« About Kim Sohee » : ce que le néolibéralisme fait au travail

Les amateurs de cinéma sud-coréen, dont la popularité est croissante en France, n’auront pas manqué de noter sa sensibilité aux thématiques sociales. Dans un long métrage racontant le suicide d’une jeune adulte sud-coréenne victime de harcèlement professionnel dans un call center, la réalisatrice July Jung dresse un tableau clinique de la dégradation des conditions de travail sous le néolibéralisme. Inspiré de faits réels, le film offre peut-être la meilleure réflexion cinématographique sur le sujet depuis I, Daniel Blake.

Sohee est une jeune femme sud-coréenne de 18 ans, enthousiaste et intrépide. Se rêvant star de K-Pop, elle fréquente assidûment la salle de danse et répète tous les soirs les chorégraphies de ses girls bands favorites. Enfant unique issue d’une famille modeste, jeune fille vivant au milieu de parents taiseux aveuglés par leurs tracas financiers et la monotonie de leur existence, élève scolarisée dans un lycée technique défendant une réputation fragile, tout pousse Sohee à se soucier de son avenir professionnel. Dans un pays où la compétition pour l’accès aux universités prestigieuses et aux carrières valorisées est inouïe, elle est vite convaincue par son professeur principal d’effectuer un stage en entreprise, dans un centre d’appel téléphonique. C’est alors que commence sa descente aux enfers.

Au premier jour de son stage, Sohee est accueillie dans un open space gris, sans âme et surpeuplé où travaillent des dizaines de jeunes femmes recroquevillées sur leur PC, casques vissés aux oreilles, et qui tentent d’empêcher les clients d’un opérateur téléphonique – qui a externalisé ses fonctions client – de résilier leur abonnement internet. Courtoises, feignant la douceur mais incitées par la direction à recourir à tous les stratagèmes possibles pour prolonger les abonnements des clients contre leur gré, elles passent leurs journées à essuyer leurs cris d’exaspération, de détresse et d’injures.

Formée de manière expéditive au métier par un manager négligeant, Sohee affronte des centaines d’appels dès sa première journée de travail, dans une course contre la montre oppressante et anxiogène. L’obligation de résultat qui lui incombe est sanctionnée par un classement des employées, inscrit sur un tableau affiché au centre de l’open space et visible de tous, dont dépendent ses primes et bientôt son salaire — la part fixe diminuant progressivement au profit de la part variable, au mépris du droit du travail coréen.

On ne peut que se réjouir du succès du cinéma sud-coréen en France et espérer, compte tenu du contexte politique actuel, qu’il renouvelle notre débat sur les conditions de travail et leurs évolutions.

Rapidement, Sohee constate qu’elle n’est pas assez « efficace ». Compréhensif mais lui-même inquiet pour sa situation, son manager la reprend d’abord avec compassion, avant de lui intimer l’ordre de se ressaisir, puis de questionner son « manque de sérieux » et sa place dans l’entreprise. Angoissée, Sohee s’enfonce dans le mutisme et dégringole du tableau, faisant plonger les performances de son équipe avec elle. Dépassé par la situation, son manager est bientôt lui-même recadré par ses propres « N+1 ». Un soir, à bout, il éclate face à Sohee, elle-même en larmes, l’accusant de les mettre, lui et toute l’équipe, dans le « déshonneur ». Le lendemain, le corps du manager est retrouvé sans vie dans la rue, à proximité des bureaux. La police conclut à un suicide et classe hâtivement l’affaire.

Pas de jour de congé ni de cellule psychologique pour Sohee et ses collègues. Le travail reprend immédiatement. L’équipe est « staffée » par une nouvelle « N+1 » féroce et brutale, qui sonne le début et la fin des heures de travail comme une institutrice le ferait pour la récréation, et qui magne le bâton – brimades arbitraires, heures supplémentaires non-payées, analyses infantilisantes du tableau de performances – et la carotte – entretiens individualisés, primes accordées ou faites miroitées aux salariées dociles et à celles s’engageant par écrit à ne pas poursuivre l’entreprise pour ses violations du droit du travail. Habitée par une colère provoquée par le deuil non-fait de son supérieur, Sohee continue de voir ses résultats se dégrader et elle devient insolente. Elle est désormais regardée de travers par ses propres collègues. La tension ne cesse alors de croître entre Sohee et sa hiérarchie, jusqu’au dénouement final tragique.

Dans ce film incisif, long d’à peine deux heures, July Jung réussit à explorer de nombreux phénomènes décrits par les sciences sociales sur la dégradation des rapports de travail causée par le néolibéralisme. Sohee est projetée dans une entreprise qui la force à accomplir un travail que l’on peut considérer comme aliénant, car sans savoir-faire spécifique et donc « sans qualités », pour reprendre l’expression de Richard Sennett. Un travail pour lequel elle n’a même pas été formée et dont les exécutants sont interchangeables. De la sorte, elle se sent illégitime et n’ose pas défendre ses droits. Dans le quotidien des salariés, le travail revêt une dimension totalisante, constituant l’unique expérience de vie.

Le seul élément de réassurance narcissique voire existentielle devient rapidement la performance individuelle, dont découlent l’approbation de la hiérarchie  –  on pense ici au « culte de la performance » décrit par Gilles Lipovetsky et aux dynamiques modernes du management analysées par Johann Chapoutot. La performance est mesurée par des indicateurs chiffrés, sorte de « gouvernance par les nombres » à l’objectivité présumée implacable car quantifiable, qui colonise les esprits des employées et donne la mesure de toute chose, entraînant une prolifération invasive du micro-management et des outils de reporting dénoncés par David Graeber, ici utilisés comme dispositifs de surveillance et de contrôle.

Abîmée psychologiquement par la dissonance cognitive consistant à abuser des clients qu’elle ne verra jamais en face-à-face avec l’attitude légère et versatile inhérente aux relations de prestation de service contemporaines, Sohee est confrontée à l’arbitraire d’un système dysfonctionnel mais tenace. En effet, ce dernier est verrouillé par une organisation féodalisée – car hiérarchisée et atomisée -, son entreprise étant elle-même placée dans une relation de sous-traitance vis-à-vis de l’opérateur téléphonique, conformément aux stratégies de dilution des responsabilités des firmes mises en lumière par Virgile Chassagnon.

L’État est par ailleurs neutralisé dans sa mission de contrôle de la loi, dans une inversion des valeurs où ce dernier limite lui-même ses prérogatives et donc sa souveraineté, se cantonnant à assurer le bon fonctionnement du marché du travail. Dans ce contexte, les normes internes à l’entreprise prévalent désormais sur le droit du travail, dans une sorte de « néo-féodalisme » économique similaire à celui décrit par Wendy Brown. À ce sujet, la suprématie des accords d’entreprise imposée sur les accords de branche par la loi El Khomri n’ouvre-t-elle pas la voie à de tels phénomènes en France ?  Force est en tout cas de constater que les phénomènes pointés ici prennent une ampleur croissante dans le capitalisme occidental.

À cette violence politique s’ajoute enfin, à une échelle micro-sociale, le « management par les émotions » particulièrement retors mené par la « N+1 » de Sohee. Ce management consiste à rejeter le stigmate ou la faute morale des dysfonctionnements sur les salariés en les accusant d’indiscipline ou de mauvais esprit, et à individualiser et rendre asymétriques leurs relations avec les managers de façon à mieux les isoler et à tuer dans l’œuf toute revendication collective, s’assurant ainsi leur « insoutenable subordination », pour reprendre l’expression de Danièle Linhart.

Prenant conscience qu’elle ne pourra pas infléchir ce système, même marginalement, Sohee sombre dans la colère puis la dépression, avant de connaître un sort tragique. La trajectoire décrite ici rappelle celle vécue par les victimes de suicides dans plusieurs grandes entreprises françaises en mutation, témoins de restructurations liées à leurs privatisations ou à leurs changements de statut juridique comme France Télécom, Renault, Peugeot ou EDF dans les années 2000.

Au vu de sa qualité, on ne peut que se réjouir du succès du cinéma sud-coréen en France et espérer, compte tenu du contexte politique actuel, qu’il renouvelle notre débat sur les conditions de travail et leurs évolutions.

« Avec Macron, nous avons franchi un cap dans la violence et le mépris de classe » – Entretien avec les Pinçon-Charlot et Basile Carré-Agostini

Se définissant eux-mêmes comme des « sociologues de combat », spécialistes de la bourgeoisie, Monique et Michel Pinçon-Charlot sont à l’affiche du film À demain mon amour, réalisé par Basile Carré-Agostini. Celui-ci revient sur les quatre premières années du quinquennat Macron qui s’achève, avec pour sujet principal l’engagement à la fois amoureux et politique de ce couple de chercheurs atypique, et en toile de fond les mobilisations sociales qui ont rythmé le dernier mandat, en particulier la crise des Gilets jaunes et la mobilisation contre la réforme des retraites. Dans cet entretien, ils reviennent tous les trois sur ce film original, tourné dans l’intimité du couple, et sur leur parcours de sociologues engagés. Entretien réalisé par Raphaël Martin et Léo Rosell. 

LVSL – Pourriez-vous nous raconter comment vous est venue l’idée de faire ce film, quelle était votre motivation principale et comment vous vous êtes rencontrés ? De votre côté, Monique Pinçon-Charlot, qu’est-ce qui vous a incité à accepter ce projet, qui n’est pas simplement un film sur les luttes mais aussi un film assez personnel et intime ? 

Monique Pinçon-Charlot – Nous avons été présentés par une productrice, Amélie Juan, avec laquelle nous avions déjà fait d’autres films pour la télévision. Nous venions de publier un livre sur la fraude fiscale, pour lequel nous avions travaillé, Michel et moi, avec de nombreux lanceurs d’alerte. Nous étions fascinés par ces hommes et ces femmes qui sont capables de se mettre en danger et de mettre en danger leurs familles pour lancer des alertes d’intérêt général. 

Finalement, le réalisateur pressenti n’a pas pu poursuivre le projet, et c’est alors que nous avons rencontré Basile, que nous avons appris à connaître et peu à peu nous nous sommes apprivoisés mutuellement. À partir de cette rencontre, le projet initial d’un film sur les lanceurs d’alerte a peu à peu évolué. 

Basile Carré-Agostini – En passant du temps avec Monique et Michel, j’ai vite senti, du fait de leur humour, de leur vivacité exceptionnelle, que je pourrais m’appuyer sur l’efficacité du duo, éprouvée en terme dramaturgique. L’analogie entre les idéaux des Pinçon-Charlot et la chevalerie errante m’est vite apparue, Monique et Michel en Don Quichotte et Sancho Panza, avec pour moulins les sirènes du néolibéralisme. À la différence que, dans leur couple, les rôles s’inversent régulièrement et que les dégâts de la macronie sont bien réels. 

Nous nous sommes rencontrés fin 2016, peu de temps avant l’élection d’Emmanuel Macron. Je leur ai proposé de traverser le quinquennat ensemble. Je ne voulais pas le subir comme le précédent.  Si j’ai eu peu de difficultés à convaincre les Pinçon-Charlot de me laisser approcher leur intimité d’amoureux quand tout va bien, en revanche, il a été beaucoup plus compliqué pour eux de me laisser entrer dans leur véritable intimité : celle de leur travail de recherche, dans leurs disputes, dans les tourbillons de leur pensée ou encore quand ils se font bousculer par le réel ou par les remarques d’autres penseurs, qu’ils soient poètes, intellectuels ou simples passants.  

Pour rendre le geste de cinéma possible et espérer projeter avec émotion les questions existentielles qui sont au cœur de ce film, il m’a fallu ce temps long pour contourner puis dépasser deux particularités de mes personnages que sont leur militantisme et la conscience d’être des personnages publics. Le militant n’est pas par essence la personne qui fait le plus facilement part de ses doutes, de de ses contradictions assumées ou non, et quand de surcroit il se sent investi d’une mission, celle de donner de l’énergie à son auditoire, il lui est d’autant plus compliqué de bien vouloir exposer ses faiblesses.  

© Basile Carré-Agostini

Au cours des repérages pendant lesquels j’ai pu petit à petit introduire une caméra dans leur couple, j’ai gagné la confiance de Monique et Michel Pinçon-Charlot. Au bout de quelques mois ils se sont davantage livrés, sans représentation. Montrer leurs fragilités, leurs doutes, est d’abord une manière de leur rendre justice : dans l’intimité de leur travail, il est peu de difficultés qu’ils n’osent affronter. Montrer leurs peurs, les moments où tout semble sur le point de s’effondrer, devant les injustices du monde moderne, c’est aussi indispensable pour les voir se relever. Parce que sans peur, le courage ne vaut rien.  

J’ai documenté les stratégies existentielles du couple avec l’espoir de transmettre au spectateur leur vitalité et leur endurance dans la lutte. La liste des exemples qui font que les Pinçon-Charlot sont plus forts à deux est longue. Le fait de les voir s’entraider est un des aspects de leur couple qui m’a le plus touché et intéressé. Sans trop s’en rendre compte, ils proposent un contre-modèle : leur couple est un début d’ensemble. Il illustre le primat du collectif sur l’individuel.  

Monique Pinçon-Charlot : « Avec Michel, nous avons toujours revendiqués le bonheur dans le statut de chercheurs que nous souhaitions donc le plus vivant possible ! » 

M. P.-C. – Nos recherches sur le fonctionnement de la classe dominante ont révélé des inégalités sociales et économiques devenues abyssales, au point qu’il nous est vraiment impossible de rester neutres. Nous avons toujours souhaité être du côté de l’agneau et non du côté du loup.  

Pour revenir sur le caractère intime du film, cela ne nous a finalement pas déplu d’oublier la caméra et d’être tout simplement nous-mêmes. Au fond, de nous montrer, y compris dans le plus simple appareil pour ce qui concerne Michel – que l’on voit à un moment en slip – est aussi une manière de revendiquer une forme d’humilité et d’humanité qui est tellement absente du monde de la recherche académique ! Cet univers vogue beaucoup trop avec le moteur de la prétention et de la concurrence, ce qui entraine de la sidération et de la paralysie. Le fait de travailler en couple nous a permis de nous échapper de ce que nous vivions comme un véritable corsetage. 

B. C.-A. – En effet, cela m’intéressait de les faire descendre, dès la première séquence, du piédestal sur lequel certains de leurs lecteurs habituels peuvent les placer. Cela permet de désacraliser la figure du chercheur, de montrer ses fragilités et ses doutes.  

Basile Carré-Agostini : « Ce que j’ai envie de faire naître chez le spectateur, c’est de la curiosité. » 

LVSL – Pour autant, peu de séquences sont consacrées à expliquer des concepts et aspects techniques de sociologie ou d’économie, même de façon pédagogique. Était-ce un choix de réalisation délibéré ?  

M. P.-C. – Je pense que la grande force du film de Basile est la façon dont il présente notamment la violence symbolique, à la fois dans les discours évidemment, mais aussi dans les actes et les images. C’est par exemple le cas quand il fait dialoguer le malaise que les lycéens, au début du film, ressentent quand ils découvrent pour la première fois les trottoirs des beaux-quartiers, avec plusieurs dizaines de minutes plus tard dans le montage, la séquence de l’Acte 2 des Gilets jaunes, où sur la même avenue Montaigne, les manifestants maintiennent cette fois-ci le regard des bourgeois et décident de rester droits devant la violence symbolique qui leur est imposée. C’est très fort d’avoir réussi à mettre en image un concept de sociologie de manière aussi limpide et vivante. 

B. C.-A. – De fait, l’objectif du film n’était pas de résumer ou de donner à voir autrement le contenu des livres écrits par les Pinçon-Charlot. Il y a nombre de chercheurs compétents mais aussi de journalistes qui font un très bon travail de vulgarisation de ce type de notions. Personnellement, ce que j’avais envie de faire naître chez le spectateur, c’est une émotion qui devait leur faire vivre ces concepts dans leur chair. 

Le film suggère le travail de Monique et Michel, mais il donne à voir surtout leur regard sur le monde, la réalité de notre pays différemment que dans les médias traditionnels. Il a fallu du temps pour confronter cette vie tranquille de chercheurs avec la violence de la vie politique et du fonctionnement de la société de notre pays. Mon film cherche à poser un regard tendre sur leur vision acérée de la société. Il y a un contraste intéressant entre ce petit antre qu’est le pavillon de Monique et Michel et la rue, ainsi que leur combat pour transmettre leurs connaissances dans des conférences, dans des usines, etc. J’y ai vu la possibilité d’un film vivant où l’intérieur et l’extérieur pouvaient s’alimenter. 

J’ai mis du temps à trouver la bonne distance, j’ai essayé différents types de caméra. J’ai dû trouver les bons axes dans la maison, réfléchir à comment les suivre à l’extérieur, dans les manifestations par exemple. J’ai finalement utilisé une caméra à petit capteur, pour éviter l’effet de flou qui les aurait isolés du monde qu’ils observent et, dans le même esprit, je les ai beaucoup filmés de dos pour donner à voir ce qu’eux regardent. À l’extérieur du pavillon, j’ai essayé d’enfiler leurs lunettes de sociologues, tandis que chez eux, je réenfilais ma veste de documentariste ethnographe. 

M. P.-C. – Cela correspond bien à ce que Michel et moi souhaitions. Nous avons toujours accordé de l’importance aux connaissances – nous avons écrit vingt-sept livres tous les deux – mais ce qui est décisif pour nous à travers le support cinéma, c’est précisément la question de la transmission. Il s’agit d’un maillon essentiel de la chaîne scientifique. 

B. C.-A. – À un moment, Monique et Michel prennent un café avec l’économiste Liêm Hoang-Ngoc, qui leur explique des aspects du CICE [Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, NDLR] et Monique lui demande de parler plus doucement parce que c’est important qu’elle comprenne bien pour pouvoir l’expliquer à son tour.

Cette séquence résume une grande partie de l’énergie déployée par Monique et Michel pour faire partager à leurs camarades leur vision, leurs lunettes sur le monde. Ils ont cette humilité que peu d’intellectuels ont et qui fait qu’ils ont même accepté de se faire filmer en position d’écolier. C’est l’image de l’insatiable curiosité de ce couple que j’ai reproduite avec cette séquence tout en documentant pour l’Histoire la violence de ce quinquennat. 

LVSL – Votre film a justement pour toile de fond les mobilisations sociales du quinquennat d’Emmanuel Macron, et montre de façon chronologique leur évolution sur quatre ans. En tant que réalisateur, quel était selon vous l’intérêt d’exploiter cette prise de temps vis-à-vis des événements, que l’on retrouve également dans le film d’Emmanuel Gras, Un peuple ? 

B. C.-A. – Je suis vraiment heureux que le film d’Emmanuel Gras, qui est un réalisateur que j’admire, et le mien, soient sortis en salle presque simultanément. Ce sont deux regards très différents sur le mouvement des Gilets jaunes. La totalité de son film y est consacrée, alors que dans le mien, il s’agit certes d’un grand moment, mais parmi d’autres mobilisations. Ce sont tous les deux des films qui tissent la puissance vitale qu’offre la lutte et la puissance du rouleau compresseur à laquelle ceux qui rêvent d’un monde meilleur sont confrontés.  

Monique Pinçon-Charlot : « Michel et moi étions deux boiteux, mais pas de la même jambe. Nous partagions une sorte de névrose de classe inversée. » 

Il y a visiblement une petite exposition au cinéma pour les documentaires politiques en ce moment. Peut-être est-ce dû au fait qu’ils disparaissent significativement de la télévision ? Emmanuel et moi avons ce point commun d’essayer de mêler vie et politique, joie, amour ou amitié dans nos films. 

LVSL – Quels sont, Monique Pinçon-Charlot, les ressorts et l’histoire de votre engagement ? 

M. P.-C. – Nous avons expliqué avec Michel dans nos Mémoires, Notre vie chez les riches, publiées au mois d’août dernier, qu’il s’agit de deux histoires bien différentes. Michel est originaire d’une famille ouvrière des Ardennes, et moi, plutôt la bonne petite bourgeoisie de province. Mon père était procureur de la République, autoritaire comme le patriarcat l’autorisait. Par la suite, il est même devenu avocat général à la Cour de sûreté de l’État. C’est d’ailleurs comme cela que j’ai rencontré l’historienne et sociologue Vanessa Codaccioni, spécialiste des juridictions d’exception. Ainsi, Michel et moi étions deux boiteux, mais pas de la même jambe. Nous partagions une sorte de névrose de classe inversée. 

Dès que nous nous sommes rencontrés, ça a été le coup de foudre. Mais en réalité, à travers le coup de foudre, rétrospectivement, soixante ans après, on comprend que l’on s’est tout de suite repérés, que l’on a dû se dire à ce moment-là, sans doute inconsciemment, que l’on allait se compléter et que cette solidarité nous permettrait de parvenir à une espèce de « revanche » de classe. 

Nous partions de quelque chose de négatif, que nous avons cherché à transformer en colère positive. Dès notre mariage, nous avons échangé sur nos désirs partagés de faire de la recherche avec le projet de personnifier l’exploitation capitaliste, c’est-à-dire d’arrêter d’employer des slogans sur le grand capital, sur le capitalisme monopoliste d’État, pour étudier et nommer les plus hauts responsables de ce système d’exploitation, comme Ernest-Antoine Seillière ou David de Rothschild, et de tous ceux qui figurent dans le Bottin mondain et le Who’s Who au plus haut niveau. Dès 1986, nous avons annoncé à ceux qui suivaient nos travaux de recherche au CNRS que désormais nous soumettrions à l’investigation sociologique, dans un travail de couple, les membres des dynasties fortunées de la noblesse et de la grande bourgeoisie. 

LVSL – Justement, comment parvenez-vous à concilier votre éthique de chercheur ou de chercheuse et votre engagement militant ?  

