Cinéma, soft power et sous-marins nucléaires… rencontre avec Antonin Baudry

Antonin Baudry, photo © Vidhushan Vikneswaran pour Le Vent se Lève

Antonin Baudry est le réalisateur du film à succès « Le chant du loup », dans lequel il met en scène la réaction de la Marine française dans le cadre d’un potentiel conflit nucléaire. Avec les acteurs Omar Sy, François Civil, Mathieu Kassovitz, Paula Beer, Reda Kateb et un budget adéquat, il nous plonge avec brio dans le monde mystérieux des sous-marins, et pose la question de la pertinence des systèmes établis pour répondre aux situations de crise. Par Pierre Gilbert et Pierre Migozzi.


Antonin Baudry est un homme au parcours atypique. Avant de se lancer dans le cinéma, il était diplomate aux États-Unis et conseiller du ministère des Affaires étrangères. Polytechnicien puis normalien, il s’est illustré dans le domaine des arts avec la BD à succès “Quai d’Orsay”, qu’il a écrit sous le pseudonyme d’Abel Lanzac – pour laquelle il a remporté le Fauve d’or (prix du meilleur album de l’année) au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2013 – avant de scénariser lui-même l’adaptation cinématographique éponyme aux côtés de Bertrand Tavernier, ce qui lui a valu une nomination aux César en 2014. Il a également créé à New York, dans le quartier de Manhattan, en 2014, la librairie francophone et francophile « Albertine ».

Ceux qui ont vu le Chant du loup, son premier film, auront noté le réalisme et l’originalité du scénario, qui n’est pas sans rapport avec cette biographie particulière. Avec lui, nous avons voulu parler de son film, mais aussi de géopolitique, du rôle du cinéma dans le “soft power français” ou encore de la mise en récit cinématographique de la crise écologique.

Antonin Baudry, photo © Vidhushan Vikneswaran pour Le Vent se Lève

LVSL : Dans Le chant du loup, vous présentez une situation géopolitique complexe, où un groupe terroriste s’empare d’un ancien sous-marin soviétique lanceur d’engins, et tente de déclencher une guerre nucléaire. Pensez-vous qu’une telle situation puisse arriver aujourd’hui, alors que l’État islamique a été vaincu en Syrie ? Quelle est, selon vous, la forme la plus probable que prendra le terrorisme dans les prochaines années ?

Antonin Baudry : Ça dépend de nous… Le terrorisme, ce n’est pas un État, c’est une méthode, donc la méthode s’adapte. C’est une méthode qui consiste à utiliser les forces et les faiblesses de son adversaire. En l’occurrence, plus les médias ici donnent de l’importance à des actes qui seraient liés au terrorisme, plus il y aura de terrorisme.

Là, dans le film, on a des gens qui essaient de prendre le contrôle d’armements, parce qu’ils n’en ont pas. Et ça fait partie des scénarios qui sont redoutés un peu partout, parce qu’évidemment, c’est ce qu’il y a de plus dangereux. Dans le film, ils essaient d’utiliser les faiblesses de leurs adversaires : ce qui fait vraiment des dégâts, c’est notre réaction à nous. La réaction au « 11 septembre » a fait plus de dégâts que le 11 septembre : la guerre d’Irak. Dans le film, la réaction à un missile non chargé risque de faire plus de dégâts que le missile lui-même : déclencher une guerre nucléaire. En fait, le terrorisme c’est un miroir, parce qu’on ne peut pas prévoir les formes qu’il prendra, surtout si on ne voit pas clair sur la société dans laquelle on veut vivre.

L’État islamique a perdu du terrain, oui… Mais le terrorisme en reprendra, sous une forme ou sous une autre. C’est un film qui se situe dans un futur qui va de nos jours jusqu’à dans 10-15 ans. Quand un groupuscule terroriste meurt, un autre émerge. Je ne pense pas, malheureusement, que la source de conflits soit tarie.

Dans le film, cette question sur l’arme nucléaire, c’est évidemment pris dans un contexte qui me semble assez réaliste, en tout cas j’ai fait beaucoup de recherches pour que ça soit réaliste. Mais c’est aussi une métaphore plus large, c’est-à-dire qu’on vit dans un monde où l’homme peut se détruire lui-même, et c’est quand même assez nouveau. L’arme nucléaire, c’est un symbole de tout ça, mais on peut aussi penser à l’environnement, au changement climatique, etc. La question qui est posée dans le film, c’est : qu’est-ce qui peut nous sauver de la menace qu’on fait nous-mêmes peser sur le monde ? Est-ce que ce sont les systèmes de manière générale ? Les systèmes d’alliances diplomatiques, le système militaire, les systèmes politiques… ou est-ce que ce sont des relations humaines, de conscience à conscience, ou est-ce que c’est un mélange de tout ça ?

Je n’ai pas de réponse, et le film n’en apporte pas vraiment non plus, mais je pense qu’il pose ces questions-là.

Reda Kateb
Reda Kateb, le Chant du Loup, 2019 © Julien Panié

LVSL : Le cinéma français – actuel, et même en général – peut-il se permettre de jongler avec des faits géopolitiques d’actualité dans des films de divertissement, comme le font les films américains depuis les années 50, ou même les séries depuis les années 2000 (on pense à « 24 heures chrono », par exemple) ? Vous a-t-on fait des remarques du côté du Ministère des Affaires étrangères par exemple ?  Peut-on parler de tout, aujourd’hui, dans un film en France ?

A.B. : La réponse est oui ! J’en ai été très agréablement surpris. Même si ce film a nécessité une collaboration avec l’Armée, à aucun moment il n’y a eu de quelconque tentative pour influencer le discours, ou ce qu’on montrait… Je pense qu’il y a, en France, un vrai respect de l’auteur, qui s’est propagé à tous les niveaux de la société, y compris dans l’armée.

Je suis persuadé qu’un film comme celui-là aux États-Unis, n’aurait pas vu le jour parce que la Marine américaine n’aurait pas supporté qu’à la fin, un sous-marin soit coulé, qu’il n’y ait pas de méchants qui meurent, pas de gentils qui s’en sortent bien. Ç’aurait été à la fois briser les codes d’Hollywood, et à la fois, ça aurait probablement posé un problème à la Marine. En France, on peut faire ça, oui.

Et je trouve important qu’en France et en Europe, on crée nos propres images du monde, et quand vous demandez « est-ce qu’on peut, sous forme de divertissement, parler du monde ? », je pense qu’on peut et on doit, à condition cependant de ne pas manipuler, ne pas raconter n’importe quoi.

C’est pourquoi j’ai voulu que cette histoire soit réaliste. J’ai voulu m’assurer que tous les mécanismes que je décrivais soient réalistes. Que ce soit à l’intérieur du sous-marin, l’irréversibilité d’un ordre de tir nucléaire une fois que le Président l’a envoyé, tout cela est totalement exact. Je ne me serais pas amusé à inventer des choses comme ça pour créer des rebondissements scénaristiques, ce sont des sujets graves, il ne faut pas raconter n’importe quoi.

Cela dit, qu’on puisse en faire de l’aventure, c’est important aussi ! Ça permet aussi de faire prendre conscience du moment dans lequel on vit à un plus grand nombre. Quand j’ai plongé pour la première fois dans un sous-marin, et que j’ai vu pour la première fois les missiles nucléaires dans leurs silos, avec des gens qui font des entraînements toutes les semaines pour qu’ils soient prêts à partir à tout moment, ça m’a fait un drôle d’effet ! Comme beaucoup de gens, je sais que ces missiles existent, mais le fait de les voir, prêts à partir… Moi, en plus, j’ai des enfants assez jeunes. Ma fille n’a pas du tout conscience de cet aspect-là du monde dans lequel elle vit, ça m’a fait d’autant plus d’effet. Mais ça existe bel et bien, et je pense que c’est important de faire connaître au public les questions que ça pose. Je pense qu’il ne faut ni se censurer, ni renoncer aux images et se dire qu’Hollywood devrait avoir le monopole de la représentation de ce sujet, ça suffit… On n’a pas la même vision du monde qu’eux.

François Civil, le Chant du loup, 2019 © Julien Panié

LVSL : Justement, comment s’est passée votre collaboration avec la Marine ? C’est peu commun en France que l’Armée, qu’on appelle « La Grande Muette », facilite ce genre de projets, alors quel est l’intérêt pour eux, et comment avez-vous fait pour les convaincre ?

A. B. : La relation de confiance est difficile à instaurer avec les sous-mariniers, mais une fois qu’elle s’instaure, elle est là. En fait, leur préoccupation à eux était vraiment qu’on ne révèle pas des choses qui pouvaient porter atteinte à leur sécurité… Typiquement, ils étaient vraiment nerveux sur la profondeur maximum jusqu’où peuvent descendre les sous-marins, etc. Ce ne sont pas des choses qui sont cinématographiques, en fait, donc ça ne me posait aucun problème de ne pas révéler. À partir de là, il n’y avait plus de méfiance de leur côté, pas de problèmes. Après, c’est toujours excitant pour tout le monde qu’un film raconte un peu votre métier. Si je voulais faire un film sur vous, je pense que vous seriez content !

Il y a une convention qui se met en place entre la production et la Marine, parce que ce n’est pas rien. Les sous-marins ont des missions. On ne savait pas où se mettre dans leurs exercices pour ne pas créer de complications, mais il y a eu toute une logistique, il n’y a pas eu de débat moral parce qu’il n’y a pas eu d’empiètement. À partir du moment où on ne révélait pas des informations qui peuvent mettre en danger leurs systèmes ou leurs personnes, il n’y avait pas de tentatives de contrôler le message. Ça n’a posé de problèmes, ni à nous ni à eux. Honnêtement, je pense que l’idée de la Grande Muette, c’est une idée d’une autre époque.

LVSL : Et pour eux, quel intérêt ?

A. B. : Ça, je n’en sais rien, il faut le leur demander. Il y a déjà un engouement du fait qu’on raconte votre métier ! Il y a plein de films américains sur les sous-mariniers américains, il y a eu des films en France sur les gens de l’Armée de l’Air, et de Terre… Peut-être que les gens de la Marine étaient un peu frustrés aussi… Ce sont des gens qui disparaissent pendant 70 jours sous l’eau, sans communication avec personne. Il y a un côté complètement fou dans leur mission… Même leurs femmes, enfants, frères et sœurs, mères et amis, ne savent pas où ils vont ni comment c’est à l’intérieur, ils ne sont jamais rentrés dans un sous-marin… Il y a plein de gens qui me disent, après avoir regardé le film, « ça y est, je sais ce que fait mon père, maintenant ! »

Ils n’ont pas le droit de parler, ils n’ont rien le droit de dire, donc je pense qu’il y avait de ça aussi, il y a un plaisir à voir une représentation de ce qu’on fait.

Antonin Baudry, photo © Vidhushan Vikneswaran pour Le Vent se Lève

LVSL :  Aviez-vous conscience que, pour porter à l’écran un tel récit, vous deviez disposer d’un budget très conséquent, rare dans le cinéma français, relevant même de l’exceptionnel, voire de l’inédit, pour un premier long métrage. Le besoin de réunir un casting prestigieux et populaire était-il une condition sine qua non à l’existence du film ? Pour des questions de financement, ou était-ce une volonté personnelle dès le début du projet ?

A. B. : Quand j’ai écrit le film, je ne me suis absolument pas soucié de ça. La seule chose dont je me suis soucié, c’est d’écrire un film que j’avais envie de voir, et j’ai fait abstraction de la gestion de production qui pouvait avoir lieu après.

