi articuler plusieurs demandes majoritaires comme l’exigence de rationalité et de cohérence, décrite dans la première partie, mais aussi, par exemple, la lutte contre la corruption et pour la transparence, en lien avec l’activité climaticide des lobbies. C’est déjà en partie le cas. L’émission le Jterre, qui rassemble la sphère YouTube du mouvement climat est parrainée par Élise Lucet. À ce titre, une articulation pourrait être faite entre cohérence, transparence et climat à travers une proposition de type « interdire le greenwashing ». Cet exemple permet à la fois d’exiger la transparence des grandes entreprises (on leur interdit de faire de la pub sur le caractère écologique de leur projet si elles ne se sont pas mises sur une trajectoire de réduction des émissions de type accord de Paris) et de redéfinir l’écologie comme un sujet de fond, pas un coup de peinture verte.

Autre exemple, le mouvement climat pourrait s’employer à resignifier la demande sécuritaire, largement majoritaire dans la population (surtout à droite). Puisque le changement climatique fait peser des risques sans précédent en matière de sécurité physique, l’inaction de Macron est un manque à ses devoirs régaliens. C’est donc un moyen de souligner l’incapacité organique du bloc oligarchique à respecter un des fondements du contrat social, la garantie par l’État de l’intégrité physique de ses citoyens. Mais c’est aussi un moyen d’agréger des soutiens en dehors de la gauche traditionnelle. Néanmoins, pour parler de régalien, il faut adopter une posture régalienne, a fortiori pendant les passages médiatiques. La juste incarnation est un gage de crédibilité essentiel. Le plus grand défi du mouvement climat est certainement celui de l’incarnation, en adéquation avec l’importance des messages portés.

Incarnation, leader et horizontalité ? La question épineuse de la représentation

L’ADN altermondialiste du mouvement climat a tendance à rendre la question de la représentation et du leadership taboue. Pourtant, au-delà des frontières françaises, il existe un paradoxe entre la tradition horizontaliste altermondialiste et l’extrême verticalité de la figure de Greta Thunberg. Si le mouvement climat appuie si fortement la figure de Greta Thunberg, c’est justement parce qu’elle incarne ce que n’est pas le capitalisme. C’est une jeune fille, ce qui renvoie à la sémantique de l’innocence. Elle est autiste asperger, ce qui revoit à la sémantique de la vulnérabilité. Mais elle est radicale et ultra déterminée, ce qui clive avec l’hypocrisie latente des grands de ce monde.

L’investissement radical dans la figure de la jeune Suédoise a de fait rendu son discours performatif, du moins dans la plupart des pays où il y a peu de cadres. C’est un élément déterminant qui en dit long sur la transformation de notre société par le système médiatique : les leaders ont plus de poids que les organisations. Les médias cherchent à faire incarner des positions bien précises, car leur grille de présentation est simplifiée, standardisée. Dès lors, il y a une pression à l’émergence de leaders, que les cadres du mouvement climat le veuillent ou non.

Cet exemple montre l’importance de la juste incarnation d’un combat. Or, le mouvement climat doit avoir deux coups d’avance : Greta Thunberg incarne parfaitement la notion de coup de gueule pour la planète, ce qui suffit pour mobiliser les plus jeunes. Il faut maintenant faire émerger des figures qui incarnent les autres aspects de la lutte pour le climat, et notamment le sérieux et la crédibilité. La transition écologique est par essence technocratique : il n’y a pas trente-mille façons d’atteindre la neutralité carbone avant 2050. Les scénarios techniques dont nous disposons, comme le scénario Negawatt, induisent d’ailleurs la nécessité de la justice sociale en pointant l’importance des services publics pour isoler les logements, organiser les réseaux énergétiques, etc. Dès lors, il est important de donner une dimension technocratique à l’incarnation du mouvement climat. Cependant, les affects sont beaucoup plus puissants que la rationalité comme vecteur de changement. Il faut dès lors chercher à incarner les deux.

À ce titre, la figure de la jeune sénatrice américaine Alexandria Occasio-Cortez est un bon exemple du type de leader complet dont nous avons besoin. De par sa jeunesse et sa dimension rayonnante, elle suscite une sympathie qui lui permet de faire de son idée phare de Green New Deal un thème central dans le débat public, malgré sa technicité. Les formes du leadership de demain restent à inventer pour le mouvement climat. Il peut aussi être collectif dans une moindre mesure et proposer un panel de figures qui se complètent et se coordonnent, de manière à créer in fine un leader complet collectif. Mais si le mouvement climat ne propose pas ses leaders, c’est le système médiatique qui le fera à sa place, avec le risque que ce ne soient pas les plus pertinents.

 

Retrouvez la première partie de Où va le Mouvement Climat? dédiée à l’analyse du mouvement des grèves étudiantes pour le climat à travers le monde en cliquant sur l’image ci-dessous.

 

Photo à la Une © Vincent Plagniol

Friday For Future, un mouvement étudiant au potentiel inédit

Le 15 mars a été historique pour le « mouvement climat ». Plus de 1,4 million de jeunes ont défilé dans 125 pays et 2083 villes. Cette mobilisation universelle pour un sujet largement prospectif est inédite dans l’histoire. Le lendemain, la France transforme l’essai de la massification avec la Marche du siècle, dédiée à la convergence entre justice sociale et écologie. L’essor des grèves pour le climat transcende les réalités nationales et laisse entrevoir une autre facette de la mondialisation, positive cette fois. Néanmoins, ce mouvement peine à déterminer des perspectives concrètes ainsi qu’une stratégie.


Le premier volet de cet article d’analyse est focalisé sur le mouvement Friday For Future, initié par la jeune Suédoise Greta Thunberg, et le deuxième traite des perspectives post Marche du siècle pour le mouvement climat français.

La première journée de grève mondiale pour le climat, l’amorce d’une nouvelle ère ?

Depuis aout 2018, la jeune Suédoise Greta Thunberg appelle à la grève scolaire pour le climat. « À quoi ça sert d’aller à l’école si on n’a pas de futur ? » Dans son sillage, un vaste mouvement de grève lycéenne hebdomadaire a essaimé. Cela a commencé en Australie, avant de s’étendre rapidement à d’autres pays anglo-saxons et à l’Europe du Nord. À ce stade, il illustrait une frature entre pays du nord de l’Europe très mobilisés, marqués par leur postmodernité culturelle et leur conscience environnementale, et pays du sud qui l’étaient beaucoup moins. Ce mouvement a donc d’abord été analysé comme la mobilisation d’une jeunesse socialement favorisée et culturellement postmoderne, venant de pays où la thématique environnementale est déjà hégémonique. Le 15 mars a fait voler en éclat cette analyse classique, car les cortèges les plus importants ont battu les pavés… d’Europe du Sud.

Les chiffres du 15 mars sont impressionnants : à travers 2083 rassemblements dans 125 pays, entre 1,4 et 1,7 million de personnes mobilisées dont une écrasante majorité de très jeunes gens. 200 000 personnes ont défilé en France dans 240 villes, dont 40 000 à Paris. 300 000 personnes en Allemagne et en Italie dont 100 000 à Milan (palme de la plus grande mobilisation). 50.000 au Royaume-Uni, presque autant en Belgique. 30 000 en Suisse, ce qui est complètement inédit pour un pays si « calme ». Beaucoup de monde également dans les rues espagnoles et portugaises. Plus étonnant, 25 000 personne à Varsovie, dans le pays du charbon et du catholicisme réactionnaire, et encore davantage à Prague. La dichotomie Europe de l’Ouest – Europe de l’Est se fissure donc également.

L’Europe concentre les gros bataillons de la mobilisation du 15 mars, mais elle fut bel et bien universelle. On compte ainsi 150 000 manifestants en Australie, soit dix fois plus que pendant la première mobilisation de novembre dernier, et 140 000 au Québec (sur une population de 6 millions d’habitants, c’est le ratio de mobilisation le plus fort). De nombreuses personnes étaient présentes à New York et plusieurs autres villes états-uniennes. Si dans les pays du Sud, les mobilisations sont moins importantes et plus élitaires, elles n’en restent pas moins nombreuses.

L’universalité et l’importance numérique de la mobilisation nous permettent de considérer que cet événement est historique. Premièrement, il faut garder à l’esprit que dans beaucoup de pays qui n’ont pas la tradition contestataire française, ces marches pour le climat étaient des évènements sociaux majeurs. Surtout, c’est bien la première fois que l’humanité se mobilise de cette façon sur un mot d’ordre essentiellement prospectif. S’il est vrai que le changement climatique est une réalité qui touche d’ores et déjà violemment les populations des pays du sud, les jeunes générations majoritairement mobilisées, celles du nord, ne l’ont jamais expérimenté de manière sensible. Sur le plan philosophique, c’est peut-être cela qui rend cet évènement le plus intéressant, car c’est un marqueur de progrès civilisationnel. Seule une civilisation particulièrement éduquée et évoluée se montre capable de se mobiliser à grande échelle sur une problématique abstraite. Évidemment, il existe en parallèle un mouvement contraire, obscurantiste, et il n’est pas encore possible de parler d’un mouvement de masse planétaire, mais en l’état il s’agit déjà un évènement historique.

Cependant, le caractère universel du mouvement Friday For Future peut être tempéré par l’émergence de nouvelles lignes de clivage, notamment entre les générations. La grève des étudiants pour le climat était bien sûr… étudiante, ce qui est normal dans la phase actuelle. Avec la Marche du siècle le lendemain, la France est la seule exception à la règle pour l’instant.

En raison de la dissolution des corps intermédiaires qui structuraient la vie politique (syndicats, associations et partis de masses, services et espaces publics…) et l’essor très rapide des nouvelles technologies de la communication, les générations deviennent politiquement de plus en plus hétérogènes. Les jeunes sont « biologiquement » plus plastiques et s’adaptent mieux aux nouveaux outils. Le risque est donc que le mouvement climat ne s’étende pas aux plus de 30 ans. Ce risque est amplifié par le discours médiatique dominant, parfois repris par les jeunes leaders du mouvement, consistant à dire que « les jeunes générations se battent pour leur futur et c’est bien normal ». Un tel discours rassure les moins jeunes, éloigne dans l’imaginaire collectif l’impact des conséquences du changement climatique et attribue cette lutte à une génération déterminée. Un adulte qui militerait pour le climat ferait donc un geste altruiste envers les jeunes générations. Or, l’altruisme est une posture morale, là où la lutte contre le changement climatique nécessite une adaptation de toute l’infrastructure de la société, notamment les procédés de productions et l’organisation institutionnelle qui la sous-tend.

Ce discours médiatique doit donc être combattu, sur la base d’une réalité factuelle : le changement climatique touche déjà des pays entiers, notamment du fait des catastrophes naturelles, et indépendamment des générations. Allons donc demander aux habitants du Mozambique et du Zimbabwe dont les villes ont été dévastées par le plus grand cyclone qui a jamais touché l’Afrique Australe, si le climat est une affaire de jeunes. Les exemples de conséquences directes du changement climatique sont légion, y compris dans les pays du nord, comme en Californie et en Australie.

Il faut trouver le moyen d’universaliser la mobilisation, de l’élargir aux moins jeunes. Un défi qui n’est pas évident, d’autant que la société contemporaine est en plein délitement individualiste. Néanmoins, le mouvement climat porte un potentiel unique de fédération des individualités, car la protection d’un cadre de vie décent est une demande largement majoritaire. Comment traduire ce potentiel dans la mobilisation ?

Le mouvement climat, stade suprême du rejet des corps intermédiaires ?

Pour le sociologue Zygmunt Bauman, notre société est devenue liquide, car les hommes se trouvent, agissent et évoluent avant même que leurs façons d’agir ne réussissent à se consolider en procédures et habitudes. La vie est devenue frénétique, incertaine, précaire. Cela conduit l’individu à être incapable de tirer un enseignement durable de ses propres expériences puisque le cadre et les conditions dans lesquelles elles se déroulent changent sans cesse. Cette réalité se traduit aussi dans le rapport que les individus entretiennent avec le politique.

Dans La raison populiste, 2005, Ernesto Laclau expliquait comment les effets du capitalisme globalisé produisaient de fait des formes de liquéfaction des rapports sociaux, entrainant  l’émergence accélérée de formes mouvementistes au détriment des formes partisanes traditionnelles. C’est-à-dire une agrégation ponctuelle d’individus autour d’actions ou de projets qui leur convient plutôt qu’un engagement sur le long terme. C’est en quelque sorte l’émergence de Netflix, ou l’on choisit ses programmes, au détriment de la Télévision. Une émergence notamment due à l’inaptitude des corps intermédiaires à suivre cette frénésie de la liquidité à cause de leur inertie structurelle. De fait, le changement climatique est un accélérateur de la liquéfaction.

Les données scientifiques concernant le changement climatique imposent désormais de retoquer tout postulat politique en fonction de l’urgence. D’autre part, la multiplication des catastrophes naturelles, des migrations climatiques, etc., met à l’épreuve nos sociétés plus rapidement que ce que nos institutions peuvent comprendre, assimiler et traduire en propositions d’adaptation. Les institutions que sont les corps intermédiaires, comme les partis, les syndicats et les médias, prétendent solidifier et structurer les groupes sociaux au sein des réseaux qu’ils représentent. Ces institutions sont donc doublement éjectés de la société civile : par les nouveaux réseaux désintermédiés, comme internet, ainsi que par leur inaptitude à saisir les enjeux climatiques. Ce n’est pas un hasard si le mouvement climat est encore plus désintermédié que les autres mouvements sociaux, souvent eux-mêmes déjà très désintermédiés.

Le mouvement Friday For Futur atteint un degré inédit de rapport direct entre un leader charismatique, Greta Thunberg, et la base qui se mobilise spontanément sur ces mots d’ordre à travers les réseaux sociaux. Le cas italien illustre parfaitement cette dimension nouvelle du mouvement climat.

Le cas italien : une résurgence inattendue de la société civile à travers l’écologie.