M. P.-C. – Tout d’abord, je trouve que les mots « engagé » et « militant » sont de jolis mots que je revendique. Même si ces mots sont aujourd’hui dévoyés par l’idéologie dominante par l’intermédiaire des médias qui appartiennent massivement à des milliardaires. Je pense que la meilleure façon de respecter la rigueur scientifique est de mettre toutes ses cartes sur la table afin que les lecteurs puissent se faire réellement leur opinion. 

Nous avons publié en 1997 un livre de méthodologie sur nos enquêtes aux Presses universitaires de France, aujourd’hui dans la collection Quadrige, Voyage en grande bourgeoisie. Après quatre ouvrages consacrés à l’aristocratie de l’argent et les diverses critiques dont ils ont fait l’objet, nous sommes lancés dans une réflexion d’épistémologie en actes, à une socioanalyse de nous deux, rompant ainsi avec le silence habituel qui règne sur les conditions pratiques de la recherche. La neutralité axiologique peut être parfois brandie pour ne pas avoir à déclarer des positions d’éditocrates dans des magazines appartenant à des oligarques. 

B. C.-A. – Je trouve cela plutôt honnête de la part de Monique et Michel d’affirmer leur engagement politique afin de ne pas se cacher derrière une pseudo-neutralité sur le sujet. Je sais qu’ils trouvent de l’énergie dans leur engagement pour faire un travail sérieux. 

Basile Carré-Agostini : « Comme Monique et Michel ont un visage connu, qu’ils attirent la sympathie, les gens viennent leur parler. L’immense majorité des échanges que j’ai pu filmer exprime une soif de résistance. »

Ce que je respecte énormément chez Monique et Michel, c’est qu’ils ne cachent pas leur idéologie. Ils l’assument. En ce sens, ils ne sont pas extrémistes. Ils défendent un idéal, que l’on peut nommer « communisme », mais surtout, ils sont bien conscients que c’est un choix de société parmi d’autres. 

Le film est construit autour de rencontres profondes et sincères. C’était une chance pour ma caméra. Comme Monique et Michel ont un visage connu, qu’ils attirent la sympathie, les gens viennent leur parler. L’immense majorité des échanges que j’ai pu filmer exprime une soif de résistance. Dans les quelques rencontres que j’ai déjà pu vivre avec le public, les spectateurs témoignent que le film leur donne envie de chercher des nouvelles formes de lutte et je suis heureux d’avoir fait naître ce désir en faisant le portrait de deux sociologues. 

Une séquence du film, celle du chauffeur de taxi, fait beaucoup parler lors des ciné-rencontres. Il y a une forme de fatalisme chez ce chauffeur de taxi, mais il dialogue avec Monique et Michel. Il apporte une contradiction à l’optimisme des Pinçon-Charlot. Cette scène placée à la toute fin du film est aussi le moment pour le spectateur de se positionner, de s’interroger sur son propre rapport à la lutte. J’aimerais que le spectateur se demande s’il trouvera la force de se battre ou si, inversement, il optera pour une forme de repli désabusé.  

Cette séquence alimente des notions qui nous sont chères à tous les trois : l’intelligence collective, la force du dialogue, le fait d’être capable de se parler même si on n’a pas les mêmes opinions. Si le constat existentiel du chauffeur de taxi est amer, mon film est un documentaire, pas une fiction, et en ce moment, si l’on désire être un peu sérieux avec le réel, il n’y a pas vraiment moyen de fabriquer des happy-ends... L’idée première de ce film est de trouver dans la robustesse de mes personnages la force de rester connecté au monde et au collectif et ce quelques soient les violences qui nous attendent mais qui sont surtout déjà bien présentes. 

M. P.-C. – Ce chauffeur de taxi, Noël, nous donne à tous les deux une leçon de courage qui est quand même extraordinaire. Parce qu’à la fin, lorsqu’il descend de son taxi, qu’il enlève son masque acceptant notre livre avec un grand sourire, il envoie un message qui rend optimiste et qui vient casser un discours fataliste si courant dans les classes populaires. J’espère qu’avec cette séquence et plus largement ce film, le spectateur s’interrogera sur son propre engagement et sur son propre courage. 

LVSL – Vous évoquiez votre livre Le président des ultra-riches : Chronique du mépris de classe dans la politique d’Emmanuel Macron (éd. La Découverte). Comment percevez-vous le mépris social qui est au cœur de l’action politique du gouvernement d’Emmanuel Macron ? Et comment évaluez-vous par ailleurs la casse sociale qui a eu lieu pendant ce quinquennat ? 

M. P.-C. – C’est exactement à ces deux questions que le livre tente de répondre. Pour ce qui est de la casse sociale, c’est d’abord évidemment la remise en cause de l’État comme étant au service de l’intérêt général, et qui se retrouve évidé de manière systématique pour servir les intérêts des plus riches. Les mesures antisociales de ce quinquennat n’ont fait qu’augmenter les inégalités déjà criantes dans ce pays, et la réponse donnée aux mouvements sociaux a systématiquement été la violence de la répression.  

Monique Pinçon-Charlot : « Les “fainéants”, “ceux qui ne sont rien”, “les derniers de cordée”, nous n’avions jamais entendu parler ainsi du peuple français. Ce n’est pas pour rien que les Gilets jaunes ont été aussi nombreux dès le départ. » 

Bien sûr, le mépris social est aussi lié aux politiques menées contre les plus pauvres. Nous n’avions jamais vu un tel niveau de décomplexion au niveau des mots employés, quant à la violence et la corruption du langage. Les « fainéants », « ceux qui ne sont rien », « les derniers de cordée », nous n’avions jamais entendu parler ainsi du peuple français. Ce n’est pas pour rien que les Gilets jaunes ont été aussi nombreux dès le départ. C’était aussi en réaction à ce mépris qui était dirigé contre eux remettant en cause leur dignité et leur honneur. On peut avoir faim, on peut avoir du mal à payer l’essence. Mais le mépris, ce n’est pas acceptable. La question du carburant n’a ainsi été que le déclencheur, la petite goutte d’eau qui a fait déborder le vase.  

Tout cela relève d’un processus qui s’est mis en place en 1983 avec « le tournant de la rigueur » sous la présidence de François Mitterrand pourtant membre du parti socialiste. La transformation de l’État providence par le néolibéralisme où tout est petit à petit marchandisé et financiarisé a été réalisée par la social-démocratie. Cela a même été théorisé dans un livre qui est maintenant épuisé et non réédité car jugé bien trop dangereux, La gauche bouge, et dont l’auteur, Jean-François Trans, n’est autre qu’un pseudonyme collectif renvoyant à Jean-Yves Le Drian, Jean-Michel Gaillard, Jean-Pierre Jouyet, Jean-Pierre Mignard et François Hollande. Il s’agit d’un chef-d’œuvre de néolibéralisme, dont toutes les recettes sont déjà là. Après, il n’y a plus qu’à aller placer les siens au FMI ou dans les grandes institutions de la finance mondiale pour les appliquer.  

B. C.-A. – C’est vrai qu’avec Emmanuel Macron, nous avons franchi un cap dans la violence et le mépris de classe. Peu de temps avant l’émergence du mouvement des Gilets jaunes, j’ai vu Monique et Michel analyser la violence des réformes en cours, nous avons entendu les insultes que le Président s’est autorisé à distiller par ses petites phrases au peuple français, rien ne bougeait. Monique et Michel, comme la nébuleuse contestataire que je découvrais grâce à eux, partageait un peu cette idée : « Ça y est, c’est fini, la bourgeoisie peut faire ce qu’elle veut, tout le monde est paralysé par la sidération. ». 

Cependant, il a suffi que le réel fasse irruption à la télévision pour que la France réagisse. Une des raisons de l’émergence du mouvement des Gilets jaunes tient à une erreur de diagnostic de la part des médias dominants, qui se sont dit que les Gilets jaunes étaient anti-écolos, anti-taxes et qu’ils pourraient alimenter la pensée réactionnaire des plateaux de télé. Ils les ont alors filmés et leur ont donné la parole pendant des heures et des heures d’antenne. 

© Basile Carré-Agostini

Des milliers de citoyens se sont sentis moins seuls en comprenant que leur situation sociale n’était pas le fruit de leur manque de volonté d’entreprendre, mais que s’ils étaient si nombreux à souffrir, c’était bien en raison d’un problème systémique dans ce pays. Quand la détresse qui est si habituellement cachée arrive à s’exprimer, une dynamique collective peut naître. Le réel est révolutionnaire. 

LVSL – Dans la perspective des élections à venir, pensez-vous qu’Emmanuel Macron constitue toujours celui qui représente le mieux la bourgeoisie, ou que cette hégémonie au sein du bloc élitaire peut encore lui être contestée par d’autres candidates ou candidats, tels que Valérie Pécresse ou Éric Zemmour ? 

M. P.-C. – La grande bourgeoisie telle que nous l’avons analysée Michel et moi est une classe qui est assez hétérogène, au niveau notamment des montants de richesse, mais aussi dans les traditions politiques, idéologiques ou religieuses. C’est d’ailleurs ce qui fait sa force. Si elle constitue un bloc mobilisé au sens sociologique, ce n’est pas le cas au niveau électoral car les nantis ne misent jamais tous sur le même cheval. Il leur en faut plusieurs afin de jouer au jeu du « face je gagne, pile tu perds ! »  

Regardez, lors des élections présidentielles de 2017, quand François Fillon est tombé, Emmanuel Macron est immédiatement devenu le candidat préféré des beaux quartiers. Toutes les composantes sont donc représentées, de l’extrême droite à la droite dure en passant par quelqu’un comme Emmanuel Macron qui a fait croire à l’alliance de la droite et de la social-démocratie ! 

L’agenda néolibéral des élections de 2022 est toujours celui des puissances d’argent qui détiennent les instituts de sondage, la majorité des médias sans parler du financement par les généreux donateurs qui peuvent déduire une grosse partie de ces dons de leurs impôts. Nous sommes donc finalement un peu les dindons de cette farce, puisque ce sont ceux qui ont le plus d’argent qui financent leurs camarades de classe en politique. Nous sommes face à un serpent qui se mord la queue. 

LVSL – Comment conservez-vous alors cet espoir si présent dans le film et dans votre discours ? 

M. P.-C. – Ce qui nous porte, à titre personnel, Michel et moi, c’est vraiment un diagnostic révolutionnaire, le capitalisme aujourd’hui en bout de course n’étant pas réformable. Ce sont les banques centrales qui ont fait tourner la planche à billets pendant la pandémie du Covid-19 pour payer les dividendes des actionnaires.  

© Basile Carré-Agostini

Toutes les formes du vivant, que ce soit l’humain et les mondes animal et végétal, ont été exploitées jusqu’à l’os. Et aujourd’hui, à cause de la déforestation, de cette exploitation irraisonnable de la terre et de la raréfaction des ressources, naturelles, nous sommes confrontés à des virus, à des guerres informatiques, à des conflits géopolitiques qui ont à voir avec la concurrence sur les matières premières. En tant que scientifique, j’ai été très émue de découvrir, le 20 février 2020, une tribune au Monde, signée par 1000 scientifiques travaillant dans différents domaines liés à la crise du climat, appelant à la désobéissance civile et au développement d’alternatives radicales contre le dérèglement climatique en rejoignant des associations comme Greenpeace ou Alternatiba.  

Si comme le déclarent ces chercheurs, « le futur de notre planète est sombre », il faut bien admettre que le système capitaliste basé sur l’exploitation de toutes les formes du vivant doit être aboli comme le furent l’esclavage et le colonialisme, au profit d’un autre système économique basé sur le partage, la solidarité et le respect de la planète. C’est ce à quoi invite le film de Basile : vivre heureux, vivre digne, vivre simplement dans l’amour et le bonheur de la plénitude de notre si bref passage sur terre !  

Quand la fiction se présente aux élections : Municipale, vrai-faux docu-ovni

Cannes 2021 : pour leur première création, trois copains de lycée gravissent les marches du célèbre festival, accompagnés d’une dizaine d’habitants de Revin, petite ville des Ardennes touchée par la désindustrialisation. Ces derniers ont été victimes et/ou bénéficiaires d’une vraie-fausse candidature aux élections municipales 2020. Le coupable est là juste derrière, c’est Laurent Papot acteur-personnage principal du film Municipale. Il a été l’instrument d’une expérience sociale, politique et cinématographique unique. Au point de faire basculer une ville entière dans une politique-fiction bien réelle ? Ce qui est certain, c’est que Municipale, véritable ovni du documentaire politique, fera date.

Il suffit de quelques minutes pour comprendre le principe du film : un homme arrive en gare de Revin, commune des Ardennes françaises, accueilli par ses deux conseillers politiques. Thomas Paulot (le réalisateur, invisible à l’écran) et ses deux compagnons d’aventure (Ferdinand Flame et Milan Alfonsi). Ils sont tout autant une équipe de tournage que de campagne : Laurent Papot est l’acteur principal et un nouveau candidat aux élections municipales de 2020 à Revin, cette ville qu’il ne connaît pas encore.

Auprès des Revinoises et Revinois, il assume ce qu’il est : un acteur sous contrat, payé par une production de cinéma pour être candidat aux élections municipales. Il a pour mission de monter une liste et de constituer un programme. La suite, on ne la connaît pas. Simplement, s’il gagne les élections, il se retirera en laissant le pouvoir à la population. Une population qui dépeint avec brio la situation locale, de l’ancienne militante syndicale au commerçant en passant par les (très) jeunes précaires du coin.

© L’heure d’été – 2021 – images fournies par REZO FILMS

La photographie d’une certaine France ?

Cette population que Laurent Papot rencontre, on peut dire d’un côté qu’elle est singulière et que sa vision correspond à un contexte précis : celui des Ardennes françaises, positionnées aux confins orientaux de la diagonale du vide. Désindustrialisées, vidées de leur substance syndicale intense par la fermeture des usines et de la toute-puissance de la gauche par l’impuissance des politiques face à l’ampleur des destructions économiques. C’est la diagonale du vide, la France périphérique dépeinte par Christophe Guilluy.

Rapidement, émergent dans le film des figures locales, tel Karim Mehrez, ancien leader d’une liste citoyenne de gauche battue aux élections municipales de 2014, qui devient le sherpa de Laurent Papot dans cette ville où il ne connaît personne. On y trouve une mairie conquise par une droite sans rêve, ciblée par deux listes de gauche sans contraste et qui ont abandonné (de honte ?) l’étiquette du Parti socialiste.  

Toutefois, si Revin reste Revin, la ville est aussi plus largement une image des réalités politiques du pays. Il y a bien entendu une liste Rassemblement national auquel le film ne laisse qu’une place de spectre lointain. Bien plus présent, on retrouve la candidature du fameux Chabane Sehel, figure locale des Gilets Jaunes qui affirme avec rage sa volonté « d’éradiquer la misère » dans une ville frappée par un taux de pauvreté de 27%.

La comparaison entre Municipale et J’veux du Soleil de François Ruffin est rapidement tentante. Ici aussi, les questions de désespoir et surtout d’espoir ressurgissent à la faveur du bouillonnement politique des foules fluorescentes apparues fin 2018. Pour autant, J’veux du Soleil a été réalisé dans une quasi-totale improvisation en s’appuyant sur la présence d’une figure politique, là où Municipale repose au contraire sur un acteur-personnage principal qui assume lui-même l’idée qu’il n’est pas là pour remplir un espace mais pour créer un vide. 

Un vide synonyme de responsabilités qui font envie autant qu’elles font peur. Doit-on créer cette liste autour de ce vrai-faux candidat ? Ne prend-on pas le risque de créer davantage de confusion et de faux espoirs là où la déshérence a déjà été lourdement implantée par le sentiment de déclin.

Un dispositif mêlant consciemment la réalité à la fiction : la caméra comme outil de dialogue 

Autre différence notable avec le film du député insoumis, Municipale est un film écrit au fil de sa conception, un film bénéficiaire et victime de la matière du réel qui lui permet d’exister, un film joué par son personnage-acteur mais aussi par les habitants qui, d’ailleurs, apparaissent au générique très directement et dont on apprend qu’ils ont été appelés à jouer leur propre rôle.

De sorte que l’on trouve aussi une forte proximité avec Entre les Murs, où Laurent Cantet avait utilisé les outils de l’improvisation théâtrale avec des jeunes d’un collège de banlieue, à l’époque où Nicolas Sarkozy parlait volontiers de « racailles » et de « kärcher », pour faire éclater à l’écran, l’univers intérieur d’une population. Le jeu permanent, c’est bien le fil conducteur de Thomas Paulot : que ce soit pour les relations sociales, la campagne électorale, ou l’exercice du pouvoir, le film épouse la part de fiction qui compose la politique, une part bien réelle, toujours trouble et troublante.

Au risque que la caméra ne rende tout artificiel ? Peut-être. Et peut-être, aussi, le contraire. Car la caméra joue aussi un rôle de pacificateur, d’actionneur, de révélateur : en somme, elle crée une tension qui oblige la parole à se libérer. La fiction comme le rêve, est une mise en scène, certes, mais une mise en scène qui libère des choses tues. Ainsi, Laurent Papot est bien cet instrument créateur de tension puis d’un vide propice à recréer du dialogue.

© L’heure d’été – 2021 – images fournies par REZO FILMS

La performance de Laurent Papot

Il vous fait tantôt penser à José Garcia, tantôt à Vincent Macaigne : Laurent Papot se distingue autant par ce qu’il dit que par ses silences. Par ses changements d’attitude et son culot, on le sent habité d’une propension au délire qui pourrait virer à l’humour absurde si elle n’était pas aussi teintée d’une sincérité dont on doute également en permanence : d’après les trois créateurs, on l’a choisi justement parce qu’il est en permanence à cheval entre la réalité et la fiction. Un vrai candidat.

C’est même un bon candidat. Certes, il n’a qu’une connaissance très superficielle des personnes et des réalités locales, ignorance qu’il assume pleinement, préférant mettre en avant la richesse de son regard neuf : après tout, nul n’est prophète en son pays, et c’est d’autant plus vrai que tout dans le film raconte la déroute de la vie publique et la perte de repères.

Ce qui rend Laurent Papot exceptionnel, ce qui le rend unique et radicalement vrai, c’est cette posture de l’écoute (car dans un sens, l’écoute n’est jamais fictive, que l’on soit acteur ou candidat). Les réunions publiques sont bien plus marquées par les silences du candidat et de ses conseillers, que par les habituelles et classiques harangues plus ou moins charismatiques. Son équipe et lui génèrent une présence là où les gens se sentent délaissés : le local de campagne est installé dans les murs désertés d’un ancien PMU. Là, les silences du candidat prennent la valeur d’écoutes. Ainsi la parole se libère.

Alors que le débat public pose souvent la question de la sincérité des candidats, Municipale prend la question à contre-pied. Ce qui en fait indéniablement un des films politiques de la décennie naissante. 

Alors que le débat public pose souvent la question de la sincérité des candidats, Municipale prend la question à contre-pied. Ce qui en fait indéniablement un des films politiques de la décennie naissante. 

Au fil de la pellicule, des amitiés naissent dans la fiction, non pas malgré elle, mais en elle. C’est l’histoire du lien entre intime et politique, entre jeu et vérité. Une dynamique qui n’est pas sans nous rappeler celle de Pater, d’Alain Cavalier, où le réalisateur et Vincent Lindon jouent respectivement le rôle d’un président et de son premier ministre. 

Sauf que Laurent Papot a véritablement été candidat aux élections municipales de Revin et que la crise covid lui est aussi véritablement tombé dessus là-bas. Laurent Papot est Laurent Papot. Alors que le débat public pose souvent la question de la sincérité des candidats, Municipale prend la question à contre-pied. Ce qui en fait indéniablement un des films politiques de la décennie naissante. 

« Residue », la résonance politique de la gentrification au cinéma

Alors que surgissent à nouveau les vieux démons d’une Amérique brisée, Residue, le premier long-métrage du cinéaste américain Merawi Gerima, assume l’héritage d’une époque rythmée par l’indignation et la révolte. Indubitable écho au mouvement Black Lives Matter, ce portrait du quartier nouvellement gentrifié d’Eckington, où a grandi le réalisateur né à Washington, se veut à la fois humblement autobiographique et porteur d’un propos qui dépasse largement le simple cadre spatio-temporel dans lequel il s’inscrit. Residue évoque la naissance onirique et vindicative d’un auteur, où se mêlent délicatement l’intimisme et l’ambition émancipatrice.

Présenté en 2020 lors des Venice days de la Mostra et au Festival Slamdance, Residue représente l’une des curiosités des Independent Spirit Awards 2021, au cours desquels l’auteur se voit décerner le Prix John Cassavetes. Très peu distribué en France, il cumule à peine plus de 2 000 entrées après trois semaines d’exploitation mais jouit d’un accueil critique assez unanimement positif.

Le synopsis de Residue se pose ainsi : en pleine écriture de son film, Jay, jeune artiste installé en Californie, revient dans le quartier qui l’a vu grandir, Eckington – désormais dénommé NoMa par les nouveaux habitants – et tente d’y puiser ce qui sera la moelle de son projet. Mais l’atmosphère a changé et il se sent désaxé devant la gentrification progressive de ces rues qu’il ne reconnaît plus et qui ne le reconnaissent plus. Alors que l’envahit peu à peu un incendiaire mélange de sentiments oscillant entre incompréhension et colère, ses anciens amis et ses parents ne parviennent pas à saisir cette terrible sensation qui l’empoigne et le déstabilise au point de le faire douter de lui-même : celle d’être un étranger chez lui…

Archétype du premier film à l’ambition formelle évidente et relevant de l’autobiographie, Residue est d’une audace créative rare. La puissance principielle de l’œuvre réside dans le choix de Merawi Gerima de se focaliser littéralement sur un lieu spécifique, représentatif de dynamiques sociales et urbaines omniprésentes dans les métropoles américaines. Essentiellement inspiré de segments de sa propre existence et de celle de son entourage, le premier long-métrage du cinéaste s’adresse avant tout, selon ses dires, à la communauté qu’il dépeint. Le film propose toutefois une seconde lecture, volontairement plus ambitieuse et ancrée plan après plan dans les images des manifestations qui ont secoué les Etats-Unis ces dernières années. Residue devient l’étendard de luttes sociales qui animent un pays en proie à de profondes fractures.

