Travail : derrière les chiffres, précarité ou émancipation ?

© Benjamin Wedemeyer

Le travail, tel qu’il se déroule en France, est traversé par des fractures profondes, que l’on peut résumer en trois contradictions. La première est d’ordre statistique, entre d’une part une augmentation officielle de l’accès à l’emploi et d’autre part une hausse de la précarité qui touche plus d’un quart des actifs. La deuxième contradiction oppose la dimension supposée émancipatrice du travail et le caractère dégradé de ses conditions matérielles concrètes de réalisation. Enfin, la troisième contradiction résulte de la divergence entre l’utilité concrète du travail pour la société et la manière dont il est valorisé monétairement et socialement. Ces contradictions revêtent chacune une forte dimension inégalitaire et s’appliquent avec d’autant plus de vigueur sur les plus modestes et sur les classes populaires. Plongée statistique au cœur du monde du travail français au 21ème siècle.

Droit à la paresse ou valeur travail ? Transformer le travail ou diminuer sa durée ? Travailleurs appelant à une revalorisation de leurs salaires, cadres en quête de sens dans leur métier, étudiants de grandes écoles qui bifurquent… La question du travail cristallise actuellement les débats dans la société, tout particulièrement à gauche (voir notamment le débat organisé par notre rédaction en présence de François Ruffin et Sophie Binet). Tandis que certains souhaitent diminuer sa durée ainsi que la place qu’il prend dans notre vie, d’autres insistent sur sa centralité dans notre existence comme lieu de socialisation et d’émancipation. A l’heure où un grand nombre de métiers semblent se précariser et se dévaloriser davantage, et où la place centrale du travail comme vecteur d’accomplissement semble profondément remise en cause, des propositions diverses émergent dans le débat public. Toutefois, nombre d’entre elles reposent sur une vision erronée de ce qu’est le travail et la manière dont il se réalise de nos jours, les rendant parfois inadéquates.

Comment le travail passe-t-il d’un vecteur de socialisation à un lieu de précarité, où l’on se sent exploité, insuffisamment reconnu, traité de manière inéquitable, où l’on perd sa santé ? Éclairer ce débat nécessite de s’intéresser plus finement à la réalité du travail aujourd’hui. Cela passe par un examen un rigoureux des statistiques de ce qui touche au travail, fréquemment brandies pour attaquer ou défendre des politiques publiques. Mais quantifier le social n’est jamais neutre, et les statistiques du travail sont particulièrement sensibles à la manipulation politique. Il convient donc de se les réapproprier dans un cadre de lutte idéologique. Comme le rapellait le sociologue Alain Desrosières, « la statistique est historiquement un outil de libération lorsqu’elle permet à des classes (ou fractions de classes) dominées de faire émerger des critères de justice qui fournissent des arguments contre la domination injustifiée de classes dominantes antérieures ».

La part capital-travail, la forêt qui cache les arbres

Parler du rapport de force entre capital et travail, c’est, le plus souvent et en premier lieu, parler de l’évolution de leurs parts respectives dans la valeur ajoutée. Brandie comme un totem, la part du capital, le « travail volé » pour le révolutionnaire Auguste Blanqui, revêt une forte dimension symbolique tant elle semble exprimer directement la part du gâteau extorquée aux travailleurs. Pourtant, l’utilisation de cet indicateur est sujette à de nombreuses controverses. Définir le gâteau est difficile et son partage peut varier énormément selon la date choisie comme référence ou les secteurs que l’on inclut.

Sur la période récente (les 25 dernières années), la part du travail est soit restée stable, soit a légèrement augmenté selon les façons de la définir (cf. DG Trésor, 2019, Cette et al. 2020, WIL, 2022). Selon que l’on se réfère au PIB ou non, que l’on inclut ou pas les entreprises de l’immobilier ou encore l’agriculture, que l’on tienne compte ou non de l’emploi non-salarié, elle se situe entre 60% et 70% en 2015. On peut certes faire valoir que la chute de la part du travail à partir des années 1980 provient de choix politiques (fin de l’indexation des salaires sur l’inflation de 1983 par exemple), mais ces fluctuations de quelques points masquent d’autres mutations en termes de précarité de l’emploi ou de conditions de travail qui sont au moins aussi pertinentes pour comprendre les attitudes face au travail dans notre société.

Figure 1: Part des revenus du travail dans la valeur ajoutée selon périmètre. Source: Cette et al. (2020)

Cette enquête plus fine doit se faire en deux étapes. D’abord comprendre la réalité matérielle du travail aujourd’hui : qui accède au travail et dans quelles conditions ? Puis penser à partir des aspirations et des frustrations générées par la manière dont il se réalise actuellement ce que serait un travail émancipé, digne de récupérer la place qui devrait être la sienne pour surmonter les contradictions dont il est actuellement l’objet.

Le travail, une sphère dont sont exclus de vastes pans de la société

La plupart des chiffres communiqués sur l’emploi en France proviennent de l’enquête Emploi réalisée par l’INSEE, en cohérence avec les normes définies par le Bureau international du travail (BIT) à des fins de comparaison. Or cette définition du chômage est particulièrement restrictive, c’est un fait bien établi. Pour être comptabilisé, il faut non seulement n’avoir travaillé aucune heure au cours du dernier mois, mais également avoir cherché activement tout en étant disponible au cours des deux dernières semaines. En ce sens, le taux de chômage n’est que la partie émergée de l’iceberg de la privation d’emploi.

« Le taux de chômage n’est que la partie émergée de l’iceberg de la privation d’emploi. »

Pour mieux recenser les personnes totalement privées d’emploi mais souhaitant travailler, la notion de halo autour du chômage inclut ces inactifs au sens du BIT. En ramenant le chômage et son halo à la «population active élargie » (c’est-à-dire en emploi, au chômage au sens du BIT ou dans le halo autour du chômage), on obtient le « taux de non-emploi contraint » (Insee Références, 2021:129).

Figure 2 : Personnes privées d’emplois et microentrepreneurs. Traitement auteurs à partir des données Enquête Emploi INSEE et Pôle Emploi.

Cette mesure du taux d’emploi contraint ne rend toujours pas visibles les personnes -majoritairement des femmes (75%) et des employé.es (>50% )- travaillant à temps partiel, souvent de manière involontaire. Pour corriger cette lacune, l’INSEE les prend ingénieusement en compte via le « sous-emploi » qui correspond aux personnes ayant un emploi à temps-partiel, souhaitant travailler davantage et qui sont disponibles pour le faire. Ainsi, 40% des personnes en temps partiel contraint souhaiteraient travailler plus, sans toutefois trouver. En ajoutant cette catégorie aux deux précédentes, on obtient le nombre de personnes « contraintes dans leur offre de travail1, qui lui se porte plutôt bien.