On dit souvent que l’Italie est le laboratoire politique de l’Europe, car la désintégration de la société civile et des corps intermédiaires y aurait 10 ans d’avance. L’essor du mouvement climat dans la botte est un exemple parlant du retour de la société civile, de transformation du sens commun par la thématique écologique.

Généralement, en Europe, et a fortiori en France, la question écologique émerge dans l’espace public par la gauche. Les partis de gauche radicale ont fini par faire le lien entre exploitation capitaliste des hommes et celle de la nature. C’est traditionnellement dans ce champ politique qu’émerge une constellation de mouvements écologiques. Il y a bien une écologie « de droite » et « chrétienne », mais elle n’a jamais essaimé dans les partis de droite classiques. Généralement, plus la gauche est mature, plus l’écologie devient un thème central. Parfois, des écologistes finissent par scissionner de la gauche pour exister en tant que tel, comme les Grüne allemands ou EELV en France.

En Italie, l’écologie n’a généralement pas eu beaucoup d’espace médiatique, car la gauche s’est décomposée dans les années 1990. Ses débris n’ont jamais réussi à se restructurer idéologiquement, et donc à intégrer la dimension écologique de la lutte contre le capitalisme. Des luttes locales à caractère écologique, contre de grands projets, comme le No TAV (la ligne de LGV Lyon-Turin), ont paradoxalement fédéré les héritiers de la gauche italienne, mais n’ont pas imposé la thématique dans le débat public.

Les syndicats, partis, associations et services publics italiens sont très peu structurants, car la révolution néolibérale mise en place par Prodi et Berlusconi les a rapidement torpillés. La part belle est faite aux médias et à internet. En Italie, et avant le reste l’Europe, internet est devenu le nouvel espace politique dans lequel se sont épanouis des mouvements désintermédiés comme le Movimento Cinque Stelle. Ce dernier a remporté les dernières élections en ayant une stratégie avancée sur les réseaux sociaux. C’est d’ailleurs le M5S qui avait octroyé le plus d’espace à l’écologie pendant la campagne. Ce rapport à l’écologie est d’ailleurs sensible aux tares de la culture internet, puisque des thèses complotistes comme les chemtrails ont été portées très haut. De son côté, la Lega est très anti-écologie, dans la plus pure tradition des populismes réactionnaires. Compte tenu de l’ascendant de la Lega dans le gouvernement, l’écologie n’est pas portée au niveau institutionnel. Malgré cette situation non propice à favoriser l’émergence de la thématique écologique, la rapidité de l’essor du mouvement Friday For Future a surpris tout le monde.

Le 15 mars y a rassemblé quelque 300 000 personnes dans  plus de 100 villes, soit autant qu’en Allemagne. Milan bat le record total avec 100 000 personnes, Turin et Rome rassemblent 50 000 personnes. La mobilisation s’est faite exclusivement à travers les réseaux sociaux et messageries numériques : Facebook et Whatsapp en tête, sur la simple base des appels de Greta Thunberg. Aucune structure n’a été motrice, même parmi les associations traditionnelles de l’écologie. Un mouvement est né spontanément sans préalable culturel visible.

Même si le terreau culturel est beaucoup plus favorable dans le nord de l’Europe, la désintermédiation et la spontanéité de l’émergence du mouvement restent néanmoins la règle. Même en Allemagne, où les écologistes sont crédités de 20% des intentions de vote pour les Européennes, aucune structure n’a été motrice dans l’organisation du 15 mars.

Le cas français : comment inscrire dans la durée un mouvement spontané ?

40 000 étudiants ont défilé à Paris le 15 mars, et 200 000 à l’échelle de toute la France. Ce mouvement bénéficie de l’appui matériel de syndicats étudiants et de l’appui organisationnel de militants expérimentés issus du mouvement altermondialiste comme Alternatiba. Durant la semaine qui précédait le 15 mars, les étudiants mobilisés ont distribué des tracts et organisé des assemblées générales. Néanmoins, ce travail de terrain classique n’explique qu’une petite partie de l’afflux, également largement spontané.

Le mouvement a vocation à perdurer, puisque le mot d’ordre de Greta Thunberg propose aux étudiants de faire grève tous les vendredis jusqu’à ce que les gouvernements prennent des mesures à la hauteur de leurs engagements. Toutefois, pour un mouvement spontané, s’inscrire dans la durée est toujours risqué. La France est bien placée pour tirer des leçons de ses nombreuses expériences de mobilisation… et des nombreuses défaites de celles-ci. Le mouvement climat, dans sa dimension étudiante, doit être lucide et prendre en compte ces difficultés.

Dans la durée, un mouvement désintermédié cherche à se structurer au-delà des réseaux sociaux. Ces espaces de structuration peuvent-être les ronds-points pour les gilets jaunes par exemple, et c’est généralement l’assemblée générale pour les mouvements étudiants. Or traditionnellement, les assemblées générales sont un lieu où les militants les plus expérimentés jouent un rôle dominant, ne serait-ce que dans leur capacité à mobiliser des ressources rhétoriques. Puisque les syndicats étudiants souffrent des mêmes maux que tous les corps intermédiaires (ils n’ont plus d’ancrage de masse et sont bureaucratisés, ce qui les empêche de s’adapter rapidement), la tentation de la récupération est grande. La récupération n’est pas tant directe, puisque le rejet des corps intermédiaires, dont l’image de loosers est ancrée dans le sens commun, reste la norme. C’est davantage sur le terrain de la récupération idéologique, sur le plan des idées et de la culture, que cette récupération peut avoir lieu. Ce processus n’est pas toujours conscient, y compris de la part des syndicalistes.

Très inscrit dans les combats sociétaux postmodernes, la tentation sera grande pour les représentants du syndicalisme étudiant de pousser celui-ci vers des formes habituelles de revendications et d’organisation dont ils maitrisent les codes. Ces formes sont précisément la raison des échecs des précédents mouvements sociaux étudiants, à savoir la multiplication anarchique des revendications, rejoignant les revendications traditionnelles de la gauche intersectionnelle classique (féminisme, antiracisme, LGBT…). Ces revendications sont justifiées par l’origine commune des oppressions : le patriarcat et le capitalisme. Or multiplier les revendications, c’est diviser la base d’adhésion car on augmente les risques de désaccord. C’est un phénomène que l’on pourrait qualifier de nuitdeboutisation, car on a assisté lors du mouvement Nuit Debout à une explosion de mots d’ordres, entrainant des débats sans fins et une incapacité à avancer.

Pour qu’une mobilisation reste massive, il faut que le dénominateur commun soit le plus petit possible. Le mouvement climat est particulièrement exposé à la nuitdeboutisation, car l’écologie est un sujet transversal. Il est rhétoriquement très facile de proposer des convergences de luttes, et difficile de s’y opposer lorsqu’on est peu expérimenté politiquement et que l’on n’ose pas prendre la parole en public, ce qui est le cas de la grande majorité des participants. À la question de « quelles solutions » pour éviter la nuitdeboutisation du mouvement climat, la réponse se trouve précisément dans son ADN. De l’autre côté de la Baltique, la ligne stratégique posée doit inspirer le mouvement étudiant. Elle prévient en effet ce genre de travers et pourrait non seulement permettre une massification du mouvement climat, mais permet également de le faire sortir du cantonnement à la jeunesse, du clivage générationnel.

Greta Thunberg : incarner la rationalité et la cohérence pour construire une base culturelle majoritaire.

Greta Thunberg propose des mots d’ordre qui témoignent d’une grande intelligence stratégique. Ces mots d’ordre visent à resignifier deux notions fondamentales pour en faire une ligne de démarcation entre un nous majoritaire et un eux, et ce indépendamment des différences culturelles qui existent entre les peuples. Ces deux notions sont la rationalité et la cohérence. Ces notions ont été érigées en valeurs au cours de notre Histoire moderne, et c’est précisément ces valeurs qui sont dévoyées par le bloc oligarchique.

L’ensemble des déclarations de Greta Thunberg sont liées par un fil conducteur qu’on pourrait résumer par : écoutez les scientifiques. Elle désigne ainsi comme adversaire les gouvernements qui dans les faits ne tiennent pas compte des conclusions scientifiques du GIEC, à commencer par le gouvernement suédois. Si le gouvernement suédois était rationnel, il déterminerait une politique de transition à la hauteur de l’urgence décrite par les scientifiques. S’il était cohérent, il ferait suivre ses déclarations, ses postures et ses engagements internationaux par des actes. Cela vaut évidemment pour tous les gouvernements. Rappelons que seuls 17 pays sur 195 respectent pour l’instant les engagements pris lors de l’Accord de Paris.

Il est aujourd’hui évident que le bloc oligarchique est cynique, quels que soient les dossiers traités. Le fait que les déclarations de principe entrainent des politiques publiques aux effets inverses n’étonne plus. Pourtant, pointer l’incohérence ou l’irrationalité d’un gouvernement, quand on est un opposant, reste un seul angle d’attaque privilégié. De fait, l’ensemble des sciences sociales ont démontré qu’un niveau d’inégalités trop grand n’était pas justifiable sur le plan rationnel, puisque de fortes inégalités économiques entrainent la récession, et ne sont pas acceptées sur le plan moral (héritage de la morale chrétienne). Dès lors, le bloc oligarchique est organiquement incohérent puisqu’il doit habiller des politiques publiques en faveur des ultra-riches derrière un discours qui doit fédérer une majorité. La dissonance cognitive du bloc oligarchique entraine son cynisme. C’est particulièrement criant sur le dossier climatique. La figure d’Emmanuel Macron en est l’illustration parfaite, puisqu’il dérégule et en même temps fait des déclarations-chocs sur l’urgence climatique. Pourtant, le changement climatique pourrait bien être la grande occasion de redonner du sens à la rationalité et à la cohérence, car cette fois-ci, le bloc oligarchique est mis devant le fait qu’il porte la responsabilité d’avoir produit ce qui menace la survie de l’espèce humaine.

La rationalité est une valeur-cadre, le contrat tacite sur lequel repose le libéralisme depuis les Lumières. La Révolution française est le moment de traduction politique de ces valeurs, et marque ainsi le début de l’ère moderne. La modernité est le triomphe de la rationalité, et à ce titre nos gouvernements peuvent être qualifiés d’antimodernes. La rationalité est la base du système éducatif et du système économique, puisque le capitalisme se justifie par la rationalité des acteurs, règle de base de la concurrence, de la meilleure allocation des richesses, etc. Il y a là une contradiction fondamentale que la tradition marxiste avait mise en lumière : un système inégalitaire pousse vers des crises de surproduction, puisque les plus pauvres finissent par ne plus avoir les moyens de consommer, donc le marché se résorbe, les entreprises licencient, créent plus de pauvres, et ainsi de suite.

Il n’y a pas besoin de dire qu’il faut abolir le capitalisme, en exiger de la rationalité et de la cohérence revient au même, et fait beaucoup moins peur dans l’opinion publique ! Quand Greta Thunberg porte une revendication aussi simple que « le gouvernement suédois respecte ses propres engagements dans le cadre de l’accord de Paris », elle est à la fois profondément subversive et d’une grande efficacité. Greta Thunberg et le mouvement climat resignifient la rationalité et la cohérence contre le néolibéralisme. C’est sans doute pour cela que les attaques qu’elle subit dans certains médias sont aussi violentes.

Mais là où la jeune suédoise va encore plus loin, c’est qu’elle cible les gouvernements et non le secteur privé, en arguant que l’État, établi démocratiquement, est responsable de la sécurité de sa population, et donc de la lutte contre le changement climatique. Elle reconnait ainsi l’État comme l’acteur clef de la transition. De fait, un État faible sera incapable de réagir à la crise climatique en poussant le secteur privé à prendre des mesures à la hauteur, encore moins de bâtir la résilience.

Greta Thunberg offre ainsi une belle leçon de stratégie politique, quand bien même elle instinctive et non calculée. La deuxième partie de ce texte prolonge cette analyse au cadre français et s’intéresse à la Marche du siècle. Le 16 mars dernier, elle a rassemblé plus de 100 000 personnes à Paris, selon des modalités de mobilisation inédites. Compte tenu de la nature de cet évènement, également historique à plusieurs égards, la question de la suite est particulièrement délicate.

 

Retrouvez la deuxième partie de Où va le Mouvement Climat? dédiée à l’analyse de la situation française, après la Marche du siècle, en cliquant sur l’image ci-dessous.

 

Photo à la Une © Friday For Future – Italia

5. Le climatologue : Jean Jouzel | Les Armes de la Transition

Jean Jouzel est glaciologue-climatologue, pionnier dans l’étude du changement climatique. Il a été vice-président du groupe scientifique du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) lorsque ce dernier a reçu le Prix Nobel de la Paix en 2007. La liste de ses responsabilités est impressionnante. Il a plus récemment rejoint le Haut Conseil pour le Climat. Jean Jouzel nous éclaire sur le rôle précis d’un climatologue dans le cadre de la transition écologique.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différent. Un tel projet est inédit, et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des “armes” de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : À quoi sert un climatologue pour la transition écologique, et pourquoi avez-vous choisi cette voie-là plutôt qu’une autre pour apporter votre pierre à cette transition ?

Jean Jouzel : Si je commence par « pourquoi j’ai choisi cette voie-là ? », il y a beaucoup de hasards. Je termine une école d’ingénieur, Chimie-Lyon, et j’avais envie de faire une thèse. Je suis breton, et un des critères de choix pour la thèse, c’était de se rapprocher de la Bretagne. Il y avait des sujets proposés au CEA-Saclay, et j’ai rencontré la personne qui proposait ce sujet. Il y avait une certaine compétition, mais j’ai quand même été pris à Saclay – c’était en octobre 1968, il y a quand même 51 ans – et au départ il n’avait pas vraiment de sujet de thèse vraiment défini, et il m’a proposé un sujet sur la formation de la grêle. J’ai été d’abord extrêmement surpris, mais j’ai accepté tout de suite !