Residue devient l’étendard de luttes sociales qui animent un pays en proie à de profondes fractures.

Ce caractère sous-jacent ne représente pourtant pas l’élément caractéristique de cette œuvre, qui atteint le sublime en capturant une dimension nouvelle et inexplorée de la révolte : l’après. Car c’est bien de cela dont il est question pendant près de quatre-vingt-dix minutes : de la sensation étrange qui saisit lorsque l’on regarde en arrière après un combat inachevé, une sensation située à mi-chemin entre l’apaisement et le désespoir. Jay, alter-ego du réalisateur Merawi Gerima, est un personnage torturé par son environnement. Le dehors transperce son intérieur, jusqu’à sa chair au contact de la mort de l’autre, mais qui se trouve impuissant : il ne peut rien face à un monde qui se dérobe sous ses yeux. Le réalisateur fait preuve ici d’une justesse rare, que l’on retrouve dans l’errance propre aux premiers films de Jim Jarmusch – et à l’excellent Paterson plus récemment – en y ajoutant le caractère actuel et vindicatif d’enjeux sociaux intenses. Cette filiation, peu évidente de prime abord, confirme le potentiel impressionnant du jeune cinéaste qui réussit, dès son premier film, à saisir le réel en le sublimant par l’audace d’une mise en scène et d’une direction d’acteur aussi singulière qu’authentique.

Les innovations visuelles que le long-métrage distille par intermittence transcendent un scénario faussement modeste et lui octroient une force latente d’une amplitude rare, jusqu’à un paroxysme où se réveillent la brutalité et la violence d’une Amérique qui, comme dépeinte dans le Blindspotting de Carlos Lopez Estrada – dans lequel ce dernier traite de problématiques similaires avec une véhémence plus marquée – a les nerfs à vif. La photographie, dans une teinte orangée qui donne sa dimension onirique au film, produit un effet notable sur le spectateur, l’éloignant d’une réalité des plus dures pour mieux l’y replonger, avec un contraste décuplé, le moment venu. Cette réalité, c’est celle d’une Amérique qui ne parvient pas à soigner ses blessures, qui ne chassera pas de sitôt les vieux démons qui reviennent sans cesse la tourmenter.

Merawi Gerima rend hommage aux siens, et, sans nécessairement en avoir conscience, à des millions d’Américains qui luttent sans répit, avec une vigueur admirable, et toujours accrochés à l’espoir de bâtir un jour une société plus juste et apaisée.

Œuvre hautement personnelle et véritable emblème d’une communauté en proie à des mutations profondes qui ne font que crisper des esprits déjà taraudés, Residue est un premier film important, en ce qu’il laisse entrevoir de belles promesses et raconte – avec une justesse unique – un monde qui change, peut-être à un rythme trop effréné, un monde qui n’attend pas et qui laisse bon nombre de ses habitants au bord de la route. Merawi Gerima rend hommage aux siens, et, sans nécessairement en avoir conscience, à des millions d’Américains qui luttent sans répit, avec une vigueur admirable et depuis très longtemps déjà, mais toujours accrochés à l’espoir de bâtir un jour une société plus juste et apaisée, où les démons du passé ne seront plus que de mauvais souvenirs.

Don’t look up : déni politico-médiatique

Léonado Di Caprio qui tient un des rôles principaux, Capture d’écran © NETFLIX / DR

Propulsé par un casting impressionnant, le film Don’t look up : déni cosmique propose une critique radicale de notre société, en forme d’allégorie de notre réponse au changement climatique. De nombreuses critiques publiées à ce jour semblent pourtant tomber dans le travers dénoncé par le film : elles se détournent de l’essentiel et ratent le principal message de cette satire extrêmement dense. 

Véritable ovni cinématographique, Don’t look up emprunte au genre satirique et aux films catastrophes pour aborder un sujet réputé impossible à traiter au cinéma : la crise climatique. Il s’agit d’un véritable tour de force, dont le succès commercial s’annonce tonitruant. À en juger par les réactions qu’il suscite et l’explosion du mot dièse #Dontlookup sur les réseaux sociaux, cette production Netflix pourrait rapidement atteindre le statut de phénomène culturel. 

Aux origines du projet, nous retrouvons David Sirota, journaliste et écrivain américain, ancienne plume et conseiller de Bernie Sanders. Lors d’une conversation avec son ami réalisateur Adam McKay, Sirota encourageait ce dernier à « utiliser son talent comique au service de la cause climatique ». McKay s’est rendu célèbre en signant les comédies cultes Anchorman (1 et 2), Talladega Nights et Step brothers (Frangins malgré eux). Il a longtemps été l’un des principaux auteurs de l’émission satirique Saturday Night Live, véritable institution aux États-Unis, avant de se mettre derrière la caméra pour des films plus engagés. Parmi ces films, le très remarqué The Big Short (Le casse du siècle) sur la crise des subprimes de 2008, puis Vice, portrait au vitriol de Dick Cheney, le vice-président de Georges Bush. Un prétexte pour livrer un réquisitoire contre le système politique américain. 

Malgré les encouragements de Sirota, McKay rechignait à faire un film sur le réchauffement climatique. Le genre post-apocalyptique à la Mad Max ne le séduisait guère. Alors qu’ils continuaient de tester des idées de scénario, David Sirota se plaint du manque de couverture médiatique sérieuse sur la crise climatique : « tu sais, c’est comme si une comète géante fonçait sur la Terre et que tout le monde s’en foutait ». McKay lui répond alors : « attend, peut être que c’est ça, notre film ». Quelques sessions de travail plus tard, la base du scénario est posée.

Allégorie climatique

L’intrigue de Don’t look up (à traduire comme « ne regardez pas en haut ») est assez simple. Deux scientifiques de second rang, Randall Mindy et Kate Dibiasky, superbement joués par Leonardo DiCaprio et Jennifer Lawrence, découvrent une comète de 10 km de diamètre se dirigeant vers la Terre. L’impact, prévu dans 6 mois et 14 jours, anéantira l’espèce humaine. Si la NASA  confirme leurs calculs, les pouvoirs politiques et médiatiques choisissent d’ignorer le problème. Que ce soit la Maison-Blanche, dirigée par la  présidente Janie Orlean (Merryl Streep) et son fils, directeur de cabinet (Johan Hill), les journalistes du premier talk-show du pays (Kate Blanchet et Tyler Perry ), les deux principaux influenceurs/ pop star du moment (Adriana Grande et Kid Cudi) ou même le prestigieux New York Herald, personne ne juge l’information suffisamment urgente, certaine ou vendeuse pour être prise au sérieux. Les deux scientifiques vont, avec l’aide du directeur du centre de Défense planétaire de la NASA, Dr. Teddy Oglethorpe (remarquable Rob Morgan), partir en croisade pour tenter d’alerter l’humanité. Ils vont se heurter à tous les verrous institutionnels et absurdités que notre société néolibérale est capable de produire. Des cométo-sceptiques qui refusent de « regarder en haut » l’astre bientôt visible à l’œil nu jusqu’aux milliardaires de la Silicon Valley (symbolisés par le PDG de la société « BASH », personnage issu d’un savant mélange entre Steve Jobs, Elon Musk et Mark Zuckerberg), personne ne semble capable de se hisser à la hauteur de l’enjeu. 

Si la taille des ficelles frise par moment le grotesque, le propos reste d’une intelligence rare. Les parallèles avec notre monde contemporain sont innombrables et les problématiques abordées d’une extrême densité. L’évolution de certains personnages, qui font face au risque de cooptation par le système, rappelle furieusement le dilemme qui se pose aux opposants de gauche souhaitant changer les institutions de l’intérieur. Faut-il avaler toutes les couleuvres pour conserver un siège à la table des négociations, ou mieux vaut-il se révolter ?

Loin d’être une satire nihiliste où tout le monde en prend pour son grade, comme le résument la plupart des critiques, Don’t look up est avant tout une dénonciation des dominants, des ultras riches et du pouvoir capitaliste. Et une invitation à regarder la comète en face pour agir enfin.

Déni médiatique (spoiler alerte)

En réalité, la société dépeinte par Adam McKay ne se contente pas d’être abrutie par les « challenges » qui fleurissent sur les réseaux sociaux et par les politiciens qui font des campagnes sur le thème Don’t look up pour convaincre la population de faire confiance au système. De manière assez notable, le film montre à quel point, lorsqu’elle dispose des bonnes informations et d’une classe dirigeante un minimum à la hauteur, l’humanité se comporte rationnellement. Elle s’unit derrière le projet de détruire la comète, annulé au dernier moment par la Maison-Blanche sur injonction du milliardaire-PDG de BASH. Les personnes qui apprennent la cause de cette volte-face (exploiter les terres rares contenues dans la comète afin d’enrichir quelques industriels) déclenchent une émeute parfaitement appropriée. De nombreux individus et collectifs entrent en lutte. Les pop stars, décriées au début du film, se rallient à la cause.

Par contre, les puissants de notre monde s’avèrent en dessous de tout. La classe politique américaine, bien sûr. Mais au-delà, les élites économiques (la bourse atteint des sommets alors que la comète devient visible à l’œil nu), le système médiatique motivé par le profit (le New York Times compris), les milliardaires de la Silicon Valley et autres partisans de la solution technologique au réchauffement climatique. Chaque scène, ou presque, contient une critique d’un de ces pouvoirs. 

Le FBI et l’appareil d’État musèlent les différents lanceurs d’alertes manu militari puis à coup d’avocats et de procès, en invoquant le secret défense. Un triste rappel des agissements  de l’administration Obama, Trump puis Biden contre les lanceurs d’alertes poursuivis, voire torturés, quel que soit le parti au pouvoir.  

Le PDG de BASH dispose d’un accès privilégié à la Maison-Blanche malgré son absence de légitimité démocratique ou d’expertise, car il est « le principal donateur » de la campagne de la présidente. Un exemple chimiquement pur de la corruption des politiques par le pouvoir économique et de la fascination qu’exercent les pontes de la Silicon Valley sur les classes dirigeantes. Ici, pour vendre son projet d’exploitation de la comète, le fondateur de BASH invoque la possibilité d’éradiquer la faim dans le monde. « C’est avec ce joli ruban qu’ils comptent enrober leur tissu de mensonges », rétorquent Dr. Teddy Oglethorpe et Kate Dibiasky. Cette dernière finira par rentrer chez ses parents, pour découvrir qu’ils ont gobé la propagande du système : « Avec ton père, on est pour les emplois que la comète va apporter ». Cruel rappel du discours opposant lutte contre la crise climatique et emploi, utilisé par le capitalisme pour justifier la fuite en avant.

Dans Don’t look up, l’humanité n’est pas responsable de l’inaction qui conduit à la catastrophe. Les coupables sont les élites dirigeantes, leurs relais médiatiques et le pouvoir économique. Si le parallèle avec la crise climatique n’était pas assez complet, le film en remet une couche avec son coup de génie final : les dirigeants responsables du désastre n’en payent pas les conséquences. Ils s’échappent à l’aide d’un vaisseau spatial affrété clandestinement. 

Appel à l’action

Les scientifiques lanceurs d’alertes se heurtent également à leur classe sociale. Leur découverte est mise en cause par les dirigeants car ils ne viennent pas des universités privées (Ivy League) les plus prestigieuses du pays. Ou bien ils n’occupent pas de postes suffisamment élevés dans la haute administration. Lorsqu’ils s’énervent et montrent leurs émotions à la télévision, leurs propos sont disqualifiés par les tenant de la bienséance. À ce titre, le film revêt également une critique de classe qui fait surface à de nombreuses reprises. En temps de Covid et face à la catastrophe écologique en cours, nous nous identifions facilement à la frustration causée par les élites qui prétendent que la comète est sous contrôle et qu’il faut continuer de suivre une vie normale. Surtout, don’t look up !

Même à travers l’arc des personnages, nous ressentons une mise au banc du système néolibéral. La vedette de télévision jouée par Cate Blanchett n’est pas arrivée à son poste par hasard. Elle concède être la fille d’un richissime homme d’affaires. Si elle est bardée de diplômes, elle accepte de jouer le rôle d’une dinde écervelée sur le petit écran, comme de nombreux journalistes de Fox News dans la vraie vie. Cynique, mais animée par un certain dégoût d’elle-même, elle en devient presque attachante, apparaissant également comme une victime – à un certain niveau. 

L’arc narratif du professeur Mindy (DiCaprio) permet à McKay et Sirota de délivrer la morale du film. D’abord rationnel et déterminé à sauver l’humanité, il est un temps coopté par le système. Au point de renier ses collègues, de se couper de sa famille et d’accepter de faire la propagande du gouvernement. Les doutes qu’ils expriment sont ridiculisés par le PDG de BASH, dont les algorithmes surpuissants peuvent prédire la mort des individus : pour lui, ce sera « seul, complètement seul ». Quant à la présidente, elle sera « dévorée par un brontéroc ». De ces deux destins, le premier semble le plus probable. Mindy parvient pourtant à échapper à la prédiction, en se révoltant contre le système puis en regagnant la confiance de ses proches, par l’action. Lorsque la fin arrive, il peut se féliciter d’avoir « tout essayé » et meurt dans la joie, entouré de sa famille, tout en lâchant cette phrase à destination du public « on avait vraiment tout, n’est-ce pas ? Franchement, quand on y pense ». La présidente des États-Unis, elle, n’évitera pas sa mort violente, liée à sa condition de défenseuse absolue du système. 

Si la fin relève un caractère très touchant, dramatique, voire déprimant pour une comédie inspirée des films catastrophes, on peut la voir comme un appel à l’action. À commencer par le discours tenu vis-à-vis du film. Plutôt que de débattre de la qualité de l’humour et de la prestation de Meryl Streep, il serait grand temps de regarder la comète en face et de prendre la crise climatique au sérieux… 

Cry Macho, ou le naufrage du « Ken Loach américain »

Clint Eastwood, Potsdamer Platz, Berlin © Siebbi

Clint Eastwood, 91 ans cette année, se met in extremis à flairer l’air du temps – ou, pour être plus précis, à flairer la dimension (discursivement) progressiste de l’air du temps. Après avoir été confiné de nombreux mois, enfin Cry Macho sort en salles.

On y retrouve bien entendu le réalisateur au casting de son propre film (pour la première fois depuis The Mule, 2018), mais aussi le cow-boy remisé depuis Unforgiven (1995), dans un western contemporain qui, il est vrai, apparaît cette fois quelque peu déplacé, voire dégradé, au plan de la géographie, de l’histoire, de la sociologie. Le périple du nonagénaire se fait principalement en voiture et ne conduit plus à l’Eldorado, mais au Mexique. Il s’agit aussi d’un périple subi : parce qu’il ne peut subvenir seul à ses besoins, Mike Milo (Eastwood), gloire déchue du rodéo entretenu par un ancien patron, est contraint par ce dernier de se rendre à Mexico pour y récupérer son jeune fils Rafo (Eduardo Minett), censément maltraité par une mère alcoolique.

Entre un aller et un (début de) retour, le film s’emploiera à lever les masques du mensonge familial, renversera méthodiquement les rôles et les responsabilités entre homme et femmes, Américains et Mexicains, jeunes et vieux – autant de thématiques actuelles qui ne rendent ici, hélas, que l’effet d’un cahier des charges désossé, pour un film toujours prévisible et jamais sincèrement touchant. On évitera le plaisir perfide de lister les incohérences de l’histoire, les arcs narratifs bâclés ou interrompus, les bonnes idées scénaristiques galvaudées en cours de route, les scènes frisant le ridicule ou la caricature – soit trop invraisemblables, soit mal dialoguées. Et c’est Easwood, peut-être, qui est la première victime de son propre film. À le voir ainsi se traîner d’une scène à l’autre de cet Arlequin cinématographique tout rapiécé, à force de déverser une mièvrerie de bon ton sur toute la Création (bêtes, femmes, Mexicains confondus), mais sans jamais convaincre d’un sentiment vrai à l’égard d’aucun. « Être macho, ça sert à rien », lance-t-il ainsi vers la fin du film, comme pour expliciter in extremis la morale d’un métrage qui n’est déjà tout entier qu’une lourde explicitation. Il arrve d’ailleurs que l’ange fasse la bête, puisque ces « amis » Mexicains, sous couvert de fraternité, redeviennent la poignée de clichés popularisés par les épisodes de Speedy Gonzales : le gosse des rues, la matrone accueillante, la farouche amazone brune, des bandits partout…

Quelques figures intéressantes viennent néanmoins suggérer ce que le film aurait pu être, si seulement il avait bénéficié de davantage d’intelligence et d’inspiration. On peut penser au coq de combat qui accompagne les deux héros : cette belle idée thématique et narrative, mieux filmée, mieux utilisée, moins invisibilisé par des intrigues parasites, aurait pu incarner comme fil rouge cette virilité chétive dont le film veut faire la démonstration. On s’en prendrait à rêver à un nouveau Uccellacci e uccellini (1966), le chef-d’œuvre de Pasolini, où deux marginaux d’âges opposés déambulaient déjà en compagnie d’un volatile humanisé. On peut penser, aussi, au jeu économique et grognon d’Eastwood, qui pourra furtivement faire mouche auprès des plus bienveillants ; même si, là encore, au chapitre de la furtivité, le rôle de cow-boy de macadam atteint peut-être la limite de ce que peut camper un nonagénaire, encore si crédible pourtant dans The Mule – où un scénario sensible et solide se prêtait à l’âge du protagoniste.

Si Cry Macho déçoit à pleurer, c’est bien parce qu’il s’emploie de façon artificielle à satisfaire à un programme qui, même quand son cinéma s’est voulu « social », a toujours été étranger à l’art de son réalisateur. Premier film « politiquement correct » d’Eastwood ? Agiter pareille polémique a sans doute peu d’intérêt ; reste que le résultat est triste, forcément triste. On pourra en tout cas reprocher à l’auteur d’avoir abandonné ce que beaucoup de spectateurs peinent toujours à admettre dans son cinéma, mais qui, depuis vingt ans, avait fait la valeur de films comme Million Dollar Baby, Gran Torino, The Mule ou Richard Jewell. Eastwood brillait d’intelligence et de sensibilité en tant que cinéaste de la common decency américaine, c’est-à-dire comme réalisateur de films dédiés à la working class à la fois contradictoires et problématiques – comme peuvent l’être les existences des « vrais » gens ordinaires, et comme ne le sont jamais, à l’inverse, les automates d’un scénario constructiviste mal ficelé. On a tout à fait le droit, surtout en Europe, ne pas aimer Eastwood, ne pas adhérer à ce cinéma. Mais pour le goûter, il semble bien nécessaire d’admettre – au moins le temps d’un film – qu’il aura été le Ken Loach américain, c’est-à-dire un Ken Loach qui, parce qu’il est américain, considère le port d’armes comme un acquis social parmi les autres. L’ayant lui-même oublié au crépuscule de sa carrière, Eastwood nous condamne, pour qui le souhaite, à revoir ses anciens films, ou alors ceux, « interculturellement » plus confortables, du vrai Ken Loach.

Gilles Perret : « J’essaie toujours de mettre des opposants politiques dans mes films »

Le réalisateur Gilles Perret. © Gilles Perret

Après de nombreuses avant-premières dans les lieux de culture occupés ce printemps, le réalisateur Gilles Perret sort ce mercredi un nouveau documentaire, Debout les femmes, consacré à la situation sociale des femmes exerçant ce qu’on appelle les « métiers du lien ». Tourné entre décembre 2019 et l’été 2020, ce film se fonde sur une mission parlementaire de François Ruffin (LFI) – par ailleurs co-réalisateur – et Bruno Bonnell (LREM). De ses rencontres avec les auxiliaires de vie scolaire ou les femmes de ménage, Gilles Perret a tiré des portraits poignants, celui de femmes dévouées dans leur métier malgré la dureté des conditions de travail. Dans cette interview, il revient sur sa dernière production, sa façon de travailler, sa passion pour les films de Ken Loach, la longue fermeture des cinémas ou encore la participation surprenante de Bruno Bonnell. Entretien réalisé par William Bouchardon et retranscrit par Manon Milcent.

LVSL – Pouvez-vous présenter brièvement Debout les femmes à quelqu’un qui n’en a pas entendu parler, ainsi que la façon dont vous avez réalisé ce film ?

Gilles Perret – C’est un road-trip parlementaire qui nous fait découvrir ces métiers majoritairement exercés par des femmes, que François Ruffin qualifie de « métiers du lien » : aides à la personne et aux enfants en situation de handicap, auxiliaires de vie sociale, assistantes périscolaires… Le film présente ces métiers qui n’ont pas de statut, aux très faibles revenus, rarement à plein temps malgré de grosses amplitudes horaires – des emplois qui, finalement, génèrent des situations de pauvreté. Le film n’avait pas pour seul but de faire découvrir ce type de métiers mais aussi d’essayer d’améliorer leur condition sociale en s’appuyant sur une mission parlementaire menée par François Ruffin. Ingrédient supplémentaire plutôt succulent, il a conduit cette mission avec un co-rapporteur nommé par la majorité, membre de La République en Marche. Quoique ce duo soit un bon ingrédient pour un film, l’idée de base restait de montrer le quotidien de ces femmes, de faire un état des lieux de leur situation sociale. François Ruffin et Bruno Bonnell veulent faire de cette mission une occasion d’améliorer le statut de ces femmes.

