Le dernier coup de crayon de Charb

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Redonner la parole à un athée de gauche. Voilà certainement le réel enjeu pour ceux qui, malgré les réticences qu’ils rencontrent, s’attellent à faire vivre les mots de Charb. Si beaucoup connaissent ce dernier comme dessinateur voilà qu’on le redécouvre essayiste avec sa Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes. Et de coups de crayon en coups de plume Charb garde cette même capacité à tordre la réalité pour en montrer sa beauté comme sa bêtise. Mais alors quels peuvent-être les mots d’un athée de gauche sur une question aussi brûlante que l’islamophobie ? Là où les deux écueils sont souvent de ne pas nommer ou de mal nommer les maux qui traversent la société, l’ancien dessinateur de Charlie Hebdo propose un discours alternatif, quelque part entre son inexorable laïcité et sa tolérance, qui redonne corps à ce qu’on pourrait nommer une « gauche républicaine ».

 


La peur ou la haine de l’autre ?

Charb s’intéresse, dans les premières lignes de son livre, à la genèse du terme « islamophobie » et à son instrumentalisation progressive. Selon lui le terme devrait désigner la peur de l’Islam alors qu’il est utilisé pour dénoncer la haine à l’égard des musulmans. La différence entre les deux termes prend son sens en ce que « craindre » une religion, aussi stupide cela puisse-t-il être, est un droit et non un délit. Charb précise à ce titre que les craintes nourries à l’égard de religions traversent les religions elles-mêmes qui sont enclines à nourrir une peur des autres croyances. Ainsi, ceux qui usent ce terme, ne défendent pas l’oppression subie par certains car ce serait une atteinte portée à un de leurs concitoyens, non, ils le font pour protéger les musulmans en tant que représentants d’une religion. Ainsi l’individualité comme l’universalité s’effacent derrière une conception infantilisante d’un Autre à qui l’on ne veut reconnaître autre chose que sa foi. Le militant antiraciste d’hier serait ainsi en train de se transformer en « boutiquier hyper-spécialisé dans une forme minoritaire de discrimination ».

Estimer que les musulmans sont attaqués uniquement pour leurs croyances religieuses c’est fermer les yeux sur l’amplitude des discriminations qui existent. Lorsqu’une personne de confession musulmane se fait refuser l’accès à un logement, est-ce pour le Dieu qu’elle prie, ou pour le prénom qu’elle porte? Il y a fort à parier que la dissonance culturelle que le réel raciste se bâtit intellectuellement ne porte pas uniquement sur la religion mais sur le fait que l’autre soit un Autre. Ce n’est pas que le musulman que l’on discrimine, c’est l’Arabe. Mais voilà, l’époque est obsédée par les religions et se complaît à voir des musulmans là où il nous faudrait voir des citoyens.

Une partie de la gauche abandonne ainsi le discours républicain pour estimer qu’il existerait un « électoralt musulman ». Cette idée pose plusieurs questions. La première c’est celle mentionnée plus haut : le combat contre les discriminations doit-il être mené au nom de la protection d’individus ou de la protection d’une religion ? Qu’est-ce qu’un électeur musulman ? Est-il donc condamné à être prisonnier de son identité religieuse, sa foi doit-elle constituer l’unique grille de lecture que l’on a de lui ? Penser en terme de communautés c’est à la fois s’asseoir sur l’idéal d’universalité porté par notre République et le faire au nom d’un calcul électoraliste : il n’y a plus de citoyens, il n’y a que des voix. On voit ici se dessiner les limites de l’islamophobie dans son incapacité à dire avec justesse qui l’on protège et pour quels motifs. Charb replace dans un cadre intellectuel plus large son analyse et regarde la montée progressive des « phobies » comme un mouvement global. Si l’islamophobie est une boutique spécialisée, beaucoup sont ceux qui, par mimétisme, souhaitent ouvrir leurs échoppes. Ainsi l’extrême droite catholique tente de s’emparer du concept et dénonce la «catho-phobie» régnant en France comme si elle avait quoi que ce soit à voir avec l’ampleur de la haine adressée aux musulmans. Mais puisque la quête de mots est une quête de légitimation, il fallait que certains empoignent la machine à « phobies » pour se placer en victimes oubliées de l’anti-racisme.

