Le système cybernétique de la CIA pour traquer ses ennemis en Amérique latine

Santiago Boys -- Le Vent Se Lève
© Lezli Rubin Kunda – Critical Mass 2

Bien avant la Silicon Valley, un embryon de système informatique avait été conçu. C’était au Chili des années 1970, sous la présidence du socialiste Salvador Allende. Celui-ci avait requis les services de l’ingénieur britannique Stafford Beer et d’une poignée des technocrates chiliens et internationaux. Les Santiago Boys, ainsi qu’ils étaient surnommés, avaient mis en oeuvre un système révolutionnaire de télécommunications. À leurs yeux, Cybersyn (tel était le nom du projet) pourrait être un instrument de l’émancipation des masses. Une utopie technologique au service de la planification socialiste, qui cartographierait l’ensemble des besoins du pays et les communiquerait à une plateforme centralisée. Un outillage qui autoriserait l’échange d’informations complexes, en temps réel, sur des écrans – et permettrait au Chili de mettre fin à sa dépendance technologique vis-à-vis des États-Unis en matière de télécommunications.

Evgeny Morozov, chercheur et journaliste spécialisé dans les Big Tech, a dédié un podcast à cette aventure, dont LVSL avait rendu compte. Il publie un livre qui en reprend les grands traits : Les Santiago Boys – des ingénieurs utopistes face aux Big Tech et aux agences d’espionnage (Éd. Divergences, 2024). On y apprend que le projet des Santiago Boys était en réalité moins novateur qu’il ne le semblait : depuis une décennie, la CIA utilisait déjà un système similaire de télécommunications. Pour coordonner la traque aux opposants des régimes autoritaires d’Amérique latine. Aussi révolutionnaire qu’ait été Cybersyn, aussi importants qu’aient été les efforts de Salvador Allende pour conquérir la souveraineté technologique, les États-Unis possédaient un coup d’avance… Extrait.

Il existait en effet un autre chantier technologique au Chili. Un système plus ancien et plus avancé que Cybersyn. Un système conçu dans un but très différent. Un système créé par un homme dont les objectifs n’étaient pas ceux d’Allende ni de Stafford Beer. Vicente Celis Huerta, puisque tel était son nom, fut le cerveau de la surveillance cybernétique dans le pays. Cet ancien directeur des carabineros avait des relations très importantes à Washington. Dans les écoles de police américaines destinées aux officiers du sud du continent, ils étaient alors nombreux à s’être familiarisés, comme lui, avec les technologies de pointe. Huerta a utilisé ses connaissances et ses relations pour mettre en réseau les commissariats du pays entier à l’aide de la radio et, surtout, du téléscripteur.

Cela se produit des années avant l’arrivée au pouvoir d’Allende. Huerta bénéficie de l’aide du gouvernement américain, naturellement prêt à traquer de potentiels communistes révolutionnaires par tous les moyens possibles. N’oublions pas que ce dernier mène alors une vaste campagne de contre-insurrection sur tout le continent. Mais Huerta commet des erreurs. Il déteste Allende et tente de l’empêcher de devenir président. Peu après l’élection, il se rend aux États-Unis, et il a déjà quitté le Chili lorsque naît le projet Cybersyn.

Mais voici le plus important: le Chili n’est pas le premier pays à se doter d’un réseau télex. La CIA en a mis en place un autre, au début des années 1960, en Amérique centrale. Reliant le Guatemala, le Honduras, le Nicaragua, le Salvador et une poignée d’autres pays. Aidés par la CIA, ces pays se sont servi de la technologie pour partager des informations sur les révolutionnaires, les opposants, la masse des agitateurs communistes. Ce réseau est une sorte de précurseur d’Internet, mais dédié à la répression plutôt qu’à la liberté. Cybersyn arrivera bien plus tard.

«Il y avait des cartes, des écrans, les photos d’agents subversifs potentiels, une cartographie des cambriolages, des incendies, des marques au crayon de cire pour faire ressortir à l’écran le mouvement des forces de police, une communication permanente à l’aide de téléphones et de téléscripteurs.»

