Le Chiapas, une expérience révolutionnaire menacée par le tourisme

CRÉDIT PHOTO Arthur Temporal, https://www.flickr.com/photos/145920102

À la sortie de l’avion à Mexico, dans la file des douanes, impossible de ne pas remarquer les affiches géantes qui invitent les touristes à visiter les infrastructures écotouristiques du Chiapas. En une semaine à San Cristobal de Las Casas, j’ai rapidement constaté que pratiquement aucun touriste n’était au courant qu’il visitait des sites revendiqués par les zapatistes. Ce court séjour m’a permis de rencontrer deux organismes de la société civile chiapanèque qui travaillent avec des communautés autochtones sympathisantes des zapatistes. J’en suis venu à comprendre qu’au Chiapas, la politique de protection de l’environnement du gouvernement mexicain profitait principalement aux élites en place et surtout pas aux peuples autochtones qui luttent depuis près de 60 ans pour leur autonomie.

Ce reportage est publié en partenariat avec la Revue L’Esprit libre et a été rédigé par Émile Duchesne.


Le Chiapas et le mouvement zapatiste

L’histoire des zapatistes débute dans les années 1960-1970 alors que de nouvelles communautés autochtones s’établissent dans la Selva Lacandon. Plusieurs jeunes familles décident de quitter leur communauté pour créer de nouveaux espaces villageois en raison du manque de terres cultivables. Ces nouveaux établissements sont l’occasion de mettre en place de nouveaux rapports sociaux qui rompent avec une conception rigide de la tradition maya, mais qui rompent aussi, et surtout, avec le pouvoir des grands propriétaires terriens. Ce nouveau départ démocratise la vie communautaire et permet la stimulation de l’organisation politique chez ces jeunes familles. Pour plusieurs, il s’agit du point de départ de la lutte zapatisteLa politisation des autochtones du Chiapas se confirme en 1974 alors qu’a lieu le premier congrès autochtone de l’histoire du Chiapas.

Idéologiquement, l’Ejército zapatista de liberación nacional (EZLN) – Armée zapatiste de libération nationale – s’est construite d’après trois influences : le maoïsme, la théologie de la libération et la cosmologie maya. Ce sont des militants du mouvement étudiant révolutionnaire mexicain qui amènent l’idéologie maoïste dans les montagnes du Chiapas. Du maoïsme, les zapatistes retiennent surtout l’importance de la lutte armée pour arriver à la révolution. Certaines considérations stratégiques sont aussi retenues, par exemple celle de « commencer par occuper les villes et s’attaquer ensuite aux campagnes ». La deuxième influence, la théologie de la libération, est une mouvance très importante chez les catholiques d’Amérique latine. Au Chiapas, les membres du clergé associés à la théologie de la libération ont été d’une importance capitale dans l’organisation politique des peuples autochtones chiapanèques, qui sont devenus plus tard le foyer du mouvement zapatiste. Leur rôle est central dans l’organisation du congrès autochtone de 1974 et en 1989 dans la création de l‘universidad de la Tierra, une université pour et par les autochtones du Chiapas. Selon les tenants de ce courant, pour suivre la voie de Jésus et être un vrai chrétien, il faut faire cause commune avec les pauvres et élaborer l’évangile de la libération. Cette vision du catholicisme implique une certaine conscience de classe sans toutefois reprendre la lutte des classes marxiste.

La théologie de la libération s’oppose au réformisme et prône l’organisation des opprimés dans une optique de transformation sociale. Selon Leonardo et Clodovis Boff, deux théologiens brésiliens sympathisants de la théologie de la libération, « nous sommes du côté des pauvres seulement lorsque nous luttons à leurs côtés contre la pauvreté qui a été injustement créée et forcée sur eux ». Finalement, la culture et la cosmologie des peuples de la famille maya ont aussi eu leur importance dans la mise en forme de l’idéologie zapatiste. Les modes de prise de décision collective des peuples mayas, caractérisés par des assemblées et la recherche du consensus, ont été intégrés au mode de fonctionnement zapatiste. N’oublions pas que c’est un millénarisme inhérent à la culture maya – c’est-à-dire la recherche d’une terre meilleure – qui permet, dans les années 1960-1970, l’organisation politique des communautés autochtones.

