« Le géomimétisme consiste à avoir un impact global sur le climat en imitant la nature » – Entretien avec Pierre Gilbert

Pierre Gilbert © Le Vent Se Lève

Pierre Gilbert est le jeune auteur du livre « Géomimétisme : réguler le changement climatique grâce à la nature », préfacé par l’économiste et directeur de recherche au CNRS Gaël Giraud et publié aux éditions Les Petits Matins. Il est par ailleurs l’ancien responsable de la rubrique Écologie de Le Vent Se Lève. Nous avons donc souhaité l’interroger sur les méthodes naturelles de lutte contre le changement climatique. Nous évoquons également les conclusions politiques que Pierre Gilbert en tire, quant au le rôle de l’État, de la diplomatie, des technologies, etc. Plus que tout autre sujet, le climat impose d’adopter une approche holistique, sous peine d’oublier des enjeux sociaux ou encore géopolitiques fondamentaux. Entretien réalisé par César Bouvet.


LVSL – Qu’est-ce que le Géomimétisme ?

P. G. – Le géomimétisme désigne la partie du biomimétisme qui concerne le climat. Il s’agit d’un néologisme issu de la contraction entre la géo-ingénierie, c’est-à-dire l’idée d’avoir un impact global sur le climat grâce à la technique, et le bio-mimétisme qui vise à s’inspirer de la nature dans nos techniques. Donc le géomimétisme consiste à avoir un impact global sur le climat en imitant la nature.

C’était important d’avoir un terme pour qualifier cette idée, car dans le champ scientifique, on parle souvent de solutions basées sur la nature (nature based solution). Cependant, ce concept concerne beaucoup de domaines très différents : on peut se baser sur la nature pour inspirer des procédés industriels, des formules médicinales, même des modes d’organisation. Il n’y n’avait pas de terme spécifique en ce qui concerne le climat, c’est-à-dire pour désigner facilement les solutions naturelles pour absorber du CO2 atmosphérique par exemple. Ce flou sémantique nous a amené à voir se multiplier des cas qui parfois posent problème. Par exemple, on observe généralement que la reforestation à grande échelle, dans certains pays, se fait par des monocultures d’arbres. On plante une seule espèce – comme des eucalyptus, des pins douglas – sur des centaines d’hectares, car ces essences poussent vite. Derrière, on a généralement des entreprises qui vendent des « solutions compensation carbone » à d’autres entreprises qui veulent verdir leur bilan. Cette façon de reforester ne s’inspire pas de la nature. Il n’y a pas de monoculture dans la nature. Ces cultures assèchent donc les sols et perturbent l’équilibre forestier à tel point que les entreprises forestières utilisent des pesticides, herbicides (comme du glyphosate) et même des engrais. La biodiversité de la forêt n’est pas présente pour protéger les arbres et entretenir les cycles de nutriments.

À l’inverse, le géomimétisme appliqué à la reforestation consisterait à reproduire un écosystème forestier complexe en mélangeant des essences locales, capables par ailleurs de résister au réchauffement climatique des prochaines décennies, de sorte à recréer un écosystème durable dans lequel chaque élément de biodiversité puisse jouer son rôle dans le cycle du carbone.

Autre exemple, le géomimétisme est extrêmement pertinent pour ralentir le dégel du pergélisol. Quelques scientifiques ont proposé ainsi de s’appuyer sur la mégafaune à l’instar du chercheur russe Sergeï Zimov, qui propose de réintroduire de grands troupeaux d’animaux dans la toundra (grande plaine sibérienne gelée). Il a en effet remarqué qu’en absence d’animaux sur certaines zones, la neige venait s’accumuler sur le sol. Or, la neige est un isolant thermique qui va se positionner entre le sol et l’air qui lui est à -40°C. Le manteau neigeux va ainsi empêcher l’air glacial de refroidir en profondeur le sol. Le permafrost sera donc moins « fort » pour passer l’été. Lorsque l’on fait pâturer de grands troupeaux, les animaux vont gratter la neige pour trouver leurs aliments et par conséquent exposer le sol directement à l’air froid.

En augmentant le cheptel sibérien, on pourrait également imaginer des débouchés économiques nouveaux pour la Russie, via la vente de la viande. Dans un contexte d’urgence climatique, la Russie ne peut pas continuer à baser son économie sur les exports de gaz et autres hydrocarbures. Elle doit diversifier ses sources de devises à l’export. Pour l’Europe – même s’il faut globalement réduire sensiblement notre consommation de protéines carnées – c’est aussi une solution pour stopper les flux de viande en provenance de l’Amérique latine.

“J’insiste sur les perspectives géopolitiques à la fin de mes différents chapitres, car pour être à la fois réaliste et ambitieux – ce qu’il faut pour le climat – dans les pistes de politiques publiques qu’on propose, il faut faire « matcher » les cycles naturels et les cycles sociaux.”

J’insiste un peu sur ce genre de perspectives géopolitiques à la fin de mes différents chapitres, car pour être à la fois réaliste et ambitieux – ce qu’il faut pour le climat – dans les pistes de politiques publiques qu’on propose, il faut faire « matcher » les cycles naturels et les cycles sociaux. Le géomimétisme propose des façons de capturer du carbone atmosphérique de manière durable, donc capable de fournir durablement des services et des biens aux collectivités humaines – pourvu qu’elles sortent du consumérisme, évidemment.

LVSL – Est-ce que finalement la géo-ingénierie ne s’insère pas dans cette même optique : à travers la main de l’Homme, reproduire les réactions d’un cycle naturel ?

P. G. – Le géomimétisme est l’antithèse de la géo-ingénierie. Cette dernière cherche à déclencher des effets globaux sur le climat, en effet, mais sans s’intéresser à la pérennité des différents cycles naturels.

Quand on parle de climat, il faut s’intéresser à la notion de « cycle ». Dans la nature, il existe différents grands cycles. Il y a le cycle de l’eau, le cycle du carbone, mais aussi de l’azote, du phosphore et d’autres nutriments essentiels pour la biodiversité. Chaque élément de l’écosystème a un rôle essentiel dans ces cycles-là ! Du plus petit animal jusqu’à la plus grande plante. La géo-ingénierie ne s’intéresse pas à la biodiversité, et aux conséquences en chaîne qu’elle pourrait provoquer.

Il y a deux grands types de géo-ingénierie : celle qui consiste à renvoyer les rayons du soleil vers l’espace pour « refroidir la terre », et celle qui consiste à absorber massivement du CO2 grâce à des machines. Si l’on dévie des rayons du soleil – comme le font les très grandes éruptions volcaniques en envoyant des panaches de cendres dans la haute atmosphère, créant un effet miroir -, on perturbe tout. L’ensemble des vents, du cycle de l’eau, de croissance des plantes… dépend de l’énergie solaire qui arrive sur Terre. Le climat terrestre est une montre suisse, si on en retire un tout petit engrenage parce qu’on diminue l’apport d’énergie solaire à un endroit, c’est toute la machine que l’on peut gripper. C’est ainsi que la gigantesque éruption du volcan islandais Laki en 1783 empêche les rayons solaires de faire mûrir les cultures d’Europe de l’Ouest pendant 3 ans, ce qui entraîne des tensions sur la nourriture, aggravées par les « accapareurs » et la mauvaise gestion publique… Ce sont les conditions de la Révolution française de 1789 qui se mettent en place, comme l’explique l’historien Emmanuel Le Roy Ladurie. Bref, notre écosystème est un ensemble d’interactions environnementales et humaines infinies, beaucoup trop complexes à modéliser, donc à maintenir loin des petits apprentis sorciers de la géo-ingénierie !

Concernant ce qu’elle nous propose pour capturer du carbone, ce n’est pour l’instant pas très abouti… Actuellement, on nous propose des procédés de capture directe du CO2 dans l’air (DAC – Direct Air Capture), par l’intermédiaire de grands filtres énergivores, et de compresseurs pour envoyer du CO2 dans des couches géologiques profondes – en espérant qu’un mouvement sismique ne vienne pas y créer des fuites. On nous parle aussi de brûler de la matière organique pour en récupérer le CO2 (BECCS – Bio-energy with carbon capture and storage). Petit problème : Si on ne compte que sur le BECCS pour rester sur notre trajectoire de réduction d’émissions, il faudrait multiplier par deux les surfaces agricoles mondiales pour en extraire suffisamment de CO2. On est sur du « toutes choses égales par ailleurs», certes, mais on voit quand même que les ordres de grandeur discréditent complètement ce genre de pistes.

Pierre Gilbert © Le Vent Se Lève

LVSL  Pourquoi avez-vous eu envie d’écrire ce livre ?

P. G. – Outre le fait qu’il fallait un terme pour définir le biomimétisme au service du climat, on voit apparaître dans le débat public de plus en plus de controverses sur la géo-ingénierie, dont on vient de parler. Dans le dernier rapport spécial du GIEC remis aux décideurs, on observe que plus de 80% des scénarios proposés intègrent des solutions de capture du CO2 pour atteindre la neutralité carbone, notamment des technologies de captation. Cependant, le GIEC est incapable de dire quelle technologie et dans quelles proportions. C’est bien normal, puisque rien n’est vraiment sorti du stade expérimental en matière de géo-ingénierie. Alors pourquoi le GIEC fait-il cela ? Tout simplement, car sa mission est de compiler les articles scientifiques qui traitent du climat, dont ceux qui traitent de géo-ingénierie. Or, on observe qu’il y a justement de plus en plus d’articles qui traitent de la géo-ingénierie, et dont les auteurs sont étrangement peu nombreux. Or derrière ces quelques scientifiques (dont beaucoup sont rattachés à Harvard), on retrouve des acteurs pivots comme de grands pétroliers ou des gens comme Bill Gates. Si l’on remonte la piste de qui fait quoi en étant financé par qui – c’est l’objet d’une partie du premier chapitre – on finit étrangement par tomber sur des acteurs qui finançaient autrefois le lobby du climato-scepticisme, et à qui l’on doit l’impasse dans laquelle nous nous trouvons actuellement, a fortiori aux États-Unis. Les excellents travaux de Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil ( L’événement Anthropocène, éditions du Seuil, 2013) ou encore Nataniel Rich ( Perdre la Terre, éditions du Seuil, 2019) reviennent bien sur cet épisode dramatique des années 80-90.

Ce lobby de la géo-ingénierie est de plus en plus actif, notamment en France. Quand je m’en suis rendu compte, grâce à des amis qui m’ont fait remonter des informations en provenance de certains milieux (dont le monde parlementaire, notamment), j’ai voulu poser les bases d’une controverse sur la géo-ingénierie avant qu’elle prenne l’offensive. L’idée qui en a découlé est de proposer un contre modèle : le géomimétisme, qui s’inscrit entièrement dans les cycles naturels.

Le risque est clair : il n’est pas de voir des machines de géo-ingénierie apparaître – ce n’est pas près d’arriver – mais que les décideurs puissent imaginer qu’une solution technique miraculeuse les préserve de faire les efforts qu’il faut faire d’urgence. Le lobby climatosceptique nous a donné une bonne leçon là-dessus !

Quand les industriels commencent leur lobby anti-climat dans les années 1980, ils ont déjà des modélisations extrêmement précises du réchauffement climatique. A l’époque, la société et les dirigeants occidentaux étaient très conscients du problème environnemental, et très engagés ! Le président Carter a même fait installer des panneaux solaires sur la Maison Blanche (rapidement déboulonnés par l’administration Reagan). Le lobby ne va donc pas attaquer frontalement, en disant que le changement climatique n’existe pas, mais va premièrement chercher à disséminer du doute : est-ce que le climat se réchauffe aussi vite que ce que l’on croit ? Est-ce que l’Homme est totalement responsable de ce réchauffement ou est-ce que ce ne sont pas juste des cycles solaires ? etc. Et ils vont être surpris de leur succès, car les décideurs politiques vont de fait s’agripper à ce petit espoir pour se dédouaner de leurs responsabilités et continuer le business as usual. Voyant ce succès-là, le lobby du doute climatique décide d’enfoncer le clou et se transforme en lobby du climato-scepticisme. La suite nous la connaissons : l’administration Trump, la sortie de l’accord de Paris, etc. Le lobby a su alimenter la recherche très naturelle du déni chez les individus pour réduire leur dissonance cognitive. Le vrai risque est là : perdre du temps, créer du déni de l’urgence, car sentiment d’une solution technique.

LVSL  Pourquoi avez-vous choisi Gaël Giraud pour la préface ?

P. G. – Gaël Giraud est avant tout un économiste hétérodoxe que je trouve brillant, capable de porter une voix singulière dans ce contexte de crise économique inédite et de démontrer facilement comment la finance bloque la transition écologique. Il est également directeur de recherche au CNRS et travaille notamment avec l’institut de climatologie Pierre Simon-Laplace, qui alimente énormément les travaux du GIEC. Il travaille sur des modélisations économico-climatiques très poussées. C’est donc quelqu’un qui a une vision assez dynamique des enjeux et conséquences économiques (donc sociales) et des phénomènes climatiques. Ce qui recoupe évidemment le thème du géomimétisme. Le géomimétisme veut s’inscrire dans les cycles naturels, mais également humains et sociaux. C’est pour cette raison que le géomimétisme doit, lorsqu’il traite d’agriculture par exemple, subvenir aux besoins alimentaires d’une population. Lorsque je parle, dans mon dernier chapitre, du rôle climatique de la pompe océanique (des animaux marins !), on arrive à la conclusion qu’il faut repeupler les océans pour leur donner une capacité de capture de carbone, mais il faut aussi que les centaines de millions de personnes qui vivent de la mer puissent continuer à le faire de manière durable, les petits pêcheurs en premier lieu.

Ce que j’apprécie particulièrement chez Gaël Giraud également, c’est qu’il arrive constamment à articuler approche holistique et expertise pointue.

LVSL  Dans ce livre, vous parlez beaucoup d’un État stratège qui serait l’architecte du géomimétisme. Mais comment s’articulerait-il avec un géomimétisme à l’ancrage résolument local ?