Je me suis entretenu avec Allan Nairn, journaliste d’investigations expert des escadrons de la mort en Amérique centrale. Il a écrit sur ce réseau il y a déjà plusieurs dizaines d’années : «J’ai pu parler avec des fonctionnaires et des techniciens américains qui ont contribué à le mettre en place, et j’ai consulté une partie de leur documentation […]. J’ai fait de même en Amérique centrale […]. Tout le monde décrit le même système. Basée sur le télétype, il s’agissait […] d’une opération combinée de l’USAID, du département d’État et de la CIA […]. Chaque régime surveillait ses opposants au moyen d’un système d’archivage centralisé.»

Il s’agissait donc d’une opération d’envergure : «Les informations étaient enregistrées et livrées en copie aux États-Unis, via la station de la CIA résidant à l’ambassade du pays concerné. Ensuite, si nécessaire, elles étaient partagées avec d’autres gouvernements au moyen de téléscripteurs. Ainsi les forces de sécurité salvadoriennes et guatémaltèques communiquaient-elles souvent les unes avec les autres…»

Au début des années 1960, un réseau télex reliait ainsi déjà les forces de police au sein d’une structure complexe et relativement sophistiquée d’échange d’informations. Que pouvaient faire les Santiago Boys, avec leur croyance naïve dans le pouvoir salvateur de la planification cybernétique, et leurs grands débats sur les travailleurs et les technocrates, pour s’opposer à cette répression high-tech?

Il y a plus : la fameuse salle d’opérations n’était pas une grande nouveauté non plus [NDLR : le système Cybersyn était centralisé autour d’une grande salle d’opérations]. La police utilisait ce genre de dispositifs depuis des années. Huerta devait s’être familiarisé avec eux quand il suivait ses cours dans les écoles de police dont nous avons parlé, à Washington.

Stuart Shader, à qui je dois d’avoir été mis sur la piste de Huerta, est historien à l’Université Johns Hopkins. Il précise: «Le Centre de contrôle des opérations de police (POCC) était l’un des joyaux de l’Académie internationale de police de Washington DC. L’idée, dans cette salle de simulation, était que les recrues apprennent à centraliser le commandement, coordonner les communications, les ressources, collecter des renseignements.»

Stafford aurait été en adoration devant les données dont ils disposaient: «Il y avait des cartes, des écrans, les photos d’agents subversifs potentiels, une cartographie des cambriolages, des incendies, des marques au crayon de cire pour faire ressortir à l’écran le mouvement des forces de police et du reste des forces d’intervention, une communication permanente à l’aide de téléphones et de téléscripteurs.»

Bien sûr, il manquait les fauteuils design comme de table pour poser son verre de whisky. N’empêche, les policiers avaient édifié un appareil de contrôle sophistiqué – qui a contribué à la défaite d’Allende.

Stafford Beer et ses amis chiliens étaient si fiers de leur salle d’opérations. Ils pensaient avoir inventé un outil neuf, révolutionnaire. Ils ignoraient que la CIA avait aussi les siennes, depuis plus longtemps encore que la police. Dès le renversement du gouvernement guatémaltèque en 1954, elle recourt à de tels espaces bourrés de téléscripteurs, de câbles et de gadgets étranges, utiles pour coordonner les opérations de déstabilisation.

Pour David Phillips, la tête pensante de nombreuses opérations de ce genre à la CIA, les salles d’opérations étaient un outil on ne peut plus banal. Au début des années 1960, lorsque John McCone prend la direction de l’agence, on décide de leur accorder plus d’importance encore. Une salle de commandement permanente, de grande ampleur, est aménagée dans le nouveau siège de la CIA, qui date de cette époque. Un article de magazine de 1967 la décrit ainsi: «Dans le poste de commandement sophistiqué du septième étage de Langley, une banque d’imprimantes à haute vitesse reçoit des flux top secret de la National Security Agency, des rapports diplomatiques des différentes ambassades à l’étranger, des informations de la Defense Intelligence Agency envoyées depuis le Pentagone, ainsi que des tuyaux provenant des agents de la CIA en activité partout dans le monde.»

Les lieux devaient être impressionnants : La salle d’opérations est reliée à la salle de crise de la MaisonBlanche, au PC militaire du Pentagone, ainsi qu’au département d’État par le truchement d’une phalange de téléscripteurs quasi miraculeuse, capable de coder une page de données par minute, et de la transmettre à un autre centre où elle peut être instantanément déchiffrée.»

