En finir avec le « miracle économique chilien »

En octobre 2019, la plus vaste contestation populaire qu’ait connu le Chili depuis le retour de la démocratie en 1990 dévoilait l’envers du « miracle chilien ». Cette expression a été fréquemment employée pour désigner le formidable développement économique de cet État prétendument modèle, alors qu’émergent avec une terrible acuité renforcée par la Covid-19, les fragilités d’un système où « l’inégalité est loi commune »[1]. Les chiffres macro-économiques officiels et l’embellie touristique du pays ont longtemps servi de cache-misère à une réalité peu reluisante.


DES CHIFFRES MACROÉCONOMIQUES EN TROMPE-L’OEIL

Révéler « les failles du modèle chilien ». Tel était le mot d’ordre de la presse latino-américaine et mondiale à l’heure de l’explosion sociale d’octobre 2019 qui voyait le million de manifestants dépassé rien qu’à Santiago[2]. Cette première rupture d’ampleur avec le modèle de développement néolibéral, ou du moins avec l’imaginaire dichotomique « égalitaire-individualiste »[3] s’est confirmée le 25 octobre dernier avec la nette victoire du « oui » (78 %) au référendum péniblement concédé aux Chiliens par leur président Sebastián Piñera. Pourtant, si l’on s’en tient aux principaux chiffres macro-économiques, le Chili n’en demeure pas moins la tête de gondole du développement latino-américain.

La paternité du modèle économique en vigueur revient à Augusto Pinochet et sa junte militaro-conservatrice. Au pouvoir, le régime pinochetiste remit au goût du jour un modèle économique qui, sans être tout à fait nouveau pour le Chili, s’est imposé dans des proportions encore jamais connues : une libéralisation générale et des privatisations en cascade de nombreux secteurs, de l’énergie (eau, gaz, électricité) à la santé en passant par les divers fonds de pension (retraites etc.), ainsi qu’une baisse drastique des impôts sur les bénéfices des sociétés (dont le taux depuis 1984 n’a jamais dépassé 20 %). Le passage au modèle néolibéral signe aussi l’arrivée massive de capitaux étrangers, logiquement séduits par la quasi-suppression des taxes à l’exportation (un droit de douane uniformisé à hauteur de 10% est par exemple mis en place en 1979 alors qu’il dépassait 100 % avant 1980). En 1989, les investissements étrangers représentent ainsi 20,3 % du PIB chilien contre 11,3% en 1982[4].

Le retrait de Pinochet ne freine pas les politiques néolibérales. Leurs effets – en apparence – positifs se font véritablement sentir dans la décennie 1990. Le taux de croissance atteint ainsi 11 % en 1992 (Banque Mondiale) et dépasse régulièrement depuis et presque sans interruption les 4 %. Le PIB par habitant est aujourd’hui cinq fois supérieur à 1990. Des chiffres macroéconomiques à faire pâlir d’envie, qui placent le Chili largement en tête des pays les plus riches de la zone sud-américaine et caraïbe avec un PIB de 25 041 $ et un PIB/hab. de 15 293 $ (données OCDE) en 2018 contre 9 023 $ [5] en moyenne pour le reste du continent.

À y regarder de plus près, certains indicateurs sont cependant moins élogieux : le taux de chômage, bien qu’en baisse de deux points en moyenne par rapport à la fin des années 2010, stagne autour de 6 à 7 % des actifs (7,2 % en 2019 selon le PNUD), le salaire médian n’est que de 550 $/mois et les pensions de retraite de 286 $/mois. Il faut mettre ces chiffres en perspective avec la libéralisation paroxystique qu’a connue le Chili, et avec le coût élevé de la vie qui en découle.

“Les salaires au Chili sont en total décalage avec le coût de la vie. Ils ne permettent même pas d’acheter ce qui est produit ici, et c’est pour cela que l’endettement a tant augmenté » : tel est le constat que dresse l’économiste Marco Kremerman (Fundación Sol). À ce titre, et bien qu’il soit impossible de déterminer une moyenne précise des dépenses mensuelles par individu, nous pouvons estimer que le coût de la vie mensuel moyen par individu pour un foyer de deux personnes habitant à Santiago est de 732 $ environ (dont 57 % rien que pour le logement)[6] soit plus de 1400 $ par mois et par foyer. Compte tenu du salaire médian au Chili, il semble évident que le risque de précarité est élevé pour une large part de la population. Ce qui rend parfois nécessaires les compléments informels (travail non déclaré, sans protections sociales ni possibilités de cotisation) dont le taux (hors agriculture) est estimé à 27,7 % (PNUD). Enfin, selon l’OCDE, 53 % des Chiliens pourraient basculer dans la pauvreté s’il devaient renoncer à trois mois de leur salaire.

Si ces quelques données nuancent déjà l’ampleur du “miracle économique” qu’aurait connu le Chili, celui-ci a pourtant la particularité de posséder un taux de pauvreté officiel tout à fait honorable de 8,6 % en 2017 (à titre de comparaison, le taux de pauvreté français à la même date culminait à 14,1 %). Le fait est que la pauvreté monétaire a effectivement chuté depuis 1990 (entre 2006 et 2017, pauvreté et extrême pauvreté ont respectivement diminué de 72 % et 83 %)[7]. Mais encore faut-il que cet indicateur renvoie à des réalités autres que numériques. L’indice de pauvreté multidimensionnelle, introduit récemment par le gouvernement chilien, a l’avantage de prendre en compte les manifestations extra-monétaires de la pauvreté : il s’attache aux manquements dans les domaines de la santé, de l’alimentation, de l’éducation, ou du logement. 20,7 % des Chiliens (3,5 millions de personnes) sont concernés[8], par l’une de ces formes de pauvreté multidimensionnelle, et 3,4 % d’entre eux (soit environ 600 000 personnes) expérimentent la pauvreté sous chacune de ses formes. L’écart avec la part de la population touchée par la seule pauvreté monétaire, est notable.

Si cet indicateur ne saurait être suffisant pour valider un contre-discours au modèle de développement en vigueur au Chili, il nous invite à nuancer les données strictement monétaires. Cependant, il ne prendrait sens que si les données chiliennes pouvaient être comparées à celles d’autres pays latino-américains. Or, ces données sont issues du gouvernement chilien et de l’enquête « CASEN » du Ministère du Développement Social et de la Famille. En l’état, les organismes internationaux n’ont encore effectué aucune étude visant à mettre en regard la pauvreté multidimensionnelle du Chili et celle des pays environnants. La prudence reste donc de mise.

http://observatorio.ministeriodesarrollosocial.gob.cl/casen-multidimensional/casen/docs/Resultados_pobreza_Casen_2017.pdf
Au Chili, la pauvreté multidimensionnelle, plus élevée que la pauvreté en terme de revenus, est parfois un meilleur indicateur des réalités régionales. © CASEN 2017, Ministerio de Desarrollo Social y Familia

Si le caractère inégalitaire du système chilien est indéniable, encore faut-il en mesurer l’ampleur. À partir de la méthodologie de l’Asociación Nacional Automotriz de Chile (ANAC) et de l’Asociación de Investigadores de Mercado (AIM) qui envisagent une division en 7 groupes ou sous-groupes socioéconomiques (AB, C1a, C1b, C2, C3, D, E), nous proposons la synthèse suivante pour illustrer l’état des écarts de richesses au sein de la société chilienne : le groupe que l’on nommera « élites » (AB) représente seulement 1 % des Chiliens et 3 % des Santiaguinos (habitants de Santiago, ndlr) et occupe dans son extrême majorité des postes à très haute qualification. Le revenu mensuel médian par foyer des élites est d’environ 8300 $, 89 % bénéficient du système de soin privé (Isapre) et 78 % possèdent un véhicule personnel, indépendamment de l’utilisation d’un véhicule à usage uniquement professionnel (véhicule de société, véhicule avec chauffeur).

L’écart avec le groupe socioéconomique suivant, équivalent à une classe moyenne à moyenne supérieure (C1a, C1b) est déjà significatif : ces derniers représentent 12 % des Chiliens et 17 % des Santiaguinos, occupent dans 87 % des cas des postes qualifiés, exceptionnellement très qualifiés (essentiellement universitaires) et possède un revenu mensuel médian/foyer compris entre 2650 et 3650 $ environ. Ils bénéficient à 64 % du système de santé privé et à 29 % du système de santé public (à un niveau de couverture faible qui requiert des compléments onéreux). 54 % possèdent un véhicule personnel.

Les différentiels de richesse se creusent encore avec les classes les moins aisées dont on a d’ores et déjà compris qu’elles regroupent une très grande majorité des Chiliens. Ainsi, nous regrouperons dans une classe moyenne à moyenne inférieure (C2, C3) 37 % d’entre eux et 43 % des habitants de Santiago (où c’est le groupe socioéconomique le plus représenté). Leur revenu mensuel médian/foyer est compris entre 1150 $ et 1750 $ et ils occupent principalement des postes à moyenne qualification ou à qualification technique. 16 % bénéficient toutefois du système de santé privé et 66 % du système de santé public (à un niveau de couverture moyen avec accès payants à des assurances complémentaires), quand 38 % possèdent un véhicule personnel.

Enfin, le groupe socio-économique le plus important est constitué, sans surprise, des classes populaires (D,E) qui représentent 50 % des Chiliens et 37 % des Santiaguinos et dont le revenu mensuel médian par foyer est compris entre 410 $ et 720 $. Ils occupent des postes peu ou pas qualifiés (environ la moitié n’atteint pas le secondaire) et sont les premiers touchés par le chômage. S’ils bénéficient à 92 % du système de santé public (au niveau de couverture le plus haut) cela n’exclut pourtant pas de devoir parfois recourir à des compléments payants pour des soins plus spécifiques, et cela implique aussi que certains d’entre eux n’ont aucune couverture santé. Seuls 18 % possèdent un véhicule personnel.

Pour prendre véritablement la mesure des inégalités au Chili, il faut aussi avoir en tête le poids que représente ce discrédit social. La dictature a construit ou du moins confirmé à partir de bases plus anciennes un ordre social hiérarchique basé sur un imaginaire. Concrètement, les générations qui ont vécu la dictature ont une tendance plus forte à légitimer ces inégalités. Et ce phénomène a la particularité de « [transcender] toute la pyramide sociale » (voir note 3). Le discours qui brandit la promesse d’une diminution de la pauvreté par l’effort individuel, contribue davantage à jeter l’anathème sur une partie des Chiliens dont la pauvreté est synonyme de rupture du lien social voire de « dé-citoyennisation ». Cette forte acceptabilité tacite fait que l’égalité sociale n’est pas systématiquement perçue comme un but vers lequel tendre. D’où l’existence d’une défiance entre élites et classes populaires mais aussi parfois entre les membres d’un même groupe socio-économique. Sans pouvoir mobiliser un capital social ou intellectuel préexistant, toutes les conditions d’une pauvreté multidimensionnelle et surtout pluri-générationnelle sont réunies. Pour la génération née après 1990 notamment, rompre avec cette acceptabilité et revendiquer un droit à la dignité semble fondamental. N’est-ce pas d’ailleurs ainsi que les manifestants avaient rebaptisé la Plaza Baquedano de Santiago ? C’est en cela qu’on peut qualifier d’historique l’explosion sociale d’octobre 2019, qui, pour la première fois, marque une volonté des Chiliens eux-mêmes de mettre fin à l’inertie de leur modèle.

LES IMPLICATIONS SPATIALES D’UN MAILLAGE POLITICO-ÉCONOMIQUE AUX RACINES PINOCHETISTES

L’héritage du régime de Pinochet n’est pas seulement économique ; il est également spatial. Il est encore présent à travers le maillage actuel de la plupart des grandes agglomérations. Avec l’ouverture significative aux capitaux privés est en effet apparue la nécessité de faire correspondre le Chili à une certaine image, mélange de topoi fabriqués par les autorités et de visions occidentales importées avec ces mêmes capitaux. Politique marquante du régime pinochetiste, la stratégie de « limpieza » [nettoyage, ndlr] est en grande partie à l’origine de l’organisation socio-spatiale des villes chiliennes notamment du Grand Santiago.

https://www.ciperchile.cl/2020/01/03/contra-el-urbanismo-de-la-desigualdad-propuestas-para-el-futuro-de-nuestras-ciudades/
Carte indiquant le nombre de familles déplacées et leurs communes d’origine, essentiellement des espaces centraux © JUAN CORREA

Ce nettoyage à la fois ethnique et économique s’est traduit concrètement par la déportation de quartiers entiers vers des zones périphériques peu ou pas connectées. On remarque à ce titre grâce aux productions graphiques du géographe urbaniste Juan Correa combien la ville-centre de Santiago et certaines de ses communes limitrophes ont été particulièrement touchées. Sélectionnés en fonction de leur intérêt économique, les quartiers déplacés ont accouché d’une ville hiérarchisée en fonction de la rentabilité.

https://www.ciperchile.cl/2020/01/03/contra-el-urbanismo-de-la-desigualdad-propuestas-para-el-futuro-de-nuestras-ciudades/
Carte indiquant les zones où ont été relocalisées les familles déplacées (“erradicas”, arrachées à leurs racines, ndlr), essentiellement en périphérie

Cette réorganisation de l’espace à visée politique et financière a donc fixé des noyaux de peuplement répartis selon leurs caractéristiques socio-économiques. Il est d’ailleurs aisé de constater la corrélation entre certains des quartiers les plus concernés par cette déportation organisée et la distribution actuelle des groupes sociaux précédemment évoqués. Le quart nord-est de Santiago a ainsi vu s’y regrouper les élites et est aujourd’hui la zone la plus onéreuse de l’agglomération. Devenue une banlieue résidentielle aisée, c’est aussi une interface stratégique qui s’ouvre sur un espace touristique de premier plan pour ce qui est des sports d’hiver.

https://www.ciperchile.cl/2020/01/03/contra-el-urbanismo-de-la-desigualdad-propuestas-para-el-futuro-de-nuestras-ciudades/
Distribution spatiale des groupes socioéconomiques du Grand Santiago. © JUAN CORREA

Surtout, puisque soumis aux lois du marché immobilier, le prix du sol a significativement augmenté – on constate une hausse de 105 % sur la dernière décennie selon Juan Correa. Outre un phénomène de gentrification « traditionnelle » autour des principaux lieux d’intérêt ou à fort potentiel économique, les agglomérations urbaines et particulièrement Santiago subissent en plus une autre hiérarchisation cette fois des sols eux-mêmes, que se disputent les promoteurs. Inégalités socio-spatiales entre citoyens donc mais aussi inégalités entre les entreprises elles-mêmes. Le prix du sol est aussi largement lié au développement des transports en commun. Et l’augmentation du prix du ticket de métro qui a fait descendre les Chiliens dans la rue n’était que la partie émergée de l’iceberg. À cause de la concurrence exacerbée et d’une intense activité de lobbying dans les secteurs des travaux publics, l’implantation ou le prolongement de lignes de transports en commun a pour conséquence première, plutôt que le désenclavement, une augmentation significative du prix des sols et avec eux du prix de l’immobilier.

Alors qu’une majorité y est très dépendante, il semble finalement favoriser une atteinte sérieuse au « droit à la ville »[9] pour de nombreux Chiliens, déjà repoussés en périphérie par le maillage hérité de la dictature. En avalisant le discours néolibéral et en organisant l’espace en fonction, le régime pinochetiste a ainsi largement produit les conditions d’une pauvreté multidimensionnelle. Aggravée par toutes les implications déjà évoquées, et ne pouvant se résorber par le seul volontarisme individuel, elle tend à se maintenir par inertie. 

UNE APPROCHE CRITIQUE DU DÉVELOPPEMENT AU PRISME DES « MASQUES DU TOURISME » : LA RÉGION DE VALPARAÍSO

Le fait touristique constitue un cas d’école. C’est aujourd’hui le secteur qui connaît la croissance la plus rapide (104 % entre 2008 et 2018)[10]. De plus, il s’insère à merveille dans le maillage hérité de la dictature – et tend à devenir un objet touristique, avec l’émergence d’un tourisme mémoriel. C’est d’ailleurs sous le régime de Pinochet que sont jetées les bases d’un modèle touristique chilien vraiment ambitieux avec la création du Sernatur (Servicio Nacional de Turismo), un organisme autonome disposant à l’origine de pouvoirs quasi coercitifs pour installer durablement le tourisme au Chili.

Le tourisme, et ses masques, pour reprendre la formule du géographe français Georges Cazes[11], sont un exemple probant des fameuses failles du modèle chilien dissimulées par un discours romantique sur le développement. Il est intéressant de constater comment la distribution des groupes socioéconomiques est aussi liée à la hiérarchisation qui est faite des territoires selon leur potentiel touristique. Mieux encore, les acteurs économiques des territoires concernés fabriquent une touristicité idéale[12] qui reprend les codes du discours néolibéral chilien. Le tourisme signerait ainsi l’essor du développement local et régional, promettrait l’insertion économique d’anciennes marges et offrirait de nombreuses perspectives pour de nombreux travailleurs.

La région de Valparaíso et Viña del Mar, en plus d’être depuis longtemps le coeur économique du pays pour sa façade littorale et portuaire est aussi la plus touristique (avec plus de 5 000 000 de visiteurs /an en 2018). Elle est vantée par le Sernatur comme une région aux multiples facettes, terre de naissance des plus célèbres noms de la littérature chilienne, parcourue à la fois de plages de sable blanc et de montagnes pour « amateurs de l’expérience outdoor »[13] ; elle a en plus la bonne idée de participer à hauteur de 3 à 4 % au PIB national et de générer plus de 5 % des emplois. Si le postulat d’un tourisme intégrateur est largement acceptable, particulièrement dans les régions extrêmes du Chili (Atacama, Patagonie), une approche plus fine est nécessaire pour y constater des inégalités d’échelles importantes.

Les premiers versants à l’ouest de Valparaíso, ville urbanisée du bas vers le haut, offrent ainsi une forme originale d’occupation du territoire dans les quebradas, sortes de marges naturelles en forme de vallées encaissées qui sont devenues au fil du temps des marges socio-économiques. Elles abritent des quartiers majoritairement informels, réunis autour d’une sociabilité nouvelle, face au désintérêt de la planification urbaine et à l’explosion du prix des sols et de l’immobilier, une dynamique qui n’est donc pas endogène au Grand Santiago.

http://revistainvi.uchile.cl/index.php/INVI/article/view/660/1098
Urbanisation du bas vers le haut et habitats informels dans les quebradas de Valparaíso. © ANDREA PINO VASQUEZ, LAUTARO OJEDA LEDESMA

S’il ne s’agit pas à proprement parler de bidonvilles car on y trouve une certaine mixité sociale, elles restent des périphéries majoritairement pauvres, délaissées et invisibilisées par l’apport d’un discours touristique sur le développement. Cet effet de relégation, alimenté par une croissance des coûts dans le centre-ville encourage le modèle du campement auto-construit[14] et pousse de plus en plus de néo-pauvres à venir y résider (un phénomène en hausse de 48 % sur la période 2011-2018 selon l’association Un Techo Para Chile). Surtout, cette forme d’urbanisation expose davantage ses habitants aux risques naturels liés à l’escarpement comme les glissements de terrain ou encore les incendies. En 2014 un incendie particulièrement marquant y avait notamment fait 15 morts.

http://www.atisba.cl/2014/04/incendio-en-valparaiso-57-de-las-viviendas-afectadas-pertenecen-a-familias-vulnerables-2/
Derrière un littoral gentrifié, la vulnérabilité notamment face aux incendies augmente avec l’exclusion sociale et l’urbanisation informelle © ATISBA.CL

Le tourisme incarne donc ce modèle de développement à deux vitesses – alors que 12 % des Chiliens déclarent n’effectuer aucun voyage sous quelque forme que ce soit durant l’année. Il constitue également un formidable outil de contrôle politique particulièrement en cette période de crise sanitaire, où la reprise progressive de l’activité touristique a été encouragée, pour ce qui est du tourisme intérieur, à l’aide de permis de voyages entre régions. Malgré une marge de manœuvre réduite pour les voyageurs, cela profite de fait aux Chiliens pouvant partir en vacances, et n’étant pas en quarantaine comme c’est souvent le cas des quartiers informels. Une planification qui impose donc ce qu’on pourrait appeler, en pastichant Henri Lefebvre, un droit au territoire à géométrie variable, dont les racines se trouvent davantage dans les inégalités chroniques du modèle chilien que dans la pandémie elle-même.