Figure 3 – Part du temps partiel dans l’emploi, INSEE, Enquête emploi

Quid encore des contrats peu stables, en CDD ou en intérim, qui connaissent une croissance regrettable depuis plusieurs décennies? Leur part dans l’emploi a doublé depuis 1982 et concerne aujourd’hui 12% des salariés alors que seul un tiers des individus ont choisi ce type de contrat (chiffre 2019 de l’Enquête Emploi 2020)2. De plus, la part des CDD de moins d’un mois est passée de 50 à 85% sur les dernières décennies, signe que le CDD n’est plus la porte vers un CDI mais une variable d’ajustement des cycles de production.

Que dire également de celles et ceux, de plus en plus nombreux, qui ont choisi l’illusion micro-entrepreneuriale pour échapper au chômage, sans que cela ne constitue une activité stable ou rémunératrice ? Le travail de Sarah Abdelnour (2014) montre que ce statut constitue le plus souvent une « gestion individuelle » du non-emploi, dans le but de meubler le chômage plutôt que de quitter le salariat. Car parmi ces entrepreneurs faisant grimper les statistiques de créations d’entreprise, 40 % étaient au chômage ou « sans activité professionnelle » juste avant de démarrer3 et la moitié ont un revenu inférieur à 290 euros par mois4. Pour leur rendre justice, on peut s’essayer à la construction d’une mesure large du « précariat » en France faute de meilleur terme. Celle-ci ajouterait aux « personnes contraintes » évoquées plus haut les CDD contraints et les micro-entrepreneurs à faible revenus (ou en sortie de chômage). L’important étant de ne pas considérer ces catégories d’emplois précaires comme disjointes de celles du sous-emploi mais de les reconnaître comme victimes des mêmes logiques d’exploitation et de libéralisation du travail. Selon la définition choisie, cela concernerait alors plus d’une personne « souhaitant travailler » sur quatre, un chiffre en augmentation, contrairement au taux de chômage au sens du BIT.

Figure 4 : Du chômage BIT au précariat, calcul des auteurs à partir des données INSEE.

Enfin il est bon de se rappeler que l’Enquête Emploi, dont l’essentiel de ces statistiques sont tirées, n’est réalisée qu’auprès des personnes vivant dans un logement « ordinaire ». Ainsi celles vivant en foyer et les SDF sont totalement exclus du tableau de l’emploi. La fondation Abbé Pierre (2022:14) estime le nombre de personnes SDF en France à 300,000 en 2020.

Le travail, c’est la santé ?

L’intensification du travail et le grignotage des contre-pouvoirs des salariés peuvent avoir des conséquences terribles voire irréversibles. Bien que les statistiques de morts au travail doivent être manipulées avec précaution vu le manque d’homogénéisation dans la manière de compter, la situation en France est alarmante. Avec 790 morts au travail par an, elle est dernière au classement de l’UE (3,5 morts pour 100,000 salariés contre 1,7 en moyenne) (Alternatives Economiques, 2022). La France est également l’un des trois seuls pays où ce chiffre augmente.

La situation est fortement différente selon les CSP. Chez les ouvriers, le nombre de morts au travail est environ 2 à 4 fois plus élevé que chez les employés et les professions intermédiaires supérieures. De manière plus générale, des conditions de travail souvent plus éprouvantes et des rémunérations plus faibles, aboutissent à de fortes inégalités en termes d’espérance de vie selon les CSP.

Figure 5 – Espérance de vie à 35 ans par sexe pour les ouvriers et les cadres, INSEE

De plus, des données, certes un peu anciennes (2003), montrent que chez les hommes la différence en matière d’espérance de vie entre les cadres et les ouvriers est plus importante si on tient compte des incapacités. La proportion est similaire chez les femmes.

Figure 6 – Espérance de vie en bonne santé à 35 chez les hommes (données de 2003 , INED)

Ces différences d’espérance de vie en bonne santé reflètent en partie l’inégalité face à la pénibilité, conséquence notamment de l’intensification du travail lié à l’automatisation (Carbonnell, 2022), ainsi que des attaques répétées contre le Code du travail.

« En 2017, ce sont au total 13 500 000 de personnes, soit 60,9% des salariés, qui ont été exposées à un ou plusieurs facteurs de pénibilité lors de la semaine précédant leur visite médicale. »

Par pénibilité, la législation reconnaît toute une série de critères qui font peser des risques à court et long-terme sur la santé des travailleurs, que ce soit des risques accidentels, physiques ou psychiques. L’enquête SUMER à partir des visite de la médecine du travail recense trois grandes familles de critères de pénibilités : les « contraintes physiques marquées » (postures pénibles, port de charges lourdes, vibrations mécaniques, etc.), un « environnement physique agressif » (bruits, températures, agents chimiques) et des « rythmes de travail atypiques » (3×8, travail de nuit, travail à la chaîne). En 2017, ce sont au total 13 500 000 de personnes, soit 60,9% des salariés, qui ont été exposées à un ou plusieurs facteurs de pénibilité lors de la semaine précédant leur visite médicale. 48,4% d’entre elles étaient soumises à des contraintes physiques marquées, 18% à un environnement physique agressif et 21% occupaient des emplois avec des rythmes de travail atypiques (travail de nuit régulier, travail posté, travail répétitif). Ces chiffres des pénibilités sont stables depuis 20 ans, alors même que la France s’est grandement désindustrialisée sur cette période, détruisant des emplois réputés dangereux et pénibles.

Nous sommes loin d’être entrés dans une société de services où les emplois les plus durs auraient disparu, leurs titulaires ayant été supplantés par des machines. Le travail, tel qu’il est pratiqué en France, reste encore en moyenne difficile et use les corps, une réalité qui touche d’autant plus les salariés que leurs revenus sont modestes.

Figure 7 – Exposition des salariés aux facteurs de pénibilités, DARES, Enquête conditions de travail

Le travail, un graal ?

La route menant à un travail stable est longue et semée d’embûches. Une fois ce but atteint, certain.es y laisseront leur santé. Dans ces conditions tout individu peut s’interroger. A quoi bon tout cela ? Que va me rapporter mon travail aujourd’hui? En vivrai-je et y trouverai-je de quoi donner un sens à ma vie ?

Rimbaud disait que « la vie fleurit par le travail ». En effet, le travail est le médium par lequel l’Homme interagit avec son environnement et le transforme afin de répondre à ses besoins. En travaillant, en façonnant son environnement, il extériorise son être et se sent exister. Le travail, au sens philosophique, donne son sens à l’existence humaine. Pourtant, la notion de travail est intrinsèquement liée dans notre société à l’idée de production et de rémunération. Le travail, c’est produire un effort et percevoir une rémunération en échange. Ainsi, lui sont souvent associées les notions de fierté et de reconnaissance sociale.