On peut imaginer les éclats de rire de la CIA lorsqu’ils ont découvert l’article consacré à Cybersyn dans The Observer. Une salle d’opérations à Santiago. C’est cela, oui…

« Que Salvador Allende démissionne ou se suicide » : retour sur le 11 septembre 1973

Chili 11 septembre 1973 -- Le Vent Se Lève
© Éd. Joseph Édouard pour LVSL

Mort d’une utopie ? Destruction de l’une des « plus anciennes démocraties » d’Amérique latine ? Victoire des secteurs oligarchiques et de l’impérialisme ? Éclatement des contradictions de la révolution incarnée par le président Allende, à la fois socialiste, démocratique et constitutionnelle ? Le 11 septembre 1973 est tout cela à la fois. Pour les Chiliens, il marque le reflux d’un processus continu de conquêtes sociales – et l’entrée forcée dans l’ère d’un libéralisme de type nouveau. Ce jour marque le commencement d’une série de crimes de masse perpétrés par la junte militaire du général Pinochet. Pour les cinquante ans de cette date, Le Vent Se Lève publie une série d’articles dédiés à l’analyse des « mille jours » de la coalition socialiste de Salvador Allende et au coup d’État qui y a mis fin. Ici, Franck Gaudichaud retrace ses premières heures de manière chirurgicale. Professeur d’Université en histoire et études des Amériques latines à l’Université Toulouse Jean Jaurès, il est l’auteur d’une série d’articles et d’ouvrages sur le Chili, dont Chili, 1970-1973 – Mille jours qui ébranlèrent le monde (Presses universitaires de Rennes, 2017 – les lignes qui suivent en sont issues) et plus récemment Découvrir la révolution chilienne (1970-1973) (éditions sociales, 2023).

« Si les mille jours de l’Unité populaire avaient été vertigineux, le temps a souffert une énorme accélération le 11 septembre. Ce fut un jour de définitions. Ce qui était en jeu n’était pas seulement la politique, le changement, le socialisme, ce qui était désormais au centre de tout était la vie, sans abstractions, la vie au sens propre1. » Début septembre, le mouvement fasciste Patrie et liberté n’hésite plus à distribuer des tracts, qui laissent deux « alternatives » à Allende : la démission immédiate ou le suicide…

Affiche de propagande de Patrie et liberté invitant Allende à la « démission » ou au « suicide ». Archives BDIC – Paris – Dossier Chili – F° A 126/16 – 1973.

Chacun sait que l’affrontement est proche, que c’est une question d’heures ou, tout au plus, de quelques jours. Comme en témoigne Rigoberto Quezada, la question de l’armement revient continuellement au sein des bases ouvrières : « Le coup d’État était annoncé dans les journaux, la radio et même par le président du Sénat, E. Frei (père). On parlait beaucoup de la révolution espagnole, où les ouvriers ont pris d’assaut les régiments et se sont armés2. » Le golpe est sur toutes les lèvres, dans tous les esprits.

Les dernières heures de Salvador Allende

Allende en a parfaitement conscience. Il joue son dernier atout, bien tardif d’ailleurs : l’appel au plébiscite populaire, en vue d’un changement constitutionnel et, avec comme espérance, la stabilisation du gouvernement jusqu’aux élections présidentielles de 1976. Selon toute vraisemblance, si le coup d’État intervient précisément le 11 septembre, c’est que le président de la République a pour projet d’annoncer le référendum le soir même, à la radio, comme il l’a personnellement précisé au général Pinochet. Ce dernier n’en demandait pas tant pour se décider à agir au plus vite3.

Pour Gabriel Garcia Márquez, la mort d’Allende est une parabole qui résume les contradictions de la voie chilienne : celle d’un militant socialiste défendant, mitraillette à la main, une révolution qu’il voulait pacifique.

Nous ne nous attarderons pas ici sur le détail des opérations militaires, qui vont de l’intervention de la marine dans le port de Valparaíso, tôt le matin du 11 septembre, jusqu’aux déplacements de troupes dans la capitale. Il s’agit d’une guerre éclair de quelques jours, une guerre interne dotée de puissants soutiens externes (la CIA) et menée en vue du pouvoir total. Elle comprend l’utilisation d’avions de chasse et de tanks et pousse au suicide le président Allende, vers 14 heures, dans le palais présidentiel de la Moneda4.

