La bataille oubliée de Salvador Allende pour la souveraineté technologique

« La technologie, c’est la géopolitique par d’autres moyens » : telle serait la leçon oubliée de la présidence de Salvador Allende, et du coup d’État qui l’a renversé. C’est ce qui ressort du podcast du chercheur Evgeny Morozov The Santiago boys, fruit d’un long travail dédié au projet Cybersyn. Cet « internet chilien avant la lettre », système sophistiqué de télécommunications développé sous le gouvernement d’Allende, était destinée à asseoir la souveraineté du pays en la matière. La « voie chilienne vers le socialisme » passait par une émancipation vis-à-vis des technologies américaines, perçues comme un facteur de sous-développement. Le podcast d’Evgeny Morozov permet de prendre la mesure de l’ambition du gouvernement de Salvador Allende. En négatif, il souligne le désintérêt que porte une grande partie de la gauche contemporaine à la question de la souveraineté technologique. Recension.

Lorsque Fiona Scott Morton, ex-lobbyiste pour les GAFAM, a été nommée à un poste clef auprès de la commissaire européenne à la Concurrence, il ne s’est trouvée que la France pour protester – bien timidement. Une fois son retrait acté, une grande partie de la gauche européenne a repris son souffle : les institutions européennes étaient sauves, le système de checks and balances avait fonctionné, c’est la loi européenne qui allait s’appliquer, au bénéfice des Européens, et non des Américains.

Des Big Tech américaines, la gauche européenne critique l’opacité, le gigantisme, le coût écologique ou les liens avec l’extrême droite. Elle réclame, toujours à l’échelle européenne, une régulation plus stricte. Il y a peu encore, elle érigeait la commissaire européenne à la Concurrence Magrethe Vestager au rang d’héroïne pour avoir dénoncé les pratiques anti-concurrentielles des GAFAM. Le Digital Markets Act et le Digital Services Act, adoptés par les institutions européennes en 2022 sous son impulsion, étaient censées forcer les géants de la Silicon Valley à respecter leurs obligations auprès des consommateurs européens.

Mais rares sont, au sein de la gauche européenne, ceux qui s’en prennent à la suprématie américaine sur les géants du numérique en tant que telle. Il semble acquis que si ces derniers se plient à leurs obligations légales et offrent un service de qualité, leur nationalité américaine sur tout un continent ne soulève aucun problème particulier. Pas davantage que l’absence de souveraineté numérique des Européens.

Parmi les administrateurs de la multinationale américaine des télécommunications nationalisée par Allende, on trouve John McCone, ancien directeur de la CIA (1961-1965).

Une telle attitude entre dans la catégorie de ce qu’Evgeny Morozov nomme « solutionnisme technologique », qui consiste à analyser les enjeux techniques sous un angle purement fonctionnel, en évacuant leur dimension politique et conflictuelle1. Il n’est donc pas surprenant qu’il se soit intéressé au Chili des années 1970, où les infrastructures techniques – notamment celles liées à la télécommunication – font l’objet d’une intense politisation, et sont pensées sous le prisme de la souveraineté, ou de l’absence de souveraineté. Le plus important, déclarait Salvador Allende (cité par Morozov) n’était pas d’apporter une solution aux problèmes des services téléphoniques et télégraphiques que connaissait le Chili des années 1970 ; le plus important était de « trouver nous-mêmes nos propres solutions ».

Il n’était pas le seul à penser de la sorte. Une grande hétérogénéité caractérisait l’Union populaire, cette coalition qui a dirigé le Chili pendant trois ans sous sa présidence. Dans les ministères, on croisait aussi bien des socialistes bon teint que les marxistes-léninistes du MIR (Movimiento de izquierda revolucionaria, « mouvement de la gauche révolutionnaire »). Mais s’il est un point qui faisait consensus, c’est le caractère néfaste du monopole américain sur le secteur des télécommunications au Chili.

En Amérique latine, la multinationale ITT (International Telephone and Telegraph, basée à Washington) est honnie, d’abord pour les tarifs abusifs qu’elle pratique. C’est en les dénonçant que le jeune avocat cubain Fidel Castro obtient une première notoriété. Mais ce n’est pas la seule raison, ni la principale. Confier un secteur aussi stratégique à des capitaux étrangers et privés, estime-t-on, nuit à la souveraineté des populations latino-américaines – et les condamne à un sous-développement chronique. Une fois élu, Allende entreprend d’exproprier ITT. Une lutte souterraine s’engage.

Intérêts oligarchiques et dépendance technologique

Il ne s’agit pas seulement, on l’a vu, de permettre aux Chiliens d’avoir accès à un système téléphonique et télégraphique fonctionnel. Le problème réside moins dans la piètre qualité des services d’ITT et des multinationales analogues que dans l’asymétrie de pouvoir qu’elles entretiennent avec la population chilienne. ITT elle-même constitue un emblème vivant de la confusion entre le renseignement américain et le secteur privé.

Lorsque Salvador Allende nationalise ITT, les intérêts qu’il heurte n’ont rien d’anodin. Parmi les administrateurs de l’entreprise on trouve John McCone, ancien directeur de la CIA (1961-1965). Quelques années plus tôt, il avait supervisé le coup d’État contre le gouvernement brésilien de Joao Goulart ; il s’était alors appuyé sur cette même ITT, qui avait contribué à paralyser les télécommunications du pays. Et plus tôt encore, il avait participé à des opérations de sabotage contre le gouvernement de Fidel Castro à Cuba, dont les plus importantes concernaient… les télécommunications. Il n’était donc nul besoin d’être un marxiste particulièrement radical pour considérer que ces enjeux n’étaient pas réductibles à des questions techniques…

Ainsi, Allende tente d’attirer des ingénieurs du monde entier afin de poser les fondements d’un système de télécommunications qui permettrait au Chili de se passer des brevets et infrastructures fournis par Washington. Parmi eux, l’excentrique britannique Anthony Stafford Beer, versé dans la cybernétique. Avant les tristement célèbres Chicago boys, d’autres contingents internationaux ont cherché à bouleverser l’organisation sociale du pays : les Santiago boys.

Evgeny Morozov rappelle que ces ingénieurs radicalisés sont influencés par la « théorie de la dépendance ». Selon celle-ci, la faible souveraineté technologique du Chili cantonne le pays au statut d’exportateur de matières premières. Les pays riches, estiment les « théoriciens de la dépendance », monopolisent les savoir-faire technologiques et possèdent les conditions de leur reproduction. Les pays pauvres, de leur côté, condamnés à importer des produits à haute valeur ajoutée, ne possèdent pas les ressources nécessaires pour les concurrencer. Inertie institutionnelle aidant, cet avantage de départ pour les uns et ce handicap pour les autres se maintiennent. Ils tendent même à s’accroître avec le commerce international tel qu’il prédomine sous le capitalisme2. Avec le projet Cybersyn, les Santiago boys cherchent à briser ce cercle vicieux.

C’est ainsi qu’à huis clos, ils travaillent à l’élaboration de moyens de communication révolutionnaires. Ils ébauchent un système télégraphique qui permettrait d’envoyer des messages d’un point à un autre du territoire, et de les afficher sur des téléimprimeurs. À Santiago, une salle secrète, avec un écran, centralise ces échanges. Ce système, estiment les Santiago boys, permettrait de cartographier l’ensemble du pays, et de connaître en temps réel les besoins et les capacités de tout un chacun (la demande et l’offre), de la zone australe à la frontière péruvienne du Chili.

On voit qu’il s’agit de bien autre chose que de remplacer le système téléphonique et télégraphique existant : le projet Cybersyn ouvre la voie à des modes de coordination et de communication inédits. Par bien des aspects, il anticipe les prouesses réalisées plus tard par l’internet de la Silicon Valley.

De l’économie de guerre civile à la planification ?

C’est lors de la grève des camionneurs que le projet Cybersyn révèle son utilité. En 1972, le pays manque d’être paralysé : sous l’impulsion du mouvement d’extrême droite Patria y libertad et de la CIA, les conducteurs routiers se livrent à une obstruction des voies publiques. En face, les militants du MIR tentent de faire échouer le mouvement et d’assurer autant que possible la normalité des échanges.

L’outil des Santiago boys permet alors de faire état, en temps réel, de la situation des uns et des autres : les entreprises dont les routes sont bloquées, celles dont les routes sont libres, les entreprises en pénurie, celles qui sont en excédent, peuvent être mises en rapport. On espère ainsi mettre en échec l’asphyxie de l’économie souhaitée par les grévistes. Bien sûr, Cybersyn demeure encore embryonnaire.

Mais l’idée fait son chemin : ce mode de coordination, si prometteur en temps de guerre civile, ne pourrait-il pas être généralisé en temps de paix ? Si l’ensemble des entreprises du pays étaient connecteés au telex, elles pourraient faire état, en temps réel, de leurs intrants et de leurs extrants. Il serait alors possible d’agréger ces données, d’établir des régularités, et de repérer (avant même que les agents en aient conscience) les éventuels problèmes dans le processus de production.

Révolutionnaire, le projet Cybersyn ? Morozov souligne que la CIA possédait en réalité un réseau de communication similaire, avant même les années 1970.

L’ingénieur britannique Stafford Beer est féru de cybernétique, cette « science des systèmes complexes » généralement associée à une idéologie autoritaire et libérale. Il cherche à en faire un outil d’émancipation au service de la planification. Il expose sa conception « cybernétique » de l’État à Salvador Allende : comme un organe, l’État possède une partie consciente – qui prend des décisions politiques – et une autre non consciente – qui effectue au jour le jour des schémas réguliers, répétés spontanément sans réflexion.

Or, ces schémas réguliers deviennent rapidement obsolètes face à un réel en perpétuelle évolution. Pour qu’ils s’adaptent de manière incrémentale à ses changements, quoi de mieux qu’un système national de télécommunications permettant à chaque organe de connaître, en temps réel, les changement qui surviennent dans n’importe quelle sphère du gouvernement ou de l’économie ?

Morozov souligne l’hostilité encourue par Stafford Beer et les Santiago boys. Les médias conservateurs tirent à boulets rouges sur un projet décrit comme orwellien. Mais l’opposition, plus douce, vient aussi de la gauche : les marxistes-léninistes du MIR défendent le pouvoir ouvrier face à celui de quelques ingénieurs. Cette tension entre démocratie ouvrière et technocratie caractérise, plus largement, l’ensemble du mandat de Salvador Allende3. Couplée à l’intensification des manoeuvres de sabotage de l’opposition, elles expliquent que Cybersyn n’ait, en grande partie, jamais dépassé le stade de projet. Le 11 septembre 1973, il est définitivement enterré.

Quelles leçons du 11 septembre 1973 ?

Révolutionnaire, le projet Cybersyn ? Morozov souligne que la CIA possédait en réalité un réseau de communication similaire, avant même les années 1970. Afin de coordonner la répression anticommuniste, elle avait fourni un système de telex à ses alliés latino-américains, destiné à faciliter la coopération. Plusieurs historiens, interrogés par Morozov, détaillent son fonctionnement. À Washington, un écran géant centralisait l’ensemble des informations et des conversations. Il pouvait afficher les messages échangés entre les uns et les autres, mais aussi des cartes, ou réaliser des agrégations de données.

Les Chicago boys n’ont-ils fait qu’imiter, bien maladroitement, un système de télécommunication déjà existant ? Une autre question plus lancinante traverse ce podcast : durant la présidence d’Allende, ces réseaux parallèles ont-ils continué à opérer, et à faciliter la communication entre la hiérarchie militaire et les services américains ? Des événements troublants, rapportés par Morozov, laissent entendre que les officiers putschistes, le 11 septembre 1973, se sont appuyés sur un tel système pour distiller de fausses informations, générer de la confusion et permettre au coup d’État de parvenir à son terme. Quoi qu’il en soit, ce système a perduré dans les années 1970. Il a garanti aux protagonistes de « l’Opération Condor » des moyens de répression d’une redoutable efficacité.

Le podcast de Morozov offre une plongée dans les canaux souterrains du coup d’État de 1973, avec une précision chirurgicale. Il dévoile à quel point les réseaux de communication abandonnent leur apparente neutralité sitôt que la situation politique se tend, pour devenir des armes de guerre – aux côtés de la finance ou de l’armée.

On ne peut s’empêcher d’effectuer un parallèle avec la situation présente – et de contraster le volontarisme politique de l’Union populaire chilienne avec l’atonie d’une grande partie de la gauche contemporaine. Quant l’une tentait de se débarrasser d’ITT, l’autre semble paralysée face aux GAFAM – quand elle n’y est pas totalement indifférente.

Les multiples affaires d’espionnage du gouvernement américain sur ses homologues européens, permises par leur suprématie technologique, n’ont soulevé qu’une faible indignation. L’affaire Pierucci, qui a vu un cadre français d’Alstom arrêté par le Department of Justice (DOJ) des États-Unis, puis condamné sur la base de messages échangés via Gmail (à laquelle le DOJ avait bien sûr accès), n’a jamais réellement mobilisé la gauche française. Et face au Cloud Act voté sous le mandat de Donald Trump, qui officialise le droit pour les États-Unis de violer la confidentialité des échanges si leur intérêt national le leur intime, la gauche européenne est surtout demeurée muette.

On objectera avec raison que les Big Tech américaines présentent des défis autrement plus importants que les multinationales de la télécommunication d’antan. Mais qui pourra dire que l’expérience de l’Unité populaire face à ITT n’est pas riche d’enseignements pour le présent ? Et que le dédain d’une partie de la gauche française pour toute forme de souveraineté numérique ne constitue pas un problème majeur ?

Notes :

1 Les implications du « solutionnisme technologique » vont au-delà de ce qu’il est possible de présenter dans cet article. On renverra notamment à l’ouvrage d’Evgeny Morozov Le mirage numérique. Pour une politique du Big Data (Les prairies ordinaires, 2015).

2 La « théorie de la dépendance » au sens strict met l’accent sur l’asymétrie technologique entre pays riches et pays pauvres, et l’inertie institutionnelle qui permet à cet état de fait de perdurer. Elle est souvent conjuguée au « théorème Singer-Prebisch » (du nom des deux économistes l’ayant théorisé), qui postule une « dégradation des termes de l’échange » : sur le long terme, le prix des biens à haute valeur ajoutée tendrait à augmenter plus rapidement que le prix des matières premières. Il s’agit, on s’en doute, d’un facteur supplémentaire de maintien ou de renforcement de cette asymétrie technologique…

3 Dans Chili, 1970-1973 – Mille jours qui ébranlèrent le monde (Presses universitaires de Rennes, 2017), Franck Gaudichaud détaille par le menu ces contradictions qui caractérisent l’expérience gouvernementale chilienne.

Cinquante ans après le 11 septembre chilien, l’héritage d’Allende et du coup d’État

Au Chili, les commémorations du coup d’État du 11 septembre 1973 ont un goût amer. Un demi-siècle après cette matinée qui a plongé le pays dans une longue dictature néolibérale, une crise est en cours. Le président à la tête du pays, Gabriel Boric, prétend s’inscrire dans les pas de Salvador Allende, assassiné il y a cinquante ans. Pourtant, son action s’inscrit par bien des manières aux antipodes de l’ancien leader socialiste. Ayant renoncé à une confrontation avec les élites chiliennes, Boric s’aligne parfois sur elles – notamment sur les questions de politique étrangère. Dans un Chili plus fracturé que jamais, où les plaies mémorielles du coup d’État demeurent brûlantes, la rupture avec le système économique hérité de la dictature reste à entreprendre.

Le 11 septembre 1973, un coup d’État militaire renverse le gouvernement de l’Unité populaire. Salvador Allende, premier président socialiste du Chili, est assassiné. Son mandat (novembre 1970 – septembre 1973) fut l’occasion d’une expérience révolutionnaire unique.

11 septembre 1973 : le putsch qui achève l’expérience révolutionnaire

Dès son élection, il est soumis aux manœuvres de déstabilisation des secteurs élitaires du Chili, appuyés par les États-Unis. L’asphyxie de l’économie est organisée dans le secteur minier et routier, téléguidée par la CIA, tandis qu’une propagande médiatique joue sur l’anticommunisme ambiant pour fragiliser le gouvernement. Plusieurs groupes d’extrême-droite organisent des attentats terroristes pour détériorer les infrastructures ou s’en prendre à des représentants de l’Unité populaire – le chef de l’État-major chilien René Schneider est notamment assassiné. Pour le remplacer, sont nommés à ce poste Carlos Prats González, puis un certain Augusto Pinochet…

Poignées de portes du sculpteur Ricardo Mesa représentant la force du monde ouvrier, réalisées pour l’édifice de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement à Santiago de Chile en 1972 © Jim Delémont pour LVSL, décembre 2021.

Alors que la menace d’une sédition militaire se confirme, Allende et ses ministres refusent jusqu’au bout d’armer leurs partisans. C’est finalement le matin du 11 septembre 1973 que l’expérience chilienne prend fin. Un assaut organisé par le général Augusto Pinochet sur le palais présidentiel de la Moneda renverse le gouvernement et coûte la vie à Salvador Allende – après une ultime élocution destinée à rester dans les mémoires.

Les espoirs d’une transition démocratique en-dehors du cadre défini par le régime s’évanouissent. C’est à l’initiative de Pinochet qu’un référendum est organisé portant sur la prolongation de sa fonction à la tête du pays.

La dictature qui s’instaure règne par les méthodes les plus sanglantes. Plus de 45.000 personnes sont détenues dans les semaines suivant le putsch, tandis que 200.000 fuient le Chili entre 1973 et 1988. L’intention des putschistes soutenus par Washington se précise : établir un projet contre-révolutionnaire de long terme et éradiquer toute forme d’opposition.

« Le corps au service du capital » : collage dans les rues de Valparaíso par le collectif Pesímo servicio. © Jim Delémont pour LVSL, janvier 2022.

Institutionnaliser le néolibéralisme, au-delà de la dictature

La dictature transforme le Chili en laboratoire des politiques néolibérales. La « thérapie de choc » appliquée par Pinochet sur les conseils d’une myriade d’économistes américains – dont Milton Friedman – bouleverse les structures socio-économiques du Chili.

Les organisations de la classe ouvrière chilienne sont méthodiquement démembrées, de façon à briser leur pouvoir d’action sur les modes de production. Les implications économiques de cette transition libérale sont éloquentes : alors que 25 % de la population chilienne vivait sous le seuil de pauvreté en 1970, ce chiffre grimpe à 45 % en 19911.

Le régime tient par la répression, mais aussi par une propagande de masse via la télévision – qui se généralise jusque dans les foyers chiliens les plus éloignés des préoccupations politiques. En 1980, l’instauration de la nouvelle Constitution rédigée par Jaime Guzmán parachève d’imposer la logique néolibérale dans le cœur du pays.

