Oppenheimer : le spectacle de la fin du monde

À l’occasion de la sortie en salles d’Oppenheimer, le réalisateur Christopher Nolan a précisé ses intentions à la presse : mettre en évidence la nouveauté radicale du monde produit par la bombe, au sein duquel l’humanité est désormais capable de s’autodétruire. Le film espère ainsi susciter chez les spectateurs un sens fugace de la « responsabilité » et raviver les inquiétudes concernant la prolifération des armes nucléaires. Une préoccupation d’actualité, au regard de la poursuite du conflit russo-ukrainien, et dont la pertinence aurait pu être assurée, si la caméra de Christopher Nolan avait fait preuve de davantage d’inventivité. Malgré une esthétique recherchée, Oppenheimer s’en remet pourtant aux poncifs individualistes de la narration hollywoodienne et n’hésite pas à sacrifier la métaphysique de la bombe à l’industrie culturelle américaine.

L’impossible biopic de la bombe

Si le film avait suivi sa prétention de placer en son centre l’inhumanité de l’arme nucléaire, on aurait pu imaginer, en toute hypothèse, le personnage du scientifique s’effaçant derrière ce produit technique ultime qui s’est incarné sous la forme d’une bombe. Une telle potentialité technologique s’accommodait cependant mal d’un genre comme le biopic, qui s’intéresse aux créateurs plutôt qu’aux créations, tout en perpétuant certains canevas bien connus à Hollywood. On peut l’expliquer en revenant à la construction de l’image médiatique du « géant de la science » dont Einstein avait déjà fait les frais : c’est l’image, telle que décrite par le philologue russe Mikhaïl Bakhtine, d’un original absolu, mauvais élève par excellence et manifestant son exubérance par quelques manies iconiques. Le scientifique selon Hollywood exhibe souvent de telles excentricités qui doivent extérieurement le distinguer du commun ; inadaptation sociale, singularité d’apparence ou attitudes intempestives sans lesquels il est impensable qu’il pût jamais inventer quoi que ce soit. C’est que les « génies » ne demeurent cinématographiquement dignes d’intérêt que s’ils agissent en impulsifs introspectifs.

Force est de reconnaître que, dans un premier temps, Christopher Nolan a cherché à restituer une partie de l’ordinaire d’Oppenheimer, en s’appuyant sur la biographie très détaillée des historiens Kai Bird et Martin J. Sherwin – il est un homme à femmes tourmenté par ses émotions, autant qu’un fin stratège qui ne rechigne pas à négocier, et un chef d’équipe chevronné qui parvient à diriger avec efficacité le Projet Manhattan. Mais Le Prométhée Américain s’avère rapidement rattrapé par les oripeaux stéréotypés de l’excentrique qui contribuent à l’élever au-dessus de la mêlée. Les névroses ponctuelles dont il fait preuve marquent socialement Oppenheimer comme elles marquaient le Sheldon Cooper de Big Bang Theory, cette fois à des fins comiques, ou le Zuckerberg créé par David Fincher dans The Social Network. La véritable originalité aurait pourtant consisté à approfondir le travail de normalisation d’Oppenheimer, en fonction par exemple d’une esthétique du labeur acharné, oscillant entre erreurs et rectifications dans un temps dilaté – lot commun de tous les chercheurs du globe. Cette banalisation de l’inventeur aurait peut-être permis, en contrepartie, de débanaliser la bombe elle-même, comme seul acteur qui vaille à l’aube d’une ère d’autonomisation morbide de la technique.

« Cette banalisation de l’inventeur aurait peut-être permis, en contrepartie, de débanaliser la bombe elle-même. »

Mais c’est surtout dans la représentation de l’activité scientifique elle-même que se traduit le mieux cette spectacularisation de la recherche dont Hollywood ne peut pas démordre. Il s’agit bien, pour l’industrie du rêve, de ramener l’activité (professionnelle) à l’acte (événementiel) aussi souvent que le réclament les besoins narratifs du film. Ainsi des scènes dans lesquelles un Oppenheimer frénétique se précipite sur son tableau noir et y inscrit à la hâte les formules décisives de l’œuvre destinée à faire basculer l’histoire de l’humanité, rejouant cette chorégraphie du génie rendue obligatoire pour visualiser tout processus d’invention. En effet, le moment de la trouvaille ne saurait se matérialiser autrement qu’à travers un geste spectaculaire, sauf à contrarier le rythme trépidant du film. Le scientifique se trouve alors saisi en sa découverte comme en happening, dans l’invisibilisation de la division du travail ayant rendu possible une telle avancée technologique. La présence à l’écran des physiciens agrégés autour du projet Manhattan, parmi lesquels Niels Bohr, prix Nobel en 1922 pour ses découvertes relatives à la mécanique quantique, ou encore Edward Teller, futur « père de la bombe à hydrogène », est à ce titre exemplaire : simples supplétifs du génial Oppenheimer, ils sont réduits au statut d’adjuvants de l’action.