LVSL – Parler de conditions de travail dans un film n’est jamais simple, même dans un documentaire. Comment construire une bonne intrigue tout en ne sacrifiant rien sur le fond ?

G.P. – Les personnages principaux, en tout cas les plus marquants, sont ces femmes. Elles font des personnages formidables, tant dans leur générosité que leur dignité ou leur analyse de leur travail. Ce n’est pas un film misérabiliste. Nous avons de très beaux portraits. François et moi avons opté pour la forme du road-trip, dans lequel humour et dérision se mêlent à la colère face à l’immobilité du gouvernement devant l’évidence de ces situations dramatiques. Finalement, pour faire découvrir ces métiers, nous laissons le temps à ces femmes de s’exprimer, en incluant tout ce qui fait un film : le rire, l’émotion, les larmes, la colère…

LVSL – Personnellement, ce film m’a rappelé Sorry we missed you de Ken Loach, qui traite de la question de l’ubérisation, bien qu’il ne s’agisse pas d’un documentaire. Quels sont les réalisateurs qui vous inspirent ?

G.P. – J’ai adoré le dernier film de Ken Loach. Je ne suis pas tellement du genre à aduler des personnes, mais s’il y a un artiste que je peux citer et que j’admire, c’est bien Ken Loach. Il montre les réalités de façon aussi juste que précise ; notre film diffère en ce qu’il s’agit d’un documentaire. Dans Debout les femmes, nous essayons de mettre du rythme, de créer un suspense autour du passage des amendements à l’Assemblée nationale, d’inclure de l’humour et de la légèreté pour faire retomber la pression ; dans les films de Ken Loach, on est davantage pris par une angoisse qui ne retombe pas souvent.

« Des scénaristes qui traitent d’histoire intra-muros, à l’intérieur du périphérique, qui racontent des histoires de psy, il y en a beaucoup. Mais pour traiter des sujets de société qui concernent des millions de gens, là il y en a peu. »

J’ai eu la chance de rencontrer Ken Loach l’année dernière, puisque nous avons des connaissances communes et qu’il avait entendu parler de mes films. C’est un homme d’une grande simplicité et d’une grande gentillesse. Sur la question des auxiliaires de vie sociale et de l’ubérisation de la société, son dernier film (Sorry We Missed You, 2019, ndlr.) est un exemple dans le genre. Il décrit la société à travers une vie familiale. J’adore cette façon d’aborder les questions sociétales, de toujours s’appuyer sur l’être humain, sur des situations simples, pour expliquer le monde. Sans vouloir me comparer à lui, j’essaie aussi de travailler de cette manière dans mes documentaires. Ce qui m’affole, c’est qu’il faut que ce soit un réalisateur anglais de 84 ans qui traite de ce sujet, pourtant tellement d’actualité, pour qu’on s’intéresse à la question. Certes, Ken Loach traite admirablement bien de l’uberisation, mais je me demande aussi ce que font le reste des réalisateurs. Des scénaristes qui traitent d’histoire intra-muros, à l’intérieur du périphérique, qui racontent des histoires de psy, il y en a beaucoup. Mais pour traiter des sujets de société qui concernent des millions de gens, là il y en a peu.

LVSL – Habituellement, vous côtoyez surtout des personnalités de gauche. Dans le cadre de ce film, vous avez été de nombreuses fois aux côtés de Bruno Bonnell, député LREM du Rhône et candidat malheureux de la majorité pour la présidence de la région Auvergne-Rhône-Alpes en juin dernier, que François Ruffin qualifie en début de film de « tête de con ». Quelle a été votre relation avec lui ?

G.P. – J’essaie toujours de mettre des opposants politiques dans mes films. Par exemple, dans La Sociale (film de 2016 consacré à la création de la Sécurité Sociale, ndlr), il y avait François Rebsamen (ministre du travail sous Hollande, maire PS de Dijon depuis 2001, ndlr) et des gens déterminés à détruire la Sécurité sociale. Dans mon premier film sorti au cinéma, Ma Mondialisation (2006), les personnages n’étaient que des patrons, dont un qui ressemblait à Bruno Bonnell. J’adore cette complexité. En l’occurrence, le personnage de Bruno Bonnell amène de la complexité : malgré son appartenance politique, il affiche une émotion sincère et une préoccupation qui, j’espère, est sincère aussi. J’essaie toujours de ne pas être trop à charge et d’être dans l’humain. La complexité d’un être humain ajoute de l’intérêt, elle engendre des réaction auxquelles on ne s’attend pas toujours.

Bruno Bonnell fait partie de ces personnages qui mettent du relief dans le film. Je lui suis très reconnaissant de sa participation – évidemment grâce à François puisqu’ils se côtoient à l’Assemblée nationale. ll n’y a pas eu de piège : Bonnell savait où il mettait les pieds et il a joué le jeu. Cette mission parlementaire lui a fait découvrir un quotidien, celui de ces femmes, dont il ne connaissait rien. Il a rencontré des personnes qu’il ne côtoie que très rarement. En cela il diffère de François, qui baigne là-dedans, qui connaît le quotidien de ces femmes et les textes de loi les concernant. On sent dans le film que le fait d’être en face de ces personnes le touche sincèrement et qu’il a envie de faire quelque chose. Notre relation, étonnamment, est plutôt bonne, mais il importe parfois de le mettre devant ses contradictions. Les bons sentiments ne suffisent pas : comment les traduire par une loi améliorant le quotidien de ces personnes ? Et là, hélas, on peut avoir à chercher une cohérence entre le discours et les actes, surtout lorsqu’on appartient à la majorité. Son camp lui a occasionné des déceptions, je pense qu’il espérait que les choses bougent plus et qu’il y a cru. Il se rend compte que c’est une affaire purement politicienne : puisque c’est en lien avec François Ruffin, LREM ne veut pas en entendre parler. Et puis, le monde des AVS n’est pas le monde de Macron.

Bonnell est quelqu’un de très avenant, il n’a pas peur de la provocation ni de la confrontation. C’est plutôt agréable. Ce n’est pas un Playmobil comme les autres députés LREM. Il se rend par ailleurs bien compte que participer à ce film lui donne aussi une visibilité que n’ont pas les 300 clones qui siègent à l’Assemblée. Je pense qu’il n’est pas dupe du rôle qu’il joue. François et moi, on ne prend personne en traître. Nous affichons la couleur et vient qui veut venir. Il n’y a pas de caméra cachée, pas de piège. Au final, Bruno Bonnell est très content du film.

Je ne juge pas, j’avais rencontré ce type de profils dans mon film avec les patrons (Ma Mondialisation, 2006). Le personnage principal était un gros patron, il a adoré le film et a acheté beaucoup de DVD pour les envoyer à ses clients. Dans les salles de cinéma, certains spectateurs ne l’ont pas apprécié mais justement, c’est toujours intéressant d’utiliser diverses grilles de lecture devant un film. Dans le cas de Bruno Bonnell, il s’agit vraiment de ça. La manière dont nous regardons un film, influencée par notre personnalité, notre milieu social, notre cercle de référence, n’est pas la même pour tous. C’est pour ça que je trouve intéressant de laisser les séquences telles quelles, afin que chacun puisse se faire son opinion.

LVSL – Avant d’en venir au film lui-même, il reste une dernière question incontournable : deux hommes qui réalisent un film qui s’appelle Debout les femmes, n’est-ce pas un peu gonflé ?

G.P. – C’est à la fois gonflé et désespérant. C’était plus difficile de trouver le titre que de faire le film. On savait bien qu’en choisissant « Debout les femmes », on allait s’attirer des ennuis. Mais cette expression, ce sont les femmes elles-mêmes qui la prononcent. Le titre a d’ailleurs été choisi par les AVS lors des premières projections, à l’unanimité, comme on le voit dans le film.

Mais certaines féministes ont mal réagi, parce que c’est un film réalisé par deux hommes – comme si nous donnions pour injonction aux femmes de se lever. C’est un film féministe, mais pour le savoir, il faut l’avoir vu. Ce titre a créé des remous inutiles. De toute façon, dès que François fait quelque chose, il y a toujours quelqu’un qui trouve à y redire. J’avais eu le même problème avec Jean-Luc Mélenchon (dans L’Insoumis, 2018, Gilles Perret filmait la campagne présidentielle du candidat de la France Insoumise, ndlr). Quand tu fais un film avec ce type de personnalités, tu sais que tu vas avoir des critiques. Mais c’est parfois un peu dur de voir des gens, dont certains que j’apprécie par ailleurs, s’en prendre à mon travail sans avoir vu le film. Nous sommes dans une période où tout le monde est tendu, où tout est prétexte à créer la polémique, et les réseaux sociaux n’arrangent rien.

Je comprends que les gens puissent réagir, mais je demande juste qu’ils regardent le film. Je trouve qu’on perd du temps à débattre sur une question très à la marge du réel contenu de ce documentaire. Quand j’ai fait un film sur le Conseil National de la Résistance (Les jours heureux, 2013), on m’avait reproché de n’y montrer que des hommes. Mais à cette époque, les femmes n’avaient même pas le droit de vote. Même réaction avec De mémoires d’ouvriers (2012), on n’y voyait que des hommes parce qu’on parlait d’une génération à majorité masculine d’ouvriers. Là, on fait un film sur des femmes précaires et on se fait quand même traiter de misogynes. Comme quoi, on ne peut pas satisfaire tout le monde. Mais je le répète : Debout les femmes est un film féministe.

LVSL – Parlons du film. À quoi ressemble la vie de « ces femmes et ces hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal », pour reprendre les mots du Président de la République ?

G.P. – Ce sont des conditions de vie de personnes qui nous entourent, qu’on les connaisse personnellement ou non. Les auxiliaires de vie sociale (AVS), par exemple, ont de grandes amplitudes horaires : elles commencent tôt le matin pour lever les personnes âgées, leur ouvrir les volets, leur préparer le petit déjeuner, les habiller, les laver, et finissent tard le soir puisqu’il faut aussi les coucher. Elles sont soumises à des horaires extrêmement morcelées. Quand on a des revenus modestes, on ne rentre pas forcément chez soi pour manger, donc on attend deux ou trois heures dans sa voiture avec un sandwich, pour ensuite aller chez la prochaine personne que l’on doit aider. Les salaires tournent autour de 700 ou 800 euros, avec des amplitudes horaires qui représentent une cinquantaine d’heures par semaine. C’est en dessous du SMIC parce qu’il y a très peu de contrats à plein temps, justement parce que ces horaires n’arrivent pas à coïncider sur ce type de contrat. Les heures de trajet ne sont parfois pas comprises. Ces femmes travaillent dans une diversité de structures d’accueil – du monde associatif ou du secteur privé, des municipalités et des départements –, ou elles sont directement embauchées par certaines familles. En conséquence, elles n’ont pas de statut et c’est un peu la loi de la jungle. On constate aussi une grande diversité de rémunérations entre les départements, puisque ce sont eux qui en ont la compétence. Ces femmes, souvent seules et peu diplômées, sont heureuses et fières de venir en aide aux personnes dépendantes, mais elles-mêmes vivent sous le seuil de pauvreté tout en travaillant dur. 

« Les salaires tournent autour de 700 ou 800 euros, avec des amplitudes horaires qui représentent une cinquantaine d’heures par semaine. »

Ce qui m’affole, c’est le nombre et le niveau de compétences qu’on exige d’elles. Non seulement elles ne gagnent même pas le SMIC, mais on leur demande de préparer des repas, de procéder aux toilettes de personnes âgées qu’il faut manipuler avec précaution, d’avoir des gestes presque médicaux. On leur confie également des tâches administratives, par exemple remplir des dossiers pour les assurances. L’éventail de compétences à avoir est énorme, le tout pour un salaire de misère à la fin du mois. Notre société ne manifeste que mépris pour ce type de métier. Ces femmes vivent à l’opposé du monde de Macron et de la « start-up nation », même si cela ne date bien sûr pas de ce mandat. 

Longtemps, ces métiers étaient occupés par des personnes de l’entourage familial : les enfants ou les femmes accomplissaient ces tâches gratuitement parce que c’était la tradition. Maintenant qu’elles sont rémunérées, on continue de leur donner des clopinettes, c’est franchement scandaleux et elles sont complètement légitimes à revendiquer davantage. De plus, à exercer des métiers mal rémunérés, avec une énorme amplitude horaire, ces femmes connaissent souvent des problèmes familiaux parce qu’il leur faut travailler les week-ends, tôt le matin, tard le soir. Cela entraîne par ailleurs un gros turn-over, ce qui ne satisfait pas grand monde : les personnes dépendantes préfèrent avoir toujours les mêmes intervenantes auprès d’elles, mais comment stabiliser quiconque dans ce type d’emplois, avec de telles conditions? Beaucoup de ces femmes essayent de trouver un autre travail mieux rémunéré, au cadre plus stable, moins loin. 

Il y a cependant des alternatives : la mairie communiste de Dieppe a essayé de stabiliser ces femmes dans leur emploi, en leur offrant un salaire et un nombre d’heures fixes. Elles ont le statut d’employées municipales, avec des plannings fixes, et ne sont plus de la main-d’œuvre corvéable à merci. On voit qu’on peut les inclure dans une communauté professionnelle, avec un vrai statut et un vrai revenu.

LVSL – La mission parlementaire s’achève avec une proposition de loi minimaliste, certes adoptée, mais vidée de sa substance par la majorité. Êtes-vous pessimiste pour la suite ?

G.P. – Il y a deux façons de voir les choses. On peut d’abord se sentir très pessimiste face au fonctionnement politique de l’Assemblée et de notre République aujourd’hui : on est dans une impuissance totale à changer quoi que ce soit quand on se trouve dans l’opposition. Ni le bon sens, ni même un infime niveau d’humanité, ne passe à travers le tamis de la majorité de la République en marche. Cela peut rendre très pessimiste. 

Mais on peut quand même espérer : plus on aborde ces questions, plus François dénonce les conditions de travail et de vie des femmes de ménage à l’Assemblée ou des AVS, plus les députés ont mauvaise conscience. Et ils n’aiment pas ça. Ils ne veulent pas encore les embaucher comme fonctionnaires ou améliorer leurs conditions salariales, mais ils n’aiment pas avoir mauvaise conscience. À force de brasser sur ces thématiques, des choses finissent par sortir. Tout d’un coup, 200 millions d’euros ont été lâchés aux aides à domicile pendant les négociations à l’Assemblée. Ce n’était pas une revendication des députés ou un amendement mais une enveloppe délivrée par l’État, via le Premier ministre et sur décision de Macron, pour ne pas passer pour des méchants. On peut penser que c’est très peu, mais cela fait quand même entre 20 et 30 euros supplémentaires par mois par AVS. Quand on a un salaire si bas, ce n’est pas négligeable. C’est toujours une question d’image. François et moi n’avons jamais été dupes de l’issue ; Bonnell, lui, était très optimiste au début puisqu’il est issu de la majorité. Pour nous, tant que Macron sera au pouvoir, il faut s’attendre au pire sur l’emploi. Le changement ne viendra pas d’eux. 

En fait, le film est né quand Bruno Bonnell est devenu le co-rapporteur de ce rapport parlementaire ; François l’a alors rencontré, le courant est passé, et il m’a expliqué en quoi consistait leur mission tout en sachant que ça ne mènerait à rien. On s’est dit qu’il y a avait peut-être un film un peu complexe et humoristique à faire. Au début j’étais réticent, je pensais que cela ne servait à rien de faire un film si rien ne se passait à l’Assemblée. Finalement, on a eu l’idée de finir le film de façon fictionnelle, où l’on fait croire qu’elles gagnent. Cela a donné cette assemblée des femmes, porteuse d’espoir à la fin du film. C’était une fierté et une joie d’avoir pu faire ça. Elles ont vécu quelque chose qu’elles ne sont pas près d’oublier. 

LVSL – Ces métiers du lien, tout comme d’autres emplois essentiels et mal payés, sont rarement évoqués dans les médias. À votre avis, cela s’explique-t-il par le mépris de classe ou le désintérêt des journalistes et éditorialistes ? Ou est-ce aussi parce que ces femmes se sentent illégitimes, voire ont peur de parler ?

G.P. – Il y a un mélange des deux. Le mépris de classe, que les médias ont affiché au sujet des Gilets jaunes, provient en partie du milieu social dont les journalistes sont issus et dans lequel ils vivent. Forcément, il y a une méconnaissance, une incompréhension. Ils évitent de parler de ce qu’ils ne connaissent pas ou de ce qu’ils n’ont pas envie de voir. De l’autre côté, quand on est rangé dans ces catégories, s’exprimer est difficile, d’autant plus quand on est une femme. Et il faut aussi se sentir légitime : quand, pendant des décennies, on te fait comprendre que, de toute façon, tu seras dans le bas de l’échelle sociale, que tu n’as pas ton mot à dire, et que tu devrais te satisfaire d’avoir un emploi, il est difficile de se sentir en droit de s’exprimer.

« Le problème de ces professions-là, que l’on retrouvait chez les Gilets jaunes, c’est qu’elles sont pratiquées par des personnes qui travaillent seules. »

Du coup, quel bonheur de voir ces femmes prendre la parole ! Par exemple, la femme de ménage de l’Assemblée nationale, qui se cache la première fois qu’on filme, prend la parole avec assurance à la fin à la tribune de l’Assemblée. Pour moi, c’est un moment fort du film. Je tire une grande satisfaction de ce documentaire parce qu’il montre que tout être humain, quand on l’écoute, qu’on le reconnait, qu’on le met en confiance, est capable de se révéler. Il faut juste que le terreau autour soit propice : de l’écoute, un groupe et la force qui en découle. Le problème de ces professions-là, que l’on retrouvait chez les Gilets jaunes, c’est qu’elles sont pratiquées par des personnes qui travaillent seules. Ces femmes interviennent chez les personnes dépendantes sans appartenir à un groupe de travail ou de discussion ; leur solitude professionnelle entraîne un fatalisme et une acceptation de la situation.  En groupe, on se sent moins seul et plus fort. 

LVSL – Votre précédent film, J’veux du soleil, également aux côtés de François Ruffin, était centré sur les Gilets jaunes, dont la majorité était des « petites gens » précaires. Les femmes que vous avez rencontrées au cours de ce nouveau film ont-elles pris part à ce mouvement social inédit ?

G.P. – Je n’avais pas pensé à ça, mais c’est vrai qu’au moment des Gilets jaunes, beaucoup d’AVS ou des personnes travaillant dans le milieu de l’aide à la personne étaient mobilisées. Il y a avait beaucoup de personnes seules, qui travaillaient seules, et qui trouvaient dans le mouvement un espoir collectif. On a retrouvé cela durant ce film.

LVSL – Les cinémas ont été fermés pendant des mois pour des raisons sanitaires. En conséquence, le public et les réalisateurs se sont de plus en plus tournés vers les plateformes de streaming comme Netflix. Quel est votre regard sur cette situation ? Quel avenir dessine-t-elle pour le monde du cinéma ?

G.P. – Ça m’inquiète. La preuve : notre film a été bloqué et nous avons dû attendre des mois pour le sortir. Personnellement, je reste persuadé qu’il n’y a rien de mieux que de voir un film ensemble et de partager des émotions. Un film comme Debout les femmes mérite d’être vu sur grand écran, où l’émotion est plus forte. J’aime aller à la rencontre des spectateurs dans les salles. Je reste assez optimiste sur ça. 

Mais oui, un palier a été franchi, des habitudes ont été prises, et nous ne reviendrons pas dessus. Malgré tout, je pense quand même que beaucoup ressentent le besoin d’être ensemble. On a bien vu à quel point la société souffre de l’isolement, d’être chacun dans son coin, de devenir presque asocial. Il y a un besoin de voir des films ensemble. Je ne pense pas que ce soit la fin du cinéma. En revanche, c’est quand même la salle qui finance les films, avec la taxe du CNC, qui s’applique autant sur les blockbusters américains que sur les films français. Il va falloir réfléchir parce qu’aujourd’hui, ce n’est pas la VOD qui paie les films. Si on veut que les films vivent, il faut que les salles vivent. 

Je ne suis pas complètement pessimiste. Je suis comme tout le monde, triste de ne pas pouvoir aller au cinéma, alors qu’on a fait la démonstration qu’il n’y avait pas de contamination dans les salles. Je suis triste de l’arbitrage de ce gouvernement, mais pas surpris. Il y a eu un arbitrage purement subjectif, où l’on sert les vieux et les églises, au détriment des jeunes et de la culture. C’est un choix. Mais ce n’est pas forcément étonnant de la part du gouvernement, où la ministre de la Culture ne sert à rien, et où Castex et Macron sont à la barre. La cérémonie des Césars a tout de même offert quelques prises de position très belles, si l’on excepte le mépris de classe envers la prestation de Corinne Masiero.

Jafar Panahi et Asghar Farhadi, l’Iran à l’écran

Firoozeh dans les Les Enfants de Belle Ville @MementoFilms

Les idées reçues sur la République islamique d’Iran et sa société sont légion et tendent à ternir l’image d’un pays déjà vu de manière négative par les médias et les opinions publiques en général. Pourtant, le cinéma iranien et en particulier les œuvres de Jafar Panahi et Asghar Farhadi offrent un tout autre regard, celui d’un Iran pluriel et tiraillé par nombre de débats et conflits internes. L’occasion d’opérer un retour sur l’histoire du régime et de la société iranienne à l’aune des longs-métrages des deux plus grands cinéastes iraniens du XXIème siècle.