LE MODÈLE CHILIEN FACE À LA COVID-19 : DES CONSÉQUENCES À PLUS OU MOINS LONG TERME

https://www.france24.com/es/20200602-chile-pandemia-covid19-repunte-capacidad-hospitalaria-cuarentena
Face au mesures de confinement, les classes populaires ont manifesté leur désespoir. Ici, la banderole indique : « Si le virus ne nous tue pas, c’est la faim qui nous tue ». © Martín Bernetti / AFPi. Mai 2020

Si les premiers cas de coronavirus au Chili sont apparus dans les quartiers aisés, la contagion s’est rapidement déplacée vers les quartiers populaires (notamment le sud-est pour ce qui est de Santiago)[15]. Les inégalités socio-spatiales et leurs implications concrètes (promiscuité, hygiène difficile, désertification médicale) favorisent l’augmentation du nombre de malades, surtout du nombre de malades pauvres[16], tandis que la pandémie devrait générer au Chili d’ici la fin 2020 une augmentation de la seule pauvreté monétaire de près de 4 points. Pour le Grand Santiago, les statistiques livrent un constat accablant : le taux de mortalité pour 100 000 habitants est d’environ 2 à 2,5 fois plus élevé dans les quartiers au fort taux de pauvreté que dans les quartiers où ce taux est faible. Et ce parce que la distribution de la vulnérabilité suit ce même schéma. Les foyers les moins aisés sont plus exposés au virus, du fait de leur éloignement et car ils n’ont pas la même capacité à y faire face, en raison de leurs conditions de vie et de travail et du faible capital économique immédiatement mobilisable. Nous ne manquerons pas d’ailleurs de relever la proximité entre la distribution spatiale des groupes socio-économiques et celle de la vulnérabilité[17].

https://www.techo.org/chile/techo-al-dia/mapas-revelan-distribucion-de-vulnerabilidad-social-frente-al-covid-19/
Distribution socio-spatiale de la vulnérabilité face à la Covid-19. Il apparaît que les groupes socio-économiques les plus pauvres sont davantage exposés. © UN TECHO PARA CHILE

La crise économique n’a donc que révélé les failles du système lui-même. Née des mouvements sociaux et aggravée par la pandémie, elle a été jugulée dans l’urgence par des fonds a priori publics. Mais ces fonds proviennent en réalité et en grande partie des économies personnelles des Chiliens eux-mêmes via des systèmes d’ahorros [économies, ndlr] administrés par des organismes privés chargés de les mutualiser et de les faire fructifier. Cette interdépendance se retrouve dans le fonctionnement d’autres systèmes de pensions et notamment celui des retraites. Réforme entreprise au début de la dictature, l’abolition du régime par répartition et le passage à un système par capitalisation individuelle à travers des caisses – qui avaient le mérite rare de ne pas être en concurrence les unes avec les autres – promettait un taux de réversion particulièrement élevé. Mais les rendements ont été moindres, les placements risqués et la grande majorité des pensions sont aujourd’hui inférieures au salaire minimum alors que le taux de prélèvement sur salaire (10 %) reste inchangé. La réforme des retraites était d’ailleurs rapidement venue gonfler les revendications des manifestants considérant qu’elle n’a pas tenu ses promesses. En définitive, ces nombreux systèmes de capitalisation individuelle contribuent au contraire à figer les inégalités. Et ils ne sont pas de nature à répondre à des crises exceptionnelles comme la Covid-19 qui renforce la tension dans les groupes socio-économiques les plus poreux.

Le Chili est aujourd’hui à un carrefour et il serait faux de croire que le peuple est totalement uni. Mais le changement constitutionnel qui s’annonce semble bien confirmer la rupture avec le discours néolibéral qui a institué des inégalités profondes et enchevêtrées. Le résultat du référendum sonne comme une ouverture vers de nouveaux possibles ainsi que comme un nouveau défi : garder en vie les aspirations d’octobre 2019 qui ont récemment ressurgi à bien moindre échelle et lancer des transformations plus profondes sans se limiter aux plans juridique ou symbolique. 

Notes :

[1] A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome II, 1840

[2] https://lvsl.fr/chili-effondrement-systeme-pinochet/#sdfootnote1sym

[3] R. Théodore, « La légitimation des inégalités socio-économiques au Chili. Essai sur les imaginaires sociaux », Problèmes d’Amérique latine, 2016/3 (N° 102), p. 75-94

[4] H. Buchi, La transformación económica de Chile : del estatismo a la libertad económica, 1993

[5] Ndlr, par souci de clairvoyance, nous utilisons le dollar américain (et non le peso) comme échelle de valeur tout au long de l’article

[6] https://www.publimetro.cl/cl/noticias/2018/12/17/sondeo-publimetro-cuanto-costaria-subsistir-un-mes-en-chile-si-la-vida-se-tratara-de-circunstancias-promedio.html

[7] A. Fresno, R. Spencer, C. Zaouche-Gaudron, « Pauvreté au Chili », ERES, « Empan », 2005/4 no 60 | pages 133 à 141 

[8] http://observatorio.ministeriodesarrollosocial.gob.cl/casen-multidimensional/casen/docs/Resultados_pobreza_Casen_2017.pdf

[9] H. Lefevbre, Le Droit à la ville, 1968

[10] https://www.eleconomistaamerica.cl/economia-eAm-chile/noticias/10375101/02/20/Chile-promueve-la-naturaleza-y-la-aventura-como-motores-del-sector-turismo.html

[11] G. Cazes, G. Courade, « Les masques du tourisme », in Revue du Tiers-monde, 2004/2 (n° 178)

[12] https://www.elmostrador.cl/noticias/opinion/2014/04/23/valparaiso-las-elites-y-la-marginacion/

[13] https://www.sernatur.cl/region/valparaiso/

[14] A. Pino Vásquez, L. Ojeda Ledesma, « Ciudad y hábitat informal: las tomas de terreno y la autoconstrucción en las quebradas de Valparaíso », Revista INVI, 28(78), 109-140, 2013

[15] F. Vergara, J. Correa, C.Aguirre-Nuñez, « The Spatial Correlation between the Spread of COVID-19 and Vulnerable Urban Areas in Santiago de Chile », 2020

[16] https://www.ciperchile.cl/2020/10/17/hacinamiento-la-variable-clave-en-la-propagacion-del-covid-19-en-el-gran-santiago/

[17] https://www.techo.org/chile/techo-al-dia/mapas-revelan-distribucion-de-vulnerabilidad-social-frente-al-covid-19/ 

Bloque depresivo : « Le Chili est à la fois le pays le plus stable économiquement et à l’identité culturelle la moins développée d’Amérique latine »

Raul Céspedes et Daniel Pezoa, guitariste et batteur de Bloque Depresivo © Valentina Leal pour Le Vent Se Lève

À l’occasion de leur dernière tournée en France, le batteur Daniel Pezoa et les guitaristes Raúl Céspedes et Mauricio Barrueto Astudillo, tous trois membres du groupe chilien Bloque Depresivo, nous ont accordé un entretien. À l’initiative de Macha, chanteur du groupe Chico Trujillo, le groupe réunit des artistes issus de différentes traditions musicales. Aux membres de Chico Trujillo, s’ajoutent des musiciens issus de groupes engagés contre la dictature chilienne d’Augusto Pinochet, tels qu’Inti-Illimani. Sur fond d’engagement militant, le groupe réinterprète des titres traditionnels du continent latino-américain, réactualisant le boléro, un style de musique sentimental, là où la cumbia caractérise Chico Trujillo. À l’occasion de cet entretien, nous sommes donc notamment revenus sur les motivations de ce projet musical, ainsi que sur la place de la culture au sein de la société chilienne, 29 ans après la chute de Pinochet.


LVSL – Le groupe Bloque Depresivo est fondé à l’initiative de membres de Chico Trujillo, en particulier du chanteur Macha, avec pour objectif de revisiter des tubes traditionnels originaires de différentes parties de l’Amérique latine. Cela crée un sentiment intergénérationnel fort dans le sens où cela semble provoquer une forte identification de la nouvelle génération à la culture des générations précédentes. Que recherchiez-vous en fondant ce groupe ?

Daniel Pezoa – Le groupe a été fondé 12 ans après Chico Trujillo, avec pour projet de réactualiser d’anciennes chansons, des thèmes qui n’étaient plus abordés depuis de nombreuses années, à l’image du morceau Lo que un día fue, no será, à l’origine interprété par le chanteur mexicain José Maria Napoléon, ou du titre Sin excusas, pour ne citer que quelques exemples. Il se trouve que Macha souhaitait jouer depuis petit ce type de musique. Accompagnés de plusieurs membres de Chico Trujillo, mais également de musiciens provenant d’autres groupes, nous nous sommes alors réunis pour jouer à notre manière des chansons connues depuis de nombreuses années, sans prétention, au regard de ce que représentent ces chansons.
En réalité, il s’agit de chansons que nous connaissons depuis toujours mais inconsciemment, nous avions oublié que nous les connaissions. Nous avons donc commencé à jouer à notre manière des titres que nous connaissions au fond sans le savoir.

“Le chili se caractérise par un important désir inassouvi d’identité.” Mauricio Barrueto Astudillo

Raúl Céspedes – La forme et la manière de les jouer importe peu ou du moins, ce n’est pas le plus important. Le but de réactualiser ces musiques est le “decir algo” (dire quelque chose), c’est-à-dire que nous nous attelons à travailler sur le contenu. Notre objectif, par ce biais-là, est de nous adresser à toutes les générations, de sorte à ce que nos musiques soient partagées en famille, afin de répondre à la recherche d’identité qui caractérise le Chili.

Mauricio Barrueto Astudillo – En effet, au Chili, il y a important désir inassouvi d’identité depuis que s’est achevée la mode de la Cueca, folklore chilien. Avant l’instauration de la dictature d’Augusto Pinochet en 1973, l’identité chilienne reposait ainsi sur le rythme de la danse populaire. Depuis, la culture chilienne a subi de plein fouet la répression et aujourd’hui, le Chili doit retrouver son identité culturelle.

LVSL – Vos musiques ont donc une visée non seulement artistique, mais surtout militante. Vous avez récemment participé au Festival Arte y Memoria Victor Jara le 25 septembre 2018 dans le stade Victor Jara à Santiago, en hommage au chanteur torturé et assassiné durant la dictature de Pinochet. Vous revendiquez-vous d’une tradition musicale militante ? Comment décririez-vous vos influences idéologiques et artistiques ?

“Nous sommes héritiers de plusieurs groupes créés avant le coup d’Etat et contraints de partir en exil au cours de la dictature militaire.” Daniel Pezoa

Daniel Pezoa – Chaque membre du Bloque Depresivo provient de différentes traditions musicales. Nous sommes héritiers de plusieurs groupes de musique créés avant le coup d’Etat et contraints de partir en exil au cours de la dictature militaire, tels qu’Inti Illamini – réputé pour être l’auteur du titre El pueblo unido jamás será vencido-, Quilapayun – groupe mélangeant des instruments andins à des paroles poétiques ou politiquement engagées, nommé ambassadeur culturel du Chili par Salvador Allende en 1972 -, ou Los Jaivas (groupe alliant les styles folk, rock et des rythmes latino-américains, en particulier andins). A titre personnel, j’ai été membre du groupe de musique populaire Los Tricolores. Notre groupe s’est donc forgé sur la base d’une forte identité militante.

Mauricio Barrueto – Par ailleurs, nous sommes aussi influencés par le rock. J’ai notamment fait partie du trio Vejara, un groupe de musique mêlant les styles folk, trova y rock (FTR).

Raúl Céspedes – Nous nous identifions pleinement à des artistes tels que Victor Jara, Violeta Parra et Pablo Neruda. Il est important de souligner que chacun de nous est porteur d’influences musicales différentes. Les différentes parts du groupe permettent ainsi de former un style atypique.

LVSL – Votre engagement artistique est ainsi profondément marqué par le coup d’Etat perpétré en 1973 par Augusto Pinochet et les années qui ont suivi. Avec l’avènement des Chicago Boys, économistes formés au sein de l’université de Chicago sur la base des théories de Milton Friedman, le Chili est devenu un laboratoire du néolibéralisme, dans lequel chaque secteur de la société s’est vu successivement soumis à la privatisation et la marchandisation : éducation, santé, culture, etc. Suite à la chute de Pinochet, un processus de démocratisation s’est engagé mais aujourd’hui encore, de nombreuses structures héritées de la dictature persistent. Le modèle économique chilien reste calqué sur les recettes des Chicago Boys. En ce sens, comment appréhendez-vous le processus de transition post-Pinochet ? Comment percevez-vous votre place en tant qu’artiste dans ce processus ?

Raúl Céspedes – En réalité, suite à la dictature de Pinochet, le Chili ne s’est pas ouvert comme une démocratie car la Constitution instaurée par la dictature reste encore en vigueur aujourd’hui, à l’image des secteurs de la santé, de la culture ou de l’éducation, qui sont très largement privatisés. Par conséquent, la société chilienne est profondément fracturée par d’importantes inégalités. Nous ne pouvons pas réellement parler de transition démocratique dans la mesure où les principaux éléments caractéristiques du système politique et économique de Pinochet se maintiennent.

“La réactualisation des rythmes caractéristiques des années précédant le coup d’Etat sont importants pour permettre à la société chilienne de retrouver une identité.” Daniel Pezoa

Daniel Pezoa – Cette persistance de traits caractéristiques du système de Pinochet, tels que la marchandisation exacerbée de tous les secteurs de la société et en particulier, du secteur culturel, constitue une entrave à la construction d’une identité culturelle. Le manque de moyens octroyés au secteur culturel, couplé à la concurrence exacerbée imposée à l’ensemble de la société laisse peu de place à la création artistique et à la perpétuation d’une identité culturelle chilienne non soumise aux injonctions à la rentabilité. Sur la base de ce constat, nous considérons que la réactualisation des rythmes caractéristiques des années précédant le coup d’Etat de 1973 est importante pour permettre à la société chilienne profondément marquée par la dictature de retrouver une identité.

“Le Chili est à la fois le pays le plus stable économiquement et dont l’identité culturelle est la moins développée d’Amérique latine.” RAÚL Céspedes

Raúl Céspedes – Tout ce que fait Bloque Depresivo relève de l’autogestion. Notre groupe est très autogestionnaire, très indépendant de l’État. Par ce biais, la population, les jeunes sont incités à faire des choses par eux-mêmes car l’État ne ne fait rien pour la culture. L’une des continuités avec la dictature se caractérise notamment par l’absence d’investissements conséquents dans le secteur culturel. Cela nous conduit à l’important paradoxe chilien. Le Chili est à la fois le pays le plus stable économiquement et dont l’identité culturelle est la moins développée de toute l’Amérique latine. À titre de comparaison, des pays tels que Cuba et le Brésil sont des pays qui disposent d’une identité culturelle beaucoup plus développée et marquée. Nous cherchons ainsi, modestement, à répondre à ce vide culturel.

À partir des années 2000, Chico Trujillo remet au goût du jour le style musical de la cumbia, mettant ainsi en lumière ce qui a toujours été mais qui a été enfoui pendant de nombreuses années. De même, Bloque Depresivo a pour objectif de réactualiser des musiques traditionnelles afin de permettre à la population chilienne de refaire société autour de titres qui parlent à tous.

Les nouveaux visages de Pinochet

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Statue de l’amiral José Toribio Merino, Musée National de la Marine Valparaíso. © Rodrigo Fernandez

La réforme constitutionnelle engagée suite au mouvement social d’octobre 2019 semblait ouvrir de nouvelles perspectives à la démocratie politique et sociale chilienne. La crise sanitaire est venue en interrompre la dynamique et a eu un double effet révélateur. Du côté du pouvoir, elle a mis au jour l’aspiration du gouvernement Piñera à renouer avec certains aspects de l’époque pinochetiste. La nomination au poste de ministre de l’intérieur de Victor Perez a en particulier été critiquée par l’opposition ; maire de Los Ángeles sous la dictature de Pinochet, Victor Perez est accusé d’avoir joué un rôle plus que trouble à l’égard de la tristement célèbre Colonia Dignidad, la secte fondée par le nazi Paul Schäfer en 1961. Du côté de l’opinion publique, la crise sanitaire a fait naître un sentiment d’urgence à faire émerger une transition démocratique qui n’a été jusqu’à présent qu’un trompe-l’œil.


Le 20 août dernier, les carabineros [institution militaro-policière dépendant du Ministère de l’intérieur depuis 2011 ndlr] ont finalement renoncé à renommer l’Académie de formation de la police chilienne du nom de l’un des leurs, le général Oelckers, ancien dirigeant des carabineros et membre de la junte militaire sous la dictature d’Augusto Pinochet. Si la controverse autour de ce changement de nom, perçu comme une provocation, a conduit à son abandon, plusieurs personnalités en uniforme directement impliquées dans les atteintes aux droits de l’homme sous la dictature continuent à être célébrées de diverses manières au Chili.

La statue de l’amiral José Toribio Merino, l’un des artisans du coup d’État de 1973, puis membre influent de la junte militaire, continue ainsi de trôner dans le musée maritime de Valparaíso. Une section de la bibliothèque de l’Armée ou encore l’ancienne villa du quartier El Bosque de Santiago portent de même toujours le nom du dictateur Pinochet et de nombreuses autres rues et places continuent à honorer des hauts gradés de cette période sombre de l’histoire du Chili.

Ces marques d’attachement à la fois institutionnel et populaire étonnent dans un pays où la période de la dictature au Chili entre 1973 et 1990 a été vécue comme un long cauchemar. De nombreux observateurs restent surpris que la population chilienne n’ait pas agi pour se débarrasser de ces marques du passé au fil des années ayant suivi la fin de la dictature, d’abord après le départ de Pinochet en 1990 puis après son arrestation en 1998 et enfin après les procès du régime des années 2000 ou encore à la mort de Pinochet.

Dans ce contexte, la décision de la Cour d’appel de Santiago de libérer depuis le début de la crise sanitaire dix-neuf haut-dignitaires et anciens membres de la DINA – police secrète chilienne sous l’ère Pinochet – condamnés pour crimes contre l’humanité sous l’ère Pinochet, fait craindre un retour de balancier

2019 a pourtant semblé marquer une rupture. Lors des manifestations monstres et violemment réprimées qui ont démarré en octobre et se sont continuées début 2020, les manifestants, réunis autour de la contestation d’un modèle socio-économique où l’accès à la santé et à l’éducation relèvent encore presque uniquement du secteur privé, ont arraché et dégradé des plaques commémoratives célébrant l’ère Pinochet. Telles que celle célébrant Manuel Contrera, l’ancien directeur de la DINA, la police secrète du régime, condamné à plus de 500 ans de prison pour crimes contre l’humanité pendant la dictature.

Mobilisés initialement contre l’augmentation de 30 pesos du prix du ticket de métro, les manifestants ont ainsi fait évoluer leur slogan. « Pas contre 30 pesos mais contre 30 ans » ont-ils crié pour dénoncer une transition démocratique non aboutie depuis la chute de la dictature en 1990, devant des militaires autorisés, en vertu de l’état d’urgence invoqué pour la première fois depuis la fin de la dictature en 1990, à maintenir l’ordre dans la rue.

La traduction institutionnelle résultant du mouvement de contestation sociale est la nouvelle constitution, discutée fin 2019, qui doit remplacer celle de Pinochet régissant le pays depuis 1980. Ce nouveau texte qui entend répondre aux nouvelles aspirations économiques et sociales du peuple chilien devait être soumis à référendum en avril 2020 avant que le Covid-19 et le tour de vis conservateur du gouvernement depuis le printemps 2020 viennent en retarder la tenue, est aujourd’hui repoussé en octobre 2020.

Alors que la réforme constitutionnelle engagée suite au mouvement social semblait ouvrir de nouvelles perspectives à la démocratie politique et sociale chilienne, la crise sanitaire qui est venue en interrompre la dynamique au printemps 2020 a eu un double effet révélateur.

Du côté du pouvoir, elle a mis au jour l’aspiration du gouvernement Piñera à freiner la réforme constitutionnelle ; les clins d’œil du président à la fraction la plus « pinochetiste » de son électorat ne sont pas passés inaperçus. La tentative avortée de rebaptiser l’école de formation des carabiniers n’a pas été un fait isolé. La libération en mars 2020 de 17 dignitaires du régime reconnus coupables de crimes contre l’humanité ou encore la nomination début août 2020 comme ministre de l’intérieur d’un homme politique associé à l’ère Pinochet, Victor Perez, en sont pour certains des illustrations incontestables.

C’est ce qu’avancent plusieurs défenseurs des droits de l’homme ainsi que les forces de gauche chiliennes qui ne pardonnent pas à cet ancien maire de la ville de Los Ángeles ses compromissions et son soutien au régime Pinochet et ses proches. À l’âge de 27 ans, Victor Perez a en effet été nommé maire de Los Ángeles par le gouvernement militaire d’Augusto Pinochet, un poste qu’il a occupé entre 1981 et 1987. En tant que fonctionnaire de la dictature militaire, il lui est reproché, notamment dans le Rapport de la Commission nationale Vérité et Réconciliation (Rapport Rettig) publié en 1991 d’avoir cautionné les violations des droits de l’homme commises dans sa ville.

Selon les associations de familles de victimes et de disparus de la dictature dans la Région de Maule, Perez aurait également eu des liens avec la Colonia Dignitad, la communauté sectaire fondée au sud de Santiago du Chili par l’ancien militaire nazi Paul Schäfer. Fondée en 1961, la colonie était présentée comme une société caritative offrant gratuitement des soins et un cadre de vie pour des enfants pauvres, orphelins, notamment issus de provinces ayant été touchées par les tremblements de terre de l’année 1960 dans le Sud du pays. Ses membres vivaient en autarcie complète, forcés au travail et à la reproduction d’enfants que les mères étaient forcées d’abandonner à la naissance. Il est également reproché au ministre de l’intérieur d’avoir été très proche du cercle d’amis et de protection de la Colonie, tristement connue pour avoir mis ses locaux à la disposition de la DINA qui en a fait un centre de détention, de torture et d’élimination d’opposants politiques sous la dictature militaire dans le cadre de l’opération « Condor ».

Lorsqu’en 1995 a eu lieu une enquête quatre ans après l’annulation de la personnalité juridique de la secte, Victor Perez a fait partie du petit nombre de trois dissidents s’étant opposés à une investigation ayant prouvé une violation des droits de l’homme non pas du temps de la dictature, mais encore en vigueur dans la Colonie. Il fut par exemple reproché à la secte de ne pas répertorier les naissances et les décès en son sein, ainsi qu’un non-respect de la loi chilienne quant à l’enseignement obligatoire.

L’opinion publique, réagissant à l’instrumentalisation de la crise sanitaire comme un retour débridé au pinochetisme, a brutalement pris conscience que la transition démocratique depuis trente ans pourrait n’avoir été qu’un trompe-l’œil.