Nous, fils d’Oppenheimer

La conséquence des (très) gros plans sur Oppenheimer n’en est pas moins attendue : le film propose au spectateur de s’identifier à cette figure allégorique du genre humain guidé par sa soif de connaissance. L’heure est au fantasme d’hybris – que faire de ce « feu sacré », qui menace de brûler l’atmosphère terrestre ? À la prendre au sérieux, la crainte de la bombe que veut réinstaller Christopher Nolan dans les imaginaires ne peut qu’être une crainte existentielle : elle doit forcément crever l’écran, et même le déborder pour livrer au public une sorte d’expérience cinématographique limite. L’intensité des trois heures est à l’image de cette découverte fulgurante, qui ne laisse aucun répit à celui qui la possède. Assourdissante musique, succession ultra-rapide des séquences, scénario du contre-la-montre, tout cherche à signifier l’urgence de la situation, jusqu’à « l’explosion » de la première bomb test, sur le sol du Nouveau-Mexique le 16 juillet 1945. S’en suit une grande scène d’apothéose, mêlée d’enthousiasme et d’effroi, où enfin la narration est obligée de s’interrompre et le silence sommé de s’imposer. Nulle doute que la dimension dramatique d’un tel moment vise à séduire des spectateurs sursollicités, dont l’unique soulagement est orchestré pour coïncider avec l’entrée dans un monde nucléarisé.

Ce décalage est, de ce point de vue, un intéressant parti pris, bien que sa portée soit aussitôt minimisée. Au franchissement des limites succède l’inévitable « prise de conscience », surjouée à travers un Oppenheimer en proie à des dilemmes ex post et à des remords étouffés. Cette conscientisation des erreurs est visiblement le seul mode d’intervention dans la Cité disponible pour la communauté hollywoodienne. Toujours prête à montrer patte blanche, elle s’inquiète des résultats désastreux de la politique américaine, sans cependant chercher à interférer avec les causes elles-mêmes. On ne trouvera par exemple nulles traces, dans Oppenheimer, d’une remise en cause du complexe militaro-industriel, à l’origine des catastrophes sans précédents du siècle dernier. Mais plus préoccupante encore est la distorsion morale produite par la conversion du tragique historique en un tragique individuel. Tout est pensé pour que le spectateur se glisse dans la peau du protagoniste et s’interroge avec gravité : « Qu’aurais-je fait à sa place ? » C’est dire combien le problème est mal posé, puisqu’il n’est guère plus question aujourd’hui d’Oppie, selon le diminutif affectif qui était alors d’usage, mais bien de Little Boy, nom de code résolument plus terrifiant (« petit garçon » en français) donné à la bombe A, larguée sur Hiroshima le 6 août 1945.

« Dans quel monde peut-on jouir de la mort instantanée de 120 000 hommes ? »

Et s’il venait à l’esprit d’un public zélé de s’inquiéter sincèrement du commencement irréversible de « l’âge atomique », selon l’expression du philosophe Günther Anders, et de s’engager directement contre sa perpétuation, le récit apocalyptique de Christopher Nolan ne saurait les y encourager. La surenchère autour du personnage d’Oppenheimer se parachève lorsqu’elle l’érige en héros sacrificiel, sauveur en même temps que fossoyeur de l’humanité. L’identification se change alors en expiation : personne ne saurait être à la mesure du génie, et seul ce dernier peut espérer « réparer sa faute », comme le suggère la troisième partie du film. Le spectateur n’a pas d’autre choix que d’admettre son impuissance : comment pourrait-il s’élever contre des événements qui le dépassent et nécessitent des « compétences » dont il ne dispose pas ? Dans ses Commandements de l’âge atomique (1957), Günther Anders avertissait cependant déjà contre les « clercs de l’Apocalypse » qui s’arrogent le monopole de la fin du monde. Une indispensable lucidité pour résister aux révélations d’Oppenheimer, énoncées dans les termes du poème de la Bhagavad-Gita, issue de la tradition religieuse hindouiste : « Je deviens la Mort, le Destructeur des Mondes. » Ce ton prophétique est d’autant plus funeste qu’il est conjugué à une scène érotique, prétendant rendre son message plus absolu. La vérité est néanmoins plus crue qu’on ne le croit : dans quel monde peut-on jouir de la mort instantanée de 120 000 hommes ?