Alors pour vous, pour beaucoup de gens, la grêle, la glace, c’est de l’eau… Mais dans cette eau il y a des isotopes (même atome, mais avec un nombre de protons différent). C’est-à-dire que l’hydrogène a un grand frère, l’hydrogène lourd, de même pour l’oxygène, qui a l’oxygène 18… Dans la nature, les rapports de ces molécules lourdes et molécules légères, la quantité d’eau, disons qu’on appelle couramment deutérium et oxygène 18, varient en fonction de l’histoire de ces masses d’air qui ont apporté ces précipitations, cette vapeur d’eau… Il y avait déjà eu des travaux, et je m’y suis beaucoup intéressé. En gros, plus il fait froid, plus il y a d’isotopes lourds dans les précipitations, et les grêlons se forment dans cette ascendance verticale, et à mesure qu’on monte dans ces cellules convectives, la température est de plus en plus froide, et donc la composition isotopique des différentes couches de grêlons permet de reconstituer des trajectoires.

Ça, c’était ma thèse, et pendant cette thèse, Claude Lorius, qui était déjà glaciologue, qui avait d’ailleurs fait sa thèse sur les isotopes dans les neiges polaires, n’avait pas de laboratoire. Il venait faire faire ses analyses dans notre laboratoire, et dès le début 1969 il ramène des échantillons de Terre Adélie. On est rapidement devenus très amis, puisqu’on jouait tous les deux au foot, et à la fin de ma thèse sur la formation de la grêle, je me suis intéressé aux carottes glaciaires. C’est la même philosophie, plus il fait froid, moins il y a d’isotopes lourds dans la neige, et ça permet de reconstituer les températures de l’atmosphère en Antarctique, au Groenland, au moment où la neige s’est formée, et donc, de remonter dans le temps. On a là des archives climatiques qui ont ensuite été au cœur de ma carrière scientifique.

Donc, c’est vrai que le choix de carrière que j’ai fait tient au départ à mon envie très claire de faire de la recherche, de faire une thèse, mais le sujet s’est proposé à moi plutôt que je ne me le suis proposé moi-même. Je me suis toujours intéressé à la glace depuis les grêlons puis les neiges et les glaces polaires, et ma carrière s’est un peu organisée autour de ces enregistrements climatiques : on est actuellement remonté jusqu’à 800 000 ans en Antarctique, 100 000 ans au Groenland, ce qui est intéressant si l’on veut reconstruire les climats passés. L’intérêt, dans cette reconstruction, c’est d’apporter des informations qui sont pertinentes vis-à-vis de l’évolution future du climat.

J’ai eu la chance de participer à deux découvertes qui sont dans cet esprit : en 1987, on publie les premiers résultats sur un forage avec les Soviétiques, qui montrent que dans le passé il y a eu un lien entre gaz à effet de serre et climat. En période glaciaire, il y a moins d’effet de serre qu’en période chaude. Ça a joué un rôle dans la prise de conscience du rôle des gaz à effet de serre. Avant ces résultats, quand on parlait de l’effet de serre, on parlait soit d’une approche théorique de l’effet de serre, ou bien on nous parlait à juste titre de Vénus ou de Mars qui ont des températures différentes de celles de la Terre, parce que l’effet de serre y est différent. Mais c’était quelque chose d’extrêmement visuel que de montrer cette relation, sur notre planète, entre effet de serre et climat dans le passé. Donc c’est un premier point qui montre que – bien sûr, on était déjà au début de l’augmentation de  l’effet de serre – l’intérêt des climats passés.

J’ai aussi travaillé au Groenland, ou nous avons découvert l’existence de variations climatiques extrêmement rapides. C’est-à-dire qu’au Groenland, en une ou quelques décennies, il peut y avoir des réchauffements de l’ordre de 10-15°C. Donc, variation rapide du climat… Quand j’ai commencé en 70, on ne pensait pas qu’il pourrait y avoir de variation rapide du climat, et effectivement, ça amène la communauté à s’interroger sur la possibilité de variation climatique rapide, la stabilité du climat dans un contexte de réchauffement climatique.

Il n’y a pas que les glaces polaires, je me suis intéressé aussi aux autres archives climatiques, à leurs connexions, à la modélisation des climats passés… C’est cela qui m’a conduit à m’intéresser au climat du futur. Après les années 80, je me suis impliqué dans le GIEC (Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat), et j’ai contribué au 2ème et 3ème rapport. À partir de 1994, j’étais chargé de rédiger la partie dédiée au climat du passé, et à partir du 4ème rapport, de 2002 à 2015, je me suis impliqué au niveau de l’organisation elle-même du GIEC, de son bureau, comme vice-président du groupe scientifique.

Il faut bien voir que, d’un côté on peut reconstituer les climats passés, de l’autre, on n’a quand même pas dans les climats du passé un analogue de ce vers quoi nous allons. Il y a eu des climats plus chauds qu’aujourd’hui, bien évidemment, pour des raisons tout à fait naturelles, mais ce n’étaient jamais vraiment pour les mêmes raisons.

Donc, si on veut regarder vers le futur, la seule façon de le faire c’est d’utiliser des modèles climatiques. Bien sûr, on peut les valider, sur des conditions différentes comme celles du passé, mais l’approche quasi obligatoire c’est la modélisation, donc je m’y suis intéressé.

En France, il y a deux modèles, l’Institut Pierre Simon Laplace et Météo France, qui ont développé ce type de modèles. Il y en a une vingtaine, une trentaine peut-être dans le monde maintenant.

J’ai été aussi pendant 8 ans directeur de l’Institut Pierre Simon Laplace et je me suis beaucoup impliqué dans cette modélisation future du climat, à tous ces résultats dont on parle, ce risque de réchauffement de 4 à 5°C si rien n’est fait pour l’endiguer…

Donc c’est un peu ça ma carrière, pour résumer : une expertise construite autour des climats passés, mais un intérêt qui va sur l’évolution du climat dans son ensemble, parce qu’il y a une continuité.

LVSL : En quoi consiste votre activité de climatologue ? Comment pourrait-on décrire une de vos journées types ?

Jean Jouzel : Je vais toujours travailler un peu, c’est davantage de l’écriture, mais je vais toujours dans mon laboratoire, je suis Directeur de Recherche émérite au C.E.A.

Une journée type ? C’est ça l’intérêt, je dirais qu’il n’y a pas de journée type ! C’est quoi, être climatologue ? Dans mon cas, la première chose à faire, c’est que des gens aillent chercher des échantillons.

Notre terrain de jeu, c’est l’Antarctique, le Groenland, c’est là où on a vraiment des archives glaciaires qui remontent loin dans le temps, et ce sont de gros projets assez coûteux. Il y a d’abord une équipe de foreurs qui développe des outils pour faire ces forages (par exemple, il y a une telle équipe à Grenoble), ensuite il y a des campagnes d’été (décembre-janvier en Antarctique et plutôt juin-juillet au Groenland), et beaucoup d’activité sur le terrain.

Moi, je n’étais pas directement foreur, mais les chercheurs vont sur le terrain, préparent les échantillons, les découpent, les identifient… Il y a un travail sur terrain, j’y ai pris beaucoup de plaisir. J’ai dû aller quatre fois au Groenland, une seule fois en Antarctique. J’ai été longtemps Directeur de l’Institut Polaire, et c’était surtout pour visiter la base elle-même. Donc il y a un travail sur le terrain.

Ensuite, on ramène ces échantillons, et il y a beaucoup d’analyses en laboratoire. On a eu la spectrométrie de masse, maintenant il y a aussi des lasers qui permettent de mesurer ces compositions isotopiques. Il y a beaucoup de travail au laboratoire, il y a des milliers d’échantillons à analyser. On ne le fait pas tout seul, évidemment, c’est un travail d’équipe, mais je me suis beaucoup intéressé pendant 20 ou 30 ans à l’analyse elle-même.

Et une fois que vous avez un résultat, il faut essayer de les comprendre, essayer de les expliquer, de les présenter de façon attractive au sein d’articles. Un de mes principaux apports, c’est l’écriture (je n’étais pas très bon au labo, je passais beaucoup de temps à écrire…). Ensuite il faut les présenter. On a aussi, je crois, le devoir de dire ce qu’on fait, aussi bien dans les décisions politiques. Cette partie-là m’a aussi beaucoup intéressé ; collectivement nous sommes rapidement sortis de notre tour d’ivoire. Les médias se sont intéressés à nos travaux, pratiquement à partir de ce forage de Vostok en 1987, et ensuite il y a énormément d’intérêt pour les variations climatiques rapides et l’évolution future du climat.

Mais les contacts avec les sphères politiques ont aussi tenu une grande place dans ma carrière. C’est surtout à partir du début des années 2000 avec Jacques Chirac. Depuis, j’ai rencontré sur ces sujets tous nos présidents, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, donc j’étais partie prenante dans le Grenelle de l’Environnement. J’ai été co-président, avec Nicolas Stern, du volet « Climat – Énergie », ensuite j’ai été beaucoup impliqué dans la réflexion qui a précédé la mise sur pied de la loi sur la transition énergétique, la loi pour la croissance verte ; et encore depuis, avec François Hollande et depuis avec Emmanuel Macron, il y a aussi des réunions. Il y a bien sûr un volet de communication. Actuellement une plus grande partie de mon temps qui est consacrée à la communication, mais j’aime toujours aller au laboratoire, un peu moins souvent. Et puis, ce qui me prend du temps : je suis membre du Conseil Economique Social et Environnemental, et c’est aussi une organisation sur laquelle le témoignage de ces aspects gouvernementaux (je suis dans la section Environnement) est aussi important.

On a fait récemment, par exemple, un avis sur la justice climatique, ce problème qui est au cœur des conséquences du réchauffement climatique, c’est-à-dire le risque d’accroissement des inégalités. On est au cœur de ce problème y compris dans les pays développés.

LVSL : Quel est votre but ?

Jean Jouzel : Je ne suis pas écologiste de naissance. J’ai vécu toute ma jeunesse jusqu’à une vingtaine d’années dans la ferme de mes parents, donc je peux dire que je connais bien la nature et le monde agricole. Ça n’avait fait pas de moi un écologiste, mais c’est vrai que je m’y suis ouvert.

Dans les années 70, on ne parlait pas beaucoup du réchauffement climatique. Ce n’est que progressivement que l’étude des climats passés est devenue importante pour la compréhension du climat et pour essayer de mieux cerner son évolution future, dans les années 1980.

En 70, c’était plutôt le contraire, puisqu’en gros, chaque période chaude au cours de la deuxième partie du quaternaire, donc depuis 800 000 ans à peu près, en tout cas sur les 400 000 dernières années, il y a une alternance de périodes chaudes et froides. On a tous appris ça à l’école, les périodes glaciaires, les périodes chaudes, les périodes interglaciaires et puis ce constat que les périodes froides durent à peu près 100 000 ans ou un peu moins, et les périodes chaudes ne durent que 10 000 ans. En gros, comme la nôtre dure depuis 10 000 ans, la question posée dans les années 70 c’est « est-ce qu’on ne va pas aller rapidement vers une nouvelle période glaciaire ? ».

On a compris maintenant pourquoi ce n’est pas le cas… La Terre tourne autour du soleil sur une orbite un peu elliptique qui se modifie, et qui à certaines périodes est pratiquement circulaire.

Quand cette orbite est circulaire, il y a peu de variations d’insolation, en fonction de la latitude, du lieu où vous êtes, et en gros, ce n’est pas propice à une entrée en glaciation. Si on veut regarder ce qui se passe actuellement avec une orbite circulaire, il faut aller voir ce qui s’est passé il y a 400 000 ans et là, c’est clair : la période chaude a duré 20 à 30 000 ans. On a de la chance, d’ailleurs, que notre civilisation se soit développée dans une période chaude qui, de façon interglaciaire, de façon naturelle, durera ou durerait (le réchauffement climatique risque encore d’empêcher le passage à la prochaine ère glaciaire, si on le faisait intelligemment). En tout cas, on est dans une période qui, naturellement, serait une période chaude pendant 15 000 années supplémentaires.

Et donc, cette idée qui prévalait dans les années 70 d’un prochain passage à l’ère glaciaire était fausse. Le véritable problème c’est notre activité sur le climat. L’effet de serre lui-même a été découvert au 19ème, et l’augmentation de l’effet de serre a été envisagée dès le début du 20ème siècle par Arrhenius en particulier, qui prévoyait d’ailleurs un réchauffement de quelques degrés à la fin du 20ème siècle, mais il faut bien dire que ce problème n’est revenu sur le devant de la scène que grâce au développement de modèles climatiques, les modélisateurs ayant montré de façon très claire dans les années 70-80, à une époque où j’étais déjà chercheur, que les quantités de gaz carbonique dans l’atmosphère pourraient être doublées d’ici 2050. Malheureusement, nous sommes toujours sur ces trajectoires, avec des réchauffements dont on pensait qu’ils seraient de 2 à 5°C à l’époque de la stabilisation.

On en est malheureusement toujours là, et d’ailleurs, dans le premier rapport du GIEC, tout est dit en 1990 : un réchauffement de 3°C est envisagé pour le milieu du 21ème siècle et des élévations du niveau de la mer à la fin du 21ème siècle de 60 cm à 1 mètre. Et effectivement, ça a été bien compris à l’époque, puisque la Convention Climat s’est mise en place rapidement, mais depuis ça s’est un peu dégradé en ce sens que, ni le Protocole de Kyoto ni la Conférence de Copenhague n’ont rempli complètement leur office, et malheureusement il y a un risque non négligeable actuellement que ce soit également le cas pour l’Accord de

Paris.

Je ne me suis pas fixé pour objectif – ça me semblait tellement naturel – de communiquer, et je ne suis pas le seul, Claude Lorius, c’était pareil… On avait vraiment le sentiment que ça fait partie de notre travail de communiquer nos résultats non pas simplement dans les revues scientifiques, mais aussi dans les médias, vers le grand public, vers les décideurs politiques… C’est il y a une trentaine d’années que les médias nous ont effectivement contactés… Un de mes souvenirs, c’est à la sortie du papier « Vostok » en 1987, le New York Times m’appelle et Walter Sullivan, qui était à l’époque et qui est resté un très grand journaliste américain, me contacte en disant « je veux vous voir ! », donc pour un jeune chercheur c’était quand même assez surprenant ! C’est vrai que cette nécessité de dire les choses a, peut-être pas pris le pas sur la recherche elle-même, mais a pris progressivement une part de plus en plus importante dans mes activités.