L’espoir des manifestants de parvenir à un dialogue avec les forces au pouvoir a été contrarié par l’effet miroir des propos du président Piñera le 21 octobre 2019, soit trois jours à peine après le début des rassemblements. Nombreux sont ceux qui au Chili, en entendant leur président indiquer « Nous sommes en guerre contre un ennemi puissant, implacable, qui ne respecte rien ni personne et qui est prêt à faire usage de la violence et de la délinquance sans aucune limite » n’ont en effet pu s’empêcher de rapprocher ces propos de ceux d’un Pinochet parlant d’un « état de guerre entre le marxisme et la démocratie » en 1986, à la suite de la tentative d’attentat échoué de Melocotón où des militants du Front patriotique Manuel Rodriguez avaient tenté de porter atteinte au dictateur dans un contexte de grèves ébauchant un soulèvement général contre le régime.

La pandémie du Covid-19 a en outre été au Chili un révélateur puissant de la crise sociale qui traverse le pays en plaçant sous une lumière crue les insuffisances et les inégalités du système de santé, le surendettement lié au crédit à la consommation des ménages, ainsi que la précarité du logement dans un pays que le président conservateur Sebastian Piñera n’hésitait pourtant pas, quelques jours seulement avant que n’explose la révolte sociale, à qualifier d’« oasis  ».

Dans ce contexte, la décision de la Cour d’appel de Santiago de libérer depuis le début de la crise sanitaire dix-neuf haut-dignitaires et anciens membres de la DINA, condamnés pour crimes contre l’humanité sous l’ère Pinochet, fait craindre un retour de balancier alors que, dans le même temps, les tribunaux ont refusé de relâcher les manifestants arrêtés lors des manifestations de l’automne et de l’hiver 2019. Des manifestants et leurs soutiens qui ne peuvent que dénoncer la différence de traitement matérialisée par la décision de libérer le 31 juillet 2020 les anciens tortionnaires Raúl Rojas Nieto et Víctor Mattig Guzman dont l’emprisonnement n’était pourtant intervenu respectivement qu’en 2017 et 2018.

Au moment où la pandémie du Covid-19 a fait cesser les affrontements violents (avec un confinement commencé le 9 mars), l’Institut national des droits humains (INDH) chilien faisait état au 19 mars dernier de 32 morts, 617 cas de torture de détenus et 257 agressions sexuelles (dont 112 sur mineures) commis par les forces de l’ordre, ainsi qu’un record mondial de blessures oculaires occasionnées, avec 460 cas recensés.

De même, alors que le Haut-Commissariat aux droits de l’Homme des Nations unies et la Commission interaméricaine des droits de l’homme ont dénoncé les arrestations de masse et le maintien en détention de manifestants sans jugement depuis maintenant plus de 9 ou 10 mois (selon les sources gouvernementales 3274 personnes ont fait, en lien avec les évènements, l’objet de poursuites et un peu moins de 300 personnes étaient fin août toujours en détention préventive en l’attente d’un procès), la situation des nombreux jeunes et étudiants entassés dans les prisons, avant tout procès, dans des conditions d’hygiène et de proximité déplorables inquiète dans le contexte de la pandémie de Covid-19.

Alejandro, lycéen de 19 ans, est l’un d’entre eux. Accusé d’avoir incendié le bâtiment de l’université Pedro de Valdivia le 8 novembre alors que la révolte prenait de l’ampleur dans les rues de Santiago, le lycéen dément toute implication. Sa sœur, Nicole, insiste sur « l’illégalité des preuves retenues pour l’inculper, fondées sur les seules déclarations d’un policier en civil ». Alors que sa famille a rassemblé des preuves montrant qu’il ne se trouvait pas à l’endroit où l’incendie a été déclaré, et réalisé une expertise démentant la présence d’hydrocarbure sur ses mains, il n’a jusqu’à aujourd’hui pu bénéficier d’un jugement, la procédure ayant été gelée au moment de la pandémie (sans droit de visite pour la famille). Son procès aura lieu le 1er septembre 2020 soit près de 10 mois après les faits reprochés et son emprisonnement.

Dans un communiqué de presse du 24 août, plusieurs collectifs internationaux de soutien aux prisonniers politiques chiliens ont ainsi dénoncé les quelques 300 détenus (286 selon le gouvernement) encore en détention préventive et le fait que « de nombreux jeunes, parmi les 2 500 personnes accusées d’avoir violé les lois de sécurité lors des manifestations de la fin 2019, attendent avec anxiété leurs procès respectifs. Les accusations fondées sur des machinations policières et sur des fausses preuves, rappellent que la justice chilienne est soumise, pour l’essentiel, aux objectifs politiques de l’exécutif ».

L’opinion publique, réagissant à l’instrumentalisation de la crise sanitaire comme un retour débridé au pinochetisme, a brutalement pris conscience que la transition démocratique depuis trente ans pourrait n’avoir été qu’un trompe-l’œil.

Le référendum sur la nouvelle constitution, initialement prévu en avril et maintenant décalé à octobre 2020 sera donc un moment de vérité pour le Chili.

Raúl Zurita : l’ecrivain chilien du coeur, de l’espoir et de la mémoire

© Marielisa Vargas

L’une des voix poétiques latino-américaines les plus en vue de la région et qui s’exporte dans le monde entier, le Chilien Raúl Zurita, nous dévoile sa vision de la littérature, de l’art et la politique. Lauréat du Prix national de littérature et du Prix ibéro-américain Pablo Neruda, il est à l’origine d’une oeuvre foisonnante. Le 11 septembre 1973, qui a vu le général Augusto Pinochet prendre le pouvoir au Chili, marque l’avant et l’après dans la vie de l’auteur de Purgatorio, Anteparaíso, ou de La vida nueva. Entretien réalisé par Pierre Lebret, traduit par Lauréna Thévenet, Maxime Penazzo, Marine Lion et N. D.


LVSL – Dans vos recueils de poèmes, la ville est souvent mise en relation avec la dictature et les lieux de la répression, en donnant en plus une place centrale à la mémoire. La poésie est-elle pour vous la clef pour permettre à une société de demeurer consciente d’elle-même ?

Raúl Zurita – La poésie est comme l’espoir de ce qui n’en a pas, une possibilité pour ce qui n’en a aucune. Lorsqu’on s’intéresse au fait poétique, on s’intéresse à quelque chose de mystérieux ; je ne sais pas bien ce que c’est, mais j’ai la sensation que si cela se terminait, si tous les poètes du monde cessaient d’être, le monde disparaîtrait en cinq minutes. Il y a quelque chose que soutient la poésie, quelque chose de mystérieux, et si on le supprime tout s’effondrerait. Les poètes n’ont aucun pouvoir pour changer une dictature, ils n’ont aucun pouvoir pour éviter les violations des droits de l’homme en Méditerranée, pleine de morts. Mais sans la poésie, aucun changement n’est possible.

LVSL – L’écrivaine Toni Morrison définissait l’exercice de l’écriture comme un acte politique. Qu’est-ce qu’elle représente pour vous ?

RZ – Un acte de résistance. Un acte de résistance qui est probablement en train d’arriver à sa fin. Car l’écriture n’est pas le seul moyen que les peuples ont utilisé pour communiquer. Mais la poésie vient avant l’écriture, elle viendra après et lui survivra. C’est comme être dans le monde, en train de penser et de danser.

LVSL – Depuis la publication de Purgatorio (Purgatoire) en 1979 et jusqu’à La vida Nueva, versión final (La nouvelle vie, version finale) en 2018, nous observons l’histoire et le compromis d’un homme avec les droits de l’homme, mais également avec les origines et les voix ancestrales. En 1990, croyiez-vous en une destinée différente pour le Chili ?

RZ – Le monde n’est en rien ce que je croyais qu’il deviendrait, le Chili n’est en rien ce que je croyais qu’il deviendrait. C’est une douleur sans remède. La dictature de Pinochet n’a permis qu’une seuls chose ; ce fut une dictature féroce qui a fait disparaître des gens et en a tué tant d’autres, mais elle a éveillé parmi ceux qui s’y opposaient, des sentiments d’amour et de solidarité entre eux, entre nous, des sentiments si forts. Car on n’avait alors rien de plus qu’autrui, rien de plus que l’amitié d’autrui, rien de plus que l’amour d’autrui.

« Si l’art disparaît, la seule possibilité de changement disparaît, la seule possibilité de rêver disparaît, et ce serait la défaite ultime et totale. »

La seule chose qui nous soutenait dans cette nuit noire était autrui. À la fin de la dictature, cette solidarité, cette humanité c’est ce que l’on oublie en premier ; cela a été d’une grande tristesse. Et c’est une conséquence du néolibéralisme.

LVSL – Est-ce que cette rupture a influencé la création ?

RZ – Oui, elle a influencé l’espoir, la joie, et je pense que cela a aussi influencé sa déception. Le slogan de la campagne contre Pinochet était « la joie arrive ». Elle n’est pas venue et on en est là.

LVSL – Il y a des années, vous avez opposé le langage de la poésie à celui du commerce. Que peuvent faire la poésie et la littérature ? Que peut faire l’art face à la brutalité en période de crises multiples ?

RZ – Nous devons prêter attention à la langue. Que peut faire la langue ? Je suis toujours étonné par ce monde généré par le langage capitaliste, qui est le langage de la publicité, qui couvre absolument tout. Je reprends un slogan typique, celui d’une compagnie de gaz au Chili, Metrogaz : « Chaleur humaine, chaleur naturelle ». Metrogaz n’est ni une chaleur humaine ni une chaleur naturelle. C’est une sorte de langage qui fait que chaque mot ne dit pas ce qu’il dit, chaque phrase ne nomme pas ce qu’elle nomme et ne montre pas ce qu’elle montre.

C’est à ce langage que le langage de l’art résiste. Le langage de l’art résiste dans le sens où il fait appel à des significations, aux significations réelles qui ont été construites petit à petit, à ces significations douloureuses qu’un grand nombre d’artistes, de poètes, de chanteurs, de conteurs ont construites, qui vont à l’encontre du langage du capital, qui est le langage du néant, du mensonge radical. Donc, je pense que l’art lui-même est impuissant, il est impuissant face à la pandémie, il ne peut la résoudre. Mais si l’art disparaît, la seule possibilité de changement disparaît, la seule possibilité de rêver disparaît, et ce serait la défaite ultime et absolue.

LVSL – Compte tenu de ce que vous avez vécu pendant la dictature, en tant qu’être humain et en tant qu’écrivain, qu’avez-vous ressenti le 18 octobre 2019, lorsque la révolte sociale a commencé au Chili ?

[Pour une mise en contexte de la révolte sociale d’octobre 2019, lire sur LVSL : « Vers l’effondrement du système hérité de Pinochet ? »]

RZ – D’une part, une joie immense, parce que nous avons réalisé qu’il y avait un peuple vivant, un peuple qui était vivant, un peuple qui se rendait compte de quelque chose d’évident qui devait arriver, du fait des inégalités abyssales. Les politiques de droite ont créé tant d’injustices, d’échecs et d’inégalités, qu’elles ont démontré que tout ce qui s’implantait était un mensonge immense en termes de commerce, de profit, de plus-value capitaliste. Ce fut donc une grande joie et en même temps, comme cela a été vécu pendant la pandémie, une douleur énorme à digérer : tous les gens contre lesquels cette manifestation a été levée, tout ce monde atroce qui a été construit.

On nous a dit que le Chili était un pays de classe moyenne, mais un pays de classe moyenne qu’il suffisait de secouer pour qu’il retourne dans son état de pauvreté. Et voyez comment ils sont endettés : encore une fois, la logique exclusive du capital aveugle tout le reste.

LVSL – Écrire un poème sur une feuille ou dans le ciel vise le même objectif, celui de s’exprimer, et, comme vous le faites remarquer à une autre occasion, c’est aussi une façon de ne pas s’écrouler. Vous qui avez été le poète qui a écrit ses vers sur le ciel de New-York, ou sur les falaises face à la mer, qu’écririez-vous aujourd’hui sur le ciel de Santiago et comment réagissez-vous face à ce qui se publie sur la façade de la Tour Telefónica qui se trouve sur la Place de la dignité [la place sur laquelle les manifestants chiliens ont convergé en octobre 2019 ndlr] ?

RZ – Les Delights Labs sont un groupe d’artistes impressionnant, qui font de l’art lumineux ; ils le font dans la contingence, ils déploient le mot faim au moment où la faim des secteurs populaires les plus pauvres se fait entendre. Ils vous disent – le pouvoir en place – : « Ici, on est sous quarantaine, personne ne peut sortir », on leur répond : « Mais comment ne pas sortir, comment allez-vous nous interner si nous sommes en train de mourir de faim ? » Et vient la censure, qui met sous le feu des projecteurs le mot faim pour l’effacer. Ils ont décidé d’effacer le mot faim et de le censurer. C’est ridicule ! La faim est un fait réel.

« Un peuple qui a pu choisir Salvador Allende me touche, et un peuple qui a soutenu la dictature, du moins à ses débuts, me terrorise. »

Par rapport à cette question, beaucoup de ce que je fais est partie intégrante d’une résistance personnelle, d’une résistance intime, même soudainement c’était pour ne pas me résigner, pour ne pas me casser, pour ne pas me briser. C’était ma façon de résister, ma façon de renaître de mes propres cendres.

Une phrase dans le ciel m’a fasciné, cette phrase In plan sight, qui sont les phrases de quatre-vingts artistes nord-américains qui ont écrit dans le ciel sur les lieux de détention ; c’est un projet merveilleux qu’ils ont mené le 4 juillet pour protester contre la criminalisation des immigrés, avec des avions qui écrivaient sur tous les lieux de confinement, de détention : « plus de cages » etc. Cela m’a ému et m’a ravi, si ces phrases que j’ai écrites sur New-York en 1982 ont servi pour quelque chose comme ça, ma vie en tant qu’être humain et en tant qu’artiste serait accomplie.

Moi sur ces tours, je recommencerais à tout écrire, tous mes rêves, tout ce qui m’arrive, y compris l’expression la plus intime jusqu’à ce qu’elle ait la plus forte connotation sociale. Mais je pourrais écrire sur cette tour « Mon cœur est vide » par exemple, puis « Que meure la dictature ! », « Mort à la dictature de l’argent ! ». C’est se projeter, c’est comme si le monde extérieur faisait partie de ton monde intérieur, et que ton monde intérieur était absolument lié au monde extérieur.

LVSL – Qu’est-ce qui caractérise le peuple chilien et qu’est-ce que vous aimez de lui ?

RZ – Le peuple chilien est un peuple patient. Mais n’essayez pas de l’arrêter, ne vous fiez pas à cette patience. Comme nous a enseigné l’histoire, il résiste – il accepte, accepte, accepte, mais il arrive un moment où il n’accepte plus. Quand il n’accepte plus, il y a deux millions de personnes dans la rue, et éclate le coup d’État.

Toutes les injustices qui se ressemblent me touchent à cet égard, la dignité des êtres les plus pauvres me touche, la dignité dans ses manquements infinis, un peuple qui a pu choisir Salvador Allende me touche, et un peuple qui a soutenu la dictature, du moins à ses débuts, me terrorise. Le peuple chilien est une voix parmi les autres voix, c’est un territoire parmi les autres territoires, qui a ses particularités bien entendu, qui a ses régionalismes, ses endroits. Mais cette caractéristique du peuple selon laquelle tu peux, tu peux, tu peux, jusqu’au moment où il dit « arrête ! » , ça ne peut pas continuer, parce qu’il y a deux millions de personnes dans la rue. C’est peut-être pour cela que la dictature au Chili a été si vite instaurée.

LVSL – Qui est Raúl Zurita pour Raúl Zurita ?

RZ – Il existe une formule du poète russe Maïakosvky : « Je suis un nuage en pantalon ». Qui est Raúl Zurita ? Raúl Zurita est un type qui essaye de faire ce qu’il peut, qui tente de maintenir un minimum de dignité dans un monde indigne, qui a faim de justice et faim d’amour. Comme tous les êtres humains, un de plus parmi tous.

LVSL – Face à la crise que nous traversons aujourd’hui, nous voyons une jeunesse créative, tant dans l’art, la politique que dans la mobilisation sociale. Quelle influence recevez-vous de la jeunesse ? Comment vous positionnez-vous face à elle ?

RZ – La jeunesse est à la fois merveilleuse et quelque peu terrifiante, peut-être qu’elle est terrifiante parce qu’on a cessé de l’être depuis quelques années. La jeunesse possède ce côté spontané et à la fois extrêmement égoïste et narcissique. Je crois qu’il n’existe pas plus égoïste et narcissique qu’un jeune, c’est sa manière de s’ouvrir au monde, il ne conçoit pas la mort, la mort est quelque chose de propre aux anciens. Ils m’impressionnent, m’émerveillent, me surprennent mais ils peuvent aussi m’effrayer. Je suis agréablement surpris par les mouvements sociaux initiés par la jeunesse, lorsqu’ils se battent pour le droit à l’éducation, pour les droits universitaires, je trouve cela merveilleux, seuls les jeunes en sont capables. Ils peuvent avoir cette force, cette continuité historique, la jeunesse est un état permanent que nous traversons tous en tant qu’être humain. Et en même temps, je suis fasciné et un peu effrayé par leur manière de conquérir ce que Rimbaud appelait « les cités splendides ».

Ils sont condamnés à conquérir la cité splendide. Mais qu’en est-il de nous ? Cette génération qui a finalement échoué, qui n’a pas pu construire le socialisme, qui n’a pas défendu avec assez de force Allende ? Peut-être qu’ils en ont le droit, mais c’est à eux de conquérir les cités splendides qui nous attendent, c’est à leur tour.

Marco Enriquez-Ominami : « En Amérique latine, les élites perçoivent une fenêtre d’opportunité pour affaiblir la démocratie »

Marco Enriquez-Ominami © Gpeirano

Marco Enriquez-Ominami a été candidat à l’élection présidentielle chilienne à trois reprises. Opposant au gouvernement de Sebastián Piñera, il livre au Vent Se Lève ses analyses concernant le contexte post-Covid au Chili et la crise sociale historique qu’a connu le pays en octobre 2019. Au Chili, où le consensus néolibéral n’a jamais été réellement fissuré, le gouvernement du président multi-millionnaire Sebastián Piñera est sous la foudre des critiques pour sa décision de maintenir une politique d’orthodoxie budgétaire en pleine pandémie. Marco Enriquez-Ominami est également un membre fondateur du Grupo de Puebla, plateforme qui vise à rassembler les mouvements « progressistes » d’Amérique latine, au sein de laquelle on trouve Evo Morales, Rafael Correa ou Ernesto Samper – qui répondait à nos questions le mois dernier. Entretien réalisé par Pierre Lebret, traduction Maïlys Baron, Romain Lacroze et Rachel Rudloff.


Le Vent Se Lève – Quelle analyse faites-vous de la gestion de la pandémie par le gouvernement de Sébastián Piñera ?

Marco Enriquez Ominami – Une réévaluation du gouvernement chilien s’impose, à l’aune des faits récents, de ses promesses et du potentiel qu’avait le Chili pour faire face à cette crise. Si l’on se réfère aux faits et aux chiffres, c’est un échec. En matière de contamination, en matière économique, en matière d’endiguement de la crise économique – qui était inévitable mais qui a été rendue plus sévère que nécessaire, c’est un échec. Le gouvernement chilien annonçait être mieux préparé à la crise que l’Italie. En comparaison d’autres pays, le Chili avait des atouts bien plus favorables pour faire face à la crise : il est doté d’une fiscalité fonctionnelle, d’une capacité d’endettement public, de fonds prévisionnels gigantesques, et il vend un produit qui ne cesse d’accroître se rentabilité : le cuivre. Peu importe par quel bout on prend le problème : c’est un désastre.

En Bolivie comme au Chili, les gouvernements conservateurs ont une vocation démocratique très faible ; ils comprennent qu’il existe une fenêtre d’opportunité pour affaiblir la démocratie.

LVSL – Le gouvernement affiche une volonté de ne pas accroître la dette de l’État, aux dépens de la santé des familles chiliennes. Peut-on parler de résistance idéologique ?

MEO – C’est exact. Il y a une logique derrière son agenda. C’est une erreur de qualifier le gouvernement d’incohérent, car de logique il ne manque pas. Dans le domaine sanitaire, sa volonté est de prendre soin de l’économie avant de s’occuper de la santé. C’est une logique, qui n’est certes pas la mienne, mais elle conserve sa cohérence. De la même manière, dans le domaine économique, le gouvernement s’accroche à une doctrine cohérente : la réduction au strict minimum des coûts sociaux, de la fiscalité ou de la dette. Si on les accroît, un débat s’enclenchera inévitablement sur la fraction de la population qui devra payer pour les financer ; or, il existe aujourd’hui une très grande majorité électorale et sociale qui souhaite augmenter les impôts des plus riches.

Piñera lui-même est multimillionnaire et veut à tout prix l’éviter. Si les agences de notation de risques dégradent la note du Chili, du fait d’un coût extensif qui mettrait en danger la capacité de paiement de l’économie chilienne, cela affecterait directement le président et ses amis. Il faut également prendre en compte le fait que le Chili va entrer dans une phase électorale et que le président pourrait tenter d’investir des ressources dans un contexte pré-électoral.

LVSL – L’accord national gagné par Sebastian Piñera avec le soutien de certains partis de l’opposition n’apparaît-t-il pas comme une nouvelle manière de déléguer les responsabilités ? Ou de neutraliser le débat constitutionnel ? [secoué depuis octobre 2019 par une série d’insurrections de masse, le Chili a été le théâtre d’un débat constitutionnel visant à repenser les institutions du pays. Sebastian Piñera est accusé par l’opposition de vouloir le neutraliser ndlr].