L’extrême difficulté à organiser des mobilisations sociales a pour effet de renforcer le rôle des partis politiques, autorisés ou non, notamment à gauche et dans l’opposition. Après les échecs consécutifs des tentatives de faire vaciller le pouvoir, les espoirs de voir une transition démocratique en-dehors du cadre défini par le régime s’évanouissent. C’est à l’initiative de Pinochet qu’un référendum est organisé portant sur la prolongation de sa fonction à la tête du pays. La victoire du « non » laisse place à une transition démocratique négociée entre la dictature et les partis politiques, qui pérennisent les institutions du système.

Les promesses de la transition démocratique sont rapidement déçues. Si l’obstacle de la répression militaire n’est plus, la transition a intégré les mécanismes qui maintiennent l’État captif des intérêts financiers. Au sortir de la dictature, le système chilien porte donc ainsi déjà en lui les ingrédients de la crise politique qu’il traverse aujourd’hui.

« Chili, entreprise familiale », collage dans les rues de Valparaíso par le collectif Pesímo servicio © Jim Delémont pour LVSL, janvier 2022.

Commémorations officielles et lectures réactionnaires du coup d’État

L’organisation des commémorations des cinquante ans du coup d’État en ce 11 septembre 2023 a fait l’objet d’un intense débat – signe qu’il s’agit plus d’une plaie béante que d’une cicatrice. Outre les 40.000 victimes de torture, la dictature a laissé derrière elle plus de 2.300 morts et l’ombre de 1.102 personnes toujours portées disparues à ce jour2.

Pour autant, il n’y a pas de consensus sur la lecture du coup d’État. Si la dictature est condamnée – parfois timidement – par la droite, cette réprobation est systématiquement associée à un discours qui pointe la responsabilité le gouvernement de Salvador Allende. Celui-ci aurait semé un chaos dont le putsch était une issue logique. Cette stratégie discursive est amplement répandue dans tout un pan du personnel politique, et largement admise dans les médias de masse.

Cinquante ans plus tard, victimes et tortionnaires devraient donc partager un récit commun. Cette absence de consensus mémoriel rend possible la réhabilitation de la dictature par l’extrême-droite, qui s’affirme volontiers « pinochetiste ».

La présidence Boric permet bien l’émergence d’un discours officiel qui reconnaît la responsabilité de l’État chilien dans les crimes commis durant une décennie et demi. L’exécutif a mis en place un programme baptisé « cinquante ans du coup d’État : la démocratie, c’est la mémoire et le futur ». Cette série d’événements a débuté par la présentation du Plan national de recherche, de vérité et de justice qui ambitionne d’éclaircir les circonstances d’assassinat ou de disparition des opposants politiques.

« Groupement des familles d’exécutés politiques ». Manifestation à Valparaíso. © Jim Delémont pour LVSL, mai 2018.

Pour autant, en mettant sur le même plan « la mémoire et le futur », Boric ambitionne d’initier un apaisement et vise l’écriture d’un récit que beaucoup à gauche jugent consensuel quant au bilan de la dictature. Une volonté difficilement tenable alors qu’une multitude de mémoires dissonantes fractionnent le pays… C’est ce qu’a souligné la Declaración del 11, une initiative de l’exécutif qui a invité toutes les forces politiques a signer le 11 septembre une déclaration transpartisane en quatre points pour la défense de la démocratie.

Les partis de droite ont réagi en annonçant signer leur propre déclaration, parvenant ainsi a isoler une fois de plus le gouvernement tout en maintenant intactes les fractures historiques. En dernière instance, Gabriel Boric aura malgré tout remporté son pari, l’ensemble des anciens présidents ayant confirmé leur présence à l’événement.

Estallido, Constituante, Boric : un espoir mais…

Depuis 2019, le Chili est plongé dans une certaine incertitude politique. Après l’annonce de l’augmentation du prix du ticket de métro – une étincelle sur un brasier social qui couvait de longue date – une incroyable mobilisation sociale a lieu. Cet estallido social rebat les cartes : le Président d’alors, le néolibéral Sebastian Piñera, doit concéder le lancement d’une réforme de la Constitution à travers une assemblée constituante puis l’organisation d’un référendum. En 2021, l’arrivée au pouvoir de Gabriel Boric en 2021, élu notamment grâce au rejet de son adversaire José Antonio Kast, un nostalgique de la dictature. Ces deux événements semblent alors tourner enfin la page de l’ère Pinochet. Du moins en apparence.

Alors que le retour à la démocratie avait été marqué par le bipartisme entre les forces de la concertación/ Nueva Mayoria (Parti Socialiste, Parti pour la démocratie PPD, Parti radical, Parti Démocrate-Chrétien) et celle de la droite traditionnelle, la mobilisation a changé la donne et permis à une nouvelle génération, principalement issue des luttes étudiantes des années 2010, de conquérir l’appareil d’État. Gabriel Boric en est le produit. Depuis plus d’un an, cette nouvelle génération est confrontée à la réalité du pouvoir, avec la promesse difficile « d’en finir avec le néolibéralisme là où il est né », d’après les mots de Boric.

Depuis un an, c’est surtout le ralentissement de la dynamique qui a porté Boric au pouvoir et ses multiples échecs qui sont notables. Après une première lourde défaite au référendum de 2022 pour faire approuver une nouvelle constitution (64 % pour le « non »), proposée par une majorité plutôt située à gauche, plurielle et alternative, une nouvelle Assemblée constituante a été élue et celle-ci est dominée aux deux tiers par une majorité de droite et d’extrême-droite.

Avec un agenda législatif modéré et une ligne totalement à contre-courant sur les questions internationales avec ses partenaires latino-américains, Gabriel Boric cherche à éviter la confrontation.

Pire encore, le Parti républicain de José Antonio Kast, situé à l’extrême-droite de l’échiquier politique, s’est placé premier à ces élections constituantes et représente près de la moitié de cette nouvelle assemblée. Voilà ainsi plusieurs mois que la droite et surtout l’extrême-droite, héritières du « pinochetisme », sont dans une dynamique électorale qui semble définitivement refermer la parenthèse de rupture initiée avec l’estallido social. La droite et l’extrême-droite, dans un contexte de vote obligatoire, obtiennent en cumulé un score inégalé de l’histoire politique du Chili avec plus de 5 millions de voix, laissant perplexe quant à l’avenir politique du pays.

Gabriel Boric présente le Plan national de recherche, de vérité et de justice le 30 août 2023 à Santiago.

Éviter la confrontation avec les élites

Ce contexte interroge la stratégie adoptée par le gouvernement et sa coalition politique, Apruebo Dignidad2. Depuis l’annonce de son dispositif gouvernemental, Gabriel Boric a assumé une ligne politique modérée, espérant s’épargner une confrontation directe avec les élites chiliennes. Cette ligne s’observe dans la composition de l’appareil gouvernemental, un agenda législatif très modéré – malgré une situation sociale incandescente – et une ligne totalement à contre-courant sur les questions internationales avec ses partenaires latino-américains. Boric s’oppose en particulier au positionnement non-aligné du président Lula sur le conflit ukrainien et à sa volonté d’inclure le Venezuela comme un allié politique dans l’intégration régionale.

La première démonstration de cette orientation politique s’est observée dans la formation de son gouvernement où des personnalités de l’ex-concertación ont été intégrées. Il faut rappeler que les forces d’Apruebo Dignidad elles-mêmes ne détiennent pas la majorité à l’Assemblée nationale chilienne : avec seulement 37 députés, les forces de Boric sont loin du seuil des 78 permettant d’obtenir une majorité absolue. Raison pour laquelle le gouvernement de Boric regroupe une large coalition, allant des forces de l’ex-concertacion au Parti communiste chilien, permettant d’afficher un bloc de 66 députés devant manœuvrer pour obtenir une majorité sur les différents débats législatifs.

Avec ce bloc très élargi et fragile, la présidence de Boric a été marquée par de nombreux compromis pour la composition des différents gouvernements, avant et après les échecs électoraux. D’un gouvernement déjà modéré avec une forte représentation de l’ex-concertación, les cinglantes défaites électorales ont conduit Boric dans des remaniements qui ont toujours plus réduit le poids de sa propre camp. De plus, malgré la formation de cette large coalition gouvernementale, les oppositions et polémiques entre les forces plus modérées de l’ex-concertación, et, au delà, contre celles du Président Boric sont autant d’éléments qui ont démontré la fragilité de l’actuelle majorité gouvernementale.

Le référendum sur la proposition de Constitution de 2022 en est une illustration. Si, officiellement, la majorité gouvernementale partait unie à ce scrutin pour porter la voix de l’Apruebo, des figures de l’ex-concertación se sont prononcé en sa défaveur. Ainsi, on retrouve l’ancien président de la démocratie-chrétienne Eduardo Frei, qui a appelé au rechazo (rejet), l’ancien président Ricardo Lagos qui n’a pas donné de consignes, et l’ancienne présidente socialiste Michelle Bachelet, pourtant soutien du gouvernement, qui a appelé à un apruebo (approbation) assez timide les jours précédent le scrutin. Dans le même temps, de nombreuses figures importantes de la démocrate-chrétienne ont appelé à voter rechazo, témoignant les divisions au sein du parti malgré une décision nationale des instances pour l’apruebo.

Aux nouvelles élections constituantes de mai dernier, des forces de l’ex-concertación, avec le Parti pour la démocratie, le Parti radical et la démocratie-chrétienne, ont présenté leur propre liste en-dehors de la majorité gouvernementale pour obtenir 9 % des voix, tandis que la liste de la majorité gouvernementale a obtenu 28,5 % des voix, soit 7 points derrière la liste d’extrême-droite…

Malgré un double jeu évident, aussi bien sur les scrutins électoraux que dans l’action gouvernementale et législative, Boric a confirmé depuis un an sa tendance à se rapprocher de l’ex-concertación et des forces modérées afin de maintenir une forme de consensus au prix d’un isolement toujours plus important de sa famille politique. Après la défaite au référendum sur la constituante de 2022, Izkia Siches, ancienne directrice de campagne de Gabriel Boric, est remplacée au ministère de l’intérieur lors du premier remaniement.

L’option de la « conciliation » avec l’opposition et les élites économiques semble déboucher sur une impasse.

Celle-ci avait durement été critiquée par la droite et l’extrême-droite notamment sur sa gestion du conflit avec les indigènes Mapuche au sud du pays, les questions migratoires et la montée de l’insécurité dans le pays. Marcela Rios, membre du parti de Boric, a dû démissionner sous pressions de la droite et de l’extrême-droite, après des prises de position de la Ministre et de Boric en faveur de la libération de prisonniers politiques de l’estallido social et de l’ex-guérilla du front patriotique Manuel Rodriguez. Après un bras de fer engagé par des magistrats de la Cours Suprême et la menace de destitution de la Ministre par des parlementaire, celle-ci a été contraint de démissionner en janvier 2023.

Autre figure encore plus importante, Giorgio Jackson, numéro 2 du Frente Amplio et figure historique des luttes étudiantes de 2011 menée avec l’actuel Président, a démissionné de son poste au Ministère du développement social après avoir été déjà écarté du poste très stratégique de Ministre-secrétaire de la Présidence. Cette ultime démission a eu lieu le 11 août dernier après des accusations diverses de corruption lorsqu’il était en poste au sein du ministère du développement social. L’extrême-droite, relayée dans la presse, a fait pression sur le ministre pour obtenir sa destitution, qui s’est finalement soldé par la démission de celui-ci. La démission de Jackson, comme les défaites successives du gouvernement aux deux derniers scrutins sur les processus constitutionnels, témoigne aussi du rôle fondamental des médias dans la diabolisation de Boric et finalement l’opposition à toutes alternatives au Chili.

Enfin, il faut souligner le rôle fondamental que jouent les médias dominants dans l’accroissement des tensions entre l’opposition et le gouvernement, visant à conduire celui-ci à une modération croissante. Surmédiatisation des questions d’insécurité et d’immigration, traitement médiatique à sens unique des révoltes indigènes dans le sud et nombreuses fake news relayées sur le projet de constitution de 2022 : sur de nombreux sujets, les médias de masse s’alignent sur l’oligarchie chilienne.

En 1987, Pinochet éloigne le Parlement de la capitale en faisant construire le Congreso à Valparaíso. © Jim Delémont pour LVSL, juillet 2019.

Les leçons de la « conciliation »

Ainsi, l’option de la « conciliation » avec l’opposition et les élites économiques semble déboucher sur une impasse. Pire encore : elle conduit au renforcement du bloc conservateur, qui apparaît désormais comme la seule alternative crédible aux yeux des forces centristes et modérées. Les difficultés auxquelles sont confrontées Boric sont les mêmes que celles de Salvador Allende : obstruction des médias, de l’opposition au parlement, des grandes puissances économiques. Leurs façons d’y répondre diffèrent en revanche radicalement.

Cette première année d’expérience de Boric constitue une leçon quant à l’inéluctabilité d’une confrontation avec les élites économiques dans la perspective d’un agenda de transformation. Elle remet en question la perspective des alliances opportunistes avec des forces plus modérées, dont le revirement se fait sentir au premier souffle. Dans un contexte où de nombreuses forces de gauche latino-américaines, mais aussi européennes, adoptent un recentrage politique, les leçons du Chili – que l’on parle du 11 septembre 1973 ou de l’année 2023 – possèdent une actualité brûlante.

Notes :

1 P. Guillaudat et P. Mouterde, Les mouvements sociaux au Chili, 1973-1993. Paris, L’Harmattan, 1995, 304 p.

2 Coalition du Frente Amplio, regroupement de plusieurs partis politiques, et du Parti Communiste Chilien.

« Que Salvador Allende démissionne ou se suicide » : retour sur le 11 septembre 1973

Chili 11 septembre 1973 -- Le Vent Se Lève
© Éd. Joseph Édouard pour LVSL

Mort d’une utopie ? Destruction de l’une des « plus anciennes démocraties » d’Amérique latine ? Victoire des secteurs oligarchiques et de l’impérialisme ? Éclatement des contradictions de la révolution incarnée par le président Allende, à la fois socialiste, démocratique et constitutionnelle ? Le 11 septembre 1973 est tout cela à la fois. Pour les Chiliens, il marque le reflux d’un processus continu de conquêtes sociales – et l’entrée forcée dans l’ère d’un libéralisme de type nouveau. Ce jour marque le commencement d’une série de crimes de masse perpétrés par la junte militaire du général Pinochet. Pour les cinquante ans de cette date, Le Vent Se Lève publie une série d’articles dédiés à l’analyse des « mille jours » de la coalition socialiste de Salvador Allende et au coup d’État qui y a mis fin. Ici, Franck Gaudichaud retrace ses premières heures de manière chirurgicale. Professeur d’Université en histoire et études des Amériques latines à l’Université Toulouse Jean Jaurès, il est l’auteur d’une série d’articles et d’ouvrages sur le Chili, dont Chili, 1970-1973 – Mille jours qui ébranlèrent le monde (Presses universitaires de Rennes, 2017 – les lignes qui suivent en sont issues) et plus récemment Découvrir la révolution chilienne (1970-1973) (éditions sociales, 2023).

« Si les mille jours de l’Unité populaire avaient été vertigineux, le temps a souffert une énorme accélération le 11 septembre. Ce fut un jour de définitions. Ce qui était en jeu n’était pas seulement la politique, le changement, le socialisme, ce qui était désormais au centre de tout était la vie, sans abstractions, la vie au sens propre1. » Début septembre, le mouvement fasciste Patrie et liberté n’hésite plus à distribuer des tracts, qui laissent deux « alternatives » à Allende : la démission immédiate ou le suicide…

Affiche de propagande de Patrie et liberté invitant Allende à la « démission » ou au « suicide ». Archives BDIC – Paris – Dossier Chili – F° A 126/16 – 1973.

Chacun sait que l’affrontement est proche, que c’est une question d’heures ou, tout au plus, de quelques jours. Comme en témoigne Rigoberto Quezada, la question de l’armement revient continuellement au sein des bases ouvrières : « Le coup d’État était annoncé dans les journaux, la radio et même par le président du Sénat, E. Frei (père). On parlait beaucoup de la révolution espagnole, où les ouvriers ont pris d’assaut les régiments et se sont armés2. » Le golpe est sur toutes les lèvres, dans tous les esprits.

Les dernières heures de Salvador Allende

Allende en a parfaitement conscience. Il joue son dernier atout, bien tardif d’ailleurs : l’appel au plébiscite populaire, en vue d’un changement constitutionnel et, avec comme espérance, la stabilisation du gouvernement jusqu’aux élections présidentielles de 1976. Selon toute vraisemblance, si le coup d’État intervient précisément le 11 septembre, c’est que le président de la République a pour projet d’annoncer le référendum le soir même, à la radio, comme il l’a personnellement précisé au général Pinochet. Ce dernier n’en demandait pas tant pour se décider à agir au plus vite3.

Pour Gabriel Garcia Márquez, la mort d’Allende est une parabole qui résume les contradictions de la voie chilienne : celle d’un militant socialiste défendant, mitraillette à la main, une révolution qu’il voulait pacifique.

Nous ne nous attarderons pas ici sur le détail des opérations militaires, qui vont de l’intervention de la marine dans le port de Valparaíso, tôt le matin du 11 septembre, jusqu’aux déplacements de troupes dans la capitale. Il s’agit d’une guerre éclair de quelques jours, une guerre interne dotée de puissants soutiens externes (la CIA) et menée en vue du pouvoir total. Elle comprend l’utilisation d’avions de chasse et de tanks et pousse au suicide le président Allende, vers 14 heures, dans le palais présidentiel de la Moneda4.

Refusant l’ultimatum des officiers, Allende décide de résister quelques heures, sans vouloir quitter le palais Présidentiel comme lui demande l’appareil militaire du Parti socialiste (PS). Rejoint par quelques proches et des membres du GAP, le « camarade-président » a eu le temps d’y prononcer son dernier discours (connu comme « Le discours des grandes avenues »), qui est aussi un testament politique laissé aux futures générations.

Comme l’a par la suite expliqué l’écrivain Gabriel Garcia Márquez, la mort d’Allende dans la Moneda en flamme est une parabole qui résume les contradictions de la voie chilienne : celle d’un militant socialiste, défendant une mitraillette à la main, une révolution qu’il voulait pacifique et une Constitution créée par l’oligarchie chilienne au début du siècle5. Cette mort est aussi celle d’un homme politique et d’un militant intègre, fidèle jusqu’au bout à ses principes et à ses engagements.

Résistance ouvrière atone face aux militaires ?