On a même dépassé ce stade, puisqu’actuellement une de mes activités c’est de m’impliquer dans la mise sur pied du Pacte Finance/Climat avec Pierre Larrouturou. Donc c’est aussi un peu aller au-delà de la communication, essayer de faire des propositions pour avancer dans la lutte contre le réchauffement climatique, donc j’ai essayé de couvrir toute cette palette depuis le travail de recherche de laboratoire, de terrain, jusqu’à la communication et, si possible, des propositions concrètes.

LVSL : Pourriez-vous nous livrer trois certitudes que vous avez construites au fil de vos travaux ?

Jean Jouzel : Des certitudes que notre communauté scientifique a construites, et auxquelles j’adhère, sont très claires.

Premièrement, par nos activités, nous avons modifié la composition de l’atmosphère en gaz à effet de serre : les quantités de gaz carbonique ont augmenté de plus de 40%, plus que doublé pour le méthane, + 20% pour le protoxyde d’azote; avec une conséquence très claire : cette augmentation d’effet de serre augmente la quantité d’énergie disponible pour chauffer l’atmosphère, les glaces, l’océan, et les surfaces continentales. Et d’ailleurs de cette chaleur additionnelle, va dans l’océan. C’est une première certitude, ce sont nos activités qui ont modifié la composition de l’atmosphère.

La deuxième certitude, c’est que le réchauffement est sans équivoque. C’est une certitude qui s’est construite à travers les rapports du GIEC, et pas simplement sur le fait que les températures dans l’atmosphère augmentent. De fait, les quatre dernières années ont été les plus chaudes qu’on ait connues en France depuis 150 ans. C’est 2018 qui a été l’année la plus chaude.

Mais cette certitude se construit aussi sur d’autres indications. Par exemple, l’élévation du niveau de la mer est l’élément le plus clair du réchauffement climatique, puisqu’une fois qu’on a dit que l’essentiel de la chaleur supplémentaire liée à l’augmentation de l’effet de serre va dans l’océan à 93%, il faut regarder ce qui s’y passe, et c’est très clair. L’élévation du niveau de la mer, à peu près 3 mm chaque année, est un tiers lié au réchauffement de l’océan qui entraine sa dilatation, le reste pour l’essentiel à la fonte des glaces ; les glaciers tempérés, mais depuis une vingtaine d’années le Groenland et l’Antarctique sont un indicateur très clair. On peut aussi, si on n’aime pas trop les chiffres, regarder autour de soi… À l’échelle d’une génération, les dates de vendanges se sont avancées de 3 semaines, les glaciers qui reculent dans les alpes…

La troisième certitude, c’est que le réchauffement climatique va se poursuivre, parce que l’effet de serre dans l’atmosphère n’a pas joué tout son rôle, et même si on arrêtait complètement les émissions ou quasi complètement, on aurait du mal à éviter un réchauffement de l’ordre de 1,5°C.

Là où il y a une question, tout à fait légitime, qui nous a beaucoup occupés, et pour laquelle, semble-t-il, on a des réponses maintenant, c’est une fois qu’on a dit « l’effet de serre augmente, le climat se réchauffe », ce n’est pas du tout simple d’établir une relation de cause à effet. Et effectivement, cette question a été au cœur des différents rapports du GIEC Elle nous est posée de façon récurrente, on se la pose d’ailleurs, parce que le GIEC se pose les questions qu’il veut bien se poser… « Est-ce que les activités humaines sont à l’origine du réchauffement climatique, une fois qu’on a admis la réalité du réchauffement climatique ? »

En fait, la réponse s’est modifiée, a évolué. Dans le premier rapport du GIEC, on ne sait pas… Dans le deuxième rapport du GIEC En 95,  la réponse c’est « peut-être »… Et ça a joué un rôle très important, en fait, dans le Protocole de Kyoto. C’est très prudent, mais c’est suffisant. Des gens comme Al Gore utilisent ce résultat et je crois que sans ce rapport du GIEC, sans ce lien qui commence à s’établir entre activité humaine et réchauffement, le Protocole de Kyoto n’aurait pas été mis en place. Ensuite, de « peut-être », on passe à « probablement, plus de 2 chances sur 3 » dans le troisième rapport, « très probablement, plus de 9 chances sur 10 » dans le quatrième, et le cinquième rapport nous dit de façon très claire que le réchauffement climatique des 50 dernières années (depuis les années 50, en gros) est lié déjà aux activités humaines. En fait, que les causes naturelles du réchauffement climatique, que l’ensemble de l’activité solaire, l’activité volcanique, ne peuvent expliquer au mieux qu’un dixième de degré d’un réchauffement qu’on estime à peu près à 8 dixièmes de degrés depuis les années 50.

LVSL : Quelle traduction concrète pourriez-vous faire de ces conclusions ? En termes de politique publique, par exemple ?

Jean Jouzel : On nous l’a des fois reproché, mais la mission du GIEC n’est pas de faire des recommandations aux décideurs politiques. Notre mission, en tant que communauté, c’est de faire un diagnostic de l’ensemble de ce qui est lié à l’évolution de notre climat, que ce soient les causes, les conséquences, les solutions à mettre en œuvre pour lutter contre le réchauffement climatique, l’adaptation. On fait simplement un diagnostic, et un diagnostic critique, en ce sens qu’il ne s’agit pas simplement de faire une synthèse, comme des scientifiques se positionnent par rapport à différentes hypothèses.

Mais l’idée n’est pas de dire aux décideurs politiques, qui se retrouvent lors des Conférences des Parties, ce qu’ils doivent faire, mais vraiment de leur donner des éléments pour qu’ils puissent prendre leurs décisions. On en a beaucoup discuté au sein du GIEC, certains nous disent « vous devriez aller plus loin, faire des recommandations ». Non !

Et ça a bien fonctionné, puisque les décideurs politiques sont quand même assez intelligents pour comprendre les messages. Quand on dit que si on ne fait rien pour lutter contre le réchauffement climatique, on va vers 4-5°C à la fin du siècle, avec des conséquences extrêmement importantes, quelle que soit la direction dans laquelle on regarde, les gens comprennent. Et d’ailleurs, c’est traduit dans cette Convention Climat, qui, à partir de Copenhague, a mentionné la nécessité de limiter le réchauffement climatique à 2°C, voire 1,5°C, et c’est inscrit de façon plus formelle encore dans l’Accord de Paris.

Quand on regarde l’Accord de Paris, il s’appuie complètement sur le cinquième rapport du GIEC, donc on a rempli notre mission. Je pense qu’on a donné aux décideurs politiques les éléments pour qu’ils puissent prendre leurs décisions. Là où le bât blesse, c’est qu’une fois la décision prise, elle ne se concrétise pas dans les mesures et dans la réalité de la politique. Mais c’est clair qu’à partir de cela, nous avons contribué collectivement, et je l’ai fait peut-être plus au niveau français, évidemment, à la mise en place de politiques publiques en France. J’ai participé au premier Débat sur l’Energie, en 2005, dans lequel est inscrit l’objectif de division par 4 de nos émissions, ensuite j’ai participé à la préparation de la loi sur la transition énergétique pour la croissance verte, au Grenelle de l’Environnement dans lequel ça a été réaffirmé. Effectivement, parmi les scientifiques, j’ai été un de ceux qui ont apporté leur témoignage, et les politiques publiques en France se sont largement appuyées sur les travaux de la communauté scientifique.

Dans mon cas, je suis allé un peu plus loin. Je suis au Conseil Economique Social et Environnemental (CESE), j’ai été co-rapporteur d’un premier avis, avec Catherine Tissot-Colle sur la loi de transition énergétique, et j’ai aussi été dans la loi T.C.E.V. J’ai été co-rapporteur, là aussi, de l’avis sur la loi sur la transition énergétique, et donc travaillé sur les concepts d’injustice climatique, sur le risque d’accroissement des inégalités… donc je suis allé un peu plus loin grâce au C.E.S.E. qu’un simple témoignage de scientifique. Je suis au CESE, car j’ai été désigné comme personnalité qualifiée suite à mon implication dans le Grenelle de l’Environnement. Il y a une certaine continuité. Au niveau du C.E.S.E, je me suis impliqué dans 5 avis qui ont tous une dimension climatique. Ça a été aussi un endroit où j’ai pu témoigner, au-delà de mes travaux de recherche. C’est un peu entre l’expertise et la décision politique.

LVSL : Quelle devrait être la place de votre discipline dans l’élaboration de la planification écologique ? À quel niveau votre discipline devrait-elle intervenir par rapport à la décision ? Avez-vous déjà pensé à une structure qui pourrait faciliter ?

Jean Jouzel : Oui… Alors, au niveau de la décision, je pense qu’il faut bien prendre la dimension… Jusqu’ici on a parlé de climat, mais on est dans un contexte très important de changement. Je dirais que c’est la transition écologique au sens large. On va parler de transition énergétique, la Loi sur la Transition Energétique, qui est directement une loi dont la première motivation est la préservation du climat, la diminution des émissions de gaz à effet de serre. Mais on est dans un contexte beaucoup plus large, où il y a beaucoup de problèmes environnementaux aussi importants, comme la perte de biodiversité, comme la pollution, comme l’accès en eau, comme tous les problèmes de santé d’environnement… Et un des points que les gens prennent, c’est que ces problèmes ne sont pas indépendants les uns des autres. Par exemple, un réchauffement climatique rapide, de façon claire, exacerbe les autres problèmes environnementaux, qui n’ont pas besoin de ça.

Je donne souvent l’exemple de la perte de biodiversité, si rien n’était fait pour lutter contre le réchauffement climatique, la vitesse de déplacement des zones climatiques à la fin du siècle qui est de l’ordre de 5 à 10 km par an serait supérieure à la capacité de déplacement de la moitié des espèces, faune ou flore. Ça montre bien ce lien, si on ne stabilise pas le climat, la biodiversité en souffrira. Elle souffre des activités humaines, de beaucoup d’autres façons, et c’est de même pour la pollution. La pollution estivale, les villes polluées, un événement de pollution estivale quand il y a des périodes caniculaires, il est très difficile d’y faire face, avec ce qui se décline sur des problèmes de santé et d’environnement.

De même pour les ressources en eau, ne serait-ce que pour le pourtour méditerranéen… Un des problèmes du réchauffement climatique, au-delà des températures, c’est qu’il a le mauvais goût, dirais-je, d’accroître les précipitations là où il y en a déjà bien assez, par exemple dans le nord de l’Europe, l’hiver, et de les diminuer là où, en gros, on n’en a déjà pas trop, sur le pourtour méditerranéen.

Donc, on voit bien que tout ça est lié. C’est vrai qu’au-delà du climat, je pense qu’il faut s’intéresser à l’ensemble de cette transition écologique, on m’a pris en compte dans les textes, mais c’est un peu ça, ma démarche, actuellement. Et donc, dans tous ces domaines, il y a des décisions à prendre.

Alors ! Est-ce qu’il y a des organismes ? Moi, je me suis impliqué bien sûr aussi, du côté « recherche ». Tout ce dont je vous ai parlé a plutôt à voir avec le Ministère de l’Écologie, donc j’ai côtoyé tous les ministres de l’Écologie depuis, je pense, Michel Barnier… Je me suis aussi beaucoup impliqué dans la recherche. J’ai été, par exemple, 5 ans Président du Haut-Conseil de la Science et de la Technologie, qui ne s’intéressait pas au climat, mais à l’ensemble de la recherche en France. On voit bien que ces organismes consultatifs n’ont pas beaucoup de poids en France, malheureusement, donc en fait, les décisions sont plutôt prises au niveau des cabinets ministériels.

Ceci étant, je crois à la nécessité de telles organisations. Par exemple, je place des espoirs dans le Haut-Conseil pour le Climat, qui a été récemment mis en place, donc mon collègue Pierre Larrouturou en fait partie, des scientifiques comme Valérie Masson-Delmotte, avec qui j’ai travaillé, je connais bien sûr tous les gens qui y sont, et j’espère que ce Haut-Conseil aura réellement un impact, parce que c’est réellement souhaitable que les politiques publiques s’appuient sur de l’expertise, ce qui n’est pas toujours le cas.

LVSL : Si un candidat à la Présidentielle vous donnait carte blanche pour élaborer son programme en matière d’écologie, que pourriez-vous lui suggérer, dans le cadre de votre spécialité ?

Jean Jouzel : Évidemment, je placerais la lutte contre le réchauffement climatique au cœur de l’activité, on a fait un pas supplémentaire dans cette direction, c’est ce qu’on aimerait, avec Pierre Larrouturou. On s’est mobilisés, à travers deux livres, « Pour éviter le chaos climatique et financier », et puis avec Anne Hessel « Finances, Climat, réveillez-vous ! ». Ces deux ouvrages sont, en gros, des ouvrages de lancement de cette idée de pacte finance/climat. En gros, l’idée qu’on y défend, et nous ne sommes pas les seuls, c’est que si l’on veut prendre la mesure du réchauffement climatique, il faut investir de façon massive, et que ces investissements demandent une vraie prise en compte de ces problèmes. On propose de façon claire la création d’une banque européenne pour le climat. L’estimation de la Cour européenne des comptes est qu’il faudrait mille milliards € chaque année ou un peu plus pour lutter contre le réchauffement climatique européen.

