Comment le mouvement pour le climat peut-il gagner ?

Tel qu’il se présente aujourd’hui, le mouvement pour le climat n’est pas en mesure de lutter contre la classe possédante qui est à l’origine de la crise climatique. Pour gagner, les défenseurs du climat ont besoin d’une stratégie claire et s’appuyant sur la classe ouvrière. Entretien avec le géographe Matt T. Huber, réalisé par Wim Debucquoy, initialement publié par la revue Lava, notre partenaire belge.

Le mouvement pour le climat est en train de perdre la bataille. Dans le premier paragraphe de son livre Climate Change as Class War: Building socialism on a warming planet, Matt Huber, professeur de géographie à l’université de Syracuse, ne mâche pas ses mots. Les émissions mondiales de gaz à effet de serre continuent d’augmenter malgré une prise de conscience croissante de la crise climatique et une attention politique accrue en matière de climat. Il est grand temps que le mouvement pour le climat réfléchisse à sa stratégie et à ses tactiques. Comment pouvons-nous gagner la bataille du climat ?

Pour répondre à cette question, il faut d’abord savoir exactement contre qui lutter, qui combattre et qui convaincre. Le fil conducteur du livre de M. Huber est que la lutte contre le changement climatique est un enjeu de pouvoir. La crise climatique est fondamentalement liée à notre relation avec la nature. Il s’agit essentiellement d’une relation de production : comment produisons-nous les aliments, l’énergie, le logement et les autres biens et services de première nécessité ? Et qui contrôle et bénéficie de cette production ? Comment cela se répercute-t-il sur la stratégie du mouvement pour le climat ? Dans son ouvrage, M. Huber cherche une stratégie gagnante pour le mouvement climatique. Rencontre avec un auteur qui place la classe ouvrière au centre de sa réflexion.

Wim Debucquoy – Comment en êtes-vous venu à écrire un livre sur le changement climatique ?

Matt T. Huber – C’était en partie une réaction contre le mode de pensée qui considère le changement climatique comme un problème de consommation et d’inégalité. Ainsi, le rapport influent d’Oxfam Extreme Carbon Inequality, par exemple, conclut que les riches ont une empreinte carbone beaucoup plus importante et consomment beaucoup plus de ressources que les pauvres. Certes, mais cette façon de penser ne tient compte que de notre impact sur le climat par le biais de notre consommation et de notre mode de vie. Les marxistes, quant à eux, procèdent à une analyse de classe, soulignant le lien entre la production, la propriété et le pouvoir sur les ressources sociales, et la manière dont nous produisons notre existence matérielle. À partir du moment où j’ai commencé à envisager la classe sociale en relation avec le climat de cette manière, j’ai réalisé que le moindre de nos soucis était de savoir ce que les riches faisaient de leur argent et en quoi leur consommation avait un impact sur le climat. Ce dont nous devrions surtout nous préoccuper, c’est de savoir comment ils gagnent leur argent, comment ils génèrent leur richesse. Leur impact sur le climat pourrait alors être beaucoup plus important.

Je donne souvent l’exemple d’un PDG d’une entreprise de combustibles fossiles qui passe entre huit et douze heures par jour à organiser le réseau mondial d’extraction de combustibles fossiles et à injecter de l’argent dans l’accumulation de capital pour développer la production de combustibles fossiles dans le monde entier. Ce PDG peut être végétarien, se rendre au travail en transports publics, vivre dans une zone urbaine densément peuplée et avoir une empreinte carbone très faible. Si l’on ne considère que la consommation des personnes, on efface le rôle qu’elles jouent dans la production. On efface donc le rôle de la propriété et du profit. Aussi faut-il souligner que le système capitaliste est dirigé par une petite minorité de propriétaires qui possèdent les systèmes de production et produisent dans un but purement lucratif.

Wim Debucquoy – Vous écrivez que le mouvement pour le climat reste très confus quant à la question des responsabilités de la crise climatique.

Matt T. Huber – Nous devons arrêter de définir la responsabilité en termes de consommation et d’empreinte carbone et de rendre ainsi chacun plus ou moins responsable de la crise climatique. Nous devons procéder à une analyse de classe. Saviez-vous que la méthode de l’empreinte carbone a été inventée par British Petroleum ? Les multinationales pétrolières ne font rien d’autre que de reporter leur responsabilité sur nous tous. Alors que nous devrions nous poser la question : qui décide de l’organisation des systèmes de production et des infrastructures à l’origine de la crise climatique ? Car ce n’est certainement pas nous. Il ne s’agit pas des travailleurs qui consomment du carburant pour se rendre au boulot tous les jours.

Si l’on ne considère que la consommation des personnes, on efface le rôle qu’elles jouent dans la production, le rôle de la propriété et du profit.

Ceux qui ont le pouvoir sur les réseaux électriques, les stations de distribution de carburant et la production d’énergie sont un groupe de capitalistes qui possèdent et contrôlent ces systèmes et les organisent de manière à en tirer le plus de profit possible. Il s’agit d’un groupe restreint de propriétaires qui exercent une mainmise sur des modes de production à forte intensité de carbone, non seulement l’extraction des combustibles fossiles, mais aussi toute une série d’industries telles que l’acier, le ciment, les produits chimiques, l’électricité et ainsi de suite, lesquelles sont en réalité conçues pour consommer et brûler des quantités colossales de combustibles fossiles. Dix pour cent des riches contrôlent 84% des parts sur le marché boursier. Les décisions des multinationales, quant à elles, sont prises par un nombre très réduit de membres de conseil d’administration. Ainsi, la responsabilité de la crise climatique n’est pas dispersée, mais au contraire très concentrée.

En d’autres termes, ceux qui bénéficient des émissions de CO2 en sont responsables. Lorsque vous conduisez une voiture, vous émettez du carbone. C’est bien sûr vrai. Cependant, en raison de la façon dont la société est organisée, de nombreuses personnes se voient contraintes de consommer une quantité importante de carburant pour se rendre au travail, et simplement pour assurer la continuité de leur vie relativement modeste. Si vous attribuez 100% de la responsabilité au consommateur de combustibles, vous détournez de fait l’attention de celui qui l’a vendu et qui en a utilisé les bénéfices pour accroître la production de ces mêmes combustibles fossiles. Ce sont les propriétaires de la production qui devraient être la cible de nos campagnes et mouvements pour le climat. En résumé : le problème se situe au niveau d’une poignée de capitalistes et la solution se trouve au niveau des masses, de la classe ouvrière. Ils peuvent construire un puissant mouvement de masse pour s’attaquer au pouvoir de cette petite minorité qui possède les moyens de production et en tire profit.

Wim Debucquoy Vous critiquez également l’idée selon laquelle les citoyens doivent croire au changement climatique avant de pouvoir s’attaquer à la crise.

Matt T. Huber – Le changement climatique est scientifiquement établi. Ainsi, les climatologues ont été parmi les principaux acteurs à faire bouger le monde. Or, si la lutte contre le changement climatique se cantonne à la science et aux connaissances, les travailleurs s’y intéresseront moins. Leur première préoccupation est la lutte matérielle à laquelle ils sont confrontés quotidiennement dans le cadre du capitalisme. D’aucuns concluent que la science du climat dépasse les travailleurs et que, par conséquent, nous ne pouvons pas compter sur eux. Or, la plupart des travailleurs comprennent très bien que quelque chose ne va pas du tout avec le climat et l’environnement et que des mesures doivent être prises pour y remédier.

Or, si l’on organise la lutte autour d’objectifs scientifiques, on fait fi des préoccupations des citoyens concernant leurs besoins quotidiens. En outre, ceux qui présentent la lutte contre le changement climatique comme une bataille pour la connaissance et non pour le pouvoir prétendent que le financement du déni de la science du climat est la pire chose que l’industrie des combustibles fossiles puisse faire. Il existe de nombreuses preuves que les entreprises de combustibles fossiles, telles qu’ExxonMobil, agissent effectivement de la sorte. Ils transfèrent des fonds à des scientifiques qui remettent en question la science du climat. C’est bien sûr terrible. Mais ce que l’industrie des combustibles fossiles recherche avant tout c’est le pouvoir politique. Elle dépense beaucoup plus d’argent en lobbying, en groupes de réflexion, etc. Si nous nous contentons de parler de science, nous nous laissons induire en erreur par une croyance libérale naïve sur la manière dont le changement social se produit, à savoir que la société agira si seulement les gens connaissent la vérité. La connaissance n’est pas encore un pouvoir. Ce n’est pas parce que nous connaissons la vérité que nous avons le pouvoir de nous attaquer à la crise climatique et de modifier notre utilisation des ressources matérielles. Pourtant, nombreux sont ceux qui ont transformé la bataille climatique en une bataille idéaliste sur le terrain de la connaissance.