« Une enquête menée par le sondeur Cluster17 en septembre indiquait ainsi que pour une majorité de Français (56%), le travail était “une valeur essentielle permettant aux individus de s’épanouir”. »

Une enquête menée par le sondeur Cluster17 en septembre indiquait ainsi que pour une majorité de Français (56%), le travail était « une valeur essentielle permettant aux individus de s’épanouir ». Cette proportion était sensiblement plus forte chez les électeurs de droite. Parmi les deux principales motivations évoquées par les Français s’agissant du travail, alors que le salaire arrivait en premier (36%), il était suivi de très près par le sentiment d’utilité (32%), les conditions de travail (29%) et la passion (27%). Réciproquement, parmi les raisons d’insatisfaction vis-à-vis du travail, ce sont les salaires trop bas (41%), la charge de travail (26%) et la perte de sens (25%) qui ressortent.

Ainsi, il semble exister un décalage, une déconnexion, entre d’une part ce que la majorité de la population attend du travail et d’autre part l’utilité, le sens et la manière dont le travail se réalise concrètement. Un élément particulièrement intéressant dans cette perspective est la prédominance des conflits de valeur liés au travail. D’après une étude récente de la DARES, 60% des Français seraient exposés à des conflits de valeur, soit en raison de conflits éthiques (18%), par manque de moyens de bien faire son travail (12%), d’absence d’utilité (11%), de contradiction avec ses valeurs (11%) ou d’absence de sens et de qualité du travail (8%).

Figure 8 – DARES, Exposition aux conflits de valeurs des actifs, 2016

Cette contradiction au travail se manifeste aussi à travers le niveau de maîtrise des conditions de production par ceux qui travaillent. En effet, l’émancipation par le travail créateur est profondément attaquée lorsque ceux qui le pratiquent n’ont plus la maîtrise ni de la manière dont il est réalisé, ni de son but et de son utilité. Ce sentiment est exacerbé d’autant plus lorsque le travailleur ne possède pas de vue d’ensemble sur le processus de production, notamment lorsque le travail parcellaire, à la tâche, se déploie. Ce qui tue le sens du travail, c’est la répétition, l’absence d’autonomie, l’absence de marge de décisions ou de reconnaissance. Selon l’enquête de la DARES sur les conditions de travail, 43% des salariés réalisent un travail répétitif et 30% n’ont pas le droit ou ne sont pas en mesure de régler les problèmes eux-mêmes, un fait limitant drastiquement leur autonomie. Par ailleurs, peu ont une maîtrise temporelle de leur travail : 45% doivent se dépêcher et 65% s’interrompre pour effectuer une tâche imprévue. Même si ces phénomènes sont inhérents en partie aux aléas du processus de production, ils sont accrus par les nouvelles pratiques micro-managériales du néolibéralisme. Il suffit de penser au cariste de chez Amazon, coaché à chaque instant par un logiciel qui lui indique ce qu’il doit faire et le temps dont il dispose.

Une déconnexion complète entre utilité du travail et rémunération salariale

Enfin, ce qui ressort comme étant peut-être la principale contradiction du travail tel qu’il est pratiqué dans la société actuelle, c’est bien la déconnexion complète entre utilité du travail, coût de la vie et rémunération salariale. Revenons au sondage de Cluster17 : 93% des Français estiment que le travail ne paie pas assez.

Première dimension de cette contradiction, le fossé entre le caractère essentiel d’un travail et la manière dont la société le valorise. Un rapport édifiant sur les travailleurs de la « seconde ligne » est sorti en 2021, commandé par la DARES. Ce travail a étudié les conditions de travail et de rémunération de tous ceux, au-delà du personnel soignant, qui ont continué à travailler pendant la crise du Covid, car leur travail était indispensable pour que les services essentiels fonctionnent. Caristes et conducteurs qui ont continué à manipuler et à transporter les marchandises vitales pour nos besoins, caissières et caissiers, agents d’entretien ou encore aides à domicile ; ce sont 4,6 millions de salariés du secteur privé répartis dans 17 professions qui sont essentiels. Les conclusions du rapport sont sans appel : « En moyenne, ces travailleurs sont deux fois plus souvent en contrats courts que l’ensemble des salariés du privé, perçoivent des salaires inférieurs de 30 % environ, (…), connaissent plus souvent le chômage (…). Ils travaillent dans des conditions difficiles, sont exposés plus fréquemment à des risques professionnels et ont deux fois plus de risques d’accident (…). »

« Ce qui ressort comme étant peut-être la principale contradiction du travail tel qu’il est pratiqué dans la société actuelle, c’est bien la déconnexion complète entre utilité du travail, coût de la vie et rémunération salariale. »

Et pourtant, les travailleurs de ces métiers essentiels se distinguent par un « fort sentiment d’utilité de leur travail, même avant la crise sanitaire. » L’analyse plus précise de leurs rémunérations est une illustration criante de la disjonction entre l’utilité du travail et sa valorisation. En moyenne, ces 4,6 millions de salariés touchent moins de 1000 euros et se retrouvent donc en-dessous du seuil de pauvreté (1102 €), alors même que sans eux, la société s’effondrerait. Parmi ces métiers, les plus maltraités et exploités sont ceux des agents d’entretien et des aides à domicile, professions employant très majoritairement des femmes ou des personnes issues de l’immigration.

Figure 9 – Rémunération moyenne des salariés de seconde ligne, DARES, 2021

Rémunération moyenne des salariés de seconde ligne, DARES, 2021

Figure 10 : Source : CGT 2022, Baromètre économique – Revenus et inégalités

Cette contradiction entre utilité et rémunération est d’autant plus visible lorsque l’on regarde l’ensemble du spectre des métiers. Plus on monte dans l’échelle des salaires, moins les métiers essentiels sont présents. La maltraitance de nombreux métiers essentiels, auxquels on pourrait aussi ajouter le personnel hospitalier ou les enseignants, n’est que le reflet d’une distribution des salaires dont le caractère inégalitaire augmente régulièrement, avec notamment un décrochage fort de hauts salaires bien moins « essentiels ».

Des rémunérations (très) inégales

Les statistiques les plus diffusées en la matière, celles de l’INSEE, sont particulièrement inadaptées pour appréhender l’inégalité salariale. L’indicateur phare de l’INSEE est l’écart interdécile qui mesure le rapport entre le revenu seuil au-delà duquel se situent les 10 % des revenus les plus élevés et celui en-deça duquel se trouvent les 10 % les plus faibles. Or deux deux phénomènes majeurs sont alors totalement masqués : la prévalence des très bas salaires dus au temps partiel, particulièrement prévalent chez les femmes et les jeunes (Angeloff, 1999; Sénat, 2008) ; et l’explosion des très hauts revenus.