Nous sommes profondément européens, et donc pour répondre à votre question, ce que nous aimerions, c’est que certains candidats – et d’ailleurs on a déjà le soutien de 210 députés, je crois – sans forcément reprendre notre Pacte, reprennent cette idée de mettre au cœur d’un projet européen la lutte contre le réchauffement climatique, et d’ailleurs, une Europe de l’énergie et du climat. Ce Pacte européen pour le Climat est de notre avis synonyme de dynamisme économique, de création d’emploi (on parle de 6 millions d’emplois au niveau de l’Europe). La seule façon, pour qu’ils puissent être pris au sérieux, c’est que des candidats aux élections européennes et ensuite des candidats aux élections de différents pays, des décideurs politiques, le reprennent à leur compte. Alors peut-être sous une forme différente, mais, ce dont je suis persuadé, c’est que, pour lutter de façon efficace contre le réchauffement climatique, on va parler de mobilité, de domestique (ce qu’on fait chez soi en termes de chauffage, d’utilisation d’appareils électro-ménagers et électroniques, ou de systèmes énergétiques, d’agriculture, d’alimentation) que tout cela soit vraiment repris dans des programmes, cette nécessité de lutter contre le réchauffement climatique et, plus généralement, je le redis, de préserver notre environnement avec ses autres dimensions.

Notre espoir, donc, c’est vraiment que ça soit repris, pas forcément sous la forme du Pacte, mais au moins que tout le monde soit conscient que, si on continue sur le rythme sur lequel nous sommes au niveau européen, les objectifs de l’Europe – ceux de la France sont à peu près similaires – de neutralité carbone à l’horizon 2050, en divisant par 4 ou 5 leurs émissions ne peuvent pas être atteintes sans un changement complet de politique.

Et finalement, il y a eu beaucoup de création de monnaie. La planche à billets a tourné pour sauver l’économie, on a créé plus de mille milliards € chaque année depuis 2008, et encore plus récemment, pour relancer l’économie… On pense qu’il serait temps que cette création monétaire soit vraiment destinée à des choses précises comme la lutte contre le réchauffement climatique, qui doit, et c’est un de nos soucis, être juste… Je suis intimement convaincu, au niveau français, de la nécessité d’une fiscalité écologique, mais on voit bien que cette fiscalité écologique est difficile à mettre en place, alors qu’on en sait les deux conditions nécessaires :

  • Qu’il y ait un regard vers les couches les plus pauvres de la population, les moins aisées, de façon à ce qu’elles n’en souffrent pas, en tout cas pas exagérément ; que ça leur permette de prendre conscience aussi de la réalité du problème ;
  • Que cette fiscalité écologique, on en connaisse la destination.

Les pays qui ont réussi à mettre en place une fiscalité écologique sont les pays dont ces deux conditions ont été au cœur de la politique fiscale, ce qui n’est pas le cas en France, malheureusement, ça a été l’échec !

C’est très clair, et ces aspects-là m’intéressent aussi beaucoup. Il faut absolument une fiscalité écologique, mais qui soit juste, et qui soit vraiment efficace. Et l’efficacité passe aussi par une clarification des objectifs de l’utilisation de cette fiscalité.

LVSL : Êtes-vous en lien avec des spécialistes d’autres disciplines ? Et si oui, comment travaillez-vous ensemble, concrètement ?

Jean Jouzel : Oui ! Et je vais citer un exemple. Un de nos derniers articles, c’est un article avec Eloi Laurent, qui est sociologue et qui s’intéresse aux inégalités. Cet article porte sur la nécessité de mettre en avant de nouveaux indicateurs. C’est un travail que j’ai fait avec un économiste, un sociologue plutôt qu’un économiste, c’est un travail récent. Autre exemple, au niveau du C.E.S.E., il y a toutes les sensibilités, donc quand on rédige un des avis du C.E.S.E., il faut aussi savoir tenir compte d’un aspect consensuel, de gens qui viennent de différents horizons.

Dans l’évolution du climat, il n’y a aucune discipline qui puisse vraiment se dire que ce n’est pas son problème. Donc, je côtoie aussi bien des philosophes comme Dominique Bourg, qui s’intéresse au réchauffement climatique, des sociologues, mais aussi des historiens du climat, des spécialistes de l’agriculture, des gens qui sont plus orientés vers la technologie, ou même des juristes… J’ai parrainé l’organisation de Marie Toussaint, Présidente de « Notre affaire à tous », qui est une des quatre organisations signataires de l’appel « l’Affaire du siècle ». J’ai travaillé sur la justice climatique avec une juriste, Agnès Michelot, demain je vais au dixième anniversaire d’OXFAM, j’irai donc témoigner avec des gens d’horizons complètement différents. C’est souvent aussi dans les entreprises, il y a beaucoup d’intérêt des entreprises, dans le secteur financier…

Je fais aussi, de plus en plus, de conférences et d’interactions avec le secteur agricole, parce que j’aime beaucoup. C’est anecdotique, mais il y a deux mois, à sa demande, j’ai rencontré Christiane Lambert, Présidente de la FNSEA. Il y a une vraie prise de conscience dans le monde agricole de la nécessité de prendre en compte ce problème climatique… Ce sont des leaders syndicalistes…

J’ai aussi beaucoup de contacts avec les politiques, bien sûr, je suis assez proche de Nicolas Hulot, mais quand François de Rugy a pris le Ministère, il m’a aussi invité à le rencontrer. De même, j’ai rencontré ensuite Emmanuelle Wargon à son invitation, Brune Poirson également, on a discuté de projets sur le forum Météo/Climat.

Je suis aussi très investi dans l’associatif, là aussi on côtoie des gens d’horizons différents. Je suis président de Météo et Climat, qui est la société savante dans nos disciplines. Je suis aussi très impliqué et très intéressé par un mouvement qui s’appelle « Mouvement Universel de la Responsabilité Scientifique » : l’idée c’est qu’on discute beaucoup de responsabilité scientifique, d’éthique scientifique, et ces aspects m’intéressent également, et donc on aura ici un Directoire, lundi prochain on sera une quinzaine de personnes à se réunir ici, avec à la fois des médecins, des philosophes, mais aussi des spécialistes de l’informatique, de l’intelligence artificielle… Tout ça pour discuter de l’éthique scientifique.

J’aime bien le contact avec les gens, j’ai beaucoup aimé m’investir dans le Haut-Conseil de la Science et de la Technologie, là aussi j’ai côtoyé des gens de toutes les disciplines. Je pense que ça fait partie de notre travail. Ça laisse un peu moins de temps pour écrire des articles, mais une de mes fiertés, c’est que beaucoup de jeunes ont pris le relais, il y a Vincent Delmotte, et d’autres aussi qui sont dans nos équipes, comme dans son cas, extrêmement visibles. Ces jeunes sont extrêmement brillants, impliqués, et c’est vrai que j’ai participé au développement de l’Institut Pierre Simon-Laplace, c’est quand même un grand institut, et ça fait aussi partie de mes fiertés.

Ma carrière de chercheur est un peu derrière moi, même si je continue de travailler un peu, mais je suis très fier que beaucoup de jeunes s’intéressent à ces disciplines, parce qu’on en a bien besoin…

LVSL : Êtes-vous plutôt optimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

Jean Jouzel : J’ai été optimiste, plus que je ne le suis aujourd’hui, après la Conférence de Paris. Si on peut parler d’un succès, ce n’est pas dans ses objectifs eux-mêmes, car ils sont bien en deçà de ce qu’il faudrait faire pour limiter le réchauffement climatique à 2°C. En l’état, on va plutôt vers 3°C : il faudrait multiplier par 3 les engagements, par 5 pour rester sous 1,5°C. Ce n’est pas tellement par ses objectifs, mais par son universalité. Tous les pays ont signé l’Accord de Paris, pratiquement tous les pays l’ont ratifié – le seul grand pays qui ne l’a pas ratifié, pour le moment, c’est la Russie – mais malheureusement, le retrait annoncé des États-Unis, le retrait envisagé du Brésil, et du coup, d’autres pays qui traînent les pieds comme l’Australie (et on ne voit pas la Russie ratifier l’Accord de Paris si les États-Unis en sortaient…). Je suis beaucoup moins optimiste.

Ceci étant, je reste non pas confiant, mais convaincu qu’il faut faire le maximum pour limiter le réchauffement climatique, c’est d’ailleurs dans cet esprit que nous avons lancé cette idée d’un Pacte Finance-Climat pour l’Europe. Mais il faut bien reconnaître la difficulté quasi insurmontable de limiter le réchauffement climatique à 1,5°C. Diviser par deux nos émissions entre 2020 et 2030, alors que beaucoup des investissements d’aujourd’hui (on peut parler de développement de l’aviation, du transport maritime, de construction de nouvelles centrales qui sont, dans certaines régions, à charbon, ou bien en tout cas, à combustible fossile), ne rend pas optimiste…

Pour réussir, il faudrait que chaque investissement, que tous les pays, tous les secteurs d’activité, chaque citoyen regarde dans la même direction, et on voit bien que ce n’est pas le cas, donc je suis beaucoup moins optimiste que je ne l’étais. Nous sommes, malheureusement, dans la situation qui était celle après le Protocole de Kyoto, qui était à peu près bien dimensionné à l’époque, puisque les États-Unis n’ont pas ratifié. Avec la non-ratification par George Bush du Protocole de Kyoto, on a perdu 8 ans. Je ne sais pas si on perdra 4 ou 8 ans dans le cas de Trump, mais c’est clair que la politique a pris le pas sur la nécessaire lutte contre le réchauffement climatique, et ça, ça ne me rend pas complètement optimiste.

Mais je pense qu’il faut toujours agir, il faut faire le maximum, et je pense, je le redis, que l’Europe peut jouer un rôle important, et prendre le leadership dans cette lutte contre le réchauffement climatique. Et je dis souvent que le pays, le bloc de pays, qui prendrait le leadership dans la lutte contre le réchauffement climatique sera aussi le leader au niveau planétaire dans quelques décennies. Pour moi c’est très clair, parce que c’est synonyme de développement économique. Ce n’est pas le contraire.

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

https://www.youtube.com/playlist?list=PLPGOXjDeue501zsAnWcxXH1LfUMOs3F4u

 

4. Le géopolitologue : Bastien Alex | Les Armes de la Transition

Bastien Alex est géopolitologue, chercheur et professeur à l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques et dirige l’Observatoire Défense et Climat. Cet organisme fournit notamment des études au Ministère des Armées sur les liens entre changement climatique, déstabilisation des sociétés et conséquences en termes de sécurité. Bastien Alex nous éclaire sur le rôle potentiel d’un géopolitologue dans le cadre de la transition écologique.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différent. Un tel projet est inédit, et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des “armes” de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : A quoi sert un géopolitologue pour le climat ? Pourquoi avez-vous choisi cette branche-là pour apporter votre pierre à ce combat plutôt qu’une autre ?

Bastien Alex : Je pense que l’intérêt de la géopolitique dans le cadre de la lutte contre le changement climatique c’est que c’est une discipline qui permet, en s’intéressant à l’exercice des rapports de forces sur le territoire et entre acteurs, de bien saisir les enjeux du problème, et notamment les difficultés et les réticences à engager une véritable transition au niveau mondial. Si on ne fait pas de géopolitique, on passe à côté de clefs de compréhension qui sont fondamentales pour arriver à identifier quelle peut être la stratégie des États, par exemple, les États producteurs de pétrole ou de gaz, qui sont effectivement plutôt des bloqueurs dans l’émergence de cette transition au niveau mondial. Donc, la géopolitique est selon moi, avant tout, un outil qui sert à bien identifier l’état du rapport de forces pour identifier les points de blocage et éventuellement, y apporter des réponses.

LVSL : En quoi consiste, concrètement, votre activité ? Pourriez-vous nous définir une de vos journées types ? Quelle est votre méthodologie ?

Bastien Alex : Je travaille principalement en source ouverte : je lis beaucoup la presse, presse spécialisée, les rapports des institutions, des ONG, des entreprises, bref tout acteur qui produit des connaissances. Je réalise aussi beaucoup d’entretiens, ce qui me permet d’avoir une vision globale des problèmes que je veux traiter et de proposer une analyse et des recommandations opérationnelles à destination des décideurs. Ma méthodologie est en somme celle de tout chercheur en sciences humaines et sociales.

Nous travaillons principalement avec le Ministère des Armées, qui est notre principal pourvoyeur public d’études, un petit peu moins avec les Affaires étrangères, tout simplement parce que c’est un ministère qui externalise un peu moins sa réflexion stratégique. Le Ministère des Armées est le premier client de l’IRIS depuis des années, et dans le cadre de nos travaux pour ce ministère, nous réfléchissons ensemble à la formulation vis-à-vis de certains sujets qu’il nous demande de traiter, de recommandations opérationnelles. Il y a une volonté d’identifier, par rapport à une problématique, des points de vigilance, et une manière de les prendre en compte dans les politiques publiques. Ça peut être du conseil de posture vis-à-vis d’un pays, de propositions de partenariat, d’actions à mener, de task-force à développer, ce genre de choses, pour que le ministère puisse orienter sa politique sur ces sujets bien précis, pour ce qui nous concerne directement. Pour ma part, je dirige l’Observatoire des Impacts des Changements Climatiques en termes de sécurité et de défense.

LVSL : Quel est votre objectif ?

Bastien Alex : Notre objectif, c’est de permettre à l’Institution (au Ministère de la Défense, au Ministère des Armées) d’intégrer, dans sa réflexion stratégique, les impacts du changement climatique. Cela veut dire qu’elle ait conscience des conséquences sécuritaires du changement climatique, dans quelle mesure ses impacts vont venir soit exacerber des facteurs de conflictualité traditionnels ou en faire émerger de nouveau. C’est quelque chose à prendre en compte, c’est une nouvelle donnée de l’environnement stratégique. C’est véritablement le premier objectif.

Le second, c’est aussi de sensibiliser le Ministère à la manière dont il doit intégrer ça comme contrainte opérationnelle. Ça veut dire que de plus en plus, le Ministère va devoir réduire son empreinte carbone – il n’y a pas de raison qu’il soit exempté d’efforts sur ce plan-là – donc, évidemment, nous essayons de proposer des pistes de solution. Bon… Ça ne vous étonnera pas, ce n’est pas le principal promoteur de la transition énergétique au sein du gouvernement. Ce qu’on demande à un outil militaire, c’est d’être efficace, donc tant pis si ça consomme du carburant… Mais l’idée, c’est plutôt de jouer ça sur le terrain du gain opérationnel.