LE CINÉMA, UNE VOCATION PAS COMME LES AUTRES SOUS LA RÉPUBLIQUE ISLAMIQUE 

Jafar Panahi voit le jour en 1960, à Mianeh, dans l’Azerbaïdjan orientale, au Nord-Ouest de l’Iran. 1960 n’est guère une année charnière. Mohammad-Reza Shah domine sans partage le pouvoir depuis que Mossadegh a été renversé en 1953, mettant un terme à une période de pluralisme politique commencée avec l’abdication de Reza Shah en 1941. (1) Pour le cinéma, l’heure est à l’essor du film farsi, sorte de « production commerciale de qualité médiocre, banale et lucrative de films populaires » pour prendre les mots de Mamad Haghighat, qui se contente de reprendre la plupart du temps des films américains ou égyptiens, les «adaptant aux coutumes et traditions de la société iranienne». (2) À la fin des années cinquante, de nouvelles formes de récits voient le jour, consacrant un cinéma populaire et populiste, lequel met à l’écran des gens du peuple et des délaissés. (3) 

Enfant des quartiers déshérités de Téhéran, Panahi commence par l’écriture et plus particulièrement par la nouvelle. C’est presque par hasard que le jeune Jafar rencontre le cinéma : à douze ans, il joue dans un film tourné en super 8. Fasciné, il se découvre très vite un maître, Abbas Kiarostami et tous ses désirs de jeunesse se concentrent sur une seule passion,  le cinéma.

Juste avant d’entrer à l’université, Panahi découvrait, comme nombre d’Iraniens , le visage de l’ayatollah Khomeyni. Sa face, discernable de tous, était rendue singulière par le port d’un turban noir et d’une épaisse barbe blanche. Soutenu par une myriade de courants, allant des laïcs aux communistes, il renverse l’ancien régime pour y instaurer un ordre ancestral et sans classes.  La République islamique était née. Très vite, il se proclame « guide suprême » et avec l’éclatement précipité de la guerre Iran Irak, chef de guerre. Par chance, Panahi échappera à la mort mais sera emprisonné durant près de 70 jours.

Pareille atmosphère, Farhadi en fera aussi l’expérience. Ce dernier est plus jeune, il fête ses 7 ans quand le Shah tombe. L’Iran de l’enfance de Farhadi frappe par son ambivalence : si Téhéran s’affirme comme le gendarme du Golfe persique et semble être  peu à peu un acteur politique et économique important au Moyen-Orient, elle s’engouffre dans des difficultés économiques, consécutives à la baisse des revenus pétroliers. (4) À la crise d’un monde, se joint une rupture cinématographique. Pour Mamad Haghighat, le cinéma motafavet (différent) impose un style plus réaliste et réfléchi, donnant l’opportunité aux  cinéastes de se libérer des carcans précédents, essayant tous les styles et genres. (5) Malgré une lourde censure politique, nombre de films se revendiquent de ce courant et sont porteurs d’une réelle réflexion politique et sociologique, allant même jusqu’à symboliser un cinéma du désespoir. Le film motafavet par excellence demeure La Vache (Gav), présent à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes en 1971 et à la Mostra de Venise ou Dariush Mehrjui dépeint avec réalisme le monde rural. C’est ce même film qu’Asghar Farhadi met à l’honneur dans Le Client (Fouroushandey), à travers sa projection par un des personnages principaux, Emad (Shahab Hosseyni), professeur dans le secondaire. 

La ville de Téhéran. Capture d’écran @Arte

Comme pour Panahi, Farhadi fera ses débuts dans le cinéma sous la République islamique. Comme pour Panahi, son attrait pour le cinéma lui vient tôt, dès l’âge de 13 ans. Cette vocation n’est pas sans origines et le cinéaste mentionne bien souvent la figure de son  grand-père,  remarquable conteur. (6) Poussé par celui-ci, il se met à tourner des films de 8mm, illustrant un réel penchant pour le « petit écran ». Il est vrai que les années soixante-dix demeurent l’acte de naissance du court-métrage et du super-8 en Iran, format idéal pour enregistrer la vie quotidienne des gens. Emporté par cette effervescence, le jeune Farhadi  s’efforce de produire, chaque année et ce jusqu’au bac, un court métrage.

De la Révolution de 1979, le cinéma iranien en sort vaincu. Symbole de la culture occidentale et de sa civilisation, les mollahs portent le pari d’en détruire toutes les représentations. (7) La fermeture des cinémas devient un phénomène massif et ceux-ci sont remplacés par des boutiques, des restaurants ou encore des bureaux des comités des Gardiens de la Révolution. Le cinéma résiste mais reste encadré, devant servir l’idéologie du régime : le scénario est contrôlé ; les acteurs choisis avec soin ; le tournage ainsi que le montage et la sonorisation sont eux aussi inspectés. La guerre Iran-Irak oblige l’État à se mobiliser davantage et le cinéma devient l’outil par excellence d’une propagande devant inciter les iraniens à aller au front. 

Il s’agit ici de créer un cinéma « détaché de toute corruption morale » selon l’expression d’Agnès Devictor, mais qui dans le même temps, s’éloigne d’une représentation fidèle de la société.

En 1989,  à la mort de Khomeyni, la censure est toujours aussi grande : la caméra ne doit pas être mahram (intime) ; celle-ci ne peut montrer une femme sans son voile, même lorsqu’elle est seule chez elle alors que les hommes eux, ne peuvent être montrés qu’en chemises manches longues. Enfin les couples, même mariés, ne peuvent se toucher. À l’évidence, il s’agit ici de créer un cinéma « détaché de toute corruption morale » selon l’expression d’Agnès Devictor, mais qui dans le même temps, s’éloigne d’une représentation fidèle de la société. (8) Cette volonté de bâtir une « communauté idéalement islamique » à l’écran conduit à des incohérences,  comme le port de la tenue islamique de façon encore plus contraignante que dans l’espace social réel. (9) Pendant le même temps, le cinéma continue de faire l’objet de vives convoitises, en particulier celles de deux institutions concurrentes :  le Département Cinématographique du Ministère de la Culture et de l’Orientation Islamiques rattaché au gouvernement et le  Centre Artistique de l’Organisation de la Propagande Islamique à la solde du Guide. (10)

C’est dans ce contexte singulier de la mise en place d’une vaste politique d’islamisation que Panahi entre à la faculté de Cinéma et de Télévision de Téhéran. Les années quatre-vingt dix symbolisent la reconnaissance internationale du cinéma iranien et de cinéastes comme Abbas Kiarostami, Bahram Beyzai, ou bien encore Mohsen Makhmalbaf. L’image et la technique générale ne cessent de se parfaire tandis que nombre de films s’exportent massivement à l’étranger. C’est l’époque du « nouveau cinéma iranien » et de la fin du paradigme blasphématoire du cinéma, caractérisé par le refus des mollahs, motivé par les hadiths, de toute forme d’image. (11) L’État, bien conscient de l’influence d’Hollywood, investit massivement dans la culture.

Les années 2000 constituent pour les deux cinéastes une consécration, lesquels vont reprendre les principaux thèmes du cinéma iranien, du drame social à la représentation de la femme, tout en contournant à leurs manières les drastiques règles qui régissent le cinéma.

Au même moment, la carrière de Panahi s’inaugure. Il réalise son premier court-métrage Deuxième regard et après un parcours universitaire sans embûche, brillant peut-on même dire, il devient l’assistant d’Abbas Kiarostami dans le tournage d’Au travers les oliviers. (Zir-e darakhatan-e zeytoun) C’est à la fin des années 1990 que Jafar Panahi réalise son premier film, Le ballon d’or (Badkonake sefid) empreint des idées de Kiarostami. Pendant ce temps-là, le jeune Farhadi, devenu étudiant, s’installe sur les bancs de la faculté de Téhéran. Ce n’est pourtant pas à l’étude du cinéma qu’il s’attellera, mais à l’art dramatique, le jury l’ayant contraint à aller dans cette direction. Alors que sa destinée semble basculer, il tombe rapidement amoureux du théâtre, qu’il décrit comme un « coup du destin». (12) Durant près de sept années, il se forge une personnalité artistique, s’initiant à Eugène Ionesco mais aussi à Henrik Ibsen dont il emprunte le pendant social. À Harold Pinter enfin, il consacra son mémoire de fin d’études. En 1998, il est diplômé et fait déjà preuve d’une grande expérience : tournage de six courts-métrages, scénarios et réalisation de deux séries pour la télévision.

Les années 2000 constituent pour les deux cinéastes une consécration, lesquels vont reprendre les principaux thèmes du cinéma iranien, du drame social à la représentation de la femme, tout en contournant à leurs manières les drastiques règles qui régissent le cinéma.

Asghar Farhadi, capture d’écran @Arte.

UNE GÉOGRAPHIE SOCIALE : TÉHÉRAN ET L’AILLEURS

L’univers de Panahi et de Farhadi est tout droit dirigé vers l’Iran. Leurs œuvres épousent la République islamique et en particulier sa capitale, Téhéran. De cette dernière, ils en font leur théâtre, leur scène la plus intime. Et le symbole même de Téhéran demeure l’avenue Ali Vasr, sorte de microcosme de la ville, qui relie riches et pauvres, religieux et laïcs. Nombre de films deviennent l’objet d’une véritable géographie sociale, à l’instar par exemple de Sang et or (Tala-ye sorkh), Prix du Jury d’un certain regard au Festival de Cannes en 2003. (13) Dans ce film, Panahi propulse le spectateur dans la routine et la monotonie de gens ordinaires, se faisant le passeur de Vittorio De Sica, réalisateur en 1948 du Voleur de Bicyclette.

Sous le sillage de la caméra de Panahi, « psychanalytique, chirurgicale, pénétrante, brutale » pour reprendre Hamid Dabashi, Téhéran apparaît comme un labyrinthe aux multiples lignes de frictions, où les plus paupérisés regardent les plus nantis, ou les hommes dominent les femmes, ou les détenteurs de l’autorité oppriment les autres.

Tel est le destin de Hussein Aqa (Hossain Emadeddin), que l’on voit déambuler dans la ville en scooter, arpentant le sud puis le nord de la ville, des bidonvilles aux tours d’habitation, en passant par les maisons palatiales. Ce livreur de pizza, animé par une éternelle quête de reconnaissance, ne peut être que frappé par l’ascension sociale de son ancien camarade de front, M.Shayesteh (Pourang Nakhael), membre à présent de la classe moyenne aisée. Il ressent d’autant plus d’humiliation quand il se fait rejeter d’une bijouterie, avenue Jordan, quartier cossu de Téhéran. Chez un client, expatrié revenu de Washington, il se met à rêver qu’à son tour, il deviendra riche et puissant. En compagnie d’Hussein, le spectateur découvre  aussi le poids de la présence policière, symbolisé par la discrète mais féroce police des mœurs, qui n’hésite pas à venir gâcher la soirée de jeunes téhéranais venus danser. Sous le sillage de la caméra de Panahi, « psychanalytique, chirurgicale, pénétrante, brutale » pour reprendre Hamid Dabashi, Téhéran apparaît comme un labyrinthe aux multiples lignes de frictions, où les plus paupérisés regardent les plus nantis, ou les hommes dominent les femmes, ou les détenteurs de l’autorité oppriment les autres. (14) En somme, le lieu idoine pour mettre en scène les promesses déchues d’une Révolution islamique qui s’était faite au nom des déshérités (mostazafan). L’occasion au passage de déroger à la règle qui interdit de dépeindre l’univers social avec noirceur , seul un « misérabilisme conventionnel » et moral devant prévaloir aux yeux du clergé. (15) Ce qui n’a pas échappé au pouvoir iranien, qui a interdit Sang et Or à la diffusion. Une telle action ne sera pas une simple parenthèse puisque à partir de ce moment, la totalité des films de Panahi feront l’objet d’une censure étendue.

Le jeune Hussein Aqa, capture d’écran @Youtube.

Il est aisé de retrouver une telle démarche dans le cinéma d’Asghar Farhadi. Chez le réalisateur iranien, cette expérience de la réalité des territoires se fait aussi sentir. (16) Dans Une Séparation (Jodai-yé Nader az Simin, 2011) Ours d’or du meilleur film, César du meilleur film étranger, Oscar du meilleur film en langue étrangère, le cinéaste donne à voir le quotidien harassant d’une jeune femme des quartiers populaires du Sud de Téhéran. Pour subvenir aux besoins de sa famille, Razieh (Sareh Bayat) doit effectuer chaque jour un interminable trajet pour rejoindre un quartier bourgeois de Téhéran afin d’y faire le ménage et de garder un vieil homme atteint de la maladie d’Alzheimer. Flanquée de sa jeune fille, la femme semble vite dépassée devant l’ampleur de la tâche, alors que dans le même temps, elle doit gérer les aléas de sa grossesse qu’elle cache à son employeur Nader (Peyman Moadi) à l’aide de son tchador.

Réalisé peu de temps après le mouvement vert de 2009, Une Séparation illustre le climat social à l’orée de la décennie 2010, caractérisé par le gouffre toujours plus grand qui sépare certains pans de la population. Un tel mouvement de contestation est représentatif de ce fossé : s’il porte les revendications des couches intellectuelles aisées – droit des femmes, égalité, justice, liberté, démocratisation du régime – il a été incapable de mobiliser les classes les plus appauvries. (17) Comme en 2009, deux couples s’affrontent, aux univers mentaux et culturels opposés. D’un coté, Razieh et son mari Hodjat (Shahab Hosseini), un couple pieu et attaché aux traditions, membre des classes populaires, devant faire face aux conséquences de la pauvreté ; de l’autre côté, Nader et Simin (Leila Hatami) symbole de la classe moyenne aisé, qui par leur mode de vie urbain, par leur façon de se vêtir mais aussi de se mouvoir et de s’exprimer, pourraient vivre dans n’importe quelle métropole cosmopolite.

Dans l’œuvre de Farhadi, c’est finalement deux mondes qui se côtoient, lesquels apparaissent comme deux univers disjoints et presque totalement étrangers à l’autre. Deux mondes néanmoins visibles aux yeux de tous et notamment des iraniens, puisque la plupart des films de Farhadi sont autorisés à être diffusés.

Dans l’œuvre de Farhadi, c’est finalement deux mondes qui se côtoient, lesquels apparaissent comme deux univers disjoints et presque totalement étrangers à l’autre. Deux mondes néanmoins visibles aux yeux de tous et notamment des Iraniens, puisque la plupart des films de Farhadi sont autorisés à être diffusés. Quoi qu’il en soit, il ne va pas sans dire qu’Une Séparation sera une pleine réussite, rendant la presse iranienne totalement dithyrambique, surtout après que le film ait glané la plus grande des récompenses, en l’occurrence un Oscar. Alors que l’agence de presse Irna s’est réjouie du succès du réalisateur iranien, le quotidien réformateur et indépendant, Etemaad, titrera : « Le succès d’un Iranien dans une soirée très française ». Ce qui tranche avec l’accueil réservé à Jafar Panahi en Iran. (18)

Simin @Mementofilms

Les deux réalisateurs ne se contentent pas seulement de faire de Téhéran le centre de leur œuvre. Héritiers d’une « modernité cinématographique iranienne » dont le road-movie constitue l’un des piliers, Panahi et Farhadi poursuivent les traces de cinéastes comme Abbas Kiarostami ou encore Mohsen et Samira Mokhamalbaf lesquels ont dessiné une cartographie variée, allant de la province du Gilan au Nord de l’Iran, à Dezli et Palanga, dans le Kurdistan iranien et irakiens. (19)

Agissant en « cinéaste social », ils n’hésitent pas à se perdre dans les confins de l’Iran. Dans Trois visages (Se rokh), Prix du scénario au Festival de Cannes en 2018, Jafar Panahi retourne dans la terre de ses origines, au Nord-Ouest de l’Iran. Pendant quelques heures, il prend place au sein d’une communauté rurale aux accents azéries. Il y confronte son progressisme et aperçoit que dans ce coin reculé d’Iran, un important carcan religieux empêche une jeune fille, Marziyeh (Marziyeh Rezaei), d’aller au conservatoire. 

Farhadi s’échappe lui aussi vers d’autres rivages, délaissant la frénésie, l’anarchie et l’irrationalité d’une ville qui selon lui, « change de visage à une allure délirante, qui détruit tout ce qui est ancien, les vergers et les jardins, pour le remplacer par des tours ». Dans A propos d’Elly (Darbareye Elly), Ours d’argent en 2009, il filme la luxuriante mer Caspienne à travers les péripéties d’un groupe d’amis diplômé en droit. Suivant les traces de son confrère Bahram Beyzai, qui avait fait de cette mer un lieu d’élection, il décrit comme nombre de ses pairs – à l’instar de la jeune réalisatrice Ida Panahanedh – une Caspienne qui ne fait plus rêver, symbole d’une société déchirée qui tente péniblement de gérer ses contradictions. (20)

HEURTS ET MALHEURS DE LA CLASSE MOYENNE

Là ou le cinéma de Farhadi se démarque de celui de Panahi, c’est dans le pari fait à l’exploration d’un Iran « contradictoire, certes, néanmoins moderne, jeune, dynamique, perpétuellement en mouvement et en constante négociation ». C’est à une description exhaustive, détaillée d’une classe sociale, la classe moyenne, que Farhadi s’attelle.

Farhadi se fait alors observateur de son propre milieu social d’origine et met à l’écran des couples dont le principal point commun demeure le fait de devoir faire face à un imprévu et à un drame qui les questionne.

Pour être précis, le cinéaste iranien jette un regard froid sur la troisième génération (nasl-e sevvom). Celle-là précisément arrivée à maturité à l’époque post-révolutionnaire et qui a intégré la totalité des valeurs islamiques . Farhadi se fait alors observateur de son propre milieu social d’origine et met à l’écran des couples dont le principal point commun demeure le fait de devoir faire face à un imprévu et à un drame qui les questionne. Tant sur leur rapport à la tradition et la modernité, au passé et au futur, au juste et à l’injuste, au mensonge et à la vérité. La mise à l’épreuve de ces couples conduit le cinéaste à mettre en perspective de façon subtile l’organisation sociale iranienne, laquelle valorise l’honneur (namus). (21) Elle amène aussi les iraniens à pratiquer la taqiyeh populaire pour reprendre le terme de Stephen Poulson. En effet, afin de protéger leur intimité et de négocier les règles en vigueur, une majorité d’individus s’est adonné à des pratiques interdites par les autorités islamiques iraniennes, comme assister à des fêtes mixtes, boire de l’alcool, écouter de la musique occidentale et regarder des films hollywoodiens. (22) Au quotidien, la taqiyeh peut aussi conduire, comme nous le verrons,  à des mensonges dévastateurs.

C’est justement le rapport à la tradition et à la vérité qui accompagne le spectateur tout au long d’À propos d’Elly. Ici,  le réalisateur iranien met en scène trois protagonistes : trois couples et leurs enfants, Ahmad (Shahab Hosseyni), un trentenaire tout juste rentré d’Allemagne, après un premier mariage raté et une jeune femme, Elly (Taraneh Alidousti) – que Sepideh (Golshifteh Farahani), jeune épouse d’Amir (Mani Haghighi), souhaite présenter au jeune homme. Farhadi est à côté de ce groupe de jeunes, non pas pour montrer leur confort, mais pour nourrir l’infernale machine de leurs contradictions. Une scène est représentative de ce constat, lorsque Amir s’emporte contre Sepideh, justifiant sa violence par des propos qui pourront choquer le spectateur :  « elle m’a obligé à porter la main sur elle. » Le jeune homme, symbole de la classe moyenne cultivée, archétype des manifestants qui ont revendiqué une égalité des droits entre les sexes, porte néanmoins encore « les traces d’un passé traditionaliste »  pour reprendre les mots de Farhadi. (23)

Le groupe de jeune qui est au centre du drame d’A propos d’Elly @Mementofilms

Au-delà de cet attachement inconscient à la tradition, le cinéaste iranien  dépeint des relations sociales mises à mal par plusieurs mensonges, dont un plus grave que les autres : Sepideh explique à la logeuse, à l’insu des deux jeunes gens, qu’Elly et Ahmad sont jeunes mariés et qu’ils effectuent leur lune de miel. (24) Lorsque la jeune Elly disparaît, le groupe d’amis est mis en contact avec le véritable fiancé. Ils n’osent toutefois pas leur dire ce qui est arrivé à sa femme. Ce sera finalement la logeuse qui apprendra au fiancé qu’Elly et Ahmad lui ont été présentés comme mariés. Face à ce terrible drame, les acteurs mesurent les conséquences des dissimulations au sein de leur propre groupe et de leurs couples. Certainement aussi, le film fait écho au climat de son temps. Sorti quelques jours avant la réélection de Mahmoud Ahmadinejad et la fin du mouvement vert, il met en avant l’omniprésence de la dissimulation et l’importance du récit de la tristesse et du deuil – lui-même symbolisé par le paradigme de Karabala – dans la société iranienne. (25) Si les premières minutes du film semblent remplies de rire, de joie et de bonheur, rompant avec une tristesse institutionnalisée, le reste du film vire au cauchemar. Farhadi nous fait alors saisir l’essentiel, celui d’un sentiment profond de crise de la jeunesse iranienne. Il y dresse une allégorie de la classe moyenne aisée : à l’euphorie du début, que l’on peut assimiler à l’engagement de celle-ci, plein d’espérance, dans la campagne présidentielle de 2009 au côté du candidat réformateur Mousavi, se joint le désespoir. Celui-là même qui accompagne le reste du film avec la disparition d’Elly et l’effondrement tout entier d’un groupe d’amis. Celui-là même qui fait écho à la fin du mouvement vert et à sa sanglante répression. (26)

En 2016, dans Le Client, la mise à l’épreuve d’un couple de la classe moyenne occupe aussi Asghar Farhadi. Contraints de quitter leur immeuble en raison de travaux, Rana (Taraneh Allidousti) et Emad s’installent provisoirement dans un appartement qui a été auparavant occupé par une prostituée. Un soir où Rana est restée seule, elle est violée. La jeune femme doit alors faire face à son traumatisme. Silencieuse, elle éprouve une honte prononcée, tandis que dans le même temps, elle tente d’oublier ce qu’il s’est passé. Alors qu’elle refuse de porter plainte, son mari décide de mener l’enquête et se fait à la fois juge et bourreau. Au point que le spectateur interroge la démarche d’Emad : fait-il cela pour l’amour de sa femme, ou bien pour sauver l’honneur de sa famille ? Le film constitue à bien des égards un débat moral complexe autour de l’honneur et de la  tentation,  de la honte et du pardon. En témoigne la réaction de la presse conservatrice et de  Raja News qui affirme que le film constitue « le film le plus vicieux de Farhadi » parce qu’il « remet en question la colère sainte » d’Emad. (27) Il sera néanmoins autorisé à la diffusion et Farhadi continuera à être « l’élu des mollah ».