P. G. – Si j’avais été allemand, j’aurais peut-être parlé de Länder stratèges, puisque ces grandes régions disposent de plus de compétences que l’État fédéral sur beaucoup de dossiers structurants. Si je parle autant d’État stratège, c’est parce que nous sommes en France et il se trouve que l’État, dans le cadre de la Vème République, dispose de beaucoup de leviers – ce qu’on peut très bien critiquer par ailleurs. Et des leviers essentiellement locaux ! Il ne faut pas opposer les échelles. L’État produit une norme, un cadre juridique que les collectivités territoriales adoptent. Elles conservent par ailleurs une marge de manœuvre importante avec les compétences dont elles disposent (quid de leur octroyer les dotations qui suivent, d’ailleurs !). L’ADEME estime qu’une commune standard peut diminuer de 15% ses émissions globales en jouant sur son fonctionnement direct (voiture de fonction, isolation du bâti public, etc.). Mais elle peut influencer jusqu’à 50% des émissions de son territoire de manière indirecte, par la façon dont elle motive ses administrés à changer de pratiques par ses choix d’aménagement par exemple. Il est possible qu’une collectivité territoriale décide de se lancer dans des chantiers de géomimétisme (remettre en eaux des anciennes zones humides, reforester, etc.), il y a même énormément à faire sur ce plan !

Seulement, quand on parle de climat, on parle d’urgence. On ne peut pas attendre que les élus locaux, partout en France, se conscientisent tranquillement, qui plus est dans un contexte de restrictions budgétaires (n’oublions pas que les dotations des collectivités ont été largement diminuées, à compétences égales voir étendues). Il faut selon moi que l’État impulse vigoureusement cette transition jusqu’au niveau local, tout en encourageant les initiatives écologiques impulsées par le local. Opposer les deux n’a pas de sens, il faut juste permettre au cadre institutionnel de produire des synergies et ne brider aucune bonne volonté.

“Il faut selon moi que l’État impulse vigoureusement cette transition jusqu’au niveau local, tout en encourageant les initiatives écologiques impulsées par le local. Opposer les deux n’a pas de sens, il faut juste permettre au cadre institutionnel de produire des synergies et ne brider aucune bonne volonté.”

L’État stratège en France peut aussi avoir une influence globale via sa diplomatie. Les accords bilatéraux peuvent être un formidable levier pour accélérer la lutte contre le changement climatique. En conditionnant nos accords commerciaux à des objectifs écologiques par exemple. La France a récemment vendu des Rafales à l’Indonésie en échange d’une augmentation des quotas d’huile de palme à importer. L’idée serait typiquement d’inverser la logique : conditionner les ventes à des objectifs climatiques – et pousser toute l’Europe à faire de même (l’UE étant le premier marché du monde…), sous peine de pratiquer la chaise vide. Un excellent exemple de ce que serait un gaullisme vert (rires) !  Il faudra évidement remettre la France au service du multilatéralisme – et des COP en premiers lieux.

Pierre Gilbert © Le Vent Se Lève

LVSL Vous avez parlé de pistes de politiques publiques dans ce livre et parfois de façon très précise comme lorsque vous parlez d’une taxe sur la viande industrielle pour financer la sécurité sociale. Quels sont les objectifs politiques de ce livre ?

P. G. – J’ai essayé de faire des propositions de politiques publiques ambitieuses et pragmatiques. Par conséquent, elles sortent du cadre budgétaire strictement court-termiste tel que l’appréhende les différents gouvernements néolibéraux. Lorsque l’on fait de l’agroforesterie, c’est extrêmement rentable à l’échelle macroéconomique. On utilise moins d’intrants, car les arbres enrichissent les sols et les haies abritent une biodiversité auxiliaire qui élimine les parasites. C’est également moins d’érosions des sols, donc moins de pollution des eaux. C’est donc des coûts moindres de traitement des eaux pour la collectivité, mais également une alimentation de meilleure qualité, donc des économies pour la sécurité sociale. On peut multiplier les exemples d’externalités positives… Le coût initial de la mise en place des arbres agricoles peut être élevé, le retour sur investissement sera très largement positif quelques années plus tard, à l’échelle macroéconomique du moins. C’est le cas de la plupart des pratiques géomimétiques, puisqu’elles renforcent par définition les « services » environnementaux rendus par les écosystèmes.

Le tout, est donc de faire en sorte que le macro et le micro convergent au sein des politiques publiques. C’est pourquoi il faut un État stratège capable d’émanciper les acteurs (les agriculteurs si l’on file l’exemple) du court-termisme, et faire ruisseler vers eux une partie de l’argent qu’ils font gagner à la société. L’idée serait alors de mettre en place des caisses de transition, qui rémunèrent les bonnes pratiques agroécologiques avec les pénalités des mauvaises, tout en fournissant des dispositifs d’accompagnement public proactifs. Cela présuppose d’évaluer finement le coût des externalités négatives agricoles, mais également de ne pas faire payer des publics captifs. Il faut toujours offrir une voie de sortie par le haut à l’ensemble des acteurs : si un agriculteur « conventionnel » exprime le désir d’amorcer une reconversion, ses pertes de revenus liées à la période de latence (il faut 3 ans pour passer un champ en bio) doivent être intégralement compensées directement et facilement par une caisse publique de transition.

LVSL Faut il rompre définitivement avec l’idée d’une technologie qui pourrait nous sauver ?

P. G. – Il n’y aura jamais une technologie – ni même une technique – unique pour sauver quoi que ce soit. Le besoin de résilience – face aux effets du changement climatique notamment – impose de pousser une véritable « biodiversité de solutions ».

La question n’est pas d’être pour ou contre la technologie. L’agroécologie par exemple nécessite un très haut niveau de connaissances techniques, donc des recherches agronomiques de pointes (qu’il faut d’ailleurs savoir articuler avec l’empirisme paysan). La transition écologique n’ira pas sans un effort accru de R&D. C’est d’ailleurs le rôle d’un État stratège que de réussir à coordonner la recherche publique, privée et citoyenne (pair-à-pair) pour accélérer les transitions. Nous avons besoin de progrès technologiques pour les énergies renouvelables, les systèmes de propulsions propres, etc. Cependant, progrès technologique ne doit pas forcément dire complexification technologique. Il faut à la fois faire du low-tech avec des technologies plus durables, mais également du high-tech pour optimiser au maximum notre consommation énergétique via les smart grids par exemple. Il ne faut pas être dogmatique sur la question de la technologie.

En ce qui concerne l’absorption du carbone, si la géo-ingénierie pose aujourd’hui plus de problèmes qu’elle n’en résout, les technologies de captation de CO2 en sortie de cheminée d’usine ou de pots d’échappement (là où le CO2 est très concentré) sont pertinentes et même fortement souhaitables. C’est du bon sens. Sauf que le bon sens, c’est un projet politique en soi. Par opposition à un projet politique fondé sur des dogmes, comme peut l’être le dogme libertarien ou néolibéral.


Dans cette vidéo, Pierre Gilbert revient notamment sur le contenu de l’ouvrage.

https://www.youtube.com/watch?v=lQ5b4px_LyE

Il faut conditionner le sauvetage des industries polluantes

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Heavy_night_industrial_light_pollution.jpg
©Gavin Schaefer

En frappant tous les pays et toutes les générations, la crise sanitaire du coronavirus a rapidement imposé la nécessité du confinement, arrêtant net l’économie mondiale. L’impact est brutal : la Banque Asiatique de Développement estime le coût mondial de l’épidémie à 4100 Mds$[1]. Rien qu’en France, un mois de confinement équivaut à -3% de PIB par an[2]. 6,6 M d’Américains ont déjà déposé une demande d’allocation chômage la dernière semaine de mars et 900 000 espagnols ont perdu leur emploi depuis le début du confinement. Tribune de Michael Vincent et Nancy Yuk. 


Devant ces montants vertigineux et forts de l’expérience de 2008, les États et banques centrales ont réagi massivement. Le temps venu, cette crise appellera impliquera de larges bailout, c’est-à-dire des renflouements d’entreprises avec l’argent public.

Conditionner le sauvetage des industries polluantes

Ces sauvetages sont une opportunité pour responsabiliser les entreprises et fixer la priorité de la transition écologique. Des voix telle que celle du Président du gouvernement tchèque Andrej Babiss, s’élèvent déjà pour écarter l’agenda écologique au motif qu’il ne serait pas compatible avec l’urgence sanitaire et économique. Pourtant, dès 2008, les Américains exploraient déjà cette voie avec les plans de sauvetage de General Motors et Chrysler[3], mais sans aller au bout de la logique car ne fixant pas d’objectif contraignant de transition énergétique.

Cette fois-ci, les aides devront être conditionnées au strict respect des accords de Paris.

Prévenir plutôt que guérir ou le bon sens économique ?

Une trajectoire climat soutenable ne s’oppose pas à une sortie de crise économique : occulter aujourd’hui la transition écologique, c’est la garantie de payer le prix fort demain avec de futures crises écologiques, sanitaires et sociales mettant à nouveau l’économie mondiale à l’arrêt. C’est mal évaluer le coût de l’inaction, notamment lorsqu’il faudra désinvestir dans les industries polluantes, largement subventionnés aujourd’hui comme le souligne l’Agence internationale de l’énergie (AIE) dans le cas du gaz et le pétrole, alors que les températures augmentent inexorablement.

Investir dans la transition écologique, c’est saisir cette « opportunité historique » pour véritablement penser la politique de relance, gagner du temps afin de trouver un système alternatif viable, tout en créant des emplois supplémentaires.

C’est aussi corriger nos erreurs d’il y a 10 ans : la crise des subprimes a été gérée à grands coups d’injections d’argent public, qui a artificiellement alimenté des entreprises non efficientes dites « zombies »[4], estimées entre 6 à 13% en 2018[5] (contre 1% en 1999). Nous n’aurons plus les moyens de les maintenir sous-perfusion. D’autre part, la cure d’austérité qui a suivi nous a fragilisés, avec en premier lieu, nos systèmes de santé. Doit-on à nouveau nous lancer dans une cure austéritaire sans discernement et faire le lit de la prochaine crise ?

Un mécanisme ordonné

Pourquoi sauver aujourd’hui sans condition une entreprise incompatible avec la transition énergétique et qu’il faudra transformer dans 2, 5 ou 10 ans ?

Des secteurs tels que le transport aérien (manque à gagner estimé à 30 Mds pour 2020) et l’automobile (-72% en France en mars 2020) devront sans doute faire appel au bailout. Or, l’une des leçons de 2008, c’est l’acceptabilité populaire de telles mesures. Les « chèques en blanc » fournis aux banques avaient déjà suscité des critiques car ils revenaient à les autoriser à garder les profits mais à socialiser leurs pertes.

À l’image du déconfinement, la transition devra être ordonnée et se faire dans le bon timing, tout en gérant les potentielles faillites tout au long de la chaîne de valeur, de la production jusqu’au consommateur final, en passant du grand groupe jusqu’aux sous-traitants/PME, et en veillant à faire le tri des activités stratégiques à conserver.

Si nous sauvons des entreprises, elles doivent à leur tour sauver la planète

En pratique, les entreprises non compatibles avec la transition écologique et sur le point de faire faillite pourraient être supervisées par un organisme indépendant qui s’assurera de la faisabilité du plan de transformation, à court ou moyen terme, tout en veillant à sauvegarder les emplois et l’économie locale. Un audit régulier devra être effectué pour prouver le respect des engagements pris, avec responsabilité devant les parlements. Cette résolution pourrait se compléter d’une nationalisation partielle temporaire, sous réserve du respect des contreparties : les entreprises devront s’engager à revoir leurs business models ainsi que leurs chaines d’approvisionnement pour s’assurer de répondre à l’objectif de transition écologique et être viable une fois l’aide publique achevée. Pour l’exemple, une banque sauvée devra orienter ses choix d’investissement vers des énergies moins polluantes[6], alors que le cadre financier actuel prend encore trop timidement en compte cela[7] malgré l’émergence timide d’une taxonomie verte.

Dans les cas où une entreprise ne peut être réformée dans une direction compatible avec les objectifs climatiques, ultimement l’argent du sauvetage devra prioritairement aller aux employés, sous-traitants à la recherche d’alternatives soutenables et à l’économie locale. Plus généralement, les États doivent se coordonner pour encastrer cette transition dans le cadre d’une véritable politique industrielle globale, pour aller au-delà du simple laissez-faire court-termiste et du chantage aux emplois, afin de sortir enfin du statu quo et agir avec pragmatisme et rationalité. Au-delà de renflouements purs et simples, et à l’image de ce qui a été fait pour les banques dans le cadre du mécanisme de résolution bancaire, les États pourraient également compléter les dispositifs par la création d’un fonds de soutien financé par les entreprises polluantes, dans lequel elles pourraient piocher lors de restructuration et résolution.

Depuis trop longtemps nos économies modernes vont de sauvetage en sauvetage. Cette crise mondiale du coronavirus met en lumière nos fragilités et en accélère les mutations. Faisons plus que simplement sauver les meubles et préparons-nous un avenir durable face aux crises à venir. Ne reproduisons pas les erreurs de 2008 et utilisons les leviers à notre disposition dès aujourd’hui, pour être à la hauteur du défi que le dérèglement climatique pose à nos sociétés sur le long terme. Ne gâchons pas cette opportunité d’enfin enclencher la transition écologique et solidaire.

[1] https://www.weforum.org/agenda/2020/02/coronavirus-economic-effects-global-economy-trade-travel (3 April 2020)

[2] Données INSEE, communication du 26 mars 2020.

[3] Le renflouement s’était notamment fait sous réserve de repenser les business models pour mieux prendre en compte les enjeux énergétiques.

[4] Voir https://jean-jaures.org/nos-productions/green-new-deal-1000-milliards-quand-pour-qui-et-comment

[5] Pour les pays de l’OCDE, Banque des Règlement Internationaux (BRI), 2018.