MOE – Absolument. Je crois que les deux derniers accords ont été improductifs. L’accord de « paix » du mois de novembre 2019 [suite aux manifestations de masse ndlr] n’a pas généré la paix, et l’accord « économique » – selon les termes des signataires, dans un langage chic – est idéologiquement ancré à droite. Mais je veux être pragmatique et nous approuvons les accords. Je n’ai pas signé l’accord de paix, mais nous approuvons le plébiscite qu’il inaugure [l’accord de paix de novembre 2019 débouche sur un référendum ndlr]. De la même manière, je n’ai pas signé l’accord économique, mais j’approuve les 100 000 pesos versés par famille pour faire fonctionner les chauffages. C’est mieux que rien, mais la vigilance est de mise : nous sommes face à un président qui ne comprend que le rapport de force.

[Pour une mise en contexte de la crise chilienne d’octobre 2019, lire sur LVSL : « Chili : vers l’effondrement du système de Pinochet ? »]

LVSL – En lien avec la crise constitutionnelle, le plébiscite prévu pour avril dernier a été reporté à octobre prochain du fait de la crise sanitaire. Certains secteurs conservateurs mettent en doute son aboutissement : cet esprit de résistance vous préoccupe-t-il ?

MEOEn Bolivie comme au Chili, les gouvernements conservateurs ont une vocation démocratique très faible ; ils comprennent qu’il existe une fenêtre d’opportunité pour affaiblir la démocratie. Je suis préoccupé par la manière dont s’effectueront les campagnes politiques, où l’égalité dans la participation est mise en péril par la pandémie. En France, le premier tour des élections municipales a vu une abstention très haute, alors que la démocratie se nourrit de sa légitimité électorale. Lorsque cette légitimité est minée par une pandémie – qui est très aiguë au Chili –, on ne peut réduire le comportement électoral des Chiliens à une simple « vocation abstentionniste ».

[Lire sur LVSL notre entretien avec Ernesto Samper : « Les coups d’État sont de retour en Amérique latine après trente ans de vie démocratique »]

Je suis en faveur du maintien du calendrier électoral et du plébiscite, parce que je pense que les problèmes démocratiques se résolvent avec davantage de démocratie. Ce virus est politique ; c’est un virus de classe, symptôme des faiblesses institutionnelles, qui prospère sur la faiblesse institutionnelle, la faiblesse du leadership et la carence de structures sociales. En conséquence, lorsqu’on se trouve face à un virus qui mute en silence et à grande vitesse, à haute contagiosité, potentiellement mortel, profondément politique qui plus est, c’est avec des moyens très politiques qu’on doit l’affronter.

LVLS – Il y a quelques jours, de nombreux leaders ont exprimé leur rejet des actions du président contre le Congrès. Que se passe-t-il dans la Moneda ? Assiste-t-on à un tournant autoritaire de l’exécutif chilien, sur le mode de Bolsonaro au Brésil ?

EO – Je pense que c’est le cas ; mais je pense également que ce processus découle moins d’une orientation idéologique que de considérations personnelles. Le président chilien est sous le coup de deux menaces juridiques délicates. Il se trouve face à une multitude de protestations pour violation de droits humains, consécutive aux protestations d’octobre. D’autre part, des processus judiciaires vont être initiés, visant à sanctionner la négligence dans la stratégie de lutte contre le coronavirus du gouvernement chilien. Une stratégie envisagée fut celle de l’immunité de groupe. En avril, on a assisté, pour ainsi dire, à l’ouverture de bouteilles de champagnes pour célébrer la fin de la pandémie – qui commençait : le ministre de l’Éducation a demandé un retour dans les classes, la vice-ministre de la Santé a demandé aux Chiliens de sortir de nouveau dans les cafés. Ce sont des déclarations publiques, et des actes d’État. On sent dans l’atmosphère chilienne une volonté de châtier les responsables de près de 8 000 décès.

Rien ne me plairait plus qu’une société solidaire, mais les idées de concurrence, de capital, d’accumulation, sont ancrées dans la culture chilienne. Les Chiliens sont vent debout contre les abus du capitalisme, mais simplement contre ses abus.

LVSL – Vous avez déclaré il y a quelques jours que le président Piñera pourrait terminer son mandat, mais que pour ce faire il devrait intégrer à ses ministères des membres de l’opposition et de la société civile. Vous appelez à un gouvernement de cohabitation. Compte tenu du caractère présidentiel du pouvoir chilien, pensez-vous qu’un tel gouvernement serait viable ? Ne serait-il pas plus judicieux pour vous d’assumer la présidence du Sénat, afin d’incarner le processus constituant jusqu’aux prochaines élections ?

MEO – Les deux issues sont tout aussi invivables. La Constitution chilienne, à caractère profondément présidentialiste, n’offre pas la possibilité de révoquer le président par référendum. La décision que j’ai prise, qui a initié une controverse au Chili, est le produit d’un raisonnement simple. Je suis allendiste [de Salvador Allende, président du Chili décédé en 1973 suite au coup d’État mené par Augusto Pinochet ndlr] ; la mort de Salvador Allende nous a meurtri et a mis fin à la tradition démocratique centenaire qui caractérisait le Chili. J’ai proposé à Piñera qu’il s’en aille avant la pandémie, en réaction aux protestations de masse ; la meilleure issue ma paraissait qu’il renonce de lui-même au pouvoir – et non qu’on l’y contraigne, comme on a contraint Allende.

Par conséquent, l’idée de quitter le pouvoir ne me plaît pas. Je pense qu’il est important qu’il assume à présent le pouvoir et qu’il assure les trois fonctions présidentielles que sont la souveraineté, la défense nationale et l’arbitrage électoral. Je propose dans le même temps que l’opposition sorte de sa zone de confort et assume la direction des ministères de l’urgence sociale, de la santé, de l’éducation, etc. C’est une proposition politique, qui offre une solution politique : celle d’un semi-présidentialisme de fait, et non de droit. Je propose de la convertir en situation de droit, à moyen terme, mais commençons par la pratiquer de fait. Si l’on ne me donne pas raison, il n’y a aucun problème, mais il continuera à y avoir des morts !

L’autre solution, qui ne me convient pas, est celle d’un gouvernement d’union nationale. Sebastian Piñera ne croit pas en notre stratégie économique et sanitaire, et ne souhaite pas signer un quelconque accord – sans accord, impossible de parler d’unité. Pour cette raison, je préfère l’éventualité d’une cohabitation, qui maintienne le président à la place qui lui revient constitutionnellement. C’est une proposition à laquelle le gouvernement n’a pas donné suite.

LVSL – Vous êtes proche du président argentin Alberto Fernández et vous travaillez ensemble au sein du Grupo de Puebla. En tant que fondateur d’un parti d’opposition, comment la réussite de la gauche argentine pourrait-elle avoir des répercussions au Chili ? Qu’est-ce qui manque dans votre pays pour réaliser l’union ?

MEO – Alberto Fernández a travaillé pour l’unité, ce que j’essaye également de faire à ma manière. Nous devrions gagner la prochaine élection, parce que nous sommes la majorité sociale et politique, parce que nous avons raison, parce que dans la crise économique, il y a aussi une part de responsabilité qui incombe à Piñera. Il faut qu’advienne l’unité ; je suis optimiste, je pense qu’elle adviendra. Notre problème, c’est que nous n’avons pas de leadership présidentiel. Mais le problème est aussi la solution : n’ayant pas de leadership, je crois que c’est la nécessité qui devrait nous unir. Je suis donc optimiste.

LVSL – Quels types de leaderships ? Ceux qui émergent de la société civile avec des profils différents ? Ou peut-être pensez-vous au retour de Michelle Bachelet ?

MEO – Il n’y a aucun leadership aujourd’hui. Moi qui ai connu les médailles des sondages, ayant été de ceux qui ont reçu le plus de voix dans les pires positions, je connais tous les degrés de la popularité et cela me donne un point de vue singulier. Je crois qu’aucun leadership n’obtient de scores significatifs aujourd’hui. Ils stagnent tous à 10 %, y compris à droite. La situation est donc ouverte. Personnellement, je pense que dans les coordonnées mentales chiliennes – qui sont catholiques et chrétiennes –la faute et le sacrifice sont des concepts très importants. En ce qui me concerne, je soutiendrai la candidate ou le candidat qui sera le plus à même d’affronter Joaquín Lavín et Piñera, le fera avec courage en sacrifiant quelque chose. Un candidat qui soit dans l’unité, mais également prêt à perdre quelque chose. La gauche chilienne est habituée aux calculs, mais il faut faire preuve de courage, sans plus attendre.

Je regrette beaucoup le courage qu’avait Allende, celui de Lula, celui de Correa ; si l’on regarde de plus près, ils avaient tous en commun une capacité à tout risquer. Au Chili, aucun leadership émergent n’a été capable de cela.

LVLS – Pourquoi pas vous ?

MEO – Non, pour l’instant je sens que ce n’est pas le moment pour moi. J’ai déjà été trois fois candidat en huit ans. Mitterrand l’a été quatre fois en vingt-huit ans. Je crois qu’aujourd’hui je me sens à l’aise en retrait ; je crois qu’en plus, nous sommes loin du moment, mais il ne faut jamais dire « jamais plus jamais ».

LVSL – L’État du Chili a une dette historique à l’égard du peuple mapuche. Aujourd’hui la région de l’Araucanie est militarisée. Qu’est-ce que devrait faire le prochain gouvernement pour régler cette dette ?

MEO – Je suis convaincu que le défi de l’entente avec le peuple mapuche est un défi politique, et non pas militaire. Et s’il y a eu du terrorisme, c’est l’État qui a été un État terroriste. El Mercurio, journal ultra-conservateur du Chili, au début du siècle dernier, reconnaissait qu’il y avait eu un terrorisme d’État. Le problème dans la discussion avec le peuple mapuche demeure celui de l’horizontalité, de l’horizontalité juridique avec l’État du Chili, qui a manqué. Celui-ci est soit dans l’assistance, soit dans le paternalisme, soit dans le clientélisme. Il faut étudier des mécanismes qui ouvrent la voie à cette horizontalité. À un certain moment j’ai proposé, et ce n’était pas une bonne idée, d’établir les quotas indigènes. Cela ne résout pas le problème.

Bien des pistes ont été explorées. À l’Île de Rapa Nui, par exemple, dont le maire est de notre parti, trois conditions ont été rassemblées, celles-là même qui ont par ailleurs permis que se fasse la décolonisation de l’Afrique : une langue propre, un gouvernement propre et un bras de mer qui sépare les Mapuches du reste du Chili. En ce qui concerne le peuple mapuche, il n’y a pas de bras de mer qui le sépare du reste du Chili, donc cela pose un problème supplémentaire. Je pense qu’il faudrait aller vers des degrés d’autonomie très élevés. L’indépendance que demande une partie du peuple mapuche pose des problèmes complexes. Mais je crois que si sur le plan politique nous abordions la discussion d’une autre manière, nous pourrions au moins obtenir la paix.

Je comprends qu’aujourd’hui le chemin soit complètement différent, que dans le peuple mapuche il y ait des divisions et que la discussion soit quasiment impossible avec l’élite chilienne, qui est profondément raciste.

Voilà une donnée encore plus éloquente : en Bolivie il y a eu un coup d’État ; il n’y a eu aucun politique chilien qui s’est prononcé en faveur de l’État de droit bolivien, alors que c’est un pays voisin !

LVSL – En 2008, lorsqu’une tentative de coup d’État est survenue contre Evo Morales, la présidente Michelle Bachelet, qui siégeait à cette époque à l’UNASUR, a convoqué un sommet d’urgence à Santiago qui a réuni les dirigeants de la région dans le but de défendre la démocratie bolivienne. Cette fois, rien de semblable n’a été effectué depuis le coup d’État survenu en novembre 2019.

MEO – Rien n’est plus douloureux !

LVSL – L’anthropologue français Philippe Descola écrit que le capitalisme est l’autre virus. La société chilienne s’élève contre le néolibéralisme depuis octobre dernier et réclame une nouvelle Constitution. Celle-ci serait-elle suffisante pour changer de modèle socio-économique ?

MEO – Le capitalisme change comme l’eau. Il va devenir numérique. Je ne crois pas à l’arrivée d’un « monde nouveau » – la « nouveauté » est un délire propagé par la publicité et les médias. C’est quelque chose de différent qui arrive, mais la nouveauté actuelle, ce sont la mondialisation et la technologie – un monde nouveau n’arrive donc pas après la pandémie !

C’est une lutte idéologique que l’on voit poindre, entre État et marché. Nous allons devoir harmoniser l’humanité ; les êtres humains sont des êtres d’habitude, de société, appelés à se modeler, se façonner, s’adapter – comme le disait Aristote, nous sommes des imitateurs, nous nous adaptons, nous apprendrons d’autres comportements. L’être humain est un être qui s’adapte, et je pense qu’il s’adaptera à ce nouveau capitalisme, qui demeurera un capitalisme, même d’une autre nature. Je ne crois pas à l’idée de la fin du capitalisme. Rien ne me plairait plus qu’une société solidaire, mais je crois que les idées de concurrence, de capital, d’accumulation, sont ancrées dans la culture chilienne.

Les Chiliens sont vent debout contre les abus du capitalisme, mais simplement contre ses abus. Ils veulent simplement payer le juste prix pour les universités. Comme candidat, j’ai été le premier à proposer la gratuité de l’université, mais les Chiliens n’y étaient pas favorables, parce qu’ils ne voulaient pas accroître les charges fiscales du pays. La situation au Chili est donc difficile : sur la question des Mapuche, de l’éducation publique gratuite, de l’avortement, nous avons des soutiens, nous sommes plus nombreux qu’auparavant, nous constituons une majorité sociale, mais pas électorale.

J’espère me tromper en tenant ce propos, et que les prochaines élections verront la victoire de toutes ces revendications. J’observe cependant que les dirigeants les plus populaires demeurent ambivalents sur ces questions. Ce fut le cas de Piñera, ce fut également le cas de Bachelet, qui est certes préférable à celui-là, mais dont le progressisme est trompeur.

LVSL – N’est-ce pas tout le problème de cette coalition qui s’étend de la démocratie chrétienne au Parti communiste chilien ? N’est-ce pas autant un problème de gouvernement que de volonté politique qui a obéré la mise en place de la totalité des réformes promises par Michelle Bachelet ?

MEO – C’est une autre question ; même lorsque Michelle Bachelet était à la tête d’une coalition solide, elle s’est trompée sur la manière de gouverner. Ce vers quoi elle se dirigeait était juste, mais elle s’est trompée sur les moyens pour le réaliser. C’est ce qui a permis aux tensions latentes entre démocrates-chrétiens et communistes de se manifester. Je pense qu’elle s’est trompée lors de ses mandats : c’était le moment de « foncer », comme disent les Français. Alors qu’elle était en possession de la majorité dans les parlements, elle a fait à peu près la même erreur qu’Obama – toute proportion gardée – et a refusé d’utiliser les marges de manœuvre que lui offrait cette majorité.

Je pense que les gouvernements latino-américains ont besoin de personnalités fortes qui s’appuient sur des majorités. En possession d’une majorité en faveur de l’école publique, elle aurait dû l’imposer – mais elle a choisi un autre chemin.

L’anarchisme à l’heure de la révolte au Chili – Entretien avec un membre du Frente Anarquista Organizado

Des militaires sont postés devant un supermarché brûlé. Novembre 2019 – © Pablo Patarin

Cela faisait près de six mois que des centaines de milliers de chiliens se réunissaient dans la rue face aux dérives de leur propre gouvernement. En cause, le coût de la vie et la répression militaro-policière initiée par le président-milliardaire Sebastian Piñera le 18 Octobre 2019. Si le coronavirus a mis un terme aux mouvements contestataires de grande ampleur, rien ne dit que ceux-ci ne reprendront pas de plus belle après la crise, celle-ci ne faisant que mettre en évidence les inégalités dues aux déficiences de l’État.


Au Chili, dans un pays considéré comme « démocratique » et « développé », au moins à l’échelle de l’Amérique Latine, une partie importante de la population s’organisait, se regroupait. De façon partisane ou non, dans la rue au travers de manifestations ou de réunions de quartier, les citoyens chiliens se retrouvaient pour lutter ou simplement discuter ensemble. Cette révolte est partie d’une légère hausse des tarifs du métro à Santiago. Anecdotique, sans doute, à l’image des gilets jaunes et du prix du carburant, tant les revendications sont nombreuses : le coût en hausse constante des ressources et services vitaux, comme l’eau, l’éducation et l’énergie ; la corruption oligarchique (les familles historiques du pays qui gouvernent sont souvent liées financièrement aux médias et grandes compagnies1-2, à l’image du président), ou encore la constitution du pays.

Découlant de cette constitution, qui n’a pas évolué depuis la dictature de Pinochet (1973-1990), le gouvernement a même sorti l’armée dans les rues du pays pour la première fois depuis la dictature, engendrant révoltes et massacres. 34 morts, 45 cas de torture avérés et des centaines de plaintes en ce sens, environ 200 cas de violences sexuelles et 8800 arrestations : tel était le bilan approximatif d’après l’Institut national des droits humains avant l’arrêt des affrontements. Rappelons par ailleurs que les inégalités au Chili sont parmi les plus élevées du monde. Ainsi, 1 % des chiliens détiennent 26,5 % du PIB national, ce que dénoncent aussi bon nombre de citoyens à l’heure de la mobilisation 3-4-5.

Dans ce climat de tensions politiques extrêmes comme le pays n’en a plus vu depuis la dictature d’il y a trente ans, nous avons décidé d’aller à la rencontre de groupes organisés comme on en voit en manifestation, qu’ils soient des groupements politiques ou communément appelés « casseurs ». Car les « casseurs », ici comme en France, agissent souvent au sein d’une organisation plus ou moins structurée, disposant de plus ou moins de valeurs et de règles. Après avoir contacté divers courants de gauche (les plus impliqués dans la lutte face au gouvernement), des socialistes aux communistes en passant par les anarchistes, seuls ces derniers ont finalement répondu, et proposé un rendez-vous pour discuter ensemble.

Ils semblaient particulièrement intéressés à l’idée de partager leur version de la vérité, dans un pays où la liberté médiatique fait partie des plus faibles de l’OCDE (48e au classement Reporter sans frontières de la liberté de la presse, derrière le Botswana6). Seul le gouvernement semble avoir droit à la parole, des dires d’une grande partie de la population. Il n’est donc pas surprenant de constater que la presse écrite soit détenue à 90% par deux grands groupes eux-mêmes propriétés de milliardaires aux intérêts économiques multiples7.

Le Mercurio, l’un de ces deux groupes, est aussi le journal conservateur qui participa à discréditer Allende (Président socialiste assassiné au commencement de la dictature en 1973) après avoir reçu 1,5 milliards de dollars des Etats-Unis89. Ce journal agit aux yeux des actuels révoltés comme un instrument de propagande du gouvernement qui détourne certains chiliens de leurs véritables intérêts : la lutte sociale et de classe.

 

Petite histoire de l’anarchisme au Chili

© Pablo Patarin

Pour l’histoire, le courant anarchiste apparaît au Chili à la fin du XIXe grâce à la diffusion de multiples ouvrages (Bakounine entre autres), puis du fait de la migration européenne dans le pays. Il devient rapidement l’une des principales tendances du mouvement ouvrier en comptant jusqu’à 50 000 travailleurs dans ses rangs. Valparaiso est la seconde ville du pays, où se trouve notamment le Parlement et l’un des ports les plus importants d’Amérique Latine avant la construction du Canal de Panama. La ville devient de ce fait l’une des portes d’entrée de cette migration et l’un des lieux où le mouvement anarchiste se structurera très vite10.

Si l’anarchisme est souvent synonyme de chaos dans le langage courant aujourd’hui, il signifie avant tout l’absence de hiérarchie. Cette idéologie prend tout son sens dans le mantra « Ni Dieu ni Maître ». Au sein de l’anarchisme apparaissent des sub-divisions : du communisme-libertaire à l’anarcho-indépendantisme en passant par l’anarchisme insurrectionnel.

L’une de ces divisions, l’anarcho-syndicalisme, se développe au Chili des années après son apparition en Europe. Les membres de ce mouvement se définissent comme « ennemis du capital, du gouvernement et de l’Église » et ont pour principales méthodes le boycott, la grève, et enfin l’action directe, en liaison avec le syndicalisme. L’objectif final : l’autogestion et l’abolition de toute forme de coercition étatique.  La grande grève des marins en 1890 ou la Semaine Rouge de 1905 sont autant de moments durant lesquels l’action anarchiste s’est développée au Chili et a lutté face à la répression et aux mesures inégalitaires de gouvernements de droite. Cette répression n’empêchera pas ces mouvements de croître jusque dans les années 70. Durant la dictature de Pinochet, pilotée par les États-Unis et dont les traces sont toujours éminemment visibles dans le pays, l’anarchisme n’existe plus, ou tout du moins pas sous une forme organisée.

À partir des années 2000, différentes tendances anarchistes réapparaissent et développent leurs outils de propagande. De nouveaux groupes organisés voient le jour, à l’image du Frente Anarquista Organizado, dont nous avons justement rencontré un membre. Celui-ci m’a parlé des raisons de la lutte anarchiste actuelle. Il a aussi et surtout mentionné la nécessité de celle-ci pour le peuple chilien, ainsi que sa vision de la situation politique actuelle. Nous l’avons rencontré à Valparaiso, cœur des mouvements alternatifs du Chili, où sont donc apparus les premiers anarcho-syndicalistes organisés. Aujourd’hui, la ville est le théâtre d’une grande partie des affrontements qui touchent le pays.