 

Il n’y a de blasphème que pour les croyants

Dans cet ouvrage dont l’écriture fût terminée quelques jours avant les attaques terroristes de Charlie Hebdo, Charb revient sur les qualificatifs qui furent pendant longtemps adressés au journal satyrique : « islamophobe », « blasphémateur », autant d’anathèmes dont l’auteur questionne la viabilité intellectuelle. Comme il tient à le rappeler « un croyant peut blasphémer dans la mesure où blasphémer a un sens pour lui. » Un non-croyant, lui, ne peut se voir opposer l’argument du blasphème en ce que Dieu n’est sacré que pour celui qui y croit. Il n’y a d’insultes et d’outrages à Dieu que lorsque l’on est convaincu de son existence et de sa transcendance. Le blasphème serait donc un qualificatif malléable selon qui parle et qui croît ? Pas vraiment. En France, une religion n’est pas autre chose qu’un « ensemble de textes, de traditions et de coutumes parfaitement critiquables. ».

Lorsque l’on se place dans l’espace public et que l’on a la prétention de vouloir parler du politique on le fait avec Raison, c’est à dire en s’extirpant des obscurantismes et en s’octroyant le droit d’opposer la rationalité à la religiosité. Mais voilà, beaucoup sont ceux qui abandonnent le combat des idées en même temps qu’ils délaissent le sens des mots. Les médias, premièrement, qui décident arbitrairement qu’il y a provocation, et qui donnent de la matière à ceux qui n’attendent rien d’autre que de se sentir provoqués. Comme le dit Charb « que la presse titre « scandale » et il y aura des scandalisés. ». Les hommes politiques, dans un second temps, qui dégoulinent d’un paternalisme bourgeois et ethnocentrique et qui estiment que le second-degrés ou la satire sont des chimères inaccessibles pour leurs concitoyens musulmans. Eux, bien sûr, comprennent, mais ils s’érigent en avocats autoproclamés d’une communauté qu’ils fantasment et à laquelle ils refusent toute intelligence.

Lorsque sous des traits qui dépeignaient alors la radicalité certains voyaient des attaques contre les musulmans en général il nous faut rappeler que, oui, islam et humour sont compatibles, tout autant compatible qu’islam et démocratie, qu’islam et laïcité. Si dessiner de manière grotesque un terroriste islamiste est vu comme islamophobe alors c’est estimer qu’au pire les musulmans sont tous des terroristes, au mieux qu’ils font preuve de solidarité à l’égard de ces actes haineux. Maintenant que le travail de conditionnement intellectuel est fait, chaque dessin, chaque trait de plume, est compris à la lumière de l’idée que l’on se fait de la personne qui les esquisse. De ces reconstructions ex post naissent une négation absolue du débat d’idées, islamophobe tu étais, islamophobes tes propos seront.

 

La gauche doit réinvestir l’universalité

Voilà peut-être là tout l’enjeu. Nous évoquions en introduction le fait de ne pas nommer et de fait de mal nommer les choses. Ainsi, au même titre qu’une frange significative de la droite française s’est transformée en boutiquière hyper-spécialisée de la haine, une partie de la gauche s’est transformée en boutiquière hyper-spécialisée de la discrimination. Mais dans ces luttes nouvelles on a bien du mal à déterminer qui l’on souhaite protéger : la laïcité, la religion, les musulmans, les Arabes ? Face à la complexité de la question, la gauche qui, historiquement, avait su répondre par son universalisme et son exigence de tolérance comme d’égalité à la question des discriminations, se retrouve à panser les blessures à la marge.

Il m’est avis que la politique est une conquête et que la gauche doit réinvestir au plus vite des thèmes dont on devine bien qu’ils font question au sein de la société. Après avoir abandonné la question ouvrière il serait bien stupide de laisser filer la laïcité dans les mains de ceux qui n’en font rien d’autre qu’une arme stérile au profit d’une idéologie nauséabonde. L’espace entre la complaisance et la haine doit se réincarner dans une gauche républicaine qui, en ces temps tourmentés, est la seule à pouvoir répondre aux questions avec fermeté et tolérance. Pour cela il faut, de l’économie au religieux, réintroduire l’idée qu’il existe des rapports de force et des discriminations cycliques que l’on se doit de combattre non pas au nom de la préservation d’un Livre mais au nom des hommes et des femmes qui le chérissent.

 

C’est tout cela et certainement bien plus encore que Charb dessine dans sa Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes. De son dernier coup de plume l’auteur donne l’ultime coup de poing : celui qui force à découdre le réel, à questionner le sens des mots et à s’interroger perpétuellement sur ce qui justifie le fait que nous fassions société.

 

Crédits photo: ©Coyau