Refusant l’ultimatum des officiers, Allende décide de résister quelques heures, sans vouloir quitter le palais Présidentiel comme lui demande l’appareil militaire du Parti socialiste (PS). Rejoint par quelques proches et des membres du GAP, le « camarade-président » a eu le temps d’y prononcer son dernier discours (connu comme « Le discours des grandes avenues »), qui est aussi un testament politique laissé aux futures générations.

Comme l’a par la suite expliqué l’écrivain Gabriel Garcia Márquez, la mort d’Allende dans la Moneda en flamme est une parabole qui résume les contradictions de la voie chilienne : celle d’un militant socialiste, défendant une mitraillette à la main, une révolution qu’il voulait pacifique et une Constitution créée par l’oligarchie chilienne au début du siècle5. Cette mort est aussi celle d’un homme politique et d’un militant intègre, fidèle jusqu’au bout à ses principes et à ses engagements.

Résistance ouvrière atone face aux militaires ?

Jusqu’au 11 septembre, 8 heures du matin, le président de la République a eu confiance dans la loyauté du général Pinochet et espère, d’une minute à l’autre, son intervention en défense du gouvernement6. C’est pourtant ce dernier qui prend la tête de la rébellion. Les soldats, carabiniers ou sous-officiers qui refusent ce qu’ils considèrent comme une trahison, sont immédiatement passés par les armes.

La stratégie militaire déclenchée dans la capitale suit un plan simple, mais efficace : une incursion directe à la Moneda, afin de détruire (symboliquement et physiquement) le pouvoir central et, de là, se diriger vers la périphérie, avec pour priorité le contrôle des Cordons industriels (CI)7. [NDLR : les « Cordons industriels » sont des organismes de démocratie ouvrière, d’inspiration socialiste, destinées à faire le lien entre les diverses sections syndicales ou les différents secteurs industriels du pays]

Dans ses mémoires, le général Pinochet dit son étonnement face à la faible résistance rencontrée au sein des CI : « Nous avons effectué un dur labeur de nettoyage. Dans ces derniers moments, nous n’avons pas dû affronter les réactions prévues, de la part des Cordons industriels8. » Tout de suite après le coup d’État, de nombreuses rumeurs ont circulé de par le monde, annonçant une opposition massive des ouvriers chiliens au coup d’État. Aujourd’hui, on connaît plus précisément l’ampleur de cette réaction populaire. En fait, le principal foyer d’opposition s’est déroulé dans la zone sud de Santiago.

Dans ses mémoires, le général Pinochet dit son étonnement face à la faible résistance rencontrée au sein des cordons industriels.

Elle est le fait de militants de gauche aguerris, membres des appareils militaires du PS et du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR, Movimiento de izquierda revolucionaria), qui se sont déplacés au sein des Cordons [NDLR : le MIR, d’obédience marxiste-léniniste, est l’élément le plus radical de la coalition dirigée par Salvador Allende]. Ceci souvent, avec l’appui actif de salariés prêts à se battre. Une fois le coup démarré, l’appareil militaire du PS (avec à sa tête Arnoldo Camú) réussit à regrouper et armer une centaine d’hommes, tandis que se réunit dans l’usine FESA du CI Cerrillos, la commission politique de ce parti.

Les instructions sont d’initier un plan de défense du gouvernement, qui consisterait à libérer une zone de la ville où puissent se coordonner des actions en collaboration avec les ouvriers des CI San Joaquín, Santa Rosa y Vicuña Mackenna. Le point de ralliement fixé est l’entreprise Indumet (CI Santa Rosa), où se retrouvent des responsables de l’ensemble de l’UP, auxquels se joignent environ 200 ouvriers combatifs. À 11 heures du matin, les dirigeants nationaux de chaque organisation évaluent leur capacité politico-militaire immédiate9.

Comme le rapporte P. Quiroga, témoin de cette réunion, la précarité de la préparation saute aux yeux des militants. La proposition du PS (prendre d’assaut une unité militaire pour avancer sur la Moneda) est rejetée par le Parti communiste (PC), qui préfère attendre la réaction tant espérée des forces armées (pour finalement passer à la clandestinité). Quant à M. Enríquez – d’accord pour intervenir -, il annonce que la force centrale du MIR nécessite encore plusieurs heures, pour pouvoir être opérationnelle… Selon Guillermo Rodríguez, le MIR a mis en veille son appareil politico-militaire (et donc enterré les armes) depuis le 6 septembre, persuadé que le gouvernement est sur la voie de nouvelles conciliations avec la droite10.