Pour rejoindre notre « informateur », il nous faut longer les rues qui nous sont maintenant familières de la ville, où les tags s’amoncellent aux côtés des grandes fresques peintes et des maisons de couleur qui font le charme de Valparaiso en tout endroit. Les affiches et graffitis représentent des caricatures du président, des slogans revendicateurs, anti-répression, féministes : Renuncia Piñera (Piñera démission), l’universel ACAB, si al aborto legal (oui à l’avortement légal)… Autant de traces des dégâts de l’ultra-libéralisme, dans un pays qui servit de cobaye aux théories libérales des Chicago Boys, ces étudiants chiliens ayant implanté sous la dictature des politiques économiques héritées de Milton Friedman et autres théoriciens néo-libéraux de l’Université de Chicago. Le centre-ville ressemble après six mois d’affrontements à une cité post-fin du monde, où les bâtiments brûlés contrastent avec les bâtiments colorés et joyeux des collines de la ville.

[L’interview a été réalisée avant la pandémie. Nous avons modifié le nom de l’adhérent du FAO ndlr]

LVSL : Comment définiriez-vous le Frente Anarquista Organizado et son mode de fonctionnement ?

Ignacio : Le FAO est une organisation politique de tendance anarcho-communiste qui s’est créée à Valparaiso en 2005. Nous sommes une organisation à caractère libertaire. Nous ne croyons pas en la hiérarchie mais avons une structure interne qui nous permet d’être présents sur différents fronts et diverses thématiques. Notre proposition politique est anti-autoritaire. Nous cherchons à la faire valoir d’une manière contemporaine, bien que dans le respect de la lignée anarchiste du pays et de la ville. Valparaiso a une grande tradition ouvrière, dont nous nous revendiquons.

Le 21e siècle apporte de nouveaux défis, les relations de production et les relations entre humains ont évolué, avec un aspect virtuel qui a changé beaucoup de choses dans les luttes que nous menons. Nous nous revendiquons de la lutte sociale populaire, avec une forte composante politique classiste (le classisme est ici à comprendre comme la conscience de classe et la mise en évidence de la classe populaire, et non la discrimination de classe).

 “Nous croyons que l’anarchisme ne doit pas se déconnecter des luttes sociales […] pour faire valoir le point de vue anarchiste et se confronter aux réalités du monde du travail et sa précarité.”

LVSL : Et comment prend forme votre action politique ?

Ignacio : Nous nous revendiquons également d’une démarche pratique, pragmatique, utilitaire. Nous avons des « Frentes de Trabajos » (comprendre Front de Travail) : un front étudiant, un front syndical et d’autres fronts de lutte. Nous croyons que l’anarchisme ne doit pas se déconnecter des luttes sociales, mais s’insérer à l’intérieur de celles-ci pour faire valoir le point de vue anarchiste et se confronter aux réalités du monde du travail et sa précarité. De ce fait, si l’un de nos membres est étudiant dans un lycée, nous voulons qu’il soit capable de porter sa voix et notre voix au sein des organisations étudiantes et assemblées générales.

Manifestation populaire à Santiago du Chili, sur la Plaza de la Dignidad, symbole du mouvement de contestation. Mars 2020. © Pablo Patarin

L’anarchisme a trop tendance à être underground et se couper ainsi des réalités sociales.  Nous souhaitons discuter avec tous, des communistes aux droitards en passant par les sociaux-démocrates pour mener des luttes à l’intérieur de l’espace social. Enfin, l’idée est de former des esprits les plus libres et critiques possibles, en proposant à tous nos membres des formations syndicales, et tout un tas de lectures allant en ce sens.

“La lutte de classe existe et il faut être dans les espaces politiques pour renforcer nos idéaux.”

LVSL : N’est-ce pas difficile de conserver des idéaux anarchistes en s’insérant constamment au sein d’organismes hiérarchisés et en essayant de bouger les choses de l’intérieur ? Participer à un monde construit sur la hiérarchie tout en souhaitant le changer ne conduit-il pas à se faire changer par le monde avant tout ?

Ignacio : Au sein du FAO, il y a un processus de formation idéologique qui a lieu, une éducation qui permet de se confronter à ce processus. Nous ne disons pas détenir la vérité, mais nous participons à la construction des militants. Nous sommes beaucoup caricaturés dans la société actuelle, notamment par les médias « étatiques » comme le Mercurio, qui montrent l’ouvrier et/ou l’anarchiste comme une personne idiote, peu éduquée. Le Mercurio appartient à la famille Edward, famille historique de la bourgeoisie de droite chilienne.

Quant à nous, nous cherchons avant tout à montrer une image d’un anarchisme moderne, constructif bien que revendicateur. Nous sommes toujours ouverts aux discussions et voulons communiquer sur nos actions et idéaux, sur la violence de la répression que nous subissons, et cela peut se faire au sein de médias plus alternatifs. La lutte de classe existe et il faut être dans les espaces politiques pour renforcer nos idéaux.

LVSL : Existe-t-il d’autres groupes anarchistes au Chili et à Valparaiso ?

Ignacio : Bien entendu. Il y a de nombreux groupes dans de nombreuses villes du pays. Les collectifs sont très variés, du fait des diverses tendances anarchistes, mais aussi parce que certains sont reliés directement à des causes précises (la cause féministe, la cause Mapuche, etc.). Il n’existe toutefois aucune organisation nationale à l’heure actuelle qui réunisse des gens de diverses villes.

Il y a des groupes plus individualistes, alors que nous avons une vision d’un anarchisme social, lié à la lutte populaire, avec un processus d’éducation au sein d’espaces libertaires. Le processus unitaire d’une seule grande fédération (comme il y en a eu avant) est de ce fait compliqué, aussi en raison de la configuration du pays très étendu et en réaction au centralisme gouvernemental. Aujourd’hui, nous voulons principalement nous renforcer dans la région de Valparaiso. Beaucoup d’évènements et de médias libertaires sont nés dans cette optique. Enfin, l’anarchisme se voit beaucoup aujourd’hui dans la rue, dans une optique d’action directe.

“Nous sommes de la génération où les gens ont eu de la famille détenue et torturée sous la dictature de Pinochet.”

LVSL : Quelle forme prend l’action directe dont vous vous revendiquez ?

Ignacio : Nous croyons en l’action directe des masses, l’action collective, et non en l’action des individus, qui vont se confronter seuls à la police. Nous croyons au pouvoir du groupe et du collectif, ainsi qu’en sa légitimité. Nous participons à des actions de diffusion massive dans les rues. Notre groupe réalise beaucoup de propagande dans une optique de communication, d’éducation. Nous participons également aux manifestations, aux barricades, de lutte directe et de résistance dans la rue contre la répression policière. Nous estimons que l’action directe ne doit jamais avoir pour objectif la revanche.

L’idée est de construire au sein des luttes avec les différents acteurs. Il nous faut tenter de saisir l’ensemble des enjeux de chaque lutte, pour pouvoir ainsi être plus efficaces. Nous sommes aussi favorables aux stratégies d’auto-défense, d’entraide face à la peur de la répression, pour se renforcer collectivement. Nous appartenons à une génération (Ignacio doit avoir une trentaine d’années) dont les gens ont eu de la famille détenue et torturée sous la dictature de Pinochet, et cela influe évidemment sur notre vision des choses.

© Pablo Patarin

LVSL : Quel constat dressez-vous de l’état de la répression dans le pays ? Vous parlez énormément d’action directe, mais rarement de violence. Croyiez-vous en l’utilité de celle-ci ?

Ignacio : Beaucoup de nos camarades ont été mutilés, certains étaient des dirigeant syndicaux. Le gaz utilisé (largué par bombes lacrymogènes, ou diffusé par des camions qui traversent les rues remplies de manifestants) est différent de celui utilisé autrefois, il est plus fort, rempli de piment, de poivre. Certains de nos camarades ont eu des crises asthmatiques, des gens ont perdu des yeux, d’autres ont été torturés voire assassinés.

Il en va de même pour beaucoup de simples manifestants, car on parle d’une répression qu’ont subi des milliers d’entre eux. On peut également mentionner les campagnes menées par le gouvernement et la forte répression au sein des services publics pour que ceux-ci ne puissent plus se mettre en grève comme les années passées. Nous voulons de ce fait supprimer la Constitution qui est le reflet de la dictature de Pinochet. C’est cette Constitution, rappelons-le, qui a permis au Président Piñera de sortir les militaires dans la rue pour mater les révoltes en toute impunité cette année.

Par ailleurs, en ce qui concerne l’utilisation de violence, nous croyons en effet en la violence révolutionnaire concrète, mais pas en la violence individuelle. Le système face à nous est violent. Ici, les gens ne gagnent pas assez pour pouvoir vivre, se déplacer, étudier, tant de choses absolument fondamentales : ceci est la vraie violence.

“Le but est avant tout de faire peur, faire craindre aux individus le fait d’aller manifester, les maintenir dans la crainte de se retrouver en taule, torturés ou pire.”

LVSL : Comment se passe la répression en dehors de la violence : y a-t-il un fichage des individus ?

Ignacio : Il y a une certaine peur de l’anarchiste en raison des caricatures, mais aussi de l’aspect encapuché. Cela s’entend, mais rester couvert reste bien souvent nécessaire, face au fichage étatique. Il faut être vigilant, car l’État face à nous est sans merci, même vis-à-vis de simples manifestants. L’État d’urgence, assez similaire à celui en France, est aussi partiellement rentré dans le droit commun au travers de décrets étatiques. Le but de tout cela est avant tout de faire peur, faire craindre aux individus le fait d’aller manifester, les maintenir dans la crainte de se retrouver en taule, torturés ou pire. Le gaz en est l’aspect physique et le fichage l’aspect psychologique.

Au-delà de faire peur, les renseignements permettent d’emprisonner, évidemment. Beaucoup de manifestants ont ainsi été condamnés à de la prison ferme, ou sont retenus sans avoir encore été jugés. Le gouvernement fait en sorte de rallonger le temps que prennent ces jugements pour limiter l’ampleur des mouvements en maintenant de potentiels manifestants enfermés. C’est un véritable contrôle social réalisé par l’État chilien. Beaucoup de montages judiciaires ont été découverts. Les agences de renseignement poussent même à assigner à résidence des membres du mouvement social, les font suivre, les harcèlent en les appelant pour leur faire savoir qu’ils sont constamment surveillés… Ils créent la terreur pour détruire les mouvements de protestation.

LVSL : Que pensez-vous du mouvement actuel qui a commencé il y a près de 6 mois ? Si celui-ci n’a pas été particulièrement récupéré par des partis politiques, bien qu’il s’agisse de l’élévation de voix populaires comme rarement auparavant, pensez-vous pour autant que ce moment sera une réelle opportunité d’aller vers une société différente dans le pays et aura une issue positive ?

Ignacio : Il y a un aspect positif et un aspect négatif à tout cela. L’aspect positif est évidemment la politisation des gens dans un mouvement spontané, sans parti politique derrière. Certains acteurs se sont particulièrement démarqués, notamment les étudiants du secondaire. Ceux-ci se sont politisés durant le mouvement, et en sont à l’origine (à propos de la hausse des tarifs du métro à Santiago), pour ce qui fut une plateforme afin de lutter contre le système néo-libéral qui nous oppresse. Ils nous ont aidé à pouvoir articuler cette force au sein d’actions directes, de boycotts, de sabotages, et d’une masse de gens dans la rue comme le pays n’en avait plus connu depuis des années.

Ces 20 dernières années, les étudiants se sont organisés en assemblées dans une démarche critique du pouvoir, ce qui a permis d’apporter une force majeure dans le mouvement actuel comme dans les mouvements précédents. Aucun parti ou organisation politique ne peut s’attribuer ce mouvement. Toutefois, si l’on devait citer un acteur clé du mouvement, je citerais les étudiants. Jusqu’ici, il s’agissait avant tout des travailleurs du public, les nouveaux ouvriers du XXIe siècle, qui se mobilisaient massivement. Il y a une nouvelle vision critique, un véritable réveil politique du pays.

“Une nouvelle Constitution […] ne supprimera pas l’endettement des gens des milieux populaires. Cela ne leur permettra pas de s’éduquer, de se soigner, de se loger…”

En ce qui concerne le négatif à présent, nous estimons qu’il y a une manipulation du processus constituant qui aura bientôt lieu (le référendum constituant qui devait avoir lieu en avril au Chili a depuis été reporté au mois d’octobre en raison du coronavirus). Il y a un accord des politiciens des partis de droite jusqu’aux partis de nouvelle gauche comme le Frente Amplio, qui cherchent à oxygéner les élections à venir via le processus de vote constituant. Leur idée est de faire du processus un enjeu national ou s’affrontent deux visions, afin que les gens se remettent à penser politique. Penser politique, dans une optique politicienne et de partis pour les échéances électorales à venir, bien entendu.

Si une nouvelle constitution peut être assurément une chose positive, nous croyons que cela ne suffit évidemment pas, qu’il ne faut pas arrêter la lutte dans la rue, pour obtenir des droits sociaux plus importants. Il y a beaucoup de gens bénévoles qui ont formé des sortes de commission, sur la santé, les droits de l’Homme… Ces gens-là, indépendants de couleurs politiques doivent continuer à se retrouver dans l’espace public. Une nouvelle constitution, aussi positive soit-elle, ne va pas changer le système profondément. Cela ne supprimera pas l’endettement des gens des milieux populaires. Cela ne leur permettra pas de s’éduquer, de se soigner, de se loger…

Manifestation en l’honneur de Camilo Catrillanca, jeune mapuche assassiné par le gouvernement un an auparavant, le 24 Novembre 2019. © Pablo Patarin

La Constitution peut donc aussi être un piège, même si elle doit véritablement être modifiée. Qui plus est, quelle que soit l’issue du référendum, il n’y aura pas de travailleurs sociaux, d’étudiants, parmi l’assemblée constituante. Il n’y aura pas de représentants du peuple lui-même. Nous croyons en une grande assemblée populaire représentant la diversité, qui inclurait également des membres de peuples « indigènes », Mapuche, Rapanui et autres, que le néo-libéralisme et la corruption ont partiellement détruits au profit d’intérêts économiques.

Le Chili a réalisé beaucoup de traités économiques car a été l’un des lieux d’expérimentation des théories néo-libérales des Chicago Boys sous Pinochet et même avant (c’est d’ailleurs durant cette dictature que la retraite par capitalisation fait son apparition au niveau mondial, grâce au ministre du travail José Piñera, frère de l’actuel président11). Même si l’on obtient quelques lois et une nouvelle Constitution, ce système néo-libéral dans lequel le Chili est ancré ne va pas changer pour autant. Cela ne veut pas dire que nous ne devons pas accompagner ce processus, pour en retirer le meilleur, et rester au contact des gens qui cherchent un véritable changement. Pour résumer, tout cela est nécessaire, mais ne sera pas la solution absolue à tous les maux du pays.

LVSL : À propos de la corruption…

Ignacio : La corruption est avant tout liée au capitalisme. Les milieux naturels, les grands espaces comme la Cordillère des Andres se retrouvent détruits par l’exploitation, privatisés. Les peuples comme les Mapuche sont chassés de leur terre au nom de l’intérêt économique national, qui est en réalité l’intérêt économique de quelques grands chefs d’entreprise, eux-mêmes appuyés par le gouvernement et l’État policier. Voilà pourquoi, quelle que soit l’issue des référendums liés à la Constitution, il ne faut pas abandonner la rue ou les organisations syndicales, afin de mettre à mal la dictature néo-libérale dont les élites perpétuent les inégalités et où le congrès légifère uniquement pour les bourgeois finançant les campagnes politiques.

 

Après le début de la pandémie :

“Les quantités d’eau utilisées massivement pour les cultures, comme celle de l’avocat, systématiquement destinées à l’exportation, sont autant auxquelles n’ont pas accès les populations locales.”

Si le pays devait déjà faire face à l’un des modèles économiques les plus orthodoxes au monde, la crise sanitaire actuelle vient donc s’ajouter aux inégalités criantes et à une crise politique dues à un gouvernement qui se rapproche de plus en plus nettement de la dictature passée. La défiance vis-à-vis du gouvernement a rendu difficile la mise en œuvre de mesures au début de la pandémie. La sécheresse accompagne la pandémie et les ressources en eau deviennent ainsi un problème majeur12. Au Chili, le développement de la privatisation de cette ressource vitale date de 198113. Les quantités d’eau monstrueuses utilisées  pour les cultures, comme celle de l’avocat, systématiquement destinées à l’exportation, sont autant auxquelles n’ont pas accès les populations locales.

La mise en place de mesures sanitaires et de respect des règles hygiéniques pour empêcher la propagation du virus deviennent extrêmement compliquées dans ces circonstances. Notons aussi qu’on annonce la plus grande récession de l’histoire de l’Amérique Latine. D’après Le Monde, elle devrait engendrer 29 millions de pauvres supplémentaires sur le continent. Les luttes populaires sembleront donc d’autant plus nécessaires lorsque celles-ci seront à nouveau possible, face aux négligences et au désengagement volontaire de l’État, qui au Chili comme ailleurs, détruit le système public. Les hostilités ont d’ailleurs repris depuis le 18 mai à Santiago, dans les quartiers pauvres, face à la faim. Les émeutes dans les quartiers populaires apparaissent en réponse au confinement strict du grand Santiago, doublé d’un retard dans la distribution de nourriture de la part de l’État14.

Les nécessités du monde de demain ne sauraient trouver de réponses dans le système politique et économique libéral promu au Chili et pris en exemple partout ailleurs. L’anarchisme pourrait-il s’élever à cet égard comme la voix de la dissidence, la voix de désirs sociaux, écologiques, respectueux des peuples et des individus en contraste avec l’oligarchie et les intérêts des puissants si prégnants au Chili ? C’est en tous cas ce qu’Ignacio souhaiterait, lui et bien d’autres, dans le monde post-covid de demain, que certains médias ne cessent de décrire comme un idéal sans toutefois évoquer les moyens pour l’atteindre. Et cela, pour Ignacio comme bien d’autres, ne saurait arriver autrement que par la rue et une solidarité populaire (et non européenne).

Affrontements sur l’avenue principale de Valparaiso menant au Congrès. © Pablo Patarin

 

SOURCES :

1 – https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/CL/les-grands-conglomerats-economiques-familiaux-chiliens

2 – Piñera, (in)digne héritier de Pinochet, tribune d’Olivier Compagnon dans Libération, le 24 octobre 2019 : https://www.liberation.fr/debats/2019/10/24/pinera-indigne-heritier-de-pinochet_1759555

3 – Le Chili, un économie dynamique aux fortes inégalités, par Jean-Philippe Louis, Les Echos : https://www.lesechos.fr/monde/ameriques/le-chili-une-economie-dynamique-aux-fortes-inegalites-1142059

4 – Santiago, un concentré d’inégalités – Par Véronique Malécot , Flavie Holzinger et Audrey Lagadec, Le Monde : https://www.lemonde.fr/international/article/2020/01/20/santiago-un-concentre-d-inegalites_6026608_3210.html

5 – Au Chili, le Coronavirus met en lumière les inégalités dénoncées par le mouvement social – par Aude Villiers-Moriamé, Le Monde : https://www.lemonde.fr/international/article/2020/03/27/au-chili-le-coronavirus-met-en-lumiere-les-inegalites-denoncees-par-le-mouvement-social_6034712_3210.html

6 – Classement de la liberté de la presse dans le monde : https://rsf.org/fr/donnees-classement

7 – https://www.mediasrequest.com/fr/amerique/chili/index.html

8 – Kornbluh, Peter (Sep/Oct 2003). The El Mercurio file, Columbia Journalism Review.

9 – CIA Freedom of Information Act-available article: « Report of CIA Chilian Task Force Activities, 15 September to 3 November 1970 » (November 18, 1970).

 

10 – El anarquismo porteño : investigacion rescata la relevancia que tuvo este movimiento sindical y social entre 1880 y 1930 : https://www.mercuriovalpo.cl/prontus4_noticias/site/artic/20060604/pags/20060604050123.html

11 – https://www.nouvelobs.com/societe/20191025.AFP7358/une-arnaque-les-chiliens-remontes-contre-leur-systeme-de-retraites.html

12 – Face au manque d’eau, les chiliens s’entraident, par Marion Esnaut, Reporterre, 25 Avril 2020 : https://reporterre.net/Face-au-manque-d-eau-les-Chiliens-s-entraident

13 – https://www.partagedeseaux.info/Les-marches-de-l-eau-au-Chili-et-ailleurs

14 – Des émeutes de la faim secouent Santago – Courrier International le 19 Mai 2020, El Mostrador – Santiago : https://www.courrierinternational.com/article/misere-au-chili-des-emeutes-de-la-faim-secouent-santiago

– Suivi de la pandémie au Chili : http://www.leparisien.fr/international/coronavirus-suivez-levolution-de-lepidemie-au-chili-30-03-2020-6KKV4NCJ5BD6BHD74NXPPA7LSM.php

– Chili, vers l’effondrement du système hérité de Pinochet, Jim Délémont, LVSL, 9 novembre 2019 https://lvsl.fr/chili-effondrement-systeme-pinochet/

– Interview d’Ignacio, membre du Frente Anarquista Organizado, réalisé par Pablo Patarin le 4 Mars 2020 à Valparaiso.

– Muñoz Cortes Victor, 1 de mayo de 1899. Los anarquistas y el origen.

– Muñoz Cortes Victor, Sin Dios ni Patrones, Historia, diversidad y conflictos del anarquismo en la región chilena (1890-1990).