Or plusieurs signes montrent que ces questions méritent d’êtres suivies attentivement. Les 10% des salariés les moins bien payés touchent 2800 euros par an en France (3300 chez les hommes et 2400 chez les femmes). En moyenne au sein des 10% du bas de l’échelle, la somme des revenus salariaux et des allocations chômage n’a augmenté que de 500 euros entre 1996 et 2019 contre 6200 euros pour les 10% du haut (et 9000 euros pour les 5%). Une évolution inverse de celle de l’écart interdécile qui est passé de 25 à 20 dans le privé donc. La part des très hauts salaires regroupant les 1% des salariés les mieux payés (sans prendre en compte les rémunérations complémentaires liées au capital dont l’intéressement ou l’actionnariat) est repartie à la hausse depuis 20 ans, pour atteindre 8% de masse salariale soit son niveau d’avant mai 68 !

« La part des très hauts salaires regroupant les 1% des salariés les mieux payés (sans prendre en compte les rémunérations complémentaires liées au capital dont l’intéressement ou l’actionnariat) est repartie à la hausse depuis 20 ans, pour atteindre 8% de masse salariale soit son niveau d’avant mai 68 ! »

Phénomène plus marquant encore et particulièrement frustrant quand les salaires « normaux » stagnent ou bougent si peu, le salaire moyen des patrons du CAC 40 qui était de 2,25M d’euros en moyenne en 2002, soit 177 fois le salaire d’un ouvrier non qualifié de l’industrie (OFCE, 2004), s’est élevé à 8,7M d’euros en 2021. En 2022, il devrait être de 7,4M euros (BFM, TV) !

Figure 11 – Inégalités de revenus en France entre déciles, INSEE références 2022

La souveraineté sur le travail comme solution ?

Le travail, tel qu’il se déroule en France, est traversé par de nombreuses questions et enjeux, qu’il est possible de résumer en trois grandes contradictions.

La première est d’ordre statistique avec une contradiction entre d’une part une augmentation officielle de l’accès à l’emploi via la baisse, tout officielle, du chômage depuis 10 ans et d’autre part une hausse de la précarité qui touche plus d’un quart des actifs. Ainsi, le travail en lui-même, surtout s’il est précaire, ne suffit plus pour vivre correctement.

La deuxième contradiction oppose d’un côté la dimension supposée émancipatrice du travail du fait de la fierté qu’il apporterait à ses acteurs et de son rôle d’instance centrale de socialisation dans la vie des Français et de l’autre le caractère dégradé de ses conditions matérielles concrètes de réalisation. Tandis que les Français.es pensent en majorité que le travail ne sert pas uniquement à gagner sa vie et que 4 Français.es sur 10 vivent avec une autre personne rencontrée sur leur lieu de travail, les conditions de travail restent difficiles pour de nombreux salariés. L’usine, l’atelier ou le bureau demeurent pour 63% des Français.es corrélés à des facteurs de pénibilités. La maladie ou même la mort dues aux conditions de travail guettent encore une partie de la population, en particulier les classes populaires.

Enfin, la troisième contradiction résulte de la divergence entre l’utilité concrète du travail pour la société et la manière dont il est valorisé monétairement et socialement. Il existe nettement une relation inverse entre le caractère crucial d’un emploi et sa rémunération, et cette contradiction devient à chaque crise un peu plus visible. Les métiers essentiels sont pillés et maltraités dans un système économique dont l’antagonisme avec notre capacité à faire société se fait toujours plus net.

Ces contradictions revêtent chacune une forte dimension inégalitaire et s’appliquent avec d’autant plus de vigueur sur les plus modestes et sur les classes populaires.

L’évolution dialectique, les unes par rapport aux autres, de ces contradictions est susceptible d’introduire des changements profonds et structurels dans l’organisation de la société. Quelles réponses pourraient leur être apportées pour les dépasser ? A cet égard, une proposition ou tout du moins une formule semble offrir un horizon digne d’intérêt, celle d’un retour de la « souveraineté populaire sur le travail ». Cette proposition, décrite notamment lors d’un entretien avec le sociologue Bernard Friot paru dans nos colonnes, part du principe qu’un travail émancipé doit être sorti de sa pratique capitaliste pour qu’à chaque instant, les salariés puissent fixer de manière collective les conditions de la production ainsi que d’en déterminer l’objectif afin de répondre à des besoins identifiés collectivement. Cette nouvelle souveraineté sur le travail pourrait permettre de lui redonner du sens, de le rendre éthiquement cohérent et de l’inscrire dans une logique démocratique. Cette proposition s’inscrit au sein d’une large palette de solutions permettant aux salariés de regagner effectivement du pouvoir sur leur lieu de travail : cogestion avec une augmentation des parts décisionnelles pour les salariés, structures coopératives de partage du capital ou encore salaire à vie, rattachant tout salaire non à un emploi mais à une qualification. Travail vient du mot latin Tripalium qui était un objet de torture reposant sur trois pieux. Il serait enfin temps que les rythmes imposés, les conditions sanitaires et les salaires versés cessent d’être trois piliers de la misère sociale.

Bibliographie :

Abdelnour, Sarah. L’auto-entrepreneuriat : une gestion individuelle du sous-emploi. Nouvelle Revue du travail, 2014, 5. Accessible via: https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01511924

Cette, G. Koehl, L., Philippon, T. Labor share. Economics Letters, 2020,188.

Disparités d’exposition aux facteurs de pénibilité en milieu professionnel et inégalités sociales de santé, DARES, août 2022

Emploi, chômage, revenus du travail. Insee Références, Édition 2022. Accessible via: https://www.insee.fr/fr/statistiques/6453776

Enquête sur les conditions de travail (DARES-DREES), 2019.

Indicateurs économiques et sociaux de la CGT – Baromètre 2022. Accessible via: https://analyses-propositions.cgt.fr/barometre-eco-indicateurs-economiques-et-sociaux-2022

Juan Sebastián Carbonell, Le futur du travail, Paris, Amsterdam éditions, 2022, 192 p

La « double peine» des ouvriers : plus d’années d’incapacité au sein d’une vie plus courte, Populations et sociétés, 2008

Mouhanna, Christian. Entretien avec Alain Desrosières. Sociologies pratiques, 2011, 1. Accessible via: https://www.cairn.info/revue-sociologies-pratiques-2011-1-page-15.htm

Rapport d’information fait au nom de la mission commune d’information sur les politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion, Sénat, 2008.

« Le gouvernement cherche à faire payer aux travailleurs le coût du mauvais fonctionnement du marché » – Entretien avec Arthur Delaporte

Le député Arthur Delaporte (PS)

Le projet de loi relatif « au fonctionnement du marché du travail en vue du plein-emploi » a été adopté en octobre par l’Assemblée et le Sénat. Si les dernières étapes qui séparent ce texte de son entrée en vigueur relèvent d’une formalité procédurale, à l’instar de la commission mixte paritaire qui s’est tenue ce mercredi 9 novembre, les dispositions prévues n’en consacrent pas moins une profonde réforme de l’assurance chômage. Désormais, il ne s’agira plus de protéger les travailleurs des aléas de la conjoncture économique, mais au contraire de pallier les déséquilibres du marché. Une démonstration claire de l’interventionnisme néolibéral, qui soutient l’action politique du macronisme. Le député Arthur Delaporte (PS), porte-parole du groupe parlementaire socialiste, en témoigne depuis les bancs du Parlement : il alerte aussi bien sur le contenu de cette réforme, que sur la méthode anti-démocratique qui préside à sa mise en application. Entretien réalisé par Laëtitia Riss.