Wim Debucquoy Comment résoudre la crise climatique ?

Matt T. Huber – Je ne vous apprends rien en vous disant que nous avons besoin de pouvoir, n’est-ce pas ? Nous aurons besoin de beaucoup de pouvoir social. La résolution de la crise climatique nécessite des investissements massifs et une planification centralisée. Cela signifie qu’il faut lutter contre la mainmise du secteur privé sur les investissements. Une grande partie du mouvement pour le climat adopte une position purement moraliste, sans se préoccuper du pouvoir et de la stratégie, de la manière dont nous pouvons construire le pouvoir nécessaire pour affronter cette classe de personnes qui s’accroche obstinément à ses investissements et à ses profits pendant que le monde brûle. L’ensemble de mon livre est donc une tentative de réflexion sur la manière de mettre en place le contre-pouvoir nécessaire.

Wim Debucquoy Et selon vous, la solution se trouve du côté de la classe ouvrière ?

Matt T. Huber – Oui, même à une époque où il semble que tout le pouvoir soit entre les mains de la classe capitaliste, la classe ouvrière est en mesure de construire le type de pouvoir politique qui soit à même de contrer le pouvoir du capital. Il y a plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, la classe ouvrière constitue la grande majorité de notre société. Son pouvoir réside dans son nombre. Si vous parvenez à exploiter massivement le pouvoir de la classe ouvrière, vous pouvez remporter la victoire, en dépit de ses divisions, au moins au sens démocratique le plus élémentaire. Comme l’a dit Lénine, la politique est une affaire de millions. La politique se trouve là où se trouvent les masses. Tout au long de l’histoire, qu’il s’agisse de périodes révolutionnaires ou de périodes plus calmes de redistribution des richesses et de démocratie sociale, la résistance a toujours émergé de la politique lorsque des masses de personnes s’unissaient autour d’une plate-forme et d’un programme politiques.

Un groupe restreint de propriétaires exercent une mainmise sur des modes de production à forte intensité de carbone.

Deuxièmement, la classe ouvrière a un intérêt matériel au changement parce qu’elle n’a plus aucun contrôle sur sa vie et qu’elle souffre d’un manque de sécurité matérielle. Même si elle n’en est pas toujours consciente ou si elle ne s’organise pas en fonction de cela. Le troisième point, le plus important, est que la classe ouvrière détient le pouvoir stratégique dans la mesure où c’est elle qui effectue le travail et produit donc la plus-value. Les travailleurs peuvent se mettre en grève, arrêter les systèmes de production et ainsi forcer les élites à répondre à leurs demandes. L’arme de la grève est son meilleur atout pour imposer un changement rapide. Aux États-Unis, il semble que la classe ouvrière ait oublié qu’elle a ce pouvoir. Le nombre de grèves a nettement diminué à partir de 1980. Le dirigeant syndical Jerry Brown déclare à ce sujet : les grèves sont comme les muscles, si vous ne les exercez pas régulièrement, ils se rabougrissent. Aujourd’hui encore, la grève reste l’arme la plus puissante dont disposent les travailleurs. En Virginie occidentale, aux États-Unis, les enseignants ont bloqué l’ensemble du système scolaire et ont obtenu gain de cause en quelques semaines, ce qui n’est pas négligeable dans un État de droite. Le pouvoir c’est ça, n’est-ce pas ?

En multipliant les grèves et en prenant conscience du pouvoir qu’ils détiennent, les travailleurs sont en mesure de construire un mouvement puissant. Nous avons besoin de mouvements suffisamment puissants pour formuler des demandes politiques fortes. Un programme qui vise à promouvoir une économie sans carbone requiert un pouvoir politique formidable. Et la voie vers ce pouvoir passe par la classe travailleuse organisée.

Wim Debucquoy On entend souvent dire que la classe travailleuse a d’autres préoccupations que le climat.

Matt T. Huber – On a tendance à penser que les travailleurs ne s’intéressent à l’environnement que lorsqu’ils sont en contact direct avec lui, par exemple pour protéger un paysage dans leur quartier ou lutter contre la pollution sur leur lieu de travail. Cependant, sous le capitalisme, la plus grande menace qui pèse sur eux n’est pas nécessairement quelque chose que nous présentons comme un problème écologique, tel que la pollution, mais le fait que leur survie passe par le marché. Le capitalisme a arraché les gens à la terre, à leur lien avec la nature, et a créé une classe de personnes qui dépendent du marché pour survivre et qui luttent pour littéralement survivre en tant qu’êtres vivants. Ils peinent à payer pour leur logement, leurs soins de santé et leur nourriture. C’est cette insécurité économique, qui consiste à devoir survivre en dépendant du marché, qui est une source constante d’anxiété pour la classe ouvrière.

Lorsque le mouvement de protestation des Gilets jaunes a éclaté en réponse aux prétendues politiques environnementales, ils ont déclaré que les politiciens s’inquiétaient de la fin du monde, alors qu’eux essayaient simplement d’arriver à la fin du mois. Cela montre que de nombreuses politiques libérales en matière de climat présentent les questions environnementales comme des crises abstraites et existentielles pour la planète, sans pour autant tenir compte des luttes que mènent les travailleurs pour arriver à la fin du mois. Pourtant, ce combat est éminemment écologique dans la mesure où la classe ouvrière tente de vivre et de satisfaire ses besoins fondamentaux. Pour convaincre les travailleurs que la lutte contre le changement climatique est aussi dans leur intérêt et les rallier à un programme climatique, nous devons nous attaquer à l’insécurité qui découle de la lutte pour la survie par le biais du marché. Nous devons leur proposer un programme climatique qui leur apporte un peu plus d’assurance que leurs besoins fondamentaux seront satisfaits.

La femme ne constitue pas une classe en tant que telle, un monde sépare la femme de la bourgeoisie et celle des classes populaires.

Ces besoins ne sont d’ailleurs pas sans rapport avec la crise climatique. Si nous examinons les secteurs que nous devons décarboner de manière radicale, il s’agit notamment de l’énergie. Des choses dont les gens ont besoin tous les jours, mais qu’ils ont du mal à s’offrir : le logement, les transports, l’alimentation et l’agriculture. Ce sont ces secteurs que nous devons transformer radicalement. Malheureusement, de nombreux décideurs politiques affirment : oui, nous allons restructurer ces secteurs, mais nous allons le faire de manière à ce que les externalités des marchés soient internalisées et qu’elles coûtent donc encore plus cher. Bien sûr, les travailleurs réagissent négativement à cela. En comprenant mieux les intérêts de la classe ouvrière sous le capitalisme, nous voyons clairement comment nous pouvons lier ces intérêts à un programme climatique populaire et attrayant. Elle devrait être basée sur la démarchandisation [ndlr : c’est-à-dire, affranchir les personnes de leur dépendance au marché en découplant les services de base (logement, énergie, transports publics, etc.) des mécanismes de marché et en les intégrant dans le domaine public] et viser à améliorer les conditions de vie de la classe travailleuse.

Wim Debucquoy Quelle est votre analyse du mouvement pour le climat tel qu’il se présente aujourd’hui ?

Matt T. Huber – Les personnes qui se trouvent à la tête du mouvement pour le climat sont issues de ce que j’appelle la « classe professionnelle et managériale » ou CPM, une strate professionnelle au sein de la classe travailleuse si l’on peut dire. En général, la politique climatique est pour eux une question de science et de connaissance. Sur le plan matériel, la CPM recherche le confort et la sécurité propres à la classe moyenne. Et comme cette sécurité de la classe moyenne s’accompagne souvent de niveaux de consommation relativement élevés, le problème climatique pour la CPM se rapporte à sa propre consommation.

Les personnes appartenant à ladite CPM se sentent coupables de leur complicité dans l’économie de consommation. Leur politique climatique prend donc trois formes. Le premier groupe est composé de ce que l’on pourrait appeler des éducateurs scientifiques, à savoir les climatologues eux-mêmes, les journalistes qui couvrent la science du climat et les activistes politiques qui diffusent la vérité scientifique. Et comme je l’ai expliqué précédemment, leur politique est axée sur la croyance et la connaissance, sur l’écoute de la science et sur la lutte contre le négationnisme climatique. Le deuxième groupe est formé par ce que je nomme les technocrates politiques : il s’agit principalement d’experts en économie ou en études politiques qui travaillent dans des universités ou au sein de groupes de réflexion. Ceux-ci sont apparus au cours de la période néolibérale, alors que tout le monde affirmait qu’il fallait se débarrasser de la réglementation et de la redistribution de l’État et adopter des politiques environnementales axées sur le marché. Ils soutiennent qu’il est possible de « déjouer » la crise climatique en adoptant certaines politiques telles que la taxe sur le carbone. Pour eux aussi, la lutte pour le climat est une lutte pour la connaissance plutôt qu’une lutte de pouvoir avec la classe possédante qui profite de la crise climatique. Par ailleurs, en déployant des mécanismes de marché pour résoudre la crise climatique, ils en reportent le coût sur la classe ouvrière.