Le faux procès de l’Amérique

Que le film cherche, dans son dernier acte, à dépeindre les déboires d’Oppenheimer avec l’administration américaine finit d’égarer la production de Christopher Nolan. Au lieu d’envisager ce que signifie une « politique [qui] a lieu au sein de la situation atomique », confrontant le monde « du fait des « armes atomiques » à son to be or not to be » (Anders, Hiroshima est partout, 1958), le réalisateur laisse dégénérer son long-métrage en basses intrigues politiciennes : les complots d’alcôve, qui visent à ne pas renouveler la licence du physicien à l’Agence de Sécurité atomique, offrent la toile du fond du « Jugement » de cet ex-héros national. Ce vrai-faux procès contre Oppenheimer, dont le cynisme ne manquera pas d’interpeller le spectateur, aggrave encore la normalisation des enjeux de l’événement atomique, en clôturant l’histoire par un règlement de comptes bureaucratique entre Américains – business as usal. Au fond, le message est clair : il est impossible de désigner des coupables. Reste pour seul parti, celui des accusés (souvent injustement !), sommés de se défendre contre l’arbitraire du pouvoir.

« Au fond, le message est clair : il est impossible de désigner des coupables. Reste pour seul parti, celui des accusés (souvent injustement !). »

De l’accusation de communisme qui visait Oppenheimer, rien d’ailleurs ou presque ne sera dit, et seules quelques scènes d’indignation syndicale assez naïves sont intégrées à la narration pour parler des convictions du scientifique. Si des controverses subsistent au sujet de son positionnement politique, les différents témoignages, rassemblés par Kai Bird et Martin J. Sherwin, suggèrent qu’il n’était pas particulièrement « marxiste ». Ce sont bien davantage les circonstances qui l’ont contraint à se rendre à certaines évidences, comme l’indiquent les justifications présentées devant le Personnel Security Board : « À partir de fin 1936, le traitement des juifs en Allemagne me mettant dans une fureur persistante et latente. (…) J’ai commencé à comprendre à quel point les événements politiques et économiques avaient de quoi affecter la vie des hommes. » Sans s’encombrer de telles considérations, le réalisateur préfère imaginer le portrait d’un homme odieusement trahi. Après les bombardements, le « tribunal » interne à l’administration permet donc au physicien, même affaibli, de se relégitimer, par contraste avec ses accusateurs, dont la posture est plus caricaturale que réellement convaincante. C’eût été trop demander que les réels faiseurs de catastrophes soient effectivement inquiétés.

En cela, Oppenheimer perpétue une lecture mainstream du phénomène maccarthyste : le scénario d’une névrose fugace, d’un regrettable intermède inquisitorial qui, porté par une poignée de sénateurs réactionnaires, aurait écarté momentanément la démocratie étasunienne de son tempérament politique profond. « Le fait est que je l’aime, ce satané pays » reconnaît Robert Oppenheimer, dans son journal, attaché aux valeurs progressistes américaines. Selon cette thèse conjoncturelle, que vulgarisera en France l’historien Alexandre Adler, le prétendu « pays de la liberté » aurait en effet risqué de s’égarer, entre 1950 et 1954, avant qu’heureusement il ne se reprenne de cette lutte mimétique contre le totalitarisme. Une telle assurance ménage au système politique nord-américain toute latitude pour ressortir de l’épreuve indemne dans sa substance, voire encore héroïque, puisqu’il parvient à vaincre ses propres turpitudes. Ce n’est ainsi pas un hasard si le film prend soin d’entourer Oppenheimer de soutiens intègres, qui jouent le rôle de témoins de moralité politique – dont notamment, l’un des membres de la Commission qui l’interroge, le seul à voter son acquittement – et d’orchestrer le triomphe de son héros jusque dans la défaite juridique. Défaite au demeurant temporaire, puisque le spectateur, complice, n’ignore pas que le physicien sera finalement réhabilité et que le maccarthysme n’a aujourd’hui plus aucun argument pour séduire.