Jusqu’au 11 septembre, 8 heures du matin, le président de la République a eu confiance dans la loyauté du général Pinochet et espère, d’une minute à l’autre, son intervention en défense du gouvernement6. C’est pourtant ce dernier qui prend la tête de la rébellion. Les soldats, carabiniers ou sous-officiers qui refusent ce qu’ils considèrent comme une trahison, sont immédiatement passés par les armes.

La stratégie militaire déclenchée dans la capitale suit un plan simple, mais efficace : une incursion directe à la Moneda, afin de détruire (symboliquement et physiquement) le pouvoir central et, de là, se diriger vers la périphérie, avec pour priorité le contrôle des Cordons industriels (CI)7. [NDLR : les « Cordons industriels » sont des organismes de démocratie ouvrière, d’inspiration socialiste, destinées à faire le lien entre les diverses sections syndicales ou les différents secteurs industriels du pays]

Dans ses mémoires, le général Pinochet dit son étonnement face à la faible résistance rencontrée au sein des CI : « Nous avons effectué un dur labeur de nettoyage. Dans ces derniers moments, nous n’avons pas dû affronter les réactions prévues, de la part des Cordons industriels8. » Tout de suite après le coup d’État, de nombreuses rumeurs ont circulé de par le monde, annonçant une opposition massive des ouvriers chiliens au coup d’État. Aujourd’hui, on connaît plus précisément l’ampleur de cette réaction populaire. En fait, le principal foyer d’opposition s’est déroulé dans la zone sud de Santiago.

Dans ses mémoires, le général Pinochet dit son étonnement face à la faible résistance rencontrée au sein des cordons industriels.

Elle est le fait de militants de gauche aguerris, membres des appareils militaires du PS et du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR, Movimiento de izquierda revolucionaria), qui se sont déplacés au sein des Cordons [NDLR : le MIR, d’obédience marxiste-léniniste, est l’élément le plus radical de la coalition dirigée par Salvador Allende]. Ceci souvent, avec l’appui actif de salariés prêts à se battre. Une fois le coup démarré, l’appareil militaire du PS (avec à sa tête Arnoldo Camú) réussit à regrouper et armer une centaine d’hommes, tandis que se réunit dans l’usine FESA du CI Cerrillos, la commission politique de ce parti.

Les instructions sont d’initier un plan de défense du gouvernement, qui consisterait à libérer une zone de la ville où puissent se coordonner des actions en collaboration avec les ouvriers des CI San Joaquín, Santa Rosa y Vicuña Mackenna. Le point de ralliement fixé est l’entreprise Indumet (CI Santa Rosa), où se retrouvent des responsables de l’ensemble de l’UP, auxquels se joignent environ 200 ouvriers combatifs. À 11 heures du matin, les dirigeants nationaux de chaque organisation évaluent leur capacité politico-militaire immédiate9.

Comme le rapporte P. Quiroga, témoin de cette réunion, la précarité de la préparation saute aux yeux des militants. La proposition du PS (prendre d’assaut une unité militaire pour avancer sur la Moneda) est rejetée par le Parti communiste (PC), qui préfère attendre la réaction tant espérée des forces armées (pour finalement passer à la clandestinité). Quant à M. Enríquez – d’accord pour intervenir -, il annonce que la force centrale du MIR nécessite encore plusieurs heures, pour pouvoir être opérationnelle… Selon Guillermo Rodríguez, le MIR a mis en veille son appareil politico-militaire (et donc enterré les armes) depuis le 6 septembre, persuadé que le gouvernement est sur la voie de nouvelles conciliations avec la droite10.

Finalement, en l’absence d’une aide venue des soldats de gauche et d’une planification politico-militaire sur le long terme, le « pouvoir populaire » est incapable d’organiser une résistance armée au coup d’État [NDLR : le « pouvoir populaire » désigne les formes d’organisation para-étatiques, souvent ouvrières, destinées à concrétiser le socialisme par des actions complémentaires à celles de l’État – ou, pour les plus radicaux, à le remplacer]. Comme le dit aujourd’hui Guillermo Rodríguez, qui a tenu avec d’autres de ses camarades à combattre malgré tout, « je crois qu’à ce moment-là, nous nous sommes battus pour l’histoire, afin de laisser un petit drapeau qui dirait “nous avons tout de même fait une tentative, alors que dans d’autres endroits, rien n’a été fait11” ».

La répression et le début du terrorisme d’État

La violence d’État envahit alors le pays et elle vise en priorité les militants de gauche et les dirigeants du mouvement social, dont tous ceux qui se sont lancés dans l’aventure du « pouvoir populaire ». Dans les témoignages, la dimension traumatique de ces heures de violence intense est partout présente. C’est le début de la « période noire » pour les militants, qui connaîtront la détention, la torture, la mort de proches, l’exil ou la vie en clandestinité pendant des années, etc.

En même temps que la dictature impose sa chape de plomb à l’ensemble de la société, les habitants des poblaciones, les ouvriers des Cordons, les partisans de gauche connaissent la signification concrète de ce que peut représenter la terreur d’État12. Un exemple pris parmi d’autres, est celui de Carlos Mújica. Salarié de l’usine métallurgique Alusa, militant MAPU et délégué du cordon Vicuña Mackenna, il tient à témoigner :

« Le jour du coup d’État il y avait des morts dans la rue, ils les apportaient même d’autres endroits et ils les jetaient ici. […] Et on ne pouvait rien faire ! Je crois que le plus dur fut à cette époque, l’année 73 – 74. Par la suite, en 1975, les services secrets viennent me chercher à Alusa. Ils me détiennent et m’emmènent à la fameuse Villa Grimaldi : là, ils passaient les gens à la parilla, c’est-à-dire sur un sommier en fer où ils appliquaient le courant électrique sur les jambes… Ils savaient que j’étais délégué du secteur…13 »

Déploiement militaire dans les quartiers périphériques de Santiago (11 septembre 1973). Reproduit dans La Huella, Santiago, n° 12, septembre 2002.

Ils sont des centaines de milliers à passer dans les mains des services secrets de la junte et à être torturés. Plusieurs milliers d’entre eux sont, aujourd’hui encore, des « détenus disparus ».

Il s’agit d’une victoire stratégique de l’impérialisme qui permet non seulement de revenir sur les avancées sociales conquises durant ces mille jours, mais aussi de transformer le Chili en un véritable laboratoire : celui d’un capitalisme néolibéral encore inconnu sous d’autres latitudes.

L’une des premières mesures de la junte est d’écraser le mouvement syndical et d’interdire la CUT. La défaite du mouvement révolutionnaire signifie de véritables purges politiques dans les entreprises, qui – pour les plus importantes – passent sous la coupe des militaires : il y aura plus de 270 détenus à Madeco, 500 personnes immédiatement licenciées à Sumar ou encore une répression plus ciblée, comme à Yarur ou Cristalerias de Chile14. De nombreux patrons participent pleinement au système de délation et arrestation des militants mis en place par la junte. C’est précisément ce qui se passe à l’usine Elecmetal, rendue à ses propriétaires le 17 septembre 197315.

Cette répression s’accompagne du licenciement de 100 000 salariés, inscrits sur les « listes noires » de la junte (afin qu’ils ne puissent pas être réemployés). En même temps, la dictature impose la loi martiale, ferme le Congrès, suspend la Constitution et bannit du pays l’activité des partis politiques, y compris de ceux qui ont appuyé le coup d’État. Peu à peu, Pinochet et ses acolytes donnent à la répression une dimension transnationale, en coordination avec les autres régimes militaires de la région et avec le soutien du gouvernement des États-Unis, formant ce qui est désormais connu comme « l’Opération Condor »16. Et c’est bien dans le cadre des rapports de forces politiques mondiaux que s’inscrit cette fin tragique de l’UP.

Il s’agit d’une victoire stratégique de l’impérialisme qui permet, non seulement de revenir sur les nombreuses avancées sociales conquises durant ces mille jours, mais aussi de transformer le Chili en un véritable laboratoire : celui d’un capitalisme néolibéral encore inconnu sous d’autres latitudes et dont ce petit pays du Sud expérimente, le premier, les recettes, sous la coupe des Chicago Boys. Les 17 années de dictature postérieures au 11 septembre 1973, sont celles de ce que Tomás Moulian ou Manuel Gárate nomment « révolution capitaliste », tant la société va être remodelée par la junte17.

Il s’agit, en fait, d’une contre-révolution, dans le sens le plus strict du terme. Et l’ampleur de la violence d’État, complètement disproportionnée en regard de la résistance qui lui est opposée, ne s’explique que parce qu’il s’agit, non seulement de tuer les individus les plus actifs dans le processus de l’UP, mais aussi d’arracher les traces, au plus profond de leur enracinement social, des expériences autogestionnaires qui s’étaient multipliées. Maurice Najman, qui est allé sur place observer l’UP, affirme en octobre 1973 : « En définitive les militaires sont intervenus au moment où le développement du « pouvoir populaire » posait, et même commençait à résoudre, la question de la formation d’une direction politique alternative à l’Unité populaire18. »

Face au coup d’État, il croit pouvoir pronostiquer une prompte résistance armée. Ce pronostic, erroné, est le fruit d’une vision surdimensionnée de la force du « pouvoir populaire ». En fait, l’opposition massive à la dictature ne renaît que bien plus tard, au début des années 1980, à l’occasion des grandes protestas. Entre-temps, l’ensemble des tentatives de « pouvoir populaire » ont complètement disparu sous le talon de fer du régime militaire. Cependant il est un trait du « pouvoir populaire » que la dictature n’a pu effacer complètement : sa mémoire, ou plutôt ses mémoires.

Notes :

1 Patricio Quiroga, « Compañeros, El GAP, la escolta de Allende », El Centro, 2002,

2 Témoignage de Rigoberto Quezada, recueilli par Miguel Silva, Los cordones industriales y el socialismo desde abajo, auto-édition, 1900.

3 Pour une description des derniers jours d’Allende : Joan Garcès, Allende y la experiencia chilena, Las armas de la política, Santiago, Siglo XXI, 2013.

4 Patricia Verdugo., Interferencia Secreta. 11 de septiembre de 1973, Editorial Sudamericana, 1988

5 Gabriel García Márquez, « La verdadera muerte de un presidente », 1974

6 Voir les remarques à ce sujet de Luís Vega, alors conseiller du ministère de l’Intérieur, à Valparaíso (Anatomía de un golpe de Estado. La Caída de Allende, Jerusalén, La semana publicaciones, 1983).

7 Vicente Martínez., « La estrategia militar en Santiago », La Tercera, 2003

8 Augusto Pinochet., El día decisivo, Santiago, Andrés Bello, 1979

9 Se trouvent sur place Víctor Díaz et José Oyarce du PC, Miguel Enríquez et Pascal Allende du MIR, Arnoldo Camú, Exequiel Ponce et Rolando Calderón pour le PS.

10 Entretien réalisé à Santiago, 6 août 2003.

11 Entretien réalisé à Santiago, 6 août 2003

12 Stohl M. et López G., The state as terrorist, Wesport, Greennewood Press, 1984

13 Entretien réalisé à Santiago, le 14 mai 2002

14 Peter Winn, Weavers of Revolution: The Yarur Workers and Chile’s Road to Socialism, Oxford University Press, 1989.

15 La situation d’Elecmetal est plus connue car on a pu, plusieurs années plus tard, retrouver par hasard les corps des victimes et les autopsier (« La complicidad de Elecmetal y Ricardo Claro », El Siglo, Santiago, 20 octobre 2000.

16 Franck Gaudichaud. Operación Cóndor. Notas sobre el terrorismo de Estado en el Cono sur, Madrid, Sepha, 2005.

17 Thomas Mouliant, Chile actual, anatomía de un mito, Santiago, ARCIS-LOM, col. « Sin Norte », 1997

18 Le Monde Diplomatique, Paris, octobre 1973.

Chili : la nouvelle Constitution entre les mains des héritiers de Pinochet ?

Le candidat d’extrême-droite José Antonio Kast pendant la campagne. © Réseaux sociaux de José Antonio Kast

La Convention constituante, issue des aspirations démocratiques chiliennes, va-t-elle devenir leur tombeau ? Huit mois après l’échec de la première Convention – dont le texte fut rejeté par 62% des voix -, l’extrême droite est le grand vainqueur de l’ouverture de ce second chapitre. Dimanche 7 mai, elle a remporté 23 des 51 sièges du nouveau Conseil constituant. Aux côtés des élus de la droite conservatrice, elle recueille plus des 3/5 des votes, obtenant la majorité nécessaire à la rédaction du texte sans négociation avec la gauche. Si l’heure est au statu quo, si les marchés financiers ont d’ores et déjà exprimé leur satisfaction, la situation semble pourtant encore ouverte.

Le Chili commence un nouveau processus pour remplacer la Constitution héritée de l’ère Pinochet. Une situation singulière pour le pays qui traverse une période historique inédite, impulsée par le soulèvement populaire d’octobre 2019 et qui a conduit à l’élection du président de gauche Gabriel Boric en décembre 2021. Les débats sur la définition du nouvel organe constituant se sont déroulés dans l’indifférence et la démobilisation populaire. Un désintérêt renforcé par un appareil médiatique qui a fait de l’insécurité et l’affaiblissement du gouvernement les points forts de son agenda. Grand vainqueur de l’élection, le Parti républicain, qui incarne l’extrême-droite héritière de la dictature, remporte 23 des 51 sièges du Conseil constituant.

Une camionnette des carabiniers est stationnée Plaza Dignidad
La Plaza Dignidad, épicentre du soulèvement populaire, désormais désertée, Santiago, février 2023 © Jim Delémont pour LVSL

Un processus constituant dicté par les partis traditionnels

Alors que la première Convention constituante s’est écroulée sous les critiques en amateurisme, ce second processus frappe par son tournant techniciste. Pour la seconde fois, le pays a été appelé aux urnes pour élire les membres du nouveau Conseil constituant. Cette fois, les travaux de ce dernier seront strictement encadrés. Limités d’abord par le cadre étroit de « l’Accord pour le Chili », ils seront surveillés ensuite par les deux organes « d’experts » institués par le nouveau cadre constituant.

Avec la volonté d’assurer un équilibre entre les forces politiques, les partis de gauche et de droite se sont équitablement répartis les sièges. On retrouve ainsi de vielles figures d’un personnel politique conservateur, étroitement lié à l’élite politico-financière, qui ont cristallisé son rejet lors du soulèvement populaire.

« L’Accord pour le Chili », dont l’élaboration a été marquée par le poids de la droite conservatrice qui bénéficie de nombreux sièges dans la Chambre des députés et d’une majorité au Sénat, pose douze bases constitutionnelles pour cadrer la rédaction de la nouvelle Constitution. Ainsi, si le premier point institue que le Chili est une République démocratique ou que le troisième rappelle que la « dignité humaine » conditionne la souveraineté – donnant ainsi des assurances constitutionnelles quant au respect de la citoyenneté et des droits humains -, d’autres points limitent la possibilité de débats importants.

La définition de la nation comme « une et indivisible » évacue ainsi les débats, constitutionnels ou législatifs futurs, sur une éventuelle plurinationalité du Chili, mesure qui avait cristallisé les tensions et le rejet de la première Convention. L’existence du Sénat, institution héritée de la dictature que le premier projet de Constitution avait tenté d’éliminer, est constitutionnalisée. Ainsi, cet accord qui contient les fondements du texte constitutionnel futur, émane d’une volonté de faire perdurer le statu quo. Néanmoins – c’est la principale victoire défendue par la gauche -, la page de « l’État subsidiaire » autour duquel le modèle néolibéral chilien s’est construit semble être tournée, avec la mention d’un « État social ». Si celui-là ne se retrouve pas à nouveau limité à ses pures fonctions régaliennes par le Conseil constituant, il rendrait possible des dispositifs législatifs jusqu’alors inconstitutionnel…

Si le caractère paritaire du Conseil constituant a été maintenu, sa composition numérique a été nettement réévaluée. Le nombre d’élus passe ainsi de 154 à 50, deux à cinq sièges étant attribués à chaque région selon un scrutin proportionnel de liste (méthode D’Hondt). Un fonctionnement qui favorise de fait la liste qui arrive en tête, et donc les accords de coalition les plus larges possible. Le siège supplémentaire de représentation des « peuples originaires » porte le total des élus à 51.

Mais l’encadrement du travail constituant se prolonge. Le Conseil constituant est placé sous la tutelle d’une Commission « d’experts », dont les membres sont nommés par le Parlement, et d’un Comité Technique d’Admissibilité, désigné par le Sénat sur proposition de la Chambre des députés. Dès janvier, la Commission d’experts a été désignée pour rédiger un pré-projet de Constitution qui servira de base au travail des constituants. Toujours avec la volonté d’assurer un équilibre entre les forces politiques, les partis de gauche et de droite se sont équitablement répartis les sièges. On retrouve ainsi de vielles figures d’un personnel politique conservateur, étroitement lié à l’élite politico-financière, qui ont cristallisé son rejet lors du soulèvement populaire. Le Comité Technique, quant à lui, interviendra en aval du travail constituant pour s’assurer que les débats et les mesures votées ne sortent pas du cadre prédéfini par l’accord, et arbitrer en cas de querelles politiques.

Gabriel Boric devant son pupitre lors de l'allocution au soir des élections.
Gabriel Boric lors de son allocution à la suite des résultats, le 8 mai 2023. Source : Réseaux sociaux de Gabriel Boric

Comme lors de la première Convention, la mobilisation populaire se limite à deux moments : l’élection du Conseil Constituant et l’approbation du texte. L’élection de la première Convention avait néanmoins suscité la surprise par la victoire de nombreuses candidatures indépendantes, qui venaient contrebalancer l’absence de mécanismes populaires de participation au-delà du vote. L’irruption de ces élus étrangers au sérail politique et leurs erreurs – réelles mais amplifiées par un matraquage médiatique brutal – ont alimenté la critique en amateurisme et jeté le discrédit sur les travaux de la Convention. En septembre 2022, alors que l’on débattait des formes à donner au second mouvement constituant, 58% des Chiliens souhaitaient qu’une Convention mixte voit le jour, partagée entre « experts » et élus. Dans le même temps, alors que les partis négociaient les contours du nouveau processus, l’extrême-droite de Kast minait le terrain en plaidant l’inutilité d’un changement de Constitution. Une radicalisation de l’électorat de droite à laquelle le parti Chile Vamos [parti de centre-droit ndlr] a lui-même participé après des mois de campagne contre la première Convention…

Ainsi, le nouveau processus constituant n’a trouvé grâce ni aux yeux de ceux qui ont rejeté le premier projet, ni auprès de ceux qui l’ont approuvé. In fine, ce tournant techniciste a largement échoué dans son entreprise de raviver la confiance des Chiliens. Quelques semaines avant son élection, la méfiance à l’encontre du Conseil constituant atteignait les 63%…

Indifférence et désenchantement populaire

Une forme d’apathie semble avoir gagné le Chili après deux ans d’ébullition politique. Loin de susciter davantage d’intérêt et des débats de fond, le processus constituant s’est renfermé sur lui-même et la campagne électorale n’a suscité aucun enthousiasme.