Ensuite, une fois que j’ai eu ce scénario sur la table, j’ai eu envie de le faire tel quel, et je suis effectivement tombé sur des producteurs qui avaient envie de prendre ce risque, de faire en France un film qui sorte de l’habituel et de le faire sérieusement.

Quand on m’a dit « oui », j’ai eu très peur, je me suis dit « merde, on va le faire pour de vrai ! ». Et je me suis demandé dans quoi je m’étais fourré, parce qu’effectivement, c’était mon premier film et ça me mettait une sacrée pression. Mais en même temps, c’était ce dont j’avais toujours rêvé.

C’est évident, quand on se lance dans un projet comme ça, qu’on a des producteurs qui jouent le jeu, je n’allais pas leur dire « les gars, vous savez quoi, j’ai une super idée, on va prendre 4 mecs qui n’ont jamais fait un film »… Je ne pouvais pas les mettre à ce point-là dans la merde. Donc, forcément, on essaie de trouver aussi des gens dont on se dit que ça va aider à ce que le public rencontre le film, mais il n’y a jamais eu de contrainte de type « il faut tel ou tel acteur ».

Moi, je n’étais pas du tout hostile à l’idée qu’il y ait des gens connus dans le film, j’étais hostile à l’idée que le héros soit quelqu’un qu’on a vu et revu. C’est quelqu’un qui sort d’un monde invisible, il faut qu’il ait cette « fraicheur ». C’est pour ça que j’étais ravi avec François Civil : il a fait plein de films, mais ce n’est pas quelqu’un dont on se dit, quand on le voit à l’écran, « je l’ai vu déjà 13 fois dans les 3 dernières années ». C’était important pour moi.

Après, j’ai eu de la chance, parce que les acteurs que je voulais m’ont tous dit « oui »… Reda, Omar, Paula et Mathieu m’ont tous dit « oui ». C’était eux que je voulais. Ça coïncidait à peu près avec ce qu’il fallait pour rassurer un peu les producteurs qui avaient pris de gros risques.

LVSL : Quand vous écrivez, par exemple, le personnage d’Omar Sy ou de Reda Kateb, vous pensez à des archétypes qui se rapprochent de ces comédiens-là, ou pas du tout encore à ce moment-là ?

A. B. : Non. Au moment où j’écris, je veux rester complètement libre. Je veux avoir mes propres personnages, et il y a ce moment, très beau et compliqué, où on confie ce personnage qu’on a en tête à un comédien, et qui va du coup le transformer, en faire son propre personnage, et en même temps on va le faire à deux, parce qu’on travaille ensemble… Ce moment-là est très beau. Mais j’évite d’écrire en pensant à un acteur, parce que le problème c’est que vous écrivez en pensant à lui dans un autre rôle que vous avez déjà vu, et presque obligatoirement vous allez lui faire refaire un rôle qu’il a déjà tenu, même si c’est dans un autre contexte. Je trouve intéressant quand on arrive à faire un peu différemment. J’essaie donc de ne pas trop écrire en pensant aux mimiques d’un acteur, je suis plutôt libre.

LVSL : Dans une interview récente, vous dites : « De par mon expérience en Cabinet ministériel, je sais que l’humain prévaut. Je me souviens d’une semaine de négociations à Hong-kong, qui nous a permis de sauver l’agriculture française. De fait, beaucoup de ministres étrangers avaient fréquenté les lycées français dans leur pays. Ils connaissaient la France, notre langue, notre histoire, cela nous a aidés à les convaincre ». Vous pointez ici l’importance du soft-power français. Comment, selon vous, pouvons-nous renforcer ce soft-power aujourd’hui ? Quelle politique publique concrète pourrait nous y aider ?

A. B. : J’ai assisté, effectivement, à des scènes où des gens qui étaient passés par des lycées français n’avaient pas du tout la même position de départ dans les négociations que des gens qui étaient complètement étrangers à notre paysage. Et de même, quand un Américain vous raconte son bla-bla, vous y êtes plus sensible parce que vous avez vu Game of Thrones. C’est idiot, mais c’est vrai.

Alors, comment peut-on faire ? En faisant plus de films qu’on exporte à l’étranger, peut-être en étant plus nous-mêmes, en refusant de vivre dans une culture dominée ou sous hégémonie américaine. J’ai vécu 5 ans aux États-Unis, j’adore ce pays ! Mes meilleurs amis sont là-bas. J’adore la culture américaine. Je trouve juste dommage que tout ce qu’on reçoit ici de la culture américaine soit  « cheap » c’est à dire qu’on ne reçoit pas les bonnes parties de la culture américaine, en gros, on reçoit le McDo.

Et surtout, autant j’adore la culture américaine, autant je déteste toutes les attitudes de dominés qu’on peut avoir ici. Chaque fois que je rencontre un Français qui se résigne ou se complaît à être dominé par les États-Unis, ça me rend dingue.

Peut-être faudrait-il qu’on ait plus confiance en nous, qu’on soit plus à se dire qu’on est capable d’inventer un système différent, qu’on est capable de faire quelque chose qui fonctionne, par nous-mêmes. Il y a aussi la question de savoir comment arriver à utiliser politiquement l’échelon européen.

Je pense que tout ça va ensemble : arriver à créer des systèmes de pensée, ça va avec créer de l’imaginaire, créer des films et des livres. Je pense qu’il n’y a pas de réponse unique pour créer du soft-power, il y a juste la question de comment essayer d’aller au bout de nos convictions. C’est ce que vous faites, vous, à travers votre engagement dans ce journal. C’est ce que, moi, je fais, quand je fais un film.

Antonin Baudry, photo © Vidhushan Vikneswaran pour Le Vent se Lève

LVSL : La création peut aussi se soutenir, ne faudrait-il pas abolir les accords de Blum-Byrnes de 1946, qui obligent la France à passer un très fort taux de films américains ?

A. B. : On a une assez bonne part de marché du film français en France, mais c’est sûr qu’il faut résister à cet envahissement. Il y a des films américains qui sont géniaux, et c’est cool qu’on les ait ici ! Ce qui est dommage, c’est d’avoir les détritus aussi… Les gens se précipitent pour voir des détritus de films américains, parce qu’ils sont américains. Ça veut dire qu’on n’a pas confiance en nous, quelque part.

Mais je ne suis pas sûr que ça ne passe que par la régulation. Les politiques publiques de soutien à la culture française, il y en a aussi, et je pense que c’est bien. J’ai travaillé dedans, je les connais un peu, elles pourraient même être un peu plus fortes.

Je trouve toujours dommage que l’Etat se désinvestisse, de manière générale, parce que je pense qu’en France, l’État est vraiment important, et à chaque fois qu’il se désinvestit d’un champ, et je ne parle pas seulement de la culture, très souvent, il n’est remplacé par rien… En termes de soutien à la culture, il faut réfléchir exactement à « comment », et « quoi », mais il y a vraiment de la marge.

Le Chant du loup © Julien Panié

LVSL : Le budget de la culture aujourd’hui est à 0,35 % du PIB, il était autrefois à 1 %. Cela dit beaucoup de choses. Le cinéma français allait très bien pendant cette période de près de 20 ans. De la fin des années 80 au milieux des 90 on a des films hallucinants comme Cyrano de Bergerac, Le Hussard sur le toit de Rappeneau, Nikita de Luc Besson, La Haine, Pialat qui gagne une Palme d’or en 87… On avait un cinéma d’une variété incroyable : du grand public, du grand spectacle, du film d’auteur… jusqu’aus films de festivals. Nous n’avons plus cela aujourd’hui.

A. B. : Non, on n’a plus ça… Et puis on se fait embarquer dans les idéologies dominantes américaines. Par exemple, on ne croit pas au cinéma, on ne croit pas aux librairies… C’est marrant, moi j’ai créé une librairie à New York, qui s’appelle « Albertine », une librairie française*, quand j’ai été conseiller culturel là-bas. Je l’ai créée pour le compte de l’État. Elle appartient à l’État. Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de gens qui me riaient au nez, en me disant « quand même, aux États-Unis, créer une librairie c’est absurde ! C’est le pays du numérique, on n’est pas à Kinshasa ! » Mais ces gens ne connaissaient pas New York, en fait… New York, c’est la ville où les gens lisent le plus au monde, même les mendiants lisent des livres dans la rue, et pas que les mendiants ! C’est le pays du papier, New York. C’est l’endroit, avec le Japon, où les gens lisent le plus de papier.

Et donc, on se fait embarquer dans ces idéologies, comme quoi ça ne sert à rien, les librairies, et qu’en revanche les tablettes, c’est bien… Et il y a un moment où c’est absurde, parce que si on créait de bonnes librairies en France, elles marcheraient très bien. Il y en a déjà plein qui marchent bien, et ma librairie à New York marche très bien ! Si on crée de nouveaux cinémas qui sont bien, ils marchent !

On a tendance à faire des prophéties auto-réalisatrices : « voilà c’est fini, la culture française est finie, elle est dominée par les États-Unis ». En fait, on crée ça en le pensant. Et je pense que vous avez raison, en baissant le budget de la culture, on crée ce qu’on redoute.

Omar Sy, le Chant du loup, 2019, © Julien Panié

LVSL : Dans cette même interview, vous avez dit que « Plutôt que de faire de la diplomatie par les voies classiques, je préfère travailler sur les représentations du monde ». Après avoir traité avec brio l’hypothèse d’un conflit nucléaire mondial, comment aborderiez-vous, par exemple, la question du changement climatique ? Le 7e Art a-t-il un rôle à jouer, selon vous, pour sensibiliser à l’urgence climatique, et comment intéresseriez-vous le grand nombre à cette question ?

A. B. : Évidemment, je pense qu’il a un rôle très important à jouer… En ce qui me concerne, je n’ai pas encore trouvé la façon de l’aborder.

Il y a un truc que je regrette : il y a un film génial de Charles Ferguson, celui qui a fait « Inside Job » sur la crise financière, et qui a eu l’Oscar du meilleur documentaire. C’est un film génial.

Il a fait un 2e film génial, qui s’appelle « Time to Choose » sur l’environnement. C’est un film qui m’a appris tout ce que je sais sur les questions environnementales. Il n’est jamais passé en France, sauf quand je l’ai invité à passer au Théâtre de la Ville, parce que j’avais fait une programmation là-bas, mais il n’a jamais été distribué en France.

Je me dis un peu que, plutôt que de faire un autre film sur le même sujet – je ne ferai jamais aussi bien que lui !  – pourquoi ne pas essayer de diffuser ce film en France ?

Après, je pense qu’on a tous envie d’infléchir ce qui est en train de se passer, qui est une catastrophe absolue, et on cherche tous ce qu’on pourrait faire. Moi, c’est évident que si je trouve une façon de le faire, qui me corresponde, dont j’aie l’impression que quelqu’un d’autre le ferait moins bien que moi, je le ferai… Pour l’instant, je n’ai pas trouvé la façon d’aborder la question.

Antonin Baudry, photo © Vidhushan Vikneswaran pour Le Vent se Lève

LVSL : Le mot de la fin : en 1987, Libération avait publié un hors-série où la même question était posée à 700 cinéastes venus du monde entier « Pourquoi filmez-vous ? ». Nous vous proposons le même jeu, donc : « Antonin Baudry, pourquoi filmez-vous ? »

A. B. : Ce qui me travaille, c’est le rapport au réel. C’est très curieux de filmer : on crée une fiction, mais c’est le réel qu’on capture dedans qui crée la magie, donc c’est une façon d’interroger le monde.