[6] A ce sujet, voir la note de Laurence Scialom “CRISE ÉCONOMIQUE ET ÉCOLOGIQUE :

OSONS DES DÉCISIONS DE RUPTURE” p.14-15-16

http://tnova.fr/system/contents/files/000/001/955/original/Terra-Nova_Cycle_Covid-19_Crise-ecologique-et-economique-osons-les-decisions-de-rupture__020420.pdf

[7] Voir Oxfam – Les Amis de la Terre “La colossale empreinte carbone des banques : une affaire d’État” https://www.oxfamfrance.org/wp-content/uploads/2019/11/Rapport-La-colossale-empreinte-carbone-des-banques-fran%C3%A7aises.pdf

« Sans planète, pas de retraite », ou le sens des priorités

©Lucas Taffin

Comme le reste de la France, le mouvement écologiste issu des marches pour le climat est traversé par le débat actuel sur la réforme des retraites. Un slogan tend notamment à revenir : « sans planète, pas de retraite ». S’il pointe avec justesse la négligence de la question écologique dans le projet de loi, négligence systématique du gouvernement actuel, ce slogan contient en creux l’idée qu’il faudrait en premier lieu s’occuper de l’environnement, avant de songer aux retraites. C’est pourtant de front que les luttes doivent se mener, car la société qui fera face aux conséquences du réchauffement climatique et de la chute de la biodiversité se construit notamment au travers de la question des retraites. L’écologie n’est pas un sujet à part, mais est une constante à intégrer dans tous les sujets de société.


Le mouvement social actuel contre le projet de réforme des retraites, issu d’un rapport dont l’auteur a été poussé à la démission à la suite de la révélation dans la presse de ses liens avec le milieu de l’assurance privée, porte au centre des débats et des esprits la question de l’organisation sociale du maintien des conditions matérielles d’existence lorsque le travail n’est plus une option. Ce débat traverse également ce qui a été nommé le « mouvement climat », à savoir les réseaux militants tissés autour des marches pour le climat et du mouvement Youth for Climate, et par extension l’effet de leur existence, à savoir l’ancrage des problématiques écologiques dans la société au sens large.

Cet ancrage a des effets notablement contrastés. D’une part, la critique systémique des effets écocides du capitalisme de notre époque est de plus en plus présente. D’autre part, Volkswagen, qui il y a seulement quatre ans truquait les tests d’émission de gaz polluants de ses véhicules diesel, diffuse aujourd’hui des spots de publicité vantant son objectif de neutralité carbone en 2025. Cette ambiguïté est le résultat logique d’un mouvement aussi composite, ayant vanté à ses débuts son « apolitisme » avant de préférer se décrire comme « apartisan ». Comme un symbole, la figure de proue du mouvement Youth for Climate Greta Thunberg appelle les politiques à écouter les scientifiques, mais ne prend pas position lorsqu’elle est interrogée sur le CETA à l’Assemblée nationale française. Tout se passe comme si les faits de dégradation de l’environnement décrits scientifiquement dans les rapports du Groupement international d’experts sur le climat (GIEC) et la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (PIBSE) se suffisaient à eux-mêmes, et qu’un subtil dosage entre réforme et capitalisme vert émergerait de lui-même pour peu que les politiques prennent enfin le problème au sérieux.

Ce n’est évidemment pas le cas. Le débat sur la réforme des retraites offre l’occasion de poser les questions permettant de traduire l’écologie en actes. Qu’est-ce que le système de retraites d’une société écologique ? En premier lieu, ce n’est pas le système proposé par le gouvernement : Reporterre montrait le 4 décembre que la reforme aggraverait la crise écologique en poussant à travailler plus pour cotiser plus, et que la limite de la part des retraites à 14% du PIB forcerait de faire grossir le montant de ce dernier pour distribuer des pensions équivalentes à des retraités dont le nombre va augmenter. Pierre Gilbert pointe récemment dans LVSL la dimension anti-écologique de la retraite par capitalisation, les fonds de pension et les mécanismes de la finance ayant tendance à favoriser des investissements climaticides.

Par ailleurs, le texte de Désobéissance écolo Paris relayé par Grozeille appelle quant à lui à dépasser l’idée même de retraite pour tendre vers la création d’un « temps libre de masse » fondé sur la redistribution de la richesse déjà produite ainsi que sur une diminution du temps de travail. Si ce dernier texte propose une perspective intéressante sur l’évolution sociale profonde qu’impliquera une transformation écologique de la société, il fait néanmoins l’impasse sur les moyens de sa réalisation. Son approche radicale appelle à oublier la « socialisation des solidarités sous contrôle de l’État », mais ne propose en retour qu’un « tissu de solidarités » un peu abstrait, dont on comprend qu’il passe par un rétablissement de la décision politique à une échelle plus locale. Or, face à l’hégémonie culturelle du néolibéralisme, un tel projet risque malheureusement de rester lettre morte.

Pour conquérir une hégémonie culturelle écologique, il peut être utile de partir non pas des faits scientifiques en général, mais de leur traduction dans le quotidien des années à venir. L’effritement mondial des conditions environnementales de la vie humaine est décrit par un ensemble de données abstraites et complexe. Expliciter leurs potentielles conséquences est un exercice périlleux, qui peut notamment mener à des conclusions terrifiantes, pouvant avoir un effet paralysant dévastateur sur l’action politique. Or, un doctorat de physique n’est pas nécessaire pour se rendre compte des effets du changement climatique et de la dégradation de la biodiversité. Les insectes disparaissent et avec eux les oiseaux des campagnes, qui sont par conséquent envahies d’un silence qui perturbe les oreilles averties. Par ailleurs, chaque semaine porte son lot d’événements climatiques extrêmes. Rien qu’en France : coups de vent violents dans l’ouest la semaine dernière, pluies torrentielles dans le sud-est il y a quelques semaines, sécheresses et canicules de cet été, ouragan Irma l’an dernier.

Le quotidien empiriquement observable permet donc de prendre acte du fait que ce monde de crise environnementale existentielle est déjà le nôtre, et de décider d’agir en conséquence. La pression environnementale est déjà là, et elle va s’accentuer. Pour citer Henri de Castries, PDG d’Axa : « Un monde à +4 degrés est n’est pas assurable ». Cette phrase devenue célèbre ne doit pas être interprétée comme le reflet d’une prise de conscience humaniste au sein du CAC40, mais d’une prise de conscience des limites du système assurant une relative paix sociale. Lorsqu’une série de sécheresses aura brûlé les récoltes, que les épisodes cévenols s’étendront à l’automne entier, et que de brutales gelées atteindront les cultures et les infrastructures, c’est la banqueroute qui guette le système d’assurances privées, et donc la mise en échec de la fonction qui justifie son existence. Henri de Castries ne veut pas sauver le monde, il veut sauver son industrie.

Comment ce choc sera-t-il absorbé au niveau de la société ? Il y a grosso modo deux voies : chacun pour soi ou toutes et tous ensemble. Soit les systèmes de solidarités se dissolvent, et chacun doit gérer comme il le peut sa maison détruite, sa route défoncée, son champ infertile. Dans ce cas, les personnes en ayant les moyens se barricadent dans des îlots où elles peuvent maintenir leur niveau de vie pendant que le reste sombre. C’est le sens des investissements actuellement observés par exemple en Nouvelle-Zélande. Soit, au contraire, les systèmes de solidarité se réinventent, se renforcent, et permettent d’organiser une gestion de crise collective, inventant en actes cette société écologique que les militantes et militants du mouvement climat, dans leur diversité, appellent de leurs vœux.

Ce qui nous ramène à la question des retraites et au projet du gouvernement. Individualisation du rapport à la cotisation par la mise en place d’un système par points, appui sur le productivisme, baisse généralisée des pensions, encouragement de la retraite par capitalisation, tout dans ce projet converge vers l’option « chacun pour soi ». Un tel programme est déjà difficile à accepter dans le cadre d’une société prospère, sur laquelle ne planerait aucune menace existentielle. Dans le cadre qui est le nôtre aujourd’hui, où s’avance de plus en plus clairement une telle menace, ce programme est au mieux le signe d’une ignorance crasse, au pire le signe d’une indifférence criminelle qui accepte avec une sérénité toute macroniste la mise en danger voire la disparition d’une grande partie de la population. Une forme originale de fascisme poli, qu’il est nécessaire voire vital de contrer et de remplacer par un mode de gouvernance qui reste à inventer certes, mais qui fasse une large part à toutes les formes envisageables de solidarité collective, locales comme étatiques.

Ainsi, s’il n’y a pas de retraites sans planète vivable, il n’y a pas non plus de planète vivable sans retraites. C’est en portant une vision de la société écologique, sociale et solidaire complète et offensive que le mouvement syndical, le mouvement climat, les gilets jaunes et les forces progressistes parviendront à conquérir l’hégémonie culturelle nécessaire à leur accès au pouvoir. La crise climatique et environnementale redonne du sens à l’engagement politique, qui se vit à nouveau dans de larges parts de la société non plus comme un engagement idéologique, mais à juste titre comme un réflexe de survie. Pour parvenir à mettre en défaite ce projet de loi et les futures attaques contre les biens communs et les systèmes de solidarités collectives, il est nécessaire de penser les retraites avec une forme de pragmatisme radical, fondé sur un paradigme affirmant sur un plan anthropologique la volonté de protéger les membres de la société les plus vulnérables. Dans cette optique, la retraite sera un mécanisme d’entraide dans la crise écologique présente et à venir, ou ne sera pas.

13. L’économiste : Alain Grandjean | Les Armes de la Transition

Alain Grandjean est économiste. Il a cofondé la société de conseil Carbone 4 qui accompagne les entreprises sur la voie de la neutralité carbone. Par ailleurs, il préside la fondation Nicolas-Hulot (FNH) et a récemment fait paraître l’ouvrage « Agir sans attendre » dans lequel il revient sur les moyens pour financer la transition énergétique et écologique.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL – À quoi sert un économiste pour l’écologie et pourquoi est-ce que vous avez choisi cette voie-là plutôt qu’une autre ?

Alain Grandjean – J’ai un intérêt pour les questions d’économie de l’environnement depuis très longtemps puisque j’ai fait une thèse d’économie de l’environnement en 1983 donc ce n’est pas nouveau. À quoi ça sert un économiste ? Si on veut faire passer les idées écologiques, si on veut faire passer une série de mesures et si on ne s’occupe pas d’économie, dans le monde actuel qui est malheureusement – ou heureusement, je n’en sais rien, plutôt malheureusement – très dominé par les raisonnements économiques, on n’a aucune chance ni de se faire entendre ni de faire progresser la cause. Ça me paraît donc important, voire indispensable.

LVSL – En quoi consiste concrètement votre activité ? Est-ce que vous pourriez par exemple nous décrire votre journée type et quelle est votre méthodologie de travail ?

AG – Je ne suis pas un économiste universitaire donc je pense, et je suis même sûr que les économistes universitaires passent beaucoup de temps à enseigner et à écrire des papiers. Je fais de l’enseignement : j’interviens à Sciences Po et dans des écoles d’ingénieurs le cas échéant. Sinon, dans l’activité de l’entreprise, on fait de l’économie opérationnelle : on va aider les entreprises à réfléchir à leur business model, à la question de savoir ce qu’elles vont gagner, ce qu’elles vont investir, pour faire face aux enjeux de la transition énergétique.

Sur le plan de l’économie politique, mon activité consiste principalement à lire beaucoup parce qu’il y a beaucoup de littérature sur le sujet. Je ne suis pas du tout convaincu d’être capable seul comme un grand d’avoir des bonnes idées, il y a beaucoup de réflexion. D’autant plus qu’en matière économique aujourd’hui – et c’est, je pense, une particularité de l’approche de l’économie en matière d’écologie – il y a une remise en cause assez fondamentale des raisonnements économiques qu’il faut faire. C’est-à-dire qu’il y a l’échelon micro, qui consiste à travailler avec des entreprises, et il y a l’échelon macro, qui consiste à réfléchir à des enjeux plus globaux, à comment intégrer dans les politiques publiques les enjeux de la transition, sachant que ça peut être des questions budgétaires : est-ce qu’on a assez d’argent dans la caisse pour financer la transition ? Est-ce qu’il faut mettre l’État en déficit ? Est-ce que l’État est déjà trop endetté pour faire des investissements ?

J’insiste un peu sur cette affaire d’investissements pour une raison extrêmement simple : il y a deux volets sur la question de l’écologie. Un premier volet d’investissement au sens où ce sont nos machines principalement qui émettent du CO2. Nous, on émet du CO2 quand on respire, mais ce n’est pas compté dans les émissions de gaz à effet de serre. Ce qui est à l’origine de la dérive climatique, c’est le CO2 – d’autres gaz, mais notamment le CO2 – qui est émis quand on brûle du pétrole, du charbon, du gaz, des énergies fossiles… Jusqu’à preuve du contraire, ce n’est pas « nous » directement qui brûlons, ce sont nos machines. Donc, si on veut que nos machines, nos voitures, nos chaudières, tous les équipements industriels émettent moins de CO2, il faut les changer, et en économie, ça s’appelle investir.

Le deuxième volet économique est celui de la consommation. Il n’y a aucune possibilité qu’on devienne neutre en carbone, c’est-à-dire qu’on vit dans un monde qui respecte les grands équilibres climatiques. Il n’y a pas non plus de raison qu’on y arrive en matière de biodiversité et de respect des ressources naturelles si on consomme toujours plus. Il y a donc le volet consommation qui joue et qui est évidemment un sujet économique parce qu’on va consommer moins, peut-être mieux, des produits qui sont peut-être plus durables. Cela a un impact considérable sur l’économie dans le domaine de la grande distribution et dans le domaine de l’industrie des biens de consommation.

LVSL – Pour que l’on comprenne concrètement ce qu’est l’activité de Carbone 4, admettons que je sois une entreprise et que je vous démarche pour avoir une expertise sur comment est-ce que je peux transiter, comment ça se passe ? Vous analysez par exemple toute la chaîne de sous-traitance de l’entreprise pour savoir quels sont les points de vulnérabilité ?

AG – Chez Carbone 4, on s’intéresse principalement à la question du climat. Il y a deux volets dans la question du climat : le volet de l’atténuation des impacts de l’entreprise sur le changement climatique et le volet de l’adaptation de l’entreprise au changement climatique.