Alors qu’à l’issue de l’élection de la première Convention constituante la gauche célébrait une écrasante victoire aux côtés des candidats indépendants, qui lui permettait d’atteindre le seuil inespéré de la majorité des 3/5, l’heure est désormais à la gravité avec l’obtention de 16 des 51 sièges. En s’élançant dans l’élection, tout en se sachant minoritaire, l’exécutif espérait que l’ensemble des élus de gauche et de centre-gauche atteigne les 21 sièges, afin de bénéficier d’un pouvoir de veto et contraindre la droite à la négociation. Malgré une alliance historique où le Parti socialiste chilien a rompu les rangs de ses partenaires traditionnels de centre-gauche pour rejoindre le Frente amplio [coalition dont est issu le président Gabriel Boric ndlr], le Parti communiste chilien et le Parti libéral, l’exécutif n’est pas parvenu à ses fins.

Cette élection est un revers brutal pour la présidence Boric, qui n’est pas parvenue à imposer son propre agenda politique et à apporter des réponses audibles sur les polémiques liées à la sécurité et à l’immigration. Surtout, il s’agit d’une incapacité à entrer en résonance avec les aspirations populaires et à incarner une alternative au système politique traditionnel. Un fait attendu puisque le Président a fait le choix d’une large coalition gouvernementale en attribuant les Ministères clefs et postes importants aux partis traditionnels et discrédités de la « Concertation », qui avaient organisé le partage du pouvoir depuis la fin de la dictature. Les résultats dramatiques aux élections du Conseil Constituant viennent fragiliser davantage Gabriel Boric, alors que débutent les discussions pour taxer l’exportation des produits miniers, l’instauration d’un salaire minimum ou encore la réforme du système de retraites. Autant de sujet pour lesquels les négociations indispensables avec la droite, présente en force à la Chambre des Députés, s’annoncent difficiles et plus longues que prévues.

Par ailleurs, le scrutin de liste permet également d’identifier la répartition des forces au sein des partis de la coalition gouvernementale. Si Convergencia social, le parti présidentiel, talonne de prêt le Parti socialiste chilien, les deux organisations restent loin derrière le Parti communiste chilien qui obtient la première place en terme des voix reçues par ses candidats. Un signal politique qui souligne les aspirations plus radicales d’une part des électeurs de gauche, alors que les communistes se sont fait remarquer par leur posture de plus en plus critique à l’égard de Gabriel Boric, et que Camila Vallejo, Secrétaire générale du gouvernement et membre du Parti, reste une des rares figures montantes de la gauche dont la droite n’est pas parvenue à avoir la tête.

la volonté de défendre un texte constitutionnel minimaliste est une perspective bien accueillie sur les marchés financiers, comme le souligne la banque d’investissement JP Morgan, qui voit dans les événements récents un signal positif pour les investisseurs internationaux.

Si le bloc de gauche ne progresse pas, il préserve globalement sa base électorale. En effet, les voix rassemblées par la gauche et le centre-gauche s’inscrivent dans le sillage des élections précédentes. Mais entre-temps, la participation aux scrutins est devenue obligatoire pour tout citoyen chilien en âge de voter. Une hausse fulgurante des votes qui n’a pas bénéficié à la gauche…

Diagramme illustrant le rapport entre le résultat de chaque et le nombre de sièges remportés.
Résultats de l’élection du Conseil constituant et répartition des sièges par coalition politique. Source : Twitter de Braulio Jatar

Quant à la possibilité d’une alliance de la gauche avec la droite de Chile Vamos pour bloquer les élus du Parti républicain [parti de droite extrême de Jose Antonio Kast ndlr], elle n’a aucune chance de voir le jour. Outre le fait qu’elle renforcerait le caractère d’outsider du parti d’extrême-droite face à la classe politique, la porosité entre certains membres de la coalition de droite avec le Parti républicain est trop importante. En définitive, la gauche ne peut plus compter que sur la Commission d’experts, où elle dispose de la moitié des sièges, pour pouvoir peser un tant soit peu peser sur la teneur des débats du Conseil constituant. Une marge de manœuvre somme toute limitée, puisque l’ensemble du bloc de droite dispose également à lui seul de la majorité des 2/3, en mesure de balayer les observations des experts. Là où la première Convention constituante avait échoué à maintenir le clivage entre le peuple, qu’elle devait accompagner, face à l’élite soutenue par le système politique, les organisations de gauche ont échoué à réimposer cette ligne de fracture.

Extrême-droite et nouvelle Constitution, des destins liés

Le dépouillement n’a pas laissé de place au doute. En remportant 23 des 51 sièges du Conseil constituant, l’hégémonie du Parti républicain est sans appel. Non seulement il dépasse largement le seuil qui lui permet d’avoir une force de blocage, mais il rassemble qui plus est 64 % des élus aux côtés de Chile Seguro, coalition de la droite conservatrice. Disposant de 2/3 des élus, la droite est donc en mesure de rédiger le texte constitutionnel sans avoir à négocier avec la gauche. Porté par la dynamique de l’élection présidentielle où José Antonio Kast est arrivé au second tour, le Parti républicain parvient à endosser le leadership conservateur et s’érige comme première force d’opposition. Un glissement vers l’extrême-droite entretenu par une course à la radicalité de Chile Vamos, dont le capital politique est usé par un discrédit durable.

Un tag sur un mur qui porte l'inscription "Chile país triste" (Chili pays trsite)
« Chili, triste pays » : graffiti dans les rues de Valparaíso., février 2023 © Jim Delémont pour LVSL

L’avenir de la prochaine Constitution est suspendu aux décisions du Parti républicain, au centre de l’échiquier. Un paradoxe pour ce mouvement qui n’a pas signé l’Accord pour le Chili et s’est rapidement retiré des négociations en s’opposant à la poursuite du processus constituant… Portant un discours ambigu, il affirme pour autant ne pas vouloir boycotter le processus de l’intérieur. Lors de son allocution après la proclamation des résultats, le Président Boric a rappelé d’un ton grave la brutale leçon tirée de la première Convention constituante et a exhorté le Parti républicain à « ne pas être dans la vendetta et à ne pas répéter les mêmes erreurs que la gauche » qui n’a pas négocié avec ceux qui étaient alors minoritaires… Un message entendu et devancé du côté du Parti républicain. Suite aux résultats, sa secrétaire générale, Ruth Hurtado, a déclaré que « l’actuelle Constitution est bonne et doit seulement avoir quelques modifications grâce au dialogue et au travail transversal pour le bien commun et non pour un secteur politique en particulier ».

De son côté, bien que José Antonio Kast ait joué le registre de la gravité et de l’unité pour sortir le pays de l’impasse, il s’agit pour lui d’une consécration. Sa force politique s’impose durablement au cœur des institutions, avec en ligne de mire l’élection présidentielle de 2026. Si la réussite du nouveau processus constituant est entre ses mains, c’est également lui qui endossera la responsabilité en cas d’échec. Le défi est donc de taille pour celui qui, fervent partisan de la Constitution de Pinochet, a dorénavant comme priorité la démonstration qu’il est en mesure de mener à bien un tel processus, et donc de gouverner. On s’en doute, la volonté de défendre un texte constitutionnel minimaliste est une perspective bien accueillie sur les marchés financiers, comme le souligne la banque d’investissement JP Morgan, qui voit dans les événements récents un signal positif pour les investisseurs internationaux.

Pour autant, le large socle électoral dont bénéficie le Parti républicain n’en reste pas moins conjoncturel, fruit d’un contexte marqué par la crise sécuritaire [1], la recherche d’une figure d’autorité et l’expression d’un mécontentement latent.

Rejet du système politique et instabilité des rapports de force

Si résultat est éclatant pour le Parti républicain, quatre ans après sa fondation, il ne saurait tôt ou tard échapper au rejet qui a frappé l’ensemble des partis institutionnels, récents ou anciens, de gauche comme de droite. Les résultats du scrutin ne doivent en effet pas tant être lus comme une victoire de l’extrême-droite que comme une défaite généralisée du système politique.

Un graffiti sur un mur le long du río Mapocho à Saantiago de Chili : "Asamblea constituyente" (Assemblée constituante)
Vestige d’une fresque de la première Assemblée constituante le long du fleuve Mapocho. Santiago, février 2023, Jim Delémont

Le score réalisé par le Partido de la gente est à ce titre éclairant. Ce parti populiste de droite a créé la surprise lors de l’élection présidentielle en 2021 avec son candidat, Franco Parisi. Au terme d’une campagne articulée autour des réseaux sociaux, perçu comme un outsider antisystème, il s’est hissé en troisième position au premier tour. Il rassemblait alors un groupe électoral associé à celui qui s’était tourné vers les listes indépendantes lors de l’élection de la première Convention, avant que les polémiques ne discréditent ces organisations. Avec l’objectif de catalyser le ras-le-bol contre l’establishment, le Partido de la gente espérait remporter plusieurs sièges au sein du Conseil constituant. Sa campagne marquée par des scandales sur leurs candidats révélés à quelques jours de l’élection ont sapé la crédibilité du parti, qui s’est effondré à 5,4 %. Un véritable repoussoir pour ceux qui y voyaient un vote antisystème et qui ont pu, in fine, reporter leur voix au bénéfice du Parti républicain. Ce groupe électoral est donc volatile et n’est en rien acquis à José Antonio Kast. Et c’est bien autour de ces électeurs qui, élection après élection, cherchent un moyen d’exprimer leur colère et leur exaspération antisystème, que se jouera le rapport de force politique et le devenir du nouveau projet de Constitution.

Le rôle endossé par la droite conservatrice de Chile Vamos peut également devenir un rouage central du Conseil constituant. Bien qu’en perte de vitesse, elle est aussi celle dont ne peut se passer le Parti républicain pour obtenir la majorité des 3/5. Les élus de Chile Vamos sont ainsi en mesure de jouer un rôle pivot, notamment s’ils défendent une perspective de recherche de consensus, y compris avec la gauche minoritaire, pour parvenir un à accord transversal et assurer la réussite du processus. Cependant, face au poids du Parti républicain, le glissement vers l’extrême-droite peut aussi l’emporter et déboucher sur une alliance du bloc conservateur intransigeant avec la gauche.

Enfin – c’est sans doute le phénomène le plus saillant -, cette élection est marquée par un taux historiquement élevé de bulletins nuls qui rassemblent prêt de 17 % des suffrages exprimés, alors qu’il n’était que 1,5 % lors du Référendum de septembre 2022. Les votes blancs connaissent également un sursaut en dépassant 4,5 % des suffrages. Un Chilien sur cinq a donc voté nul ou blanc, soit au total davantage que la troisième liste en tête du scrutin. Un puissant signal électoral qui traduit le rejet d’un processus constituant qui peine à affirmer sa légitimité. Autant d’électeurs qui joueront un rôle clef lors des prochaines échéances, et qui, au-delà des affinités politique, expriment la défiance qui parcourt le pays.

Le 8 mai, la marche lors de la journée internationale des droits des femmes, à Santiago, est la seule mobilisation d’envergure qui se soit déroulée depuis septembre 2022. Santiago, février 2023, Jim Delémont

Le rejet de la Constitution reste pourtant clair et la volonté d’en changer est durablement enracinée au Chili. Sans doute est-ce là la principale victoire du soulèvement populaire d’octobre 2019. Le 17 décembre 2023 se déroulera le Référendum d’approbation sur le nouveau texte constitutionnel, après six mois de travaux du Conseil constituant.

Alors que le processus constituant devait permettre d’ébaucher une nouvelle organisation de la vie politique, il constitue un nouveau facteur de maintien du statu quo. Pour autant, nul n’a remporté la bataille pour conquérir le sens commun. D’ici le mois de décembre et le projet de Constitution qui sera soumis au référendum, tout semble possible. La tâche est grande pour fournir l’étincelle aux aspirations populaires.

Notes :

[1] Le Chili fait actuellement face à une augmentation de la violence en raison d’une percée du narcotrafic dans le pays. Une crise sécuritaire dont l’extrême droite alimente les relents xénophobes et prospère sur les tensions liées à l’immigration dans le nord du pays.

Chili : procès politique contre Marco Enriquez-Ominami ?

© Marcello Aballay

Un procès politique ? Marco Enriquez-Ominami (MEO), figure de la gauche chilienne, encourt jusqu’à quatre ans de prison. En cause : une affaire supposée de financement illicite de campagne.Sa défense invoque la présomption d’innocence : aucune preuve formelle de sa connaissance de l’affaire n’a pu être apportée. Elle dénonce l’acharnement judiciaire dont il serait victime, ainsi que la lenteur des procédures : elles ont cours depuis 2015, et s’étendront sur au moins deux années supplémentaires. MEO a reçu le soutien de nombreux leaders de la gauche latino-américaines, dont celui du président Lula et d’Alberto Fernandez, mais aussi d’influentes personnalités issues de la droite chilienne, dont le recteur de l’Université Diego Portales, Carlos Peña González. MEO affirme que son procès s’inscrit dans un processus de persécution des mouvements « progressistes » à l’échelle du sous-continent.

Lawfare à la chilienne ?

Les avocats de la défense se plaisent à souligner l’absurdité de la situation. Quatre ans de prison sont requis contre Marco Enriquez-Ominami, mais le procès dure depuis déjà plus de sept ans – au cours desquels il aura subi de multiples privations de libertés.

Qui est Marco Enriquez-Ominami ? Candidat à plusieurs élections présidentielles du Chili, il tient un rôle important dans la coordination de la gauche à l’échelle du sous-continent. Il est notamment à l’origine de la création du Groupe de Puebla, club régional qui rassemble les mouvements de gauche et de centre-gauche d’Amérique latine. Parmi ses membres fondateurs, on trouve également les ex-présidents Lula, Dilma Rousseff, Evo Morales, Ernesto Samper ou encore Rafael Correa.

L’affaire SQM, dans laquelle MEO est inculpé, porte les initiales de la Société minière et chimique du Chili (Sociedad química y minera), entreprise privée qui a financé illégalement de nombreux mouvements. L’ensemble du spectre politique du pays est éclaboussé : plus de 180 personnalités ont été impliquées dans l’affaire, lancée par le Parquet chilien. La grande majorité a été blanchie ; dix ont été condamnés ; huit sont toujours examinés par la justice.

La défense de MEO dénonce un deux poids, deux mesures : de nombreux accusés ont été acquittés au motif qu’aucune trace de leur connaissance de ces financements n’avait été découverte – quand bien même leur mouvement aurait perçu de l’argent de l’entreprise SQM. Présomption d’innocence oblige. 51 accusés ont vu les enquêtes rapidement levées contre eux, on a classé l’affaire pour des dizaines d’entre eux, tandis qu’à une centaine d’autres, on a offert une suspension conditionnelle des procédures. Pas pour MEO – malgré l’absence de preuves, la justice chilienne refuse toujours de le déclarer innocent.

Un procès qui s’étale de 2015… à 2025 ?

Les avocats de la défense dénoncent des manœuvres dilatoires : le procès est en cours depuis 2015, et les juges examinent les éléments de la défense au compte-goutte. Dernièrement, le Parquet a fait savoir que les procédures d’enquête requéraient au minimum deux années supplémentaires… Autrement dit : l’épée de Damoclès d’une condamnation judiciaire pèsera toujours sur MEO en 2025 – année de la prochaine élection présidentielle chilienne.

« C’est précisément cela qu’on cherche. Plutôt qu’une sentence finale, l’accusation cherche à prolonger le procès, peut-être jusqu’à 2028, pour des faits qui remonteraient à 2009 ! », dénonce sa défense. Ses avocats insistent sur les fondements juridiques du droit à un procès qui s’effectue « dans un délai raisonnable. »

Ils citent des articles du droit chilien, mais aussi de la Cour interaméricaine des Droits de l’homme (CIDH) : le Tribunal constitutionnel (sentence n°8995-2020) estime que « la résolution des conflits dans un temps raisonnable constitue une expression essentielle de ce procès par lequel s’effectue la résolution des conflits judiciaires », tandis que le paragraphe 217 de la sentence du 15 février 2017 de la CIDH dispose qu’un « retard prolongé peut en venir à constituer une violation des garanties judiciaires. »

Procureurs millionnaires, viol de la proportionnalité et de la présomption d’innocence

Joanna Heskia, avocate de la défense d’une autre personnalité accusée auprès de MEO, dénonce « des dépenses manifestement excessives, non seulement du point de vue de la quantité de procureurs et d’avocats impliqués (…) mais aussi en termes de proportionnalité. » Et d’ajouter : « Les peines requises sont faibles. »

Pour une peine de quatre ans de prison, l’enquête dure en effet depuis plus de sept ans. De la même manière, la magnitude des dépenses du Parquet interroge : c’est l’équivalent de 5 millions de dollars qui auront été dépensés par l’État chilien dans cette affaire. En comparaison, l’amende requise contre MEO – aux alentours de 35,000 dollars – semble dérisoire. Tout comme l’argent que l’entreprise minière est accusée d’avoir versé : 165,000 dollars.

« Contre moi, il y a dix procureurs à temps plein sur cette affaire, qui gagnent des sommes astronomiques, dénonce MEO. Ce sont des procureurs de Valparaíso, de Quilpué, de Villa Alemana, où il y a de sérieux problèmes de délinquance. » Sa défense n’a pas manqué de pointer du doigt la « bénédiction économique » que représente cette affaire pour les procureurs.

L’argument principal de la défense demeure la présomption d’innocence. Si les avocats de MEO ne nient pas qu’il y ait des irrégularités dans le financement de l’une de ses précédentes campagnes, ils avancent qu’aucun indice ne permet d’établir que MEO ait pu en avoir connaissance. « Il est impossible, irrationnel, contraire à toutes les maximes de l’expérience, de prétendre qu’un candidat puisse avoir l’œil sur tout, et, entre autres choses, se préoccuper de détails administratifs. », avance son avocat Ciro Colombara.

L’absence de preuves n’avait pas empêché la condamnation de leaders de la gauche latino-américaine. Lula avait été emprisonné, alors que de l’aveu même du juge Moro, aucune preuve n’était en possession de l’accusation. L’ancien président Rafael Correa avait été condamné à huit ans de prison pour financement illicite, sans aucune évidence empirique de sa responsabilité ; la charge retenue contre lui ? « Influence psychique » sur ses assistants. De la même manière, la vice-présidente Cristina Kirchner a été récemment condamnée à une peine de de prison par la justice argentine. Sans preuves.