Amérique latine : le bloc néolibéral vacille sous le coup des révoltes

Manifestation chiliens à Santiago © Marion Esnault (http://marion-esnault.com/)

« Le néolibéralisme est né au Chili et il mourra au Chili », peut-on lire sur la pancarte que brandit fièrement une manifestante à Santiago. Le pays se soulève contre l’administration Piñera, le président milliardaire dont la politique économique semble en bien des aspects calquée sur celle des « Chicago boys » qui ont entouré Augusto Pinochet. Longtemps adoubé par les économistes libéraux, le « modèle » chilien rencontre aujourd’hui une opposition populaire d’une ampleur historique. Plus au Nord, c’est l’Équateur qui s’embrase lorsque le gouvernement de Lenín Moreno décide de supprimer les subventions au carburant ; si l’ordre est rétabli, le président a été contraint de fuir Quito, pour faire de Guayaquil la capitale temporaire du pays… Ces soulèvements ont pris à rebours la plupart des observateurs, qui considéraient le Chili et l’Équateur comme deux îlots de prospérité, à l’abri des antagonismes qui partout ailleurs fracturent l’Amérique latine. Par Vincent Arpoulet, Randy Nemoz, Nicolas Netto Souza et Pablo Rotelli.


Les contextes diffèrent. Un pouvoir néolibéral solidement en place depuis 1973 au Chili ; un État marqué par dix ans de « socialisme du XXIe siècle » sous la présidence de Rafael Correa dans le cas de l’Équateur, qui expérimente tout juste ses premières années de réformes dictées par le FMI depuis 2006. Un point commun cependant : la présidence de Sebastian Piñera et celle de Lenín Moreno ont toutes les deux été présentées par les médias occidentaux comme des modèles de gouvernance stable et responsable, chacun à leur manière. 

« Papa, retire ton uniforme et viens lutter avec tes enfants », peut-on lire sur la pancarte de cette manifestante chilienne © Carolina Guimaraes pour LVSL.

La présidence de Moreno allait permettre aux Équatoriens d’en finir avec la décennie « corréiste », caractérisée par une politique trop étatiste. Quant au Chili de Piñera, c’était le contre-modèle radieux au désastre vénézuélien. Croissance en hausse constante, accroissement spectaculaire des indicateurs sociaux, taux d’extrême-pauvreté officiellement proche de 0… Dans le cas de Moreno comme dans celui de Piñera, d’importants succès électoraux semblaient confirmer l’appui de la population à leurs réformes.

Ces protestations apparaissent comme la manifestation du rejet, longtemps refoulé, des systèmes en place en Équateur et au Chili, l’exutoire de populations soumises à des réformes impopulaires, auxquels les canaux institutionnels classiques n’ont pas donné de moyens ordinaires d’opposition.

De l’Équateur au Chili, les racines communes de la révolte

Au Chili, c’est la troisième augmentation du prix des transports en commun dans la capitale en deux ans qui est venue embraser tout un pays. Cette annonce, qui aurait pu demeurer sans conséquences, a résonné comme un véritable coup de tonnerre, révélant un malaise bien plus profond.

Comment, dans ce pays du « miracle économique » souvent mis en avant par les grandes institutions mondiales comme un modèle de stabilité économique et politique, une telle colère populaire a-t-elle pu éclater et donner à voir aux yeux du monde une population vent debout contre tout un système ?

Manifestations au Chili © Carolina Guimaraes pour LVSL

Ce sont les structures mêmes du système chilien qui sont remises en cause. Le pouvoir au Chili, depuis 1973, est caractérisé par l’alliance d’une oligarchie de propriétaires conservateurs, d’entrepreneurs étrangers, d’une caste militaire encore puissante et d’intellectuels néolibéraux qui ont voulu façonner le pays au gré de leur vision du monde. Cette alliance de circonstances, qui s’est imposée avec l’arrivée au pouvoir de Salvador Allende en 1970, a procuré au Chili un héritage dont il ne s’est pas défait : une Constitution autoritaire toujours en vigueur, la privatisation d’une très grande partie des secteurs d’activité et un État complice de prédations sur les ressources, l’environnement et certaines populations minoritaires.

À la fin de la dictature, c’est la « concertation » : le retour à une société de compromis fondée sur la volonté de refonder un pays profondément meurtri – le taux de pauvreté avoisinait les 40%, contre 28% en 1973. Les gouvernements de centre-gauche ou démocrates-chrétiens qui se succèdent alors ne remettent pourtant pas en cause l’héritage néolibéral et autoritaire de la période dictatoriale. Bien au contraire : un processus de privatisation de la santé, de l’éducation et du système de retraites est progressivement mis en place.

Le système de santé se divise entre une partie privée (les « Isapre », Instituts de santé prévisionnels) et son pendant public, qui croule sous l’endettement et souffre cruellement d’un manque de moyens. Un troisième système de santé privilégié, destiné aux seules forces armées, a vu le jour sous la dictature de Pinochet. 18% des Chiliens accèdent au système de santé privé, tandis que 70% dépendant de Fonasa, l’institution public de moindre qualité, et que 3% n’ont accès à aucun soin.

Le système des retraites creuse lui aussi les inégalités. Les Chiliens cotisent obligatoirement à hauteur de 10% de leur salaire dans un fonds de pension privé par capitalisation individuelle. Mais en moyenne, un retraité ne reçoit que 200 000 pesos – un peu plus de 250€, avec des prix proches de ceux qui ont cours en France – par mois, une somme largement jugée insuffisante pour vivre décemment.

Il faut ajouter à cela un système éducatif marchandisé qui vient lui aussi fractionner la société, et qui commence par une division entre collèges publics et privés ; dans l’imaginaire collectif, elle instaure l’idée selon laquelle l’enseignement supérieur n’est accessible que si l’on est passé par le privé. Tandis que le coût élevé des études supérieures oblige de nombreuses familles à s’endetter, l’État subventionne des établissements privés qui dépensent des fortunes dans la publicité censée leur faire gagner les parts de marché que sont devenus les étudiants en devenir. L’idéal de concurrence, porté par les « Chicago boys », a donc fini par pénétrer jusque dans le secteur de l’université.

Dans une société ouverte à la mondialisation, marquée par des réformes présentées comme des réussites économiques incontestables, les frustrations des catégories populaires et des classes moyennes se sont donc peu à peu cristallisées. Malgré un PIB par habitant élevé, le pays reste largement marqué par de très fortes inégalités. De nombreux indicateurs le démontrent : le coefficient de Gini est l’un des plus élevés au monde ; la redistribution par l’impôt ne vient réduire les inégalités que de moins de 5%, contre 20% dans un tiers des pays de l’OCDE ;  le 1 % des Chiliens les plus riches détient 33 % des revenus

Manifestation dans la capitale chilienne © Carolina Guimaraes pour LVSL

En Équateur, les mesures économiques annoncées par Lenín Moreno le 1er octobre 2019 ont suscité une vague d’indignation similaire, engendrant treize jours de grève nationale. 

Afin de bien comprendre la situation, il est nécessaire de se pencher en détails sur le contenu de ces annonces. La mesure la plus contestée concerne la suppression des subventions à la consommation de combustibles, qui permettaient jusqu’alors de maintenir le tarif de l’essence à un niveau relativement bas. Leur suppression entraîne une augmentation significative du prix des carburants, mais également des transports. En effet, suite à l’adoption de ce décret, le tarif d’un gallon d’essence augmente en moyenne d’un dollar, ce qui entraîne par conséquent une hausse de 10 centimes du ticket de bus, immédiatement appliquée par la majorité des transporteurs afin de compenser la hausse du prix des carburants.

Si cette mesure impacte en premier lieu les populations les moins aisées, le gouvernement la justifie en avançant deux principaux arguments. D’une part, Lenín Moreno affirme que ces subventions favorisent la contrebande de pétrole avec les pays frontaliers, le coût des combustibles étant bien moins élevé en Équateur qu’en Colombie notamment. D’autre part, il met en avant la nécessité de mettre un terme à la dépendance importante de l’État équatorien vis-à-vis de l’extraction des hydrocarbures. S’il est vrai, comme l’affirme la Loi adoptée le 27 juillet 2010 réformant la Loi des Hydrocarbures de 1971, que « les hydrocarbures constituent la principale source de revenus économiques pour l’État équatorien », il faut également noter que cette annonce suit de près la décision prise par le président équatorien de quitter l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP) à compter du mois de janvier 2020. Or, dans le cadre de l’OPEP, les États sont sommés de respecter des quotas d’exploitation du pétrole et s’accordent sur les modalités d’attribution des concessions aux sociétés pétrolières, ce qui permet la régulation de l’extraction pétrolière.

Des manifestants équatoriens à Quito © Vincent Arpoulet pour LVSL

Depuis le début de l’année 2017, l’OPEP a demandé à ses États membres de réduire leur production pétrolière, afin de soutenir les cours mondiaux, ce que l’État équatorien refuse. La sortie de l’Équateur de l’OPEP ouvre ainsi la voie à une augmentation significative des pratiques extractives sur les nombreux gisements d’hydrocarbures présents sur son territoire. D’autre part, cette annonce s’inscrit dans la perspective de la mise en place de plusieurs contrats de partage de production visant à favoriser l’implantation de sociétés pétrolières privées, à rebours de la politique d’étatisation du secteur des hydrocarbures mise en place par le gouvernement de Rafael Correa, son prédécesseur, qui a notamment instauré une taxe de 25% des bénéfices pour chaque baril de pétrole produit.

Si cette mesure est la plus contestée, elle s’inscrit dans le cadre de l’adoption d’un ensemble d’autres mesures d’inspiration néolibérale – notamment une réduction des salaires de 20% pour l’ensemble des nouveaux contrats de travail signés au sein des entreprises publiques, ainsi que la suppression de quinze jours de congés pour les salariés de la fonction publique.

Le troisième volet de cet ensemble de mesures économiques annoncées comprend des réductions fiscales à l’importation de tablettes, ordinateurs et téléphones portables, auxquelles s’ajoute un abaissement des taxes à la sortie des capitaux. Or, l’économie équatorienne étant dollarisée depuis 2000, l’État n’a pas les moyens d’émettre sa propre monnaie. La réduction des taxes à la sortie des dollars risque ainsi de favoriser la fuite de capitaux, au détriment de l’équilibre interne de l’économie équatorienne. 

Des manifestants arborant le drapeau de la République d’Équateur et des communautés indigènes © Ever Orozco pour LVSL

L’ensemble de ces mesures s’inscrit dans la lignée d’un prêt de 10,2 milliards de dollars de crédits octroyés par des organismes internationaux tels que le Fonds Monétaire International (FMI) ou la Banque Mondiale, entre autres, en vue d’encourager le gouvernement équatorien à créer une économie « plus dynamique » par le biais de mesures visant à assouplir la fiscalité et renforcer les structures de l’économie dollarisée, pour paraphraser Anna Ivanova, chef de mission du FMI pour l’Équateur. Cela vient appuyer la nouvelle orientation géopolitique impulsée par Lenín Moreno, qui se traduit notamment par le retrait du droit d’asile à Julian Assange le 11 avril 2019, l’autorisation de l’installation d’une nouvelle base aérienne étasunienne sur l’île Bartolome dans l’archipel des Galapagos, ou encore, la sortie de l’UNASUR (Union des Nations Sud-Américaines) au profit de la création du PROSUR (Forum pour le Progrès de l’Amérique du Sud), impulsée par plusieurs gouvernements conservateurs du continent, tels que celui de Sebastian Piñera.

La voie de l’insurrection populaire face à la rigidité des institutions

De quoi le « miracle chilien » est-il le nom ? On a bien assisté à une baisse significative du taux de pauvreté depuis la fin de la dictature. On peut cependant le relativiser étant donné qu’il correspond au niveau de revenu inférieur à la moitié du revenu médian, lequel est résolument faible dans un pays aussi inégalitaire. Le Chili a connu de nombreuses contestations toujours plus virulentes depuis les années 2000. À la pointe de cette synergie contestataire : les étudiants, qui luttent inlassablement pour une éducation gratuite. Le pouvoir en place, qu’il s’agisse de la droite de Sebastian Piñera ou des sociaux-démocrates de Michele Bachelet, n’applique que des mesures palliatives sans en remettre les fondements en cause. La question des retraites est également structurante ; le modèle par capitalisation individuelle privée, qui fait reposer toutes les cotisations sur les seules épaules des salariés (il n’y en a aucune pour les employeurs), n’a pas été modifié. De nombreuses autres contestations se sont multipliées dans le pays depuis deux décennies, dans de nombreux secteurs, allant de la protection des terres de certaines minorités à la lutte pour l’accès à l’eau, en passant par divers combats syndicaux sectoriels.

Les événements actuels apparaissent comme le point d’orgue et de convergence de ces colères populaires qui s’agrègent. En résultent des méthodes d’actions très hétérogènes. Partis de la lutte pour le prix des transports, les étudiants sont d’abord venus bloquer les stations de la capitale, quand bien même ils étaient exonérés de cette augmentation. La répression se faisant de plus en plus dure, les classes moyennes, excédées de vivre à crédit, et les classes populaires en souffrance, ont joint les cortèges étudiants.

Les casseroles, emblèmes de la protestation des Chiliens contre le président Piñera © Carolina Guimaraes pour LVSL.

Piñera riposte alors en lançant l’armée dans les rues – une première depuis la fin de la dictature. Loin de mater la contestation, cette décision a mis le feu aux poudres. Les syndicats sont aussi rentrés dans la danse, jusqu’à appeler à la grève générale. Derrière le bruit terrible des tirs à balles réelles – 19 morts sont à déplorer – , c’est le son des casseroles qui s’est fait entendre dans les cortèges. Ce soulèvement aura également vu la destruction de nombreux biens et le pillage de magasins, autant de signes d’une société à bout de souffle.

L’acmé de tous ces moyens d’action fut l’invasion par les manifestants des rues de la capitale, et les images impressionnantes de ce million de personnes venues occuper tout l’espace de la ville. À la vision d’une telle mobilisation, Piñera, après avoir annoncé un plan social incapable de calmer la colère populaire, sacrifie son gouvernement. 

Si les causes à l’origine des protestations possèdent des similarités frappantes au Chili et en Équateur, leurs modalités divergent cependant. Le système politique chilien, malgré son caractère autoritaire et répressif, autorise l’existence d’une opposition organisée, qui s’est notamment cristallisée autour du mouvement Frente amplio. Ce n’est pas le cas en Équateur, où l’ancien président Rafael Correa et ses alliés politiques subissent une persécution politique sous couvert de lutte contre la corruption. À plusieurs reprises, le Conseil national électoral équatorien a invalidé la création d’un mouvement issu de la « Révolution citoyenne » qui aurait été mené par Rafael Correa, avant de l’autoriser à se constituer, dans des conditions résolument défavorables. Face aux réformes menées par Lenín Moreno, les Équatoriens se sont donc longtemps trouvés sans aucun mouvement électoral alternatif. Quant aux mouvements indigènes, sans visées électorales pour la plupart, Lenín Moreno a d’abord parlementé avec eux, incorporant certaines de leurs revendications les plus inoffensives pour son agenda extractiviste et libéral – jusqu’à l’annonce du paquetazo. Privés des canaux classiques que sont les partis politiques et la presse (sinon critique de Moreno sur sa droite, du moins favorable à sa politique), les Équatoriens ont donc trouvé dans la rue et les protestations extra-institutionnels les moyens de faire entendre leurs revendications.

Des volontaires étudiants apportant leur soutien aux manifestants équatoriens blessés © Ever Orozco pour LVSL

Les réformes ont suscité des mobilisations massives à l’appel de syndicats de transports et de conducteurs de taxis, qui ont notamment bloqué pendant deux jours la majorité des axes de circulation dans les principales villes du pays, telles que Quito et Cuenca. Les deux autres forces les plus mobilisées sont la Confédération nationale des indigènes d’Équateur(CONAIE), derrière laquelle se regroupent différents mouvements indigènes, et le Mouvement pour la révolution citoyenne réunissant les soutiens de Rafael Correa. Le mot d’ordre de ces manifestations est clair. Dans un communiqué publié le 7 octobre 2019, la CONAIE écrit ainsi que «Nous rejetons les mesures économiques, réunies sous le nom de paquetazo, et nous demandons le retrait intégral de la lettre d’intention signée avec le FMI ». Face aux mesures de dérégulation et de privatisations adoptées dans le cadre du prêt octroyé par différents organismes internationaux, les moyens d’action utilisés témoignent ainsi d’une volonté de réappropriation des lieux de pouvoir. En effet, les manifestations se concentrent principalement devant le palais présidentiel et l’assemblée nationale. Le 9 octobre, des manifestants pénètrent même dans l’enceinte du parlement équatorien.

Face à ces mobilisations, le gouvernement équatorien décrète l’état d’exception et met en place un couvre-feu autour des lieux jugés stratégiques. Cependant, sous la pression populaire, Lenín Moreno finit par accepter un dialogue avec les principaux représentants des mouvements indigènes et il s’engage, le 14 octobre, à retirer le décret ayant provoqué la hausse du prix des combustibles. 

Si cette annonce conduit à l’arrêt des manifestations, les représentants indigènes dénoncent les violences commises par les forces de l’ordre dans le cadre de l’état d’exception. Au terme de treize jours de manifestations, le Défenseur du peuple, organisme public de défense des droits, fait en effet état de huit morts et 1340 blessés. Par ailleurs, 1192 personnes ont été arrêtées, parmi lesquelles figurent 54 étrangers, dont notamment des Vénézuéliens. 

L’après-mouvement social : la possibilité étroite d’une sortie de crise institutionnelle

Les Chiliens – surtout les jeunes – votent peu. Lors des dernières élections, l’abstention atteignait 50%. Le résultat de ces élections pouvait tout de même préfigurer le haut degré de colère sociale dans le pays avec l’émergence du mouvement anti-néolibéral Frente Amplio venu flirter avec le second tour [2] (20% des suffrages). Marqueur significatif dans cette période de soulèvement : le projet de loi porté par la députée communiste et figure de la révolte étudiante de 2011, Camila Vallejo. Elle propose de passer la semaine de travail de 45 à 40 heures. Cette mesure vient d’être approuvée en pleine crise en première lecture par la chambre des députés, le 24 octobre dernier. Au-delà de cette influence idéologique, le Frente Amplio est très largement constitué de militants actifs dans les différentes luttes sociales. À l’avenir, s’il arrive à capter un électorat jeune qui a déserté les urnes, il peut espérer devenir le débouché institutionnel de ce soulèvement. Dans ses revendications, on trouve notamment la réécriture d’une nouvelle Constitution, destinée à mettre fin aux structures institutionnelles héritées de la dictature. 

Manifestation à Santiago © Marion Esnault (http://marion-esnault.com/)

Pour autant, dans un contexte de mobilisation sociale aussi intense où la population parvient à obtenir des avancées sociales et faire tomber un gouvernement sans passer par les urnes, on peut prévoir que la participation électorale n’en sortira pas grandie.

Le gouvernement équatorien sort quant à lui très affaibli de cette crise sociale. À deux reprises au cours de leur histoire, les manifestations de rue ont conduit à la destitution du président en place. Le 21 janvier 2000 le président Jamil Mahuad, artisan de la dollarisation de l’économie équatorienne, est destitué suite à une semaine de manifestations menées par les communautés indigènes. Le même processus conduit à la destitution de Lucio Gutierrez, au mois d’avril 2005. C’est dans la foulée de ces fortes mobilisations qu’émerge le mouvement Alianza Pais conduisant Rafael Correa au pouvoir. Ce parti politique a donc représenté le débouché institutionnel des divers mouvements de contestation du néolibéralisme. Cette fois-ci, la mobilisation sociale a contraint Lenín Moreno à quitter la capitale pendant plusieurs jours mais elle n’a connu aucun débouché institutionnel, malgré sa durée et son intensité.

Cela s’explique en grande partie par l’importante division entre les deux composantes majeures des manifestations, à savoir le Mouvement pour la révolution citoyenne et la CONAIE. Cette dernière ne cache pas son hostilité à l’égard de Rafael Correa, à qui elle reproche une politique extractiviste et anti-écologique. Face à ses détracteurs, Correa explique qu’il estimait nécessaire, dans un premier temps, d’impulser une étatisation du secteur des hydrocarbures afin d’orienter la majorité des revenus générés par ces activités vers l’État, dans le but d’améliorer les conditions matérielles de la majorité de la population, tout en impulsant une diversification de la structure productive, de sorte à créer les conditions de sortie de la dépendance à l’extractivisme. Aujourd’hui encore, les forces d’opposition au néolibéralisme restent fortement divisées autour de la conception d’une politique économique alternative en Équateur. 

Par ailleurs, plusieurs membres de l’opposition politique sont actuellement sous le coup d’accusations judiciaires et marginalisés de la scène politique. Paola Pabon, préfète de la province de Pichincha, officiellement accusée de rébellion à l’encontre de l’État dans le cadre des manifestations, a notamment été arrêtée le 14 octobre. De même, plusieurs proches de Rafael Correa tels que Ricardo Patino, ancien chancelier de l’État équatorien, ou Gabriela Rivadeneira, parlementaire, ont récemment reçu l’asile politique de la part du gouvernement mexicain.

Toujours est-il que les dernières mesures économiques annoncées par Lenin Moreno le 18 octobre ne suscitent pas l’unanimité. Elles incluent notamment un ensemble de réductions fiscales. À cela s’ajoute le fait que le FMI maintient sa pression sur l’État équatorien. L’organisme financier estime que le gouvernement équatorien doit renforcer les mesures d’ajustement fiscal et de réduction des dépenses publiques afin de compenser le maintien des subventions au secteur des combustibles.

D’après une enquête d’opinion réalisée par l’institut de sondage Click Report, Lenin Moreno ne récolte actuellement que 16,03% d’opinions favorables, tandis que 68,46% de la population affirme toujours soutenir les revendications des mouvements indigènes à l’heure actuelle. Par ailleurs, le Front uni des travailleurs appelle déjà à une nouvelle mobilisation face au refus du gouvernement de changer d’orientation économique.