Wim Debucquoy La taxe carbone en est un exemple typique.

Matt T. Huber – Exactement. À cela, je réponds : nous ne devrions pas taxer les molécules, mais les riches. L’idée de taxer une molécule particulière occulte le fait que la lutte contre le changement climatique est une lutte des classes et que nous devons taxer les riches pour réaliser le programme de décarbonisation dans l’intérêt de tous. Le problème est également que nous utilisons tous du carbone. Si vous réclamez ensuite une taxe sur le carbone, la droite et ceux qui ne veulent pas que nous fassions quoi que ce soit pour lutter contre le changement climatique auront tôt fait de prétendre qu’il s’agira d’une taxe sur votre vie. Et une taxe sur le carbone entraîne des coûts plus élevés pour la classe ouvrière. De plus, c’est un cadeau pour la droite qui peut alors dire que la politique environnementale est une affaire d’élites de gauche qui veulent rendre la vie plus chère. De nombreux technocrates répondent même à cela par : « Oui, c’est exactement ce que nous essayons de faire. » Il est également frappant de constater que c’est souvent la droite qui s’organise autour d’une politique de classe dans la lutte pour le climat. C’est surtout la droite qui insiste sur les conséquences économiques de la politique climatique. Ils n’ont de cesse de parler des emplois perdus et de la hausse du coût de la vie pour les familles. Et ce faisant, ils contribuent à alimenter une réaction populiste à l’encontre de la politique climatique.

Wim Debucquoy Comment gérer la contradiction entre l’emploi et l’environnement ?

Matt T. Huber – Tout d’abord, nous devons insister sur le fait que le changement climatique est une question d’emploi. Pour moi, il est évident qu’un programme de décarbonisation digne de ce nom exige la création d’un très grand nombre d’emplois, en particulier dans le secteur industriel. Pour poser des lignes de transmission, construire de nouveaux systèmes de transport en commun, rénover l’habitat… Il faut beaucoup d’électriciens, de soudeurs, de tuyauteurs, de travailleurs de la construction. Une deuxième question importante se pose : ces emplois seront-ils créés dans des lieux de travail syndiqués ? Aux États-Unis, nous allons produire beaucoup de voitures électriques, mais il n’est pas encore certain que cela soit favorable aux syndicats. Ainsi, le syndicat United Auto Workers ne soutiendra pas Joe Biden lors des prochaines élections présidentielles tant qu’il n’aura pas précisé que toute expansion de la production de voitures électriques se fera dans des usines dotées d’une représentation syndicale. En effet, les constructeurs automobiles exploitent aujourd’hui la production de voitures électriques pour briser les syndicats et créer de nouvelles usines sans syndicats.

Le mouvement pour le climat pense rarement au pouvoir et à la stratégie, à la construction d’un contre-pouvoir face à la classe dominante.

Un troisième groupe au sein du mouvement pour le climat est celui que l’on appelle les « radicaux anti-système ». Ceux-ci sont favorables à un changement de système, mais au lieu de transformer le système industriel et de le placer sous contrôle démocratique, ils veulent le démanteler complètement. Vous opposez à cela une citation de Jodi Dean : « Goldman Sachs se fiche de savoir si vous élevez des poulets. »

Ces radicaux se concentrent dans les milieux universitaires, les ONG ou les cercles militants plus radicaux. Parce qu’ils travaillent dans l’économie de la connaissance, ils n’ont aucun lien physique avec les systèmes de production industrielle qui sous-tendent nos vies et la reproduction sociale dans une société capitaliste. Deux choses sont importantes pour eux. Ils veulent réduire la consommation et concentrent une grande partie de leurs critiques sur la surconsommation et le consumérisme. Il y a une part de vérité dans cette affirmation – la société de consommation étasunienne présente des aspects délétères que je ne préconiserais d’aucune façon dans le cadre d’une société socialiste. Cependant, les radicaux continuent à se concentrer sur la consommation.

D’autre part, la crise écologique et climatique les ayant radicalisés à ce point, ils ne demandent qu’à démolir et à détruire complètement le système industriel, qui pour moi – pour citer Friedrich Engels – est une utopie. Une approche socialiste scientifique part du constat que nous vivons dans un système industriel. La question qui se pose est la suivante : comment pouvons-nous réellement prendre le contrôle de ce système et le changer, au lieu de le détruire et de créer des enclaves locales à petite échelle où nous reconstruisons la société à partir de zéro ?

La vision anarchiste selon laquelle nous pouvons simplement créer des communes agricoles et alimentaires locales peut s’avérer très excitante pour les participants, mais elle ne résoudra pas la crise climatique. Nous vivons dans une société capitaliste globale et intégrée qui mène la planète à sa perte. Et nous avons, dès lors, besoin de solutions globales. C’est là le sens qu’il faut donner à la citation de Jodi Dean. Peu importe que vous montiez votre petite coopérative alimentaire locale, mais la banque d’investissement, Goldman Sachs va continuer à organiser l’économie mondiale dans son propre intérêt. Cela signifie que le monde est toujours en feu et qu’il se dirige toujours vers une destruction totale. Nous devons donc réfléchir à une approche beaucoup plus large si nous tenons à contrer ce pouvoir.

Un autre problème avec les radicaux anti-système est qu’ils ne parlent souvent qu’entre eux. Permettez-moi de vous donner un exemple. J’étais récemment au Danemark pour les élections, qui se sont d’ailleurs très mal terminées pour la gauche. J’ai lu dans un rapport que de nombreux travailleurs de la célèbre industrie éolienne danoise sont passés aux partis de droite. J’ai parlé à de nombreux militants locaux partisans de la justice climatique. Ils sont très engagés et ont longuement évoqué l’importance de la solidarité avec les pays du Sud et avec les luttes des peuples autochtones à travers le monde, pourtant ils semblaient ignorer que cette même situation était également présente dans leur propre pays. Leur conception de la justice climatique est très moralisatrice. Ils n’ont pas de lien avec les travailleurs industriels et ne comprennent pas à quoi ressemblerait un programme de décarbonisation qui tiendrait compte de leurs intérêts et de leur point de vue. La décroissance en est un bon exemple. Les partisans de la décroissance affirment que l’idée devient de plus en plus populaire, mais si l’on regarde de plus près qui sont les partisans de la décroissance, on constate qu’il s’agit presque exclusivement d’un mouvement d’universitaires. Pour moi, ce n’est pas ainsi que l’on construit une large coalition de travailleurs qui réfléchissent à la manière d’organiser la solidarité au-delà des nombreuses différences au sein de la classe travailleuse. Comment pouvons-nous forger une coalition plus large ?

Wim Debucquoy L’une des critiques intéressantes de la décroissance dans votre livre est que la décroissance se focalise sur l’idéologie de la croissance, toutefois sans se livrer à une analyse de classe. Et que pour le capitalisme dans son ensemble, l’économie ne devrait pas nécessairement croître, tant que le capital croît.

Matt T. Huber – Depuis que j’ai écrit ce livre, j’ai réfléchi davantage à ce sujet et j’ai constaté que le capitalisme n’est pas vraiment doué pour la croissance, même au cours des dernières décennies. Jack Copley a rédigé un excellent article sur la décarbonisation de la récession et sur la lutte contre la crise climatique dans une ère de stagnation. Il est clair que le capital n’est pas vraiment intéressé par l’investissement dans l’expansion matérielle ou la production. Elle cherche à maximiser les profits en pillant le secteur public et en recourant à la financiarisation. Et oui, comme d’autres le diront, le produit national brut (PNB) est une sorte d’invention statistique qui ne mesure pas le bien-être d’une société. Il s’agit d’une mesure indirecte de la croissance du capital privé. Le PNB occulte, cependant, également le fait que nous vivons dans une société capitaliste divisée et très inégale. Cet indicateur occulte les divisions de classe au sein de notre société et ce qui compte vraiment dans la vie des gens en matière de bien-être matériel. Or, en réaction à cette idéologie du PNB (« growthism »), la décroisssance se borne à la combattre et à l’inverser, plutôt que de procéder à une analyse de classe. En revanche, si l’on pousse la discussion avec les partisans de la décroissance, on se rend vite compte que ce qu’ils veulent, c’est permettre à de nombreux secteurs de l’économie de croître et de ne démanteler que les secteurs les moins performants. Une majorité d’entre eux s’accorde sur le fait que nous avons besoin de la lutte des classes pour y parvenir. Mais malheureusement, si vous organisez tout votre programme autour d’un terme comme la décroissance, vous risquez d’être accusé de promouvoir une politique d’austérité, même si vous rejetez cette caractérisation.