Le volet de l’atténuation des impacts de l’entreprise sur le climat est relativement simple parce qu’on sait que le changement climatique est lié à l’émission de gaz à effet de serre, j’ai parlé tout à l’heure du CO2, mais il y a aussi le méthane et d’autres gaz comme les gaz fluorés. Le travail analytique consiste à identifier les sources de gaz à effet de serre dans la chaîne de valeur amont et aval de l’entreprise. Si je prends un exemple très concret, une entreprise productrice de pétrole, pour ne citer personne, va faire des trous pour aller forer et chercher du pétrole. Cela consomme de l’énergie et cette consommation d’énergie, comme c’est massivement du pétrole, émet des gaz à effet de serre. Cette entreprise va aussi raffiner le pétrole et le raffinage est une activité qui émet des gaz à effet de serre. Elle va transporter ce pétrole. Dans les pipelines, on peut considérer qu’il y a assez peu d’énergie consommée. Mais il n’y a pas que les pipelines, il y a aussi les camions pour arriver à livrer les stations-service. Tout cela c’est donc l’amont et le cœur de l’activité de l’entreprise.

L’aval, c’est le fait que si on vend du pétrole, ou du gaz quand on est un pétrogazier, c’est sans doute que le consommateur final va l’utiliser. Utiliser du pétrole ou du gaz passe par la combustion de ce gaz et de ce pétrole et là, ça émet du CO2. Donc, ce que l’on fait c’est une analyse complète, amont et aval, des activités d’entreprise qui émettent des gaz à effet de serre.

Une fois qu’on a fait cette analyse, on va aider l’entreprise à réfléchir aux moyens de réduire ces émissions, c’est ce qu’on appelle l’atténuation. Les moyens directement dans le périmètre de l’entreprise, c’est ce qu’elle peut faire, ce qui dépend d’elle, et indirectement ou de manière partagée, ce qui dépend d’autres. Si je prends un exemple relativement concret, l’important dans l’industrie automobile, c’est la consommation de nos véhicules : le but du jeu est d’aider les entreprises à réduire la consommation des véhicules. C’est assez trivial, mais c’est ce que cela veut dire. Cela peut être aussi, de manière pragmatique, dans l’activité logistique de l’entreprise, de faire en sorte que cette activité soit moins émettrice de CO2. Là, ça peut être un peu indirect parce que la logistique de l’entreprise est souvent sous-traitée, c’est plutôt de l’ordre de la politique de l’entreprise, le cahier des charges qu’elle soumet et rend obligatoire à ses sous-traitants. Tout cela c’est le volet atténuation du changement climatique. Évidemment, on est très pragmatiques en l’occurrence et ça dépend vraiment de l’activité de l’entreprise, de sa taille et de ses moyens parce que ça peut coûter un peu d’argent.

Le volet adaptation au changement climatique est assez franchement différent : ça consiste à dire que malheureusement, le changement climatique dans les 10-15 prochaines années est embarqué, fatal, inévitable et assez peu dépendant des émissions de gaz à effet de serre actuelles et des efforts d’atténuation qui vont avoir des effets beaucoup plus lointains. Les entreprises – là, je parle des entreprises de grande taille – vont avoir des risques physiques liés au changement climatique, certaines vont avoir des risques de submersion, d’îlots de chaleur, des réseaux qui sont en risque, des tornades, etc. Le métier consiste à utiliser l’information donnée par les modèles climatiques – informations qui sont assez précises – et les traduire de manière compréhensible et utilisable par les entreprises pour se dire : « j’ai tel type de risque, il va falloir que je m’adapte ». Si vous avez des risques de submersion marine, il va falloir soit déplacer vos actifs, soit créer des murs de protection. C’est ça le genre d’activités que fait Carbone 4.

LVSL – Quel est votre but ?

AG – Alors, dans mes activités professionnelles, mon but est de contribuer à limiter autant que je peux la casse qui me semble inévitablement liée à la frénésie de l’activité humaine. Je le formule de manière très intellectuelle, mais c’est très concret puisque j’ai des enfants, deux filles et un garçon, j’ai des petits-enfants et j’ai le souci très simple de ne pas laisser à ces êtres un monde qui est invivable. La question écologique n’est pour moi pas complètement une question relative aux espèces vivantes en tant que telles, mais je dois dire que je suis un peu anthropocentré, un peu naturaliste pour reprendre les termes de Descola et donc, j’ai une sorte de sentiment que laisser une planète inhabitable est extrêmement difficile à supporter.

LVSL – Est-ce que vous pourriez nous livrer deux ou trois certitudes que vous avez développées au cours de votre carrière ?

AG – Je ne suis pas un être de grande certitude. Il y en a une qui me paraît à la fois importante et évitable, c’est que l’économie telle qu’on la fait et qu’on la conçoit aujourd’hui, au sens micro et macro, c’est-à-dire pour les entreprises et pour les États, n’intègre pas dans son raisonnement, dans sa comptabilité, dans sa manière de compter les choses, n’intègre jamais et en rien ce que nous apporte la nature. La nature ne compte pas, et comme elle ne compte pas dans nos comptes, elle ne compte pas dans nos décisions, pour une raison très évidente : la nature nous rend des services gratuitement. Quand on apporte des préjudices à la nature, elle ne nous envoie pas l’huissier de justice ou la facture. C’est ma première conviction : si on n’intègre pas d’une manière ou d’une autre les enjeux de ressources naturelles, ce n’est pas tellement étonnant qu’ils ne soient pas intégrés dans nos raisonnements.

Pour ma deuxième certitude, prenons une question qui est liée au capitalisme financier actuel, qui est une forme de capitalisme un peu spécifique qui s’est développée et cristallisée dans les dernières années. Ce capitalisme-là est très peu sensible aux enjeux de moyen et long termes, à la fois pour les raisons précédentes (la nature ne compte pas), plus généralement parce que ce capitalisme cherche des rendements très élevés. Un tout petit peu de calcul et d’arithmétique élémentaire montrent que des rendements très élevés écrasent complètement le futur et donc que le long terme n’existe pas dans le raisonnement de ce capitalisme.

Ma troisième certitude, c’est que les enjeux écologiques et sociaux sont totalement interreliés. Il y a très probablement des personnes qui sont un peu convaincues dans leur for intérieur, même si elles n’osent pas le dire, que ce n’est pas très grave si dans quelques décennies, voire un peu avant, il y a une poignée de millions de personnes richissimes qui se débrouillent avec leurs cliniques privées, leurs murs pour se protéger des gueux, leurs jets, etc. Elles se disent : « s’il y a des désastres écologiques ce n’est pas très grave parce que nous on sera protégés de ces désastres par nos moyens financiers ». Prenons quelques cyniques qui pensent ça, je pense que même ces cyniques-là ont un peu tort, que les robots et les machines ne marchent pas tout seuls. Quand il y a 8 milliards d’habitants sur la planète et une petite dizaine en 2050, c’est délirant, en dehors de tout point de vue éthique, de considérer que ces gens-là vont se laisser crever la bouche ouverte. Je n’y crois pas un tiers de seconde. De ce point de vue-là, à une échelle qui est beaucoup plus petite et pour des considérations qui sont un peu ambivalentes, le mouvement des Gilets jaunes en France a bien montré qu’il allait falloir tenir compte des enjeux écologiques et sociaux en même temps. J’ai pris le pire cas qui est celui des milliardaires qui se foutent comme de l’an quarante de ce qui peut arriver à ceux qui sont dans la merde. Le mouvement des classes moyennes des Gilets jaunes est d’une autre nature, mais il montre bien que, ce qui est assez connu en psychologie sociale et même en économie, on est peut-être prêts à faire des efforts, mais, et on appelle ça la coopération conditionnelle, « moi, je veux bien faire un effort si je suis à peu près sûr que je ne suis pas le dindon de la farce ». Voilà mes trois convictions.

LVSL – On va revenir à vos deux premières convictions, c’est-à-dire comment est-ce qu’on intègre les services que nous rend la nature en économie et comment est-ce qu’on transforme le capitalisme pour qu’il intègre le long terme. Comment est-ce qu’on pourrait traduire ces deux convictions en politiques publiques ? Comment est-ce qu’on fait pour intégrer les services naturels dans un prix par exemple ?

AG – Sur le premier sujet qui est l’intégration des services, il y a deux grandes options pour moi. L’option principale est l’option réglementaire : c’est assez simple, il faut mettre des règles et des barrières. Si je prends un exemple très concret et très simple qui n’est pas lié au climat, mais aux ressources biologiques, halieutiques, il est clair, net et bien documenté qu’il faut à la fois créer des réserves naturelles pour protéger la reproduction dans toute une série de zones océaniques. Il est aussi assez clair que les dispositifs de marché ne fonctionnent pas vraiment bien, pour cinquante raisons que je n’ai pas le temps d’expliquer maintenant. Il faut mettre des dispositifs de quotas qui sont des manières de créer de la réglementation : il faut limiter les captures, mettre éventuellement – et c’est assez bien documenté aussi – un encadrement de la taille de prise des poissons. Ça, c’est le volet réglementaire qui va jusqu’à des interdictions. La frénésie, l’hubris humaine est telle que s’il n’y a pas ce type de méthode, ça ne marchera pas. L’enjeu est de savoir comment on se met d’accord au niveau de grandes communautés pour arriver à trouver des mécanismes qui fonctionnent et qui sont sanctionnés de manière efficace.

La deuxième méthode consiste à mettre un prix à l’externalité. C’est la méthode pour le climat de la taxe carbone, du dispositif de quotas. Ça marche : si vous considérez que sur le marché de l’électricité par exemple, vous avez un quota de CO2 qui est à 30 euros la tonne de CO2, ça a un effet assez immédiat, les arbitrages des opérateurs se font un peu différemment. Si c’était à 50, 60, 70, ce serait beaucoup mieux, les arbitrages seraient encore plus forts. C’est extrêmement clair que sur le marché européen de l’électricité, mettre un prix élevé au carbone, ça déclasse les centrales au charbon puis les centrales au gaz et donc ça permet de ne garder que les centrales bas carbone.

Il y a quand même un troisième dispositif, qui n’est ni tout à fait celui de l’interdiction-réglementation ni tout à fait celui de la taxe : celui de l’aide publique, de la subvention et de l’investissement public. Cela consiste à dire qu’il appartient à la puissance publique de réaliser une série d’investissements qui vont être favorables à la question climatique. C’est une manière d’internaliser dans la décision publique cette préoccupation-là. Si je prends un exemple concret, si on veut que se développent les transports ferroviaires ou les tramways, les transports en site propre, c’est à la main des collectivités nationales, régionales ou locales. C’est de l’investissement, donc si le secteur public ne fait pas ce job, ça ne se fera pas tout seul, au moins en Europe. Aux États-Unis, c’est encore pire puisqu’ils se désintéressent de la question de l’infrastructure, donc ce sont les voitures qui dominent. Ça, c’est pour la partie numéro un qui est « comment on internalise les enjeux de la nature dans l’économie ?».

Concernant la deuxième question sur la prise en considération du long terme dans le capitalisme, c’est un peu plus complexe parce que vous avez deux catégories d’entreprises. Les entreprises, qui sont exposées au marché boursier et la Bourse, sont peut-être des requins, mais c’est aussi des ménages qui mettent de l’argent, argent qui va ensuite être placé. On a donc des investisseurs qui ont un devoir fiduciaire et qui exercent une pression pour que les rendements soient plus élevés. Je crois qu’on est, pour les entreprises de cette nature-là, obligés de réfléchir à des mécanismes soit de modification des droits de vote, soit de modification de l’alchimie intégrale du système pour qu’elle soit moins rivée à la performance à très court terme. Pour la très grande majorité des entreprises, qui sont en général plus petites, soit familiales soit équivalentes – je prends l’exemple de Carbone 4, on n’est pas une entreprise cotée en bourse – le problème se pose de manière différente parce qu’on est moins rivés à la question du court, moyen et long terme. J’ai l’impression que c’est plus une question culturelle car ces entreprises ne sont pas à chercher en permanence du 15% par an.

LVSL – Admettons qu’un candidat à la présidentielle vous donne carte blanche pour son programme en matière d’écologie. Est-ce que vous pourriez nous donner deux ou trois mesures concrètes que vous aimeriez voir figurer dans ce programme ?

AG – La première mesure que je prendrais, ce n’est pas une mesure, mais un programme : je lancerais un vrai « Green New Deal », c’est-à-dire un programme d’investissement assez massif pour une raison extrêmement simple que j’ai déjà évoqué : ce sont nos machines et nos équipements qui envoient du CO2 dans l’atmosphère. Pour ce qui concerne l’agriculture qui est très concernée par le méthane, elle est coincée dans des spirales d’endettement qui font qu’une grande majorité des agriculteurs ne gagnent pas leur vie. On a besoin de désendetter ces entreprises donc en numéro un, pour moi, il est indiscutable que le candidat doit mettre en place de gros programmes d’investissements public et privé. Pour le secteur public en France, on parle d’un ordre de grandeur entre plusieurs dizaines et une centaine de milliards par an.

LVSL – France Stratégie dit entre 45 et 75 milliards.

AG – Ce sont les mêmes ordres de grandeur. Cela ne peut pas démarrer tout de suite, on est dans des systèmes avec des procédures (la question démocratique) donc évidemment, ce « Green New Deal », je ne le vois pas fait de manière totalement descendante et technocratique. Il faut mobiliser, discuter, échanger donc ça prend un peu de temps. On peut faire voler les milliards facilement, mais pour les dépenser de manière démocratique, il faut prendre le temps de la concertation. En tout cas, c’est sûr que je ferais ça dans un programme.

Je suis sûr aussi que je proposerais des mesures de changement de gouvernance. J’ai dit très rapidement qu’une entreprise cotée en bourse était très court-termiste. Il y a un gros travail de réglage là-dessus avec des modifications de gouvernance, peut-être à l’allemande en disant qu’il faut au conseil d’administration des représentants des salariés, des ONG, je ne sais pas. Ça tourne autour de ce qui avait été fait dans ce quinquennat-ci en s’appuyant sur la mission Notat-Senard, mais qui n’a pas été au bout du raisonnement.