Je prendrai juste un exemple : les États-Unis se sont rendus compte, lors des guerres en Afghanistan et en Irak, que les convois de ravitaillement étaient très souvent attaqués, et c’est là qu’ils avaient le plus grand nombre de pertes en soldats. Donc, ils se sont dit que pour réduire le nombre de pertes, il faut réduire les convois, et pour réduire les convois, il faut augmenter l’autonomie des postes avancés. Cela passe par des solutions renouvelables, soit de recyclage de l’eau, soit de production d’électricité à partir de sources renouvelables. Donc, c’est cette réflexion qu’on essaie aussi de pousser au sein du Ministère.

Après, il y a d’autres sujets qui vont toucher plutôt à la manière dont les industriels de la Défense intègrent le paramètre « changement climatique » dans leur cycle de développement de nouveaux matériels, qui sont pensés généralement sur une quarantaine d’années.

LVSL : Pourriez-vous nous livrer trois certitudes que vous avez développées au sein de vos travaux ?

Bastien Alex : La première, c’est que le changement climatique n’est pas un problème environnemental, c’est un problème politique. Je dis toujours que c’est un problème doublement global. C’est un problème global à la fois sur le plan spatial – les émissions de gaz à effet de serre sont dans l’atmosphère, qui est un bien commun, même si vous êtes un pays qui n’émet pas de gaz à effet de serre. Et puis, au sens plus littéral, c’est un problème englobant, multidimensionnel, puisque ça altère l’atmosphère, la biosphère, etc. Ça va concerner également l’économie, puisqu’on sait très bien que les émissions de gaz à effet de serre proviennent du modèle de production de richesses capitaliste, qui consomme énormément de richesses, notamment les ressources en hydrocarbures dont la combustion provoque l’émission de gaz à effet de serre, donc c’est un problème énergétique.

C’est un problème sanitaire parce que ça va soulever des enjeux de santé, de propagation des épidémies.

Et c’est bien sûr un problème politique parce que son traitement au niveau international nécessite des discussions au plus haut niveau dans le cadre des COP – les conférences des parties – ou s’exercent des rapports de forces puisque les États qui y participent n’ont pas du tout les mêmes intérêts. Évidemment, une négociation est toujours le produit de rapports de forces, c’est évidemment le produit des lignes rouges de chaque partie qui négocie, et ça, c’est toujours un élément politique. Donc le changement climatique est doublement global de ce point de vue, et c’est bien – non pas un problème environnemental uniquement, mais bien un problème politique. C’est la première chose.

La deuxième, c’est que le changement climatique est aussi un multiplicateur de menaces, ou un amplificateur de risques. Ça veut dire que, par ses impacts, il va, encore une fois, exacerber certains paramètres de la conflictualité existants, potentiellement en créer de nouveaux… Par exemple, dans le cadre du déploiement des solutions de géoingénierie à grande échelle, sur lesquelles on devrait, nous aussi, se pencher.

Et la troisième chose, c’est ce que mes collègues Amy Dahan et Stéphane Foucard ont appelé « le schisme avec le réel ». C’est-à-dire que le climat est traité de manière cloisonnée dans des enceintes, notamment onusienne, sans que jamais on ne tente de faire le lien avec les problématiques principales, qui sont énergétiques et économiques. Et donc l’objectif général de mes travaux, en tout cas ce que j’essaie d’apporter dans les articles que je peux écrire, c’est cette vision de ce que j’appelle, non pas le « schisme avec le réel », mais « l’indépassable écueil de l’incohérence ». C’est-à-dire, comment mettre en cohérence l’ensemble de nos politiques. Et je donnerais un exemple : nous savons qu’en 2015, l’Europe a supprimé la politique des quotas laitiers. Ça a provoqué une surproduction en Europe, puisque les producteurs de lait se sont précipités sur cette occasion pour exporter plus. Donc, les prix du lait ont baissé. Ça a profité davantage aux laiteries plutôt qu’aux agriculteurs, qui ne sont pas devenus plus riches malgré la suppression de ces quotas. Les surplus de production sont exportés vers des marchés en croissance, comme la Chine notamment, qui est un pays qui consommait assez peu de lait, mais qui le fait de plus en plus. Et ce qu’on a constaté, c’est que ces surplus sont aussi exportés vers des territoires comme l’Afrique subsaharienne, à travers des produits type « lait en poudre » – qui se conserve mieux, considérant les conditions et la rupture de la chaîne du froid. À travers cette politique, on se rend compte que l’émergence d’un secteur laitier agricole dans des pays comme le Sénégal, par exemple, est concurrencée par les exportations européennes.

Le problème, c’est que l’Union Européenne, par ses politiques de développement, va aussi soutenir l’émergence d’une filière laitière dans ces pays-là. Donc, on a d’un côté des politiques qui vont détruire une filière que d’autres essaient, en même temps, de la soutenir. Et ça, ce n’est pas possible. Et là où je boucle avec mon sujet, c’est que si on ne permet pas aux agriculteurs du Sahel de conserver des moyens de subsistance, et de vivre du fruit de leur travail, on sait que ces gens peuvent être amenés à participer à des mouvements insurrectionnels, ou à des entreprises terroristes. Non pas par adhésion pure aux discours des radicaux ou des islamistes, mais tout simplement, parce qu’au bout d’un moment ce sont les seuls qui paient, et que, quand on a un foyer à faire vivre, on est bien obligé de trouver des solutions.

Donc, mon grand pari, avec bien d’autres qui font ça sans doute mieux que moi, c’est d’alerter sur ce problème d’incohérence totale de nos politiques qui poursuivent des buts complètement différents, mais financés par les mêmes gouvernements. On fait des sommets dessus, chaque année, sans que cela change.

LVSL : Quelle traduction concrète, en termes de politiques publiques, tirez-vous de ces conclusions-là?

Bastien Alex : Nous essayons de travailler avec notre interlocuteur public, le Ministère des Armées, qui en soi ne fait pas véritablement des propositions de réformes. On essaie, évidemment, de l’inciter à réduire son empreinte carbone, à réfléchir à la manière dont il peut mieux utiliser ses ressources… Réfléchir également à la manière dont il doit se saisir de nouveaux enjeux. Le bon exemple, c’est toute la réflexion qui est menée sur la partie civile des interventions des armées, Sentinelle en est un, le déploiement de 7000 à 8000 soldats sur le territoire métropolitain, pour faire face à la menace terroriste. On n’est pas là pour discuter du fait que ce soit une bonne ou une mauvaise mesure, mais, en tout cas, ça témoigne d’un haut niveau d’engagement de nos forces. L’idée c’est que, peut-être qu’à l’avenir, en raison du changement climatique, ce spectre des missions civiles va être augmenté – ne serait-ce que par les catastrophes naturelles. On en a eu un bel exemple avec Irma à l’été 2017, le cyclone qui a frappé les Antilles, qui a nécessité des moyens militaires. Donc il faut aussi faire des recommandations qui vont dans le sens d’une anticipation d’une possible augmentation du spectre des missions civiles des armées. Là aussi, c’est quelque chose que l’on évoque avec eux.

Après, l’objectif est aussi de pousser cet objectif de cohérence auprès du Ministère de la Défense. Ça veut dire que par exemple, si on crée véritablement un envoyé spécial avec un profil « défense » sur les changements climatiques, il faut que cette personne puisse aussi interagir avec les gens qui, tous les jours, prennent des décisions d’ordre économique, pour avoir une incidence sur leurs émissions de gaz à effet de serre et donc ses impacts en termes de sécurité. Il faut que ces personnes-là soient aussi associées à ces discussions-là pour dire à un certain moment « Non, attention, si vous partez dans cette direction, c’est une chose sur laquelle on va devoir intervenir d’ici, peut-être, 20 ou 30 ans ». Donc il faut qu’on ait tous les éléments de réflexion au départ pour que la création de ce type de poste ne soit pas uniquement de l’affichage inutile.

LVSL : Quelle devrait-être la place de votre discipline dans la planification de la transition ? A quel moment la géopolitique devrait être considérée par rapport à l’action publique, et avez-vous une idée de structure pour faciliter cela ?

Bastien Alex : Je crois que, dans les politiques publiques, la géopolitique doit servir à bien mesurer l’état des rapports de forces sur une question donnée. Ce qui se passe par exemple en ce moment est intéressant, puisqu’on voit qu’une mesure qui était vendue comme « pro-climat » à savoir l’augmentation des taxes sur les carburants les plus polluants souffre d’un rapport de force défavorable avec les gilets jaunes. De fait, la promotion de cette mesure était faite pour de mauvaises raisons.

Ce mouvement social que sont devenus les gilets jaunes montre qu’il est possible de renverser le rapport de forces et faire reculer l’État sur cette question. Alors on a dit « c’est dommage, c’était une mesure pro-climat ». Non. Je pense que ce qu’a montré cet épisode, c’est que l’effort doit être supporté, non pas uniquement par les gens qui subissent des contraintes parce qu’ils n’ont pas le choix, mais aussi par d’autres acteurs de l’économie, notamment les multinationales (je ne vais pas revenir dessus, mais on sait très bien qu’il y a beaucoup de groupes qui s’extraient de l’impôt, grâce à l’optimisation fiscale). La géopolitique de l’évasion fiscale, c’est une géopolitique aussi. Pourquoi, aujourd’hui, permet-on à certains groupes, grâce à l’optimisation fiscale, qui est quelque chose de légal, de se soustraire à l’impôt ? Tout repose sur les captives que sont les classes moyennes et les personnes à faibles revenus, mais qui sont exposées à des impôts types TVA, auxquels ils ne peuvent échapper.

Donc, l’intérêt de la géopolitique dans les politiques publiques, c’est d’analyser les rapports de forces qui se posent sur une question, évidemment à l’international. Si on veut construire une politique étrangère française cohérente, il faut qu’on soit capable, tout simplement, d’assumer nos choix, de faire de vraies analyses et pas de la posture… Je prendrai juste un exemple : le gros problème qu’ont les puissances occidentales aujourd’hui

, dont la France, c’est qu’elles continuent à essayer de justifier certaines de leurs décisions en politique étrangère, par des principes qu’elles appliquent à géométrie variable. Ça, évidemment, tout le monde l’a compris, et ça nous est sempiternellement reproché, à raison, d’ailleurs. Donc, si on veut avoir une politique cohérente, il faut aussi qu’on arrive à sortir de ces postures. La géopolitique sert à tout ça.

Je crois que ce que la géopolitique m’a appris aussi, c’est qu’il faut être aussi capable d’enlever ses lunettes de Français ou d’Européen, ou d’ouest européen, et de réfléchir à la manière dont on est perçu, et à la manière dont nos actions sont analysées à l’extérieur de la France. C’est ça aussi qui nous permet de bien saisir les enjeux, et de bien nous positionner pour ne pas, à chaque fois, accuser les uns et les autres de défendre leurs intérêts, alors que c’est ce qu’on fait de toute façon et, de mon point de vue, d’une manière pas suffisamment assumée. On peut le faire, mais il faut l’assumer et non pas se cacher derrière des principes. C’est ça, pour moi, l’apport de la géopolitique dans les politiques publiques, ça ne s’applique pas uniquement à la politique étrangère, ça s’applique aussi à la politique nationale.

LVSL : Et si un candidat à la Présidentielle vous donnait carte blanche pour élaborer son programme en matière de transition écologique, que proposeriez-vous, concrètement, dans le cadre de votre spécialité ?

Bastien Alex : Je lui dirais que je ne suis peut-être pas le mieux placé… Mais blague à part, je pense que, là aussi, il y a un devoir de transparence et de vérité, dans le sens où pour la promouvoir la transition énergétique par exemple, et la mettre en place intelligemment, il faut discuter de l’ensemble du spectre des problèmes. Ce qui me pose souci, c’est par exemple la dissimulation de toutes les questions d’approvisionnement en métaux, de retraitement et recyclage des métaux liés à la transition énergétique. C’est, par exemple, là-dessus que j’attirerais l’attention d’un candidat qui me demanderait mon avis.

L’objectif de la transition, ce n’est pas de remplacer une dépendance par une autre. On sait que l’industrie fonctionne de telle manière qu’on a besoin de terres rares, de néodyme pour fabriquer des éoliennes, et que ces terres rares sont produites à 95% par la Chine. Non pas parce qu’elle en a le monopole des ressources, mais parce qu’elle a le monopole de la production, ce qui est totalement différent, parce que sur le plan environnemental, leur production est une véritable catastrophe écologique. C’est d’ailleurs notamment pour cela qu’on a abandonné la production dans les pays occidentaux, alors qu’il y a des ressources en terres rares aussi aux États-Unis et en Australie. Donc, il faut avoir ça en tête. La transition écologique est nécessaire, mais sa mise en œuvre ne doit pas se faire en négligeant les problèmes qu’elle peut occasionner, notamment à l’autre bout du monde.

Évidemment, la pollution nous dérange toujours moins quand c’est chez les autres, même quand c’est lié à la fabrication de produits qu’on utilise nous-mêmes. Je crois que c’est, là aussi, l’importance de la réflexion géopolitique, notamment sur le plan énergétique, et le conseil que je donnerais à un candidat à l’élection présidentielle, c’est de bien avoir cela en tête quand il décide de penser des mesures de mise en œuvre de la transition énergétique.

LVSL : Travaillez-vous, au quotidien, avec des spécialistes de professions différentes, et si oui, comment se passent vos échanges, concrètement ?

Bastien Alex : J’essaie de travailler avec toutes les disciplines qui sont voisines de la mienne, puisque la géopolitique est une discipline assez hybride – ou les relations internationales, les deux sont très confondues aujourd’hui – mais étant donné mon spectre d’activité plutôt axé sur « changement climatique » et « énergie », j’essaie de discuter avec des ingénieurs, des journalistes spécialisés, avec des climatologues, des sociologues, avec des politistes, des économistes qui suivent aussi les tendances de marchés… Je les contacte par divers biais, j’ai évidemment ce type de profils dans mon réseau. Les degrés d’accointance sont plus ou moins importants, mais je travaille essentiellement au travers d’entretiens téléphoniques, je vois des gens, j’essaie à chaque fois, en tout cas, de ne pas me limiter à ma spécialité, à ma discipline, et d’aller requérir l’avis des autres sur mes sujets, pour progresser dans la finesse de mon analyse.