Wim Debucquoy Dans son livre How to blow up a pipeline, le chercheur et activiste Andreas Malm préconise une tactique différente. Il privilégie les actions massives de désobéissance civile, une tactique que l’on retrouve également au sein du mouvement pour le climat en Belgique actuellement.

Matt T. Huber – Dans son livre, Malm se montre assez critique à l’égard de l’accent mis sur la désobéissance civile, en particulier dans des mouvements comme Extinction Rebellion et Just Stop Oil. Dans toute la stratégie qu’ils ont développée, ils se méprennent sur la manière dont la désobéissance civile conduit au changement social. Ils interprètent de façon erronée le rôle de personnalités telles que Martin Luther King et Gandhi. Dans son livre, Malm montre de manière convaincante que la plupart des mouvements qui ont connu le succès dans le passé, des suffragettes au mouvement anti-apartheid en passant par le mouvement des droits civiques, comportaient une frange radicale. Cette frange radicale a détruit des biens pour nourrir la lutte et inciter des millions de personnes à rejoindre le mouvement de masse. Si la plupart des mouvements qui ont réussi comportaient une telle composante radicale, le mouvement dans son ensemble n’a jamais été caractérisé par une telle radicalité. Malm insiste clairement sur le fait que la frange radicale ne représentera jamais qu’une partie du mouvement de masse. Toutefois, à nul moment dans son ouvrage nous prescrit-il la manière dont doit se construire le mouvement de masse lui-même.

Un véritable programme de décarbonisation nécessite un grand nombre d’emplois, en particulier dans l’industrie.

Dans son livre, Malm montre très clairement que cela fait des décennies que les militants environnementaux aux États-Unis se livrent à des destructions radicales de biens. Nous les appelons l’Earth Liberation Front (Front de libération de la Terre) et le mouvement « Earth First » (La Terre d’abord). Les initiatives de ce genre n’ont toutefois abouti à rien. Ces militants ont d’ailleurs été constamment surveillés et mis hors d’état de nuire par l’État sécuritaire, qui les a arrêtés et étiquetés comme éco-terroristes. Ces groupes n’ont pas réussi à s’intégrer au sein d’un mouvement de masse plus large, capable d’atteindre les objectifs pour lesquels ils luttaient. Malm cite à titre d’exemple les dégonfleurs de pneus (un groupe international d’action climatique qui dégonfle les pneus des SUV parce qu’ils ont un impact encore plus important sur la crise climatique que les autres voitures N.D.L.R.). Mais je ne vois nulle part cette action inspirer des millions de personnes à rejoindre le mouvement pour le climat.

Wim Debucquoy Vous préconisez une stratégie s’appuyant sur la classe travailleuse et la construction d’un contre-pouvoir sur le lieu de travail à partir de la base.

Matt T. Huber – Pour moi, le principal défi est le suivant : comment construire ce mouvement de masse ? Dans l’histoire du capitalisme, les mouvements de masse couronnés de succès ont été largement menés par les organisations de la classe ouvrière. Par exemple, le mouvement des droits civiques aux États-Unis a été mené par des personnes comme Philip Randolph, un dirigeant syndical, et Bayard Rustin, un socialiste qui a tenté de créer un mouvement socialiste aux États-Unis. Ils ont organisé une marche sur Washington pour la justice raciale, mais aussi pour l’emploi et la liberté. Nous avons une longue histoire qui montre que la classe ouvrière a la capacité de construire un mouvement de masse, si elle s’organise, si elle construit une conscience de classe à grande échelle. La prise de conscience que nous partageons tous des intérêts matériels et que nous avons un ennemi commun, la classe capitaliste.

Wim Debucquoy Comment transformer le mouvement pour le climat en un mouvement de masse ?

Matt T. Huber – Il n’y a pas vraiment d’alternative à la reconstruction des organisations de masse de la classe ouvrière, telles que, par exemple, les syndicats et les partis organisés ancrés dans les quartiers populaires qui apportent des changements matériels réels dans la vie quotidienne des travailleurs. Nous devons les convaincre qu’en adhérant au syndicat ou au parti, ils peuvent obtenir des avantages matériels concrets grâce à l’organisation et à l’utilisation de leur pouvoir collectif. On ne peut échapper à ce type de travail d’organisation.

En construisant une politique unie de la classe travailleuse et un contre-pouvoir capable de contrer le capital, nous pouvons lutter pour l’investissement et revendiquer le surplus social, prôner des politiques de redistribution à grande échelle et donc lutter pour l’investissement public dans de nombreux domaines, non seulement pour le climat, mais aussi pour la garde d’enfants, une meilleure éducation ou de meilleurs soins de santé. La seule façon de rallier les travailleurs à la cause du climat est de les convaincre que le changement climatique ne signifie pas que leur vie deviendra plus chère. Il s’agit de construire une société nouvelle, de nouvelles infrastructures, de nouveaux emplois où les gens puissent accomplir un travail utile. Il s’agit de renforcer le mouvement syndical.

« Les métiers du lien sont incompatibles avec la pression à l’immédiateté » – Entretien avec Vincent Jarousseau

Vincent Jarousseau est l’auteur de l’ouvrage Les femmes du lien, un roman-photo documentaire consacré aux travailleuses du soin : Valérie, technicienne d’intervention sociale et familiale (TISF), Marie-Basile, aide à domicile ou encore Marie-Claude, aide-soignante. Ces métiers, que la crise sanitaire a permis de rendre plus visibles, restent cependant mal connus, souvent dévalorisés et trop peu soutenus par les responsables politiques. Pourtant, comme le montre Vincent Jarousseau, ces femmes du lien sont au coeur des enjeux sociaux, sanitaires et écologiques auxquels nos sociétés contemporaines sont confrontées. Un livre hommage, qui retrace plusieurs récits de vie et nous invite à actualiser nos imaginaires collectifs.

Le Vent Se Lève – Selon vous, la crise sanitaire a dévoilé l’émergence d’une nouvelle classe ouvrière. Comment la définiriez-vous ?

Vincent Jarousseau – Pendant le premier confinement, c’est-à-dire au tout début de la crise sanitaire, environ 35% des salariés ont continué de travailler. Parmi ces travailleurs essentiels, une grande partie appartenait à la classe dite « servicielle », masculine et féminine. Je désigne par là le backoffice de la société, qui assurait les tâches indispensables pendant que nous étions confinés : les métiers du soin, de la santé et du médico-social au sens large, le secteur du ménage, de la grande distribution, du tri, du transport et enfin, toute la « petite fonction publique » (les policiers, les pompiers, les agents EDF). Toutes ces personnes assurent le fonctionnement courant de la société. La crise sanitaire, mais également, plus tôt, le mouvement des gilet jaunes, ont permis de rendre visible cette nouvelle classe ouvrière. Cela fait dix ans que j’effectue un travail de documentation sur les classes populaires et je remarque qu’il y a une surreprésentation de ces métiers essentiels dans ces milieux.

Dans les milieux ruraux, les femmes du lien ont une véritable centralité sociale. Ce sont elles qui tiennent les campagnes, et d’une certaine manière, se substituent à des services publics très affaiblis.

Quand j’ai réfléchi à ce projet, il était important pour moi de définir les zones géographiques et les professions à étudier, de me fixer des contraintes. Si j’avais travaillé sur une seule zone, je n’aurais pas pu représenter de façon large ces professions. Par exemple, en milieu rural – dans des territoires enclavés où restent, la plupart du temps, les personnes qui n’ont pas fait d’études supérieures – les professions du lien sont occupées par les « femmes du coin ». Ce sont des femmes très ancrées dans leur territoire, à la fois par la profession qu’elles exercent mais aussi par le rôle social qu’elles jouent auprès de leur famille et de l’ensemble des habitants. On comprend dans le récit de certaines de ces femmes, qu’elle ont également un rôle d’aidant auprès de leurs parents. Les hommes, au contraire, sont souvent amenés à travailler plus loin, dans les métiers de la route, dans le petit BTP. Contrairement aux femmes, ils ne sont pas présents en permanence dans le territoire. Dans les milieux ruraux, les femmes du lien ont une véritable centralité sociale. Ce sont elles qui tiennent les campagnes, et d’une certaine manière, se substituent à des services publics très affaiblis.

En milieu urbain, les femmes du lien sont invisibles. Elles passent un peu comme des ombres et se fondent dans la masse.