Une file d’attente de manifestants équatoriens en attente de ravitaillement © Ever Orozco pour LVSL

Ainsi, la possibilité d’une sortie de crise par la voie institutionnelle classique paraît aujourd’hui étroite dans ces pays. Avec la victoire électorale du tandem péroniste Alberto Fernandez – Cristina Fernandez de Kirchner, elle ne peut pour autant pas être totalement écartée dans une région où les vagues de mécontentement se multiplient. Les Argentins viennent d’en faire la démonstration en renversant dès le premier tour le Président néolibéral Macri, et en venant par la même clamer dans les urnes ce que les Chiliens et les Équatoriens ont exprimé dans la rue.

Cette vague de contestation du modèle néolibéral dans ces pays proches mais structurellement différents n’est pas sans rappeler ce que Karl Polanyi annonçait dans son ouvrage phare La grande transformation (1944) : les populations cherchent à se protéger des effets délétères d’une société où la sphère marchande « désencastrée », finit par dominer toutes les autres sphères de la cité et de la vie, exacerbant les inégalités au profit d’une infime minorité.

L’Amérique du Sud, laboratoire de réformes néolibérales radicales durant plusieurs décennies, puis terrain d’expérimentation des alternatives institutionnelles et extra-institutionnelles qui y ont été apportées, semble plus que jamais requérir l’attention de qui s’intéresse à l’impact du néolibéralisme sur les sociétés contemporaines.

Chili : vers l’effondrement du système hérité de Pinochet ?

http://www.diarioeldia.cl/region/actriz-ovallina-captura-marcha-mas-grande-chile-en-emblematica-fotografia
Plus d’un million de personne rassemblées à Santiago, 26 octobre 2019. © Susana Hidalgo

Derrière la Cordillère des Andes, une brèche politique inédite s’est ouverte. Des manifestations d’une ampleur historique secouent le Chili, gouverné par un système néolibéral depuis le coup d’État d’Augusto Pinochet mené en 1973, qui n’a jamais été remis en cause à la chute de la dictature. Retour sur un mouvement qui plonge ses racines dans les quatre dernières décennies – et sur les alternatives qui s’offrent à lui.


Dans le ciel de Santiago et Valparaíso, les hélicoptères qui survolent les quartiers sont les mêmes Pumas des escadrons de la mort sous Pinochet. L’armée plane, et avec elle les douloureux souvenirs de la dictature. En remettant la sécurité intérieure à l’armée et en déclarant que « le Chili est en guerre » contre les manifestants, le président Sebastián Piñera a ouvert une plaie béante. Les images du coup d’État du 11 septembre 1973 surgissent brusquement dans la nuit du 19 octobre 2019. Mais 46 ans plus tard, la peur ne tombe plus comme une chape de plomb. En dépit de six jours d’état d’exception, de couvre-feu et d’une armée qui opère une féroce répression, l’état-major ne sait plus quoi faire pour mater les manifestants qui battent le pavé à toute heure, soutenus par les cacerolazos, ces milliers de casseroles frappées depuis les balcons.

Depuis, les militaires sont rentrés dans les casernes mais le Chili reste paralysé. Manifestations et rassemblements se sont répandus comme une traînée de poudre le long de la Cordillère. Les journées de grèves générales s’accompagnent de marches dans les centres-villes et quartiers périphériques. Le 26 octobre, la « marche la plus grande du Chili » est convoquée à Santiago. Plus d’un million de manifestants se rassemblent1, une première depuis la fin de la dictature en 1989. Les annonces présidentielles n’y font rien.

Entre le coup d’État de septembre 1973 et le soulèvement d’octobre 2019, la population a constamment été tenue à l’écart des processus décisionnels. Dans cette ébullition, le slogan « Chile despierta », « Le Chili se réveille », illustre le retour fracassant du peuple comme acteur central de la vie politique chilienne.

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Les « cacerolazos » sont devenus le symbole du soulèvement à travers le Chili. © Equipo Rival

Une imbrication historique entre néolibéralisme et force armée

Les institutions militaro-policières sont parties intégrantes, au Chili, du système néolibéral. Régimes de retraites et de santé, éducation, salaires, impunité : leurs privilèges s’imbriquent dans l’accaparement des richesses. Un processus entamé dans les années 70 où l’élite économique a confondu ses intérêts avec ceux du secteur militaire et policier.

Dès les années 60 un groupe d’économistes chiliens, les Chicago Boys, tente de faire passer des réformes libérales ; en vain. Ils sont issus de l’Université catholique de Santiago, établissement privé de la bourgeoisie, où l’Ambassade des États-Unis a élaboré plusieurs conventions avec Chicago et Harvard. Dans le contexte de l’élection du président socialiste Salvador Allende en 1970, Les Chicago Boys nouent rapidement des liens étroits entre les milieux d’affaires, la droite, et l’armée pour cimenter une contestation. Le plus important journal de la capitale, El Mercurio, devient leur outil de croisade médiatique contre les politiques d’Allende ; il se fait le chantre d’un néolibéralisme qui, jusqu’alors, avait été refusé par les gouvernements chiliens successifs.

Le 11 septembre 1973, alors que le général Augusto Pinochet fait bombarder le Palais présidentiel de la Moneda, les Chicago Boys concluent un programme économique qu’ils déposent sur son bureau. La rencontre entre l’économiste américain Milton Friedman et Pinochet scelle la relation intime du néolibéralisme avec la dictature qui enfantent la « thérapie de choc », selon les mots de l’économiste, qui sera infligée au Chili2.

https://www.adnradio.cl/noticias/sociedad/directores-liberan-el-documental-chicago-boys/20180528/nota/3755328.aspx
Rencontre entre Pinochet et Friedman à Santiago en juin 1975. © Chicago Boys, documentaire

Réduction de la dette et des dépenses publiques, gel des salaires, privatisations : ces recettes sont appliquées à la lettre. Dans les années 80, la désindustrialisation a totalement déstabilisé l’économie chilienne qui la compense par des exportations agricoles et de matières premières – soit le retour à une configuration coloniale qui fait du Chili le fournisseur de matières premières des pays du Nord. Les économistes privatisent ensuite le service public. Education, santé, retraite, eau, tout y passe. Avec un taux de croissance qui dépasse les 5%, le Chili est qualifié de « miracle »3, fruit du libre-échange dont bénéficient les grandes entreprises. Le reste de l’économie est dévasté.

Le coup d’État correspond donc à deux outils, militaire avec son arsenal répressif pour renverser un gouvernement démocratiquement élu et mater toute velléité populaire ou organisation sociale, et politique pour imposer un modèle économique et insérer le pays dans un système international chapeauté par les États-Unis. En 1989 Pinochet perd son plébiscite, la victoire du « non » clôt 17 ans de terreur. Avant de partir l’élite s’assure de garder main-mise sur les fondements du pays en imposant la continuité de la Constitution de 1980, et freinant tout processus historique et mémoriel.

Anesthésie du jeu politique chilien

Au départ de Pinochet, une large alliance nommée Concertation, qui rassemble la démocratie chrétienne, le centre-gauche et le Parti socialiste, forme un pacte pour assurer la transition démocratique. Au pouvoir de 1989 à 2010, cette coalition empêche l’émergence de toute alternative politique politique. La Concertation se donne pour mission d’assurer le fonctionnement institutionnel sans mettre en cause le néolibéralisme. Après le premier mandat de la socialiste Michelle Bachelet en 2010, l’alliance perd le pouvoir pour la première fois face à Sebastián Piñera, élu sous l’étiquette de la droite.

La famille Piñera incarne cette collusion entre milieux d’affaires, économistes libéraux et armée. Classé 5ème milliardaire du pays, le Président a fait fortune dans les banques et les compagnies aériennes. José Piñera, son frère, fait partie des Chicago Boys4. Ministre de Pinochet, il a mis en place l’AFP, système de retraites privées du Chili. Bien que sa famille ait été liée à la dictature, Piñera a toujours affirmé avoir voté contre Pinochet, incarnant ainsi une droite qui avait pris ses distances avec la junte.

En 2013 la Concertation est enterrée par la création de la Nouvelle Majorité, alliance impulsée par le Parti socialiste et le Parti communiste, qui porte Michelle Bachelet une seconde fois au pouvoir en 2014. Si sa campagne remet en cause les réformes de droite et défend un service public de l’éducation, ses critiques restent sans lendemain. Bien que les dernières élections en 2017 aient permis le retour de Piñera, avec moins de 50% de participation, elles ont marqué l’arrivée d’un nouvel acteur. Beatriz Sánchez, candidate du Frente Amplio, nouvelle force populaire critique du néolibéralisme, crée la surprise en arrivant troisième avec 20% des voix, contre 23% pour le candidat du Parti socialiste, et 36% pour Piñera.

https://www.mendozapost.com/nota/133903-pinera-hablo-rodeado-de-militares-estamos-en-guerra/
Sebastián Piñera déclare “Estamos en guerra”, 20 octobre 2019. © Mendoza Post

Piñera, le président pyromane

Au soir du 19 octobre, après trois journées de mobilisation tendues, le président fait un choix inattendu. En déclarant l’état d’exception qui a placé pendant six jours la sécurité intérieure dans les mains de l’armée, Piñera a rouvert la plaie de la dictature. Pendant que le pouvoir se réclame de l’ordre public, un centre de torture est improvisé dans une station du métro à Santiago. Mutilations et viols ont lieu dans des commissariats5. Après avoir relayé un discours de peur et des images de saccages, l’appareil médiatique diffuse des images de militaires jouant au ballon avec des enfants. Quelques jours plus tard, on apprendra que la ligne éditoriale a été fixée à la Moneda, entre le gouvernement et les patrons des chaînes télévisées. Dans la rue la réponse est immédiate, des pancartes ironisent : « Si les militaires sont si gentils qu’ils disent où sont nos disparus ! ».

Arrivée à Santiago le 29 octobre, l’observatrice d’Amnesty international Pilar Sanmartín a fait part de sa stupeur face à la gravité de la situation. En seulement 15 jours de répression, le bilan est glaçant. Au 31 octobre l’Institut national des Droits de l’Homme comptabilisait6 120 actions en justice pour tortures et 18 pour violences sexuelles ; 4 271 personnes détenues dont 471 mineurs ;1 305 personnes hospitalisées dont 38 par balle et 128 énuclées. A cela s’ajoute officiellement 22 personnes tuées par balle – certaines enquêtes en comptabilisent une cinquantaine.

Un carabinero tire à bout portant sur un manifestant, Viña del Mar, 30 octobre 2019.
 

Une crise multidimensionnelle longtemps maintenue en soupape

Le caractère transversal de la mobilisation est inédit dans la mesure où il constitue un carrefour des convergences entre les revendications de crises multiples.

La conséquence de 40 ans de libéralisme est celle d’une vie à crédit. Peu à peu la crise sociale a englouti le pays. En effet, au Chili 1% des plus riches détient 26,5% des richesses, alors que les 50% les plus pauvres n’en rassemblent que 2%7. Avec un coût de la vie semblable à celui de l’Europe occidentale, le salaire minimum équivalent à 370€ paraît dérisoire8. La responsabilisation individuelle est le corollaire de la privatisation : tout se paye – il faut compter en moyenne 5000€ pour une année dans une Université publique9. Le système a tout prévu, notamment des banques qui accordent des prêts avec l’assurance d’être remboursées par prélèvement automatique dès la première embauche. Les premières générations de Chiliens ont touché leurs pensions, fruits du système de retraites par capitalisation AFP, instauré en 1980. Les Chiliens ne touchent pas le quart de leur cotisation, les contraignant à l’emprunt ou au travail. De quoi alimenter la colère, des jeunes aux plus âgés, alors que les parlementaires touchent 18 000€ mensuels, 30 fois le salaire moyen. Cet état de siège social alimente une crise sanitaire alarmante. L’austérité mine le service public hospitalier. Bon nombre d’établissements n’ont pas entièrement perçu le budget 2019, et ne sont plus en mesure de rémunérer les soignants ou d’assurer les soins10.

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Marcha la más grande de Chile, Santiago, 26 octobre 2019. © Revolución democrática

Le Chili est également traversé par une crise environnementale, qui se cristallise autour du droit à l’eau. La zone industrielle et portuaire de Quintero est connue comme « zone de sacrifice » (zona de sacrificio) au bon vouloir des multinationales. Gazs et produits chimiques intoxiquent la ville : eau contaminée, taux d’infections pulmonaires qui explose, bétail agonisant11... Face à la connivence de État avec les industriels, la mobilisation s’est massifiée. Alors que Piñera envoyait les forces spéciales réprimer les habitants, le syndicaliste et pêcheur Alejandro Castro a été retrouvé mort, officiellement par suicide (de deux balles dans la tête) en octobre 201812. Bien que le montage ait été dénoncé, aucune poursuite n’a eu lieu. Raison supplémentaire pour Piñera de refuser l’Accord d’Escazú, garantissant le droit de vivre dans un environnement sain.

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« La violence c’est qu’un avocat ait plus accès à l’eau qu’une famille de Petorca » ©[email protected]

L’agriculture intensive incarne également une part du problème. La région de Petorca est celle de l’or vert : l’avocat. Plusieurs propriétaires ont détourné les rivières pour alimenter leurs exploitations, gourmandes en eau, provoquant un important stress hydrique. Les nappes phréatiques taries, les habitants n’ont eu d’autre choix que de partir, laissant dans leurs sillages des villes désertes. Dès le 17 octobre, les revendications des locaux contre les exploitants ont pris de l’ampleur. Alors que le gouvernement inculpait la sécheresse, l’eau s’est brusquement écoulée dans des lits asséchés. Des vidéos témoignent de fleuves qui reprennent vie dans la vallée de l’Aconcagua. La peur aura eu raison des entrepreneurs.
Ce sont autant de situations où le Ministre de l’Agriculture Walker a brillé par son absence. Et pour cause, l’homme d’affaire est lui-même propriétaire de « 29 000 litres d’eau par minute » au Chili.13

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« Halte aux zones de sacrifices. Dehors les multinationales qui portent atteinte à la vie » Limache, novembre 2019. © Equipo Rival

Enfin la crise est démocratique, et s’illustre avec la négation des droits d’une partie de la population. Présents dans la moitié sud du pays, les Mapuches sont un des peuples originaires du Chili, constamment réprimés par le gouvernement pour étouffer ses revendications, à savoir une reconnaissance territoriale et culturelle. En octobre 2018, Camilo Catrillanca, paysan mapuche, a été assassiné par un carabinier. Le Ministre de l’Intérieur Chadwick a menti publiquement pour couvrir les faits, créant un scandale d’État. Bien que le carabinier ait été reconnu coupable, aucune suite n’y a été donnée.14

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Marche des peuples originaires. Valparaíso, novembre 2019. © Equipo Rival

L’insurrection d’octobre

Les soulèvements actuels sont l’occasion d’une confluence de revendications et d’identités politiques. Les manifestations font appel à des symboles historiques, le drapeau de la République côtoie le Wenufoye, drapeau mapuche, rappelant qu’il est temps pour l’État de reconnaître l’existence de ses peuples ancestraux. Les slogans marqués par les années Allende sont repris, le fameux El pueblo unido jamás sera vencido de Quilapayun, et surtout El derecho de vivir en paz du poète Victor Jara. L’enlisement du pouvoir a contribué à radicaliser et élargir la contestation, à transformer ce mouvement social en insurrection populaire de masse.

Dans ce rapport de force, la bataille se déroule aussi sur les réseaux sociaux, devenus les lieux d’une contre-information en ébullition où les montages politico-médiatiques éclatent en morceaux, tandis que les grands médias sont pris pour cible. Le 19 octobre, l’incendie des locaux de El Mercurio révèle la teneur des tensions. L’attaque portée contre le « journal le plus ancien du pays » est déploré sur les écrans, dénonçant un mouvement animé par le chaos. En septembre dernier, El Mercurio avait fait scandale en affirmant qu’« en renversant Allende, Pinochet a sauvé le Chili de ce qu’est Cuba aujourd’hui »15. Un réseau de médias communautaires locaux s’est organisé pour assurer la diffusion efficace de l’information et des initiatives d’auto-organisation, comme Radio Placeres à Valparaíso. A l’échelle nationale El Mostrador, El Desconcierto ou Chileokulto, des médias indépendants, opèrent un travail de synthèses et d’enquêtes sur les manœuvres gouvernementales, la répression, et les réponses politiques du mouvement. Ces médias alternatifs sont des leviers centraux pour coordonner la mobilisation sur l’ensemble du territoire.

http://www.jujuydice.com.ar/noticias/actualidad-9/chile-desperto-se-realiza-la-marcha-mas-grande-46916
Plus d’un million de personnes rassemblées à Santiago, 26 octobre 2019. ©JujuyDice

La dynamique du mouvement échappe à toute organisation. Si le soutien apporté dès les premiers jours par des partis, associations et centrales syndicales, a permis à la mobilisation de s’enraciner plus fermement dans la société, elles restent débordées par les événements.

Cette séquence constitue un moment charnière notamment pour les composantes du Frente amplio, qui décloisonnent leur stratégie de bataille institutionnelle et électorale pour établir une porosité avec le mouvement. Une articulation étroite entre la théorie portée par les députés amplistas qui ont présenté une feuille de route pour un agenda démocratique, et la pratique avec la municipalité de Valparaíso, dirigée par le maire municipaliste Jorge Sharp, qui tente de transformer l’essai16. Il s’agit pour le jeune mouvement de s’affirmer comme force politique capable de gouverner.

https://twitter.com/yasnamussa/status/1189718512253784065
« Nous ne reviendrons pas à la normale car la normale était le problème», Santiago, octobre 2019. © Yasna Mussa

Un processus constituant déjà en cours ?

Le 26 octobre, Piñera annonçait quelques timides réformes. Plusieurs organisations ont alors appelé à soutenir des assemblées citoyennes, appelées cabildos abiertos. En effet, de nombreux quartiers ont impulsé ces espaces pour échanger sur leurs préoccupations et élaborer des solutions collectives. Une géographe a réalisé une carte des cabildos, matérialisant leur densité et variété : droits, santé, logements, environnement, revendications féministes, lgbt+, etc. L’enthousiasme quant à la participation politique17 montre que le processus constituant a, de facto, été initié par la population en court-circuitant les institutions. Les relais politiques tentent alors d’articuler volonté populaire et leviers institutionnels – tâche des plus complexes.

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Aperçu des cabildos abiertos sur Santiago et Valparaíso, 30 octobre 2019. ©Catalina Zambrano

Les revendications convergent sur un référendum pour convoquer une Assemblée constituante, processus impossible à cause d’un vide juridique. Plusieurs projets de réformes constitutionnelles ont été écrits sur ce point, tous sont restés lettre morte. La majorité a annoncé qu’une réforme pour changer la structure juridique sera sur pied fin novembre.

Définir le processus constituant est un enjeu important, qui peut être une sortie de secours pour le gouvernement. L’opposition plaide en faveur d’un référendum qui permette aux Chiliens de définir eux-mêmes les mécanismes. Il s’agit pour eux de s’assurer que le pouvoir n’impose pas un processus qui écarterait le peuple pour conforter la classe dominante. Une Assemblée constituante souveraine, représentative et démocratiquement élue, permettrait selon eux aux aspirations populaires de s’exprimer, en lien étroit avec les espaces de délibérations auto-organisés18.

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Plus de 400 habitants lors d’un cabildo à Valparaíso, soutenu par le maire municipaliste Jorge Sharp, octobre 2019. © Municipalidad Valparaíso

Par leur ampleur et leurs conséquences, les événements débutés en octobre ont déjà marqué l’histoire récente du Chili. Le 29 octobre, un collectif de Chiliens s’est réuni avec le juge Baltasar Garzón, qui avait ordonné l’arrestation de Pinochet à Londres en 1998. Ces derniers ont exposé l’ampleur des violations des Droits de l’Homme enregistrées au Chili depuis le 17 octobre, en rappelant la nécessité d’une pression internationale, afin que les exactions ne restent pas impunies.

 

1 La impactante vista aérea que da cuenta de la masividad de la “marcha más grande de la historia”, https://www.elmostrador.cl/noticias/pais/2019/10/25/el-impactante-registro-aereo-que-da-cuenta-de-la-masividad-de-la-marcha-mas-grande-de-la-historia/

2 Milton Friedman y sus recomendaciones a Chile, https://www.elcato.org/milton-friedman-y-sus-recomendaciones-chile

3 L’ouvrage La mondialisation des guerres de palais: la restructuration du pouvoir d’État en Amérique latine, entre notables du droit et « Chicago boys » , d’Yves Dezalay et Bryant G. Garth, reveient dans le détail sur ces processus.