LVSL – Dans quelle mesure cette nouvelle réforme de l’assurance-chômage s’inscrit-elle dans la continuité de celle déjà menée pendant le premier quinquennat d’Emmanuel Macron ?

Arthur Delaporte – Cette nouvelle réforme est budgétairement inutile, économiquement absurde, et socialement injuste. Elle est la continuation en pire du projet de loi initialement proposé en 2019 par le gouvernement et suspendu par le conseil d’État pendant la crise Covid. Ce dernier est finalement entré en vigueur en 2021 et s’est traduit par une réduction importante du droit des chômeurs : en moyenne, l’indemnité a baissé d’environ 150 euros par mois pour plus d’un million de personnes, avec pour seul motif celui de « faire des économies » sur un filet de protection sociale qui dégage pourtant des excédents.

Par-delà ces éléments chiffrés, cette première réforme a déconstruit les principes mêmes qui étaient au fondement de l’assurance chômage. On ne le rappelle pas assez mais le droit au chômage est intrinsèquement lié au travail déjà effectué : pendant une période travaillée, chacun cotise sur son salaire pour s’assurer une éventuelle future période non travaillée. Or, le gouvernement a modifié les règles de calcul du salaire de remplacement, selon une modalité qui n’existe nulle part ailleurs, en exigeant que soient désormais prises en compte les périodes travaillées et non-travaillées. Par exemple, si pendant une année, vous travaillez 7 mois, puis vous êtes 3 mois chômage, puis vous travaillez à nouveau 2 mois, l’indemnité est désormais calculée sur la moyenne de vos revenus, conduisant mécaniquement à une baisse du « salaire moyen » puisqu’on gagne moins au chômage qu’en travaillant.

Si cette modification peut sembler anecdotique au premier abord, les travailleurs qui n’ont pas un emploi continu sont toujours perdants. Les plus précaires et les travailleurs intermittents sont les plus touchés par cette nouvelle logique, car ils ne peuvent plus compter sur les périodes travaillées pour « recharger » leurs droits.

« Le droit au chômage est intrinsèquement lié au travail déjà effectué. »

Aujourd’hui, le projet consiste à conserver ce nouveau mode de calcul du salaire journalier de référence (SJR) et de lui adjoindre une nouvelle variable, en modulant les règles d’indemnisation en fonction de « la conjoncture économique ». Le gouvernement parachève ainsi la destruction du régime assurantiel : le droit au chômage dépend du marché futur (au moment où l’on cotise), et non plus des salaires précédemment perçus. On mesure pourtant combien cette notion de « conjoncture économique » est floue : selon quels critères allons-nous définir qu’une situation est favorable ou défavorable ? En observant le taux de chômage, le PIB, le niveau de la dette… ? Selon les indicateurs choisis, les résultats peuvent être très différents.

Le modèle canadien est utilisé comme référence par le gouvernement pour justifier sa réforme. Mais lorsqu’on s’intéresse à la réalité canadienne, ce qu’on observe, c’est une régionalisation de l’assurance chômage. Pas moins de 62 régimes différents s’affrontent sur le territoire et sont modulés en fonction de cette fameuse « conjoncture économique » ! Si l’on va au bout du raisonnement, on est en effet obligé d’entrer dans une logique différenciation des territoires : ce n’est pas la même chose de travailler à Montréal, qu’en zones périphériques, de même que ce ne serait pas la même chose de travailler en Normandie ou en Seine-St-Denis. Un tel fonctionnement, c’est une machine à produire et reproduire des inégalités – entre travailleurs, mais aussi entre territoires. Cela rompt avec l’idée même d’une couverture universelle et égale pour tous. Les uns sont pénalisés par le travail des autres, et la « bonne situation du marché » – qui n’est que relative – finit par desservir ceux qui n’ont pas les compétences nécessaires pour trouver du travail, à l’endroit où ils résident. Bref, c’est un système qui est largement critiqué, y compris au Canada, et l’on peine à comprendre comment il peut être érigé comme modèle de référence, sinon par pure idéologie. 

LVSL – Cette réforme semble en effet être l’incarnation parfaite de la doctrine néolibérale, prête à intervenir pour optimiser le marché et pénaliser tous ceux qui lui font entrave…

A. D. – Les concepteurs de cette réforme, ce sont des économistes qui tiennent en effet un discours néolibéral, combinant une vision assez classique de l’économie (demande/offre ; concurrence ; marché) avec des logiques incitatives qui permettent d’atteindre cet équilibre « idéal » de marché. Avec cette réforme du chômage, le gouvernement cherche à externaliser les effets négatifs du marché et à faire payer aux travailleurs le coût de son mauvais fonctionnement. On va passer d’un système de droits acquis et de protection collective à un système qui fait reposer sur les épaules de chacun son propre risque. C’est la logique étasunienne « d’experience rating », sur laquelle sont bâties les assurances privées, où l’on pénalise celui qui présente le plus de « défaillances » potentielles.

« Avec cette réforme du chômage, le gouvernement cherche à externaliser les effets négatifs du marché et à faire payer aux travailleurs le coût de son mauvais fonctionnement. »

Quelqu’un d’essentiel dans cette orientation intellectuelle, c’est Marc Ferracci, actuellement député LREM, proche d’Emmanuel Macron qu’il rencontre à Sciences Po, conseiller « marché du travail » de Muriel Pénicaud, professeur d’économie à Assas, et aujourd’hui rapporteur du projet de loi. Davantage que le ministre du Travail, Olivier Dussopt, c’est lui qui porte la philosophie de cette réforme. Parmi ses faits d’armes, on lui doit par exemple le conseil avisé de la logique bonus/malus qui a remplacé la taxation des contrats courts. Les entreprises, au lieu d’être taxées si elles abusent des contrats courts, sont à présent en « bonus » ou en « malus » selon leurs comportements plus ou moins vertueux. À la fin, les malus des uns paient les bonus des autres… et c’est une réforme qui est une véritable usine à gaz, très illisible, même pour les plus grands technocrates.