Partout dans le sous-continent, l’État de droit a été écorné. Le Chili sera-t-il le prochain pays où le lawfare frappera ?

Une Constitution pour en finir avec l’héritage de Pinochet : le Chili divisé

Au Chili, élites traditionnelles, médias et pouvoirs économiques se sont ligués contre le projet de nouvelle Constitution, visant à mettre un terme à l’architecture institutionnelle héritée de Pinochet. Le référendum en cours marque la conclusion d’un cycle débuté en octobre 2019 avec un soulèvement populaire massif contre le gouvernement néolibéral de Sebastian Piñera, suivi de la mise en place d’une Convention constituante puis de l’élection du Président Gabriel Boric. Alors que les différentes échéances électorales ont été marquées par un rapport de force à la faveur des organisations de gauche, ce sont les secteurs conservateurs qui ont imposé leurs thématiques durant la campagne autour du référendum. Cet essoufflement de la dynamique qui a porté Gabriel Boric au pouvoir sonne comme un avertissement pour les mouvements de gauche tentés, en Amérique latine, de refuser la confrontation avec les élites traditionnelles.

La proposition d’une nouvelle Constitution

La Constitution actuellement en vigueur au Chili sacralise des droits d’inspiration néolibérale ; l’actuelle convention constituante porte des principes qui se veulent à l’opposé de celle-ci. Elle a accouché d’un texte comprenant 388 articles sur 178 pages- ce qui en fait l’un des documents constitutionnels les plus longs du monde.

Les principes et droits fondamentaux exprimée par la Constitution figurent dans les 150 premiers articles qui comprennent les chapitres sur les droits fondamentaux et les questions liées à l’environnement – manifestation d’un effort conséquent de la Convention visant à refonder la nation chilienne sur de nouvelles bases.

Dès l’article 1, le caractère social, démocratique, multiculturel et régional de l’État chilien est affirmé. Cet article confirme la volonté souvent exprimée de construire un État qui reconnaisse les peuples originaires et qui travaille à davantage de décentralisation. Un accent particulier a été placé sur les questions d’égalité de genre, en affirmant non seulement cette valeur comme un principe mais une obligation légale. Celle-ci se matérialise notamment via une parité de genre qui s’applique à tous les organes collégiaux de l’État comprenant aussi bien les institutions, l’administration publique que les sociétés d’État.

La Constitution s’inscrit dans une optique résolument progressiste, en rupture avec le statu quo en place depuis la fin de la junte d’Augusto Pinochet – que ce soit sur la question de la mémoire de la dictature, le droit à la non-discrimination et son effectivité, l’éducation sexuelle intégrale, le droit de mourir dans la dignité, la liberté d’association, le droit à la lecture et au sport, etc. De même, sur les droits sociaux, cette nouvelle Constitution s’inscrit dans une perspective de rupture avec la précédente Le projet porté par la Constituante pose en effet les droits à l’éducation, à la santé au travail ou à l’assurance sociale comme des obligations étatiques. Afin de garantir l’effectivité de ces droits, la proposition de Constitution crée une nouvelle instance de « défense du peuple » (defensoria del pueblo), dotée d’une personnalité juridique et avec ses propres moyens d’action.

Sur les questions écologiques, un chapitre entier est dédié à la « justice environnementale » et mentionne la question de la responsabilité des institutions vis-à-vis du réchauffement climatique. Ainsi, la Constitution pose des principes pouvant être invoqués afin d’entamer une action en justice face à des personnes physiques ou morales pour des dommages à l’environnement – une nouveauté importante au Chili. La Constitution consacre les biens communs naturels sur lesquels l’État est chargé d’une responsabilité accentuée de préservation. C’est le cas des fonds marins, des eaux territoriales, des eaux, glaciers, des forêts…tout en laissant la charge à la loi d’étendre cette liste. S’agissant du statut de l’eau, objet de luttes importantes au Chili, la nouvelle constitution institue un droit à l’eau pour tous. En plus de consacrer la question de sa préservation et de sa distribution pour tous, la nouvelle Constitution crée une agence nationale de l’eau, organe autonome chargé d’exécuter ces missions en garantissant une forme participative en son sein. L’eau n’est plus vue comme un bien appropriable ou pouvant être un objet commercial mais comme un bien commun sur lequel l’Agence nationale de l’eau qui fournit des autorisations d’exploitation y compris au secteur productif.

S’agissant des mines, cœur de l’activité économique chilienne, la nouvelle Constitution est dans la continuité de l’ancienne, permettant ainsi de maintenir des politiques extractivistes par des concessions à des entreprises étrangères. Enfin, pour garantir l’application des normes environnementale, cette Constitution crée un organe intitulé « défense de la nature » (defensoria de la naturaleza).

La Constitution de 1980, issue de la dictature du général Pinochet, est demeurée célèbre pour avoir été une des premières d’inspiration néolibérale qui sacralise des droits économiques individuels et institutionnalise l’indépendance de la Banque centrale chilienne. La proposition de nouvelle Constitution vient encadrer plus profondément la liberté d’entreprendre ou le droit de propriété, tout en reconnaissant ces droits fondamentaux en la matière, mais d’une moindre portée. L’autonomie de la Banque centrale chilienne est toujours consacrée, mais assortie d’un corpus d’obligations adossée à cette banque promet d’encadrer plus profondément son autonomie.

S’agissant des institutions, le projet de nouvelle Constitution ouvre la voie à une décentralisation marquée. Différentes collectivités territoriales chiliennes (régions, provinces et communes) sont affirmées et voient leurs prérogatives renforcées.

La mise en application de cette Constitution, si elle est approuvée, aura lieu complètement à partir du 11 mars 2026, avec l’application entre-temps d’un régime de dispositions transitoires avec l’inclusion au fur et à mesure des différentes normes au sein des administrations.

Une distribution du projet de nouvelle Constitution Source : Réseaux sociaux de la campagne « Aprueba x Chile »

Un référendum doublé d’une évaluation des premiers mois du Président Boric

Si le référendum du 4 septembre porte sur le nouveau texte constitutionnel, il est tributaire d’enjeux plus larges, notamment à l’élection du nouveau président Gabriel Borii. Sa victoire en décembre 2021 est une traduction du soulèvement populaire qui a secoué le Chili en octobre 2019. Neuf mois plus tard, le calendrier fait du référendum un vote d’approbation ou de sanction de ce commencement de mandat. Gabriel Boric est donc la figure sur laquelle la campagne s’est articulée, bien que plusieurs voix se soient élevées au sein de différentes organisations sociales pour dénoncer un interventionnisme trop prononcé de la part du Président

Dès les premières semaines du mandat de Boric, la droite et l’appareil médiatique n’ont eu de cesse de tenter d’affaiblir la légitimité du gouvernement, en s’attaquant une à une à ses principales figures – le Secrétaire général de la présidence, Giorgio Jackson et, surtout, Izkia Siches. L’ancienne Présidente du Collège des Médecins du Chili a joué un rôle clef dans la campagne du second tour et la victoire de Boric. Propulsée première femme Ministre de l’Intérieur, elle a dû prendre en main le sujet brûlant du conflit entre forces de police et communautés mapuches, dans le sud du Chili. Entre cafouillages et suites d’excuses, c’est la perte d’une personnalité avec un fort ancrage populaire pour Boric. Seule Camila Vallejo, figure communiste nommée Secrétaire générale du gouvernement, tient tête et à surnage en défendant âprement la Nouvelle Constitution sur tous les terrains.

Camila Vallejo, Secrétaire générale du gouvernement, lors d’une distribution du projet de nouveau texte constitutionnel. Source : Réseaux sociaux de Camila Vallejo

Depuis un mois, le gouvernement met à l’agenda une série de mesures clefs de son programme et multiplie les rencontres dans plus d’une vingtaine de villes pour les présenter : santé, transport et réduction de temps de travail avec la semaine de 40h. Néanmoins, le Président Boric et ses équipes restent fragilisées après un début de mandat où fausses notes et hésitations se sont succédées. Les changements attendus tardent à arriver et, pour beaucoup, observer le gouvernement effectuer ses palinodies instille le doute quant à l’opportunité de donner un blanc-seing à Gabriel Boric.

Les co-présidents de la Convention constituante remettent le projet de nouvelle Constitution à Gabriel Boric le 5 juillet 2022 Source : Réseaux Sociaux de la Convention constituante

Une campagne pour l’apruebo (approbation) constamment mise au défi

Lors de sa parution, les copies de la nouvelle Constitution se sont écoulées par milliers au détour des ventes à la criée, preuve du véritable intérêt suscité par la Convention constituante dans la société chilienne. Un contexte d’ébullition politique a priori favorable à la mise en place d’une campagne forte et efficace. Pourtant, pour les organisations sociales et politiques partie prenante de l’apruebo, les obstacles et les défis se sont multipliés.

Outre le caractère difficilement audible de la campagne gouvernementale, la mise en place de celle-ci a été lente et difficile. Certes, un large éventail d’organisation sociales, politiques, associatives et syndicales se sont pourtant retrouvées au sein d’Apruebo x Chile (j’approuve pour le Chili). Néanmoins, la coordination s’est difficilement instaurée pour unifier l’action militante sur l’ensemble du pays. Si une multitude d’initiatives locales se sont organisées, elles ne sont pas parvenues à s’exprimer sur une même tonalité. Associée à un départ tardif et peu de moyens, l’implication sociale et populaire n’a pas véritablement eu lieu comme espéré. Dans le dernier mois de campagne seulement les rassemblements ont peu à peu monté en puissance alors que les sondages donnaient l’apruebo et le rechazo (rejet) au coude-à-coude, mais toujours avec une légère avance pour ce dernier. Si la campagne de l’apruebo s’est attachée à ré-activer le souvenir du soulèvement populaire et à convoquer l’imaginaire de l’unité du peuple chilien, la stratégie ne semble plus avoir fait recette depuis que la gauche est entrée au palais présidentiel de la Moneda. La campagne s’est ainsi retrouvée une fois de plus dans l’impasse et renvoyée à un facteur qui la dépasse : l’action du gouvernement.

Sur sa gauche, Gabriel Boric doit également faire face à une opposition qui tente de se constituer autour de figures locales, tels que d’anciens députés constituants ou le Maire de Valparaíso, Jorge Sharp. Ce dernier, qui a claqué la porte du Frente amplio, la coalition à la gauche du Parti socialiste chilien, en novembre 2019, ne cache pas ses dissensions avec le nouveau Président. Il a cependant signé, avec 150 personnalités politiques, une lettre ouverte appelant à voter apruebo sans condition. Le collectif, nommé apruebo transformar, dénonce les errances du gouvernement qui, selon eux, affaiblit le processus constituant en tenant le peuple à l’écart et en ouvrant la porte à des tractations entre partis. Cette campagne supplémentaire, toujours en parallèle des autres initiatives, est écartelée entre les villes d’où proviennent les signataires. Elle parvient néanmoins à enclencher des dynamiques dans les quartiers de Valparaíso en s’appuyant notamment les assemblées de voisins et collectifs d’habitants.

Les secteurs les plus éloignés des zones urbaines sont cependant également ceux qui restent le plus rétifs aux changements proposés. Ceux, également, où la droite et ses spots publicitaires séduisent le plus. Pourtant, ce sont ces électeurs qui, au 1er tour de l’élection présidentielle s’étaient tournés vers un candidat se réclamant anti-système, sont en position de faire basculer l’issue du scrutin pour l’une ou l’autre des deux options…

Face à l’ampleur des enjeux, un sursaut de mobilisation semble avoir parcouru le Chili dans la dernière semaine de campagne, notamment dans les aires urbaines. Plus de 500.000 personnes ont ainsi convergé devant la scène de l’événement national de fin de campagne de l’apruebo à Santiago, le vendredi 2 septembre. Une participation massive qui a fait la une tant elle a surpris par son ampleur, alors que moins de 1000 personnes se sont rassemblées à l’événement de clôture du rechazo, quelques rues plus loin.

Plus de 500 000 personnes rassemblées à l’événement de fin de campagne de l’apruebo à Santiago de Chili, vendredi 2 septembre 2021 Source : Réseaux sociaux de la campagne « Aprueba x Chile »

La recomposition du bloc conservateur, véritable obstacle

Alors qu’elle détenait l’ensemble des pouvoirs, la droite traditionnelle est sortie défaite des trois élections successives, gardant uniquement sa mainmise sur le Sénat. Ces derniers mois ont été marqués par un tournant stratégique tant dans son discours que son organisation. Rassemblées derrière le rechazo, les forces conservatrice agitent le drapeau de « l’amour du Chili » contre la nouvelle Constitution ; ses campagnes médiatiques sont efficacement coordonnés et ses figures médiatiques identifiées. Les vidéos de la campagne audiovisuelle du rechazo donnent un aperçu de l’importance des budgets alloués et de l’axe stratégie mis en avant : rechazar para reformar (« rejeter pour réformer »).

L’ensemble des anciens Présidents chiliens, à l’exception de la socialiste Michelle Bachelet qui a été la dernière carte maîtresse de l’apruebo, se sont prononcés en faveur du rechazo. Tous, sauf le dernier Président de droite, Sébastian Piñera, qui n’est apparu publiquement sous aucun prétexte. C’est là la véritable leçon tirée par la droite qui, consciente de cristalliser sur elle le rejet du système, a entrepris d’avancer masquée. Cet espace politique a donc été investi par des figures de l’ex-« Concertation », l’alliance sociale-démocrate, comme Ximena Rincón. Une aubaine pour les conservateurs qui leur ont offert une audience médiatique décuplée, voyant là l’opportunité de donner davantage de transversalité au rechazo.

S’il reste dans l’ombre, Sebastian Piñera est pourtant l’un des véritables visages du rechazo, qu’il finance massivement avec l’aide de ses proches fortunés. Ainsi, le campagne contre la nouvelle Constitution bénéficiait fin août d’une confortable assise de 1 500 millions de pesos chilien, soit 1,7 million d’euros, contre 372 millions de pesos, soit 415.000 euros, pour l’apruebo. L’écart est tout aussi saisissant pour ce qui est des dons anonymes : 900% de plus pour le rechazo ! Parmi les généreux donateurs qui ont laissé leur identité, on retrouve d’anciens ministres des gouvernements de droite, patrons de grandes entreprises chiliennes, actionnaires ou grandes fortunes nationales… Finalement, il s’agit bel et bien du rassemblement des forces politiques qui ont gouverné le Chili ces trente dernières années depuis la fin de la dictature et qui se satisfont du statu quo hérité de Pinochet.

Cette séquence révèle également le rôle majeur joué par les médias de masses, aux mains de l’élite économique et politique, qui ont procédé à une méthodique entreprise de distorsion de la réalité, transformant le Chili en véritable laboratoire à fake news. Il s’agit de la stricte réplication du modus operandi numérique mis en place par l’entourage de Donald Trump aux États-Unis en 2016 et en 2021. L’agenda médiatique se concentre alors sur des sujets qui, bien qu’en-dehors de toute réalité, s’imposent au centre du débat : l’abolition de la propriété privé et de la liberté d’enseignement qui serait promue par la nouvelle Constitution, ou encore l’autorisation de l’avortement jusqu’à neuf mois.

Ainsi, la campagne de l’apruebo, longtemps articulée autour du thème des nouveaux droits que promettait la nouvelle Constitution, est longtemps restée inaudible tant ses défenseurs étaient acculés à devoir défaire ces contre-vérités.

Si la droite compte sur une démobilisation de l’électorat de gauche, rien n’est pourtant joué puisque pour la première fin fois depuis l’abrogation du vote obligatoire en 2012, le référendum constitutionnel sera obligatoire, sous peine d’une amende pouvant atteindre 180€. Un élément clef dans un pays où l’abstention électorale est systémique. Du côté de l’apruebo, le dernier mot d’ordre est clair : aux jeunes de convaincre leurs proches et leur entourage, notamment parents et grands-parents, de leur faire confiance en votant avec espoir sans céder aux sirènes de la peur.

Quel que soit le résultat du référendum, la faible efficacité de la campagne de l’apruebo constitue une véritable alerte tant pour le Président Boric que pour les organisations politiques sur leur capacité à mobiliser et à faire coïncider processus institutionnel et mobilisation populaire. Elle constitue un avertissement pour les forces de gauche estimant qu’elles peuvent faire l’économie d’une confrontation avec les élites traditionnelles. Au-delà du clivage politique traditionnel gauche / droite, le référendum se compose également d’un clivage générationnel qui oppose les tenants du système établi hérité de la dictature, et la nouvelle génération politique qui a émergé depuis les mobilisations lycéennes étudiantes de 2010. Dimanche soir, c’est une nouvelle séquence politique qui débutera pour le Chili.

« L’Amérique latine avait perdu sa place dans le monde » – Entretien avec la ministre des Affaires étrangères chilienne

© Marielisa Vargas

Nouvelle ministre des affaires étrangères au sein du gouvernement du Président Gabriel Boric, Antonia Urrejola était il y a encore quelques mois la Présidente de la Commission Interaméricaines des Droits de l’Homme. Dans cet entretien, elle aborde les chantiers de sa gestion et s’engage dans la reconstruction d’une politique étrangère qui fut très critiquée pendant le mandat de Sebastian Piñera. Priorité aux droits humains, l’environnement, le droit des femmes et l’intégration régionale. Avec un degré de pragmatisme, la nouvelle ministre débute sa gestion dans une région qui confirme un tournant à gauche mais souffre de nombreux reculs notamment en matière de pauvreté à cause de la pandémie. Pierre Lebret l’a rencontrée à Santiago pour Le Vent Se Lève.

Pierre Lebret – Le monde se souvient du « Chile despertó » comme une leçon d’un peuple contre un système profondément inégalitaire, contre les abus. Aujourd’hui, le Chili a le plus jeune président de son histoire et se dirige vers une nouvelle Constitution. À quels changements le peuple chilien peut-il s’attendre en matière de politique étrangère ?

Antonia Urrejola – En matière de politique étrangère, le Chili doit répondre à ce que vous venez de souligner. Effectivement, Chile despertó1, et aujourd’hui nous avons un jeune président avec une forme de leadership qui est nouvelle pour le Chili et la région. C’est un leadership empathique, qui représente non seulement la jeunesse, mais aussi une gauche démocratique, qui a un regard inclusif sur tous les secteurs, toutes les communautés et toutes les diversités, et je crois que la politique étrangère doit être le reflet de ce leadership que témoigne le président Gabriel Boric. Dans cette perspective, nous devons promouvoir une politique étrangère la plus ouverte possible, une politique étrangère en contact avec les pays voisins, avec les différentes chancelleries des autres pays, avec les organisations multilatérales. Je souhaite être également en contact et au plus près des personnes, à la fois vis à vis des attentes de nos citoyens, mais également lors de mes déplacements futurs, j’espère vraiment avoir un espace pour rencontrer et écouter les sociétés civiles au sein des pays là où je me rendrai. Je crois que l’élan que donne le Président Boric, cette empathie, doit se refléter aussi au niveau de la politique étrangère.