La troisième idée, c’est tout ce qui est modification des prélèvements sociaux et fiscaux. La taxe carbone est en difficulté pour une raison relativement simple que j’ai évoquée tout à l’heure, c’est que les uns et les autres considèrent qu’ils payent, mais que ce n’est pas juste. Il faut trouver un autre équilibrage qui est assez évident : il faut une partie significative des revenus de cette taxe qui serve à aider les ménages, une partie significative qui aille en investissement, ça peut financer une partie du « Green New Deal ». Le fait que la taxe carbone ait un sens la rendra, je pense, plus acceptable. Je ne parle que de la taxe carbone, mais l’écofiscalité serait aussi à mettre en ordre de manière un peu plus générale.

Je mettrais certainement sur la table des discussions la question du libre-échange international, du protectionnisme vert au niveau au moins européen. Il me semble assez évident que la question de l’emploi au sens strict, limiter la destruction et favoriser la reconstruction d’emploi est un enjeu central aujourd’hui sur le plan politique, parce que c’est certainement la cause du vote RN dans les zones qui sont complètement en perdition sur ce plan-là. C’est à la fois pour des raisons d’emploi au sens strict, mais aussi pour des raisons de sens à la vie : on est dans une société où le travail a un sens de dignité. Je pense que c’est un sujet majeur, on a encore beaucoup d’emplois qui partent et continuent à partir hors de nos frontières. On a un mécanisme de mise en concurrence internationale qu’on appelle le libre-échange et qui est d’une violence extrême, qui est tout à fait typique dans le domaine agricole et qui n’est pas que dans un sens, c’est-à-dire que les emplois français de l’agriculture sont menacés, détruits par des dispositifs agro-industriels encore plus efficaces que ceux que l’on a. Nous-mêmes, on fout en l’air des emplois en Afrique ou dans des pays où il est vital d’avoir des emplois de proximité au lieu de fabriquer des produits qui sont nos biens de consommation.

Donc je pense que cette affaire-là, qui est la remise en cause du dogme du libre-échange, est un sujet central et bien sûr, ce n’est pas à confondre avec ce que fait Trump qui est une vision mercantiliste, très bêtement protectionniste de l’économie. Le sujet, ce n’est pas de s’enfermer, de ne pas vouloir entendre parler de l’extérieur. Le but, c’est de dire qu’en France et en Europe, on ne peut pas vouloir une chose et son contraire, des modèles qui sont écologiquement vertueux et accepter d’être concurrencés par des entreprises qui ne sont ni écologiquement ni socialement vertueuses. Ça ne marche pas. Je suis entrepreneur et chef d’entreprise depuis des années, je sais ce que c’est. Ma quatrième grande mesure tournerait autour de cela. Il y a encore beaucoup de choses à raconter, notamment autour des mécanismes de financement de ce fameux « Green New Deal » et c’est clair aussi que sur ce plan-là, je proposerais des réformes assez substantielles des mécaniques financières. Je pense d’ailleurs que ça permettrait de résoudre une partie des problèmes du court-termisme parce qu’il est lié à la domination excessive des marchés financiers et des très grandes banques qui ont des puissances de frappe considérables et qui peuvent développer des activités sans aucun sens, comme le trading à haute fréquence, qui déséquilibrent les mécanismes en permettant aux uns et aux autres d’offrir des rendements beaucoup trop élevés, rendant très difficile la rentabilisation de nos questions écologiques. Voilà en gros quelques mesures qui me semblent évidemment à mettre sur la table des discussions lors d’un débat présidentiel.

LVSL – Comment pourrait-on réguler une activité comme le trading à haute fréquence ou le shadow banking ?

AG – Il faut que l’opinion publique s’empare du sujet. Sur la question des paradis fiscaux, si vous refaites de l’histoire sociologique, vous allez voir que l’opinion publique ne se rendait pas compte de ce qu’il se passait donc il n’y avait pas beaucoup de potentiel d’action. Quand l’opinion publique s’empare de ce sujet et considère que c’est moralement inacceptable que des boîtes fraudent (d’autant plus qu’on nous demande des efforts à nous citoyens) la fraude baisse. L’autre grand sujet est celui de l’optimisation fiscale, qui commence à être pris en considération : des règles et des lois obligent les entreprises à extérioriser les impôts qu’elles payent pays par pays. Pour le trading à haute fréquence, je pense que c’est relativement simple : la technique réglementaire est très facile, il suffit de créer des petites contraintes temporelles. Tout le monde me dit que ça doit se faire au niveau européen, mais foncièrement il suffit juste qu’un gouvernement élu décide de le faire. Il n’y a aucune difficulté technique. Le problème est politique, c’est un problème de volonté, de négociation avec les grandes entreprises bancaires parce que pour elles, ce sont des sources de revenus importantes, donc elles bataillent pour les conserver.

LVSL – Est-ce que vous travaillez avec des spécialistes d’autres disciplines et si oui, comment est-ce que vous travaillez ensemble ?

AG – La première grande discipline avec laquelle je travaille, c’est le climat. Donc il y a toute une série de disciplines autour de la question du climat qui sont des physiciens, des gens qui font des modèles climatiques. On a la chance d’avoir une organisation qui s’appelle le GIEC qui fait des travaux de synthèse absolument remarquables. On s’inspire de ces travaux, on les cite, car on n’est pas nous-mêmes climatologues et si on ne comprend pas, on discute gentiment avec les climatologues qui sont très compétents et prêts à rendre ce service.

Une autre discipline à laquelle je pense spontanément est le droit : il y a beaucoup de questions qui sont à l’intersection du droit, de l’économie et de l’environnement. J’ai parlé du commerce international tout à l’heure : il y a beaucoup d’enjeux de droit. Il y a de nombreux spécialistes là-dessus. J’aurais pu évoquer des questions de réforme en matière de constitution française. Là, ce n’est pas compliqué, on discute avec des spécialistes de droit au conseil scientifique de la fondation Nicolas Hulot.

Une troisième discipline est tout ce qui est sociologie, anthropologie, psychologie sociale. Même si je suis économiste et plutôt à même de considérer que la taxe carbone est un levier fort, quand je discute avec des sociologues, des gens de la psychologie sociale, des anthropologues, ils m’aident à relativiser l’effet de ce type d’instrument et à réfléchir au fait qu’il y en a d’autres.

La dernière des grandes disciplines dont l’importance est considérable est la biologie, l’écologie qui n’est franchement pas la même chose que la question de la climatologie qui est plutôt une affaire de physiciens. Là pareil, au conseil scientifique on a beaucoup de spécialistes de l’écologie, de dynamiques des populations et d’histoire évolutive.

LVSL – Est-ce que vous êtes plutôt pessimiste ou optimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

AG – Si on me pose la question de l’optimisme sur la capacité de l’humanité, je suis profondément optimiste. Après, je dois dire que cela n’a pas beaucoup d’importance. D’une part, parce que ma mère m’a toujours dit que les cimetières étaient remplis de gens qui se croyaient indispensables. En revanche, il y a une formule que j’ai adorée : « il est trop tard pour être pessimiste ». De toute façon, on est face à de tels périls, un tel niveau de risque pour des milliards de personnes, dont nos enfants, et petits-enfants que le sujet n’est pas le pessimisme ou l’optimisme, mais le volontarisme.

Pour revenir à ma marotte qui est l’économie, il faut vraiment se mettre dans une situation et considérer qu’on doit très fortement faire bouger les lignes pour que le volontarisme politique ne soit pas considéré comme un retour archaïque au dirigisme d’État, mais bien considérer que les forces de marché n’ont aucune chance de régler cette crise. Je suis entrepreneur, je ne suis pas payé pour sauver la planète. Je suis chef d’entreprise, j’ai un mandat et des actionnaires. Il appartient à la puissance publique au sens large d’être volontaire sur les enjeux qui sont de l’ordre de l’intérêt général. Mais on ne peut pas poser les questions comme on le faisait il y a 50 ans : on n’a pas d’un côté le bien public et de l’autre le bien privé, il y a des communs mondiaux. Il y a une nécessité de faire évoluer assez considérablement la gouvernance. Je vais prendre un exemple : on a considéré pendant très longtemps que la question climatique était le job des États et que c’était la discussion entre les États qui comptait au niveau des conventions climat, les COP. Ça ne marche pas parce que ce fameux bien commun mondial est aussi l’affaire des ONG, des entreprises qui ont des solutions à apporter et des financiers qui sont certes court-termistes, mais qui apportent l’argent. Cette nouvelle configuration de biens communs mondiaux doit générer de nouveaux modes de gouvernance mondiale et européenne. Tout ça ne doit pas nous enlever le sens du rythme et de la volonté politique. Je suis très volontariste sur ces questions-là.

Il y a toute une série d’exemples qui montrent que des choses qu’on croyait impossibles, on a réussi à les faire. En revanche, je ne dis pas que les solutions vont sortir magiquement du cerveau de quelqu’un. Ça va être un effort assez important. Il y a des moments dans l’histoire de l’humanité où je ne sais pas pour quelle raison, les forces positives se sont mises en œuvre et on y est arrivés. Il n’y a pas de raison qu’on n’y arrive pas là, même si c’est très chaud.

 

Retranscription : Jeanne du Roure

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

 

Écogestes ou action collective : pourquoi il ne faut pas choisir

© Arie Wubben

En termes de lutte contre le changement climatique, nos nécessaires changements de comportement individuels ne pourront à eux seuls suffire à atteindre les objectifs de réduction d’émissions fixés par l’Accord de Paris. Au nom de la cohérence, il faut assortir cet engagement à l’échelle personnelle d’un combat politique, collectif et radical. Chiffres à l’appui.


Samedi 5 octobre au soir, en face du centre commercial Italie Deux occupé depuis le matin à l’initiative du mouvement Extinction Rebellion, un gendarme posté à la sortie, harnaché de ses 14 kg d’armure et de lacrymos, se prit au jeu du dialogue avec un petit groupe de sympathisants, et leur tint ce propos :

« Ce que vous faites, bloquer un centre commercial, ça ne sert à rien. Vous ne faites que vous tirer une balle dans le pied. L’important, ce n’est pas d’empêcher de braves gens de consommer et de dépenser leur argent le weekend, c’est d’agir à son échelle. Moi, je trie mes déchets, je composte, j’ai un poulailler. Je me déplace en vélo, je ne prends jamais l’avion, et je fais du covoiturage. Si tout le monde faisait pareil, ça réglerait tout ».

La situation du dialogue a beau être cocasse, cette discussion est emblématique d’un débat plus large. L’action écologique à son échelle est-elle, en effet, suffisante ? Peut-on faire l’économie de revendications plus larges sous prétexte de déjà « faire sa part », de déjà cocher toutes les cases des listes usuelles « d’écogestes du quotidien » ? D’autres, à l’opposé du spectre, s’interrogent : est-ce au fond nécessaire de s’investir outre mesure à son échelle, puisque tout serait finalement la faute du « système », et aux mains de l’État et des entreprises ?

Les « écogestes » comme stratégie de contrôle social ?

En réalité, ce débat est trompeur, puisqu’il oppose deux notions pourtant complémentaires. Dans son essai La Société ingouvernable, le philosophe Grégoire Chamayou explique en quoi les mouvements écologistes et féministes naissants de l’Amérique des années soixante, loin d’opposer action écologique individuelle et collective, considéraient au contraire la première comme partie de la seconde, comme une pièce particulière mais indispensable d’un projet révolutionnaire global.

« Le personnel est politique », disaient-ils. Plus d’un demi-siècle plus tard, cette phrase résonne pour le moins bizarrement, comme si le micro et le macro, l’action individuelle et la transformation collective, avaient fini par se retrouver opposés l’un à l’autre, au point de les présenter aujourd’hui comme foncièrement antinomiques. Aux uns la foi en une écologie éthique, basée sur la responsabilisation individuelle, dont le pari est de pouvoir changer les choses en douceur, par une somme d’actions incrémentales, apolitiques, atomisées. Aux autres, le projet utopique, presque louche, en tout cas réputé vain, d’une transformation collective, radicale et profonde du « système ».

Que s’est-il passé ? Les coupables, d’après Chamayou, sont tout désignés. Certains pouvoirs industriels, tremblant devant la montée en puissance de revendications collectives légitimes sur les questions environnementales, auraient réussi le tour de force de parvenir à dissocier, puis opposer dans l’imaginaire collectif, la réforme des comportements individuels d’une part, et l’engagement politique d’autre part. Ainsi les aspirations collectives au changement ont-elles pu être cantonnées à une poignée d’actions écologiques soigneusement choisies, strictement domestiques, et donc inoffensives. D’où la multiplication des injonctions à trier nos déchets, garer nos SUV à l’ombre l’été pour éviter d’allumer la climatisation, ou éteindre la lumière en sortant de la pièce, tout ceci dans le noble but de « sauver la planète ».

Mise à part la question de l’efficacité intrinsèque de ces actions (voir plus bas), on conviendra que la stratégie consistant à présenter les « petits gestes du quotidien » comme seul horizon d’action possible est diaboliquement efficace dans son dessein de stérilisation de l’action, puisque pourvoyeuse de bonne conscience individuelle, prompte à calmer les angoisses et sentiments de culpabilité écologiques. Ils nous maintiennent dans un état d’affairement (je trie, je recycle, je fabrique ma propre lessive, mon dentifrice, mon savon, j’ai un lombricomposteur, je prends des douches courtes, j’éteins les lumières, je ferme l’eau du robinet en me brossant les dents, etc.) et nous donnent ainsi l’illusion d’agir ; mais non seulement ces actions ne sont pas toutes efficaces d’un point de vue climatique, elles sont aussi, nous dit Chamayou, foncièrement apolitiques. Si nos soifs d’engagement sont assouvies, pourquoi donc exigerions-nous le moindre changement à une échelle plus large ? Mieux vaut culpabiliser nos voisins d’en face qui ne font pas « leur part ».