LA CENTRALITÉ DE LA FIGURE FÉMININE : L’HORIZON INDÉPASSABLE DU PATRIARCAT ? 

Ce qui frappe surtout dans l’œuvre des deux réalisateurs, c’est la place accordée à la figure féminine. Comme le décrit Agnès Devictor, sous le Shah, les femmes occupaient  à l’écran trois rôles principaux : « celui de mère traditionnelle », « d ’épouse docile » et de « séductrice dangereuse ». (28) Avant 1979, les femmes demeurent ainsi peu considérées et seul Bahram Beyzai s’attachera à dépeindre des personnages féminins plus complexes, éloignés des archétypes traditionnels. La Révolution islamique ne constitue guère une rupture puisqu’elle marginalise la femme, lui ôtant une grande partie de sa féminité. Elles doivent alors incarner la bonté, la droiture et l’honnêteté. Il faut attendre les années quatre vingt pour que  la femme joue un rôle plus positif, parfois même central. L’exemple le plus éloquent demeure le film de Kiyanush Ayari en 1988, Au-delà du feu, ou une femme « traditionnelle » réalise un acte dangereux qui permettra de sauver son mariage avec l’homme qu’elle aime.

Jafar Panahi, lui,  rompt clairement avec l’esprit des films islamiques et souligne le poids de la société patriarcale et traditionaliste iranienne. Dans Hors-Jeu (Offside), Ours d’argent à la Berlinale en 2006, un groupe de jeunes femmes tentent d’affronter l’ordre du genre spécifique à l’Iran. Ce qui les poussent à réaliser un acte banal, mais qui en Iran n’est pas anodin : se rendre à un match de football au Stade Yazidi de Téhéran. Depuis la révolution islamique, les Iraniennes se voient refuser l’accès aux stades pour les compétitions de football masculines – officiellement pour les protéger de la grossièreté masculine. Ici, les femmes sont au centre du récit, porteuses d’initiatives et de revendications. Tour à tour, les jeunes filles font preuve de malice, parvenant pour certaines à voir quelques minutes du match. Certes, elles échouent toutes, se retrouvant à la fin aux mains de militaires que le spectateur pourrait considérer comme machistes, paternalistes et zélés. Toutefois, Panahi n’enferme pas les deux sexes opposés dans d’irréductibles schémas, donnant à ceux-ci une épaisse identité. Les personnages féminins, si elles doivent quitter le stade, pour se retrouver aux mains de la police des mœurs, auront formé un collectif à la force inégalée, tout en coopérant avec leurs homologues masculins, lesquels sont loin d’être diabolisés. 

Un peu avant, en 2000, Panahi s’était fait remarquer en réalisant Le Cercle (Dayereh). Dans ce film, Lion d’or à la Mostra de Venise , le cinéaste iranien se concentre sur la vie de trois jeunes détenues : deux sont temporairement libérées de prison et la troisième s’est échappée pour se faire avorter. Sans issues, leur existence apparaît à l’écran comme sinistre, sans espoir, alors que dans le même temps, Panahi s’autorise à filmer une prostituée fumant devant la caméra. Jamais auparavant une critique de la société n’avait été aussi acerbe : «  Il n’y a de vie décente pour aucune d’entre elles, car chacune est structurellement condamnée soit par sa propre fragilité, soit par sa situation sociale – prostitution, grossesse, avortement, crime, oppression masculine – à vivre une vie en marge d’une société qui ne s’en soucie pas. » affirme Hamid Naficy. (29)

Mojdeh @Mementofilms

Moins idéaliste et engagé, Farhadi consacre aussi l’entièreté de son œuvre à la figure féminine. Faisant preuve de prudence, insistant sur la complexité et les contradictions inhérentes à la vie quotidienne, il dépeint des masculinités et des féminités. Loin de caricaturer les femmes, il fait de celles-ci une figure entreprenante, symbole du futur. Comme le rappelle Asal Bagheri, dans nombre de films du cinéaste iranien, la femme manœuvre pour changer la situation difficile dans laquelle le couple est enfermé, malgré l’obstination des hommes pour que rien ne change. Se fondant en autres sur la La Fête du feu (Cbabarshanbe Suri, 2007) elle appuie son propos sur quelques moments primordiaux du film, comme lorsque Mojdeh se fait battre par son mari après qu’elle ait tenté de découvrir qu’il lui était infidèle ou quand la maîtresse est celle qui met fin à sa relation avec le mari de Mojdeh, malgré ses pleurs. (30)

Dans chaque film de Farhadi, les décisions les plus importantes sont prises par un personnage féminin. Ce que le réalisateur assume parfaitement, évoquant « leur oppression dans l’histoire de l’Iran » qui «  les a tellement harassées qu’elles revendiquent aujourd’hui leurs droits et leur place ».

Les deux réalisateurs demeurent conscients du rôle prépondérant joué par les femmes dans l’histoire de l’Iran. Ce sont elles qui ont été à l’avant-garde de la Révolution constitutionnelle de 1906 ou encore de la Révolution islamique de 1979. Elles aussi qui aujourd’hui représentent 60 % de la population étudiante…

Les deux réalisateurs demeurent conscients du rôle prépondérant joué par les femmes dans l’histoire de l’Iran. Ce sont elles qui ont été à l’avant-garde de la Révolution constitutionnelle de 1906 ou encore de la Révolution islamique de 1979. Elles aussi qui aujourd’hui représentent 60 % de la population étudiante, occupent des postes de privilèges dans les grandes entreprises et siègent dans l’hémicycle du Parlement. (31)

Dans le même temps, le réalisme de Farhadi le pousse  à mettre en lumière la toute puissance de la figure masculine, laquelle est enfermée dans un système d’honneur et de fierté caractérisé par d’importants privilèges. Dans ses films, de nombreuses scènes de violences physiques sont filmées, en particulier contre les personnages féminins et notamment les plus démunis et subordonnés. Par ailleurs, Farhadi dépeint des couples portés par une vision traditionnelle de la famille, ou la femme est l’unique et seule actrice de l’économie domestique. Dans le domaine juridique, le deuxième sexe pâti de l’absence totale d’égalité juridique et du caractère dépassé de la jurisprudence islamique. Ce que les féministes islamiques ont ardemment critiqué, particulièrement dans la période de la reconstruction ( 1989-1997) à travers des magazines féminins comme Zanân, Farzaneh ou Zan, mais aussi durant la mandature de Ahmadinejad ( 2005-2013) ou les régressions dans les droits et les activités des femmes ont été légions. (32) À cet égard, la scène du début, au tribunal des affaires familiales,  constitue un exemple parmi tant d’autres du statut de seconde zone de la femme en Iran. Lorsque le juge avertit Simin, l’épouse de Nader, que ses raisons de divorcer sont insuffisantes (elle souhaite partir à l’étranger avec sa fille mais son époux refuse)  il se met à énumérer des motifs plus sérieux : l’addiction du conjoint à la drogue ; le fait qu’il la bat ; ou encore qu’il ne subvienne pas à ses besoins. Si ces divers motifs sont utilisées comme exemple, étant cités des article 1129 et 1130 du Code civil iranien, ils illustrent le caractère conditionnel du droit de la femme à divorcer en Iran, l’épouse de Nader ayant besoin de l’accord de ce dernier pour divorcer.

Il semble y avoir chez Farhadi et Panahi bien plus de ressemblances que de dissemblances. Certes, le premier est adulé en Iran et n’a jamais pris position contre le pouvoir en place. Respectueux de la norme islamique, il est autorisé à se produire dans son pays, devant alors jouer de la censure afin de filmer le réel avec le plus de fidélité possible. Le second quant à lui est  indésirable, connu tant pour son parti pris contre la mollarchie que pour être un  virtuose du contournement de la censure. En 2010, après s’être rendu à une cérémonie en mémoire de Neda Agha Soltan, manifestante tuée par les bassidjis (miliciens du régime) lors des manifestations de 2009, Jafar Panahi est condamné à six ans de prison et il lui est interdit de réaliser des films ou de quitter le pays pendant vingts ans. Rien pourtant n’arrête le cinéaste iranien : en 2015, il sort Taxi Téhéran (Taxi) et se mue en chauffeur muni de sa GoPro, prenant le pouls de sa ville natale. Au-delà de cette gestion des contraintes politiques, l’œuvre des deux principaux cinéastes iraniens porte en elle des similitudes somme toute bluffantes. Ils sont tous les deux des « pathologistes de la vie sociale » pour reprendre Stefan Zweig, s’attachant à dépeindre la lutte des classes qui fait de Téhéran une ville aliénante, dénonçant l’hypocrisie d’une prétendue République islamique porte-parole des déshérités, décrivant les multiples facettes de la condition féminine. Dans la droite lignée de Bahram Beyzai, d’Abbas Kiarostami, de Mohsen Makhmalbaf ou encore de Dariush Mehrjui, ils ont concouru à dresser un portrait fidèle de l’Iran, multiple, moderne, tiraillé par ses contradictions, mais aussi porteur d’universalité. Loin des poncifs décrivant la République islamique comme arriérée et archaïque.

1. Djalili, Mohammad-Reza, et Thierry Kellner. Histoire de l’Iran contemporain. La Découverte, 2017
2. Mamad Haghighat, Histoire du cinéma iranien 1900-1999, BPI Centre Georges Pompidou, 1999
3. Ibid.
4. Djalili, Mohammad-Reza, et Thierry Kellner. Histoire de l’Iran contemporain. op.cit.
5. Hamad Haghighat, Histoire du cinéma iranien 1900-1999, op.cit.
6. Laure Adler, Entretien avec Asghar Farhadi, L’heure bleue, France Inter,  13 novembre 2016
7. Agnès Devictor, Politique du cinéma iranien : de l’âyatollâh Khomeyni au président Khâtami, Paris, CNRS, 2004
8. Agnès Devictor, Politique du cinéma iranien : de l’âyatollâh Khomeyni au présient Khâtami, op.cit.
9. Agnès Devictor. Corps codés, corps filmés : le contrôle du corps des femmes dans le cinéma de la République islamique d’Iran. In: Culture & Musées, n°7, 2006
10. Agnès Devictor, Politique du cinéma iranien : de l’âyatollâh Khomeyni au président Khâtami, op.cit.
11. Hamad Haghighat, Histoire du cinéma iranien 1900-1999, op.cit.
12.Laure Adler, Entretien avec Asghar Farhadi, L’heure bleue, France Inter,  13 novembre 2016
13. Agnès Devictor, L’Iran mis en scène, Espaces et signes, 2017
14. Hamid, Dabashi, Masters and Masterpieces of Iranian Cinema, Mage Publishers, 2007
15. Agnès Devictor, Politique du cinéma iranien : de l’âyatollâh Khomeyni au président Khâtami, op.cit.
16. Agnès Devictor, L’Iran, mis en scènes, op.cit.
17. Max-Valentin Robert, « Iran : d’une insurrection l’autre », Le Vent Se Lève, 31 mai 2019. https://lvsl.fr/iran-dune-insurrection-lautre/ 
18. «Cinéma. Le succès d’un Iranien aux oscars. » Courrier International, 28 février 2012.
19. Agnès Devictor, L’Iran, mis en scènes, op.cit.
20.Agnès Devictor, L’Iran, mis en scènes, op.cit.
21. Digard J.-P., 2011, « À propos d’À propos d’Elly. Le mensonge à l’iranienne », Terrain, n° 57, pp. 36-47
22. Langford Michelle , Allegory in Iranian Cinema The Aesthetics of Poetry and Resistance, Bloomsbury Publishing, London, 2009 
23. Dossier de presse du film A propos d’Elly de Memento Films
24. Digard J.-P, « À propos d’À propos d’Elly. Le mensonge à l’iranienne »
25. Bataille commémorée chaque année, au cours de laquelle l’imam Hussain, sa famille et ses partisans ont été tués dans les plaines de Karbala par le calife omeyyade Yazid et ses forces. Voir Langford Michelle, Allegory in Iranian Cinema The Aesthetics of Poetry and Resistance, op.cit.
26. Langford Michelle , Allegory in Iranian Cinema The Aesthetics of Poetry and Resistance, op.cit.
27. «Vu d’Iran.“Le Client” d’Asghar Farhadi : un film qui irrite les conservateurs », 8 novembre 2016, Courrier international.
28.Agnès Devictor, Politique du cinéma iranien : de l’âyatollâh Khomeyni au président Khâtami, op.cité
29. Asal Bagheri,« Qu’est-ce que le cinéma d’Asghar Farhadi révèle de la société iranienne ? », in Iran, une société face à la mondialisation, Paris, Moyen-Orient, octobre-décembre 2016
30. Hamid Naficy, A Social History of Iranian Cinema: Volume 4: The Globalizing Era, 1984–2010. Durham: Duke University Press, 2012)
31. Minoui, Delphine. « Iran : les femmes en mouvement », Les Cahiers de l’Orient, vol. 99, no. 3, 2010, pp. 83-89
32. Kian-Thiébaut, Azadeh. « Le féminisme islamique en Iran : nouvelle forme d’assujettissement ou émergence de sujets agissants ? », Critique internationale, vol. 46, no. 1, 2010.

François Bégaudeau : « L’écriture, c’est le lieu de la paix »

François Bégaudeau – Francesca Mantovani © Editions Gallimard

Écrivain, scénariste, critique de cinéma, François Bégaudeau occupe une place singulière dans le paysage intellectuel français. Au terme d’une année 2020 particulière, où son nouveau projet Autonomes a vu le jour, il nous livre son regard sur les mondes de la culture et de l’éducation. Figure de la « gauche radicale » selon ses dires, Bégaudeau tente d’esquisser les contours de ce qui pourrait être un renouveau et propose une réflexion sur sa condition d’artiste. Entretien réalisé par Godefroy G.

LVSL – Après quinze ans de carrière, un coup d’œil dans le rétro s’impose. Considérez-vous que vous êtes devenu le personnage romanesque que vous évoquez dans Deux singes ou Ma vie politique ? Vous écrivez en effet qu’il s’agit de « devenir ce grand personnage romanesque et entrer dans ce grand roman national qui allie à la fois littérature et politique » et vous précisez à la fin qu’« on le devient nécessairement ». Qu’en est-il et quel regard portez-vous sur votre œuvre ?

François Bégaudeau – Deux questions très différentes. La première, je pense que je me moque un peu de moi dans ce passage, d’ailleurs toute la première partie du livre est assez tendrement caustique à mon égard. Ce n’est pas de l’auto-flagellation parce que c’est un registre que je n’aime pas mais plutôt une espèce de déconstruction de soi-même et de ses propres fables. J’ai très peu de mythologie par rapport aux domaines dans lesquels j’évolue. Car, comme toujours avec les mythes, ils n’existent que de loin. Quand on se met à écrire un livre, on s’aperçoit que c’est de l’artisanat. J’ai passé beaucoup de temps à écrire un livre récemment et ce qui me frappe de plus en plus quand je suis dans un gros livre, c’est qu’il y a quand même un côté « on va au boulot le matin ». Même si bien sûr, je ne dirais pas pour autant que c’est un boulot d’ouvrier parce que je connais bien ce qu’il y aurait d’obscène à dire ça, c’est seulement ce point commun du travail quotidien qui compte.

De la même façon, la position de l’écrivain dans le champ public, je m’en suis beaucoup moqué. Il y a une espèce de mythologie en France là-dessus – peut-être dans d’autres pays aussi mais particulièrement en France – que j’ai toujours essayé plus ou moins de déjouer, et qui de toute façon se déjoue d’elle-même quand on regarde le concret d’un écrivain. Le concret d’un écrivain, ce n’est pas la grande scène littéraire. Globalement, à quinze ans je me disais que j’aimerais écrire des livres, enfin en tout cas que ma vie s’organise autour de l’Art et c’est à-peu-près ce qui s’est passé et même très au-delà de ce que j’aurais pu imaginer parce que j’ai eu la chance de pouvoir œuvrer dans des domaines que je n’ambitionnais même pas de pénétrer comme par exemple le théâtre, la BD ou le cinéma. Je me considère comme un grand chanceux parce que je fais partie de cette minorité de gens dans le corps social qui peuvent dire que leur destin est relativement ajusté à leur désir.

LVSL – Revenons sur le film Entre les murs, acclamé par la critique et lauréat d’une Palme d’Or. Qu’en reste-t-il selon vous et, pour s’inscrire dans une perspective un peu plus globale, comment percevez-vous le système éducatif français actuel ?

F.B. – Il y a deux choses, une chose qui concernerait disons le champ artistique et l’autre le champ politique. Il se trouve que la grande difficulté d’un film comme celui-là – peut-être plus que le livre encore – est qu’il se situe précisément au croisement des deux. Réalisé par Laurent Cantet, dont j’étais assez admiratif du travail, le film aborde une question brûlante qui est celle de l’école. La réception critique a été, effectivement dans sa tonalité, plutôt favorable mais dans son contenu, éminemment confuse. Appréhender un objet comme celui-ci, c’est un grand défi pour la critique – en tant que critique de cinéma je peux le dire, c’est très compliqué de faire la part entre ce qu’il y aurait de proprement « artistique » ou cinématographique dans une proposition de cinéma et dans ce qu’elle exprime politiquement sur une question sur laquelle tout le monde a un avis, le plus souvent, extrêmement tranché, épidermique. Et je suis bien placé pour le savoir, me retrouvant un peu dans l’œil du cyclone à ce moment-là.

En définitive, j’ai trouvé la séquence intellectuellement désastreuse, je l’ai souvent écrit. Une des difficultés politiques du film c’était bien sûr, comme il s’emparait d’une question éminemment politique, chacun avait très envie de lui faire dire beaucoup de choses politiquement, or que ce soit de la part de Cantet ou de la mienne, notre idée n’était pas vraiment de trancher des débats idéologiques en faisant ce film. On savait bien ce qu’on faisait, on manipulait un matériau qui de toute façon serait immédiatement saisi idéologiquement, donc on essayait de précéder un certain nombre de choses mais notre travail a surtout été de déjouer les interprétations idéologiques et d’ailleurs plus de la part de Cantet que de moi, je suis plus idéologue que lui sur la question de l’école, j’avais des opinions plus tranchées et lui, qui a une sensibilité plutôt de gauche, était plutôt dans un souci d’être le plus juste possible, d’être le plus émouvant et ainsi de suite. Ainsi il a été lui-même très surpris de la façon de l’interprétation idéologique, telle un tsunami, qui s’est déversée sur ce film et je maintiens que ce n’est pas possible de faire dire quoique soit au film idéologiquement, si on regarde bien son détail. Je le prendrai comme une qualité mais aussi comme une grande faiblesse du film. De fait pour penser politiquement l’école, il faut penser la structure même de l’école ; pas telle école de banlieue ou telle école d’un quartier populaire de Paris avec un collège classé ZEP. Si vous voulez penser politiquement l’école, il faut la penser telle qu’elle se joue à Passy au collège Mozart où j’ai enseigné, au collège Dolto où on a tourné, dans un collège de Trappes puisqu’il en a été question dans l’actualité récente et partout.

Si j’avais à refaire un livre ou un film sur l’école qui se voudrait une déconstruction politique de l’école, je situerais mon livre ou mon film dans un collège de classe moyenne ou de petits bourgeois, ainsi il n’y aurait plus de malentendus et là on pourrait peut-être aller à la racine même structurelle de l’école qui s’est jouée dès les années 1880 à savoir une grande machine à trier, une grande machine à humilier les pauvres et une grande machine à légitimer la classe dominante. Là on arrive à des choses très radicales mais qu’en aucun cas on ne peut faire dire à Entre les murs. Je trouve le film d’un point de vue cinématographique vraiment une réussite – en sachant que je n’y suis pas pour grand-chose, c’est vraiment Cantet et Robin Campillo qui étaient à la manœuvre – mais politiquement zéro.

LVSL – Vous n’êtes pas un spécialiste du supérieur mais il y a un point précis où votre avis m’intéresse. Aux concours des grandes écoles, la question de la culture générale revient souvent. Je vous laisse le soin d’en délivrer une définition et, selon vous, quelle place doit-elle occuper dans l’accès à ces grandes écoles qui sont particulièrement exigeantes sur cette discipline ?

F.B. – La culture générale en tout cas telle qu’envisagée classiquement aurait tendance à discriminer des gens qui n’ont pas de capital culturel parce que la culture générale c’est précisément ce qu’on assimile par un effet strict d’habitus comme dirait Bourdieu. Ainsi je pense que ceux qui œuvrent pour que l’épreuve de culture générale soit minorée sont des gens qui œuvrent, selon eux, au nom de l’égalité, au nom de la non-discrimination et d’une accessibilité supérieure ou plus aisée des classes populaires aux grandes écoles. Dis comme ça, si je me mets en position un peu sympathique-réformiste, j’ai envie de dire que je suis plutôt du côté des gens qui essaient d’abonder dans ce sens-là mais au bout du compte, j’ai vraiment du mal à me sentir concerné au nom, encore une fois, d’une pensée beaucoup plus structurelle sur les choses. Je dirais deux choses, la première qui tient à ma radicalité structurelle et la deuxième qui tient à ma radicalité de tempérament.