À l’inverse, si l’on prend la région parisienne ou les grandes métropoles françaises, plus de la moitié des salariés dans les professions du lien sont nés à l’étranger, principalement en Afrique et en Amérique du Sud. En milieu urbain, les femmes du lien sont invisibles. Elles passent un peu comme des ombres et se fondent dans la masse. On les voit dans les transports en commun sans finalement les connaître, comme Marie-Basile, qui est mère célibataire et qui passe plusieurs heures par jour dans le métro pour se rendre sur son – ou plutôt ses – lieux de travail. C’était très important pour moi de la suivre et de montrer ces longs trajets quotidiens.

LVSL – En quoi cette « nouvelle classe ouvrière » se différencie-t-elle de la classe ouvrière telle que nous la définissions au siècle dernier ?

V. J. – Je dirais que la grande différence se situe dans le rapport au collectif. Tous ces métiers du lien que j’ai voulu montrer dans mon livre (auxiliaires de vie, assistantes familiales, assistantes maternelles ou encore aides soignantes) sont des métiers qui s’exercent de façon très solitaire. Le travail d’une AES (accompagnante éducative et sociale) en Ehpad consiste à aller de chambre en chambre, de pénétrer dans l’espace privé des personnes âgées, avec toutes les précautions que cela implique. La plupart du temps, ces déplacements se font seul, car il n’y a pas assez de personnel pour exécuter ces tâches à deux. La charge de travail est telle que l’on n’a pas le temps de se disperser.

C’est également un secteur très morcelé. Une aide à domicile sur deux en France travaille à son propre compte et est payée avec des CESU (chèques emploi-service). Les autres sont employées soit dans des associations à but non-lucratif, soit dans des entreprises privées à but lucratif. Dans ces deux cas, elles dépendent des départements – et non de l’État -, ce qui explique le morcellement du secteur. Il est donc très compliqué pour les aides à domicile de se mettre en grève, car leur travail ne les amène pas à se rencontrer. Comme me l’expliquaient les femmes grévistes d’une filiale du groupe d’Orpea à Caen, la première barrière au regroupement et à la lutte collective, c’est qu’elles ne se connaissent pas entre elles. La situation est similaire dans l’ensemble des métiers médico-sociaux.

Les médecins doivent prioriser les patients selon leur degré de dépendance. Ils en sont réduits à faire du tri entre bénéficiaires, comme aux urgences.

LVSL – Toutes les femmes que vous suivez au cours de votre reportage évoquent, au sujet de la crise sanitaire, à la fois les difficultés inédites – et parfois durables – qu’elles ont dû supporter et le coup de projecteur que cette crise a permis de mettre sur ces métiers essentiels. Diriez-vous que votre ouvrage s’inscrit dans un moment de prise de conscience de l’importance de ces métiers et du rôle de ces femmes dans notre société ?

V. J. – C’est vrai qu’il y a des débuts de mises en récit sur ces questions. Je pense notamment à un nouveau film, Les femmes du square, qui traite des nounous à domicile. Néanmoins, sur le fond, tout reste à faire. Il y a eu quelques très timides avancées sur les rémunérations, qui ont été absorbées par l’inflation, mais aujourd’hui, que ce soit dans les Ehpads, les services d’aide à domicile, de la protection de l’enfance ou de prise en charge des enfants handicapés, le contexte de pénurie de personnels est très inquiétant. Des directeurs de structures sont contraints de refuser des demandes de prise en charge. Les médecins doivent prioriser les patients selon leur degré de dépendance [à leur entrée à l’hôpital, les patients sont classés sur une grille composée de six niveaux graduels de dépendance, NDLR]. Ils en sont réduits à faire du tri entre bénéficiaires, comme aux urgences.

Une telle situation est due à des démissions de masse et au manque d’attractivité de ces métiers. Le salaire moyen d’une aide à domicile est de 950 euros par mois. En moyenne, elle doit attendre quinze ans pour atteindre le SMIC mensuel. Pourquoi ? Parce que ce sont des métiers avec un système de comptabilisation des heures très archaïque : on est payé à la tâche. Heureusement, ce n’est pas le cas pour tous les métiers. Une aide-soignante à l’hôpital, par exemple, bénéficie d’un cadre beaucoup plus normalisé, même si les salaires restent très modestes.

Se pose aussi la question du sens dans ces métiers. Le manque de moyens et d’effectifs pour s’occuper d’autant de monde rend ces missions de plus en plus compliquées, avec une énorme contrainte de temps. Les personnes concernées sont pressurisées par une politique du chiffre en contradiction avec leur éthique professionnelle et leur aspiration à bien faire leur travail. Alors que ce sont des métiers où l’évaluation n’existe pas, dans lesquels l’humain est central. Ce qui ressort de cette analyse, c’est que la pression à l’immédiateté n’est pas compatible avec ces professions.

LVSL – En quoi le format que vous avez privilégié, à savoir un mélange entre la bande-dessinée et le documentaire photo, permet-il de rendre compte de cette dualité entre le manque de reconnaissance et de sens, et le caractère essentiel de ces femmes et de ces métiers ?

V. J. – J’utilise ce format dans l’ensemble de mes livres depuis L’illusion nationale. Je souhaite avant tout mettre en avant les personnes que je suis. L’essentiel des textes que l’on peut y lire sont des retranscriptions d’enregistrements. Quant à moi, je ne parle pas ou peu.

Il y a donc un double processus de lecture du livre. Un processus visuel d’abord, puisque la photographie permet d’observer la posture, les gestes, les regards mais aussi l’environnement de mes personnages. Un processus centré sur la parole ensuite. Cela permet une forme d’immersion. Quand on lit le livre, on découvre des mondes que l’on croyait peut-être connaître mais que l’on connaissait peu. C’est un peu comme un film documentaire, mais en format papier.

C’est la nature sociologique et politique de mon travail qui m’a conduit à combiner prises de vues et paroles transcrites au sein de phylactères. Cette forme me permet d’emmener le lecteur au plus près des personnages. Les planches composées de photographies et de mots donnent un accès immédiat aux paroles et aux personnes qui les profèrent – à l’image de ce que peut faire le cinéma. Le roman-photo place le lecteur dans une relation de proximité avec les personnes qui y sont représentées par la photographie.

Mes livres s’inscrivent dans une démarche de documentation du réel à travers le mélange de la création artistique et de la recherche en sciences humaines et sociales. Je m’inspire aussi bien des méthodes du journalisme d’investigation que de la sociologie ou de l’anthropologie, et mes enquêtes s’étalent sur plus de deux années à chaque fois. Le temps long et la confiance sont indispensables pour se familiariser avec les personnes que l’on étudie et s’immerger dans leur environnement. Il faut s’imprégner de leur mode de vie pour les comprendre et les appréhender dans leur complexité.

Les femmes du lien, dessin réalisé par Thierry Chavant

LVSL – Ce travail s’inscrit dans une série d’ouvrages à travers lesquels vous tentez de « créer de nouveaux imaginaires ». Selon vous, quelle peut être la place du portrait et du récit à l’échelle individuelle dans la construction d’un imaginaire collectif, qu’il soit social et/ou politique ?

V. J. – Pour parler des femmes du lien et pour avancer sur ces questions, il me semblait essentiel d’inventer un nouvel imaginaire, semblable à l’imaginaire extrêmement puissant de ce qu’était le monde ouvrier et l’industrie au XXe siècle. Cet imaginaire a été porté par les syndicats, le Parti communiste de l’époque, mais aussi par la culture, notamment le cinéma ou la publicité. D’ailleurs, qu’aujourd’hui encore, les syndicats restent parfois accrochés à cet imaginaire alors qu’il y en a un nouveau.

C’est pour cela, selon moi, qu’il est très important de lier ces nouveaux récits à des récits de vie. Je pense que pour un lecteur, il est primordial de partager les expériences de mes personnages parce que quand on lit leur récit, on s’aperçoit qu’il s’inscrit dans une certaine durée. En effet, le récit de chacune de ces femmes est introduit par une bande-dessinée qui retrace son histoire, depuis son enfance. On peut ainsi percevoir des choses que l’on comprendrait différemment dans un récit théorique. Mon livre à lui seul ne suffira évidemment pas à construire ce nouvel imaginaire, mais peut-être inspirera-t-il d’autres projets. Je pense qu’il est primordial de mener la bataille culturelle par ce biais.

Retracer le récit de ces femmes dans le temps donne permet de comprendre l’évolution de ces métiers, et toutes les difficultés auxquelles ces travailleuses sont confrontées au quotidien.

LVSL – Le député de la Somme, François Ruffin, à l’origine d’une mission d’enquête parlementaire sur les métiers du lien et du documentaire Debout les femmes avec Gilles Perret, apparaît dans votre livre aux côtés de Marie-Basile, une aide à domicile de 53 ans. Il y dit notamment que « ce combat est évidemment féministe. Si ces métiers n’étaient pas occupés essentiellement par des femmes, ils seraient traités d’une autre manière dans la société ». Partagez-vous ce constat ?