En fait, j’essaie de comprendre ce qui se passe autour de moi. J’ai toujours l’impression de ne pas comprendre le monde, et d’essayer de le comprendre. C’est pour ça que je suis parti dans la diplomatie, c’est pour ça que j’ai fait des maths quand j’étais petit, que je lis des livres, et c’est pour ça que je filme quand je filme, c’est pour essayer de comprendre… Je crois.

 

* située sur la Cinquième Avenue, en face du Metropolitan Museum of Art, à Manhattan

Retranscription : Hélène Pinet

Photo à la Une : Antonin Baudry © Vidhushan Vikneswaran pour Le Vent se Lève

« On doit accepter le fait qu’on est presque des orphelins » – Entretien avec Matthieu Bareyre autour de son film L’Époque

Extrait L’Epoque

Pour son premier long-métrage, Matthieu Bareyre a réalisé un documentaire appelé “L’Époque” dans lequel il part à la rencontre de jeunes qu’il filme la nuit dans les rues de Paris, des attentats de Charlie Hebdo en janvier 2015 jusqu’à l’élection d’Emmanuel Macron au printemps 2017.
Nous l’avons rencontré pour comprendre d’où lui était venue l’idée de ce film et ce qu’il pouvait représenter aujourd’hui. Première partie de l’entretien réalisé par Pierre Migozzi et retranscrit par Adeline Gros.


LVSL –  C’est quoi L’Époque?

Matthieu Bareyre – « C’est nous le Grand Paris », « c’est une classe bien sage ». C’est un film maintenant.

LVSL – Avant qu’on s’interroge sur la manière dont vous avez fait ce film et pourquoi vous l’avez fait, que représente-t-il pour vous ? Pourquoi il porte ce nom-là ? 

MB – Je n’avais pas envie que mon premier film se concentre sur un détail, sur une petite partie du monde qui était le mien, ou sur un personnage. J’avais envie de prendre la mesure de tout ce qui m’entourait, en me demandant « dans quoi je vis ? Dans quoi vivons-nous ? ». D’un côté, il y avait la liberté des jeunes, ou en tout cas à laquelle aspire en général la jeunesse. Et de l’autre, il y avait un cadre : Paris, le Grand-Paris, qui me paraissait très peu propice à donner de l’ampleur à cette liberté, à répondre à ce désir de liberté.

Une des questions que j’ai posées au gens dans la rue était : « qu’est-ce qui vous empêche de dormir ? ». Et pour moi, L’Époque est un peu tout ce qui nous empêche de dormir. C’est à la fois une question, « c’est quoi l’époque ? » – que je me posais et que je pose à Rose au début du film – et un pressentiment que c’était forcément contradictoire avec la réalisation de soi. Il y avait une phrase de Mallarmé « On traverse un tunnel – l’époque – ».

LVSL – Quand vous commencez à travailler sur ce projet, vous pressentiez donc quelque chose ? 

MB – Oui. À la fois je pressentais qu’énormément de choses allaient bouger, c’est la bascule que représente Charlie. Et en même temps c’était que j’avais maintenu en moi vivaces des sentiments qui m’ont traversés depuis l’adolescence et qui étaient liés au fait d’être jeune : une insatisfaction, « c’est quoi ce monde qu’on nous lègue et qui est totalement ingérable ? ». Une insatisfaction vis-à-vis de mes aînés. 

« Dans mon film, il n’y a pas de pères, pas d’aînés, ça n’existe pas, il n’y a que la vie des jeunes, tels qu’ils sont, livrés à eux-mêmes »

Quand j’ai décidé à 26 ans de faire du cinéma, spontanément j’ai essayé de me tourner vers des pères, de trouver des pères de cinéma, masculin ou féminin, des aînés, des figures tutélaires, des personnes qui pourraient m’apprendre ou m’inspirer. Je me suis rendu compte que je n’en trouvais pas, qu’il y avait comme une sorte de cassure dans la transmission. Les seuls qui m’inspiraient, qui me donnaient envie d’en faire, étaient des grands-pères. C’était Marker, Godard, Rivette, Chabrol, la Nouvelle Vague et même des réalisateurs d’avant la Nouvelle Vague qui étaient déjà morts depuis longtemps. Donc c’étaient soit des grand-pères soit des fantômes, donc des gens qui ne faisaient plus du tout partie de mon monde. Rien de présent. Personne de présent pour moi.

Au bout d’un moment, j’ai eu envie de faire un film qui montrerait une jeunesse. Dans mon film, il n’y a pas de pères, il n’y a pas d’aînés, ça n’existe pas, il n’y a que la vie des jeunes, tels qu’ils sont, livrés à eux-mêmes. Et ça, je pense que c’était très important pour moi, je voulais pas de vieux quoi. Au bout d’un moment, j’ai pris une décision personnelle, intime, en me disant « puisque je ne trouve pas de père, et bien je vais faire sans ». Et je pense que ce film c’est aussi la conséquence de ça. 

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LVSL – C’est cette volonté d’entériner cette non-présence – non pas absence parce que si on parle d’absence, ça signifie qu’il y a eu présence – de ces figures tutélaires dans votre monde qui vous a guidé ? Ou ce qui prédominait c’était de faire un film sur la jeunesse, sur Paris la nuit, les événements, capter l’air du temps, voire tout ça à la fois ?

MB – J’avais des idées assez simples à l’origine du film, j’avais ce titre L’Époque. Il y avait la musique de Vivaldi, l’envie de filmer des libérations dans la nuit. Mais je pensais surtout le film comme un endroit où je pourrai m’exprimer pleinement. Si je regarde un peu avant dans ma vie, on ne m’a jamais donné la possibilité de m’exprimer vraiment. Finalement, la question n’est pas ce que pense ou dit l’auteur. Plutôt les sentiments qui me traversaient, que je sentais chez les autres et donc que je sentais chez moi. Je n’ai jamais eu un endroit où mettre tout ce que je sentais. Donc dans ce film, j’ai eu envie d’y mettre tout ce que je n’avais jamais pu dire, tout ce que je n’avais jamais pu montrer, tout ce qui était compliqué de partager parce qu’on ne nous laisse pas la possibilité de nous exprimer. Et ça prend des chemins très pervers, la façon dont on nous tient un peu dans le silence ou en tout cas quand on nous demande de dire des choses qui nous ressemble pas.

« Je voulais attraper plein de petites choses  qui seraient inventées par ma génération, presque comme une enquête sur ce que notre jeunesse est en train de mettre en place »

Je voulais vraiment un film qui soit profondément fidèle à ce que je ressentais, du début jusqu’à la fin, qui étaient des choses, des sentiments très anciens en moi. C’était l’idée d’y mettre tout ce que je n’étais pas censé dire, tout ce que j’avais envie de remettre en question, tout ce que j’avais envie de casser. Dans ce film, je ne voulais mettre que des choses qui me semblaient neuves, des choses que moi je n’avais jamais vues. Au montage avec Isabelle Proust, on se posait toujours la question de « est-ce que cette image-là, on l’a déjà vue ? Est-ce que cette parole-là, on l’a déjà entendue ? ». On dit toujours que notre génération n’a rien inventé, on a tous entendu « vous comprenez, nous on a fait Mai 68… ».

Donc je voulais attraper plein de petites choses – des visages, des gestes, des paroles, des façons de s’approprier la ville – qui seraient en fait inventées par ma génération et que personne n’aurait encore vues, presque comme une enquête sur ce que notre jeunesse est en train de mettre en place. Ce n’est pas quelque chose de visible, de spectaculaire, ce serait plutôt des prémices.

LVSL –  Quand vous parlez de la conception du film, avez-vous senti un moment où il fallait démarrer ? Y-a t-il eu un moment où vous vous posiez des questions, où vous ne saviez pas trop où vous alliez ? Et est-ce que vous avez su quand il fallait s’arrêter? 

MB – Oui oui. Le démarrage est simple. J’ai eu une idée du film pendant la semaine de Charlie Hebdo. C’était pendant le temps de la traque des terroristes que j’ai décidé de faire ce film et que j’ai trouvé le titre. Je me suis donné un cadre. On passait manifestement dans une nouvelle période, une nouvelle ère parce que je ne voyais pas comment on allait pouvoir sortir du paradigme qu’instituait Charlie et qui était lié à la peur. C’était une période de peur qui a duré en fait jusqu’à la menace de l’élection de Marine Le Pen. Les gens ont toujours eu peur, pendant 2 ans, les gens avaient peur de tout : de Marine, de Charlie, des terroristes, du gouvernement, de sortir dans la rue. C’était vraiment une sorte de peur décuplée. C’était le cadre général. Aller jusqu’aux élections présidentielles me semblait cohérent. Ça ne voulait pas dire que les élections allaient nous faire basculer dans une autre époque, ça je n’y croyais pas du tout. Simplement ça me semblait cohérent d’un point de vue un peu extérieur.

LVSL – Quand est-ce que vous décidez d’aller jusqu’à la présidentielle, située environ deux ans et demi après ?

MB – Dès le début. Ça me semblait cohérent. Et surtout c’était un laps de temps suffisamment large pour me donner le temps de vivre, de trouver ce que j’allais faire. Des doutes, j’en ai eu tout le temps. On ne savait jamais ce qu’on allait faire, on ne savait jamais où est-ce qu’on allait sortir, qui on allait filmer. Toutes les rencontres du film sont hasardeuses,  ça s’est fait dans la rue, en boîte, en manif… Dans tout ce que nous offre Paris la nuit en fait.

Il n’y avait pas de cadre. C’était un film déambulatoire. C’est une recherche très intime, très personnelle, qui croise le temps large de l’histoire, des élections – du politique en fait – et en même temps quelque chose qui se résume à moi, ma quête personnelle. On était tout le temps en train de se poser des questions : « Est-ce qu’on est au bon endroit ? Est-ce qu’on a le bon optique (de caméra) ? Est-ce qu’on a rencontré la bonne personne ? Est-ce qu’on peut lui faire confiance ? Où est-ce que va l’époque, en fait ? »

« Pour moi ce qui est nouveau, c’est ce qui permet de mettre en avant des choses qui existent, mais que personne n’a encore vues »

Parce qu’évidemment, quand on veut sortir le vendredi soir, il y a plein de possibilités. Donc la question c’est : qu’est-ce qui est saillant ? Qu’es-ce qui sera particulier, et pas un truc qui aurait pu se passer en 2013 ? La question c’est : qu’est-ce qui se passe en 2015 ou en 2016 ou en 2017 qui ne se passait pas avant et qui ne se passera plus après ? C’est-à-dire qu’est-ce qui n’est pas du tout général ? On cherchait du singulier, des choses très particulières.

De façon générale, pour moi ce qui est nouveau, c’est ce qui permet de mettre en avant des choses qui existent, mais que personne n’a encore vu. C’est ça qui rend une chose nouvelle. C’est de faire apparaître des choses qui sont sous nos yeux et qu’on ne sait pas voir.

LVSL – Vous disiez avoir cherché des choses particulières, spécifiques à 2015, 2016, 2017. En quoi le fait de filmer des jeunes – dont les préoccupations concernant les études notamment, ne sont pas complètement nouvelles non plus – qui font la fête est un écho direct à cette période-là ? Pourquoi ce n’est pas un moment qui peut exister en 2013 ou 2014 ? 