C’est le propre d’une politique désincarnée, qui repose sur une vision macroéconomique, où l’on régule des dysfonctionnements au nom de nouvelles variables, de nouveaux modèles qu’on ne prend jamais la peine de discuter. L’autorité de la Raison ou du sens commun tenant lieu de justification, au lieu d’aller voir sur le terrain ce qui va mal. Le rapport au travail est ainsi déshumanisé. Alors que ce que montrent les études des services statistiques du ministère du Travail, c’est que les principaux freins à l’emploi relèvent de nombreuses réalités concrètes et non pas de la durée ou du montant des indemnités : la qualité de l’emploi, le niveau de rémunération, la mobilité domicile-travail, les gardes d’enfants pour les mères isolées… autant d’éléments sur lesquels il serait possible d’agir si l’on voulait vraiment améliorer le taux d’emploi, plutôt que de rentrer dans une course à l’incitation et à la responsabilisation personnelle qui précarise toujours plus.

Un des amendements, porté à la fois par la majorité et par la droite, a notamment fait un peu de bruit : il prévoit une nouvelle manière de qualifier l’abandon de poste. Un salarié qui abandonne son poste, quelle qu’en soit la raison (harcèlement ou volonté de l’employeur de s’éviter une rupture conventionnelle) pourrait être privé de ses indemnités chômage… alors qu’il a pourtant cotisé ! C’est une logique punitive, qui méconnaît d’ailleurs l’utilisation de l’abandon de poste dans le monde du travail. Le discours utilisé pour justifier cette mesure est de type « café du commerce ». On « connait quelqu’un qui dit que », alors qu’aucune étude ne le démontre : dans l’ensemble, on légifère à l’aveugle et sans études sérieuses. Ce raisonnement par le cas marginal qui détermine finalement les réformes – contre les prétendus « assistés », les « chômeurs-profiteurs » – est déconnecté du monde du travail et on finit par prétendre résoudre des problèmes qui sont minoritaires ou n’existent pas. Rappelons-nous que la fraude concerne seulement 0,5% des chômeurs aujourd’hui ! 

À l’issue de la commission mixte paritaire, l’accord trouvé entre les sénateurs et les députés LR et LaREM continue d’achever la stratégie d’affaiblissement des droits des chômeurs tout en stigmatisant les travailleurs démissionnaires ou en excluant de l’assurance chômage ceux qui refuseraient un CDI, sans imaginer qu’on peut parfois enchaîner des CDD en ayant des jobs alimentaires, en attendant de retrouver un emploi adapté à ses qualifications. 

« Nous sommes favorables à une réforme qui s’attacherait à faire en sorte que chacun puisse bénéficier de son travail et de ses droits. »

Plus importante encore est la question du non-recours : parmi les chômeurs qui auraient actuellement le droit à une indemnisation chômage, entre 25 et 42% ne la demandent pas. Ce sont notamment les jeunes, qui sont les plus touchés, car souvent ils ne savent pas qu’ils ont ouvert des droits. La réalisation sous deux ans d’un rapport sur le non-recours avait été votée par le Parlement en 2018. Il a finalement été transmis au Parlement la veille de l’ouverture des débats, quatre ans plus tard. C’est dire combien ces informations essentielles n’ont pas fait l’objet de discussions sérieuses en séance… Nous sommes, avec la NUPES, favorables à une réforme qui s’attacherait à faire en sorte que chacun puisse bénéficier de son travail et de ses droits. Augmenter le taux de chômeurs indemnisés, ce n’est pas encourager l’assistanat comme on l’entend souvent, c’est revaloriser un système de protection collective et empêcher le décrochage des nombreuses personnes sans emploi. 

LVSL – Vous avez également dénoncé la brutalité avec laquelle le gouvernement s’emploie à faire passer sa réforme. Dans un contexte social, émaillé de grèves interprofessionnelles (énergie, transport, santé, éducation…), pensez-vous que les macronistes puissent perdre l’avantage ou, au contraire, sont-ils en train d’affûter les armes de leur futur chantage ?

A. D. – La méthode anti-démocratique va de pair avec la réforme punitive. Ce projet de loi est en réalité une coquille vide : un article porte sur l’assurance chômage et il se contente d’habiliter le gouvernement à faire ce qu’il veut par décrets, sous réserve de concertation (et non de négociation, donc sans aucun objectif de moyens ou de résultats) avec les syndicats. Jusqu’à présent, nous avons bénéficié d’un régime assurantiel paritaire, c’est-à-dire qu’il était géré par le patronat et les syndicats, et ne nécessitait pas l’intervention de l’État. La dernière « vraie » intervention de l’État date de 2000, lorsque Martine Aubry et Laurent Fabius n’ont pas homologué la convention négociée entre le patronat et les syndicats, parce qu’elle était défavorable à l’amélioration de la situation des chômeurs. Aujourd’hui, c’est tout l’inverse : l’État macroniste ne garantit pas d’aller vers le mieux, mais vers le pire. 

« L’État macroniste ne garantit pas d’aller vers le mieux, mais vers le pire. »

En 2018, le gouvernement a fait parvenir une lettre de cadrage aux organisations syndicales et patronales avec pour seul objectif de faire des économies. Évidemment, les négociations n’ont pas abouti dans un tel cadre, et le gouvernement a fait valoir la nécessité de reprise en main du sujet, via un décret de carence qui lui permet de prendre les dispositions qu’il souhaite en constatant l’absence d’accord entre les organisations patronales et syndicales. Actuellement, le rejet du dialogue social est encore plus manifeste. Alors que toutes les organisations syndicales, y compris la CFDT, refusent de discuter sur un projet de loi « vide » car elles sont notamment contre la contracyclicité, le gouvernement  brandit une pseudo « concertation », mais surtout pas de « négociation ».

Ironiquement, il promet pour bientôt une réforme de la gouvernance de l’assurance chômage. En toute logique, il aura fallu faire l’inverse : d’abord se mettre d’accord sur qui décide et comment décider, puis sur quoi décider pour mieux faire fonctionner l’assurance chômage. Au Parlement, même absence de dialogue : tous les amendements qui ont été proposés par l’opposition de gauche ont été systématiquement refusés, même ceux qui n’impliquaient pas de modifications substantielles, notamment ceux que j’ai proposés pour garantir aux chômeurs un droit au recours devant les tribunaux. 

C’est d’autant plus frustrant que cette réforme a un faible écho dans la société. Les journalistes considèrent qu’il n’y a plus de « récit politique » à construire autour d’une réforme déjà jouée d’avance, grâce à l’alliance LREM/LR que le simulacre de la Commission mixte paritaire (CMP) illustre. Ils ont préféré tourner en boucle sur les retraites, alors qu’en séance ou en commission la bataille se jouait aussi sur le terrain du chômage. Non que la question des retraites soit moins importante, mais le débat parlementaire va se présenter dans quelques mois. Le décalage entre le temps médiatique et le temps parlementaire est préjudiciable au travail de l’opposition, qui a du mal à faire entendre ses arguments, alors que cette réforme de l’assurance chômage concerne plus de 3 millions de personnes chaque année et engage une redéfinition du rapport au travail.