Celle qui tient à ma radicalité structurelle c’est que ce n’est sûrement pas un débat aussi anecdotique que celui de la culture générale aux concours d’entrée des grandes écoles. Le mal est fait depuis très longtemps et c’est drôle cette espèce de machine à trier qui de temps en temps se pique, se targue d’avoir des petits scrupules de non-triage mais vraiment à la marge, ça paraît tout à fait dérisoire comme souvent d’ailleurs les réformes paraissent dérisoires à un esprit radical comme le mien… C’est un petit peu comme les écoles de commerce qui sont toujours intarissables pour lancer des grands projets « égalité des chances », ça sent un peu le rattrapage presque moral, ça sent presque le nettoyage de conscience beaucoup plus que quelque chose qui serait effectif ; dans une société fondamentalement inégalitaire, l’école ne peut pas rectifier les inégalités puisque l’école est au service de la classe dominante. Une fois qu’on a dit ça, on a tout dit et on peut après produire des amendements ici ou là, je pense que ce sera dérisoire.

Ce qui tient à ma radicalité de tempérament est plus inavouable mais que je vais quand même avouer, c’est que pour moi, l’accès des prolétaires aux grandes écoles, non seulement je n’y crois pas dans une société fondamentalement inégalitaire mais en plus quand bien même ce serait possible – et ce serait d’autant plus rendu possible par un certain nombre de petites réformettes comme celle qu’on vient d’étudier –, ce n’est pas du tout désirable pour un prolétaire d’accéder à une grande école ; je n’ai pas du tout envie que pour les classes populaires, le destin social, ce soit de devenir des bourgeois et les rares qui sont passés par là ne sont pas des gens qui me fascinent énormément. En fait ils sont un peu les idiots utiles objectifs de la cause de la bourgeoisie, de plus eux-mêmes ont tendance à épouser plus qu’un autre les valeurs de la classe qui a bien voulu les admettre, qui a bien voulu les assimiler et donc ils s’assimilent, ils deviennent pareils et ils deviennent des bourgeois parfois plus bourgeois que la bourgeoisie elle-même… Je viens plutôt de l’idée de l’éducation populaire, et celle-ci n’est pas l’éducation du bas-peuple par des gens très intelligents et par des grands bourgeois qui éduqueraient les prolos à devenir des bourgeois, c’est l’éducation du peuple par le peuple, c’est la classe populaire, la classe laborieuse c’est-à-dire des gens plutôt du bas de l’échelle qui se dotent eux-mêmes de leurs propres outils d’éducation et qui s’éduquent les uns les autres, c’est à ça que je crois. Il ne s’agit pas de devenir des bourgeois, il s’agit de se fortifier les uns les autres, de s’éduquer, de s’émanciper avec pour objectif de supprimer les grandes écoles plutôt que d’y accéder.

LVSL – Quel serait alors votre modèle d’éducation ? Vous avez commencé à esquisser quelques traits mais précisez ce qui vous semble le plus judicieux pour améliorer le système éducatif ?

F.B. –
Au préalable je dois quand même dire quelque chose, c’est qu’il me semble que la perspective éducative – y compris les réformes de l’école ou penser une autre école – dans un premier temps je n’ai pas envie de m’y associer pour une raison simple, c’est que j’ai bien vu que la place qu’on a accordé à la réflexion sur ce que pourrait être une autre école émancipatrice, une école égalitaire a pris la place de la question de l’émancipation et de l’égalité tout court ; je vais le dire plus clairement j’ai vu beaucoup de gens qui à partir du moment où ils n’ont plus vraiment d’idée pour « changer la vie » comme on disait en 1981, pour changer la donne sociale alors on s’en remet totalement à l’école. Ce n’est pas prendre les choses par le bon bout, il faudrait prendre les choses par changer la vie des gens ici et maintenant, pas en passer par l’école ! L’école est devenue un sas : c’est par l’école qu’on transformerait la société mais pas du tout, on ne transforme pas la société par l’école. Parce que l’utopiste ce n’est pas moi, les utopistes ce sont ceux qui pensent que les mêmes causes pourraient produire de nouveaux effets – comme disait à peu près Einstein en définissant la folie – c’est-à-dire des gens qui pensent que dans une société inégalitaire on pourrait réformer l’école de sorte qu’elle puisse devenir égalitaire.

L’école c’est une entreprise d’ordre fondamentalement. De fait je me balade beaucoup dans les écoles, les lycées je vois bien l’évolution, il y a une paupérisation, un déclassement du métier d’enseignant et quand un métier est déclassé, il est de plus en plus investi par des gens issus des classes populaires. Le réalisme c’est quoi ? Le réalisme c’est créer un service public d’éducation non obligatoire sur le modèle de l’hôpital public, vous avez besoin de vous éduquer sur quelque chose, vous avez besoin d’apprendre sur quelque chose ce service est à votre disposition ; des enseignants seront là et d’ailleurs seront plus heureux parce qu’ils auront affaire à un public qui aura désiré être présent… Dans ma réforme, je pense beaucoup aux enseignants, j’en connais beaucoup et je sais ce que c’est d’enseigner – je l’ai senti passer dans mon corps –, je sais de quoi je parle et je crois qu’ils seront tout à fait ravis, ça changera magnifiquement leur métier que d’avoir affaire à des gens qui veulent être là, qui désirent être là.

LVSL – Pour revenir à Entre les murs sur un autre aspect, est-ce que vous pensez que le recours permanent à l’adaptation en films ou en séries dès qu’un roman ou une pièce rencontre un certain succès public, ça ne dit pas quelque chose justement de la prééminence du cinéma sur la littérature ?

F.B.
– Tout d’abord ce n’est pas si nouveau, il faut se souvenir que dans les années 1920-1930, énormément de films sont des adaptations d’œuvres littéraires ; à l’époque c’est vrai de Renoir, c’est vrai de Grémillon et, d’ailleurs tous les classiques de la littérature vont être adaptés à un moment ou un autre dans le cinéma français. Ainsi ce n’est quand même pas d’hier que le cinéma soit allé chercher dans la littérature des sujets ; c’est pratique d’ailleurs car les scénarios sont presque tout faits, il y a l’adaptation à faire bien sûr, par ailleurs si vous adaptez Le Rouge et le Noir ça vous assure quand même une audience de base parce qu’il y a un certain nombre de personnes qui ont lu le bouquin et qui auront envie d’aller voir si ça leur procure la même émotion ou pas… donc la manœuvre commerciale, je dirais, elle n’est pas d’hier.

Après je pourrais ajouter qu’on pourrait à l’inverse de votre hypothèse dire que ça prouve que la littérature a encore un peu la main, ça prouve qu’il y a encore des lecteurs et ça prouve que le cinéma considère qu’un livre peut être un produit d’appel. À l’inverse on sent parfois chez certains éditeurs qu’ils pensent que la poule aux œufs d’or est vraiment le cinéma et donc dans l’écriture même de certains écrivains ils anticipent déjà sur ce qui pourrait être adaptable, c’est à dire qu’ils formatent, préformatent leurs livres pour l’adaptation éventuelle dont ils savent que ça va être une démultiplication de leurs revenus. Bien sûr que le cinéma a la main par rapport à la littérature qui est toujours très minorée, ce cinéma qui brasse beaucoup plus d’argent et on peut s’en rendre compte dans les pages des journaux où il y a de moins en moins de place pour la critique littéraire et de plus en plus de place pour la critique audiovisuelle, sachant bien qu’au sein même de celle-ci, la part du cinéma est très sérieusement en train d’être grignotée par la part des séries, ce qui serait encore une autre ligne de front et qui, moi, m’intéresse peut-être davantage.

J’ai plus d’inquiétude là-dessus que sur le sort de la littérature, de fait j’ai toujours été conscient avant même d’être publié que la littérature est de toute façon un art minoritaire. Mais ce qui rend aussi la littérature plus libre, c’est-à-dire qu’autant dans le cinéma j’ai eu des déconvenues en tant que scénariste parce que vous vous retrouvez dans une chaîne de production où vous êtes extrêmement dépendant de tout un tas de gens qui décident à votre place et qui parfois, selon vous, décident dans le mauvais sens alors qu’en littérature on vous fout royalement la paix, l’écriture c’est le lieu de la paix.

LVSL – Dans un épisode de La gêne occasionnée, vous dites que, Black Mirror mise à part, vous êtes assez insensible au genre sériel. Quel est votre regard sur les séries et comment appréhendez-vous l’explosion des plateformes de streaming ? Est-ce qu’il est légitime de s’inquiéter ?

F.B.
– J’ai été aux premières loges pour voir advenir les séries « nouvelle mouture », fin des années 90, début des années 2000 ; il faut l’avoir vécu parce que nous venions d’un passif dans lequel les séries télé étaient mal-considérées. La première époque des séries télé, les années 60/70, même les soap-operas, tous ces trucs étaient vraiment considérés comme des sous-objets. Et là arrivent à la fin des années 90, début 2000 par la chaîne HBO des produits sériels qui vont être très vite considérés comme légitimes et artistiquement aussi puissants que de la fiction cinématographique classique dont l’exemple originel est sans doute Les Sopranos. J’étais aux Cahiers à l’époque et je trouvais la série tout à fait brillante, appréciant aussi Six Feet Under, l’autre série un peu paradigmatique de l’époque. Par contre il y a eu un deuxième moment chez moi, d’abord je regardais assez peu à l’époque puis après j’en ai regardé régulièrement, et est arrivé le fameux The Wire considéré comme un chef-d’œuvre de l’histoire de l’audiovisuel fictionnel et puis quelques autres comme Homeland, et c’est à ce moment-là que j’ai commencé à voir arriver l’hégémonie des séries c’est-à-dire que nous n’avions plus besoin de faire des efforts pour les légitimer, elles étaient sur-légitimées.

Cette forme va me paraître de plus en plus douteuse, je veux dire la forme sérielle en tant que forme sérielle, ce format qui en gros canoniquement dure six saisons de quinze épisodes, c’est ça la série et ainsi je vois vraiment qu’il y a des effets structurels de la série qui font que de toute façon elle est vouée tout le temps à s’affaisser mécaniquement. Il y a toujours un moment où toutes les séries, y compris les plus louées d’entre elles, se liquéfient totalement parce qu’en fait ce n’est pas tenable cette durée-là et il y a toujours un moment quand je regarde une série où je me dis mais ça devient n’importe quoi… une espèce de principe d’écriture même de la série qui fait qu’on s’expose toujours au n’importe quoi. Je m’étonne et je finis là-dessus – par ailleurs je pense que c’est la forme attitrée du libéralisme comme je le disais dans Histoire de ta bêtise – il aurait été tout à fait normal qu’une fois passée la première période de légitimation, il y eut un effet retour. Je n’aime pas le spectateur qu’elle fait de moi, voilà. Pour moi c’est simple et c’est le cœur de ma pensée critique : qu’est-ce que fait un film de moi en tant que spectateur, dans quelle posture veut-il me mettre, ça pour moi c’est la clef de la critique. Ce que fait de moi la série quelle qu’elle soit, même si elle est brillante, s’il y a des dialogues brillants, des trouvailles narratives brillantes.

LVSL – Même Martin Scorsese est sur Netflix…

F.B.
– C’est pour cette raison que je ne suis pas complètement négatif. Je ne vois pas arriver les plateformes Netflix comme forcément le diable qui seraient là pour détruire un système que par ailleurs je ne trouve pas du tout viable. Un système où justement Antony Cordier fait trois films en quinze ans, où Nadège Trebal qui a un talent dingue, a du mal à faire ses films où plein d’autres exemples… À la rigueur tout ce qui peut changer la donne est bon à prendre donc je pense qu’il y a quelque chose que les plateformes vont rendre possible, ensuite elles vont peut-être aussi rendre des choses impossibles mais il est vrai que pour l’instant Netflix a permis à Alfonso Cuarón de faire Roma et à Scorsese de faire son meilleur film depuis trente ans donc gratitude à Netflix.

LVSL – Dans votre conférence à l’École normale supérieure vous émettiez l’idée que la pensée ne peut surgir que dans une certaine radicalité, ce qui explique d’une certaine manière aussi l’inanité d’une pensée modérée. Pouvez-vous définir précisément ce que vous entendez par le terme de « radicalité » et, pour recentrer sur le thème qui nous intéresse aujourd’hui, est-ce que vous pensez que l’Art doit être radical ou qu’il l’est peut-être naturellement ?

F.B.
– Je commencerai par une banalité sur la radicalité parce qu’elle est souvent resservie mais elle n’en est pas moins vraie à savoir que le mot « radical » vient de « racine » et donc « penser radical » reviendrait à « prendre les choses à la racine » ; alors la traduction immédiate serait la fameuse pensée structurelle. Tout à l’heure j’en ai donné un exemple sur l’école, c’est-à-dire que si votre pensée sur l’école c’est de dire il faudrait donner plus de moyens aux profs, vous n’avez pas pensé. Ça ne vous empêche pas cependant d’avoir peut-être raison, parfois la non-pensée est la raison peuvent être pratiquement pertinentes. Ainsi effectivement il est sans doute pertinent d’augmenter le salaire des profs, de mettre plus de moyens dans les quartiers populaires dans les écoles populaires, je ne crache pas là-dessus, ce que je veux dire c’est qu’à ce moment-là nous n’avons pas fait acte de penser. Penser l’école c’est donc la penser structurellement : qu’est-ce que cette structure induit ? Je ne dis pas que j’ai raison d’ailleurs, je ne dis pas que cette pensée ne soit pas discutable, peut-être que je vais trop loin mais ça c’est ce qui s’appelle penser, c’est un exemple de comment la pensée est toujours radicale, qu’il n’y a de pensée que dans la radicalité, qui ne se contente pas seulement d’ajustements aussi utiles soient-ils.

En ce qui concerne la deuxième partie, je ne pense pas que l’Art doit être absolument radical dans le sens où il devrait absolument renverser les structures formelles existantes, déconstruire radicalement les codes en vigueur, ce qui n’est pas vrai parce qu’on a tout un tas de films qu’on aime, de livres également qui ne sont pas dans la distorsion radicale des formes existantes. Un de mes écrivains préférés c’est Jean Echenoz, il est subtilement subversif mais ce n’est pas quelqu’un qui a complètement envoyé paître les formes littéraires existantes. Je peux aimer beaucoup Tarantino qui lui n’est pas un grand déconstructeur de formes mais souvent un recycleur de formes… Après je m’inquiéterais beaucoup d’un champ esthétique où le geste de radicalité formelle n’existerait plus, c’est pour cette raison qu’à chaque fois que je vois un film ou que je lis un livre qui a cette espèce de radicalité formelle, je m’en réjouis toujours. Je trouve qu’il est réjouissant qu’il y ait encore des gens qui soient dans cette expérimentation-là et on va trouver ça dans les marges. La dernière chose que je peux dire c’est que ce qui m’importe le plus et, peut-être plus précisément, c’est quand je sens qu’un artiste fait fermement ce qu’il est en train de faire. Donc en fait il est radical dans ce qu’il a décidé de faire. Ça, ça me paraît beaucoup plus pertinent comme axe critique. Par exemple, j’ai fait un document sorti l’année dernière et on a fait le bonus DVD dernièrement avec la monteuse et l’idée c’était justement qu’on autocritique ce qu’on avait fait en montage et plus je pense à ce film que j’aime bien, qui est un bel ouvrage, plus je regrette de ne pas avoir été plus net dans le geste. Évidemment ceux qui n’ont pas vu le film trouveront ce discours abstrait mais ce que je suis en train de dire c’est que c’est peut-être ça la radicalité en Art, la netteté du geste. Je vois des Hong Sang-soo en ce moment et je redécouvre pourquoi j’avais tellement été ébloui par ça dans les années 2000, voilà quelqu’un qui arrive avec son air bonhomme, pas du tout prétentieux, ne prétendant pas du tout au grand artiste qui va tout révolutionner. Hong Sang-soo est tranquillement radical dans son geste. Peut-être que « tranquillement radical» serait la définition de l’artiste que j’aime…

« Trump court-circuite le temps réel » – Entretien avec Dork Zabunyan

On le sait : les images sont partout. Elles nous cernent, nous forment et nous informent, et sont autant de prises ou de prismes sur le monde. Trump l’a bien compris, et c’est ce que s’attache à démontrer et démonter Dork Zabunyan, professeur de cinéma à l’université Paris-8, dans son essai stimulant, Fictions de Trump, puissances des images et exercices du pouvoir (Le Point du Jour, 2020).

L’auteur prend l’angle d’attaque des images et s’intéresse à leurs effets de pouvoir ; il déplace ainsi les critiques sur le phénomène Trump pour mieux en saisir la singularité. Affrontant de face les créations audiovisuelles de Trump, s’immergeant dans son univers qui rend poreuse la frontière entre réalité et fiction, Dork Zabunyan offre des outils pour interroger à nouveaux frais l’adhésion à l’image d’un tel dirigeant ou encore la problématique des fake news. Il invite aussi à produire des contre-feux filmiques pour s’armer dans la bataille, cruciale, de l’image et de l’imaginaire. Entretien réalisé par Ysé Sorel. 

LVSL – Contre une certaine critique, in fine improductive, qui se contenterait de dénoncer Donald Trump comme « bouffon », votre livre s’ouvre sur une hypothèse : il faut prendre Trump au sérieux, et notamment en le considérant comme un grand inventeur de fictions. En quoi consistent-t-elles ? 

Dork Zabunyan – Le livre s’appelle Fictions de Trump, et je cherche à y élargir le sens du mot « fiction » en essayant de le sortir de son opposition avec la « réalité », à la suite de Jacques Rancière. Rancière soutient en effet que la fiction structure notre rapport au réel, c’est un rapport des mots aux choses, des mots aux images, et toute fiction montre, voire impose un monde commun. Il faut entendre « fictions de Trump » alors dans ce premier sens, à savoir comment les images et les discours de Trump sont liés, et comment ils imprègnent nos façons de penser, de sentir, de parler, d’agir. 

Le deuxième sens englobe les inventions audiovisuelles de Trump, et j’insiste sur ce terme d’invention. Je m’inspire de Syberberg qui disait à propos de son film Hitler, un film d’Allemagne qu’on ne peut pas faire une fiction, au sens traditionnel du terme, ou un documentaire sur Hitler sans le considérer lui-même comme un cinéaste, du fait de la propagande d’État pendant la Seconde Guerre mondiale. Il ne s’agit pas bien sûr de faire des comparaisons sauvages entre des périodes historiques totalement différentes, mais l’hypothèse sous-jacente consiste à dire que Trump est aussi un inventeur de formes télévisuelles, et plus largement audiovisuelles. 

L’importance accordée aux images dans cet essai se justifie alors par sa présence médiatique dans le monde du spectacle en un sens élargi : on le voit dans les émissions de variétés, sur le ring de catch, il a créé des émissions de télé-réalité ou encore le concours Miss Univers, on l’a vu dans des publicités…. Il a inventé aussi des formats pendant qu’il était président, avec la chaîne officielle de la Maison-Blanche. 

Les tweets de Trump sont des sortes de synopsis, de petits scénarios de la vie politique à Washington.

Je voulais aussi opérer un déplacement : généralement on méprise ce genre de production, considérant par exemple que la télé-réalité, c’est la poubelle du petit écran. On peut ressentir une forme de dégoût, parfois légitime, mais cela empêche de voir comment se fabrique ainsi un homme public, à moyen et long terme, et son électorat.

À côté de cette production d’images, il faut aussi prendre en compte les discours qui leur sont liés et dont ils sont inséparables. Je considère les tweets de Trump comme des sortes de synopsis, des petits scénarios de la vie politique à Washington. Il surnomme par exemple ses ennemis, les transformant en personnages, ce qui est une manière de raconter la vie politique, nationale comme internationale. Nancy Pelosi devient « Crazy Nancy », Joe Biden « Sleepy Joe »… Son préféré est « Little Rocket Man » pour Kim Jong-un. À travers ces « fictions » là, on peut aussi réinterroger la problématique des « fake news » : on voit bien ici que c’est la mise en fiction des événements, plutôt que la vérité, qui est centrale. 

Enfin, le troisième sens contenu dans le titre serait les fictions sur Trump, tous les contre-feux que l’on pourrait imaginer à son propos. Je fais référence à des productions très diversifiées pour donner quelques pistes, du film Le Caïman de Nanni Moretti sur Berlusconi, à L’Autobiographie de Nicolas Ceausescu par Andrei Ujica, conçu avec des images d’archives. 

Pour ces trois niveaux de fiction, je place donc toujours l’image au centre, en la considérant   comme véhicule d’un savoir. Car je défends aussi, à travers cet ouvrage, un point de vue épistémologique : l’imagerie politique n’est pas simplement là pour être décryptée, ce que je ne prétends pas faire, mais j’invite d’autres disciplines à s’en saisir pour caractériser un jeu institutionnel, les affects qui traversent une nation ou l’inconscient collectif.

Si 75 millions de personnes ont voté pour Trump, s’il a réussi à obtenir 11 millions de voix de plus qu’à la dernière élection, c’est aussi à cause de ce que ses images véhiculent. 

LVSL – En s’attaquant à un tel sujet, vous vous placez dans la lignée de la Théorie critique et notamment du sociologue Horkheimer, qui examinait le fascisme en étudiant les préjugés racistes au sein d’une population. En tant que spécialiste de l’image, vous vous intéressez aux productions audiovisuelles de Trump et aux effets qu’elles produisent en suivant la même démarche : d’abord décrire, pour expliquer et idéalement éradiquer un phénomène. 

D. Z. – Je fais référence au texte de Horkheimer qui introduit un livre sur la figure de « l’agitateur américain » dans les années 30 et 40 (Les Prophètes du mensonge de Norbert Guterman et Leo Löwenthal). Le texte de Horkheimer est très important car il prend au sérieux les scènes spectaculaires, visuelles et sonores, de l’agitateur. 