MB – Des jeunes qui font la fête ça a toujours existé ou en tout cas ça existe depuis longtemps. Je pense que la fête est intéressante si elle est mise en regard avec toutes nos défaites. Il y a les défaites de la semaine, le poids de la semaine, tout ce qu’on encaisse la journée, et ensuite il y a les week-ends. La question est : qu’est-ce que la fête, le week-end, la nuit, nous permettent d’exprimer qu’on ne peut jamais exprimer le reste du temps ? C’est pour cela qu’on a autant besoin de la fête. S’il y avait plein d’espaces d’expression prévus, pensés intelligemment par notre façon d’imaginer le travail, la famille etc, on n’aurait pas besoin de ça, de se lâcher à ce point. Même le terme est intéressant, on a besoin de « lâcher », ça veut dire qu’il y a trop de choses sur nous, trop de choses qui nous tiennent. Donc lâcher prise quoi. 

LVSL – Quand on lâche prise, est-ce nous qui lâchons prise sur quelque chose ou est-ce qu’on se défait des liens ? 

MB – On se défait des liens qu’on veut bien maintenir nous-mêmes en nous. C’était intéressant parce c’était des années où il y avait un raidissement du cadre – politique, idéologique, les mœurs, l’ambiance générale. Certains spectateurs sortent du film, des vieux souvent, et me disent « c’est quand même très pessimiste ». Je leur rappelle que le monde dont on hérite c’est la résurgence de la mort. Ça me rappelle Paul Valéry qui disait à la sortie de la guerre de 14 : « Nous-autres, civilisations, savons désormais que nous sommes mortelles ». Depuis Charlie et surtout le 13 novembre, dans la conscience urbaine de métropole, c’est exactement ça. C’est le moment où on se dit « ah oui en fait on peut mourir. Sortir dehors ce n’est pas si inintéressant ». C’est ça la beauté de la vie, cette légèreté-là, le fait d’être absolument insouciant. Ça a une valeur et c’est pas normal, ce sont des choses qui se gagnent. Notre génération a vécu sur des choses qu’ont gagné les générations précédentes. D’un coup, on se rend compte et on se rappelle que ces choses sont précaires et donc précieuses. Précieuses parce que précaires.

Et puis il y a l’idée aussi que, politiquement parlant, on ne va pas pouvoir s’appuyer sur nos aînés. Par exemple Greta Thunberg. Elle tient un discours extraordinaire : elle s’adresse à ses aînés en disant « on sait très bien qu’on ne pourra pas compter sur vous, que vous n’allez pas nous écouter, et qu’on va être obligés de se débrouiller tout seul parce que vous ne comprenez pas les problèmes qui sont les nôtres ».

« Notre génération a vécu sur des choses qu’ont gagné les générations précédentes. D’un coup, on se rend compte  que ces choses sont précaires et donc précieuses »

A priori ça n’a rien à voir et pourtant : il n’y a pas longtemps j’ai revu Mission Impossible de Brian De Palma, 1996. Un film que j’ai vu quand j’avais 10 ans à sa sortie en salles. Je n’avais jamais pris conscience que ce film raconte comment les fils prennent conscience que les pères trahissent les fils. Ethan Hunt – Tom Cruise – prend conscience que le type qu’il admirait, qui lui a tout appris, n’a pas hésité à le trahir pour sauver, en gros, sa retraite. C’est ça l’histoire de ce film, au-delà du film d’espionnage. Et ce qu’on vit aujourd’hui c’est ça. On prend conscience que ce n’est pas parce qu’on a été enfanté par des gens qu’on peut leur faire confiance. Et c’est d’une puissance hallucinante. 

Il y a toute une fiction comme quoi on est protégé. Et la seule chose qui a remis en question ça c’est les gilets jaunes. Franchement, si j’avais fait mon film après les gilets jaunes, ça aurait été très différent. Pourquoi ? Parce que pour la première fois de ma vie, j’ai vu des gens de 60-70 ans dire « nous on n’a plus de souci on est là pour nos enfants, pour nos petits-enfants, parce qu’on se dit que ça va être une catastrophe »

Donc le cadre de la fête c’est : la mort, la conscience qu’on ne peut pas faire confiance à nos aînés et qu’on ne peut compter que sur nous-mêmes. On doit accepter le fait qu’on est presque des orphelins. On doit apprendre à décevoir les générations passées et à ne pas être ce qu’ils attendent de nous. Il faut arriver – c’est très dur quand on a 20 ans, on n’en a absolument pas conscience, j’en prends conscience qu’aujourd’hui peut-être parce que je suis un adolescent attardé – à comprendre que le rapport intergénérationnel est un rapport de force, presque de négociation : « vous nous demandez ça, très bien mais nous, nos problèmes c’est pas ça, c’est ça ». Comment on fait ? On grandit avec la conscience de ces questions de générations aussi. 

Dernière chose : comment peut-on admirer des gens qui nous lèguent un monde promis à la destruction ? Il y a un vrai problème qui est spécifique à ma génération. C’est pour ça que dans la version salle du film il y a un panneau tenu par un blackblock en 2015 à la COP21 : « C’est le climat qui est en état d’urgence ». Il y a un problème, une cassure générationnelle. Comment peut-on admirer, écouter, suivre les conseils de gens qui nous lèguent un monde promis à la destruction? Il y a un paradoxe, il y a quelque chose qui est absolument impensable là-dedans. Et voilà on est face à ça.

LVSL – Ça me fait penser à une phrase que j’ai entendue à propos de la catastrophe écologique d’une jeune qui disait « nous actons d’une rupture de votre monde vers le nôtre, ou de notre monde vers le vôtre ». Donc on acte la rupture, la fin. On n’est même plus en résistance. Si on résistait, ça voudrait dire qu’on serait contre vous. On dit que vous n’existez plus, vous n’êtes plus là. 

MB – C’est sur ce point que le rap français m’a beaucoup intéressé depuis 2014. J’écoute du rap depuis l’enfance. Si on regarde dans les années 90, il y avait l’idée de revendiquer de faire partie de ce monde-là  : du système, du monde blanc, de l’argent, des médias. D’avoir notre part du gâteau, d’être dedans, d’être représenté. Au bout d’un moment, un changement s’est opéré : en fait, on n’a pas besoin d’eux, on n’a pas besoin de passer chez Ardisson. Quand on voit comment il traite Nekfeu et Vald. La vidéo de Vald est extraordinaire pour ça, c’est à dire qu’à un moment donné un matin il se réveille deux jours après le passage chez Ardisson et il se rend compte qu’il a été humilié. Et là il. se dit « mais en fait je n’ai pas besoin de vous, on a nos médias, on a Youtube,  etc… ». Et ça c’est hyper important, la cassure est là. Il y a quelque chose de finissant quand on regarde même le décor de chez Ardisson, la façon dont c’est éclairé, mis en scène, on est totalement à côté de la plaque. C’est vieilli, c’est finissant.

Je trouve très intéressant ce qu’il se passe dans le rap depuis 2014, c’est fascinant pour ça. PNL c’est exactement ça : on va faire sans vous. 

LVSL – « Avant j’étais moche dans la tess, aujourd’hui j’plais à Eva Mendes ». 

MB – Tout à fait. D’ailleurs, cette phrase, ce vers de PNL c’est la forme même de leur mélancolie. C’est-à-dire qu’avant ils étaient rien, mais maintenant c’est seulement parce qu’ils ont de l’argent qu’ils sont quelque chose. Mais ils savent qu’ils ne sont pas considérés pour leur beauté intrinsèque, donc mélancolie. Donc finalement je vais faire quoi : je vais rester fidèle au moins que rien, au dealer que je fus et que j’ai toujours été.

La chose qui m’inspire le plus depuis 2014 c’est le rap français parce qu’ils ont une puissance d’autonomie qui est magnifique, enviable. Je ne vois même pas vers qui me tourner dans le cinéma actuel qui pourrait autant m’inspirer, c’est-à-dire me donner envie de faire. Eux ils me donnent vraiment envie de faire.

LVSL – Quand vous dites que la jeunesse est perpétuelle… Est-ce que finalement L’Époque n’aurait pas pu être tourné à une autre période, post-Charlie ? Là aujourd’hui avec les Gilets Jaunes, avec les grandes fêtes de la Coupe du Monde, avec tout ce qui s’est passé depuis l’élection de Macron, toute cette France-là ? 

MB – Mon rêve, ce serait de donner des caméras à une dizaine d’équipes de jeunes dans toute la France, de les envoyer faire des rushs et après je veux bien être le monteur de ce film-là.

« Il ne faut pas sous-estimer la puissance de la rencontre »

C’est marrant parce qu’avec ce film, on me fait tout le temps des reproches. Moi j’avais un projet : filmer la jeunesse du Grand Paris, dans le Grand Paris. Mais le reproche principal est que finalement il n’y a pas que Paris, il faut aller en province. Je filme aussi à partir de ce que je connais, de mon entourage.  C’est une chose qu’on a toujours opposée au film : le fait que ce n’est pas la province, que c’est pas ça la France, que c’est un truc très particulier. Et en même temps, quand je projette le film en province, il y a des jeunes, au Festival d’Angers par exemple, qui m’ont sauté de dessus en disant « Ce n’est même plus votre film, c’est le nôtre, c’est nous que vous avez filmés ». Et j’ai discuté avec eux pendant 2 heures et ils viennent d’Angers. Ils ne se sont pas dit « Oulala qu’est-ce que ça nous paraît loin, cette jeunesse parisienne… Ils ne parlent pas comme nous ! ». Pas du tout. Heureusement qu’une jeunesse peut parler à une autre. Heureusement qu’un film chinois peut m’émouvoir. Heureusement qu’une réalisatrice peut filmer un homme. Heureusement qu’une rencontre est possible. Il ne faut pas sous-estimer la puissance de la rencontre. On ne sait jamais ce qui peut nous émouvoir dans un film. On n’est pas bornés sociologiquement sinon ça ne servirait à rien de faire des films. D’en faire et d’en voir.

LVSL – Cela tombe bien que vous parliez de ça, le fait que d’autres jeunes se soient reconnus, parce que je voulais vous demander si ce film aurait pu se passer ailleurs qu’à Paris. Est-ce qu’il fallait Paris ? Est-ce que vous auriez pu imaginer L’Époque à Lyon, à Marseille, à Montpellier, à Lille, à Nantes, à Bordeaux, à Toulouse ? Ou à Angers, justement ? 

MB – Non. J’aurais pu imaginer un film beaucoup plus large sur les jeunes, dans plein de villes françaises. Mais d’abord c’est ingérable d’un point de vue pratique et financier. Et surtout, ça dit quelque chose de la France. Qu’un film comme L’Époque soit seulement possible à Paris, ça dit quelque chose de la France. Le seul endroit en France où je peux rencontrer des banlieusards, des urbains, des gens intra-muros, des provinciaux, des Américains, des Japonais, c’est Paris. C’est juste que ça concentre. Et surtout ce que je trouvais intéressant c’était de montrer des gens qui ne sont pas forcément de Paris et de rester dans ce cadre-là. Parce qu’en réalité Paris n’appartient pas qu’aux Parisiens, Paris est traversée par plein de gens. C’est un endroit où tout le monde va le week-end. J’ai rencontré des Marseillais qui venait à Oberkampf, à Pigalle, Bastille ou aux Champs-Elysées. J’ai rencontré des Pakistanais. J’ai rencontré plein de gens qui viennent là parce que c’est Paris. On ne va pas non plus refaire les couleurs de l’arc-en-ciel, Paris ça reste Paris. Ici c’est Paris. Ça ne veut pas dire que c’est la France, ça n’a rien à voir. Ça veut dire que c’est Paris.