L’action individuelle est absolument nécessaire…

Même si de telles stratégies de contrôle social par la responsabilisation et la culpabilisation existent et ont effectivement été menées avec succès, nous aurions néanmoins tort de rejeter en bloc l’ensemble de ces “écogestes”. Les changements de comportements individuels sont en eux-mêmes absolument nécessaires dans la transition radicale que requiert l’urgence climatique. Aujourd’hui, tout n’est pas que l’affaire d’un tri des déchets ou de leur recyclage. Au-delà de leurs vertus pédagogiques, certains gestes ont même un impact très fort sur notre empreinte personnelle. Et puis, il est difficile d’envisager une transformation globale sans se changer soi-même. Difficile d’accueillir psychologiquement le monde qui vient sans avoir préparé le terrain à son échelle. Difficile d’envisager les grandes transformations sans avoir démarré son cheminement personnel par les petites.

C’est cette absolue et nécessaire intrication entre combat individuel et combat collectif que tente de montrer, et surtout quantifier, notre étude Faire sa part ? Pouvoir et responsabilité des individus, de l’État et des entreprises face à l’urgence climatique afin de réfuter deux extrêmes : d’une part la tendance à la sur-responsabilisation écrasante et contre-productive des individus, de l’autre les refus désabusés de tout changement de comportement individuel au prétexte de la responsabilité exclusive d’un « système » réputé inatteignable.

Certains « gestes du quotidien » ont un impact réellement significatif sur l’empreinte carbone personnelle. Pour un Français moyen, le simple fait de cesser de manger de la viande participe par exemple à réduire son empreinte de 10%. Bannir l’avion est le levier le plus important pour quiconque le prend déjà (mais, comme c’est loin d’être le cas de l’ensemble de la population, ce levier n’est pas si grand en moyenne, comme on le voit dans le graphique plus bas). Privilégier le vélo à la voiture sur les trajets courts, développer le covoiturage, opter pour un mode de consommation sobre et local sont d’autres exemples d’actions à fort potentiel. Au total, en mettant en œuvre toute la liste d’actions considérées dans l’étude (qui n’a pas la prétention d’être exhaustive, puisque certains leviers fondamentaux et parfaitement atteignables à l’échelle individuelle, comme davantage de sobriété dans les transports, y sont absents), on peut prétendre réduire directement son empreinte de 25% en moyenne, ce qui est considérable. Et même jusqu’à -45%, si l’on met aussi en œuvre certains leviers requérant un investissement financier, comme la rénovation énergétique de son logement, le choix d’une énergie décarbonée pour son chauffage, ou l’achat d’un véhicule bas carbone.

http://www.carbone4.com/publication-faire-sa-part/
Réductions de CO2 induites par les gestes individuels sur une empreinte carbone personnelle moyenne. © Carbone 4

…mais elle n’est pas suffisante

Or, pour parvenir aux niveaux requis par l’Accord de Paris, rappelons que l’empreinte carbone des Français doit passer de 11 tonnes de CO2 équivalent par an… à seulement 2 tonnes en 2050. Soit une baisse de 80%. Notre calcul montre donc qu’avec toute la volonté du monde, il est illusoire de penser pouvoir aligner sa propre empreinte avec un niveau compatible avec un réchauffement inférieur à 2°C au moyen exclusif du changement de comportements à l’échelle individuelle. Les écogestes du quotidien sont absolument nécessaires, et aussi largement insuffisants pour espérer atteindre la neutralité carbone de la France en 2050.

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Pour respecter l’Accord de Paris, l’empreinte carbone moyenne des Français doit passer de 11 à 2 tCO2eq d’ici à 2050. © Carbone 4

Le constat est encore plus modeste lorsque nous considérons que cet homo ethicus, ce citoyen censé se transformer lui-même vers un optimum écologico-moral en agissant sur tous les leviers individuels disponibles à son échelle, est bien loin de constituer la majorité de la population. Le sociologue Stéphane La Branche estime plutôt à un cinquième la proportion de Français « moteurs » sur les questions de climat (c’est-à-dire, ceux qui ont le capital à la fois économique et culturel pour pouvoir, et vouloir, agir). Le reste de la population serait composé de trois cinquièmes de « variables » et d’un dernier cinquième de « réfractaires ». L’impressionnant -45% maximum atteignable à l’échelle individuelle se transformerait en un pâlot -20% de baisse en moyenne, une fois prises en compte les disparités dans les velléités personnelles de changement à l’échelle de la population entière.

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En comptant sur un engagement modéré de la population (20% de “moteurs”, 60% de “variables”, 20% de “réfractaires”), environ le quart de l’effort à faire serait atteint par le biais des gestes individuels volontaires.

Tout ce que cela veut dire, c’est qu’il est vraisemblable que nous ne parviendrons pas à engendrer un effet d’entraînement suffisant en ne misant que sur les bonnes volontés individuelles. Et que même si tout le monde s’y mettait, “toutes choses égales par ailleurs” (c’est-à-dire sans considérer les changements systémiques qu’induirait l’adoption mainstream de tous ces petits gestes, comme par exemple les effets sur le système agricole d’un passage au tout-végétarien par tous les Français), cela ne représenterait que la moitié de l’effort à faire.

L’omniprésence d’un système sociotechnique accro aux énergies fossiles

Pourquoi ? Parce qu’en deux siècles (depuis la révolution industrielle), nous avons bâti un environnement social et technique reposant sur la promesse d’une énergie fossile abondante et bon marché, sans contreparties suffisamment négatives qui demanderaient de nous limiter délibérément. Une part substantielle de nos émissions est ainsi déterminée par le système « sociotechnique » dont nous faisons tous partie. Les équipements et les infrastructures du pays – ou leur absence – sont le résultat de choix politiques passés ; ils sont énergivores en eux-mêmes. Installer un thermostat chez soi, ou baisser la température en hiver quitte à enfiler un pull-over, sont des actions extrêmement utiles et « rentables » ; mais tant qu’un investissement ne viendra pas remplacer une chaudière individuelle, celle-ci fonctionnera toujours au gaz ou au fioul. Tant que la copropriété n’aura pas investi dans le raccordement à un réseau de chaleur urbain (à supposer que ce soit techniquement possible), le logement restera dépendant de la solution de chauffage de l’immeuble ou du réseau de gaz. Pour décarboner nos économies, l’action individuelle est certes une partie de la réponse, mais elle ne peut suffire à atteindre les baisses nécessaires. Et n’oublions pas que seule une part très limitée de la population a le loisir de mettre en application ces changements de comportement. Pouvons-nous vraiment demander aux populations périurbaines de troquer leur diesel pour un vélo, alors que la décision de les reléguer hors des villes reposait justement sur le pari de la généralisation du tout-voiture ?

Le reste de l’effort pour parvenir au niveau de l’Accord de Paris, c’est-à-dire la moitié de la réduction à fournir (ou les trois quarts, en fonction de l’optimisme de l’hypothèse de changement volontaire des comportements individuels), ne pourra advenir sans le concours de l’État, en tant que régulateur, législateur, investisseur, négociateur d’accords commerciaux ou agent macroéconomique. Les pistes d’action et de revendication à son égard sont innombrables : fléchage des investissements dans les filières bas carbone au détriment des actifs fossiles, développement des incitations publiques adéquates pour financer les investissements à l’échelle des ménages cités plus haut, lancement d’un grand plan de rénovation thermique des bâtiments, réflexions sur notre rapport à la voiture et aux protéines carnées, lutte contre l’artificialisation des sols, définition de nouveaux indicateurs de prospérité, renégociation ou sortie d’accords commerciaux jugés incompatibles avec l’urgence climatique, régénération des sols et des zones humides pour augmenter les puits de carbone naturels…

Et bien entendu, les entreprises ont elles aussi la responsabilité de décarboner massivement leurs propres activités et leur chaîne de valeur. Ces chantiers ne sauraient se réduire à une politique de “petits pas” : seule l’inclusion de la question du climat au cœur-même de la stratégie des entreprises leur donnerait la grille de lecture nécessaire pour agir à la hauteur des enjeux. Des chantiers plus larges, comme leur rapport à la croissance, la propriété des moyens de production, ou encore l’autogestion et le partage du pouvoir au sein de l’entreprise doivent être ouverts.

Réconcilier action individuelle et revendication collective

« Faire sa part » est donc absolument indispensable ; c’est une condition non-négociable de l’atteinte des objectifs climatiques, du succès de nos cheminements personnels sur la question environnementale, de la crédibilité d’un engagement plus large. Mais il faut savoir à quoi s’en tenir ; certains gestes sont puissants en eux-mêmes, d’autres n’ont pour eux que le mérite de nous soulager en nous donnant un sentiment de cohérence. Aussi peu flatteur que ce soit pour nos egos, l’action individuelle n’est, en moyenne, pas suffisante.

Que faire, alors ? Malgré les apparences, nous pouvons lire ce résultat comme une très bonne nouvelle, un message d’espoir galvanisant : c’est l’occasion de prendre conscience que nos transformations personnelles appellent à être assorties d’une vision politique. Que rien ne pourra être achevé sans une transformation fondamentale des structures de nos sociétés. En somme, que la radicalité est du côté de la rationalité.

Quoi qu’ils fassent à leur échelle, les individus resteront dépendants de structures carbonées et énergivores. Conclusion : sans un changement majeur de nos structures énergétiques et techniques, sans un questionnement global sur nos processus de production, sur la structure de nos inégalités, sur notre rapport à la croissance, le processus sera incomplet. C’est tous ensemble, et pas seulement chacun chez soi, que devra être mené le combat pour passer à un niveau supérieur d’action. « Les individus ont le pouvoir de tout changer » ; oui, à condition d’appliquer cette devise sur les bons objets, au-delà de la sphère strictement privée et consumériste. Le “système” qu’il s’agit de transformer n’est pas une entité froide et écrasante échappant à tout contrôle : nous avons collectivement prise sur lui. Pour ne citer qu’elles, les actions de désobéissance civile qui montent en puissance aujourd’hui semblent indiquer un chemin prometteur dans leur capacité de faire pression sur certains verrous politiques et économiques.

L’action collective, la vision systémique, sont seules capables de montrer qu’il ne s’agit pas seulement de décarboner nos sociétés et nos économies. Une France neutre en carbone peut être tout aussi injuste, inégalitaire et prédatrice que l’actuelle. Pas de salut sans remettre entièrement sur la table les principes d’exploitation sur lesquels sont basés nos systèmes socio-économiques, sans traiter de front questions sociales et écologiques, sans revisiter entièrement notre rapport au monde.

Comme l’écrivait Hervé Kempf dans Reporterre en mars dernier : « soyons cohérents, soyons radicaux ». Ayons une conscience lucide de la grande puissance – et des nécessaires limites – de nos changements de comportement sur la transformation du monde. Et ce pour mieux se convaincre de la nécessité de les assortir d’un combat politique, d’« écogestes » dans l’implication collective, afin d’engager un changement radical et profond du système dans lequel nous vivons.

 

NB : Le contenu de cet article n’engage que son auteur, et non la société à laquelle il est rattaché.

Pour un patriotisme vert

https://www.flickr.com/photos/leniners/20445080748
Champ de lavande de Provence. ©Leniners

La situation politique en Europe occidentale est en train de muter rapidement sous l’effet d’une sensibilité accrue à l’urgence écologique. Celle-ci se manifeste de plus en plus concrètement, et vient s’installer dans le sens commun comme un phénomène palpable : canicules, sécheresses et pollutions. Si les effets du changement climatique étaient déjà perceptibles, leur visibilité démultipliée et la généralisation du processus viennent bousculer les représentations, de telle sorte que le changement climatique est désormais une menace bien présente dans les esprits, et que celle-ci s’ajoute aux autres menaces générées par la mondialisation. La dégradation accélérée de l’environnement est un élément supplémentaire du tout fout le camp généralisé perçu par les citoyens. L’ampleur du phénomène ouvre la voie pour un patriotisme vert.


Aux yeux des électeurs, l’imaginaire écologique a jusqu’ici toujours été celui du cosmopolitisme et de l’ouverture à la mondialisation. Cette caractéristique se traduisait par une forte pénétration chez les CSP+, les urbains et les diplômés. Que ce soit sur le plan militant ou sur le plan électoral, l’engagement écologiste marquait une nette préférence pour le global et le local, tout en mettant de côté l’échelon national, considéré comme non pertinent au regard de l’échelle des défis du changement climatique. Si cet imaginaire reste extrêmement présent, comme le démontrent les slogans des manifestations telles que « Fridays for Future » et les différentes pancartes qu’on peut apercevoir ici et là dans le mouvement climat, l’accroissement tendanciel de l’urgence climatique vient ouvrir de nouvelles possibilités de discours écologique. En effet, si l’espoir de mettre tout le monde d’accord au niveau international et d’aboutir à des traités juridiquement contraignants reste présent, le besoin d’agir d’urgence pour lutter à la fois contre le changement climatique et se préparer à celui-ci vient réhabiliter l’échelon national comme échelon immédiat au sein duquel il est possible d’agir et comme levier d’une diplomatie écologique prioritaire.

Par ailleurs, la question du changement climatique prenait jusqu’ici l’aspect d’une abstraction, d’un engagement pour une cause lointaine et déconnectée de la vie quotidienne. Lorsque l’écologie s’inscrivait au quotidien, c’était pour prendre l’aspect d’un lifestyle individuel tout à fait compatible avec le fonctionnement de l’économie de marché : produits bio, déplacements à vélo, alimentation non carnée, etc. Bref, l’écologie, c’était le truc des gagnants de la mondialisation, pas tellement des plus fragiles pour qui ce mode de vie était au mieux un luxe, au pire un marqueur de distinction sociale et morale. Cependant, on s’aperçoit progressivement que les premières victimes du changement climatique seront précisément les classes paupérisées, déjà exposées à de nombreuses menaces et incertitudes. Ce sont celles qui ont été les plus affectées par les changements qui se sont manifestés dernièrement.