V. J. – Oui, tout comme je pense que ce livre est évidemment féministe. Les métiers dont on parle sont des métiers occupés à 90% par des femmes. On peut même monter à 97% si l’on se concentre sur les aides à domicile. Parmi toutes les professions abordées, celle d’éducateur spécialisé est la plus masculine. Pourtant, 65% des éducateurs spécialisés aujourd’hui sont des femmes, tout comme 80 à 90% des élèves en école d’éducateurs. La proportion était complètement inverse il y a trente ans, à l’époque où un éducateur gagnait environ deux fois le SMIC. Aujourd’hui, à formation et missions équivalentes, un éducateur spécialisé touche 1,1 SMIC. D’ailleurs, on constate ce même mouvement de féminisation et de précarisation dans beaucoup de professions.

La forte dynamique de professionnalisation des femmes ces cinquante dernières années a contribué à extraire une partie des tâches domestiques du foyer, à en faire de vrais métiers. Maintenant, il s’agit de faire en sorte que ces métiers soient rémunérés à leur juste valeur.

Certaines professions étaient autrefois valorisées et se sont dégradées en même temps qu’elles se sont féminisées. Je pense par exemple aux métiers de l’enseignement. D’autres ont toujours été féminines et n’ont jamais été reconnues à juste titre comme de « vrais » métiers. Si l’on remonte aux années 1950-1960, de nombreuses tâches liées aux soins étaient assurées bénévolement par des femmes. La forte dynamique de professionnalisation des femmes ces cinquante dernières années a contribué à extraire une partie des tâches domestiques du foyer, à en faire de vrais métiers. Maintenant, il s’agit de faire en sorte que ces métiers soient rémunérés à leur juste valeur.

Mon travail est donc éminemment féministe car il renvoie à ce qui a été et à ce qu’est encore aujourd’hui la condition de nombreuses femmes. Il y a toujours un risque de retour en arrière. On célèbre aujourd’hui beaucoup le rôle des aidants, ce qui est très bien, mais il y a aussi beaucoup d’aidants qui décrochent car ils se retrouvent en grande difficulté. Il faut faire très attention au phénomène de substitution. Si je prends le programme économique de Marine Le Pen aux dernières élections présidentielles, l’idée du « salaire maternel » sous-tend un vrai risque de retour en arrière : derrière cette proposition, il y a l’idée de restreindre les femmes à des activités domestiques auxquelles elles étaient traditionnellement assignées, comme s’occuper des enfants, éventuellement handicapés, et des parents.

Les femmes du lien © Vincent Jarousseau

LVSL – Votre ouvrage montre que les métiers du lien nécessitent une certaine intelligence affective et sociale, des compétences techniques et impliquent de grandes responsabilités vis-à-vis des personnes dont ces travailleuses ont la charge. Les difficultés de ces professions aujourd’hui (manque de temps, d’effectif, de rémunération) sont-elles les mêmes que celles des professions médicales ?

V. J. – Oui, il y a de toute façon une logique commune. Néanmoins, il y a quelques petites différences. D’abord, il existe des collectifs de travail à l’hôpital. Ensuite, les métiers de la santé sont régis par la sécurité sociale. C’est le cas par exemple des aides soignantes à domicile, contrairement aux aides à domicile qui font exactement les mêmes tâches, avec le ménage en plus. Ces dernières dépendent de l’APA (Aide personnalisée à l’autonomie) et donc des départements.

Dans le projet de loi grand âge qui a été présenté et rejeté deux fois lors du précédent quinquennat, il y avait également le projet d’une cinquième branche de la sécurité sociale qui aurait permis de grandes avancées, je pense, dans la reconnaissance de ces métiers.

LVSL – Pourquoi, selon vous, s’agit-il plus que jamais de métiers d’avenir ?

V. J. – Il s’agit en effet, selon moi, de métiers d’avenir, mais pas uniquement par rapport au vieillissement de la population, argument qui revient systématiquement dans la bouche des investisseurs de la silver economy, avec les yeux qui brillent…

Au fond, ces femmes du lien prennent soin du vivant. Cette activité s’inscrit pleinement dans la bifurcation écologique dans laquelle nous devrions nous engager.

Je considère que les bouleversements écologiques auxquels nous faisons face nous amènent tout simplement à nous exposer beaucoup plus à des vulnérabilités multiples. Le Covid en a été une des premières manifestations et ce n’est qu’un début. À peu près deux millions de personnes en France on eu un Covid long avec des séquelles qu’il va falloir traiter.

Cet excès de vulnérabilité fait que de toute façon, nous aurons de plus en plus recours à ce type de métier. Au fond, ces femmes du lien, que font-elles ? Elles prennent soin du vivant. C’est une activité qui s’inscrit, de mon point de vue, pleinement dans la bifurcation écologique dans laquelle nous devrions nous engager. C’est une activité à haute valeur, selon des critères qui ne sont pas ceux du PIB, mais du progrès humain et civilisationnel. C’est ce que l’on appelle l’éthique du care. Tout le monde, femmes et hommes, devrait s’approprier le care. Il faut porter haut et fort le fait que nous sommes toutes et tous interdépendants les uns des autres.

Mouvement, parti et pouvoir populaire

Manifestation de soutien au gouvernement du Venezuela, 2017 © teleSUR

Il semble que les partis politiques n’aient jamais eu aussi mauvaise presse. Réputés temples de la corruption et du carriérisme, gangrenés par les querelles intestines, ils se voient progressivement substituer des formes d’organisation que l’on nomme volontiers « mouvements ». Autrefois largement cantonné à la droite, ce refus du parti se répand dangereusement à gauche, sous diverses formes parfois purement nominales mais souvent accompagnées de conséquences pratiques bien réelles et fondées sur des doctrines accordant une place démesurée au rôle politique des affects. A l’heure « d’Aufstehen ! » et de la France Insoumise, revenir sur le rôle de la raison en politique ainsi que sur la fonction historique des partis et sur les mécanismes de dépossession doit nous permettre d’insister sur l’importance fondamentale d’organisations structurées et démocratiques orientées vers la prise de pouvoir des classes populaires. Par Mathis Bernard.


Chacun a en tête des exemples fameux de partis ouvriers et populaires qui ont marqué l’histoire, au premier rang desquels l’énorme Parti Communiste Français, qui compta jusqu’à 700 000 membres revendiqués à la fin des années 70. Ces organisations massives et hiérarchisées ont fasciné les sociologues : quantités de travaux leur sont consacrés, et les premiers ouvrages de sociologie politique étaient dédiés à ces organisations entièrement nouvelles et jugées caractéristiques de la modernité politique. Certaines, comme le PCF, ont acquis une influence sociale telle que leur capacité à modeler les croyances et les comportements, à forger les individus, était comparable à celle de l’Église catholique. A titre d’exemple, certaines communes de la fameuse « ceinture rouge » parisienne ont connu, à quelques époques, des taux d’abstention inférieurs à ceux des quartiers bourgeois, traduisant un rôle d’intégration politique capable de renverser jusqu’aux tendances statistiques les plus lourdes. De même, la SFIO (l’ancêtre du PS) et surtout le PCF ont été en mesure de propulser une masse considérable d’ouvriers et d’employés jusqu’aux plus hautes instances législatives, atteignant un pic de représentation populaire à l’Assemblée nationale en 1946 avec une centaine de députés. Depuis lors, cette proportion a constamment diminué jusqu’à retrouver aujourd’hui un niveau comparable à celui des premiers années de la République.

Défile du 1er Mai 1937 à Paris (Source : Mémoires d’Humanité/Archives départementales de la Seine-Saint-Denis)

Toutefois, il ne s’agit pas de s’attacher à un mot: le parti de masse moderne est avant tout, en ce qui nous concerne, un principe de structuration démocratique et, pourrait-on dire, un ensemble de liens sociaux (ou de “sociation”, aurait dit Max Weber) fédérés dans l’objectif de la réalisation d’intérêts et d’objectifs idéologiques à travers la prise du pouvoir. Dès lors, peu importe, même si cela constitue un critère de définition habituel, qu’un parti participe ou non à des élections: un tel critère est tout à fait dispensable dans la mesure où il ne rend pas compte de la diversité historique des organisations partisanes.