Pour moi, c’est aujourd’hui quelque chose d’indispensable si on veut produire quelque chose de qualité, on est obligé de s’intéresser à la manière dont est perçu notre travail par les autres, et quel est l’apport qu’ils peuvent avoir aussi sur des questionnements pointus comme les impacts géopolitiques de la transition énergétique. Je dirais que ce n’est pas un travail qu’on peut mener si on ne pose pas la question à un climatologue, à un ingénieur, un économiste de l’énergie, ou un bon journaliste spécialisé. Ce sont avant tout des relations de réseaux, de personnes-ressources, de discussions, toujours avec l’objectif de nourrir une réflexion.

LVLS : Êtes-vous plutôt optimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

Bastien Alex : Optimiste, non… Mais peut-être pas complètement désespéré. Je trouve, effectivement, que la période actuelle est complexe, à la fois source d’espoir et, il faut bien le dire, de désespérance. Ce qu’on a appelé très vulgairement et très simplement le « populisme » a fait monter des tendances qui sont un peu divergentes. C’est ce qui est, en tout cas, stimulant, mais pas toujours très rassurant pour l’avenir. Je ne pense pas que les gens qui ont élu Donald Trump soient aujourd’hui de grands promoteurs de la transition énergétique et de la prise en compte du climat. C’est plutôt un élément de crainte ou d’insatisfaction.

Après, je me dis qu’il y a tout un tas de gens aujourd’hui qui travaillent sur des scénarios, des technologies, des politiques qui sont censés promouvoir des valeurs en lesquelles je crois comme une plus juste répartition des richesses… Là où je me sens plus de gauche, je dirais, c’est que je conçois que le problème de l’inégale répartition des richesses c’est le problème numéro un. Ce devrait être le socle de l’ensemble des politiques, qu’elles soient économiques ou environnementales. Il y a des signaux qui me permettent d’espérer, puisque des gens qui portent ce discours-là peuvent avoir une certaine audience, et en même temps, je suis parfois un peu effrayé par certains pans du populisme, et je suis encore plus effrayé par certains libéraux qui n’ont toujours pas compris que… J’ai beaucoup de doutes sur la capacité du capitalisme à nous sortir de cette impasse, je ne crois pas à l’utilisation des mécanismes de marché, comme le marché du carbone, par exemple, pour résoudre les problèmes liés au changement climatique…

Je crois qu’il n’y a qu’une prise de conscience globale de cette problématique de répartition des richesses, de cette problématique du découplage de la croissance économique avec la consommation des ressources… Voilà, je sens que ça émerge dans l’agenda de certains, et pour autant, je dirais que ce ne sont pas les idées les plus centrales dans les débats de société aujourd’hui. Donc, il y a, à la fois, des motifs de crainte et peut-être de désespoir, et des motifs d’espérance.

 

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

https://www.youtube.com/playlist?list=PLPGOXjDeue501zsAnWcxXH1LfUMOs3F4u

 

3. La juriste : Valérie Cabanes | Les Armes de la Transition

Valérie Cabanes est juriste en droit international, spécialisée sur les droits de l’Homme. Elle fait partie des premières personnes à populariser le terme d’écocide ainsi que d’autres concepts relatifs au droit de l’environnement. « Quand le politique n’est plus à même de protéger la planète, il faut se tourner vers les juges » répète-t-elle souvent. Co-fondatrice de l’ONG Notre affaire à tous qui attaque l’État français en justice pour inaction climatique, Valérie Cabanes nous éclaire sur le rôle potentiel d’un juriste dans le cadre de la transition écologique.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier différents. Un tel projet est inédit, et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : À quoi sert une juriste pour le climat ? Pourquoi avez-vous choisi cette voie-là plutôt qu’une autre pour apporter votre pierre à la transition écologique ?

Valérie Cabanes : Je crois que le droit est notre dernier rempart avant la violence. Face à la crise écologique, à la crise climatique à laquelle nous devons faire face, il est nécessaire aujourd’hui de requestionner véritablement les règles du vivre-ensemble. Ce que je trouve particulièrement intéressant dans certains concepts juridiques que j’ai pu découvrir dans le monde à travers d’autres cultures, c’est l’idée qu’on ne peut pas protéger les droits fondamentaux des humains si on ne replace pas cette humanité dans certaines règles, dans certaines lois biologiques. Des lois que l’on a transgressées très objectivement depuis le début de l’ère industrielle. Donc, il s’agit aujourd’hui, à travers le droit, de requestionner la place de l’Homme, et de réfléchir à de nouvelles règles qui nous permettent de vivre en harmonie avec le vivant.

LVSL : D’accord. Et donc, en quoi consiste votre activité ? Plus concrètement, pouvez-vous nous décrire, par exemple, une de vos journées types ? Quelle est votre méthodologie ?

VC : Ma journée va se construire par rapport aux sollicitations. Je suis, finalement, très peu proactive, dans le sens où je ne cherche pas à imposer des idées, mais je cherche à semer des graines et à leur permettre de s’épanouir.

Ma stratégie est multiple, je vais essayer de la résumer assez rapidement. J’ai lancé, en France, une initiative citoyenne européenne qui permet de saisir la Commission européenne et de proposer, en tant que citoyen, une directive européenne sur un nouveau concept. C’est un outil de démocratie directe et participative issu du Traité de Lisbonne. Pour cela, en 2013, nous avons proposé une directive européenne sur le crime d’écocide – l’écocide étant, je le rappelle, le fait de nuire gravement ou de détruire, des écosystèmes vitaux, et tous types de systèmes vivants qui nous permettent de maintenir la vie telle qu’on la connaît sur Terre depuis finalement 10 000 – 12 000 ans – l’ère de l’holocène.

La stratégie a été pour moi de démarrer sur l’idée qu’il fallait reconnaître la responsabilité pénale des dirigeants. Pas que des dirigeants étatiques, mais également des dirigeants économiques, des dirigeants bancaires, qui ne font pas assez, aujourd’hui, pour la transition écologique, et qui sont dans un régime d’impunité par rapport à leurs choix d’investissement et d’exploitation. Je pense par exemple à continuer d’investir massivement dans les énergies fossiles, quand on sait qu’il faut absolument aujourd’hui passer à autre chose.

Donc, j’ai popularisé ce terme d’écocide en France en 2013, mais avec l’idée d’amener de nouveaux concepts juridiques dans le débat public, à savoir l’idée qu’il fallait reconnaître comme des sujets de droit les générations futures. Parce qu’aujourd’hui, un enfant qui n’est pas né ne se voit pas protégé quand il naîtra.

Je donne un exemple très concret : un enfant qui naît aujourd’hui avec une malformation en lien avec l’usage de l’agent orange pendant la guerre du Viêt Nam ne peut pas réclamer justice. Et pour le climat, on le voit aujourd’hui, les jeunes se lèvent en disant « Protégez nos droits futurs ! » Ce concept était très intéressant, pour moi, à développer.

Le second concept sous-jacent dans le crime d’écocide, c’est le fait de reconnaître la nature comme sujet de droit. C’est-à-dire, de donner la possibilité à des écosystèmes d’être protégés pour leur valeur intrinsèque, pour le rôle qu’ils ont à jouer dans la communauté de vie, et donc de ne pas relier le droit – qu’il soit de l’environnement, ou le droit international, ou le droit international des droits de l’Homme – seulement aux intérêts de l’humanité. Parce que tout le droit occidental, qui s’est imposé au monde entier, est un droit qui s’est construit autour d’une valeur centrale : la dignité de l’Homme. Étant une juriste des droits de l’Homme, je ne vais pas le remettre en question. Mais on a complètement oublié que l’Homme était un élément de la Nature et qu’il ne pouvait pas survivre sans elle. Il fallait donc aussi construire des règles et des devoirs pour l’humanité, pour mieux protéger les écosystèmes.

Ma stratégie depuis 2013 est donc de populariser en même temps le crime d’écocide, les droits des générations futures et les droits de la Nature. Finalement, au quotidien, je réponds aux sollicitations, que ce soit à travers des conférences, à travers la demande de livres, de chapitres de livres collectifs – en ce moment, ce sont même des préfaces, qu’on me demande, d’interviews, d’articles plus ou moins académiques, plus ou moins à grand public, etc. J’essaie de toucher toute la société, du citoyen au politique, au-delà du monde du droit : les avocats, les magistrats, les barreaux etc. de manière à ce qu’il y ait une synergie qui se mette tout doucement en place. Et ça commence à prendre.

Mon quotidien va donc être d’écrire un article, de répondre à une interview en même temps, de courir cet après-midi à Bruxelles pour donner une conférence.

LVSL : Quel est votre but ?

VC : Mon but ultime, c’est véritablement une révolution de la conscience occidentale : si le droit reconnaît le statut de sujet à des éléments de la Nature, chaque citoyen sera reconnecté à cette réalité première qu’il est un simple élément de la Nature et qu’il a besoin des autres espèces pour vivre. C’est pour ça que j’ai écrit mes livres. C’est un double travail qui est d’amener à un changement institutionnel, mais qui ne pourra, de fait, se faire vraiment que quand chaque citoyen aura saisi – je dirais presque dans ses tripes, de façon émotionnelle – cette nécessité vitale qu’il a aujourd’hui de se reconnecter au vivant, de le respecter, et finalement d’adopter une attitude plus sobre, une attitude de partage. Il comprendra qu’au fond, sa survie en dépend.

Je vise un changement de conscience. Et le droit ne sera, finalement, que le reflet de notre changement de conscience, à un moment donné. Je n’ai pas pour objectif de sauver la planète, en disant : « Je vais obtenir la création d’une loi, et je serai celle qui… » Non. Je crois que, quand on s’engage de cette manière-là, en règle générale on finit extrêmement épuisé et déçu. Pour avoir travaillé dix-huit ans dans l’humanitaire, je sais à quel point vouloir sauver les autres est une démarche compliquée vis-à-vis de soi-même, et peut être épuisant, mais par contre, si je peux faire émerger cette prise de conscience en amenant ces nouveaux concepts dans le débat public, ce sera une réussite suffisante, pour moi.

C’est d’ailleurs pour cette raison que je travaille aujourd’hui sur un film sur les droits de la Nature, parce que l’image permet de créer cette émotion, qui nous manque aujourd’hui pour nous mettre en action.

LVSL: Vous avez commencé à évoquer quelques concepts que vous avez portés pendant votre carrière. Pourriez-vous nous donner trois certitudes que vous vous êtes forgées à travers votre activité ?

VC : La première des certitudes, c’est que l’une des solutions à la crise actuelle est véritablement de reconnecter les règles des hommes avec les lois biologiques. Je crois que si l’on n’est pas capable de faire ça, si on laisse notre vision occidentale hors-sol continuer à guider nos choix politiques et nos choix économiques, on court à la catastrophe.

La seconde, qui m’a été démontrée par les deux millions de soutiens au recours que l’on veut lancer contre l’État – la pétition l’Affaire du siècle, c’est que quand on atteint un certain pourcentage de la population, et des chercheurs ont estimé qu’il s’agit à peu près de 3,5 %, quand on arrive à populariser certains concepts, certaines prises de conscience au sein d’une petite proportion de la population, il y a un effet-levier extrêmement important qui va en général amener ce qu’on appelle « la première majorité à suivre ». Et ce que je trouve absolument fascinant en ce moment, c’est que l’on est, pour moi, à cette charnière. Et donc, il faut absolument tenir bon, il ne faut rien lâcher. Et je crois au pouvoir citoyen de faire véritablement changer la donne. Ce que j’espère, simplement, c’est d’arriver à le faire de la façon la moins violente possible.

La troisième certitude, c’est qu’on a besoin, aujourd’hui, de reconnaître nos liens d’interdépendance, avec le monde vivant, d’une part, mais aussi – et surtout – avec les autres humains. Ça nous oblige à un décentrage, c’est-à-dire à sortir d’une voie qui est en train d’être empruntée par certains peuples et certains dirigeants, qui est de croire qu’on s’en sortira en devenant de plus en plus protectionnistes, donc de plus en plus isolés sur la scène internationale. Je crois, au contraire, que le défi qui nous est proposé aujourd’hui, c’est de reconnaître qu’on est d’abord habitant de la Terre avant d’être citoyen d’un État. Donc qu’en s’ouvrant à l’autre, en reconnaissant nos liens d’interdépendance au niveau de l’humanité elle-même, en reconnaissant l’autre comme un voisin, comme un frère, alors on trouvera peut-être des solutions pour essayer de sauver un maximum de monde par rapport à la catastrophe qui s’annonce.

LVSL : Comment traduiriez-vous ces trois certitudes en politiques publiques, si par exemple un gouvernement arrivait au pouvoir avec une vraie volonté d’aller dans ce sens-là et vous le demandait ?

VC : La première des choses, c’est que l’État accepte de perdre, parfois, sa souveraineté nationale pour pouvoir défendre un intérêt général plus large. Ce qui veut dire accepter de suivre des règles universelles qui nous permettraient de résoudre collectivement la crise écologique, climatique et humanitaire. Je dis ça, moi en tant que juriste de droit international, parce qu’on croit que parce que l’ONU a été créée à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États sont d’accord pour respecter certaines règles universelles. Il faut comprendre qu’aujourd’hui, le principe de souveraineté nationale est une pierre angulaire du droit international, et bloque toutes les avancées courageuses qui consistent à se mettre d’accord sur des règles – parfois contraignantes – ensemble. L’Accord de Paris en est un exemple, il n’est pas véritablement contraignant, et un chef d’État peut en sortir sans craindre une justice internationale, même si les décisions qu’il prend vont avoir un impact sur l’humanité tout entière. Donc la première des choses que je dirais à un chef d’État, c’est qu’il montre l’exemple en disant : « Moi je suis prêt à baisser la garde à ce niveau-là ».