Finalement, en l’absence d’une aide venue des soldats de gauche et d’une planification politico-militaire sur le long terme, le « pouvoir populaire » est incapable d’organiser une résistance armée au coup d’État [NDLR : le « pouvoir populaire » désigne les formes d’organisation para-étatiques, souvent ouvrières, destinées à concrétiser le socialisme par des actions complémentaires à celles de l’État – ou, pour les plus radicaux, à le remplacer]. Comme le dit aujourd’hui Guillermo Rodríguez, qui a tenu avec d’autres de ses camarades à combattre malgré tout, « je crois qu’à ce moment-là, nous nous sommes battus pour l’histoire, afin de laisser un petit drapeau qui dirait “nous avons tout de même fait une tentative, alors que dans d’autres endroits, rien n’a été fait11” ».

La répression et le début du terrorisme d’État

La violence d’État envahit alors le pays et elle vise en priorité les militants de gauche et les dirigeants du mouvement social, dont tous ceux qui se sont lancés dans l’aventure du « pouvoir populaire ». Dans les témoignages, la dimension traumatique de ces heures de violence intense est partout présente. C’est le début de la « période noire » pour les militants, qui connaîtront la détention, la torture, la mort de proches, l’exil ou la vie en clandestinité pendant des années, etc.

En même temps que la dictature impose sa chape de plomb à l’ensemble de la société, les habitants des poblaciones, les ouvriers des Cordons, les partisans de gauche connaissent la signification concrète de ce que peut représenter la terreur d’État12. Un exemple pris parmi d’autres, est celui de Carlos Mújica. Salarié de l’usine métallurgique Alusa, militant MAPU et délégué du cordon Vicuña Mackenna, il tient à témoigner :

« Le jour du coup d’État il y avait des morts dans la rue, ils les apportaient même d’autres endroits et ils les jetaient ici. […] Et on ne pouvait rien faire ! Je crois que le plus dur fut à cette époque, l’année 73 – 74. Par la suite, en 1975, les services secrets viennent me chercher à Alusa. Ils me détiennent et m’emmènent à la fameuse Villa Grimaldi : là, ils passaient les gens à la parilla, c’est-à-dire sur un sommier en fer où ils appliquaient le courant électrique sur les jambes… Ils savaient que j’étais délégué du secteur…13 »

Déploiement militaire dans les quartiers périphériques de Santiago (11 septembre 1973). Reproduit dans La Huella, Santiago, n° 12, septembre 2002.

Ils sont des centaines de milliers à passer dans les mains des services secrets de la junte et à être torturés. Plusieurs milliers d’entre eux sont, aujourd’hui encore, des « détenus disparus ».

Il s’agit d’une victoire stratégique de l’impérialisme qui permet non seulement de revenir sur les avancées sociales conquises durant ces mille jours, mais aussi de transformer le Chili en un véritable laboratoire : celui d’un capitalisme néolibéral encore inconnu sous d’autres latitudes.

L’une des premières mesures de la junte est d’écraser le mouvement syndical et d’interdire la CUT. La défaite du mouvement révolutionnaire signifie de véritables purges politiques dans les entreprises, qui – pour les plus importantes – passent sous la coupe des militaires : il y aura plus de 270 détenus à Madeco, 500 personnes immédiatement licenciées à Sumar ou encore une répression plus ciblée, comme à Yarur ou Cristalerias de Chile14. De nombreux patrons participent pleinement au système de délation et arrestation des militants mis en place par la junte. C’est précisément ce qui se passe à l’usine Elecmetal, rendue à ses propriétaires le 17 septembre 197315.

Cette répression s’accompagne du licenciement de 100 000 salariés, inscrits sur les « listes noires » de la junte (afin qu’ils ne puissent pas être réemployés). En même temps, la dictature impose la loi martiale, ferme le Congrès, suspend la Constitution et bannit du pays l’activité des partis politiques, y compris de ceux qui ont appuyé le coup d’État. Peu à peu, Pinochet et ses acolytes donnent à la répression une dimension transnationale, en coordination avec les autres régimes militaires de la région et avec le soutien du gouvernement des États-Unis, formant ce qui est désormais connu comme « l’Opération Condor »16. Et c’est bien dans le cadre des rapports de forces politiques mondiaux que s’inscrit cette fin tragique de l’UP.