Des organisations politiques telles que la Fédération Anarchiste Ibérique (FAI), qui comptait environ 150 000 membres en 1937, ont joué un rôle comparable d’éducation politique de masse, d’identification et d’action collective démocratique, et ne se présentèrent à un scrutin électoral que dans les circonstances exceptionnelles de la guerre civile espagnole. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner de la photographie qui a été choisie pour illustrer cet article: la Fédération des Jeunesses Libertaires, qui se rattachera au Mouvement libertaire de la Confédération nationale du travail (CNT) et de la FAI en 1937, constitue bien la jeunesse d’un “parti” au sens large du terme. Si la CNT ne recrute, comme tous les syndicats ouvriers, que sur des bases de classe, et non en se fondant sur une pure adhésion idéologique, sa fusion avec la FAI et son rapport concret à l’exercice du pouvoir font que l’on ne saurait affirmer nettement qu’il s’agit seulement d’une “confédération syndicale” ou d’un “parti”: nous sommes manifestement face à un cas-limite. La forme du congrès symbolise le principe d’unification démocratique: regroupant des délégués venant de toutes les branches de l’organisation, il permet de dégager une ligne politique stable servant de base aux éventuelles instances exécutives. Nous reviendrons plus tard sur ces questions de fonctionnement interne, qui sont au cœur de la distinction entre organisation partisane et mouvement politique, mais au total, qu’il s’agisse du PCF ou du Mouvement libertaire, ces organisations ont eu pour point commun de participer à une socialisation des masses populaires à la politique moderne, c’est à dire une politique aux enjeux nationaux voire internationaux, donc médiatisée, marquée par les questions idéologiques et les clivages de classes.

A contrario, de nombreux partis conservateurs ont longtemps été de lâches regroupements d’élus notables qui, jouant auparavant sur leur prestige personnel pour obtenir des postes électifs, en furent réduits à se coaliser pour faire face à la puissante mutualisation des moyens politiques et économiques que constituaient les partis républicains et socialistes. Ils n’ont pas joué un rôle de développement d’un pouvoir populaire et d’éducation politique mais bien un rôle essentiellement paternaliste et électoraliste.

On ne saurait que trop souligner à quel point le parti politique sur le modèle socialiste fut la forme par excellence d’une politisation de haut niveau des masses ouvrières. Jouant certes un rôle secondaire par rapport à l’immense porte d’entrée vers l’action politique que représentaient les syndicats ouvriers, ceux-ci ont souvent constitué une école et une voie d’accès aux partis politiques. Les partis politiques modernes ont aussi permis de réduire considérablement le rapport notabiliaire à l’exercice du pouvoir : officiers, propriétaires terriens et rentiers ont vu leur nombre diminuer au sein des institutions représentatives à mesure que s’enracinait le suffrage universel, qui imposa la présence de nouvelles élites politiques, davantage issues de la petite bourgeoisie intellectuelle voire de la classe ouvrière, capables d’opposer programmes et doctrines aux relations clientélistes. Et s’il s’agit de tirer toutes les leçons des échecs historiques des organisations social-démocrates, communistes et libertaires, reste à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, en abandonnant le principe d’une structuration formelle capable de poser les bases du pouvoir populaire, ce qu’une organisation déstructurée et peu autonome n’est pas en mesure d’accomplir.

Le mouvementisme : une forme de régression démocratique justifiée par une régression scientifique

En France, la forme mouvementiste de l’organisation politique est essentiellement incarnée par la France Insoumise. Dans son état actuel, celle-ci est manifestement dirigée par les anciens cadres du Parti de Gauche et de quelques autres formations de moindre importance, auxquels se sont greffés plusieurs figures qui se sont d’abord distinguées hors du champ politique, à l’instar du journaliste François Ruffin. Cela a amené, suite à une petite victoire électorale, à la constitution d’un groupe parlementaire relativement virulent, qui a su porter quelques problématiques nouvelles dans le débat parlementaire, ce dont on ne peut que se réjouir. Toutefois, son mode de fonctionnement rend structurellement impossible la constitution d’une organisation populaire jouant un rôle comparable à celui des partis de masse du XXème siècle.

Si on peut voir dans le mouvementisme contemporain une forme d’opportunisme jouant sur la méfiance populaire envers les partis politiques, il faut souligner qu’il peut être soutenu par les théorisations des principaux penseurs du populisme de gauche, au premier rang desquels Chantal Mouffe et Ernesto Laclau. Dans leur perspective postmoderne, inspirée par un remaniement de la philosophie du nazi Carl Schmitt, le “peuple” est essentiellement une construction du discours politique, une agrégation d’intérêts radicalement hétérogènes et a priori en conflits. Le leader, porte-parole et dirigeant, est alors celui qui opère la conversion en discours politique de ces intérêts hétérogènes via un ensemble de métaphores (le fameux « Le Pain et la Paix » de Lénine, souvent évoqué par Pablo Iglesias) plus ou moins douées de sens. Dès lors, difficile d’envisager qu’un peuple aussi métaphorique puisse exprimer une volonté cohérente et concrète susceptible d’être trahie par une direction politique insuffisamment contrôlée par sa base populaire.

Manifestation de soutien au gouvernement du Venezuela, 2017 (Source : teleSUR)

Chantal Mouffe déclare ainsi, dans un entretien à l’Obs:  « Je crois à la nécessité d’un leader. Il n’y a pas de démocratie sans représentation, car c’est elle qui permet la constitution d’un peuple politique. Il n’y a pas d’abord un peuple qui préexisterait, puis quelqu’un qui viendrait le représenter. C’est en se donnant des représentants qu’un peuple se construit. C’est autour du leader que se réalise le “nous” »

S’il ne s’agit pas de contester la nécessité pratique de la représentation dans des sociétés bourgeoises fortement centralisées qui nous imposent à minima une forme de porte-parolat, ce n’est pas ce que Mouffe défend ici. Force est de constater que sa déclaration exprime non une attitude pragmatique prenant acte de l’impossibilité concrète et contingente d’une forte horizontalité mais bien une justification de la représentation qui confine à la métaphysique et rejoint étonnamment les conceptions aristocratiques de la représentation: chez l’abbé Sieyès, acteur important de la Révolution française, la représentation vise précisément à constituer une volonté générale qui ne préexiste pas au sein de la société mais ne se constitue que par le biais des élus.

Dans cette perspective théorique, l’objectivité du social, la force prépondérante de certains principes de découpages de la société, et en particulier la classe sociale, n’ont pas leur place: la classe n’est jamais qu’un principe parmi d’autres, issu non pas d’un ensemble de facteurs déterminant les comportements sociaux, mais bien d’une opération d’unification par le discours opérant sur un terreau hétérogène. Devant toute considération d’ordre proprement sociologique, Chantal Mouffe va davantage mobiliser le concept « d’affect » comme principe explicatif de la vie sociale et de la mobilisation, n’hésitant pas à recourir aux concepts psychanalytiques douteux de « pulsion de vie » et de « pulsion de mort », voire aux théories pour le moins discutables d’un Jacques Lacan, en lieu et place des découpages fondés sur la matérialité des relations sociales et découverts par l’enquête scientifique. On ne saurait que trop voir le potentiel relativiste et nihiliste d’une telle position: en l’absence d’intérêts objectifs produits par la combinaison d’une humanité commune et d’une position sociale donnée, la définition éclairée et rationnelle du désirable politique est impossible.

Et si Mouffe n’est pas avare de critiques envers le “romantisme” (sic) des mouvements tels que Nuit Debout, dont elle fustige à raison le rêve naïf d’horizontalité parfaite et le refus du porte-parolat, sa théorie politique apparaît d’emblée compatible avec le fonctionnement de mouvements de type plébiscitaires tels que la France Insoumise. Car si l’on s’en tient à sa pensée, on ne voit pas en vertu de quel motif nous pourrions critiquer l’évidente absence de démocratie interne au sein de cette organisation, la dimension cooptative de la désignation de ses dirigeants et son caractère presque exclusivement électoraliste. Une fois la volonté populaire décrétée inexistante en elle-même, la raison mise au ban de la politique et les divisions objectives du monde social brouillées et noyées dans la toute-puissance du discours, ni la masse du peuple ni les adhérents d’une organisation politique ne peuvent revendiquer une parole et une action autonomes susceptible d’être opposées à l’action unificatrice du chef. L’usurpation du pouvoir par un dirigeant tyrannique est bien difficilement pensable.

Pour l’autonomie populaire : réinvestir et renouveler la forme du parti

Le militant socialiste, communiste ou anarchiste trouvera dans la sociologie scientifique des outils bien plus adaptés à une compréhension rationnelle des mécanismes sociaux et susceptibles d’être mobilisés pour défendre l’autonomie des classes populaires et leur éventuelle prise de pouvoir. La sociologie politique de Pierre Bourdieu, fondée sur une théorie du capital politique et militant, de ses modalités d’acquisition et de conservation, prend le contre-pied de l’analyse psychologiste de Chantal Mouffe, qui tient plus d’une psychanalyse des foules que de la sociologie scientifique. À rebours de cette tendance, qui affirme le matérialisme métaphysique pour mieux nier le matérialisme historique, Bourdieu établit à travers la théorie des champs une articulation du matériel et du symbolique en mesure de rendre compte de toute la diversité du social.