L’aveuglement devant l’Histoire

À qui s’adresse, en définitive, cette mascarade, sinon à un public « américanisé » malgré lui ? Une dizaine de jours après sa sortie, Oppenheimer enregistre déjà 220 millions de dollars de recettes à travers le monde et près d’1,5 millions d’entrées dans les salles françaises. Le « biopic événement » était en effet attendu, après le succès contrasté de Tenet (2020), et continue d’être salué par la presse internationale. Pendant que se réjouissent les « fans » du réalisateur, un pays échappe toutefois à la règle. Au Japon, Oppenheimer n’est pas à l’affiche – et aucune date de sortie n’a été, pour l’heure, annoncée par les studios d’Universal Pictures. L’explication ? Nulle pudeur de l’équipe du film, qui se soucierait de la réception de son storytelling unilatéral, mais des inquiétudes – autrement plus essentielles – relatives à la rentabilité de la diffusion sur le marché japonais. « La question est de savoir si les cinéphiles du pays seraient intéressés pour regarder un film sur le développement de la bombe atomique qui a tué plus de 200 000 personnes » résume Isabelle Ratane pour la plateforme Allociné. La réponse est évidemment claire, pour qui n’est pas désorienté par l’indigne spectacle historique, promu par les industries culturelles. Parmi les critiques qui ont justement fait remarquer l’absence de séquences relatives au traumatisme causé par la bombe, rares sont toutefois celles à qui l’on n’a pas reproché de jouer les trouble-fêtes : vous comprenez, ce n’est pas le sujet !

Il est certain, en effet, qu’Oppenheimer s’avère finalement aussi prévisible que son titre, et qu’il était déraisonnable de s’attendre à autre chose de la part d’un « cinéaste culte », dont le projet s’identifie de plus en plus aisément – noyer l’inconséquence politique, sous des images impressionnantes et des intrigues incohérentes, légitimées par de complexes méditations scientifiques. « N’essayez pas de comprendre, just feel it » asserte le réalisateur, comme un supplément d’âme, pour garantir son succès artistique. Une maxime sinistrement d’époque, dans un monde qui continue de s’aveugler face à la possibilité d’une nouvelle guerre nucléaire. Dès lors, contrairement au sérieux annoncé par Christopher Nolan, Oppenheimer n’affronte pas la tragédie historique, mais préfère dramatiser sa vérité. Pour s’en convaincre, il n’est pas inutile de rappeler les conditions dans lesquelles a été reproduite l’explosion de Trinity, qui symbolise l’entrée dans l’ère atomique. Le recours aux images de synthèses a été refusé par la production pour mieux faire revivre l’expérience atomique aux spectateurs. Si tant est qu’une telle expérience soit commensurable, la technique employée fournit une étonnante allégorie du film : « Concrètement, ce sont des explosions de taille modeste, mais la proximité de la caméra les a rendues gigantesques » analyse ainsi Le Coléoptère. N’est-ce pas exactement le traitement réservé à la figure d’Oppenheimer, dont l’immense visage, en vient à faire oublier l’énormité d’une Histoire catastrophique ?

N’est-ce pas exactement le traitement réservé à la figure d’Oppenheimer, dont l’immense visage, en vient à faire oublier l’énormité d’une Histoire catastrophique ?

Fasciné par son protagoniste, Christopher Nolan aura ultimement oublié de considérer les incertitudes qui accompagnent l’humanité depuis l’été 1945. Invité à délivrer ses prédictions pour l’avenir, à l’occasion d’un interview déjà visionnée par 1,3 million d’internautes, le père d’Oppenheimer s’est voulu confiant : « La bombe nucléaire en 2050 ? – Pareil. » Un optimisme qui ignore les bouleversements engendrés par les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki. Selon Günther Anders, il est en effet devenu irresponsable de présupposer l’évidence de la continuité du monde – il en va désormais d’un nouvel ordre des temps. Dans un texte de 1960, destiné à politiser la catastrophe nucléaire, le philosophe précise : « “Dans le temps de la fin” » signifie : dans cette époque où nous pouvons chaque jour provoquer la fin du monde. » À l’inverse d’une énième prophétie apocalyptique, ce diagnostic d’époque, qui décrit le point de non-retour franchi par la civilisation industrielle, s’impose toujours à notre présent, irrémédiablement hanté par les ruines de son passé. En dépit des espérances de l’authentique Robert Oppenheimer, la bombe atomique n’a pas permis « de démontrer que ce ne sont pas les hommes modernes […] mais la guerre elle-même qui est obsolète ». Il est à craindre que l’obsolescence soit bien du côté des hommes, comme l’estime Günther Anders dès 1956, dans un ouvrage traduit en français aux éditions Ivrea en 2002, avec un retard qui lui aussi en dit long. Entre Prométhée et ses produits s’est creusé un écart trop grand, qui menace d’atteindre jusqu’à sa capacité de résistance. Un constat autrement plus inquiétant, qui engage bien au-delà du film anecdotique de Christopher Nolan.