Il s’agit d’une victoire stratégique de l’impérialisme qui permet, non seulement de revenir sur les nombreuses avancées sociales conquises durant ces mille jours, mais aussi de transformer le Chili en un véritable laboratoire : celui d’un capitalisme néolibéral encore inconnu sous d’autres latitudes et dont ce petit pays du Sud expérimente, le premier, les recettes, sous la coupe des Chicago Boys. Les 17 années de dictature postérieures au 11 septembre 1973, sont celles de ce que Tomás Moulian ou Manuel Gárate nomment « révolution capitaliste », tant la société va être remodelée par la junte17.

Il s’agit, en fait, d’une contre-révolution, dans le sens le plus strict du terme. Et l’ampleur de la violence d’État, complètement disproportionnée en regard de la résistance qui lui est opposée, ne s’explique que parce qu’il s’agit, non seulement de tuer les individus les plus actifs dans le processus de l’UP, mais aussi d’arracher les traces, au plus profond de leur enracinement social, des expériences autogestionnaires qui s’étaient multipliées. Maurice Najman, qui est allé sur place observer l’UP, affirme en octobre 1973 : « En définitive les militaires sont intervenus au moment où le développement du « pouvoir populaire » posait, et même commençait à résoudre, la question de la formation d’une direction politique alternative à l’Unité populaire18. »

Face au coup d’État, il croit pouvoir pronostiquer une prompte résistance armée. Ce pronostic, erroné, est le fruit d’une vision surdimensionnée de la force du « pouvoir populaire ». En fait, l’opposition massive à la dictature ne renaît que bien plus tard, au début des années 1980, à l’occasion des grandes protestas. Entre-temps, l’ensemble des tentatives de « pouvoir populaire » ont complètement disparu sous le talon de fer du régime militaire. Cependant il est un trait du « pouvoir populaire » que la dictature n’a pu effacer complètement : sa mémoire, ou plutôt ses mémoires.

Notes :

1 Patricio Quiroga, « Compañeros, El GAP, la escolta de Allende », El Centro, 2002,

2 Témoignage de Rigoberto Quezada, recueilli par Miguel Silva, Los cordones industriales y el socialismo desde abajo, auto-édition, 1900.

3 Pour une description des derniers jours d’Allende : Joan Garcès, Allende y la experiencia chilena, Las armas de la política, Santiago, Siglo XXI, 2013.

4 Patricia Verdugo., Interferencia Secreta. 11 de septiembre de 1973, Editorial Sudamericana, 1988

5 Gabriel García Márquez, « La verdadera muerte de un presidente », 1974

6 Voir les remarques à ce sujet de Luís Vega, alors conseiller du ministère de l’Intérieur, à Valparaíso (Anatomía de un golpe de Estado. La Caída de Allende, Jerusalén, La semana publicaciones, 1983).

7 Vicente Martínez., « La estrategia militar en Santiago », La Tercera, 2003

8 Augusto Pinochet., El día decisivo, Santiago, Andrés Bello, 1979

9 Se trouvent sur place Víctor Díaz et José Oyarce du PC, Miguel Enríquez et Pascal Allende du MIR, Arnoldo Camú, Exequiel Ponce et Rolando Calderón pour le PS.

10 Entretien réalisé à Santiago, 6 août 2003.

11 Entretien réalisé à Santiago, 6 août 2003

12 Stohl M. et López G., The state as terrorist, Wesport, Greennewood Press, 1984

13 Entretien réalisé à Santiago, le 14 mai 2002

14 Peter Winn, Weavers of Revolution: The Yarur Workers and Chile’s Road to Socialism, Oxford University Press, 1989.

15 La situation d’Elecmetal est plus connue car on a pu, plusieurs années plus tard, retrouver par hasard les corps des victimes et les autopsier (« La complicidad de Elecmetal y Ricardo Claro », El Siglo, Santiago, 20 octobre 2000.

16 Franck Gaudichaud. Operación Cóndor. Notas sobre el terrorismo de Estado en el Cono sur, Madrid, Sepha, 2005.

17 Thomas Mouliant, Chile actual, anatomía de un mito, Santiago, ARCIS-LOM, col. « Sin Norte », 1997

18 Le Monde Diplomatique, Paris, octobre 1973.