Le début d’une mutation

Ce fait politiquement nouveau – mais scientifiquement connu depuis longtemps – provoque de plus en plus de débats autour de la nécessaire articulation entre le social et l’écologique. Les slogans qui appellent à une écologie populaire viennent synthétiser cette double exigence : ancrer l’écologie chez les CSP- comme une priorité politique ; répondre aux besoins de ces catégories qui vont être les plus exposées au changement climatique. Au regard de la prégnance du discours individualiste sur les nécessaires changements de comportement de la population, et du caractère parfois punitif du discours écologiste, les obstacles sont encore nombreux avant qu’une écologie populaire puisse devenir hégémonique dans le champ politique. La faible porosité sociologique entre le mouvement des gilets jaunes et le mouvement climat démontre clairement qu’il reste encore beaucoup de chemin à parcourir. Néanmoins, la montée en puissance du discours anti-élites au sein du mouvement climat, ou des personnalités qui incarnent la demande écologique, ouvre des possibilités nouvelles.

La première condition pour construire une écologie de ceux d’en bas est en premier lieu de désigner ceux d’en haut comme les coupables de l’inaction face au changement climatique. Ce déplacement de la frontière antagonique, qui passe de la dénonciation des comportements individuels à la dénonciation de l’absence de changements macro-sociaux mis en œuvre par les gouvernements, est un premier pas vers l’extension de l’écologie en direction des classes populaires. Le risque reste cependant que l’inaction dénoncée soit celle de l’absence de mesures qui modifieraient les simples comportements individuels, comme une taxe carbone par exemple – qui est, on le sait, particulièrement impopulaire. Il faut donc aller beaucoup plus loin. L’enjeu est de faire muter l’écologie pour qu’elle intègre les différentes demandes populaires hostiles à l’égard de la mondialisation.

Répondre aux menaces de la mondialisation

Les demandes les plus fortes chez les classes populaires sont d’une part la demande de protection face aux désordres provoqués par la mondialisation, et, d’autre part, la demande de démocratie et de souveraineté, qui consiste à reprendre le contrôle. La prégnance de ces demandes est le produit d’une longue évolution historique de démantèlement de l’État social et d’entrée dans une ère postdémocratique. En effet, l’intégration européenne et l’ouverture au libre-échange mondialisé ont provoqué une désindustrialisation massive et désertifié de nombreux territoires. Les systèmes nationaux d’État social ont été mis sous pression par la dégradation de l’emploi et la discipline imposée par le financement de la dette sur les marchés financiers. Les services publics ont subi l’imposition du new public management et une privatisation rampante. Quant aux effets de polarisation de la zone euro et du marché unique, ils ont consacré la victoire de l’industrie la plus puissante de la zone, celle de l’Allemagne, et affaibli fortement les autres industries nationales qui n’étaient pas prêtes à évoluer dans la même zone monétaire que celle d’Outre-Rhin. La conséquence en a été une reconversion accélérée vers une économie de service concentrée dans les métropoles et fortement segmentée entre d’une part des services à faible rentabilité et faibles gains de productivité, et d’autre part des activités à haute valeur ajoutée. La congruence de ces causes a conduit à une rupture politique, économique et culturelle de plus en plus nette entre une France reléguée peu mobile et en pleine désaffiliation, et une France des métropoles plus dynamique et connectée, malgré ses banlieues reléguées dont la situation sociale est équivalente à celle des territoires périphériques.

C’est la raison pour laquelle les classes populaires sont particulièrement sensibles aux discours qui leur promettent de les protéger de la mondialisation et de balayer les élites en place. Cette demande s’apparente à une volonté de réencastrer le capitalisme dans l’État-nation et ses mécanismes de solidarité, alors qu’il s’en émancipe chaque jour un peu plus. Cela se traduit notamment par une forte demande de rapatriement de la souveraineté vers l’échelon national et une aversion particulière à l’égard de l’approfondissement de l’intégration européenne. Pour cette France, les menaces extérieures se multiplient. C’est pourquoi le patriotisme anti-élites y rencontre un écho important, qu’il prenne la forme du nationalisme réactionnaire porté par le Front national, ou qu’il prenne la forme d’un patriotisme progressiste porté par exemple par la France insoumise en 2017. Même si l’imaginaire de l’écologie se projette essentiellement au niveau européen jusqu’à présent, la construction d’un patriotisme vert à l’échelle nationale, sans virer à l’europhobie, n’a rien d’inenvisageable et dispose de solides points d’appui.

Vers un patriotisme vert

Les territoires périphériques sont particulièrement exposés aux changements climatiques tels que les épisodes de sécheresse qui détruisent paysages, écosystèmes locaux et dégradent les nappes phréatiques. La distance avec les services publics y complique les interventions de l’État, notamment pendant les séquences de canicule qui se multiplient. De la même façon, les zones de fortes pollutions et d’excès de bétonisation sont localisées dans les banlieues défavorisées. L’urgence écologique se présente donc sous la forme d’une menace qui va se faire toujours plus précise envers les classes populaires.

La construction d’un patriotisme vert pourrait donc avoir une double fonction. D’une part, faire de l’exemplarité en matière de transition écologique et de lutte contre le changement climatique un élément de fierté nationale. C’est un levier pour démondialiser notre économie, rétablir des protections et refaire de la France un pays qui porte un message universel. D’autre part, il permet de poser la question écologique comme un enjeu fondamentalement collectif et ancré dans un destin commun. Cela permettrait de contrecarrer les tendances à réduire les efforts à réaliser aux seuls comportements individuels. C’est un moyen d’éviter la construction d’une écologie élitaire qui se résumerait à un mode de vie individuel, même si celui-ci est un levier esthétique précieux pour faire passer le discours écologique. Il est même stratégiquement important de s’appuyer sur cette dimension désirable et séductrice pour provoquer des changements culturels. Il n’y a donc pas de contradiction entre le fait de faire de l’écologie quelque chose de branché et la construction d’un discours patriotique autour de cet enjeu. Ce dernier doit s’hybrider aux demandes des classes populaires en matière de protection face aux désordres engendrés par la mondialisation.

Par ailleurs, la synthèse entre l’imaginaire cosmopolite et moderne de l’écologie politique et l’imaginaire de la protection du patriotisme est une garantie contre la construction d’un nationalisme régressif tel que le RN cherche à le faire à travers son localisme anti-immigrés. Mais c’est aussi un levier pour un retour de l’État dans l’économie, un programme de démondialisation et une sortie des traités de libre-échange qui ont un impact écologique négatif.

Si cette articulation n’est pas évidente, il est possible de s’appuyer sur des éléments du sens commun écologiste pour les lier au retour d’une communauté nationale qui protège : la préférence pour le local et les circuits-courts ; la protection du patrimoine naturel national ; la valorisation du tourisme non polluant, et donc à courte distance ; etc. Les exemples ne manquent pas pour illustrer la jonction possible de ces imaginaires : la défense d’industries fondamentales pour mener la transition écologique comme Alstom, dont la branche énergie a été cédée de façon scandaleuse à General Electric, ou la protection de services publics comme Aéroports de Paris qui permet à l’État d’avoir un contrôle direct sur l’industrie très polluante du transport aérien.

Le patriotisme vert ne peut être autre chose qu’un discours fondé sur le fait de prendre soin de notre communauté nationale comme de notre environnement. Bien loin d’un nationalisme régressif, il s’agit d’étendre l’élan d’amour des siens et de protection du bien commun qui définissent le patriotisme vers notre environnement. À l’heure de l’atomisation néolibérale, c’est un levier précieux pour reconstruire un lien collectif.

La séquence récente des incendies de l’Amazonie démontre qu’il est possible de s’appuyer sur des instincts de conservation et de protection pour leur donner un sens progressiste. C’est une des manifestations, mondiale cette fois, de l’articulation possible entre un discours de démondialisation et de transition écologique. Cette séquence a obligé Emmanuel Macron à reculer sur l’accord commercial UE-Mercosur, dévastateur sur le plan écologique, et à mettre un veto français. Même si, une fois la séquence médiatique éloignée, l’Élysée a annoncé vouloir améliorer l’accord et non l’abandonner complètement.

Un outil avec et contre l’hégémonie néolibérale

Sur le plan électoral, et à condition d’être incarné, ce patriotisme vert pourrait séduire une large coalition qui va de la France des oubliés à des secteurs de la population qui font partie des gagnants de la mondialisation. Pour le dire plus clairement, cette coalition pourrait réunir le chômeur du Nord et le jeune diplômé urbain Macron-compatible soucieux d’écologie. Même si ce dernier n’est pas forcément un socialiste forcené, l’urgence écologique est un levier pour faire admettre à ce type d’électorat la nécessité d’une forte impulsion de l’État en matière de transition et de reprise en main des grandes entreprises polluantes.

La question écologique est un des maillons faibles de l’hégémonie néolibérale. Son propre socle électoral, celui des gagnants de la mondialisation, émet une forte demande en faveur d’une politique verte. Cependant, toute politique écologique à la hauteur des enjeux devra nécessairement en passer par une confrontation sévère avec les piliers du néolibéralisme : le libre-échange, la croissance indiscriminée sur le plan qualitatif[1], la prédominance des multinationales financiarisées, l’atomisation individualiste, etc. Dès lors, l’enjeu écologique est facteur de contradictions au sein du bloc historique qui maintient en place le système existant.

La tâche d’un patriotisme vert et plébéien doit être d’appuyer au maximum sur ces contradictions lorsqu’elles monteront en puissance[2] afin de détacher une partie du bloc néolibéral et de faire advenir un nouveau bloc historique majoritaire. Une stratégie contre-hégémonique est en effet nécessairement interclassiste. Elle ne repose pas sur une simple opposition au système, mais sur un double mouvement : la désarticulation et la subversion interne de certains de ses éléments constitutifs d’une part, l’attraction vers un nouveau modèle qui rompt avec l’ancien d’autre part. La demande écologique cristallise cet entre-deux et cette ambiguïté à partir de laquelle il est possible d’étirer les pôles internes au régime néolibéral.

Si cette hypothèse devait se matérialiser, le processus de constitution de ce patriotisme vert passerait nécessairement par une incarnation électorale qui dynamitera les identités politiques existantes pour les réordonner.


[1] C’est-à-dire l’absence de choix collectifs autres que les mécanismes marchands pour établir ce que l’on doit produire ou non, alors qu’on sait pertinemment que de nombreuses activités humaines doivent décroître si l’on veut faire face au défi du réchauffement. À l’inverse, d’autres activités doivent croître, mais le marché ne fournit pas les incitations pertinentes pour que ce soit le cas.

[2] Pour l’instant, ces contradictions restent politiquement gérables par le système en place.

G7 : L’écologie est d’abord un changement d’échelle

Conférence de presse du G7 Ez, 12/08/2019

La plateforme anti-G7, G7 Ez, est un collectif d’une cinquantaine d’organisations locales, nationales et internationales constituées en plateforme. On y retrouve à la fois les acteurs traditionnels de l’altermondialisme (ONG, associations, partis politiques… ), mais aussi des syndicats et même des collectifs gilets jaunes. À partir du 19 août et pour une semaine, les activistes se réuniront autour de la ville d’Hendaye, près de Biarritz où se déroule le G7. Au programme : conférences, formations, actions et manifestations. La dimension écologique est particulièrement mise en avant par le contre-sommet, puisque l’agenda du G7 fait la part belle à la lutte contre le changement climatique. L’occasion de poser de nouveau les jalons d’une réflexion sur l’antagonisme essentiel qui existe entre néolibéralisme et préservation de la planète, autour de la question de l’échelle de l’action. Par Laurent Thieulle, membre de l’équipe de coordination de G7 Ez.


L’écologie est une science systémique. Cela veut dire que pour en comprendre les enjeux, il est nécessaire de prendre en compte chacun de ses objets d’études, mais également les interactions qui existent entre eux. Ainsi, quand un écologue est sollicité pour répondre à un problème apparemment simple, il est bien rare que les solutions qu’il propose soient autres que complexes.

Prenons le cas de la lutte contre l’érosion de la biodiversité. À ce jour, à part dans des zones sanctuarisées comme les parcs nationaux ou quelques réserves intégrales, rien n’est fait de manière réellement forte pour garantir le maintien de cette biodiversité, et encore moins son rétablissement. En cas d’atteintes aux milieux ou aux espèces, la mesure la plus contraignante consiste en France à imposer, dans certains cas seulement, des mesures compensatoires. On peut donc accepter la destruction de milieux naturels, et demander à des écologues d’en recréer d’autres dans des zones où ils sont déjà impactés ou simplement absents. Mais comment peut-on garantir que les mesures compensatoires permettront de disposer de la même complexité que le milieu d’origine en termes d’espèces, mais également d’interactions entre ces espèces ? C’est de fait impossible et souvent voué à l’échec. Pire, ce procédé permet de dénaturer d’autres espaces en les transformant en jardins artificiels. On découvre encore maintenant à quel point les relations entre espèces sont complexes, même pour des organismes apparemment bien étudiés comme les arbres : communication aérienne, communication racinaire, symbiose, mutualisme, commensalisme, avec des insectes, des champignons, d’autres plantes… Les échanges d’information et d’éléments nutritifs entre les arbres, mais également avec la faune et la flore aériennes ou édaphiques, sont immenses et peuvent couvrir des réseaux de plusieurs dizaines d’hectares. Ce n’est donc pas en replantant quelques chênes dans un climat qui ne leur convient pas qu’il est possible de retrouver la diversité écologique d’une futaie qui aura été défrichée. Que dire également du rôle de corridor biologique, de zone de repos pour des migrateurs, de l’effet du milieu sur le micro-climat, et de ses interactions avec les autres milieux naturels attenants ?… À la lueur de tout cela, il est forcé d’admettre qu’il est impossible de compenser la perte d’un milieu naturel car sa complexité est impossible à appréhender dans son ensemble.

Les réponses écologiques à des problèmes simples sont donc complexes, mais que faire alors des problèmes complexes tels que la transition écologique ou énergétique ? Première étape : affirmer que les solutions simples voire simplistes qui nous sont aujourd’hui proposées sont inadaptées et sous-calibrées. Non, la voiture électrique ne changera rien à notre impact global si nous continuons à augmenter notre dépendance aux moyens de transports individuels. Non, la simple économie d’énergie quand on éteint ses appareils en veille ne réglera pas notre surconsommation énergétique.