4 Voir l’enquête de Sergio Jara, Piñera y los leones de Sanhattan Crónica del auge de la elite financiera chilena, https://www.planetadelibros.cl/libro-pinera-y-los-leones-de-sanhattan/282089

5 Evidencias de torturas en subterraneo de estacion baquedano moviliza INDH a presentar acciones legales, https://www.elmostrador.cl/noticias/pais/2019/10/23/evidencias-de-torturas-en-subterraneo-de-estacion-baquedano-moviliza-indh-a-presentar-acciones-legales/

6 Bilan de l’INDH du 31 octobre 2019, https://twitter.com/inddhh/status/1189760010823327744

10 Los problemas financieros de los hospitales públicos que tienen a Mañalich al borde de una crisis sanitaria
https://www.elmostrador.cl/destacado/2019/08/12/los-problemas-financieros-de-los-hospitales-publicos-que-tienen-a-manalich-al-borde-de-una-crisis-sanitaria/

11 Crisis ambiental en Quintero y Puchuncaví: Veraneando en una zona de sacrificio, https://www.theclinic.cl/2019/01/31/crisis-ambiental-en-quintero-y-puchuncavi-veraneando-en-una-zona-de-sacrificio/

13 Diputada Rojas interpela a ministro de Agricultura tras declararse pro medioambiente y poseer derechos de agua, https://www.eldesconcierto.cl/2019/10/03/diputada-rojas-interpela-a-ministro-de-agricultura-tras-declararse-pro-medioambiente-y-poseer-derechos-de-agua/

14 Caso Catrillanca: Informe final de comisión investigadora establece responsabilidad política de Chadwick y Ubilla https://www.eldesconcierto.cl/2019/09/12/caso-catrillanca-informe-final-de-comision-investigadora-establece-responsabilidad-politica-de-chadwick-y-ubilla/

15 Sí, es verdad: El polémico inserto de hoy en El Mercurio que afirma que en el 73 “Chile se salvó de ser como Venezuela”, https://www.theclinic.cl/2019/09/11/si-es-verdad-el-polemico-inserto-de-hoy-en-el-mercurio-que-afirma-que-en-el-73-chile-se-salvo-de-ser-como-venezuela/

17 (Ici le cas emblématique du cabildo organisé par le club de foot de Santiago) Cabildo abierto organizado por Colo Colo congregó más de 1.500 personas, https://www.cnnchile.com/pais/cabildo-abierto-colo-colo-estadio-monumental_20191031/

18 Las disímiles fórmulas para salir de la crisis social de los diputados Brito (RD) y Longton (RN), http://www.mercuriovalpo.cl/impresa/2019/11/06/full/cuerpo-principal/16/

Le Frente Amplio : l’émergence de l’alternative politique au Chili

Mobilisation du Frente Amplio pour le droit à la retraite. http://www.fal33.org/le-frente-amplio-front-elargi-et-le-second-tour/

L’Amérique latine en question – Au fil du mois de mars, LVSL met à l’honneur l’Amérique latine à travers une série d’articles et d’entretiens. Pour mieux saisir l’ampleur des bouleversements politiques et sociaux qui agitent les pays latinoaméricains, et afin de poser un regard nuancé sur les expériences progressistes aujourd’hui remises en cause de part et d’autre du continent, nous avons souhaité croiser les points de vue de rédacteurs, de chercheurs et d’acteurs politiques.

Pour la seconde fois depuis la fin de la dictature, la coalition de droite a conquis le pouvoir au Chili lors des élections de novembre dernier. Bien que nous ayons assisté à un nouveau match opposant les deux coalitions traditionnelles, une nouvelle force semble avoir bousculé le bipartisme en faisant mentir tous les pronostics : le Frente Amplio ; ce mouvement s’impose comme troisième force politique, et manque de peu le second tour. Nous avons rencontré des militants parisiens de ce mouvement. Retour sur la situation politique du Chili, la déception des mandatures Bachelet (2006 2010 et 2014 2018) et le nouvel espoir des opposants au néolibéralisme dont ce pays fut le laboratoire.


Changer lEducation pour transformer la société : la grande aspiration démocratique chilienne

Impossible de comprendre la politique chilienne et l’avènement du Frente Amplio sans revenir sur les événements liés à la question de l’éducation qui est centrale au Chili, et qui concentre en elle beaucoup des fractures de la société. Pour mieux appréhender les secousses politiques chiliennes autour de l’enseignement, il faut revenir sur le triste passé dictatorial du pays. Le Chili fut le laboratoire des économistes de l’École de Chicago, Milton Friedmann en tête ; c’est au Chili qu’on a expérimenté pour la première fois le modèle néolibéral, appelé à devenir universel et incontestable. Dans cette perspective, tous les secteurs de la société étaient destinés à être peu à peu être livrés au marché, y compris l’éducation. El Ladrillo, le programme économique conçu par les “Chicago boys” et que les putschistes qui ont renversé le président Salvador Allende se sont employés à mettre en œuvre, précisait qu’ « une politique éducative doit garantir gratuitement des niveaux minimaux d’éducation puisque, par ceux-ci, on atteint la formation de base du citoyen. […] Le profit pratique et direct tiré de la scolarisation à ce niveau, est relativement bas, et alors il est nécessaire d’en garantir la gratuité […] les niveaux supérieurs d’éducation procurent un bénéfice direct qui ne justifie pas la gratuité ». La récréation est terminée : les jeunes Chiliens pourront apprendre à lire et compter, pour le reste il faudra payer.

La loi organique de 1980 vient réglementer la marchandisation de l’enseignement. Pinochet met en place un processus de régionalisation des universités à la tête desquelles il nomme des militaires, et de municipalisation des établissements scolaires, aggravant considérablement les inégalités entre les villes les plus riches et les autres. Des fractures considérables se creusent également entre les écoles privées et publiques, ainsi qu’entre les universités ; le salaire et la place que l’on trouve dans la société est en grande partie conditionné par le diplôme que l’on possède, dont la valeur dépend de l’Université qui le délivre. Pendant notre entretien, Claudio Pulgar rappelle : « Au cours de l’année 1980, Pinochet a modifié la structure et le financement des universités publiques ; il a créé les conditions de la libéralisation pour le marché des universités privées, qui comptent aujourd’hui  70% des étudiants. La démarche de Macron  est très similaire à la sienne, même si bien sûr en dictature c’est allé plus vite. »

“La privatisation de l’Education remonte à l’ère Pinochet, dont les réformes ont creusé des fractures considérables entre les écoles et les universités privées et publiques”

Avec la fin de la dictature et l’arrivée au pouvoir d’une coalition de centre-gauche (unissant la démocratie-chrétienne et le parti socialiste), le débat sur l’éducation est relancé, et beaucoup s’attendent à un retour sur ces privatisations qui ont accru les inégalités dans un pays déjà fracturé. Pourtant, pour Christian Rodriguez qui fit partie de ces professeurs exilés en France et de retour au Chili juste après la dictature, « il n’y a pas vraiment eu de changement, on n’a pas touché à la Constitution de 1980 ». L’Université reste la propriété du marché poursuit-il : « Le Business de l’Université privée, c’est un business énorme dans lequel on trouve des militaires, des gens de droite, et ceux de gauche qui sont au gouvernement. ».

Le statut quo sur cette question a été entretenu par les coalitions de gauche, dont certains membres possédaient des intérêts dans ce juteux commerce, comme le décrit la journaliste María Olivia Mönckeberg dans son ouvrage « El négocio de las Universidades en Chile ». Cela devient un point majeur de la contestation chilienne dans les années 2000, menée par les lycéens et leur « révolution des pingouins » de 2006 puis, à son acmé, par les étudiants qui ont conduit une immense mobilisation en mai 2011. Cette génération qui n’a pourtant pas connu la dictature s’élève contre un système qui reste un legs de la politique néolibérale appliquée par un gouvernement militaire.

“L’éducation est un droit, pas un privilège” ©Rodrigo Torres

En 2006 los pingüinos, ces jeunes lycéens, renversent trois ministres du gouvernement de Michelle Bachelet, fraîchement élue. Les raisons de la colère ? Le prix des transports publics trop élevé, une éducation de mauvaise qualité, de trop grandes inégalités entre le privé et le public, le prix exorbitant de l’Université – 200 000 pesos par mois quand le salaire moyen s’élevait à 120 000 -, en bref une volonté générale de prise en charge étatique de cette éducation privatisée. Attachés à ce legs néolibéral, le Parti Socialiste et la Démocratie Chrétienne au pouvoir cèdent sous la pression de la jeunesse en accordant aux plus démunis la gratuité des transports ainsi que des bourses, mais ne reviennent pas sur la racine du problème : la privatisation de l’enseignement et les profit qu’en tire le secteur privé.

“Les mandats de la coalition de centre-gauche a provoqué un sentiment de déception chez les électeurs, qui considèrent que la gauche ne fait finalement rien de plus que la droite”

Cinq ans plus tard, ce sont les étudiants qui investissent la rue et occupent lycées et universités pendant de longs mois, rejoints par les syndicats et de nombreux citoyens. Cette fois, c’est face au premier gouvernement de droite depuis l’ère Pinochet que la jeunesse du pays entre en lutte. Ce bras de fer s’inscrit dans la durée, rassemble des centaines de milliers de jeunes au cours de dizaines de marches réclamant la refonte du système éducatif et s’opposant à sa marchandisation. En réponse, le président Piñera accorde aux manifestants une faible hausse du budget et un accès facilité aux prêts étudiants. Pas de quoi calmer l’exaspération d’une génération ressentant toujours plus profondément l’exclusion causée par un système extrêmement inégalitaire. Alors qu’en 2013 les manifestations n’ont pas cessé, bien que plus éparses, Michelle Bachelet promet de revenir sur la privatisation pendant sa campagne électorale, ainsi que sur la Constitution de 1980 pour y introduire plus de participation. Comme lors de son premier mandat, elle n’en fit rien fit rien ; revenue au pouvoir en 2014 en s’appuyant sur les revendications des mouvements sociaux, elle provoque une immense déception pour les électeurs qui avaient placé leurs espoirs dans une coalition de centre-gauche – dans laquelle se trouvait le Parti Communiste et même une figure de la contestation étudiante, Camilla Vallejo, élue députée au parlement – dont ils espéraient qu’elle aurait le courage de revenir sur ces réformes libérales.

Le retour de la droite aux affaires : l’échec cuisant de la coalition des partis traditionnels de gauche

Les revendications de la société chilienne qui avaient mené Bachelet à son second mandat n’ont pas trouvé de débouché politique, du fait de l’immobilisme cuisant d’une coalition pariant davantage sur sa communication que sur l’action politique que l’on attendait d’elle. Cet alliage entre une rhétorique dénonçant le “business” et une pratique politique qui s’en accommode très bien n’est pas sans rappeler le destin de la social-démocratie européenne. Dans les deux cas, elle provoque un sentiment de déception chez les électeurs qui considèrent que la gauche ne fait finalement rien de plus que la droite ; et qui réclament – surtout parmi les plus jeunes, galvanisés par l’émulation des dernières années – le renouvellement et la réinvention de la politique.

Les élections de 2017 voient la coalition de droite – soutenue au second tour par un nostalgique de Pinochet, José Antonio Kast – l’emporter face à la coalition de centre-gauche. L’échiquier politique semblait alors marqué par une bipolarisation entre deux coalitions, sans qu’aucune alternative politique ne puisse émerger. C’était sans compter sur les nombreuses synergies provoquées par des années de luttes étudiantes, syndicales ou écologistes. Un nombre croissant de Chiliens ont compris que le processus de privatisation – qui a concerné aussi bien le domaine de l’éducation que de la santé, l’eau, le logement, les transports, les télécommunications, l’énergie, les ressources naturelles… – était sans fin, et que cette gauche compromise avec le modèle néolibéral ne constituait en rien une alternative.

Et pourtant de cette élection est née une réelle force d’alternative, dans un pays si longtemps érigé en bastion et modèle néolibéral – on a parlé du “miracle chilien”. Si les deux coalitions traditionnelles se sont affrontées au second tour, il s’en est fallu de 150 000 voix, à peine 2%, pour que le Frente Amplio ne se substitue à la coalition de gauche dans la confrontation avec la droite.

Le constat est le même au Chili qu’en France ou en Espagne : le signifiant « gauche » a été vidé de son sens par la politique des sociaux-libéraux et de leurs alliés au pouvoir

Une nouvelle force populaire : le Frente Amplio face aux structures néolibérales

En janvier 2017, plusieurs partis politiques et mouvements indépendants donnent naissance au Frente Amplio. Cette coalition très éclectique rassemble notamment Revolución Democrática – qui a participé au deuxième gouvernement Bachelet avant de le quitter -, Izquierda Autonoma, le Partido Igualdad, Izquierda Libertaria issue des mouvements étudiants, le parti pirate chilien… Bien que classée à l’extrême gauche de l’échiquier politique par les observateurs, le Frente Amplio se voit comme transversal, intégrant d’ailleurs le Parti Liberal ou encore les verts chiliens qui ne se revendiquent ni de gauche ni de droite. Le constat est le même au Chili qu’en France ou en Espagne : le signifiant « gauche » a été vidé de son sens par la politique des sociaux-libéraux et de leurs alliés au pouvoir. C’est l’analyse que fait Gonzalo Yañez : « C’est un débat au niveau communicationnel. C’est la stratégie Podemos : on est ouvert à tout le monde, on a des objectifs communs et si vous êtes d’accord, vous êtes les bienvenus. C’est la stratégie populiste ».  Le Frente Amplio permet l’émergence de nouveaux signifiants, éloignés de ceux de la gauche traditionnelle, dans un pays pourtant profondément marqué par les trois années de gouvernement socialiste de Salvador Allende.

Mais le Frente Amplio permet surtout d’articuler des demandes très hétéroclites qui émanent d’acteurs très divers dans le champ politique et social – d’abord par les mouvement sociaux -. Comment une telle synthèse a-t-elle été réalisée ? L’explication tient beaucoup à la méthode. Une fois le mouvement déclaré il fallait un socle commun, qu’allait constituer le programme. Dans chaque ville, tous les militants des partis et mouvements du Frente Amplio, mais aussi ceux qui se reconnaissaient dans la démarche sans appartenir à aucune organisation, étaient invités à se rassembler en « comunales », c’est-à-dire en assemblées communales. De ces assemblées ressortent de nombreux textes qui ont conduit à l’élaboration du programme, « el programa de muchos y muchas ». L’accord n’a pas toujours été évident, certaines revendications trouvant des réponses politiques différentes selon la sensibilité du mouvement. De façon très agile, le Frente a procédé à un vote sur les questions à même de créer des divisions, puis sur le programme dans son ensemble. Plus de 300 000 personnes ont participé et voté le texte, un chiffre considérable pour un pays de 17 millions d’habitants ; ce processus a créé un fort sentiment d’inclusion dans un projet politique, jusqu’en France où Claudio Pulgar se réjouit que « ce que nous avons écrit à Paris se retrouve dans le programme, comme la partie où nous proposons que le Chili devienne un pays d’accueil pour tous les réfugiés du monde ». Afin de renforcer cette indispensable cohésion, le candidat à l’élection présidentielle fut choisi par vote après l’adoption du programme. La primaire citoyenne opposait Beatriz Sanchez, journaliste de radio et TV soutenue par Revolución Democrática, à  Alberto Mayol Miranda, sociologue et universitaire, soutenu par le mouvement Nueva Democracia et le Partido Igualdad, considéré comme plus radical. « La Bea » l’emporte avec 67% des voix, et devient la porte-parole du rassemblement. Les militants parisiens reconnaissent avoir voté pour Alberto, le malheureux candidat de la primaire, mais déclarent sans amertume : « Même si on a perdu la primaire, nous sommes restés forts derrière Beatriz, voir encore plus forts ! Parce que le programme avait été construit en commun, et que Beatriz n’était que notre porte-parole. ».

Cette méthode semble avoir porté ses fruits : un programme solide, avec comme principal objectif de sortir du fondamentalisme néolibéral bien ancré au Chili. Et comme revendications clefs : la démocratisation du pays par un changement de Constitution et la conquête de droits que les militants considèrent comme allant de soi : droit à l’éducation, droit à la retraite, droit à la santé. Il n’est pas question de socialisation des moyens de production, bien que certains militants le revendiquent, mais simplement de lutter contre le productivisme, et contre les « capitaux » qui dépossèdent les habitants de leur accès à la terre, à l’eau et détruisent les habitats naturels, notamment des peuples indigènes dont les plus connu sont les Mapuches. Selon une militante du Frente Amplio Paris, ces demandes existent chez la plupart des habitants du pays qui voient leur conditions de vie et leur environnement proche se dégrader ; les revendications qui en découlent et qui ne trouvaient pas forcément de débouché politique sont prises en compte par le Frente qui s’en saisit en leur apportant des réponses que l’on qualifierait ici d’écologistes et anti-productivistes.

Mobilisation du Frente Amplio pour le droit à la retraite. http://www.fal33.org/le-frente-amplio-front-elargi-et-le-second-tour/

En bref, un programme qui a réussi à donner un débouché politique à de nombreuses demandes de la société chilienne et à les articuler entre elles, autour de nouveaux signifiants vides et d’un ennemi commun : le néolibéralisme, héritage de la dictature, et la classe politique au pouvoir depuis la transition démocratique. Il semble que cette méthode populiste, où le leader prend ici une place moins importante qu’ailleurs, ait réussi son pari : arrivé en troisième place avec 20,27% des voix, le Frente Amplio flirte avec le second tour, et ce alors que les sondages les donnaient loin derrière … La jeune coalition obtient d’ailleurs 20 députés, un sénateur, plusieurs conseillers régionaux et dirige la troisième ville du pays : Valparaiso.

Le retour de Piñera au pouvoir risque de raviver les mouvements sociaux désorientés par l’exercice du pouvoir de Bachelet pendant les quatre dernières années. Le Frente Amplio ne pourra que s’en trouver renforcé, et espérer faire de 2022 le début du déclin de l’ère néolibérale, au Chili et ailleurs. En effet, l’arrivée au pouvoir d’une telle coalition dans un pays comme le Chili, petite-fille des Etats-Unis et bastion néolibéral, pourrait avoir des conséquences sur la région toute entière.

Randy Némoz

Crédits photos :

Photo 1 éducation : ©Rodrigo Torres, blog https://carnetsduchili.wordpress.com/
Photo 2 Pinera Guillier Sanchez : ©REUTERS/Ivan Alvadaro
Photo 3 Frente Amplio : http://www.fal33.org/le-frente-amplio-front-elargi-et-le-second-tour/

Chili : le Frente Amplio rebat les cartes du jeu politique

Chili, Valparaíso, le 19 novembre à 20h, QG de Revolución Democrática, l’une des principales composantes de la coalition de Gauche radicale Frente Amplio. Alors que les premières estimations laissaient présager un ticket d’entrée au second tour pour la candidate du Frente Amplio Beatriz Sánchez, le candidat de la Nueva Mayoría Alejandro Guiller, coalition chapeautée par le Partido socialista avec l’appui du Partido communista, creuse l’écart à mesure que progressent les dépouillements. Avec 22,7% des voix, c’est lui qui affrontera le milliardaire et ancien Président de Droite Sebastian Piñera au second tour. Les visages se crispent. Débute désormais l’attente d’autres résultats tant attendus en ce jour de quadruples élections : celles du Président de la République, des députés, des sénateurs et des conseillers régionaux.

20h30, à la surprise générale, les résultats annoncent que Juan Latorre, candidat de Revolución Democrática pour le Frente Amplio, est élu sénateur dans la région de Valparaíso. A deux pas du QG, un point presse est improvisé devant le Congrès. La joie des militants résonne aux abords du vaste monument érigé sous la dictature. Juan Latorre ne tarde pas à se remettre en ordre de marche pour une première prise de parole face aux médias. Certes, Beatriz Sánchez n’est pas au second tour, mais en à peine 11 mois d’existence, le Frente Amplio est parvenu à arracher une troisième place confortable avec 20% des voix, mettant fin à un bipartisme qui n’avait rien d’une fatalité. En décrochant plusieurs élus dans l’ensemble du pays, le tout jeune mouvement gagne une visibilité politique inespérée. Aux côtés du nouveau sénateur, le candidat député Jorge Brito prend à son tour la parole. Il ne sait pas encore qui de lui ou de Jorge Rauld, candidat du Movimiento Autonomista pour le Frente Amplio, sera élu, mais peu importe. Le message à faire passer ce soir est celui d’une victoire commune qui dépasse les intérêts particuliers des différentes organisations qui composent le mouvement.

Point presse des candidats de Revolución democratique pour le Frente amplio, Juan Latorre (élu sénateur) et Jorge Brito (élu député)

Alors qu’il commence à se faire tard, les tendances ne laissent plus de doutes, Jorge Brito est élu député. Dans le QG on laisse exploser la joie, ce ne sont pas moins de 20 députés et un sénateur que le Frente Amplio remporte ce soir.

Jorge Brito élu député

Quelques rues plus loin, dans le QG de Jorge Rauld, l’ambiance est morose : lui ne sera pas élu député. Si on ressent la tristesse dans le ton, il rappelle face à ses camarades que l’horizon politique qui s’ouvre ce soir est une opportunité inédite pour enraciner le mouvement et faire gagner la justice sociale au Chili. Au loin, des klaxons résonnent, une partie du Frente Amplio et de Revolución Democrática se réunissent sur la Plaza Victoria pour fêter la victoire. A cette heure tardive un dimanche soir la place est déserte, mais qu’importe.

Jorge Brito, Juan Latorre, le mime Tuga et les militants-es du Frente Amplio après leur victoire

« Cette élection va changer le visage du Chili à tout jamais » clamait encore la veille Jorge Sharp. Le jeune maire de Valparaíso, créateur du Movimiento Autonomista et membre du Frente Amplio, a joué un rôle de premier ordre dans la campagne. Bien que la course à la Moneda s’arrête au premier tour pour Beatriz Sánchez, un événement politique majeur vient de se jouer ce soir. La brèche ouverte en 2016 par l’élection d’une mairie citoyenne à Valparaíso s’est aujourd’hui élargie à l’ensemble du pays. Les perspectives sont ouvertes et les militants du Frente Amplio entendent bien devenir la principale alternative politique au prochain Président, se tenant prêts à gouverner à tout moment.

Les militants-es de Revolución democratica, organisation membre du Frente amplio, fête la victoire Plaza Victoria

En attendant le 17 décembre prochain et le second tour, le Frente Amplio compte se faire entendre auprès de Guillier si ce dernier souhaite recevoir son soutien. La campagne de la Nueva Mayoría n’a pas brillé par sa clarté politique et programmatique, et s’il est clair pour le mouvement qu’il faut participer à la défaite de la droite conservatrice de Piñera, il ne saurait donner un blanc-seing au candidat socialiste. Les cartes sont à nouveau battues, le Frente amplio tire son épingle du jeu, désormais il faudra compter avec lui.

D’autres images de la journée ici

Par Jim Delémont.