« Cette réforme de l’assurance chômage concerne 3 millions de personnes chaque année et engage une redéfinition du rapport au travail. »

Quant à la mobilisation, si la question du chômage fait partie des revendications des syndicats, avec l’augmentation des salaires, ce n’est pas celle qui est la plus audible. Les travailleurs estiment que ça ne les concerne pas et les chômeurs sont déjà marginalisés : cela conduit à décorréler les demandes de revalorisation de salaires et les demandes de maintien des indemnités en cas de périodes non-travaillées. Or, l’un ne va pas sans l’autre. 

LVSL – À gauche, la séquence de rentrée s’est justement déroulée sur le terrain du travail : de François Ruffin (FI), en passant par Fabien Roussel (PCF), jusqu’à Sandrine Rousseau (EELV), les députés se sont disputés la pertinence d’une « gauche du travail » ou d’une « gauche des allocs ». Selon vous, l’opposition à cette réforme de l’assurance chômage pourrait-elle être l’occasion de trancher certains différends idéologiques internes à la NUPES ?

A. D. – Le gouvernement a cherché à projeter sur l’ensemble de la NUPES la défense de l’oisiveté et l’encouragement à la paresse. Et il est vrai que même Sandrine Rousseau a elle-même exhumé cette formule provocante de « droit à la paresse ». Mais le discours socialiste, au sens historique du mot, c’est-à-dire dépassant le seul Parti socialiste, est l’unique manière de répondre à la question du travail et du non travail. 

Notre objectif, ce n’est pas le travail pour le travail. C’est la raison pour laquelle je refuse pour ma part de parler de « valeur travail », l’expression pouvant porter à confusion. Si le travail a bien une valeur et qu’il produit de la valeur – de la richesse collective – et qu’il est rémunéré, cela ne doit pas constituer une valeur en soi. Le travail doit demeurer un moyen de l’émancipation, et non sa finalité.

Le vrai problème, c’est plutôt que le travail n’est jamais rémunéré à sa juste valeur, et que la richesse qu’il produit est captée par d’autres comme le démontre l’analyse marxiste. En France, selon un rapport d’Oxfam, les 10 % les plus riches détiennent plus de la moitié des richesses nationales quand les 50 % les plus pauvres se partagent moins de 10 % du gâteau. Travailler aujourd’hui relève trop souvent davantage d’un acte de survie, que d’un désir d’épanouissement et, précisément, on ne devrait pas devoir prendre n’importe quel travail par obligation. Un travail peu coûteux, mal rémunéré, a un coût pour l’individu et pour la société. Cela donne lieu à une perte de compétences, à une perte de sens et, in fine, à une perte de soi-même.

« La gauche devrait défendre l’oisiveté, au nom du travail. »

Pour sortir de cette alternative travail/non-travail, la gauche ne peut donc pas défendre le travail contre l’oisiveté, sinon plus rien ne la distingue de ses adversaires. Elle devrait défendre le loisir ou l’oisiveté au nom du travail, au nom du droit au repos ou à la retraite généré par les cotisations des travailleurs.

LVSL – Vous avez rappelé au ministre du Travail, Olivier Dussopt, l’une des formules qu’il a prononcée, il y a près de dix ans, alors qu’il était porte-parole de Martine Aubry (PS) : « Les réformes doivent apporter le progrès, pas la régression. » A contrario de celle du gouvernement, à quoi ressemblerait une réforme progressiste ? Paradoxalement, ne serait-ce pas une réforme qui conserverait les acquis des luttes sociales et les protégerait davantage ?

A. D. – Lorsqu’on défend le progressisme, on peut tout à fait être dans la défense des acquis sociaux. Le progrès pourrait se définir comme la somme des victoires passées et à venir. C’est pourquoi il est indispensable aujourd’hui d’alerter sur cette réforme, qui marche – à marche forcée ! – sur les avancées d’hier. La prise en compte du « non-travail » fut une victoire socialiste, contre le temps du capital. De ce point de vue, le progrès est une condition d’amélioration du présent, et non d’une fuite vers le futur.

« Le progrès pourrait se définir comme la somme des victoires passées et à venir. »

Une réforme progressiste, aujourd’hui, devrait donc maintenir les droits des travailleurs et réfléchir sur les droits nouveaux qu’il reste à conquérir. L’actuel marché du travail a fait émerger des problèmes qui ne pouvaient pas se poser au siècle dernier : par exemple, comment protéger les travailleurs des plateformes, qui sont à la fois auto-entrepreneurs et salariés ? Faut-il envisager des cotisations patronales pour les plateformes ? Interdire les statuts précaires qui n’ouvrent que des droits au rabais ? La réflexion doit être menée. Un autre exemple, moins souvent évoqué, est celui des salariés du secteur public. La fonction publique ne relève ainsi pas directement du régime de l’assurance chômage, puisqu’on a considéré jusqu’alors que l’emploi public n’était pas sujet à fluctuations. Aujourd’hui, avec le recours croissant à la contractualisation, ce postulat n’est plus tout à fait adapté. Des contractuels au chômage ont parfois du mal à faire valoir leurs droits. Il en va de même pour les entrepreneurs non salariés qui n’ont pas de droit au chômage.

Une des seules réponses crédibles aux incertitudes créées par la logique de marché serait donc d’imaginer une couverture universelle – ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui. Cette logique progressiste est de plus en plus difficilement audible, dans un climat où règne un discours de mise en concurrence généralisée des individus, acteurs prétendument « rationnels » ayant, dans une logique libérale, la pleine maîtrise de leurs choix. À l’inverse, il faudrait impérativement prendre en compte avant toute réforme la pesanteur des logiques d’encadrement et d’exclusion sociale ou économique des individus du champ du travail pour apporter, enfin, les bonnes réponses et donc le progrès.

Réforme de l’assurance-chômage : travailler plus pour perdre moins

Depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron sur la scène politique, ses interventions sur les questions du chômage et du travail ne cessent de susciter la polémique. D’abord en tant que jeune ministre de l’Économie, il assure que « le meilleur moyen de se payer un costard, c’est de travailler ». Devenu président de la République, il explique qu’il suffit de traverser la rue pour trouver du travail. Ses propos révèlent une conception du chômage selon laquelle l’absence d’emploi serait volontaire et non subie. Son quinquennat est ainsi marqué par une volonté de réformer en profondeur le régime de l’assurance-chômage. La précarisation croissante des demandeurs d’emplois les plus fragiles du marché de l’emploi est pourtant l’une des conséquences les plus notables de ses premières mesures.

Les réformes de l’assurance-chômage sous Macron : un parcours mouvementé

Le droit social ne cesse d’être remanié depuis plus d’une décennie, au point que l’on peut s’interroger sur l’existence d’une insécurité juridique en la matière. En effet, une trentaine de lois l’ont profondément transformé (loi sur la « sécurisation de l’emploi » en 2013, la loi Macron en 2015, la loi El Khomri en 2016…), rendant l’intelligibilité de ce droit de plus en plus difficile. Les gouvernements successifs, de droite comme de gauche, ont appréhendé les questions liées au travail selon un prisme coûts-avantages. Cette formulation du problème est pourtant réductrice et non exhaustive, puisqu’elle soumet les politiques d’emploi aux seules règles du marché mondialisé, au détriment de la sécurité et de la protection des travailleurs précaires.