Deuxième étape : il faudrait travailler sur une constitution qui intègre les droits fondamentaux de l’humanité dans des droits plus larges qui sont les droits de la Nature à exister, à perdurer et à se régénérer. C’est le travail qu’on a mené l’année dernière, quand il y a eu un processus qui s’est mis en place pour lancer une réforme constitutionnelle en France. On a donc proposé de retravailler l’Article 1, en y intégrant l’idée que la République devait aussi être écologique et solidaire, qu’elle devait s’engager à lutter contre le changement climatique, à protéger la biodiversité, et qu’elle s’engageait à respecter les limites planétaires, c’est-à-dire à reconstruire toute l’activité du pays – économique, industrielle – de manière à ne pas dépasser ces fameux seuils, ces fameuses limites planétaires, qui mènent l’humanité vers un état planétaire qui devient dangereux pour tout le monde.

Au niveau de l’État lui-même, travailler sur la Constitution va forcément se décliner par l’adoption de nouvelles lois, ou d’amendements aux lois existantes. Je travaille très concrètement là-dessus aujourd’hui, puisqu’il m’a été demandé par des parlementaires, députés et sénateurs une proposition de loi sur le crime d’écocide par exemple. Et si l’on reconnaît le crime d’écocide dans le droit français, il va falloir intégrer, en tout cas selon la définition que j’en donne, cette notion de limite planétaire et donc dans chaque loi (loi sur biodiversité, la loi sur l’eau, etc.) d’intégrer ces limites planétaires comme des normes contraignantes.

Donc, quand vous me dites : « Si, dans un monde idéal, vous pouviez… », en fait, je suis déjà dedans ! C’est-à-dire que les parlementaires nous demandent de travailler sur des propositions de loi, même sur les droits de la Nature… Dans le cadre de la réforme constitutionnelle, il y a eu vingt amendements déposés en juin et juillet 2018 qui se raccrochaient à la notion de droit à la Nature ; des députés ont littéralement demandé à ce que des droits à la Nature soient intégrés à la Constitution, comme dans la Constitution équatorienne ou la loi adossée à la Constitution bolivienne. Donc, ce sont des concepts qui sont en train de véritablement faire leur chemin, de prendre racine au sein même de notre monde politique, et je sais que, dans le cadre des européennes, et c’était le cas aussi pendant la campagne présidentielle, plusieurs partis politiques sont en train de reconstruire leur programme avec une vision quasi d’écologie intégrale. Ces derniers expliquent en effet qu’aujourd’hui, on doit protéger les droits fondamentaux des humains par une protection beaucoup plus forte de la Nature. Et la meilleure des manières de prévenir les dégâts, c’est de donner le statut, en tout cas la personnalité juridique aux éléments de la Nature pour qu’ils puissent défendre son droit à exister, même en justice.

LVSL : Quelle devrait être, selon vous, la place de votre discipline – le droit – par rapport au moment de la décision politique ? Dans le cadre d’une transition, à quel niveau se situerait votre action ? Avez-vous déjà pensé à une structure qui permettrait d’avoir une incidence sur l’action de l’État ?

VC : Il est impératif que la justice et le gouvernement soient indépendants et, en France, ce n’est quand même pas vraiment le cas. Je ne suis pas sûre que tout le monde en soit conscient. On a quand même une justice qui est sous le chapeau du ministère de la Justice,  donc il y a un problème d’indépendance. Il doit donc y avoir une vraie distinction entre le législatif et le judiciaire. Le législatif appartenant au politique et le judiciaire appartenant au corps judiciaire indépendant.

Ce qui me semble être essentiel aujourd’hui, c’est d’une part que le droit s’appuie sur des faits scientifiques pour déterminer s’il y a un risque d’écocide, s’il y a un risque probable de catastrophe environnementale, et que de l’autre côté, les lois s’appuient elles aussi sur des données scientifiques pour établir les normes que l’on doit respecter.

D’où l’intérêt du concept des limites planétaires, qui est un concept purement scientifique de seuils chiffrés, mais qui nous permettrait de beaucoup mieux cadrer notre activité humaine pour mieux respecter l’écosystème terrestre. Donc, c’est cette interdisciplinarité entre la science et le législateur, le politique, la science et le judiciaire, qui nous permettrait de rééquilibrer les lois humaines avec les lois biologiques.

LVSL : Si un candidat à la présidentielle vous donnait carte blanche pour réaliser son programme en matière d’écologie, que pourriez-vous proposer, dans le cadre de votre spécialité, pour rendre ce programme à la fois populaire et réaliste ?

VC : Populaire et réaliste ? C’est un petit peu ce qui est en train de se jouer en ce moment, dans la rencontre qui se produit entre les défenseurs de la justice sociale, et les défenseurs de la justice climatique ou environnementale. On a déjà, au sein même des citoyens, cette volonté aujourd’hui de ne plus opposer la dignité humaine au respect de l’écologie. On le sent, même dans le mouvement des gilets jaunes ; des gilets jaunes qui intègrent les marches Climat, où il y a des gilets verts, en disant « On n’est plus dans cette logique de dire que c’est d’abord l’économie qui va nous permettre d’avoir du travail », et qui s’oppose aux contraintes que veut le mouvement écologiste pour pouvoir mieux respecter les limites de la planète.

Donc, je dirais qu’il n’y a pas forcément besoin de populariser, c’est en train de se mettre en œuvre. Par contre, il y a un besoin de soutenir cette volonté, cette rencontre entre différents objectifs, qui est de vivre dignement – par le travail, par l’activité économique – et en même temps d’être en capacité de protéger notre avenir commun. Et ce qui se profile, si je dois le rendre populaire dans un discours, c’est de dire qu’il y a un moment donné où le droit économique doit s’assujettir aux deux autres niveaux de droits, c’est-à-dire doit respecter les droits humains et les droits de la Nature. Donc, nous ne pouvons plus laisser dans cet état d’impunité les multinationales, par exemple, qui vont en même temps détruire l’environnement, et en même temps détruire les conditions sociales de multiples peuples dans le monde, dont le peuple français.

C’est pour ça que, stratégiquement, on ne peut pas avoir un programme français qui ne s’intéresse pas à ce qui se passe au niveau des normes internationales ; c’est-à-dire que l’État français doit absolument soutenir, de façon claire et ferme, les négociations en cours à l’ONU pour voter un traité contraignant, qui vise les multinationales, leur demandant de respecter les droits humains et le droit de l’environnement. C’est-à-dire, de faire en sorte que les multinationales, aujourd’hui, soient soumises aux mêmes obligations que les États, ce qu’elles ne sont pas puisqu’elles fonctionnent aujourd’hui dans un système parallèle, qui est dirigé par l’OMC et la Banque mondiale, avec des tribunaux d’arbitrage parallèles aux systèmes de justice internationale.

Donc, considérer que ces multinationales – qui sont parfois plus riches que des États – doivent être soumises à ces obligations-là. Elles doivent pouvoir répondre des violations qu’elles commettent. L’État français doit affirmer haut et clair son soutien à ce type de résolution, parce qu’il démontrera à ce moment-là qu’il n’est pas le bras droit des multinationales, mais qu’il est véritablement là pour protéger son peuple et son territoire des risques économiques et des risques environnementaux.

LVSL: Travaillez-vous, au quotidien, avec des spécialistes d’autres disciplines, et si oui, comment vos relations se passent-elles, concrètement ?

VC : Oui, j’essaie vraiment de travailler avec d’autres disciplines, mais après, ça dépend des milieux. Par exemple, je peux être dans un conseil scientifique qui regroupe des climatologues, des philosophes, des agronomes, des juristes… On a un travail de concertation par rapport aux propositions que l’on peut produire, et s’informer les uns les autres sur des sujets qu’on ne connaît pas bien.

Je suis par exemple dans le comité scientifique, au niveau de la Cité des Sciences et de l’Industrie à Paris, de la création d’une exposition permanente qui va ouvrir en 2020, sur « Prendre le vivant en modèle ». Et là, je vais travailler avec des personnes qui

travaillent sur le bio-mimétisme, avec des biologistes, des chimistes ; je suis probablement la seule juriste du groupe. C’est une richesse extraordinaire, et ce n’est pas forcément simple, parce que lorsqu’on est face à une personne qui est en science dite « dure », et qu’on lui parle tout d’un coup des droits de la Nature, on n’a pas une adhésion immédiate. C’est-à-dire « Je ne comprends pas comment on peut donner la personnalité juridique à un cycle bio-géochimique de l’azote et du phosphore… Mais alors, va-t-on la donner à des bactéries ? »

Il y a donc des échanges absolument passionnants, intellectuellement, et l’intérêt de travailler en transdisciplinarité. En ce qui me concerne personnellement, j’aime être autodidacte sur plein de sujets différents. Quand j’ai écrit « Un nouveau droit pour la Terre », j’ai dû être autodidacte, parce qu’aller analyser les rapports ou les recherches qui sont publiées dans « Nature », dans « Science », pour être sûre de ce que je raconte et d’être vraiment dans la prospective de ce qui peut se passer, et de le vulgariser de manière à ce que je le comprenne et que je puisse l’expliquer au grand public – ça demande forcément d’être transdisciplinaire.

On ne peut pas rester enfermé, et c’est d’ailleurs un des écueils du droit de l’environnement, et des personnes qui ont été formatées dans le droit de l’environnement, c’est qu’il y a peu de passerelles de faites, par exemple avec les biologistes. Je connais quelques juristes de l’environnement qui ont eu un cursus parallèle en biologie, par exemple, ou en écologie, ou en géologie, ou en géophysique de la Terre, mais ce n’est pas une démarche spontanée qui est proposée, et donc on est face à des gens qui sont spécialistes du droit, mais qui n’ont pas de connexion directe avec les écosystèmes, mais surtout qui ont une vue morcelée de la Nature.

Le droit occidental, européen, va protéger une forêt par le biais du label Natura 2000, protéger une espèce menacée, s’intéresser au loup, mais n’a jamais une vision écosystémique du monde, parce que le droit de l’environnement est à l’image de la manière dont l’Occidental se perçoit dans le monde. Il ne voit pas ces liens d’interdépendance, il ne voit pas l’écosystème terrestre dans lequel il devrait s’inscrire. Travailler avec d’autres branches scientifiques nous permet véritablement de prendre conscience de tous ces enjeux et de travailler de concert, c’est extrêmement important.

LVSL : Toute dernière question : Êtes-vous plutôt optimiste par rapport à la capacité de l’humanité à répondre au défi climatique, ou non ?

VC : Ma réponse sera double. Je pense qu’on n’échappera pas à une dégradation des conditions de la vie sur Terre, dans le sens où il est presque trop tard au niveau de l’emballement climatique,  pour des raisons liées au fait que les politiques n’ont pas pris la mesure de ce qui se passait, que les industriels ne s’en sont pas préoccupés… Et aussi parce que les rapports du GIEC ont toujours été des rapports de consensus qui, chaque fois qu’ils sont publiés, avouent que finalement ils n’avaient pas pris en considération certains paramètres qui rendent la situation encore plus grave qu’elle ne l’était. Donc, je pense qu’on va au-devant de terribles souffrances, pour des millions et des millions de personnes dans le monde. À fortiori pour les plus vulnérables, les plus pauvres, celles qui vivent dans les zones qui vont être affectées par la désertification ou la montée des océans.

En revanche, je sens qu’il y a une vraie prise de conscience de l’urgence. Jusqu’à présent, c’était conceptuel, mais pas ressenti comme une réalité possible, et les Européens sont en train d’en prendre conscience. Il faut effectivement passer par l’émotion pour entrer en action, même quand on est au courant. Les sciences cognitives nous l’expliquent très bien. Vous pouvez voir un problème, vous pouvez l’analyser, trouver les solutions, mais pour passer à l’action, il faut qu’il y ait une émotion. Donc, on est au stade de l’émotion.

Et je ne lâcherai pas ce que je fais, parce que pour moi, il ne s’agit pas de parler en millions ou en milliards de personnes. Il s’agit de regarder chaque être humain comme essentiel, et donc, chaque petit pas que l’on fera aujourd’hui, chaque prise de conscience, chaque petite loi qu’on arrivera à faire avancer, c’est une vie, plus une vie, plus une vie… qu’on sauvera. Il y aura à mon avis énormément de victimes d’ici la fin du siècle, mais tout ce qu’on fera aujourd’hui évitera de la souffrance à énormément de personnes aussi. C’est comme ça que je me place et je crois que c’est vraiment dans l’action qu’on arrive à garder, aussi, sa joie de vivre. Ce n’est pas une question d’optimisme.

Cette planète est magnifique, moi, je me réveille chaque matin émerveillée, et à partir de là, j’ai envie de protéger la vie telle que je la vois, telle que je l’ai connue enfant, telle que je la vois encore dans certains endroits du monde. Et j’ai envie, aujourd’hui, d’essayer de faire en sorte que les humains redeviennent plus solidaires et œuvrent ensemble à essayer de résoudre la plupart des problèmes que, malheureusement, on a créé collectivement.

Ce n’est pas optimiste, mais on n’a pas le droit, aujourd’hui, de dire que : « C’est foutu, profitons de ce qu’il nous reste ». Et on n’a pas le droit non plus de se dire : « Je me réfugie derrière mon jardin, je plante des carottes », parce que ça, en plus, c’est un leurre, c’est une utopie. Rentrer dans l’idée qu’on va s’en sortir en devenant juste, soi, tout seul, dans son coin, autonome sur le plan alimentaire, c’est une utopie. Ou alors, il faut que vous appreniez à manier des armes, parce que ceux qui n’auront pas appris à planter des carottes viendront piquer les carottes dans votre jardin, le jour où ce sera la catastrophe. Donc, il faut se reconnecter à l’universel, se reconnecter à la solidarité, au partage, et travailler collectivement à trouver les solutions, et pas de façon individualiste.

 

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

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