Le reste de l’histoire est peut-être plus connu : le 1er janvier 1994, au moment où entre en vigueur l’Accord de libre-échange nord-américain – ALENA, des hommes et des femmes cagoulés, armés et affichant les couleurs de l’EZLN prennent d’assaut certaines villes du Chiapas dont San Cristobal de Las Casas, la capitale culturelle de la province. Après une dizaine de jours d’échauffourées avec l’armée mexicaine, les combattants et les combattantes de l’EZLN battent en retraite pour rejoindre les communautés autochtones des montagnes, dont la plupart sont originaires. Des négociations avec le gouvernement mexicain mènent en 1996 à l’accord de San Andres, qui prévoit une reconnaissance constitutionnelle des droits culturels et sociaux des peuples autochtones du Mexique. Cet accord n’est finalement jamais mis en œuvre. À partir de ce moment, les zapatistes cessent de négocier avec le gouvernement et intensifient leurs efforts d’auto-organisation des communautés. La même année, les zapatistes fondent le Congreso nacional indigena, qui est le premier rassemblement autochtone pan-mexicain. Cette instance est toujours active aujourd’hui et maintient une politique de non-collaboration avec le gouvernement. Ces efforts d’auto-organisation culminent en 2002 avec la création de cinq Caracoles – escargot en espagnol, des municipalités autogérées qui offrent des services aux communautés zapatistes du Chiapas : locaux de mairies, hôpital, école en langue autochtone, magasins d’artisanats, salle d’assemblée, etc.

Dans les dernières années, les efforts des zapatistes se sont surtout concentrés sur l’éducation et la connaissance. En 2013, on lance une invitation aux altermondialistes du monde entier à venir séjourner dans les Caracoles pour suivre des séminaires et des cours de langues. En janvier 2017, les zapatistes poursuivent leur lancée en organisant une conférence appelée ConCiencias. Le but recherché : échanger avec des chercheurs et chercheuses universitaires et mettre en place une structure pour leur permettre de collaborer avec les communauté zapatistes : « Il s’agit de la continuité de l’Escuelita zapatista lancée en 2013. Ils veulent vivre et apprendre ensemble en stimulant les échanges. À ConCiencias, les zapatistes ont invité des experts pour échanger sur des thèmes comme la globalisation et la protection de l’environnement. C’est un chantier pour une éducation plus horizontale et pour stimuler les discussions entre la science occidentale et les connaissances des peuples autochtones ». C’est ce qu’explique le représentant de l’organisme Desarollo economico y social de los mexicanos indigenas (DESMI) – Développement économique et social des mexicains autochtones.

Le Chiapas et la nouvelle image verte du Mexique

Lors de mon passage au Mexique en juin 2017, le gouvernement fédéral mexicain et le gouvernement du Chiapas multipliaient les annonces de projets à saveur environnementale. Depuis quelques années – mais surtout depuis la Conférence des Nations unies sur le climat à Cancún en 2010 – le Mexique tente de se placer comme un leader dans la lutte contre les changements climatiques. En effet, le 5 juin 2017, à l’occasion de la journée mondiale de l’environnement, l’État mexicain fait sa profession de foi envers la cause environnementale. Le gouverneur du Chiapas, Manuel Velasco, et le ministre de l’Environnement du Mexique annoncent à Ocosingo au Chiapas d’importants investissements du ministère de l’Environnement et des Ressources naturelles du Mexique : 91 millions de pesos (6,3 millions de dollars canadiens) pour 250 projets de conservation dans la Selva Lacandona au Chiapas. Le gouverneur profite de l’occasion pour dénoncer la décision du président américain Donald Trump de retirer les États-Unis de l’Accord de Paris sur le climat.

Du même coup, les deux niveaux de gouvernements signalent leur intention de continuer d’offrir annuellement 1000 pesos (70 dollars canadiens) pour chaque hectare de terre protégé par les paysans autochtones. Mais, dans les faits, pour recevoir cette subvention, les autochtones doivent cesser de pratiquer l’agriculture sur les terres concernées. De l’investissement initial, 50 millions de pesos (3,45 millions de dollars canadiens) sont destinés à la diversification des activités productives des paysans autochtones. La même semaine, le gouverneur Velasco inaugure un nouveau centre écotouristique dans la région du Canon del Sumidero ainsi qu’un centre de collecte de produits agrochimiques.