En 2019, le décret du 26 juillet relatif au régime d’assurance-chômage bouleverse les fondements philosophiques de ce dernier. L’exécutif décide de placer l’UNEDIC (Union nationale interprofessionnelle pour l’emploi dans l’industrie et le commerce) sous l’emprise de l’État en fixant un cahier des charges rendant impossible toute négociation sociale. Initialement gérée de façon paritaire par le patronat et les salariés, l’UNEDIC est alors intégrée dans la loi de finance de la Sécurité sociale. Ceci a pour effet de réduire le pouvoir de décision des partenaires sociaux sur les questions relatives au financement de l’assurance chômage. Les cotisations salariales sont remplacées par la CSG, dont les cotisants ne sont plus uniquement des salariés, mais aussi des retraités. En reléguant l’UNEDIC au second plan et en décidant de son financement et de l’indemnisation des chômeurs, le gouvernement et sa majorité sont libres d’en assurer la gestion.

Aujourd’hui, la transformation du régime se poursuit, malgré quelques ralentissements dus à la crise sanitaire et aux retardements de l’agenda politique. Le décret du 30 mars 2021 poursuit l’ambition de 2019. Parmi les nouvelles mesures, certaines sont particulièrement clivantes. D’une part, la durée minimale de cotisation permettant de bénéficier de l’aide au retour à l’emploi passe de quatre à six mois sur les deux dernières années. D’autre part, le calcul du montant du SJR (Salaire journalier de référence) évolue. Avant, il prenait en compte le nombre de jours travaillés sur les 24 derniers mois. Désormais, le calcul intègre également les jours chômés entre les différents contrats de travail du salarié. Cette évolution pose problème pour les salariés les plus précaires – c’est-à-dire ceux alternants des contrats courts et des périodes de chômage – puisque les jours chômés pèsent sur le montant final perçu. Bien que les périodes chômées prises en compte soient plafonnées à hauteur de 75%, afin d’éviter une chute trop importante des revenus, il n’en demeure pas moins qu’elle peut être très brutale. Prenons, par exemple, un salarié ayant travaillé durant six mois, enchainant des contrats sur les 24 derniers mois et percevant 1 600 euros de salaire. Avant la modification du SJR, son indemnité aurait été calculée sur la base de 1 600 euros. Désormais, compte tenu des périodes chômées, le salaire mensuel de référence doit être divisé par quatre, car le salarié n’aurait travaillé que six mois sur les 24 derniers mois. Le montant est donc seulement de 400 euros. Selon une étude de l’UNEDIC, 1,15 million de demandeurs d’emplois connaîtraient une baisse de leur allocation journalière une fois la réforme entrée en vigueur. L’objectif assumé, suivant les propos sans ambages de Christophe Castaner, est clair : la précarité des salariés en CDD doit être accentuée durant les phases d’inactivité pour les inciter à travailler davantage. Le propos est inique dans un pays où 87% des embauches sont des CDD.

Il est évident que cette disposition entraînerait des conséquences désastreuses pour les salariés les plus précaires en cette période. C’est en ce sens que le Conseil d’État a suspendu le nouveau mode de calcul du SJR qui devait entrer en vigueur au 1er juillet 2021 au motif que « les incertitudes sur la situation économique ne permettent pas de mettre en place, à cette date, ces nouvelles règles qui sont censées favoriser la stabilité de l’emploi en rendant moins favorable l’indemnisation du chômage des salariés ayant alterné contrats courts et inactivité ». En effet, il a été estimé que « ces nouvelles règles de calcul des allocations chômage pénaliseront de manière significative les salariés de ces secteurs qui subissent plus qu’ils ne choisissent l’alternance entre périodes de travail et périodes d’inactivité ». Bien qu’il repousse simplement l’échéance, la réponse du Conseil d’État constitue un désaveu de la politique gouvernementale. Le caractère extraordinaire de la crise sanitaire met en lumière l’absurdité d’une conception selon laquelle le chômage serait volontaire, de l’ordre de la simple responsabilité individuelle, et éludant les causes structurelles qui le déterminent. Il est pourtant à craindre une proportion croissante de nouvelles réformes d’inspiration néolibérale, qui érodent la protection sociale, perçue comme un frein au dynamisme du marché du travail.

Manifestation contre la loi El Khomri à Paris

Une remise en question des fondements assurantiels de l’assurance-chômage

Le constat posé peut être contrebalancé par l’extension de la masse des bénéficiaires de l’assurance-chômage. D’une part, l’ambition affichée depuis 2017 est de tendre vers une certaine universalité des droits qui dépasse le simple cas du salarié privé involontairement d’emploi. C’est par exemple le cas pour les salariés ayant cinq années d’ancienneté dans l’entreprise qui peuvent, depuis 2019, bénéficier de l’assurance-chômage même s’ils présentent leur démission. Les travailleurs indépendants peuvent également en bénéficier. Mais cette « universalisation », dont la sémantique suppose une avancée sociale au profit de tous les chômeurs, est en réalité limitée et encadrée. D’autre part, lorsqu’il était candidat en 2017, Emmanuel Macron souhaitait, avec cette réforme de l’assurance-chômage, basculer vers un régime de financement, visant à distendre le lien entre l’allocation chômage et son bénéficiaire.

Le futur président de la République ne s’en cachait pas, et souhaitait, à travers son projet, sortir d’un « système assurantiel où chacun se dit : j’ai cotisé, j’ai droit à être indemnisé ». Le droit aux allocations en est ainsi conditionné et place les chômeurs en position de dépendance. Devenus tributaires de la « solidarité nationale » car financé par l’impôt, les bénéficiaires de l’allocation chômage sont les victimes idéales des discours politiques qui dénoncent les soi-disant assistés. L’analogie avec les bénéficiaires du RSA est ici toute trouvée. Bien qu’en France, le pourcentage de non-recours soit de 36%, des politiques demandent l’exécution d’une forme de travail en contrepartie du RSA, sans qu’ils soient rémunérés comme de vrais salariés.

Les chômeurs et inactifs sont dès lors soumis au bon vouloir des politiques gouvernementales et considérés comme des anomalies du marché du travail. Leurs allocations, et donc leur destin à court-terme, risquent en définitive de devenir des variables d’ajustement du budget de l’État, à l’heure où s’imposent le dogme néolibéral et les appels renouvelés à l’austérité budgétaire. Travailler toujours plus, pour perdre un peu moins, nouvelle variation sur la formule sarkozyste qui révèle la réduction à peau de chagrin des dispositifs de protection sociale.