Sorry we missed you, la jungle 2.0

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Ken Loach

Sorti le 23 octobre 2019 au cinéma, le nouveau film de Ken Loach, Sorry We Missed You, traite avec réalisme les conséquences de l’uberisation du travail avec pour cadre une famille de Newcastle. Le film réussit ainsi à présenter au public les travers de cette nouvelle économie de plateforme.


Après avoir critiqué l’administration kafkaïenne britannique à l’ère libérale, le cinéaste engagé Ken Loach revient cet automne au cinéma avec son nouveau film Sorry We Missed You où il s’attaque cette fois-ci à l’uberisation du travail. 

Une fenêtre sur la réalité de l’Uberisation

Ce film analyse ainsi à travers une famille du nord de l’Angleterre désindustrialisée ce que la sociologue française Sarah Abdelnour appelle « les nouveaux prolétaires ». D’un côté la mère Abbie, qui travaille comme aide à la personne sans maitriser ses horaires et son espace de travail. De l’autre, son mari Ricky, un ancien ouvrier au chômage à cause des politiques de désindustrialisation et enchainant les petits boulots précaires. Il se décide alors à devenir travailleur de plateforme avec le statut attrayant d’auto-entrepreneur en tant que livreur de colis. 

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Ken Loach, figure majeure du cinéma contemporain anglais

Dans son style habituel du quasi-documentaire inspiré du Free Cinema, période de renouveau artistique britannique promouvant un cinéma contestataire et réaliste(1), Ken Loach dessine un drame émouvant résultant de cette nouvelle économie de plateforme. Le personnage principal, Ricky, se voit rapidement pris dans un engrenage du fait d’une concurrence exacerbée entre les livreurs, des horaires à n’en plus finir et d’un traçage omniprésent de son activité par l’algorithme de la plateforme, sans disposer d’une protection sociale. À cela va s’ajouter une désagrégation du tissu familial entre Ricky et le reste de sa famille, due à ses horaires chronophages, qui l’empêchent d’assurer son rôle d’époux et de père.

Un retour au capitalisme d’antan

Le film, par de nombreux aspects, peut rappeler le célèbre roman américain de l’écrivain Upton Sinclair, La Jungle (1905), qui dévoile de manière réaliste et très documentée les travers du capitalisme industriel dans les abattoirs de Chicago au début du XXème siècle. Pour cela, l’auteur utilise le point de vue d’un ouvrier immigré de l’Est qui arrive de manière candide aux États-Unis en croyant au mythe de l’émancipation par le travail dans le pays de la liberté :

« On racontait que là-bas, pauvres et fortunés, les hommes étaient libres, que la conscription n’existait pas et que rien ne vous obligeait à verser une partie de vos revenus à des fonctionnaires véreux. »

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Upton Sinclair, auteur de La Jungle

Pourtant, le personnage principal découvre rapidement un univers inhumain où il n’est qu’une simple pièce dans un système le dépassant. Il est alors prisonnier de son poste puisqu’il doit rembourser le crédit de sa maison, quitte à travailler blessé et malade, sous le blizzard américain, pour ne pas se faire remplacer par l’« armée de réserve ».
« Pour garder la cadence imposée, on devait mobiliser l’ensemble de ses facultés; dès l’instant où le premier bœuf tombait et jusqu’au coup de sifflet de midi, puis de douze heure trente à Dieu sait quelle heure de l’après-midi ou du soir, jamais il n’y avait le moindre répit, ni pour la main, ni pour l’oeil, ni pour l’esprit.[…] Si un ouvrier n’arrivait pas à suivre, il y en avait des centaines d’autres sur le pavé qui ne demandaient qu’à s’essayer ».