Par rapport aux enjeux contemporains, j’essaye de dépasser toute opposition un peu trop tranchée entre une culture populaire soi-disant aliénante, et puis tout un domaine supposé noble des productions artistiques. L’iconographie du livre en témoigne : des grands noms de l’histoire du cinéma jouxtent des captures d’écran des scènes de catch ou d’émission de télé-réalité. Plus fondamentalement, j’utilise le cinéma pour mieux appréhender comment toute cette imagerie hétéroclite marche. Le cinéma a une histoire, et possède des outils qui sont aussi des armes pour nous aider à ouvrir les yeux sur le fonctionnement verbal, la gestuelle, la représentation du corps, du visage, de la bouche des leaders politiques. Le vocabulaire d’analyse filmique est très utile pour comprendre ce qu’il se passe dans ces images qui sont supposées être « pauvres », et les disciplines artistiques, souvent mises de côté par les visual ou cultural studies, ont une vraie légitimité pour aborder des phénomènes contemporains de ce genre. 

C’est aussi une manière de prolonger ce que dit Foucault à propos de l’intellectuel spécifique : il faut réfléchir et lutter chacun dans son champ, et la description est déjà une première étape dans le mien. Quand il s’intéresse à l’hôpital ou à la prison, Foucault déclare que son travail relève d’abord de la description, notamment de rapports de force, et c’est déjà beaucoup. Cela suppose une posture modeste au sens où elle évite une condescendance par rapport à ces objets. Barthes, dans ses Mythologies dont je cite le texte sur le catch, fait la même chose.

Pour cet essai, je me suis donc immergé dans les images de Trump, en mettant de côté les sentiments d’effroi ou de dégoût que l’on peut au départ ressentir, pour comprendre comment fonctionne ce régime d’images dont la portée est si grande. Si 75 millions de personnes ont voté pour Trump, s’il a réussi à obtenir 11 millions de voix de plus qu’à la dernière élection, c’est aussi à cause de ce qu’elles véhiculent.

LVSL – Cela témoigne non seulement d’une forme de bravoure mais aussi d’un sentiment de responsabilité : beaucoup de chercheurs préféreraient détourner le regard, avec une forme de dédain qui confine au déni. 

D. Z. – Je pense qu’il faut sortir d’une position confortable. Ce qui caractérise les anti-Trump de la critique de gauche là-bas comme ici, sans vouloir généraliser mais juste pour pointer une tendance, c’est une forme de répulsion et en effet de déni. Je pense que le déni est un affect que l’on doit prendre en compte, mais un déplacement de nos modes d’analyse doit être opéré. Une figure comme Trump nous oblige à nous défaire des manières dont on pouvait penser la représentation politique, le corps d’un leader politique.

Quand on parle de bêtise ou de vulgarité à propos de Trump, ce qui me gêne c’est que d’une part cela implique une proximité, c’est comme si l’on parlait de quelqu’un qu’on connaissait, qu’on venait de rencontrer. Alors que là, c’est vraiment une figure de pouvoir et qui a des effets de pouvoirs par l’entremise de ces images. 

D’autre part, bêtise et vulgarité sont des traits de sa personne mais il faut dépasser cette approche psychologique, voire psychologisante, pour en faire un problème de pensée. Deleuze le dit très bien quand il parle des rapports entre bêtise et philosophie : la bêtise, c’est un problème transcendantal, cela engage les conditions de pensée de la philosophie, de même que cela engageait les conditions d’écriture quand Flaubert en faisait son problème dans Bouvard et Pécuchet. Concernant la vulgarité, qui est pour moi très différente de la bêtise, il faut qu’elle devienne aussi un problème transcendantal, au sens où elle doit nous interroger sur les conditions de la pensée telle qu’on peut l’éprouver nous-mêmes, ou telle qu’elle peut fonctionner chez les partisans de Trump, et Trump lui-même.

Je pense qu’il faut donc distinguer entre le fait de sortir de son confort de pensée, ce que j’ai tenté de faire, et le fait d’arriver à délester de leurs affects ces expériences pour en faire des problèmes, permettant ainsi les conditions de la pensée et un positionnement critique.  

LVSL – Vous soutenez que Trump est un maître du temps, et notamment un maître de la distraction : il court-circuite, contrarie le cours normal du temps, comme on a pu le voir indirectement encore le 6 janvier, avec le sac du Capitole, qui vient retarder la prise de pouvoir du prochain président des États-Unis. Quel usage politique fait-il de ce pouvoir de distraction ? Comment trouble-t-il le « temps réel » ?

D. Z. – Dire que Trump a la volonté d’être partout et tout le temps ne nous apprend rien sur sa façon d’intervenir dans les flux. Il n’essaie d’ailleurs pas d’épouser les flux mais de les interrompre : il intervient dans le temps réel spectaculaire, et c’est ce pouvoir qui crée toute sa force d’emprise sur les esprits. On est toujours dans l’attente ou l’appréhension d’une intervention : dans l’attente du 6 janvier, du 20 janvier, du prochain Tweet qu’il va faire, de nouveaux rebondissements.

Trump n’est pas le président Twitter : c’est le président « homme de télévision » qui utilise Twitter pour intervenir, interrompre, intercepter des flux du direct télévisuel. Si on oublie ses habitudes de téléspectateur, on passe à côté de cette emprise. 

On est loin du présentisme tel qu’il a été défini par François Hartog. Même s’il avait une conception plus fine de cette expression, Hartog décrit ce régime temporel comme la « tyrannie de l’instant ». Si on en reste au « présentisme », on rate la puissance et les effets extrêmement pervers et dangereux du mode de gouvernement de Trump, qui est d’interrompre et ainsi de distraire le public américain des vrais problèmes. Son ancien conseiller John Bolton le qualifiait d’ailleurs de « maître de la distraction » en ce sens-là.

J’étudie notamment la façon dont il interrompait avec ses tweets les auditions en direct lors de la procédure de l’impeachment. Lors de l’audition de l’ambassadrice ukrainienne, ses tweets étaient lus en direct pendant un débat institutionnel ! Trump court-circuite le temps réel, qu’il soit institutionnel, juridique, législatif, ou bien celui des émissions à la télévision. C’est tout à fait nouveau. Et cela éclaire aussi son rapport aux réseaux sociaux : ils sont dépendants chez lui du direct télévisuel. Ce n’est pas le président Twitter : c’est le président homme de télévision qui utilise Twitter pour intervenir, interrompre, intercepter des flux du direct télévisuel. Si on oublie ses habitudes de téléspectateur, on passe à côté de cette emprise.  

J’entends opérer alors un pas de côté contre cette critique un peu pavlovienne du temps médiatique comme un flux d’images où l’on serait bombardé… oui c’est vrai, mais c’est une remarque inoffensive, ça ne mange pas de pain… Surtout, ça ne nous aide pas à comprendre l’engourdissement produit par Trump grâce à ses captures de flux : c’est cela qui créé le désarroi. Et c’est peut-être ce que le cinéma devra rendre par le geste du montage : comment cette interruption, qui est du montage temporel, compose un présent feuilleté, hétérogène. C’est une façon de réarmer la Théorie critique et la théorie des médias. 

LVSL – En coupant l’accès à ces comptes sur les réseaux sociaux, les GAFAM n’ont pas seulement montré leur immense pouvoir – et les enjeux autour de leur régulation reviennent dans le débat public –, mais aussi la dépendance de Trump à leur égard. 

D. Z. – Cela change considérablement la donne, mais on aurait dû pointer cette interdiction bien avant. 

Ses comptes Twitter et Facebook étant suspendus, c’est plus compliqué pour lui d’intervenir, il est coupé de 88 millions de followers. Mais cette interdiction, il aurait fallu la faire dès le « muslim ban » qui interdisait l’entrée aux États-Unis des ressortissants musulmans et des réfugiés, dès la première année. Or Twitter avait une relation ambiguë avec le bientôt ex-président des États-Unis, puisqu’il participait à créer le buzz que cette plateforme réclame sans cesse.  Et Trump sait qu’il réalise ainsi de la publicité pour Twitter, que Twitter se nourrit de ses pratiques… c’est d’ailleurs pour cela qu’il n’utilise jamais le terme de Twitter, il parle de social media ou même Trump media

Dans les médias, on axe le débat sur la liberté d’expression : mais Trump n’est pas censuré, il peut prendre la parole à la Maison-Blanche, avant de monter dans Air Force One, quand il veut, et il a une audience mondiale ! Trump n’est pas bâillonné, même si son utilisation de Twitter est empêchée. Et si les compte Facebook et Twitter de Trump sont fermés, ce n’est pas uniquement pour incitation à la violence, mais tout simplement parce qu’ils ont peur d’avoir un procès, et qu’ils soient tenus pour responsables ou complices d’événements chaotiques. En lui coupant l’accès, c’est une façon pour la Silicon Valley de se protéger juridiquement. 

LVSL – Faire un film, un documentaire, une série sur Trump relève du défi. Quels seraient les écueils possibles et les difficultés que rencontreraient un ou une cinéaste lors d’une telle entreprise ? Comment ne pas reconduire une dénonciation de Trump en bouffon vulgaire ? 

D. Z. Le livre comprend aussi une dimension pratique, et se présente comme une invitation faite aux cinéastes, pour qu’ils imaginent ce que j’ai appelé des « contre-feux filmiques ». Contre-feux filmiques qui peuvent prendre des formes très diverses, allant d’un film de fiction à un documentaire avec des images archives, voire quelque chose d’expérimental, avec par exemple des images de Trump qui mange des hamburgers pendant une heure. Je ne sais pas, je ne suis pas cinéaste ! Mais j’égrène quelques règles de prudence : éviter la caricature, ce qui est un peu la tendance spontanée, que l’on a vue à l’œuvre dans le Saturday Night Live où Trump est interprété par Alec Baldwin qui surjoue, surinterprète Trump avec un visage très grimaçant. Un tel parti pris, la caricature d’un être déjà caricatural, me paraît peu intéressant, et ces versions n’arrivent même pas à la cheville de l’original. 

Un autre écueil serait le bêtisier, comme on peut déjà en voir sur YouTube. Trump savait qu’il allait en faire l’objet, mais cela rentre dans une stratégie de distraction : tout cela distrait le public des problèmes que pose son mode de gouvernement. 

Je cite un film de Nanni Moretti, Le Caïman, qui me semble un bon exemple de ce qui peut être fait, et notamment en évitant une position de surplomb. Le film s’attache à montrer la multitude des visages de Berlusconi sur la scène télévisuelle : lorsqu’il est à la fois président du Conseil, président d’un club de foot, intervenant dans des émissions de variétés avec des blagues misogynes, des chansons, etc. Moretti, dans la structure même de son film et à travers la direction d’acteurs, a choisi de multiplier les interprètes, tous très différents, pour jouer le rôle de Berlusconi. C’est une manière de répliquer dans le film cette multitude de visages, et cette multiplication nous fait prendre conscience que c’est une aberration. C’est comme si on voyait et on entendait Berlusconi autrement.

LVSL – L’expression pouvoir de l’image reprend à travers vos réflexions toute sa consistance : d’une part en montrant son rôle dans l’influence de quelqu’un comme Trump ou Berlusconi, avec l’image du pouvoir ; mais aussi dans sa force de contre-champ, par exemple ici en nous permettant de voir de nouveau, par des procédés filmiques, des figures dont leur hypervisibilité nous empêche habituellement de les mettre à jour. 

D. Z. Cette hypervisiblité est d’ailleurs elle-même multiple, avec les conférences de presse, les participations à la TV, la communication politique qui frôle la propagande, avec un culte de la personnalité. Cette hypervisibilité passe aussi par une dialectique entre présence et absence. Je reprends les travaux de Louis Marin sur le Portrait du roi, où il est dit que le pouvoir du roi s’affirme notamment par son absence physique. Trump utilise cela de façon admirable, par exemple dans ses interventions très tôt le matin dans « Fox & Friends », où il intervenait non pas en duplex depuis la Maison-Blanche mais au téléphone. On voyait ainsi un plan fixe sur les animateurs, écoutant la voix si particulière de Trump, souvent en roue libre – ce qui est anti-système donc stratégique de sa part. Tout cela crée un effet spectral très puissant. C’est comme s’il était partout et nulle part, ici et ailleurs. 

C’est aussi le cas sur ces chaînes vidéos de la Maison-Blanche que j’ai déjà mentionnées : on le voit serrer la main à des militaires, au peuple américain lorsqu’il est en déplacement, et sa voix en off commente les images. Ce sont des discours officiels qui viennent recouvrir des scènes où on le voit proche des Américains.

LVSL – L’une des grandes nouveautés de la présidence Trump, c’est qu’au lieu de rompre avec son passé d’homme du spectacle, il l’a réaffirmé sur une plus grande scène et avec une plus grande audience, contaminant les plus hautes fonctions étatiques par sa vulgarité et son goût du show télévisuelQuelles formes a pris ce passé d’homme de TV lors de son mandat ? 

D. Z. Si Reagan était un homme de cinéma, Bill Clinton un proche de Hollywood, Trump, en effet, est d’abord un homme de la télé, et ça c’est une vraie rupture. La TV, c’est le monde des annonceurs, de la publicité, et Trump apporte beaucoup plus d’importance à l’audimat qu’aux sondages d’opinion pour saisir la portée effective de sa parole et de sa figure. Ses émissions de télé-réalité The Apprentice et The Celebrity Apprentice ont eu un succès d’audience réel sur NBC, et c’est pour lui le seul critère de réussite. D’ailleurs, le slogan « You are fired ! » en est issu, et c’est quelque chose d’indissociable dans l’esprit des gens. Depuis les années 80, Trump est une personnalité très connue aux États-Unis. Ses deux émissions lui ont permis de devenir une figure familière dans les foyers américains. Il faut dire que 20 à 30 millions de personnes le regardaient régulièrement de 2004 à 2015, ce n’est pas rien. 

Tout le monde pensait que Trump allait abandonner ses manières d’homme du spectacle. Mais il les a en réalité prolongées en tant que président. Quand on parle du chaos qu’il a semé à la Maison-Blanche et qu’on énumère les noms des personnes qu’il a licencié en quatre ans – qu’il s’agisse de proches collaborateurs ou de ministres – on retrouve finalement l’application du « You Are Fired ! ».

Il faut aussi rappeler que Trump, c’est une marque. Le critique américain Jim Hoberman a raison de le rappeler. Si Kennedy et Obama sont devenus des marques, d’une certaine manière, après leur présidence, Trump l’était avant. Michael Cohen, qui était son avocat personnel à la Trump Organization, a dit que Trump est entré en politique pour faire la promotion de la marque Trump. Ce n’était pas purement narcissique mais économique : il était persuadé de perdre l’élection, mais c’était une manière de mener une campagne publicitaire pour sa marque, qui englobe des clubs de golf, des steaks, des cravates, le marché immobilier bien sûr, et bien d’autres choses. Et d’une certaine façon, une fois président, il a continué comme avant en appliquant les recettes du marketing à la politique, en engourdissant les esprits de la même façon. Toutes ses expressions, de « You are fake news » à « Lock her up » en parlant de Hillary Clinton et récemment le fameux « Stop the steal » s’inscrivent dans les esprits comme des slogans publicitaires. 

Le philologue Victor Klemperer avait mis en évidence les trois critères de la langue totalitaire dans son livre sur la langue du IIIe Reich : la simplicité, la répétition et aussi les superlatifs. Trump utilise les trois, et le superlatif a d’ailleurs une dimension promotionnelle. Or la performativité du marketing, ses effets très puissants, sont extrêmement dangereux quand ils deviennent un outil de propagande contre les institutions démocratiques.

LVSL – Ce marketing politique à usage propagandiste participe aussi à ce que vous appelez la « scène pornographique ». Comment se caractérise-t-elle ? 

D. Z. Cela part des réflexions de philosophes, notamment français comme Deleuze ou Foucault, qui cherchaient à parler autrement de la politique et du rapport de pouvoir. Non pas comme quelque chose qui s’imposerait verticalement et forcément avec violence sur les masses, mais au contraire comme quelque chose de désiré, ce que Foucault appelle « l’amour pour le pouvoir ». Qu’est-ce que cet amour pour le pouvoir ? Comment des individus peuvent-ils soutenir des figures qui vont par ailleurs à l’encontre de leurs intérêts ? Foucault façonne cette érotisation du pouvoir à partir de cela. Il distingue trois moments : le rituel de la monarchie, dont le faste constitue un attrait ; après la Seconde Guerre mondiale, il note une sorte de retrait avec les figures du secret, qui engendre par ce mystère aussi une attraction, de Nixon ou Brejnev ; puis une ré-érotisation du pouvoir par l’entremise de corps séduisants de dirigeants politiques, comme Kennedy ou Valéry Giscard d’Estaing. 

Avec Berlusconi, qui a été central, et Trump ou Bolsonaro, je mets en évidence que l’on serait passé à une forme de pornographie. Le terme « pornographie » n’est pas à prendre ici au sens de l’industrie pornographique, même si cela fonctionne aussi pour Trump puisqu’il a eu des relations extra-conjugales avec des stars du X, comme Jessica Drake et Stormy Daniels. D’ailleurs ce qui l’intéresse dans l’intimité avec des travailleuses du sexe, ce n’est pas tant la reproduction de fantasmes ou de positions vues, mais comment ça marche d’un point de vue économique, comment l’industrie du porno fait de l’argent. 

Je reprends plutôt la définition que donne Jacques Rancière. Il écrit dans Chroniques des temps consensuels : « ce qui caractérise la scène pornographique, c’est la présupposition que ce que l’un fait à l’autre est précisément ce qui l’autre souhaite qu’on lui fasse. ». Pour lui, la pornographie illustre le fonctionnement du capitalisme mondialisé, le contrat social dans le monde néo-libéral. L’exploitation de la classe ouvrière passe par la croyance que cette exploitation serait incorporée par les personnes qui souffrent de cette exploitation. Pensons à la vidéo de l’émission « Access Hollywood », qui avait été diffusée un mois avant l’élection de 2016.  On entend Trump affirmer que, comme il a du pouvoir, il peut faire ce qu’il veut avec les femmes, et que les femmes aiment ça parce qu’il a du pouvoir. Le fameux « grap them by the pussy ». Cela signifie donc : « Je fais ça, parce que c’est ce que j’estime que les femmes veulent que je leur fasse ». Ce raisonnement a contaminé ensuite sa manière de gouverner, en partant du fait que cette cruauté pornographique était totalement incorporée par les masses qui la subissaient par ailleurs. Le slogan « you are fired » fonctionne aussi comme cela :  les personnes admettent le verdict et quittent le jeu. C’est comme cela que fonctionne le monde du travail dans le capitalisme sauvage. 

LVSL – La fiction qu’incarne Trump, c’est à la fois la réussite du rêve américain au sens économique, avec son patrimoine, sa richesse, son image de milliardaire – même si cette réussite est « héritée » – et de l’autre côté le common man qui mange des hamburgers à la Maison-Blanche avec l’équipe de basket-ball. Est-ce la conjonction des deux qui crée à la fois une possibilité d’identification et un investissement libidinal ? 

D. Z. Il faut aussi ajouter la contrariété fatale de ce rêve, car tout le monde ne peut pas être milliardaire… Trump incarne seulement la partie économique du rêve américain, et il déleste complètement sa dimension hégémonique, sur laquelle a longtemps joué Hollywood. Trump saborde le rêve des États-Unis comme champions du monde libre, personnifiés par le président. Cette « fiction », cette illusion nécessaire à la formation des États-Unis est en crise. 

Et Hollywood est d’ailleurs considéré par Trump et ses électeurs comme une forme d’élite, et plus du tout une industrie populaire destinée au plus grand nombre. 

Que peut le cinéma à une époque où cette hégémonie est bafouée ? On observe des films un peu ambigus, comme le film Vice d’Adam McKay sur Dick Cheney, ou Joker de Philip Todds. Ce film se clôt d’ailleurs sur une scène qui relève plutôt de la violence exutoire, d’une jouissance de la violence, plutôt qu’un réel soulèvement populaire. Cela fait songer aux événements du Capitole, qui font eux-mêmes penser à ce qu’écrit Flaubert à propos de 1848 dans L’Éducation sentimentale. Avec cette figuration de la « populace » qui se saisit des signes et investit les lieux du pouvoir, on observe une continuité iconographique, avec en plus à notre époque une circulation virale et quasi immédiate des images. Les photos des pros-Trump assis dans le fauteuil du vice-président m’évoquent la caricature de Daumier, Le gamin de Paris aux Tuileries, qui représente un enfant installé sur le trône de Louis-Philippe. 

LVSL – Si Hollywood a été un creuset et un diffuseur du rêve américain, cette « panne » d’un imaginaire commun reflète une Amérique extrêmement divisée. Quels contre-champs peut-on alors créer pour nourrir la bataille des images et de l’imaginaire ? 

D. Z. – Les réponses peuvent être extrêmement diversifiées : il y a des possibilités énormes grâce à l’outil filmique. Mais il ne faut pas prétendre qu’on va « démythifier » certains récits ou images, ou encore « désaliéner » qui que ce soit, ou que ces productions auront une efficacité directe contre le trumpisme. Il ne s’agit pas d’appliquer à l’art une vocation de guérison totale, mais au contraire de multiplier les contre-feux sans anticiper sur leurs possibles effets. Je crois à une forme de dissémination. 

Aux États-Unis, la fiction est tellement présente dans l’esprit des gens, à travers le cinéma, la télévision, les séries, les clips, les shows, que je suis persuadé que les Américains ont la capacité de rebondir. Il faudra suivre de près les productions issues de #Metoo, du mouvement Black Lives Matter, ou encore les interrogations que les troubles des derniers mois ont amenées dans la société américaine sur leur propre histoire.