De nombreuses ONG écologistes – comme World Wildlife Fund (WWF) et Parks Watch – se sont implantées au Chiapas dans les dernières années. Sur place, DESMI critique l’arrivée de ces nouveaux organismes : « Le gouvernement mexicain reçoit beaucoup d’argent de l’international pour mettre en œuvre des mesures de protection de l’environnement. Cet argent sert essentiellement à mettre en place des programmes de contrôle coercitifs », estime le représentant de DESMI. Un autre exemple permet de comprendre l’intérêt du Mexique à s’associer à des organismes écologistes internationaux. Le 8 juin 2017, Leonardo DiCaprio est au Mexique pour annoncer que sa fondation s’associe à la fondation Carlos Slim – l’homme le plus riche du Mexique – et au président mexicain Enrique Peña Nieto pour protéger l’écosystème marin du golfe de la Californie. L’acteur vante le président mexicain en disant qu’il est un « chef de file dans la conservation des écosystèmes ». Ce positionnement sur la scène internationale n’est pas anodin : pour assurer l’afflux de touristes, le Mexique doit garder une image acceptable aux yeux du monde. L’importance du tourisme dans le discours officiel est sans équivoque : le 7 juin 2017, le ministre du Tourisme, Enrique de la Madrid Cordero, martèle que le tourisme est la voie de la « transformation sociale » pour le Mexique. Les pressions économiques et politiques pour le développement de projets écotouristiques sont donc énormes. À ce titre, une étude réalisée récemment à l’université autonome de Guadalajara démontre qu’au Mexique, 60 % des zones où pourraient être réalisés des projets écotouristiques demeurent inutilisées. Aux yeux des autorités, les projets écotouristiques sont une priorité pour le développement du pays.

La protection de l’environnement et les peuples autochtones

Sur le papier, ces projets de protection de l’environnement semblent positifs pour le Mexique. Le fait est que la majorité des zones visées par ces projets ne sont pas inhabitées : de nombreuses communautés autochtones peuplent des territoires où l’environnement est protégé. Aux yeux du gouvernement mexicain, cette occupation du territoire est nuisible : les autorités dénoncent toujours les établissements irréguliers dans les parcs nationaux. Par contre, ce ne sont pas tous les peuples autochtones qui s’opposent aux mesures de protection de l’environnement. En effet, le gouvernement joue sur des divisions préexistantes au mouvement zapatiste et s’associe aux factions autochtones pro-gouvernementales pour légitimer ses projets de protection de l’environnement. Pour le représentant de DESMI, « les peuples autochtones qui luttent n’acceptent pas les mesures de protection du gouvernement.

Ces programmes visent à contrôler la population. Ce sont essentiellement des programmes de dépossession ». En effet, pour prendre un exemple, le programme ProArbo offre 1000 pesos (70 dollars canadiens) par hectare protégé par les paysans autochtones. Cela implique que ces paysans cessent de pratiquer l’agriculture sur les terres visées. L’effet insidieux du programme vient du fait que la loi agraire mexicaine est faite de façon à ce que les paysans qui cessent de cultiver finissent par perdre le droit sur leur terre. Selon la représentante de l’organisme Otros Mundos – Autre monde, « les autochtones qui vivent des subventions vertes finissent par perdre leur droit sur la terre étant donné qu’ils ne la cultivent plus. Ces autochtones font partie des autochtones pro-gouvernementaux qui vivent depuis longtemps du paternalisme gouvernemental ».

Elle poursuit en avançant que la plupart des programmes environnementaux au Mexique sont essentiellement du greenwashing : « Dans les discours officiels, le Chiapas fait figure d’exemple pour les politiques vertes au Mexique. Pourtant, d’un côté, le gouvernement considère que les autochtones qui cultivent la terre détruisent la Selva avec leur petite agriculture et instaure des politiques de criminalisation et, de l’autre, le gouvernement subventionne des projets de monoculture industrielle sur le même territoire. Les programmes environnementaux n’incluent pas les gens qui habitent le territoire. Ces programmes criminalisent les autochtones et valorisent les monocultures aux dépens de l’agriculture de subsistance. »

Les projets de protection de l’environnement cherchent aussi à accroître le contrôle de l’État sur des territoires difficilement accessibles comme les montagnes et les jungles du Chiapas. Pour le représentant de DESMI, le lien entre contrôle social et protection de l’environnement est clair : « Les projets écotouristiques du gouvernement ont un impact négatif pour les communautés autochtones. Les disputes sur le contrôle du territoire – comme dans la réserve de Agua Azules – entraînent une présence militaire et policière qui entrave la liberté de circuler. En construisant davantage d’autoroutes, le gouvernement accroît son pouvoir sur le territoire. Les projets écotouristiques sont avant tout des projets de contrôle de la population autochtone. »

On comprendra que dans un contexte où l’État mexicain cherche à mettre un terme à l’insurrection zapatiste, tous les moyens sont bons pour donner une apparence de légitimité à ses tentatives d’accroître son contrôle sur le territoire et la population du Chiapas.