En effet, l’analyse de la dépossession des masses par les instances dirigeantes est au coeur de la théorie bourdieusienne des partis politiques. Examinant le fonctionnement interne des partis ouvriers historiques, et notamment le PCF, il montre de quelle façon ces énormes appareils structurés et hiérarchisés ont offert une dignité et une influence politique décisive aux masses populaires tout en sélectionnant, parmi les ouvriers ou parmi la petite bourgeoisie intellectuelle une élite dirigeante toujours susceptible d’usurper la parole et les intérêts des représentés. Les classes dominées, toujours définies par leur état de dépossession, sont contraintes par cet état à de tels modes de fonctionnements, qui mutualisent les moyens mais créent une forte dépendance à l’égard de organisation : l’élu du PCF, ouvrier formé dans les écoles de cadres du parti, ne peut quitter l’organisation sans perdre du même coup le capital politique collectif qui lui a permis d’obtenir sa position de pouvoir. Cependant, tant qu’il reste au sein du PCF, il se fait le porte-voix de la classe ouvrière dont il est issu mais ne fait plus tout à fait partie, contribuant autant à la déposséder de son expression autonome qu’à favoriser son pouvoir, sa formation politique et sa représentation au sein des institutions bourgeoises. D’où une formule aussi fameuse que paradoxale : “Il faut toujours risquer l’aliénation politique pour échapper à l’aliénation politique.” C’est cette tension entre dépossession et conquête d’une dignité de classe qui est au cœur de l’analyse de Bourdieu, dont le continuateurs ont nuancé le pessimisme en montrant les formes institutionnelles susceptibles de contrecarrer les mécanismes d’aliénation.

Walter Crane, The Triumph of Labour, 1891 (Source : British Museum)

Les conséquences d’une telle analyse sur le débat qui oppose mouvement et parti sont patentes : si la forme partisane revêt des risques évidents, elle ne peut être évitée par un groupe politique dont l’objectif serait l’organisation autonome des classes dominées voire leur accession au pouvoir politique. Il faut un appareil puissant, en mesure de bâtir un grand nombre de militants issus de ces classes via la production d’une masse considérable de formation, d’expression et d’action politique, en lien avec les organisations de masse regroupées autour de revendications portant sur une thématique donnée. La production idéologique elle-même ne peut pas être essentiellement importée du monde journalistique ou académique, qui fonctionnent selon leurs logiques propres et nécessairement exogènes à l’organisation populaire : elle doit être le fruit d’intenses discussions démocratiques au sein de l’organisation, mobilisant un maximum de ses membres grâce à son appareil de formations et de communication interne, et menant à proposer une doctrine susceptible de rassembler le parti autour d’une même ligne politique. Ceci étant organisé dans une perspective résolument délibérative tout à fait opposée aux positions théoriques du populisme de gauche, basées sur une conflictualité au statut anthropologique. Une telle délibération interne doit être le moyen d’une véritable « souveraineté de la raison », pour employer la belle expression de Pierre-Joseph Proudhon, ainsi qu’une manière de produire un programme et des modes d’action susceptibles de correspondre aux aspirations populaires qui, n’en déplaise à nos populistes, préexistent à toute mise en forme. Une telle conception du débat interne doit être le support concret d’une vigilance organisée des membres du parti envers toutes les formes de dépossession de la parole: la ligne politique ayant été élaborée d’une façon aussi horizontale que le permet une structure formelle de grande envergure, les instances exécutives de l’organisation n’en sont que les dépositaires temporaires et toujours susceptibles de déviation.

A force de chercher à renouveler la propagande de gauche radicale, ce qui n’a certes pas été mené en vain, les organisations populistes en ont oublié l’impérieuse nécessité de proposer, en leur sein, des ressources (formation politique, outils efficaces de mobilisation sur toutes les questions politiques, liens de solidarité conviviale à échelle locale qui soient enracinés dans les lieux de vie et de travail des classes populaires…) introuvables dans d’autres types de groupes, et nécessaires à la construction dans le long cours d’une solide base militante. En ce sens, elles sont fortement soumises aux fluctuations électorales et n’ont pu porter au pouvoir que des représentants de la petite bourgeoisie intellectuelle, dont l’actuel groupe parlementaire de la France Insoumise est une illustration patente. La situation contemporaine des classes populaires, frappées de plein fouet par la précarité et l’individualisation des carrières, appelle un renouvellement pratique et théorique sur ce sujet. Et pourtant, la réflexion sur la domination de classe a été largement mise de côté au sein des organisations populistes, au profit de catégories autrefois jugées trop vagues (le peuple contre la caste…) pour produire autre chose qu’un efficace travail de propagande. On en trouve une traduction théorique dans l’éloge des « nouveaux mouvements sociaux » opérés par Chantal Mouffe, catégorie qui abandonne l’idéal d’une intégration effective de ces luttes prétendument nouvelles à un combat populaire général : provenant notamment de la sociologie d’Alain Touraine, ce concept vient appuyer une idéologie anti-syndicale et l’ethnocentrisme des classes moyennes supérieures, qui ont vu abusivement dans leurs formes propres de mobilisation et de préoccupations politiques des effets de génération touchant l’ensemble de la société. Les pratiques populaires, marquée par la dépendance au duo parti-syndicat, s’en trouvent du même coup renvoyées à une époque moins émancipée. Du reste, pour Mouffe et Laclau, la constitution de la classe ouvrière comme sujet historique rationnellement organisé au début du XXème siècle aurait même été une terrible erreur entravant la « construction » du peuple.

Cet abandon de l’analyse de classe vaut tout autant pour les organisations comme Podemos, qui au terme de longs débats a finalement adopté une organisation de type social-démocrate, avec tous les inconvénients que cela suppose en terme de dépossession politique, mais dont on ne voit pas bien en quoi les outils de propagande sont complétés, en interne, par une formation pratique et théorique de haut niveau qui soit susceptible de faire accéder les classes populaires à un haut degré de compétence politique. Les outils de l’analyse scientifique de l’histoire ont été abandonnés en rase campagne au motif qu’ils n’étaient plus compris par les masses. Dès lors, les seuls individus susceptibles d’accéder au pouvoir via les organisations populistes sont ceux-là mêmes qui n’ont aucun besoin, du fait de leurs capitaux culturels et politiques personnels, des moyens d’une organisation populaire et autonome. Ainsi, et alors même qu’il est formellement un parti, Podemos reproduit les errements du mouvementisme populiste autant que de la social-démocratie classique.

Dès lors, dans une organisation aussi autonome et massive qu’un grand parti populaire, la création et l’entretien d’institutions radicalement démocratiques sont absolument nécessaires si l’on souhaite éviter les apories des organisations socialistes historiques. Les moyens de communication modernes doivent être utilisés pour contrôler les institutions centrales et permettre des initiatives venues à tout moment de la base de l’organisation. S’il doit exister des instances exécutives quelconques, celles-ci doivent être clairement identifiées: le pire mal que l’on puisse infliger au projet d’une organisation aussi démocratique que possible est de nier l’existence d’instances dirigeantes là où elles se trouvent pourtant réellement. Elles doivent également être révocables à volonté, en tant qu’elles sont le sommet d’une organisation plus ou moins pyramidale (et il vaudrait mieux qu’elle le soit moins que plus) dont elles émanent. Leur marge de manœuvre doit être enserrée dans des résolutions de congrès précises et contraignantes, tandis que leur mandat doit être précis et faire l’objet d’un compte-rendu sur la base duquel ils seront jugés durant et après l’exercice de leur charge. Quant aux unités de base de l’organisation, elles doivent être tenues de respecter la discipline démocratique mais conserver une marge d’action nécessaire pour s’adapter aux problématiques locales et organiser le débat interne. Autant de règles bien connues qu’il reste surtout à mettre en pratique, en gardant à l’esprit que la désaffection pour la forme du parti que l’on constate en France est davantage une conséquence des échecs du marxisme-léninisme et de la social-démocratie que la marque d’une obsolescence définitive d’un mode d’organisation qu’il s’agit surtout de régénérer par l’action des classes populaires.

Ainsi, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, réinvestir la forme du parti doit nous amener à accorder une importance bien moindre aux ambitions électorales. Car bien avant de devenir une machine à engranger des voix (et si toutefois il s’agit bien d’un objectif, ce dont on peut douter), un vaste parti populaire doit être un moyen pour les classes dominées d’accéder à la parole et à l’action politique de masse. De construire une dignité, une discipline et, en définitive, le moyen méthodique d’une conquête de la liberté.

 

Crédits photo :
CNT / Telesur