PL – Quelles seront les priorités du Chili en matière de politique étrangère ? En quoi consiste cette diplomatie que vous définissez comme « turquoise » et féministe ?

AU – La politique étrangère dialogue avec la politique intérieure, et la diplomatie turquoise répond aux enjeux prioritaires que sont la crise climatique et la question environnementale. La nomination de Maisa Rojas est un message fort en ce sens pour la région et le monde, elle est connue pour sa lutte contre le changement climatique et c’est un signal du Chili vis à vis de l’étranger. La diplomatie turquoise est une vision globale des effets du changement climatique, à la fois de la biodiversité, à cause de la couleur verte, mais également en lien avec la question des océans, et là, je veux reconnaître le travail réalisé par l’ancien ministre des Affaires étrangères Heraldo Muñoz2 dans ce domaine, dans un pays qui compte avec de vastes zones océaniques comme le Chili.

Si nous voulons faire face au changement climatique, nous devons avoir une forte politique environnementale comme axe prioritaire, nous devons traiter les questions de biodiversité et la question océanique et antarctique. C’est pourquoi cette diplomatie turquoise, qui est une synthèse de ces perspectives, devrait nous permettre d’avoir une voix beaucoup plus forte, tant au niveau multilatéral, mais aussi bilatérales avec la mise en place d’agendas communs sur ces questions. Seuls, nous ne pouvons pas faire face à la question climatique, énergétique et environnementale.

En matière d´égalité de genre, le président a été très catégorique sur l’importance d’une politique féministe. Par exemple, c’est la première fois que le Comité politique intègre la Ministre des femmes, ce n’est pas un fait isolé et cela témoigne d’une politique féministe, car cela va permettre à l’agenda de genre d’être une dimension transversale à la politique gouvernementale. La politique étrangère doit également y répondre, y compris la transversalité de la politique féministe. Lorsque nous parlons du changement climatique ou de l’inégalité structurelle que connaît le Chili dans des organisations internationales comme la CEPALC par exemple, la perspective de genre sera également incluse dans toutes ces conversations. Cela aura également un effet sur la nomination des femmes ambassadrices, où la parité sera essentielle. Nous devons commencer à travailler pour réduire l’écart entre les sexes au sein du ministère des Affaires étrangères lui-même, dans la représentation diplomatique elle-même, dans la carrière diplomatique et dans la formation des futurs professionnels diplomatiques. D’ailleurs nous avons nommé une femme, féministe, comme directrice de l’Académie diplomatique.

PL – Ces dernières années, on voit comment des gouvernements conservateurs ont quitté des organisations comme l’UNASUR pour en créer d’autres sans grande ambition intégrationniste. Seule la CELAC a pu être relancée par le gouvernement mexicain. Pour vous, comment et en quoi doit consister l’intégration régionale, vers quoi doit-elle s’orienter pour qu’elle soit durable et utile aux peuples de la région ?

AU – Il existe plusieurs espaces d’intégration régionale. La première des priorités en matière d’intégration c’est celle que nous devons construire avec nos pays voisins, ils représentent une dimension essentielle dans les relations internationales, et il faut d’abord commencer par renforcer la coopération avec ces pays, travailler sur des agendas communs, et notre pays en particulier compte tenu des divergences que nous avons eues sur les questions frontalières. Des divergences continueront d’exister, mais l’important c’est que l’on puisse trouver des objectifs communs pour travailler ensemble et cela doit s’inscrire sur le long terme au-delà des gouvernements en place, il y a des problèmes communs qui nous rassemblent.

Pour le Président, la relation de notre pays avec l’Amérique latine est fondamentale. Il faut récupérer la voix de l’Amérique latine dans les enceintes mondiales, et c’est un enjeu que le Président m’a indiqué comme étant une priorité absolue, pour que la région se repositionne sur des enjeux majeurs comme le changement climatique, étant donné que nous sommes l’une des régions les plus touchées par ce phénomène. Nous devons avoir une voix commune sur ces questions. L’intégration régionale c’est aussi trouver un chemin commun, concernant l’environnement, la crise migratoire, le trafic de drogue, le commerce équitable, le développement durable, nous devons établir ce chemin commun avec les pays de la région au-delà de nos différences idéologiques. Nous pouvons avoir des différences idéologiques, et nous pouvons avoir des alliances dans l’espace idéologique plus proche de nous, avec des points de vue communs, mais cela ne veut pas dire que nous n’allons pas travailler à l’intégration régionale avec tous les pays de la région.

Aujourd’hui, nous avons un continent fragmenté, polarisé, où les espaces de dialogue ont été perdus, et il n’y a que des espaces de dialogue entre ceux qui sont idéologiquement liés et c’est ce que nous voulons laisser derrière nous. Au-delà du fait que le Président va avoir des relations plus personnelles ou un rapprochement avec certains gouvernements de la région en raison de l’existence de points de vus idéologiques communs. Mais en même temps, l’intégration doit être renforcée par rapport aux grands enjeux qui nous concernent tous, et là il ne peut pas y avoir de gouvernements de gauche et de droite. Et en ce sens, l’idée n’est pas de générer davantage d’organisations régionales. Ce qui s’est passé avec des organisations comme Prosur, avec son biais idéologique, ce qui a été fait, c’est qu’ils ont fragmenter le continent, et finalement la région aura perdu sa voix sur la scène globale sur des enjeux communs qui nous concernent tous.

PL – Mais l’UNASUR avait réussi une certaine unité au-delà des gouvernements de l’époque…

AU – Oui exactement. C’est pourquoi il est nécessaire de renforcer les initiatives qui existent et qui ont fonctionné, renforcer le dialogue régional, le dialogue avec les pays voisins, et générer les approches nécessaires pour construire et défendre des agendas communs. Les différences idéologiques sont normales et ont toujours existé, mais nous ne pouvons pas continuer à fragmenter la région. En fin de compte, ce qui se passe avec l’Amérique latine, c’est qu’elle a perdu de la visibilité, qu’elle a perdu de la place sur la scène mondiale, qu’elle a été perdue, sans parler de l’idée que se font certains que l’Amérique latine est une région développée qui n’a pas besoin de plus de coopération alors que la vérité est complètement inverse, les défis sont nombreux et les inégalités structurelles sont présentes et profondes, la coopération internationale est donc essentielle.

PL – Le Président Gabriel Boric a été très catégorique et sans ambiguïté sur le respect des droits de l’homme en tant que marque de sa politique étrangère. Il a critiqué le Venezuela et le Nicaragua. Mais aujourd’hui, des transformations politiques et géopolitiques sont en cours en Amérique latine, où le rapprochement des États-Unis avec le Venezuela pourrait en être une. Quelle part de pragmatisme sera nécessaire dans la politique étrangère du Chili ?

AU – Pour le Président, la question des droits de l’homme sera une question fondamentale pour notre gouvernement et notre politique étrangère. Cela dit, et étant très clair sur les positions que le Président a prises, en ce qui concerne le Venezuela et le Nicaragua, par exemple, nous avons également des relations bilatérales avec ces pays, et ces relations se poursuivront. J’espère que le leadership du Président Boric, un leadership de gauche, une gauche démocratique, pourra être utile pour rechercher un rapprochement avec ces pays, et chercher des solutions aux graves crises que traversent ces sociétés. C’est un défi, et ces gouvernements dont on parle doivent d’abord accepter cette envie de dialogue, cette main tendue que nous souhaitons témoigner. Il me semble que les relations bilatérales doivent continuer à exister avec tout le monde. Par exemple avec le Venezuela, concernant la question migratoire…

PL – Existe-t-il une possibilité d’accord ou une volonté régionale en la matière ?

AU – Il faut que nous puissions commencer à travailler sur une proposition qui doit être discutée avec différents pays. L’idée est de construire une politique migratoire avec les autres pays de la région pour trouver une solution face à cette grave crise sans précèdent en Amérique Latine. Mais cette solution passe aussi par le gouvernement vénézuélien lui-même, et nous devons dialoguer avec eux. En ce qui concerne les droits de l’homme, il est important d’accorder de l’importance aux victimes et de chercher des solutions au-delà des positions idéologiques et des gouvernements en place, l’importance c’est comment ensemble nous pouvons trouver des solutions. Dans le cas de la politique migratoire, il sera donc essentiel d’établir un dialogue avec le Venezuela.

PL – Vous l’avez dit dans une interview au journal La Tercera que le TPP11 ne sera pas une priorité du gouvernement actuel. Le Chili ne devrait-il pas commencer à chercher à renforcer le commerce intra-régional ?

AU – D’une part, le Chili a déjà un grand nombre d’accords de libre-échange avec le monde entier, ces traités sont toujours en vigueur et continueront d’être en vigueur, personne ne remet en cause aucun traité. Concernant le TPP11, il y a eu un long débat qui dure depuis de nombreuses années, et ce n’est pas une priorité, non pas parce que ce n’est pas important, mais parce qu’on comprend que la première chose à tenir compte c’est comment le processus constituant va se dérouler. Le processus constituant va être très important, ainsi que la façon dont la société chilienne considère les traités comme le TPP11. Mais en aucun cas il n’a été dit non à cet accord. Le Chili est aujourd’hui dans un débat qui aura des effets sur notre politique commerciale, sur le type de société que nous voulons, le développement durable que nous voulons, le commerce équitable, la participation des communautés locales au développement économique. Et d’une certaine manière, il sera très important de voir comment nous discuterons ce type de traités. Mais il ne s’agit pas de mettre un terme au TPP11, mais plutôt d’attendre ce qui résultera du débat constituant. J’insiste sur le fait que personne ne demande de modifier les traités, et éventuellement si un processus post-constitutionnel dans un domaine comme le développement durable, la participation des communautés locales, etc., j’évalue un scénario ultérieur qu’il me semble important de souligner …

PL – Mais il y a aussi certaines pressions de la part de certains partis politiques…

AU – Oui, c’est pourquoi il est important de souligner que si nous parlons d’agendas communs tels que le changement climatique, le développement durable, la participation communautaire, si cela finit par conduire à la nécessité de modifier les traités, toute révision est multilatérale, elle n’est pas unilatérale et sur cela nous devons être catégoriques. Mais il faut comprendre qu’il y a un ensemble de traités qui datent des années 90, que le monde a changé, qu’il y a de nouveaux défis. Le changement climatique il y a 20 ans était quelque chose de lointain, aujourd’hui il est là et il est urgent. La façon dont nous regardons les traités doit comporter ce nouveau regard. La question des nouvelles technologies, de la confidentialité des données, des questions qui font aujourd’hui partie de l’agenda mondial, et donc à terme certains traités doivent être vue sous un autre angle que ce qu’est le monde aujourd’hui. Si cela se produit, il doit s’agir de négociations dans le cadre multilatéral ou bilatéral selon l’accord, mais ce n’est pas un débat unilatéral.

PL – Le gouvernement de Sebastián Piñera est accusé d’avoir violé les droits de l’homme depuis le 18 octobre 2019, sa présidence a aussi signifié un profond recul en matière de politique étrangère. Pourtant, le Chili a été un pays reconnu pour son ouverture sur le monde, attaché au droit international et au multilatéralisme, et a eu des relations privilégiées sur les questions commerciales avec de grandes puissances comme les États-Unis et la Chine. Quelle sera la position du pays dans cette « nouvelle ère » définie par le chancelier allemand après l’invasion russe de l’Ukraine ?

AU – La position du Président a été très clair, il a condamné sans nuance, il a parlé d’une invasion, d’une atteinte à la souveraineté et a exprimé sa solidarité avec les victimes. Je crois que le tweet du président, court et précis, parle de lui-même de l’axe de la politique étrangère en la matière. Bien sûr, il y a des relations bilatérales, des relations commerciales, qui sont toujours prises en considération, mais en ce qui concerne l’invasion russe, le président a été très clair. Nous allons continuer à plaider et à insister pour reprendre les canaux diplomatiques et multilatéraux, car si nous n’insistons pas sur cette solution, seuls plus de gens mourront et la crise s’aggravera. De ce petit pays qu’est le Chili, notre voix sera d’élever l’urgence de se rasseoir à la table des négociations, de chercher à nouveau des solutions diplomatiques, à une crise qui, quelles que soient ses causes, la vérité c’est qu’il y a une invasion, il y a des innocents qui meurent, la vérité est que cela provoque une crise migratoire, des gens qui doivent quitter leur pays, se déplacer vers des pays qui ont subi une crise économique à cause de la pandémie. Donc, ce n’est pas seulement la crise du système multilatéral et de la diplomatie, il y a ici une crise humanitaire qui touche des millions de personnes, et au final c’est l’axe central, la vie des gens qui préoccupe le Président Boric. Il n’y a pas beaucoup de présidents qui parlent avec autant d’empathie de la vie des gens. Notre rôle, dans des situations de crise comme celle-ci ou d’autres, c’est de protéger les victimes et de rechercher les meilleures solutions. Si cela conduit à parler avec des gouvernements qui violent les droits de l’homme, bien sûr que nous le ferons, car ce qui compte, c’est de trouver des solutions pour mieux protéger les personnes.

PL – En quelques mots, comment définiriez-vous la politique étrangère de votre administration dans les mois à venir ?

AU – Féministe, multilatérale, avec une forte composante axée sur les droits humains.

Notes :

1 “Le Chili s’est reveillé” Expression faisant reference aux manifestations qui ont éclater en octubre 2019.

2 Ministre des affaires étrangères de Michelle Bachelet – 2014-2018.

Victoire de Boric : le Chili va-t-il « enterrer le néolibéralisme » ?

Gabriel Boric au soir du 1er tour. Santiago de Chile, 21/11/2021. © Jim Delémont

Peu après son élection, Gabriel Boric déclarait : « Le néolibéralisme est né au Chili, c’est au Chili qu’il sera enterré ». Quelques jours plus tard, dans le palais présidentiel de la Moneda, il s’inclinait devant le buste de Salvador Allende, le président socialiste assassiné lors d’un coup d’État militaire sanglant. Le pays sort d’une période incandescente, où des protestations sociales historiques ont accouché d’un processus constituant qui pourrait bien ébranler les institutions néolibérales actuelles. Pourtant, entre l’espoir d’un changement radical et le statu quo des 30 dernières années, le chapitre ouvert par Gabriel Boric ne s’oriente pas vers un bras de fer frontal avec les élites chiliennes. Si l’on retrouve dans les rangs de son futur gouvernement des figures des mobilisations sociales, son ministre des Finances, l’actuel gouverneur de la Banque centrale, et sa ministre des Relations extérieures, une ancienne attachée au secrétariat général de l’Organisation des États américains (OEA), sont issus de l’establishment. Un équilibre fragile où le président élu espère donner des gages à son électorat tout en rassurant les marchés financiers.

Le 18 octobre 2019 débute au Chili le plus grand soulèvement populaire depuis l’époque de Salvador Allende (au pouvoir entre 1970 et 1973). Déclenchée par l’augmentation du prix des transports de 30 pesos (quelques centimes d’euros), la mobilisation exprimait l’éveil d’une colère plus profonde, celle d’une population vivant depuis 30 ans sous le joug des politiques néolibérales. Des millions de personnes ont participé à cette mobilisation qui prit le nom d’estallido social (« explosion sociale »).

NDLR : Lire sur LVSL l’article de Jim Délémont « Chili : vers l’effondrement du système Pinochet ? » et celui de Corentin Dupuy « En finir avec le miracle économique chilien »

Une manifestante sur la Plaza Dignidad. Santiago de Chile, 17/12/2021. © Jim Delémont

L’estallido social vient rebattre les cartes du jeu politique, poussant à un rapprochement entre la principale force d’opposition, le Frente Amplio (Front Large), et le Parti communiste chilien. C’est sous la bannière de cette coalition Apruebo Diginidad (J’approuve la Dignité) que se présente le candidat Gabriel Boric.

Gabriel Boric : l’une des figures les plus modérées du Frente Amplio

Gabriel Boric a émergé à la suite des mobilisations étudiantes et lycéennes des années 2000 et 2010. Il devient président de la Fédération des étudiants de l’Université du Chili (FECh) en 2011, à la suite de la grande mobilisation étudiante. Alors député indépendant de la région de Magallanes au sud du Chili, il participe à la création du Frente Amplio en 2016. Puisant dans les mobilisations étudiantes des années précédentes, le Frente Amplio émerge comme stratégie de coalition des organisations politiques à la gauche du Parti socialiste afin d’incarner une alternative au bipartisme.

NDLR : Lire sur LVSL l’article de Randy Nemoz « Le Frente Amplio : l’émergence de l’alternative politique au Chili »

Lors du mouvement social de 2019, le rôle endossé par Gabriel Boric éclaire sur son orientation politique. Il fut l’un des signataires de « l’Accord pour la Paix et une nouvelle Constitution » qui posa les bases du référendum d’octobre 2020. Bien que le pouvoir chilien ait été finalement dépassé par l’accord, à ses début le texte fut perçu par certains secteurs de la mobilisation comme un accord d’appareils, responsable de l’affaiblissement du mouvement social. Gabriel Boric prend ainsi les contours d’un personnage légitimiste, marqué par une volonté de s’institutionnaliser, d’incarner une gauche de rupture mais non radicale – faisant de lui l’une des figures les plus modérées du Frente Amplio.

“Le Chili ne mérite pas ce châtiment” Un collage contre le candidat d’extrême droite dont le nom, Kast, est inséré dans le mot “castigo” (châtiment). Mur du centre culturel GAM, Santiago de Chile, 19/12/2021. © Jim Delémont

L’équipe de Gabriel Boric s’est engagée dans la campagne présidentielle convaincue que son inscription dans la dynamique d’une série de victoires politiques leur était acquise de fait. Lors du référendum d’octobre 2021, près de 80% de votants avaient appuyé la rédaction d’une nouvelle Constitution. Ensuite, l’élection des membres de la Convention constituante fut largement remportée par les candidats des listes indépendantes et d’Apruebo Dignidad, ainsi que les élections municipales et des présidents de régions qui se déroulaient au même moment. Un élan conforté par l’ample victoire du candidat du Frente Amplio lors de la primaire d’Apruebo Dignidad, face au communiste Daniel Jadue, à laquelle 1.75 million de personnes ont voté. Véritable miroir aux alouettes qui, dans leurs rangs, conduisait certains à rêver d’une victoire dès le 1er tour de la présidentielle.