La gendarmerie environnementale et les Montes Azules

L’aire protégée des Montes Azules, fort populaire auprès des touristes, a été créée dans les années 1970 par le gouvernement mexicain et couvre un territoire de 3000 km². Cette aire protégée se trouve en plein cœur du territoire d’expansion des communautés paysannes qui deviennent plus tard le foyer de l’insurrection zapatiste en 1994. De 1997 à 2008, la situation est déjà tendue en raison de la lutte de ces communautés pour la réappropriation de ces terres. Or, en 2008, le gouvernement du Chiapas adopte un Protocole d’expulsion pour forcer treize communautés autochtones à quitter les Montes Azules. Les agents de conservation peuvent alors compter sur l’aide de la police et de l’armée mexicaine pour forcer l’évacuation des communautés ciblées. Pour citer un exemple, en janvier 2010, dans la communauté de Rancho Corozal, quatre hélicoptères militaires se posent, causant la fuite des villageois. Quelques jours plus tard, le gouvernement annonce « le développement d’une station écotouristique qui exiger[a] le déplacement de sept autres communautés ». En guise de réponse, la société civile chiapanèque organise en mars 2010 un forum social en plein cœur des Montes Azules afin de parler de la « tension entre l’occupation autochtone du territoire et la création d’aires protégées ». La déclaration finale de l’événement souligne que le territoire doit être défendu dans toutes ses dimensions : son environnement mais aussi les droits, les cultures, les langues et les formes d’organisation des peuples qui l’habitent.

La répression n’a jamais pris fin dans les Montes Azules. Récemment, le gouvernement mexicain y a instauré une nouvelle force répressive : la gendarmerie environnementale. « Ce sont des soldats qui peuvent parcourir tous les Montes Azules. Elle a été créée par des environnementalistes. En réalité, ce sont davantage des soldats environnementaux. Avec ce programme, l’État cherche à accroître sa force répressive », explique le représentant de DESMI. Du côté de Otros Mundos, on abonde dans le même sens : « Le mandat de la gendarmerie environnementale relève davantage de la stratégie contre-insurrectionnelle à l’encontre des zapatistes que de la protection de l’environnement », avance la représentante. Un communiqué daté du 8 décembre 2016 signé par des communautés autochtones de la Selva Lacandona et des Montes Azules dénonce la création de cette gendarmerie environnementale. Pour les communautés signataires, la gendarmerie est une stratégie pour favoriser l’implantation des multinationales dans les forêts du Chiapas. De plus, avec l’arrivée d’ONG étrangères et l’implication de l’Unesco dans les projets de protection, les peuples autochtones chiapanèques ont l’impression de perdre encore plus de pouvoir sur leur territoire : « La responsabilité de la réserve de Montes Azules n’est même plus fédérale ou provinciale : avec sa reconnaissance par l’Unesco, elle devient une responsabilité mondiale. Pour nous, cela représente encore une perte de contrôle des peuples autochtones sur leur territoire », ajoute le représentant de DESMI.

Conclusion

Les projets écotouristiques et les mesures de protection de l’environnement au Chiapas sont une menace pour l’autonomie des communautés autochtones. « Les peuples autochtones souhaitent avant tout [détenir] le contrôle sur leur terre et sur les richesses de la terre-mère. Lorsqu’on a le contrôle de son territoire, on y fait attention et on le protège. Les peuples autochtones ne peuvent pas aspirer à l’autonomie s’ils n’ont pas le contrôle de leur territoire », souligne le représentant de DESMI. Mais pour atteindre l’autonomie et mettre en œuvre leurs propres mesures de protection de l’environnement, les peuples du Chiapas ont de nombreux obstacles structurels devant eux : « Les autochtones sont conscients qu’ils doivent faire attention à la terre. Par contre, leur conception de la protection entre en conflit avec le modèle de développement capitaliste », fait remarquer à son tour la représentante de Otros Mundos.

L’exemple du Chiapas nous montre que les grands pouvoirs de ce monde tentent de s’approprier la lutte environnementale afin de garder leur position hégémonique. Leur credo : protéger le territoire pour mieux contrôler et déposséder celles et ceux qui l’habitent. En mobilisant des universitaires et des ONG écologistes occidentales, l’État mexicain se dote d’un outil supplémentaire dans sa lutte contre l’insurrection zapatiste : la vérité technocratique de la science occidentale. On comprend peut-être mieux pourquoi les zapatistes ont lancé l’initiative ConCiencias et sont ainsi passés de la lutte armée à la question de la nature du savoir.