Dans Sorry We Missed You, le processus est fortement similaire car Ricky s’en va travailler avec de grands espoirs comme livreur de colis en tant qu’auto-entrepreneur. Au début du film, il se voit satisfait de son nouveau statut par rapport au salariat qui était d’après lui contraignant, comme il l’explique au chef de dépôt. Or il se voit lui aussi vite asservi par son statut d’auto-entrepreneur qui n’est autre que du salariat déguisé sans protection sociale tandis que la plateforme l’oblige à la plus grande productivité en créant une grande concurrence aves les autres livreurs. Cela empêche une solidarité de travail et la création d’une « classe pour soi », pour reprendre la terminologie marxiste. 

Ken Loach décrit ainsi de la manière la plus réaliste possible ce nouveau paradigme promu par les thuriféraires de la Silicon Valley à travers les théories de la disruption et de l’économie du partage théorisées à l’aube des années 90. Ces dernières promettaient une nouvelle ère où les rapports de production et de travail ne seraient plus que le fruit de collaborateurs consentants et épanouis, dans l’intérêt général. 

Or le film montre bien que la réalité est tout autre. La disruption ne touche que le droit social en faisant revenir les travailleurs de plateforme à des formes de travail archaïques occultant les conquêtes sociales obtenues au cours du siècle dernier. Loach, redessine ainsi le schéma traditionnel du capitalisme à l’ancienne avec le retour du contre-maître dans le rôle du chef de dépôt des colis, le travailleur enchaîné, solitaire et l’armée de réserve prête à prendre la place du travailleur qui n’obtient pas le rendement nécessaire. Cette résurgence du capitalisme old school occultée par le storytelling moderne est par ailleurs confirmée par différentes études de sociologie du travail.

À titre d’exemple, Claire Bonici voit de nombreux points communs dans les rapports de travail entre les canuts lyonnais du XIXème siècle et les chauffeurs Uber du XXIème siècle(2). En effet, à l’époque, les marchands-fabricants décidaient des tarifs et servaient d’intermédiaire aux clients. À l’inverse, les chefs d’atelier à l’ambigu statut de
semi-entrepreneur d’ouvrages, étaient dépendants des commandes des marchands et propriétaires des métiers, tout en assumant les frais de loyers de leur lieu de travail. Cela converge avec la vision actuelle de l’économie de plateforme opposant les plateformes qui fixent les prix et servant d’intermédiaire entre les clients, et les travailleurs qui payent eux même leurs outils de travail (camion, vélo, voiture…), très souvent dépendants des algorithmes. On pourrait aussi reprendre l’anecdote de Max Weber qui, dans son Histoire économique, raconte qu’au XVIIIème siècle, les travailleurs dans les mines de Newcastle étaient enchaînés par des colliers de fer, tandis que le film qui se passe au même endroit, mais aujourd’hui, voit les livreurs de colis fichés en permanence par l’algorithme.

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Révolte des Canuts à Lyon, 1834

Des travailleurs livrés à eux mêmes

Ken Loach, cinéaste engagé depuis longtemps pour les classes populaires dresse dans une scène magnifique un contraste clair entre la situation des travailleurs actuels atomisés, sans défense et la classe ouvrière britannique des Trentes Glorieuses. Une personne âgée dont s’occupe Abbie évoque avec nostalgie la journée des 8 heures, le syndicalisme avec la solidarité ouvrière et les grèves des mineurs de 1984 contre Margaret Thatcher. Il résume ainsi la perte progressive d’une identité de classe qui a eu lieu dans les démocraties libérales occidentales à la suite des mutations du travail pendant les années 70-90.
Celle-ci a particulièrement touché les régions industrielles que l’on peut retrouver aussi dans le livre de Nicolas Matthieu, Leurs enfants après eux (2018) : 

« Depuis que les usines avaient mis la clef sous la porte, les travailleurs n’étaient plus que du confetti. Foin des masses et des collectifs. L’heure, désormais était à l’individu, à l’intérimaire, à l’isolat. »