« Avec ce film, on me fait tout le temps des reproches. Moi j’avais un projet : filmer la jeunesse dans le Grand Paris. Mais le reproche principal est que finalement il n’y a pas que Paris, il faut aller en province »

Pourquoi je filme Paris ? On est aussi dans un mouvement d’homogénéisation des villes. Mon film est compris par les Londoniens et par les gens du Caire, par les gens à Séville, à Francfort aussi. Parce que les métropoles européennes, et même ailleurs dans le monde, se ressemblent de plus en plus, elles deviennent des musées à ciel ouvert, des villes froides, maîtrisées, sous contrôle. Je n’ai pas beaucoup voyagé dans ma vie, mais là comme j’ai voyagé en allant présenter le film je le vois bien et j’avais ce sentiment-là. C’est pour ça que le teaser du film que j’avais fait en 2016 commence par « Quelque part en Europe… » parce que je me disais qu’il faut bien qu’on comprenne que la France n’existe quasiment plus, elle ne compte pas. Il faut remettre les choses au bon niveau d’un point de vue économique, symbolique. Aujourd’hui on est entre 3 blocs : la Chine, la Russie et les États-Unis. On voit bien comment les Présidents français se démènent pour compter aux yeux de Poutine, de Trump. On a vu comment Macron s’est comporté, il fait de la gesticulation.

LVSL – Pensez-vous que le film puisse parler à toute notre génération, qu’il ait un aspect universel ou a contrario trop parisien, trop francilien, trop citadin? 

MB – Les retours que j’ai pour l’instant, même si le film n’est pas encore sorti, en tout ce que je vois, c’est qu’il y a quand même des gens qui publient des posts sur Instagram en disant « c’est notre génération », « le film de notre génération » : ce n’est pas moi qui le dis ça. Moi je n’ai jamais revendiqué le fait de réaliser un film générationnel. Jamais. Je n’ai pas dit que j’allais faire un film sur une génération. Ce n’est pas comme ça que je concevais les choses. C’est un discours qu’on peut avoir mais après. C’est parce que je vois que des jeunes disent « c’est ma génération, c’est moi », les jeunes d’Angers qui me disent « c’est notre époque, c’est nous, c’est notre film ». Ce n’est pas à moi de dire ça. Moi, j’espère que cette époque n’est pas qu’à moi. Franchement, c’est avec grand plaisir que je la donne à tout le monde parce que je n’en peux plus de ce film…. Donc L’Époque est à vous !

LVSL – Est-ce que vous pouvez dire que ce film représente un pavé dans la mare ? Il parle de la jeunesse mais il est très violent vis à vis des spectateurs.

MB – Un gars que je connais qui a grandi à Saint-Denis dans une cité m’a dit « quand j’ai vu ton film, j’ai pensé à La haine ». Et ce n’est pas la première fois qu’on me fait ce rapprochement. Personnellement, ce serait plus l’amour que la haine parce que je n’ai pas l’impression qu’il soit de ce côté-là des sentiments, de la haine. Simplement, je voulais que  ce soit une autre façon, ou plutôt nos façons de nous amuser, nos goûts musicaux, nos paroles, notre façon de nous exprimer. Ce dont je me rends compte, et que je n’avais pas vraiment prévu, c’est que le film plaît beaucoup aussi à des personnes qui sont des parents voire des grands-parents et qui me disent après les projections : « ça nous permet de rentrer dans la tronche de nos gosses ». Donc c’est intéressant. Je n’ai pas envie de mettre les gens sur le côté sous prétexte qu’ils ont 40 ou 50 ou 60 ans.

Ce qui m’intéressait, c’est que ce film soit un film fait de l’intérieur de la jeunesse, pas un regard sur la jeunesse, que ça vienne de la jeunesse. La question c’était : toi, en tant que jeune, qu’est-ce que tu es en train de vivre, tu vis quoi ? Qu’est-ce qui t’empêche de dormir ? Quand est-ce que tu te sens libre ? Où est-ce que tu aimes aller ? Est-ce que tu fais des rêves, des cauchemars ? Comment ça va dans ta tête ? C’était ça ma priorité.

C’est ça aussi qui est très difficile dans le cinéma. Le cinéma est un monde de vieux que ce soit dans les financements ou ailleurs. Nous, on n’a pas eu le CNC. Devant moi, je n’avais pas une seule personne de moins de 40 ans. Alors, forcément, ça ne peut pas beaucoup leur parler, ils ont d’autres priorités. Ce n’est pas qu’ils sont contre nous, c’est qu’ils ont d’autres problèmes, d’autres priorités. C’est pour ça que je parlais de rapport de force, c’est une confrontation d’intérêts. Ce n’est pas un clash générationnel, il n’y en a pas du tout, il y a juste des intérêts différents, divergents, des visions de l’avenir différentes. Et je pense qu’il faut assumer cette différence.

« Ce qui m’intéressait, c’est que ce film soit un film fait de l’intérieur de la jeunesse, pas un regard sur la jeunesse, que ça vienne de la jeunesse »

LVSL – Si on prend votre définition du nouveau, à savoir quelque chose qui est là mais dont on a jamais parlé, on peut remarquer que le film donne beaucoup la parole à des intervenants féminins, chose à laquelle on n’était pas forcément habitués par le passé. Est-ce que c’était une volonté  personnelle ou est-ce que c’est venu spontanément ? 

MB – C’est intéressant, un spectateur l’a remarqué à la première au Forum en me disant que c’était un film très féminin. Ce n’était pas du tout un trait d’époque, c’est très personnel je pense. J’ai grandi dans un univers très féminin, je m’entends mieux, depuis toujours, avec les femmes qu’avec les hommes. Il y a très peu d’hommes avec qui je m’entends bien donc spontanément je pense que je vais davantage vers des femmes.

De plus, on apprend beaucoup plus aux femmes à jouer avec leur image, leur apparence. Pour moi, les hommes sont très austères, très sérieux, très guindés, très bloqués, je les sens verrouillés partout, notamment vestimentairement, ils ne se maquillent pas. Très peu de gens s’intéressent à ce qu’ils renvoient comme image, ils sont très normés. Je ne veux pas dire que la norme ne s’exerce pas sur les femmes, la norme demande, commande aux femmes à diversifier leur apparence. Donc en soi, c’est déjà plus cinématographique que des hommes qui n’aspirent qu’à une seule chose : le costume unique.

Je me sens mieux avec les femmes, il y a un jeu qui est possible, je trouve que souvent les hommes instaurent un rapport de rivalité qui ne m’intéresse pas, peut-être que c’est moi qui l’instaure je ne sais pas. Mais voilà, c’est quelque chose que je n’aime pas, je fuis un peu la rivalité. Et avec les femmes, il ya une suspension de ça, je ne me sens pas rival, et je préfère. Le côté « jouer des coudes », ça m’épuise. Donc oui le film est plus féminin tout simplement parce que c’est comme ça que j’ai été élevé, par des femmes, auxquelles, je pense, je rends hommage d’une certaine manière.

De façon générale, quand on a une caméra dans les mains, on a un petit pouvoir. Et j’aime bien le partager, et j’aime bien le partager avec des gens qui en général n’ont pas ce pouvoir-là. Je ne sais pas si c’est être démocrate, je pense que la raison est beaucoup moins noble que ça. Disons que c’est un plaisir de mettre à mal les pouvoirs institués. Peut être qu’en soit c’est démocrate. En tout cas je sais que ça va faire bouger certaines personnes sur leur socle. Et ça me plaît.

“Faire un film est toujours un autoportrait à travers les autres” – Entretien avec Matthieu Bareyre, réalisateur de L’Époque

Pour son premier long-métrage, Matthieu Bareyre a réalisé un documentaire appelé “L’Époque”, dans lequel il part à la rencontre de jeunes qu’il filme la nuit dans les rues de Paris, des attentats de Charlie Hebdo en janvier 2015 jusqu’à l’élection d’Emmanuel Macron au printemps 2017.
Nous l’avons rencontré pour évoquer avec lui son travail de cinéaste et cerner sa vision de la jeunesse. Seconde partie de l’entretien réalisé par Pierre Migozzi et retranscrit par Adeline Gros.


LVSL – Vous nous avez expliqué d’où venait le projet, ce qui l’avait fait émerger dans ce qui avait immergé en vous, mais dans son élaboration, en termes d’écritures et de pensées, comme vous disiez ne pas vous être donné de limites, comment cela s’est passé ?

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Matthieu Bareyre – Pour des raisons de production, j’étais obligé d’écrire beaucoup parce qu’il fallait écrire un dossier. Je pense que ce film n’avait vraiment pas besoin d’une seule ligne. Il fallait le tourner et le monter. C’est très compliqué. Le système de financement français est fait pour que l’écrit passe toujours avant le tournage, ce qui est une manière de contrôler le tournage et surtout ce qui va être tourné, pour les organismes de financement. Là j’avais envie d’un film où je n’étais pas sous contrôle. Choisir ce que j’allais faire en toute liberté. Je voyais une chose écrite sur un mur en rentrant de chez une amie à 5h du matin, je revenais chez moi, je prenais la caméra, je repartais, je filmais et je retournais me coucher. Tout était très spontané, je ne voulais rien prévoir. Dès que je commence à prévoir, à imaginer, à avoir des intentions, en général c’est très mauvais. Le but, c’était de vivre. J’ai pensé à un film qui me permettrait de vivre tout ce que j’allais filmer. Et inversement, de filmer tout ce que j’allais vivre.

C’est tellement dur de faire du cinéma que j’ai beaucoup de mal à l’envisager comme une carrière. Quand j’ai fait ce film, je me suis vraiment dit que c’était tout à fait probable que ce soit mon premier et dernier film. J’étais dans cet esprit là en faisant le film. C’est comme ça que j’ai fait ce film, en me disant « de toute façon, je dois faire absolument ce que je veux dans ce film parce que je n’ai aucune assurance de pouvoir en faire un autre après ». Et je ne voudrais pas le regretter plus tard.

 « C’est un film violent à tous niveaux : dans sa façon d’aimer, dans sa façon de rapprocher, de disjoindre, de ne pas montrer »

LVSL – En ce qui concerne le processus de fabrication du film, au sens technique du terme, est-ce que vous avez eu une méthode particulière? 

MB – Oui, la méthode consistait à n’en avoir aucune. Avec Thibault Dufait, l’ingénieur du son c’était à chaque fois de remettre en question tout ce qu’on nous disait de faire ou tout ce qu’on aurait pu nous apprendre, soit à l’école soit ailleurs. On voulait trouver une façon de faire qui n’était jamais des règles, qui était surtout liée à des contextes, des situations, des contraintes liées aux personnes, au respect des personnes. On n’avait aucune règle. S’il y a bien quelque chose à retenir de la Nouvelle Vague, c’est ça. Ce n’est pas du tout une question d’esthétique, c’est une question de liberté.