Or, lors de ce scrutin, Gabriel Boric n’est pas parvenu à élargir cette confortable assise, réunissant à peine 64 000 votes de plus. Le principal écueil se trouve dans la définition même de sa stratégie, qui s’est résumée à une reproduction amplifiée de la campagne de la primaire, s’adressant cette fois-ci à l’ensemble du pays. Des politistes chiliens parlent ainsi de ñuñoización, du nom de Ñuñoa, quartier de Santiago du Chili prisé par la jeune classe moyenne supérieure et diplômée. Autrement dit, ils soulignent la difficulté pour le Frente Amplio de sortir de sa zone de confort politique, dont les ressorts discursifs ont rendu Gabriel Boric inaudible auprès des classes populaires en périphérie de la région de Santiago.

Bien que la victoire de Gabriel Boric s’inscrive dans la séquence politique ouverte par l’estallido, et qu’elle puisse se lire comme l’expression institutionnelle de la mobilisation, Apruebo Dignidad n’est pas parvenue à intégrer dans son sillage la force électorale représentée par les listes indépendantes. Or, ce sont dans ces listes que se sont retrouvés les déçus de la politique qui rejettent les partis et qui ont activement participé à la mobilisation populaire. Autant d’électeurs qui ne se sont pas déplacés aux urnes lors du premier tour. L’abstention est en effet un phénomène systémique au Chili, renforcée par la fin du vote obligatoire en 2012. La participation, très volatile, est ainsi un facteur déterminant : qui va se décider à aller ou non aux urnes ? Cette question s’est sans doute posée trop tardivement dans l’équipe de campagne d’Apruebo Dignidad.

Un sursaut citoyen au second tour face à l’extrême droite

Au soir du 1er tour de l’élection présidentielle, le 21 novembre, les résultats ont fait l’effet d’une douche froide, tant dans le dispositif de campagne de Gabriel Boric que dans la société chilienne : José Antonio Kast, le candidat d’extrême-droite, arrivait en tête avec 28 % des votes exprimés, plus de 2 points devant le candidat d’Apruebo Dignidad. Le tournant – plus radical – opéré dans la campagne de Gabriel Boric au second tour s’explique par les raisons mêmes de la percée électorale de Kast au premier tour.

Action de campagne du “comando Boric” du Cerro Placeres. Valparaíso, 05/12/2021. © Jim Delémont

Depuis octobre 2019, le Chili traversait une période de surchauffe politique marquée par la polarisation du débat, l’élection présidentielle portant la tension à son paroxysme. Après les revers électoraux infligés à la droite, la campagne du bloc réactionnaire chilien s’articule autour du rejet du processus constituant et de la menace dite « communiste » responsable du désordre, qu’incarnerait Gabriel Boric. Kast parvient ainsi à réunir ceux qui vivent le « nouveau Chili » comme une menace, en capitalisant sur les errances d’une droite sans leadership. Une droite conservatrice qui, bien qu’elle se soit attachée depuis 30 ans à lisser son image et gommer ses liens avec la dictature, s’est finalement résolue à soutenir le candidat d’extrême-droite au second tour.

Kast, directement issu de la tradition néo-nazie, incarne en effet le pinochetisme à l’état pur, une « combinaison d’ultralibéralisme économique, de conservatisme moral, d’autoritarisme et de légitimation des violences contre les droits fondamentaux en politique » selon le journaliste Ernesto Aguila. L’avenir même de la fragile démocratie chilienne était donc directement mis en jeu. Au-delà d’un vote porté par l’enthousiasme programmatique, la victoire écrasante de Gabriel Boric a également bénéficié de voix s’opposant d’abord au candidat pinochetiste. Une partie de son électorat semble donc, à tout le moins, en décalage avec les promesses de rupture portées par le Frente Amplio.

Une course contre la montre avant le référendum sur la nouvelle Constitution

Bientôt à la tête de la présidence du pays, la principale mission de Gabriel Boric est d’assurer la réussite du processus constituant. Ce dernier demeure la clef de voûte politique des mois à venir, jusqu’au référendum qui viendra approuver ou refuser le nouveau texte constitutionnel. Revendiquée comme un moyen de renouer avec le conflit politique en tant que force créatrice du droit et d’intégration des questions sociales, la Convention ambitionne de dé-constitutionnaliser le néolibéralisme et de démanteler les institutions issues de la dictature.

“Jusqu’à ce que la dignité devienne Constitution” Plaza Dignidad, Santiago de Chile, 08/01/2022. © Jim Delémont

À peine installée en juillet 2021, la Convention constituante a provoqué de multiples déceptions. Sous le feu des accusations les plus mensongères du bloc conservateur, les quelques scandales relatifs à certains de ses députés ont fait la Une des médias, jetant l’opprobre sur l’ensemble du processus. Une situation qui a pris en étau la campagne de Gabriel Boric qui, tout en voulant être le candidat naturel du processus constituant, a aussi pris une certaine distance avec la Convention afin de ne pas être comptable de ses différents déboires. Deux jours après son élection, Gabriel Boric se rendait cependant au siège de la Convention pour l’assurer de son soutien – l’appui sans faille de l’exécutif étant une condition sine qua non pour lui permettre de mener à bien ses travaux.

Dès mars, où il sera investi, Gabriel Boric doit articuler deux objectifs cruciaux et déterminants pour la suite de son mandat : assurer la réussite du processus constituant jusqu’au référendum d’octobre et préparer la victoire de celui-ci. Son issue semble liée à la réussite des premiers mois de son mandat : l’identification opérée entre Gabriel Boric et la Convention constituante risque de transformer le référendum sur la Constitution en un plébiscite sur le début de sa mandature.

Pour maintenir intacte la dynamique constituante, les équipes d’Apruebo Dignidad et les multiples organisations territoriales réfléchissent à la meilleure stratégie à adopter pour maintenir l’activité des comandos Boric, créés partout dans le pays pendant la campagne. L’objectif est de les réactiver afin qu’ils débutent, dès l’investiture du président, une pré-campagne en faveur de la nouvelle Constitution, en popularisant dans les villages et les quartiers les textes adoptés par la Convention. Quoiqu’il en soit, les mobilisations sociales seront indispensables pour accompagner et appuyer les décisions politiques à venir – une condition que s’est attaché à rappeler Gabriel Boric lors de ses derniers discours.

Jaime Bassa, alors vice-président de la Convention constituante, aux côtés de Macarena Ripamonti, Maire Frente Amplio de Viña del Mar, lors d’un meeting de soutien à Gabriel Boric. Viña del Mar, 27/11/2021. © Jim Delémont

Le triomphe de Gabriel Boric au second tour agit comme une seconde approbation du chemin emprunté par le Chili avec la Convention constituante. Tandis que la Convention a besoin du pouvoir exécutif pour s’achever victorieusement, le gouvernement d’Apruebo Dignidad requiert la nouvelle Constitution pour rendre légalement possible l’ensemble de son programme.

Mais le nouveau président devra manier avec précaution un point timidement abordé pendant la campagne : si nouvelle Constitution il y a, quelle légitimité pour le président élu de rester en place ? Une question brûlante à laquelle, instinctivement, la réponse penche pour celle d’une nouvelle élection. De leur côté, Gabriel Boric et ses équipes ont rappelé qu’ils respecteraient les décisions de la Convention, sans pour autant cacher qu’il allait pour eux de soi que le mandat serait mené jusqu’à son terme. Dans les coulisses du Congrès et de la Convention, les élus amplistas s’accordent sur un même objectif : assurer la stabilité politique du pays, ce que ne serait pas en mesure d’apporter une nouvelle élection présidentielle.

Au lendemain de l’élection, les débuts d’un rapport de force

Dès le lundi qui a suivi l’élection présidentielle, Gabriel Boric s’est rendu à la Moneda, le palais présidentiel, pour rencontrer l’actuel président Sebastian Piñera. Cette visite avait pour but d’entamer le travail destiné à la passation de pouvoir. Si cette séquence a permis à Gabriel Boric de rassurer sur ses capacités à exercer le pouvoir, elle n’est pas de nature à rassurer sa base militante.

À l’occasion de cette rencontre, l’invitation de Gabriel Boric par le président sortant, à une tournée internationale faisant étape au forum Prosur a créée la polémique. Créé en 2019 sur initiative des présidents Sebastian Piñera et Ivan Duque (Colombie), l’organisation entend faire concurrence à l’UNASUR, organisation régionale impulsée par le chef d’État brésilien Lula et la présidente argentine Kirchner, et ralliée en son temps par une douzaine de gouvernements de gauche d’Amérique latine. Prosur est donc une réponse des gouvernements libéraux et pro-américains dans la bataille pour l’hégémonie politique en Amérique Latine. L’édition de cette année avait lieu en Colombie, alors même que son gouvernement s’est illustré par une répression particulièrement féroce des contestations qui ont scandé l’année 2021.

Cette invitation, qui peut paraître banale au premier abord, a ainsi soulevé de vifs débats. Après certaines hésitations, reprochées dans son camp, le président élu a finalement refusé d’accompagner Piñera dans cette tournée internationale.

Les perturbations ne s’arrêtent pas là. La vie politique chilienne a été frappée d’une autre polémique, concernant la mise aux enchères des droits d’exploitation du lithium dans les mines chiliennes par le président Piñera dans les derniers mois de son mandat [1]. Cette procédure d’appel d’offres a été vivement attaquée par l’opposition, ainsi que par Gabriel Boric et ses alliés, notamment sur le terrain de la légitimité démocratique. Sebastian Piñera étant le président sortant et son mandat se terminant le 11 mars, cette mesure est apparue comme une atteinte à la démocratie par un président faisant passer les réformes les plus controversées avant son départ. Si Gabriel Boric a dénoncé cette mesure, il ne s’est pas engagé à l’abroger après son investiture. Un silence interprété par certains comme un aveu de faiblesse et un manque de volonté politique. Alors qu’un recours juridique a été déposé, la situation de cette attribution d’appel d’offres est aujourd’hui en suspend, attendant la décision future de la justice chilienne.

Quand des communistes côtoient des gardiens de l’orthodoxie budgétaire

Le 21 janvier, Gabriel Boric présentait les différents ministres de son futur gouvernement, au nombre de 24. Le premier élément marquant est la proportion de femmes : 14 au total. Ce choix illustre la volonté affichée durant toute la campagne de Gabriel Boric et du Frente Amplio de féminiser la vie politique et de faire du Chili « une nation plus inclusive ».

Sur le plan politique en revanche, ses choix n’ont pas fait l’unanimité. On compte huit ministres du Frente Amplio et trois du Parti communiste, mais aussi sept des partis politiques traditionnels – nommés à des postes importants.

Dans l’entourage proche de Gabriel Boric, Giorgio Jackson (Frente Amplio) et Camilla Vallejo (Parti communiste chilien) ont obtenu respectivement les postes de Secrétariat Général de la Présidence d’un côté, et du gouvernement de l’autre. Ces postes stratégiques correspondent au pilotage des relations du président de la République avec le gouvernement et le parlement, et à l’organisation de l’action gouvernementale. Le Parti communiste obtient également le Ministère du Travail et celui des Sciences.

De leur côté, les forces de l’ex-Concertación [NDLR : coalition de centre-gauche regroupant, entre autres, le Parti socialiste et la démocratie-chrétienne ; elle a gouverné plusieurs fois le Chili] remportent les ministères régaliens et hautement stratégiques. Comme futur ministre des Finances, on retrouve Mario Marcel, actuel président de la Banque Centrale chilienne, figure modérée ayant une longue expérience de travail avec des gouvernements de droite et de gauche. On peut aussi noter la présence d’Antonia Urrejola, future ministre des Relations extérieures, passée par plusieurs gouvernements et ancienne attachée du Secrétaire général de l’Organisation des États Américains, organisation considérée par la gauche latino-américaine comme l’institution de Washington, et récemment décriée pour son appui au coup d’Etat bolivien de 2019.

Gabriel Boric, lors du meeting de fin de campagne avant le second tour. Santiago de Chile, 16/11//2021. © Jim Delémont

La composition du gouvernement marque ainsi la volonté assumée par Gabriel Boric de concilier une alliance large entre les gauches, rendant sa politique la moins clivante possible afin de conserver sa majorité très limitée au Congrès. Son nouveau gouvernement a fait l’objet de plusieurs critiques. Jorge Sharp, maire de Valparaiso et ancien dirigeant du Frente Amplio, dénonce un recentrage politique.

Le 12 mars, Gabriel Boric fera face à l’épreuve du pouvoir, et avec elle à un double défi : ne pas décevoir les attentes populaires et assurer la réussite du processus constituant. Le Chili se trouve dans une situation inédite, où certaines conditions propices à des changements de fond sont réunies. Il n’en reste pas moins que la trajectoire politique du président nouvellement élu, ainsi que les signaux envoyés à travers la composition d’une partie de son futur gouvernement, laissent d’ores et déjà entrevoir un recentrage politique vers la social-démocratie.

Une option stratégique défendue, du côté des partisans de Boric, par la nécessité de temporiser avec les élites chiliennes pour permettre à la Constituante d’aller jusqu’au bout de son oeuvre – quitte à radicaliser plus tard l’orientation du gouvernement. Mais si l’on a déjà vu de nombreux gouvernements latino-américains aux intentions radicales se modérer suite à leur arrivée au pouvoir, l’inverse s’est-il jamais produit ?

Notes :

[1] Le Chili détient les plus importantes réserves de lithium au monde, juste après la Bolivie et le gisement découvert dans le Salar d’Uyuni.

Présidentielles au Chili : « Gabriel Boric s’apprête à transformer le pays » – Entretien avec Daniel Jadue

https://histoireetsociete.com/2021/07/05/chili-sondage-presidentiel-jadue-le-communiste-le-plus-fiable/
Daniel Jadue © Marielisa Vargas

Ce dimanche 21 novembre, les Chiliens ont voté au premier tour de leurs élections générales. En tête du scrutin, Jose Antonio Kast, candidat ultralibéral ouvertement nostalgique du régime de Pinochet. Il est talonné de près par Gabriel Boric, porteur d’un agenda de rupture avec le statu quo économique et social qui domine le Chili depuis des décennies. Nous avons interviewé Daniel Jadue, candidat communiste longtemps favori à gauche mais défait par Gabriel Boric lors des primaires. Il revient sur les enjeux de cette campagne pour Le Vent Se Lève. Entretien réalisé par Pierre Lebert et Keïsha Corantin.

LVSL Le Parti communiste a été très actif pendant la campagne du candidat Gabriel Boric. Le parti a notamment insisté sur le fait qu’il veillerait à ce que le programme soit respecté. Vous sentez-vous préoccupé par la possibilité d’un accord plus large entre Gabriel Boric et d’autres forces de gauche qui pourrait affecter le programme actuel à l’approche du second tour ?

Daniel Jadue – En effet, nous avons participé très activement à l’ensemble de la campagne. Il est bon de noter qu’avant la primaire, les programmes avaient un pourcentage élevé de similitudes, puisque les deux proviennent des mêmes revendications, concrétisées le 18 octobre 2019 [ndlr : Le 18 octobre 2019 les étudiants descendent dans la rue pour protester contre l’augmentation du prix du ticket de métro, marquant le début du mouvement social au Chili]. Au-delà des différences de rythmes et de profondeur, dans l’idée générale, je pense qu’il y avait 70 % de convergence.

Après la primaire, il y a eu un travail commun pour arriver à un programme qui soit globalement convergent à plus de 90 %. C’est pourquoi le programme « Apruebo Dignidad » [ndlr : « Je suis pour la dignité », nom de la coalition de gauche] est en grande partie le même que celui que le Parti communiste avait proposé pour notre candidature et nous pensons que ces programmes doivent être appliqués. Il ne s’agit pas de devoir assurer une exécution au pied de la lettre du programme, mais d’être garant de la volonté constante de le réaliser, depuis le premier jusqu’au dernier jour de notre gouvernement.

Nous n’avons pas peur de débattre avec toutes les forces politiques. Lors des précédentes élections présidentielles, le Parti Communiste avait déjà entrepris des discussions au second tour, soutenant toujours des candidats venant d’autres partis. Cela avait permis l’incorporation des éléments centraux de notre programme.

Nous sommes donc disposés à ce que les autres forces politiques nous indiquent quelles seraient les ajouts au programme qui leur permettraient de contribuer à l’appel au vote, ainsi nous pourrions discuter de la possibilité d’intégrer au futur gouvernement ceux qui auraient le plus de convergences. Voilà des négociations que va devoir diriger Gabriel Boris après le premier tour de ce dimanche.

LVSL – Les derniers sondages indiquent un second tour entre Gabriel Boric et José Antonio Kast, le candidat d’extrême droite défenseur de la dictature de Pinochet. Dans un Chili de tradition conservatrice, ce dernier exprime la réaction d’une frange de la population qui s’oppose aux revendications du mouvement social, et profite de la perte de crédibilité du candidat de droite Sebastian Sichel, dauphin du président sortant éclaboussé par des affaires de corruption. Qui sont les électeurs de Kast ? Pensez-vous que cette polarisation de la société chilienne sera un obstacle pour la mise en place des réformes ?

D. J. – Tout d’abord, je ne crois pas aux sondages. Les sondages chiliens ne sont plus fiables depuis de nombreuses années. La priorité accordée à la rentabilité sur la qualité technique de l’enquête a fait qu’ils adoptent tous aujourd’hui des méthodologies douteuses. Je ne pense pas que Kast aura les résultats que les sondages lui prédisent. Aujourd’hui, toutes les enquêtes d’opinion sont réalisées en ligne, et cela représente un biais évident car seuls ceux qui ont accès à Internet y participent. Dans notre pays, l’accès à Internet est étroitement corrélé à la classe sociale. Je pense donc que les résultats de Kast seront bien inférieurs. Il est possible qu’il n’arrive pas au second tour.

Ce que révèlent les sondages, ce n’est pas que les soutiens de Kast augmentent, mais que, dans la mesure où le candidat de la droite Sébastien Sichel dégringole, ceux qui arrêtent de croire en lui se replient sur la candidature de l’extrême droite, la seule à défendre leurs intérêts et privilèges. Lors de cette élection, les deux candidats de droite ne devraient pas dépasser les 40 %. Par conséquent, au second tour, le candidat du camp des réformes s’approchera au moins d’un 60 %.

LVSL – Les élections de mai pour la formation de la Convention constitutionnelle ont surpris à deux égards : le score relativement fort des candidats indépendants et la haute abstention. Ces dernières années, l’abstention a été largement analysée comme le reflet d’une méfiance du peuple envers les élites et les institutions politiques. Au Chili cependant, le mouvement social a donné lieu à l’émergence de nouvelles figures, comme le montre le poids des candidats indépendants élus dans la Convention constitutionnelle. Malgré ce renouveau et dans cette période historique d’émulation politique, comment expliquez-vous une abstention aussi élevée ?