La scène finale rend aussi compte de cette jungle 2.0 où Ricky se fait violemment agresser lors d’une livraison tandis qu’il se fait casser sa balise électronique dont le remboursement à la plateforme coute plus d’une centaine de livres. À cela, s’ajoute l’obligation de payer
lui-même son remplaçant au vu de son statut d’indépendant, sous peine de voir son contrat avec la plateforme brisé. Comme les personnages principaux du livre de Upton Sinclair, il se doit d’aller travailler malgré sa santé affaiblie alors que sa famille tente en vain d’empêcher son camion de démarrer. Son rêve d’émancipation sociale se transforme ainsi en chimère dans ce que Paul Lafargue en son temps voyait comme « la passion moribonde du travail, poussée jusqu’à l’épuisement des forces vitales de l’individu ». Cette scène symbolise ainsi comment l’uberisation, derrière des discours d’émancipation, enchaîne de nombreux travailleurs, à l’image des chauffeurs Uber piégés après les nouvelles baisses du prix des courses alors qu’ils doivent coûte que coûte rembourser leurs crédits liés aux outils de travail.

Le film a pu être accusé d’être trop loachien par certains critiques avec une
« trajectoire doloriste » opposant toujours les gentils prolétaires britanniques légataires d’une décence commune naturelle face à un capitalisme sans âme. Loach est en effet souvent critiqué pour ses films à vision trop manichéenne et d’inspiration orwelienne idéalisant les classes populaires. Il reste que la réalité de cette économie de plateforme peut bel et bien pousser au pire, à l’image de multiples livreurs de restauration déjà morts depuis 2019 ou du jeune livreur français de 19 ans, Franck Page, poussé par Uber Eats à livrer dans une zone industrielle et qui fut alors percuté par un poids lourd.

Sorry We Missed you a ainsi l’honneur —avec une grande humanité— de participer à la nouvelle vague d’oeuvres sociales montrant la réalité de cette économie dite du partage qui asservit les prolétaires 2.0 atomisés et solitaires toujours plus nombreux. À l’échelle française, certains romanciers comme François Begaudeau ont déjà touché avec réalisme à cette thématique avec son roman En guerre (2018) qui traite des ateliers d’entrepôt Amazon.

 

 

  1. https://www.franceculture.fr/emissions/plan-large/le-free-cinema-aux-origines-du-cinema-social-britannique pour plus d’informations, écouter l’émission de France culture sur le Free-Cinema. 
  2. Claire Bonici, Les chauffeurs Uber, canuts du xxie siècle ?, Revue internationale de l’économie sociale, n°346, 2017
  3. Nicolas Matthieu, Leurs Enfants après eux, Acte Sud, 2018

Parasite ou le triomphe de la Nouvelle vague coréenne

Parasite / DR

Palmé d’or à Cannes pour Parasite, le cinéaste Bong Joon-ho incarne le triomphe de la Nouvelle Vague sud-coréenne, née dans les cendres de la dictature. Un cinéma hautement politique, corrosif, qui ne se refuse aucun genre et n’oppose pas succès critique et triomphe commercial.


Lors de la 72ème édition du Festival de Cannes, justice a été rendue. En offrant la récompense suprême à Bong Joon-ho et Parasite, le jury a réparé un terrible affront : la Corée du Sud n’avait jamais reçu de Palme d’or ! Impensable, tant le cinéma sud-coréen est, depuis plus de vingt ans et la naissance de sa Nouvelle vague , l’une des industries les plus rafraîchissantes du cinéma mondial.

La Nouvelle vague naît en Corée sur les ruines de la dictature militaire, au milieu des années 1990. L’heure est à la libéralisation de la culture : le cinéma, autrefois sous tutelle ministérielle et soumis à une forte censure, s’ouvre à une génération de nouveaux réalisateurs. Biberonnés à la culture cinéphile, souvent issus de la Korean Academy of Film Arts (KAFA) dont ils vont faire exploser les codes, ces jeunes cinéastes – Bong Joon-ho donc, mais aussi Park Chan-wook, Lee Chang-dong ou encore Kim Jee-won – vont bénéficier d’un contexte favorable.

Tous ont la rage au fond du ventre, une colère revendicatrice à déverser sur les bobines, mais ils refusent le classicisme dans lequel un certain cinéma social tend à s’enfermer. Cela tombe bien, en ces années de libertés nouvelles, les coréens sont avides de nouveauté, de jamais-vu, de grand spectacle et boudent le conformisme. C’est cette alliance entre le cinéma de genre, dans sa fonction première de divertissement, et un cinéma radicalement politique, qui va fonder la Nouvelle vague.