Prendre le matériel le plus léger possible, trouver la caméra la plus petite possible… C’est extraordinaire les outils qu’on nous offre aujourd’hui et malheureusement le cinéma n’en a pas encore pris la mesure puisqu’on continue à avoir des tournages assez lourds. Il y a eu toute une recherche technique importante au début du projet qui a duré plusieurs mois, pour trouver un dispositif, à la fois le plus léger mais aussi et surtout le plus éloigné du cinéma. Qu’est-ce qui ressemblait le moins à du cinéma et qu’est-ce qui ressemblait le plus à ce que les gens dans la rue que j’allais rencontrer connaissent ? C’est-à-dire le smartphone. C’est pour ça que j’ai opté pour la Black Magic. 

LVSL – Qu’est-ce qui ne fait pas cinéma ? Que ne fait pas le cameraman ?

Déjà c’est une apparence, si on arrive avec une grosse caméra sur la tête, on nous prend pour la télé ou pour une équipe de tournage d’un court-métrage de fiction. J’avais écrit un manifeste qui s’appelait Autre chose que du cinéma. C’est un esprit de contradiction, à chaque fois que je vois que des choses sont faites, je n’ai pas envie de les faire. J’ai envie de trouver autre chose, d’essayer autre chose, d’aller vers autre chose. J’ai une approche très technique en fait. J’aime beaucoup les appareils de prise de vue, j’aime beaucoup m’intéresser à ce qui sort. J’avais vu 3 fois Adieu au langage au cinéma en 2014 où Godard fait plein d’expérimentations, avec plein d’appareils qu’il trouve, qu’il pousse dans leurs retranchements, leurs limites. On avait l’idée de mettre à mal la technique, faire des contre-emplois…

 « S’il y a bien quelque chose à retenir de la Nouvelle Vague, Ce n’est pas du tout une question d’esthétique, c’est une question de libertés »

LVSL – Quand vous dites que vous êtes allé chercher des gens pour les filmer, pour trouver des choses que vous ressentiez, ça me fait penser à Philippe Katerine, lors de la cérémonie de remise des Césars, qui a dit, en parlant à son personnage comme s’il existait, quelque chose comme « J’ai peut-être trouvé en toi des choses que j’avais en moi ».

MB – Que ce soit une fiction ou un documentaire, faire un film est toujours un autoportrait à travers les autres. C’est une rencontre. On ne sait plus à la fin ce qui relève de soi et ce qui relève des autres. Tant mieux d’ailleurs. C’est un mélange, on mêle nos âmes, nos corps, nos regards. A la fin, le but c’est que le film nous change, autant pour les gens filmés qui se redécouvrent autrement sur grand écran que pour le réalisateur.

J’ai arrêté de voir mes parents, mes amis, ma famille de façon générale. J’ai totalement refondé mes amitiés. Je n’avais pas d’attaches suffisamment fortes. J’avais envie de rencontrer des gens avec qui je puisse faire du cinéma, ça revient à rencontrer des acteurs, c’est la même chose. C’est ça qui se passe quand on rencontre un acteur avec qui on s’entend parfaitement bien. Des gens qui ont envie de jouer au cinéma. Parce que c’est un jeu. Il faut qu’il y ait un plaisir, sinon c’est trop dur.

LVSL – Il y aussi la question du choix qui se pose. Ce que ces personnes vous donnent, vous le filmez, vous le montez, mais il y a la question de « qu’est-ce que vous gardez ? ». Le fait ou non, parmi toutes les personnes que vous avez filmés, de les mettre au montage, de choisir certains moments. Ce que vous gardez de ces personnes, c’est ce que vous gardez de vous ?

MB – La question est plutôt liée au public aussi : quelles images valent la peine d’être vues et revues ? Parfois, on m’a donné des choses très belles mais qui n’étaient pas suffisamment intéressantes d’un point de vue cinématographique pour être gardées dans le montage. Pour moi, il y a eu des choses très importantes dans les rushs que j’avais montés, des choses très intimes. Mais il faut se poser la question : « est-ce que telle parole, tel geste, tel moment, telles actions, est-ce que ça sert les personnes ou est-ce que ça les dessert ? ». C’est la priorité. De faire en sorte qu’on les écoute, qu’on les regarde et qu’on les écoute : c’est être disposé à entendre et regarder.

LVSL – Oui quand vous filmez ce policier, assez jeune, avec sa caméra, devant la cinémathèque, d’une certaine manière vous l’écoutez pendant cette scène. Ou pas du tout ? Parce qu’il me semble assez jeune ce policier. 

MB – Lui, il joue le plan avec moi. C’est ça qui est magnifique.

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LVSL – Et vous parliez de jeu, jouer à faire l’acteur, jouer à faire du cinéma, il le fait ce policier, consciemment ou inconsciemment. 

MB – D’ailleurs c’est très rare qu’un policier, qu’un CRS accepte de jouer le jeu. Même à l’époque en fait. Ce sont des choses que les gens découvrent aujourd’hui mais c’était déjà très dangereux à l’époque.

LVSL – Pendant la loi El Khomri, on s’en rendait bien compte… 

MB – Oui depuis la loi Travail en fait. Mais pour moi la bascule c’est plutôt depuis la COP21.

LVSL – Pour avoir des chiffres qui relèvent un peu de l’anecdote mais qui permettent de mesurer le travail accompli et l’ampleur de la tâche qui a été la vôtre, on va passer à quelques questions « bassement matérielles » à présent…

MB – Bassement cinématographiques ! (rires)

LVSL – Le temps de tournage ? 

MB – Du 6 mai 2015 à juin 2017.

LVSL – Combien d’heures de rushs vidéos ? 

MB – 250 je pense.

LVSL – Donc 250 heures de rushs pour un film d’une heure et demie ? 

MB – 1h30 pile la version salle. J’ai fait une version de 2h45. Il y a 24 mois de montage, le montage a commencé alors que le tournage n’était pas fini. Le dé-rushage a commencé en septembre 2016. Il y a plein de types de montage qui ont été faits sur le film. Pour faire court, j’avais un truc que j’ai finalement abandonné : faire un film de raccords d’images. C’est-à-dire de mettre côte à côte des images, de faire un film de raccords, que les raccords se sentent, se voient. C’était l’héritage de Godard de faire du rapprochement d’images. Ou de Marker. 

« Au début on a plein d’idées en tête mais il faut apprendre à regarder ce qu’on a vraiment face à nous »

LVSL – « Mettez 2 trucs qui n’ont rien à voir côte à côte et voyez après » ?

MB – Exactement. Mais c’est pas du tout ce qui a été retenu finalement, on est allés vers quelque chose de beaucoup plus séquencé d’abord, au début je pensais à un film de fragments. Ce que je voulais, ce que je projetais, c’était faire un film assez populaire, et je me suis rendu compte que faire un film de fragments, c’est laisser beaucoup de gens sur le carreau parce que c’était très indigeste, quasiment expérimental. J’ai fait une version comme ça très longue qui est franchement imbitable. Progressivement, le film s’est séquencé, il y avait des séquences de plus en plus longues avec cette dimension du temps de la rencontre. Il fallait qu’on sente un peu la rencontre avec des personnes et en même temps le côté très précaire parce que des fois ces rencontres duraient 1/4 d’heure et pouvaient être très belles. À chaque fois, c’est du hasard. Bon des fois les rencontres ont duré 2 ans et sont devenues des amitiés très fortes…

À partir de là, le film a trouvé sa forme. Je pense qu’au début on a plein d’idées en tête et il faut parvenir à chasser ses idées, et ensuite apprendre à regarder ce qu’on a vraiment face à nous. C’est comme ce sculpteur italien qui prend des troncs d’arbre et qui épouse les formes naturelles du tronc au lieu de le de le césurer, de le casser, de lui imposer une forme prédéterminée. On est allés vers ce que nous donnait la matière filmique.

LVSL – C’est comme cette fable du sculpteur à qui on dit : « comment avez-vous fait pour faire une si belle statue ? ». Et lui répond : « Non mais la statue était déjà-là dans le bloc de marbre, moi je n’ai fait qu’enlever ce qui était en trop.”

MB – C’est un peu ça avec plein de guillemets parce que le film n’est pas si naturel que ça. C’est quand même un film qui impose quelque chose. Quand j’évoquais un album de rap, c’est un film violent à tous niveaux : dans sa façon d’aimer, dans sa façon de rapprocher, de disjoindre, de ne pas montrer. Il y a des choses qui ne sont pas montrées, c’est violent de ne pas les montrer. Nocturnes, mon moyen-métrage, était un cri. Celui-là… Je sais pas ce que j’aurais cassé si j’avais pas fait ce film, ça c’est sûr.

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LVSL – C’était une volonté dès le début de brasser ? De donner la parole à tout le monde, vraiment tout le monde ? 

MB – Ce n’était pas du tout l’idée de brasser, c’était juste rencontrer et donner la parole à du monde. C’était surtout faire des rencontres, il y avait une ivresse de la rencontre pendant le film. On n’en avait jamais assez. J’espère qu’on a retranscrit ça dans le film. J’espère qu’on aura tout le temps envie de rencontrer de nouvelles personnes. Je suis passionné par ça. Pour mon prochain film, qui est une fiction, ce que j’attends avec impatience, c’est le casting. Parce que j’adore ça. J’adore, non pas seulement rencontrer, mais aussi trouver des personnes selon mon cœur. Donc dans le film, je n’ai gardé que des gens que j’adore. Faire un film, c’est être condamné à revoir au moins mille fois les mêmes images, donc il faut beaucoup les aimer, il faut beaucoup aimer ces gens pour mener à bien le projet.

LVSL – Quand vous dites cela, vous parlez d’aimer les personnes en général ou ce qu’ils vous donnent quand vous filmez ?

MB – Ce qu’ils me donnent, ce qu’il se passe dans le plan. C’est leur expression, leur façon de faire, leur façon de parler. C’est ça que je trouve génial. C’est aussi le plein d’expressions, comme par exemple celui qui dit « Quand tu prends de la drogue, bah tes soirées ne finissent pas à 2h mais moi mes soirées elles finissent à 15h, à 17h, à 18h ». Moi à ce moment-là, je suis mort de rire, je trouve ça génial ! Parce que c’est sa norme à lui, il se rend pas compte que pour des gens ça paraît extraordinaire de faire une soirée jusqu’à 17h, pour lui c’est normal. Quand Mala, le dealer, dit : « on n’est pas six pieds sous terre, on est six pieds sur terre ». Comment tu veux inventer ça ? Tu pourras passer 15 jours devant ta page de scénario, tu ne trouveras pas ça. Même quand je fais de la fiction, ce sera très documenté. C’est un prélèvement sur mon expérience personnelle.

LVSL – Il y a une démarche empirique du coup ?

MB – Très empirique. Je ne crois vraiment qu’à ça. Personnellement je me sens incapable de faire quoi que ce soit d’autre. Je ne me verrai pas penser un truc abstraitement. Je n’aime pas trop les choses qui sont pensées de loin. C’est pour ça que le film Shéhérazade (de Jean-Bernard Marlin, ndlr) m’a plu, parce que je sens la rencontre. Je sens que quelqu’un a vraiment fait l’expérience en profondeur de quelque chose.

LVSL – Il y a une scène qui m’a marqué dans le film, c’est celle avec les jeunes qui font la fête, où ils parlent de leurs contradictions, elle est très belle et en même temps infiniment glauque. Cette petite rue, où il y a une petite lumière, où finalement on se cache presque au coin de quelque chose pour s’exprimer, pour exister, pour s’amuser, pour faire cette fête….