D. J. – Je crois qu’elle n’est pas seulement synonyme de méfiance, elle est aussi synonyme d’absence de contrat social, c’est-à-dire d’une relation adéquate entre la société et l’État. La participation au scrutin fait partie d’une transaction, d’un contrat où l’État protège la citoyenneté en échange de loyauté et d’impôts. Quand l’État n’offre aucune protection, il est difficile d’attendre en retour de la loyauté et des impôts. On ne peut trouver de logique à ce qu’un tel État demande votre participation lors des élections. Donc, je pense que pour le moment, il n’y a aucun antécédent concret dans l’évolution du Chili qui nous permette de nous attendre à une augmentation de la participation.

LVSL – Le rapport du Parti communiste avec Gabriel Boric a été un peu tendu ces dernières semaines, particulièrement en ce qui concerne les contextes cubain, vénézuélien et nicaraguayen. Quelle politique extérieure imaginez-vous pour un possible gouvernement dans lequel participera le Parti communiste ? Quel chemin prendre pour éventuellement consolider l’intégration régionale ?

D. J. – Quand il y a violations des droits humains n’importe où dans le monde, nous le condamnons. La tension se situe plutôt là où l’on est disposé à aller quant à l’intervention dans les affaires internes des autres États ; si l’on doit, ou non, appeler à invalider les élections d’un pays qui est géré par ses propres lois. Par exemple, personne n’aurait pensé à invalider l’élection qui a porté Bolsonaro au pouvoir au Brésil car Lula était en prison selon les lois brésiliennes, ce qui lui empêchait d’être candidat. Personne n’a jamais dit, en Amérique latine, qu’ayant mis Lula en prison avant l’élection, le Brésil avait cessé d’être une démocratie ou que l’élection pouvait être invalidée.

Le double standard explique ces tensions internes. Nous attendons que le futur gouvernement désidéologise les relations internationales et qu’il encourage la mise en œuvre et le respect des droits humains dans le monde entier, mais que ceci se fasse d’une manière absolument transversale. Qu’il respecte en outre le droit international et ne se plie pas devant n’importe quelle tentative d’intervention étrangère et, moins encore, à la politique extérieure américaine qui a fait tant de tort dans le monde. Il faut promouvoir des relations internationales désidéologisés, qui font primer le multilatéralisme et se refusent à l’adoption de sanctions unilatérales, pour permettre au monde de résoudre les problèmes par la voie pacifique et le dialogue.

Je suis partisan de l’intégration latino-américaine. Je crois que la dynamique mondiale est allée vers une consolidation des blocs régionaux qui permettent une meilleure insertion dans un monde global très compétitif. Si le Chili ne s’associe pas avec ses voisins, il lui sera très difficile de s’imposer dans le cadre de cette économie globale.

LVSL – Le Chili est l’une des économies les plus extraverties du monde. Il a signé de nombreux traités de libre-échange. À gauche, la révision de ces accords a été sujette à débat lors de la campagne. Vous soutiendriez une renégociation de certains traités ?

D. J. – Gabriel Boric et moi sommes d’accord sur les mêmes points. Tous les traités peuvent être révisés, aucun n’est gravé dans le marbre. L’idée est de renégocier les éléments qui feraient obstacle au programme « Apruebo Dignidad » : je pense à la deuxième phase du modèle exportateur, aux programmes d’industrialisation verte… [ndlr : par deuxième phase est entendue l’orientation progressive vers des produits à plus forte valeur ajoutée et à plus fort contenu technologique afin de prendre position sur des segments dynamiques du commerce international.]. Les traités de libre-échange ont des aspects négatifs, ils sont à l’origine d’une désindustrialisation précoce du modèle de production chilien. Je suis d’avis qu’il faille les réviser et l’équipe économique de Gabriel Boric a la même conviction. Il ne s’agit pas de fermer le pays ou d’arrêter les échanges, mais de faire en sorte que ces échanges soient mutuellement favorables pour toutes les parties. Ce n’est pas le cas actuellement.

LVSL – La situation des Mapuche en Araucanie est critique et a empiré depuis la militarisation de la région par le gouvernement de Sebastián Piñera. Vous êtes pour l’autodétermination du peuple mapuche. Selon vous, quelle est la meilleure manière de sortir de ce conflit ?

D. J. – Je suis partisan de l’autodétermination des peuples n’importe où dans le monde et pas seulement dans le cadre de l’État national comme instrument de domination de classe. Car beaucoup de personnes parlent d’autodétermination des peuples mais dans le cadre stricte de l’État national. Je pense à la situation de la Catalogne, des Arméniens, des Kurdes… où l’on rencontre desdits partisans de l’autodétermination des peuples, pourvu que leurs États nationaux ne s’en trouvent pas affectés.

Je crois que l’autodétermination des peuples est une valeur universelle absolue qui ne peut être restreinte par l’État national. Or – et c’est une conviction personnelle que je n’impose à personne – dans le monde actuel il n’existe aucun État national, tous les États sont plurinationaux, tous les États sont interculturels et tous les États sont plurilingues.

La seule solution, pour le sud du Chili, est le début d’un chemin vers la formation d’un État plurinational, interculturel et plurilingue. Cela implique de cesser de rendre hommage au génocide des peuples autochtones et d’abandonner la tentative de subordonner l’organisation sociale des peuples autochtones à l’organisation administrative de l’État.

NDLR : Au Chili, le 12 octobre célèbre l’arrivée des espagnols sur le continent américain. Les mouvements autochtones s’opposent à cet hommage, vécu comme un affront aux souffrances de la colonisation. Commémoré sur l’ensemble continent, la fête du 12 octobre revêt un sens différent selon les pays, certains se sont orientés davantage vers un travail de mémoire pour répondre aux revendications autochtones. Pour approfondir ces questions, lire sur LVSL notre entretien avec Elisa Loncón, présidente de l’Assemblée constituante chilienne : « Le Chili ne sera plus le même après la nouvelle Constitution »

LVSL – Pensez-vous que l’élection d’Elisa Loncón, femme mapuche, à la présidence de la Convention constitutionnelle marque un tournant pour le Chili ?

D.J. – Avant même la formation de la Convention constitutionnelle et sous la pression des citoyens ainsi que des partis politiques qui ne l’avaient pas signé, il faut rappeler que le Congrès a corrigé l’accord du 15 novembre 2019, qui n’imposait pas la parité et la participation des peuples aborigènes. [ndlr : cet accord de sortie de crise fut signé au Parlement avec le soutien des principaux partis du pays. Il fixa la tenue d’un référendum pour une nouvelle Constitution en avril 2020. Ce texte fut rejeté par les partis d’extrême gauche qui y voyait une forme d’amnistie pour Sebastián Piñera et son gouvernement.]. L’édification d’une Assemblée constituante paritaire, avec les peuples autochtones, représente une avancée très significative couronnée par l’élection d’Elisa Loncón à sa présidence.

Ces avancées ne sont qu’un début. Le gouvernement de Gabriel Boric s’apprête à transformer le Chili.

Elisa Loncón Antileo : « Le Chili ne sera plus le même après la nouvelle Constitution »

Elisa Loncón Antileo © Anahí Sarabia

Figure montante dans cette étape historique que vit le Chili depuis deux ans, Elisa Loncón Antileo préside depuis le 4 juillet dernier la Convention constituante du pays. Universitaire, écrivaine et linguiste, elle est une militante de longue date pour les droits des peuples indigènes – appartenant elle-même au peuple Mapuche. Elle a inauguré sa présidence en demandant une minute de silence aux membres de l’Assemblée constituante pour rendre hommage aux personnes ayant perdu la vie lors des manifestations de la fin de l’année 2019. Cette Assemblée a pour mission de rédiger la nouvelle Constitution du pays andin, et enterrer définitivement celle héritée de la dictature de Pinochet. Son rôle sera donc déterminant pour l’avenir du pays, puisque la Constituante délimitera le cadre d’action du prochain président chilien. Entretien réalisé par Pierre Lebret et traduit par Seb Tellor, Nikola Delphino, Maïlys Baron et Corentin Dupuy.

Pierre Lebret – Nous sommes sur le point d’atteindre les deux ans de la « Révolution chilienne » qui a commencé le 18 octobre 2019. Les mobilisations ont été massives et l’opposition au gouvernement particulièrement forte. De la société civile a émergé ce processus constituant, inconcevable trois ans plus tôt. Comment envisagez-vous sa fonction ?

NDLR : pour une mise en contexte des événements de 2019, lire sur LVSL l’article de Jim Delémont : « Vers l’effondrement du système hérité de Pinochet ? »

Elisa Loncón Antileo – La crise de représentativité politique persiste, les politiciens sont discrédités, en commençant par les plus hautes autorités. On n’assiste pas seulement à une remise en cause des leaders politiques, mais également du cadre institutionnel.

C’est dans ce cadre que la société chilienne organisée s’est donnée cette proposition de travailler sur une nouvelle Constitution, étant entendu que la crise est issue d’un modèle économique, politique et culturel en déclin. C’est ainsi qu’est apparue cette Assemblée constitutionnelle, constituée de ces 154 conventionnels qui ont pour tâche de redonner de la confiance, de l’espoir, des droits et de la dignité au peuple du Chili dans son ensemble – aux peuples du Chili : j’englobe les nations originelles.

Aujourd’hui, il n’y a pas de majorité absolue à la Convention, nous sommes tous en position de minorité

PL – Le président Piñera a cherché à éteindre les protestations en acceptant la convocation de cette Convention constitutionnelle, mais nous savons que cette issue ne fut pas son premier souhait. Comment a-t-il réagi au commencement du processus constituant ?

ELA – Il a été peu coopératif avec la Convention constitutionnelle, car il représente la politique et le modèle traditionnel, le pouvoir constitué et non le constituant. Il représente cette structure chilienne qui ne veut pas changer, et ce modèle économique qu’il ne souhaite pas non plus modifier. Son camp politique n’a pas non plus été d’accord pour soutenir le processus constituant. Finalement, il s’est joint à l’écriture de la nouvelle Constitution, mais avec beaucoup de réticences, et toujours en rejetant des mesures pour un approfondissement de la démocratie, de la participation, des droits.

PL – Qu’a signifié pour vous les accusations d’implication du président Piñera dans le scandale des Pandora Papers ?

ELA – Ces révélations ne renvoient pas une image positive du Chili à l’international ! Il y a de nombreux problèmes de transparence et d’intégrité, une corruption massive, qui proviennent du modèle actuel.

Je fais cependant de grands efforts pour que la Convention ne se focalise pas sur elles, mais qu’elle se concentre sur sa tâche : donner au Chili une nouvelle Constitution.

PL – Le Chili entre dans une période de transition. Se pose la question de la survie d’un modèle où libéralisme est synonyme d’exclusion, et sa compatibilité avec un autre, fondé sur la démocratie, la justice sociale et environnementale. Vous êtes sur le point de commencer la rédaction d’une nouvelle Constitution : quels sont les piliers fondamentaux sur lesquels elle reposera ?

ELA – Un concept a fait florès au début des mobilisations du 18 octobre : celui de dignité du peuple, des peuples du Chili. Dans ce concept s’articulent le bien-vivre, la plurinationalité, les droits de la nature, l’éducation publique, gratuite et de qualité, la santé publique de qualité, le droit au logement, la parité, les droits des régions, la protection de l’enfance, ainsi que des demandes politiques qui auparavant n’apparaissaient pas dans le débat public – comme les droits des minorités sexuelles, des soignantes, qui généralement sont des femmes, dont le travail est peu reconnu. C’est une liste de demandes qui se résume dans le concept de dignité pour toutes et tous, pour les peuples du Chili et pour les droits de la nature.

PL – Un débat a agité le pays : celui des deux tiers. En vertu de cette règle, il faut l’accord des deux tiers des membres de la Constituante pour que le texte final prenne force de loi. Pourquoi ce débat a-t-il été si important ?

ELA – Le quorum des deux tiers était l’une des conditions imposées par le gouvernement pour accepter la convocation d’une Constituante. C’est un héritage lointain. Pendant la dictature, la règle des deux tiers a été instaurée dans le but de marginaliser les droits sociaux, les revendications des peuples autochtones.

C’est alors qu’ont été été mises en place des politiques favorables à l’industrie forestière, l’industrie minière, et le modèle politico-économique dominant qui a conduit à la marginalisation des secteurs sociaux dans les décisions politiques. Ces deux tiers ont ainsi fonctionné de pair avec la mise en place de la dictature et le système électoral binominal.

Aujourd’hui, il n’y a pas de majorité absolue à la Convention, nous sommes tous en position de minorité. Ainsi, nous devons chercher des accords pour mettre sur la table des projets ambitieux. Pour cette Convention, les deux tiers représentent l’articulation institutionnelle entre la Convention et la Constitution chilienne. J’ai donc voté pour, car si nous ne maintenons pas cette relation institutionnelle avec l’actuelle Constitution, il est impossible de renforcer le processus, et nous risquons le piège d’un litige juridique. Le temps nous est compté pour élaborer la nouvelle Constitution ; si nous entrons dans un litige juridique, nous savons la défaite certaine, car nous ne sommes par au-dessus de la Constitution.

D’un autre côté, si le gouvernement n’accepte pas nos décision, n’assume pas de garantir le cadre qui nous permet d’agir, je peux au moins affirmer ici que nous avons une chose pour nous : nous respectons la Constitution. Nous devons tous être respectueux du caractère sacré de l’institution. Si je ne l’avais pas été, je n’aurais pas le crédit institutionnel nécessaire à la défense de la Convention aujourd’hui. Il faut aussi se souvenir de quoi est faite l’histoire de ce pays, ce qui l’a marqué : un président mort à l’intérieur du Palais de la Moneda, qui fut le défenseur des institutions et de la Constitution [NDLR : il s’agit de Salvador Allende].

Le Chili ne sera plus le même avec cette nouvelle Constitution – je crois, personnellement, que le Chili a déjà cessé d’être le même.

Les processus à venir sont appellent des changements ambitieux et robustes. Nous somme donc invités à construire une majorité et à mettre sur la table, avec cette majorité, les grandes revendications du pays : la pluri-nationalité, les droits de la Terre-Mère, etc. Ce sont des droits qui dépendant de nous tous, nous devons tous les défendre. Voilà la lecture nouvelle que l’on doit faire des deux tiers, à la lumière des premiers enseignements que nous avons tiré des travaux de la Convention constitutionnelle…

PL – Je suis arrivé à 16 ans en Araucanie, en 2003. J’ai pu observer et vivre la culture Mapuche, la force de sa langue. Je souhaite vous demander, en tant que membre de la Convention et universitaire membre du peuple Mapuche, quels rêves avaient vous pour le Chili ?

ELA – Plusieurs rêves. Un rêve principal et un autre qui l’accompagne. Le rêve principal est l’accès à la terre. Pouvoir en prendre soin. Pouvoir la reforester d’arbres natifs, prendre soin des zones humides, des chutes d’eau, et que les générations à venir apprennent qu’il existe là des esprits. Mais pour pouvoir enseigner cette pensée nous devons avoir cette terre à disposition des collectifs, des peuples, des régions. Nous devons enseigner les moyens de se nourrir sainement, sans techniques transgéniques : comment pourrions-nous le faire sans la matière première, qui est la terre ?

L’autre rêve qui va de pair, c’est celui de la culture. Il est nécessaire que les futures générations connaissent et pratiquent les cultures d’origine. Sachent comment faire des artefacts, des ustensiles à partir de la richesse propre à cette terre. Nous pouvons également avancer technologiquement. Il y a des technologies avancées, mais l’une des façons d’interagir et de nous rapprocher de cet espace physique est à travers la culture parfois matérielle, parfois immatérielle.

Concernant l’immatériel, nous avons les savoirs, les connaissances, les langues. Que ce serait beau de voir un Chili plurilingue ! Et que ce plurilinguisme ne parte pas seulement des langues européennes mais aussi des langues originaires car les langues apportent quelque chose. Les compétences linguistiques nécessaires à l’être humain s’obtiennent en apprenant n’importe quelle langue, et ces compétences favorisent la communication, elles nous rendent plus apte à communiquer et aussi plus apte à comprendre les différences, à agrandir nos horizons culturels.

PL – Il y quelques jours, vous avez affirmé que parvenir à une autonomie territoriale pour le peuple Mapuche serait quelque chose d’historique. Pensez-vous que l’on pourrait rendre viable une telle proposition dans le cadre de la convention constituante ?

ELA – Oui, je crois qu’il est possible de la rendre viable. C’est un droit que méritent toutes les nations existantes. Et la démarche d’insubordination politique dans laquelle s’engagent les Mapuches et les peuples originaires du Chili découle de la non-reconnaissance de leur droit à l’autonomie et à l’autodétermination. C’est un droit reconnu pour toutes les nations, et nous méritons ce droit en tant que nation originaire.

Nous avons des expériences importantes de réussites en la matière dans d’autres régions du continent, où les nations originaires ont obtenu leur autonomie. Je sais que c’est un long processus. Cependant, la résolution des problèmes qui affectent les peuples originaires passe par la reconnaissance de leurs droits politiques et territoriaux.

PL – Quels sont les chemins possibles pour que la majorité surgissante du mouvement social puisse s’exprimer sans disparaitre ?

ELA – Il est nécessaire de savoir construire ces majorités démocratiques, plurielles, pluralistes. Je crois qu’il faut revoir de nombreux éléments du récit historique du Chili pour ainsi pouvoir construire l’esprit collectif et communautaire dont nous avons hérité. Nous provenons d’intenses processus socio-politiques qui ont pour but de défendre les droits collectifs, les droits qui sont ceux de la majorité des Chiliens. Il y a beaucoup à apprendre des peuples originaires qui ont une vision différente de la vie, de la nature, des formes d’organisation collectives et dont la jeunesse peut s’inspirer.

En effet, nous avons une jeunesse très robuste et très consciente. C’est grâce à cette jeunesse qui s’est mobilisée que ce processus constituant a lieu. Cette jeunesse n’accepte plus ce modèle ouvertement néfaste pour la condition humaine. Il faut que nous héritions de cet élan de la jeunesse, qui porte une critique constructive et recherche des rapports qui ne soient plus fondés sur un individualisme néfaste, mais plutôt sur le collectif ; il faut que nous cessions de penser que l’être humain est le roi de l’univers, mais que nous pensions l’harmonie entre hommes et femmes et avec la Terre-Mère. Il y a beaucoup à apprendre de tout cela, et c’est un processus de long terme qui s’ouvre avec la Constitution. Le Chili ne sera plus le même avec cette nouvelle Constitution – je crois, personnellement, que le Chili a déjà cessé d’être le même.

PL – Chaltumay1 Presidenta !

ELA – Chaltumay Pierre !

1 Merci beaucoup en Mapudungun