À la conquête de l’Ouest

Films de monstre (The Host), thrillers sanguinolents (J’ai rencontré le diable), fables féeriques (Okja), drames horrifiques (Dernier train pour Busan)… Ce cinéma-là digère Claude Chabrol comme George Romero et s’autorise tout, ou presque. Il faut dire qu’il en a les moyens. Les chaebols, ces méga-entreprises qui structurent l’économie du pays, sont enclines à investir massivement dans le cinéma national, garantissant des budgets à la hauteur des imaginations des réalisateurs. D’un autre côté, la politique de protectionnisme culturel pratiqué par l’Etat (les cinémas doivent avoir un film maison à l’affiche au moins 40 % de l’année) limite la concurrence nord-américaine. Résultat : là où en France le box-office semble se réduire à un triste affrontement entre blockbusters américains et comédies françaises interchangeables, en Corée du Sud, ce sont les champions locaux qui font la pluie et le beau temps.

Alors que le Nouvel Hollywood semble bien loin aux Etats-Unis, que les grands cinéastes s’effacent devant les grandes franchises (on ne va plus voir un Spielberg, on va voir un Marvel), la Corée du Sud réaffirme la possibilité d’un cinéma d’auteur tout à la fois accessible et exigeant. Et finit, enfin, par être reconnue à l’international.

C’est là sans doute une des grandes forces de la Nouvelle vague sud-coréenne : ces thématiques, bien que fortement influencées par la société sud-coréenne, sont facilement exportables. Un témoignage de l’érudition cinéphile de ses ambassadeurs, capables de traduire en langue cinématographique universelle des préoccupations très coréennes ; de leur talent de conteurs, aussi : leur film ne sont jamais théoriques, ont toujours le souci d’accrocher le spectateur à travers une bonne histoire (le principe même de la fiction).

Un cinéma peuplé de marginaux

Quasi-thèse sociologique, Parasite en est un très bon exemple. Une famille très pauvre, acculée par la misère et le chômage, contrainte de vivre dans un entre-sol de Séoul, au-dessous du niveau de la rue, décide de monter une arnaque. Tour à tour, faisant mine de ne pas se connaître, ils vont se faire embaucher dans une famille bourgeoise du sommet de la ville, pour pouvoir vivre confortablement avec eux et « parasiter » leur quotidien. Comme Bong Joon-ho préfère prophétiser des lendemains qui flambent que des surlendemains qui chantent, la suite leur prouvera qu’il faut bien plus qu’une simple combine pour s’extraire des carcans qui enserrent la société. Et que la lutte des classes ne fera pas l’économie de la violence.

C’est le message répété film après film par Bong et ses camarades de la Nouvelle vague : ce monde bout, se contorsionne en attendant d’exploser, et nourrit la violence ultra-graphique de leur cinéma. Si la critique prend particulièrement bien dans une Corée ultra-inégalitaire, elle sonne tout aussi juste en Occident. Peut-on faire plus universel que la misère, les inégalités, l’espoir du changement ?

D’autant qu’il y a chez ces cinéastes un amour sincère pour les personnages prolétaires, les marginaux, ceux qui sont dépassés par les événements et sont condamnés à le rester. Chez Bong, c’est la mère d’un fils malade mental face à la justice (Mother), une petite fille de campagne confrontée à l’industrie agro-alimentaire (Okja), un commerçant et sa famille seuls face à un scandale sanitaire impliquant l’armée américaine (The Host). Des figures rarement représentées, ou alors mal, singés grossièrement dans les comédies françaises de droite, ou condamnés à un cinéma de critique sociale plus confidentiel (Ken Loach, les Dardenne, Stéphane Brizé…). Les cinéastes sud-coréens entretiennent un amour profond de leurs personnages miséreux, en faisant de véritables héros.

Cannes ne s’y est donc pas trompé. La Nouvelle vague coréenne est peut-être ce qui se fait de mieux en cinéma politique. Parce qu’elle ne prend jamais le grand public pour un idiot. Parce qu’elle met en avant des auteurs complets et talentueux. Parce qu’elle épouse l’intégralité du spectre cinéphilique, ne se refusant ni aucun goût ni aucune couleur. Parce qu’elle a compris la nécessité de proposer autre chose face à la machine hollywoodienne et pour cela, d’y mettre des moyens économiques et politiques. À bon entendeur…