MB – Ce sont les lumières orangées de Paris qui disparaissent peu à peu. C’est la rue Oberkampf. Cette séquence est aussi un montage parallèle, ce n’est pas seulement les jeunes de Science Po. Le projet du film est de montrer à la fois les différences et les ponts entre des jeunesses qui semblent à priori très différentes. Au fond, les dealers de Colombes qui viennent sur les Champs-Élysées, ils ne font pas autre chose que les jeunes de Science Po qui viennent à Oberkampf. Ils font la même chose, ils ont les mêmes bouteille de Cristaline dans lesquelles ils font leur mélange. Vald dit : « petite potion dans Vittel, y’a que comme ça qu’j’vois la vie belle ». Ils ont la même façon de s’amuser. Et on voit très bien leurs différences, mais ce que je trouve intéressant, c’est qu’ils font le même geste. C’est pour ça que j’ai monté les deux scènes en parallèle. Sarah et Sofiane lèvent les bras en l’air. Ils veulent s’évader.

« Quand on a 20 ans, on a une énergie qui est hallucinante »

Je suis content que ça vous plaise. Je vois bien la différence de réception. Dès que ce sont des personnes plutôt bourgeoises, plutôt âgées, il y a beaucoup de condamnations. Souvent, les vieux attendent des jeunes qu’ils soient les jeunes qu’ils n’ont pas réussi à être, les jeunes qu’ils projettent une fois qu’ils sont vieux. C’est-à-dire des jeunes cultivés, qui, dès qu’ils ouvrent la bouche, sont censés dire des choses savantes, intelligentes, coordonnées, argumentées. Mais je suis désolé, souvent ce sont des projections rétrospectives. 

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Ce que je voulais moi, ce n’était surtout pas ça, c’était de l’involontaire, des choses que seule l’énergie de la jeunesse pouvaient me donner. C’est un truc qui est aussi biologique,  quand on a 20 ans, on a une énergie qui est hallucinante. J’adore cette scène-là parce qu’il y a plein de choses hyper importantes qui sont dites de leur vie. Ça peut paraître absolument dérisoire de savoir si on se drogue ou non. Ça paraît dérisoire seulement à des gens qui n’ont plus ces problèmes-là. Quand j’avais 15 ou 16 ans, savoir si je devais tirer sur une douille à une soirée, c’était une vraie question. Si je devais me défoncer, si je devais faire comme les autres… Ce sont des questions que l’âge recouvre et qui ensuite sont regardées avec mépris et condescendance. Mais c’est hyper important. Qu’est-ce qu’on apprend à l’école ? A quoi ça sert de faire des études ? Quand on a 16 ou 18 ans, quand on va voir un conseiller d’orientation, on est démunis. On se rend compte que les aînés sont aussi démunis que nous face à notre propre devenir. Y’a une phrase de Nekfeu   dans Humanoïde, de son dernier album  : « Qui a conseillé la conseillère d’orientation ? ».

« Souvent, les vieux attendent des jeunes qu’ils soient les jeunes qu’ils n’ont pas réussi à être »

LVSL – Les adultes projettent trop, donc ? 

MB – Quand je disais, L’Époque c’est nous le Grand Paris – c’est la phrase de Médine – et c’est une classe bien sage. Ça a été prononcé par les CRS à Clichy. Et souvent les aînés veulent qu’on soit « une classe bien sage » qui connaît son texte, qui connaît sa poésie, qui connaît son poème. Et ce sont des choses que je ressens même encore aujourd’hui. La jeunesse n’en finit jamais. Parce que j’ai fait un premier film, on me parle encore comme à un jeune. On se retrouve dans une situation absurde, on parle de « jeunes cinéastes » pour des gens qui ont 44 ans, juste parce qu’ils ont fait un premier film. Il faudrait dire qu’il n’y a pas de film de jeunes cinéastes en France. Peut-être que c’est lié au cinéma, qu’on a besoin d’avoir suffisamment vécu pour filmer. Harmony Korine a fait Gummo quand il avait 23 ou 24 ans. Mais ce sont des exceptions, c’est toujours très rare. 

LVSL – C’est ce que disait la Nouvelle Vague, ils défendaient l’idée qu’on n’avait pas besoin d’avoir suivi le système classique du schéma artisano-industriel français pour devenir cinéaste, d’avoir été premier assistant pour être réalisateur ou d’avoir été opérateur pour être chef-opérateur. Leur position était, grosso-modo, « s’il n’y a pas besoin d’avoir un diplôme pour être écrivain ou peintre, et bien pour être réalisateur, c’est pareil ».

MB – Mais il ne faut pas croire que ça a été aboli. Maintenant ça se passe ailleurs. Ça passe par une façon de nous parler, une façon de nous faire comprendre qu’il va falloir attendre. Et moi, ce que je trouve hallucinant, c’est que L’Époque sorte alors que j’ai 32 ans. Dans un cinéma sain, un système bien portant, c’est un film que plusieurs personnes auraient pu faire à 25 ans, peut-être pas à 20 ou 15 ans évidemment, mais à 25 ou 27 ans ça me semblerait sain. Il y a un délai de 5 ans que je ne comprends pas.

C’est un film que j’ai totalement arraché. Ce n’est pas un film normal. Il est anormal que L’Époque sorte en salles, c’est une exception à la règle ce film. Le système du cinéma français n’est surtout pas fait pour qu’un film comme L’Époque voie le jour. Moi j’ai 33 ans et je ne me considère pas vraiment comme un jeune cinéaste. Je ne vois pas comment. Jeune, j’avais sentiment de l’être quand j’avais 22 ans. Aujourd’hui j’ai le sentiment d’être adulte, pas jeune, adulte. Ça n’a rien à voir.

« Mettre en scène est une forme d’écriture. L’écriture filmique »

LVSL – On a institutionnalisé tout ce qui a été l’exception ?

MB – En un sens oui. Vous parlez d’institutionnalisation, mais à mes yeux il s’est passé un truc ahurissant concernant ce que l’on appelle « le cinéma d’auteur » : aujourd’hui on parle du cinéma d’auteur pour justifier un système de production basé sur l’écrit, sur le scénario. Il y a une divinisation du scénario aujourd’hui en France qui est extraordinaire. Et tout ça en invoquant la Nouvelle Vague, le cinéma d’auteur au sens où les réalisateurs seraient aussi les auteurs de leur scénario. Mais la Nouvelle Vague a quand même inventé la notion d’ « auteur » pour parler de cinéastes, Fritz Lang, Howard Hawks, des Américains qui n’écrivaient pas leur scénario. Pour dire en fait c’est la mise en scène qui est analogue à ce que pourrait être l’écriture chez un auteur de roman.

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LVSL – Comme la caméra stylo de Hitchcock. 

MB – Voilà c’est exactement ça. Mettre en scène est une forme d’écriture. L’écriture filmique. Aujourd’hui, l’auteur, dans le cinéma français, il n’est pas du tout celui qui met en scène. C’est celui qui écrit. C’est absurde mais il faut défendre le cinéma d’auteur contre lui-même. Il faut défendre la mise en scène, le montage, et tout ce qui relève de la vue, de la vision, de l’acte de regarder, contre le fait d’écrire. Je n’ai rien contre le fait d’écrire, là je suis en train d’écrire une fiction. Mais je suis contre le fait que le financement d’un film soit entièrement fondé sur l’écriture. 

Pour des fictions, on pourrait demander pas plus de 5 ou 10 pages. Même pas un story-board, juste une intention. Et ensuite, dire : « faites un essai avec un acteur et envoyez-nous une scène ». On peut faire ça aujourd’hui, on a la liberté, la légèreté de faire ça. On peut envoyer au CNC ou autre, 5 ou 10 min d’un essai avec un comédien, pour voir. C’est comme là qu’on jauge un réalisateur : qu’est-ce qu’il est capable de faire avec un comédien, un caméra et un son. Là je pense que, rien qu’avec cette base-là, on pourrait avoir un cinéma français qui serait mille fois plus intéressant. Parce que, à l’arrivée, on fait entrer des films sur la base de ce qui constitue le cinéma : des sons, des images et la rencontre entre des gens qui veulent être vus et des gens qui veulent regarder. C’est beaucoup plus intéressant que de passer 2, 3, 4 années parfois à blinder un scénario qui est progressivement complètement vidé de sa vie par toutes les commissions par lesquelles il passe, les regards, etc… C’est fait pour tuer la vie. S’il y a quelque chose à revendiquer aujourd’hui, c’est ça. Pour moi c’est le cœur du combat artistique et esthétique à mener.

« C’est un film que j’ai totalement arraché. Ce n’est pas un film normal. Il est anormal que L’Époque sorte en salle, c’est une exception à la règle ce film »

L’Époque a été fait dans cet état d’esprit-là. Oui moi j’ai écrit 110 pages, un dossier énorme dans lequel j’ai parlé de plein de choses : des personnes que j’ai rencontrées, de ma méthode de tournage, de ce que c’est pour moi Paris, de ma génération, de la jeunesse que j’ai envie de montrer à l’écran… Mais ça ne vaut pas grand chose face à 5 minutes de rushs. Et c’est du temps perdu pour moi, en tant que réalisateur.

LVSL – Est-ce que le film est profondément français dans sa représentation de la jeunesse ?

MB – Au Caire quand j’ai projeté le film – ça a du sens de projeter ce film là-bas puisqu’ils sont dans une dictature atroce depuis 2014 – les gens, les spectateurs cairotes me disaient « c’est incroyable, je me rends compte que j’ai les mêmes problèmes que les gens à l’écran ». Ça ne veut pas dire qu’ils le regardent comme des Français, qu’il n’y a pas une spécificité française. De toute façon, le film ne vient pas de nulle part. Il vient d’une tradition française, il vient de Vigo, de Godard – bon lui c’est un Suisse mais c’est le plus Français des Suisses – il vient du collage. C’est un collage mon film. Avec le recul, des fois je me dis que la forme à laquelle il ressemble le plus, c’est l’album de rap. C’est moins un collage au sens de Braque, Picasso et compagnie, ou les surréalistes, le film n’est pas du tout un collage surréaliste. Il y a un côté vraiment album de rap.

« Je ne voudrais pas qu’il y ait un bagage particulier, qu’on ait besoin de connaître des choses pour aimer le film »

LVSL – C’est peut-être ça qui crée ce langage universel du film ?

MB – Il faut croire qu’il l’est. Je n’ai pas du tout l’impression d’avoir essayé de gommer des spécificités.

LVSL – Est-ce que L’Époque est un film populaire ? 

MB – Populaire parce que je ne voudrais pas qu’il y ait un bagage particulier, qu’on ait besoin de connaître des choses pour aimer le film. De façon générale, j’aime toutes les formes de cinéma mais je regarde beaucoup de fictions grand public. J’ai découvert le cinéma comme ça. J’ai plein de cinéphilies différentes mais je ne peux pas faire un film qui ne soit pas ouvert. Je veux l’ouvrir à tout le monde. Je veux que tout le monde puisse aller le voir. Quand on fait un film comme ça, ce n’est pas pour s’adresser à quelques personnes. Ce n’est pas un essai ce film, je n’ai pas essayé quoi que ce soit. Je voulais vraiment proposer quelque chose. Ce n’est pas un essai c’est une proposition de cinéma. 

« L’Époque, je l’ai pensé depuis le début pour la salle, pour le grand écran »

Et surtout, je voulais que les jeunes que je filme puissent aller voir le film sans être mis sur la touche au bout d’un quart d’heure. Ce film, j’en ai l’assurance, je sais qu’il plaît, qu’il est accessible, à toutes les personnes que j’ai filmées, que ce soit les jeunes de Sciences Po ou que ce soit des gens qui ont grandi en faisant du vol à l’arraché aux Francs-Moisins, à Saint-Denis. C’était très important pour moi parce que c’est un film qui est fait pour relier, c’est un film de rencontres. Et c’est un film de rencontres aussi après la projection. C’est pour ça que j’ai refusé que le film soit vendu à Netflix, pas parce que j’ai quelque chose contre Netflix. J’aimerais beaucoup faire un film pour Netflix. C’est intéressant d’un point de vue cinématographique de penser un film, un type d’image, un type de son, faits pour être regardé sur un écran grand comme la main. Parce que pour moi Netflix c’est ça, c’est même pas le grand écran familial, c’est le smartphone.

Mais L’Époque, je l’ai pensé depuis le début pour la salle, pour le grand écran. C’est pour ça qu’il y a eu un ingénieur du son qui était avec moi pendant deux ans dans la rue. Le film est très immersif, c’est une expérience sonore aussi, il est très musical. La forme est musicale. Quand je disais album de rap, un album de rap, ça s’écoute. J’ai pas dit « morceau », j’ai dit « album ». J’admire beaucoup la composition des albums de rap, ceux de Nas, d’Eminem, de Kendrick Lamar, ce sont des compositions, c’est une cohérence globale.

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LVSL – Vous parliez de votre envie que le film réunisse et ça me ramène à un plan du film qui est absolument sublime, je vais oser le mot. C’est celui de l’eau qui semble glisser sur la Statue de la République et où les couleurs reflétées passent de bleu-blanc-rouge à terne. 

MB – Ce plan a une histoire. En fait, je l’ai fait pour la première fois en photo, en argentique. Le 14 novembre 2015, le lendemain des attentats du Bataclan. Je me suis baladé dans la rue, je suis allé à République, il avait plu ce jour-là donc le sol était mouillé. Donc j’ai fait une première version photographique. Après, durant la période de « Nuit debout » ils ont installé un mur d’eau. Il était très tard, peut-être 4h du matin. On était en train de déambuler après une évacuation Place de la République. Et on a eu cette idée avec Thibault, on s’est postés là, moi visuellement j’ai vu le truc. Et après à l’image j’ai inversé le plan. J’ai retourné l’image. C’est un plan qui plaît beaucoup parce qu’il est très symbolique. C’est vraiment fort. Peut-être que des gens le trouvent trop lourd, je ne sais pas. C’est toujours dur de jouer avec le symbole.

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LVSL – Ce plan semble constituer un écho direct avec la première bande-annonce du film – qui date du 2 ou 3 avril 2016, donc pendant le tournage – [1] qui ne contenait qu’un seul plan, sur la Statue de la République aussi, mais avec un mouvement de caméra inversé, le haut du monument se retrouvant en bas de l’image. Qu’est-ce qu’il raconte pour vous ce plan de cette Statue de la République qui se retourne, qu’on vient chercher presque à l’envers ? 

MB – C’est la République qui a la tête à l’envers, qui est complètement retournée, qui ne marche pas sur ses deux jambes. C’était ça dans ma tête, un monde qui a la tête à l’envers, un renversement de toutes les valeurs. Une sorte de perte de sens. C’était une manière de ridiculiser le symbole. Je trouvais ça comique, elle n’est plus du tout imposante, on se demande juste « qu’est-ce qu’elle fait là ? ».

LVSL – Libération avait fait il y a quelques années un spécial Cinéastes et la question était la même pour tous : « pourquoi filmez-vous ? ». Ce sera donc notre mot de la fin :  pourquoi filmez-vous ? 

MB – Je vais répondre par une citation de Damso : « Le temps, je voudrais le manier ».

 

Liens vers 2 scènes coupées au montage final du film :

  • https://www.youtube.com/watch?v=-RtPvNxc_6o
  • https://www.youtube.com/watch?v=GhTWW2K96SY
  1. https://www.youtube.com/watch?v=x1d8ImStJks

Quand les westerns se gentrifient

Monument Valley / Wikimedia Commons

Sortis à quelques semaines d’intervalle, Les Frères Sisters de Jacques Audiard et La Ballade de Buster Scruggs des frères Coen remettent le western à l’honneur. Dans le sillage de Quentin Tarantino, nombreux sont les cinéastes pour lesquels ce genre qu’on croyait désuet redevient une sorte d’étape créative obligée, tout en suscitant l’enthousiasme d’un nouveau public.

Ni omniprésent, ni vraiment démodé, le western semble être devenu le « genre guest » de ces dernières années. Les cinéastes les mieux cotés du moment y reviennent tour à tour, par exclusivités périodiques – pensons seulement à Alejandro González Iñárritu, les frères Coen, Jacques Audiard, Quentin Tarantino et bientôt Mel Gibson[1]. Comme si l’archaïque épopée de la Conquête de l’Ouest devenait la nouvelle pièce d’épreuve à réussir pour se couvrir de chic et, affectant un air entendu, entrer en connivence avec un public à moitié esthète averti, à moitié fan de pop culture.

Ce western qui donne l’impression de se « gentrifier » en s’offrant de tels retours événementiels peut surprendre, surtout si l’on se souvient que le genre, même au temps de sa gloire, même pour ses chefs-d’œuvre, n’a (presque) jamais reçu d’Oscar[2]. Au milieu des années 1950, des réalisateurs méritants comme George Sherman ou André De Toth venaient au western parce qu’il était le prérequis attendu de n’importe quel travailleur de l’industrie cinématographique. Et voilà qu’en ce début de XXIe siècle, tout le gotha des cinéastes condescend au western pour mieux prendre la pose devant l’Histoire du cinéma.

Audiard à l’Ouest

C’est à la fois dans cette lignée et dans cette perspective que s’inscrit la démarche – a priori assez inattendue – du Français Jacques Audiard, fils du père des dialogues des Tontons Flingueurs et réalisateur de l’inoubliable Un prophète, ou encore de Dheepan, Palme d’or à Cannes en 2015. Les Frères Sisters fait le pari du western à travers l’adaptation d’un roman bien ficelé de Patrick De Witt, paru en 2013. Charlie l’impulsif et Eli le sentimental sont deux tueurs à gages chargés par le mystérieux « Commodore » de se débarrasser d’un chercheur d’or après lui avoir dérobé sa formule miraculeuse pour révéler les gisements d’or. Impitoyables devant l’ennemi, les deux hommes n’en sont pas moins liés par un pudique amour, par un souci mutuel qui tranche avec leur froideur dans l’assassinat. D’Oregon City à Frisco et l’American River, leur descente des États du Pacifique – chose rare pour un western, on y voit l’océan – donne mille obstacles à cette fraternité pour s’affirmer… Jusqu’à se refermer contre le monde.

L’amateur du genre regrettera le choix décevant des lieux de tournage franco-espagnols, et surtout la mise en scène assez peu « westernienne » – il faut le dire – qui peine à nous convaincre de nous trouver ailleurs que dans des forêts ou des campagnes quelconques. C’est à croire que continue de planer sur le film, à un siècle de distance, le vieux complexe français de la plaine camarguaise ; cette plaine où, à l’époque du muet, des cinéastes ou acteurs parisiens comme Joë Hamman faisaient singer les ruades des cowboys par des gardiens des Saintes-Maries-de-la-Mer.

Mais là où la mise en scène banalise les Grands Espaces, un éclairage qu’on pourra qualifier, cette fois, de positivement européen, contrebalance cette banalité et regagne largement le plaisir du spectateur. Les jeux esthétiques sur les clartés dans l’ombre, les éclats de feu et les luminescences s’alternent et se transforment délibérément. L’ensemble forme un heureux système qui prend aussi un sens thématique : on peut évoquer la pétaradante scène d’ouverture, ou le rendu visuel de ce fameux « secret » censé faciliter la recherche d’or. Quant à la scène finale, plan-séquence original (et originaire) qui se déplace dans le temps et en huis clos, elle ponctue de façon très belle l’aventure sentimentale – la seule qui valait, décidemment – unissant les frères Sisters, ces Adelphes du crime.

Les Coen en balade

The Ballad of Buster Scruggs, sorti le 16 novembre et produit pour la plateforme Netflix, confirme largement le souci de perfection visuelle de ce gentrified western, d’autant plus que les frères Coen, déjà rompus au genre depuis True Grit (2010), cherchent davantage à dialoguer avec ses gimmicks et transfigurent bien mieux ses emblématiques Grands Espaces. Bien sûr, la commande de Netflix n’est pas indifférente à la proposition d’un film à sketches, et les connotations associées au conte – notamment par le livre feuilleté à chaque transition entre les différents épisodes – laissent suspecter l’appât du film de Noël. Les six fables recueillies ne sont d’ailleurs pas d’égal intérêt, loin s’en faut, mais certaines d’entre elles, par l’originalité du scénario, la variation des registres, percutent intelligemment le genre, tout en rappelant le meilleur des réalisateurs de Fargo et de Burn After Reading.

On pense à l’épisode The Gal Who Got Rattled, où une choquante absurdité dispose du destin d’Alice Longabaugh, jeune femme décidée à émigrer vers l’Oregon mais dont le frère a disparu en cours de route. La scène, notamment, de l’affrontement final, sommaire mais virtuose, force l’admiration. Le sketch suivant, All Gold Canyon, est tout entier encadré par un grand cerf qui contemple d’avides chercheurs d’or s’entredéchirant pour violer une vallée immaculée. Le rendu esthétique ainsi que le beau survol des passions humaines inscrivent cette histoire dans la meilleure tradition de la wilderness, clin d’œil évident à la vitalité de l’écologie des parcs naturels et du nature writing littéraire aux États-Unis[3].

Aux vallées luxuriantes et aux pistes où achoppent les charriots bâchés répond la précarité des as de la gâchette dans The Ballad of Buster Scruggs, le sketch titulaire du film. De loin le plus citationnel de tous, l’épisode distille baroque et grotesque dans le genre, donnant un résultat à mi-chemin entre la veine « spaghetti » et les swinging cowboys des années 1930 (on y retrouve une précieuse relique : le bon vieux costume blanc de Gene Autry). Enfin, signe des signes, l’aventure est embrassée et comme garantie par l’horizon tutélaire de la Monument Valley de John Ford. L’ironie métaphysique qui voit se succéder prouesses magistrales et revirements brutaux, mais aussi le simplisme voulu de certains effets spéciaux, pourront déconcerter d’entrée le spectateur. Mais ils lui rappelleront aussi que les frères Coen restent ce qu’ils sont, même sur le set en carton-pâte d’une ville-frontière. Et au fond, rien d’illogique : qu’est-ce qu’un six-gun pourrait changer à l’inconfort du chat de Schrödinger?[4]

Luca Di Gregorio

[1] Avec un remake de The Wild Bunch de Sam Peckinpah, prévu pour 2019 ou 2020.

[2] Sauf quelques exceptions très distantes dans le temps, comme le très oubliable Cimarron de Wesley Ruggles (1931) ou les très cultes Dances with Wolves de Kevin Costner (1991) et Unforgiven (1993) de Clint Eastwood.

[3] Et sur ce mouvement, on se permet de renvoyer à L. Di Gregorio, Le Sublime Enclos. Le récit de la nature américaine au défi des parcs nationaux, Rome, Quodlibet, 2018.

[4] Cf. A Serious Man (2009).