De même, la recherche du mouton noir, du bouc-émissaire est une perte de temps. Débattre de la responsabilité individuelle ou collective des dérèglements actuels est déjà un combat d’arrière-garde. Savoir s’il est plus important de fermer son robinet pendant qu’on se lave les dents, ou nécessaire de limiter la consommation d’eau agricole ou industrielle sont des discussions dépassées, et surtout hors-sujet. La responsabilité individuelle dans les très rares cas où elle est significative est une situation contrainte : l’augmentation grandissante des trajets en voiture individuelle est liée à la nécessité de se rendre à un travail toujours plus éloigné et à rejoindre des centres commerciaux toujours plus gros et sans concurrents de proximité. Quant aux impacts industriels et agricoles, ils atteignent de tels niveaux que leur simple réduction s’avère insuffisante et de toute façon incompatible avec nos économies écocides. Le dogme de la croissance fondé sur la consommation de biens matériels est trop ancré.

À ce jour, et les résultats des dernières élections européennes le montrent, le débat écologique n’a donc eu de réponse qu’économique sans doute parce que l’approche écologique est trop complexe et difficile à calculer. C’est également le cas parce qu’une forme d’ingénierie écologique permet de faire croire, comme dans le cas des mesures compensatoires, qu’il est possible de vivre dans des territoires impactés mais jardinés. Le principe est ainsi de calculer quels sont les atteintes soutenables – c-à-d. qui nous permettent d’envisager une continuité du système libéral à moyen terme – tout en proposant des adaptations à la marge pour limiter les dérapages les plus graves, des compensations même insuffisantes. Cette politique en place depuis désormais plus de 30 ans a montré ses limites. On constate une aggravation de l’érosion de la biodiversité, et un dérèglement climatique qui devient de plus en plus incontrôlable. Malgré tout, de nombreux courants politiques écologistes continuent à proposer ce type de démarche non-contraignante, à ne pas remettre en cause le dogme du calcul de la croissance et s’acharnent à accompagner un système moribond en espérant le rendre moins toxique. Accompagner la croissance en la rendant la moins toxique possible, mais à quelle échéance, avec quel pari sur l’avenir ?

Face à cela, il est important de comprendre que l’opposition croissance/décroissance qui permet actuellement de délégitimer une partie des théorie écologistes est également dépassée. Certes, la croissance permet de nous assurer un certain confort moderne, mais est-elle vraiment garantie ? Qui calcule le coût de la perte de certains services écosystémiques ? Par exemple, si une zone humide est détruite, qui calcule le coût du déficit de la recharge en eau de la nappe phréatique, ou la perte de production biologique des cours d’eau en aval ? Si un gisement de sable marin est surexploité, qui calcule le coût du recul du trait de côte qui n’est alors plus protégé ? Si une mangrove est détruite, qui calcule le coût des submersions marines durant les tempêtes, ou la perte de zones de fraie et de croissance de juvéniles des poissons côtiers ? Le problème, c’est que les outils économiques ne nous permettent pas de calculer le coût de cette décroissance écologique pour permettre une approche économique globale. Une approche intéressante et qui marque de plus en plus les esprits est le calcul du jour du dépassement : la date où notre civilisation moderne a consommé toutes les ressources renouvelables de la planète et où nous reportons le coût de notre développement sur les générations à venir. En 1986, le bilan était équilibré et le jour du dépassement était fixé au 31 décembre. En 2018, dès le 1er août, nous vivions à crédit. Qui peut sérieusement soutenir que nous sommes en croissance alors que nous nous endettons collectivement et à l’échelle globale 5 mois sur 12 ? À ce jour, personne. Dénoncer notre croissance illimitée n’est donc pas être décroissant, c’est au contraire avoir la conviction que cette croissance est en fait un leurre qui nous emmène collectivement vers la catastrophe. Nous sommes déjà entrés dans une phase de décroissance, mais qui est camouflée par une dette écologique non prise en compte. Il faut actuellement bien se rendre compte que nous sommes déjà en train de nous appauvrir, mais refusant ce principe, nous vivons à crédit pour reporter le coût de notre confort moderne indu vers nos enfants.

Il est donc urgent de ne plus collaborer avec ce système aveugle. Et ne plus collaborer ne veut pas dire aménager à la marge nos modes de production et de consommation, mais en changer totalement le principe. Mis bout à bout, tous les problèmes de notre mode de croissance sont d’une complexité infernale sachant que, dans une économie libérale globalisée, ils sont de plus tous interconnectés. La gestion des transports conditionne le travail qui influe sur la consommation, elle-même en prise directe avec la consommation de biens et donc de leur production, tous dépendants d’internet et des transports, etc. Il existe cependant, pour une fois, un principe relativement simple qui permettrait de répondre aux défis climatique et écologique : le changement d’échelle.

Toute notre économie est fondée aujourd’hui sur une optimisation des temps et sur une capacité de déplacement des biens et des personnes de plus en plus grande. C’est ce modèle économique qui nous rend dépendants des transports individuels pour aller travailler toujours plus loin. Il nous rend dépendants d’internet pour disposer d’information toujours plus rapide. Il nous oblige à nous approvisionner dans des centres commerciaux éloignés, mais permettant d’optimiser des coûts qui effritent les petits commerces locaux. Il crée les conditions des crash boursiers par l’explosion du trading haute-fréquence. Il permet à des yaourts de faire 8.000 km avant d’être consommés. Il crée les conditions d’existence de plateformes de vente par correspondance nuisibles sur un plan social mais également économique, etc.

Optimisation du temps et de l’espace, supply-chain associées à une économie dématérialisée, les conditions sont réunies pour faire exploser nos capacités de production et notre consommation énergétique. Aujourd’hui, internet consomme entre 10 et 15% de l’énergie mondiale et les besoins doublent tous les 4 ans. De fait, les besoins de biocarburants en France ruinent les forêts d’Indonésie. Cette optimisation temporelle et spatiale permet à ceux qui pratiquent le moins-disant social et environnemental d’écraser toute tentative d’élaboration d’une politique écologique réellement efficace. La seule solution qui permettrait de ralentir notre consommation des ressources naturelles et notre surconsommation énergétique est donc de sortir de cette optimisation, de ralentir et de diminuer nos capacités de déplacement, c’est-à-dire changer d’échelle de temps et d’espace. Pour cela, il faut redonner à l’État ses missions initiales et abandonnées ces dernières années, qui permettaient à l’origine de vivre de façon plus apaisée avec notre environnement.

Ainsi, l’aménagement du territoire doit promouvoir de nouveau les services de proximité, les commerces et la production locale. Un yaourt à 20cts produit à 8000 km du point de consommation n’est pas moins cher qu’un yaourt à 25cts produit localement : il a simplement un coût écologique qui n’est pas reporté sur le prix de vente. Ce coût n’a pas disparu, il est juste reporté dans l’avenir, et il pèse sur les milieux naturels et les ressources limitées de notre planète. Acheter aux producteurs locaux permet de refaire vivre les territoires, justifie le réinvestissement de l’Etat dans les services de proximité et garantie la dissémination des services déconcentrés.

Il est nécessaire de désinvestir dans les routes et les transports individuels pour favoriser les transports en commun et sortir du fret routier. Cela doit impérativement s’accompagner d’un changement de politique de l’emploi et de la relocalisation des secteurs d’activités dans les régions qui peuvent les soutenir tant du point de vue de la production que de la consommation. Cela permet de recréer de l’emploi local autour de productions locales, adaptées aux territoires qui les supportent. L’abandon du fret ferroviaire est à ce titre non seulement catastrophique mais incompréhensible dans le cadre d’une approche écologique de la politique des territoires. Il se justifie par les théories du supply-chain, ou la gestion à flux tendu des stocks. Mais le fret routier n’est nécessaire que pour les grands centres commerciaux, principaux promoteurs de cette approche logistique. Dans une politique de marchés locaux, qui créent plus d’emplois, plus d’échanges, qui génèrent des réseaux beaucoup plus complexes et plus diversifiés, et donc plus robustes, le ferroviaire associé à des marchés de gros a montré sa performance. C’est le modèle du train de primeur Perpignan-Rungis qui doit être déployé à l’échelle nationale au lieu d’être scandaleusement abandonné par l’État.

Il faut également se prémunir de la catastrophe à venir liée à la dérégulation totale d’internet qui permet à ce modèle économique de devenir à terme le premier poste de consommation énergétique mondial. Accepter une certaine perte d’information et de temps pour revenir à des considérations en rapport avec le monde réel, avec l’économie réelle, et non pas avec la dématérialisation qui nous emmène dans le mur. La révolution low-tech est nécessaire mais sera insuffisante si elle permet de continuer à se connecter à des serveurs qui deviennent des ogres énergétiques. Pour cela, il faut bien se convaincre que cette optimisation du temps et de la connaissance partagée a surtout permis de développer des outils dangereux et contre-productifs : le trading haute-fréquence, l’intelligence artificielle, le scandale des big-data, le fichage commercial. Le déploiement de la 5G est uniquement une vision mercantile de ce qu’est internet. À titre individuel, nous n’en avons pas besoin. Ce sont bien les entreprises multinationales qui développent les objets connectés, la surenchère technologique, qui en sont les principaux promoteurs, bien loin de la low-tech économe de ressources en terres rares…

Enfin, il est urgent de recalculer notre PIB en y intégrant les notions de coût écologique et de perte de services écosystémiques afin de disposer enfin d’un indicateur véritablement significatif de notre bien-être commun.

Théorie décroissante ? Rien n’est moins sûr. En premier lieu, nous sommes déjà dans une économie décroissante mais qui refuse de l’admettre. Et à l’inverse, un changement d’échelle de temps et d’espace nous permettrait collectivement de redonner un avenir à nos économies, à nos enfants et à nos milieux naturels. Cela s’accompagnera inévitablement d’une meilleure répartition des richesses et de création d’emploi en évitant la concentration des moyens de production et de distribution par quelques multinationales. Ce changement d’échelle permet de poser un principe simple qui est une première étape à l’intégration de la complexité écologique dans nos politiques locales et nationales. Il nous permettrait également de redessiner une économie véritablement durable, ce qu’elle n’est toujours pas malgré les déclarations d’intentions de tous nos gouvernements. Surtout, cela nous permettrait enfin de redessiner un mode de vie respectueux de nos milieux naturels, principaux supports de notre confort, et de notre survie.

10. Le romancier : Jean-Marc Ligny | Les Armes de la Transition

Jean-Marc Ligny est romancier, spécialisé dans le roman d’anticipation et la science-fiction. Il a écrit plus d’une quarantaine d’ouvrages traitant notamment de la raréfaction de l’eau causée par le changement climatique, des migrations climatiques, de la question des semences ou encore de la réalité virtuelle. Il a été sollicité par le GIEC, la Mairie de Paris et le ministère des Armées pour évoquer des scénarios futurs potentiels. Jean-Marc Ligny nous éclaire ici sur le rôle du romancier dans la sensibilisation écologique des citoyens et des décideurs.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : A quoi sert un romancier dans le cadre du changement climatique ?

Jean-Marc Ligny : Un romancier sert à mettre en scène les rapports un peu secs et ardus du GIEC et tous les ouvrages scientifiques ou sociologiques qui sont parus sur la question. Il sert à donner du sens, à apporter de l’émotion, à montrer ce que ça peut donner concrètement, les chiffres, les statistiques, les tableaux qui sont un peu froids et ardus des climatologues sur la question. Dans le sens où un écrivain est un raconteur d’histoires, un écrivain d’anticipation est un raconteur du réel. L’anticipation, la science-fiction, c’est précisément la littérature du réel. À mon avis c’est la littérature qui va prédominer au 21e siècle parce qu’elle interroge le monde présent.

Un auteur de science-fiction doit analyser le présent pour en tirer les germes du futur. Ce n’est pas un voyageur temporel qui vient de l’avenir et qui va écrire comment ça se passe dans l’avenir : il le tire du présent. En l’occurrence, l’avenir climatique étant inéluctable, moi en tant qu’auteur de science-fiction j’ai été interpellé, je dirais même que ça m’a un peu estomaqué, parce que c’est la première fois que ça arrive dans l’histoire de l’humanité.

Jusqu’à présent, le futur de l’humanité était toujours incertain même quand il y a eu des catastrophes, de grandes épidémies, la grande peste, la grippe espagnole, les guerres mondiales, etc. ça impliquait l’avenir d’un certain nombre de millions de personnes, mais pas de l’humanité entière. Le problème du climat touche tout le monde sur toute la planète, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest et il est inéluctable. Pour la première fois dans l’histoire, on se retrouve face à un futur qui est certain. Donc le climat va changer, donc forcément la biodiversité et l’humanité. On est toujours dépendant de la nature, même si on vit en ville et que la nature, on ne la voit qu’en pot ou en vitrine.

Tout ça va impacter l’humanité assez gravement, même très gravement à mon avis, donc on se retrouve face à ce futur inéluctable et ce n’est pas un astéroïde qui tombe sur la terre avec Bruce Willis qui va sauver le monde. Là on se retrouve, on est tous concernés complètement de près. Et donc moi en tant qu’auteur de science-fiction, j’ai trouvé essentiel, indispensable de mettre en scène ce changement qui nous attend. Et donc de tirer de ces rapports un peu arides, d’en tirer la substance et là je dirais de traduire en images, en émotions, en actions aussi, tous ces chiffres et toutes ces données. On dit que le changement climatique à 2°C va impliquer tel changement de la faune, de la flore, la montée des océans, etc. Tant qu’on reste dans l’abstrait, ça donne une toile aux couleurs changeantes, mais on n’en perçoit pas vraiment le sens et il m’appartient à moi de donner à ces couleurs changeantes le paysage, la lecture, le film…

Bon, je ne prétends pas être prophète et dire que ce que j’ai écrit dans mes bouquins va se passer comme ça. Non, je raconte une histoire, je suis quand même un romancier. Donc l’objectif est toujours de raconter une histoire : d’avoir des personnages forts, de faire vibrer le lecteur, de lui faire peur, lui faire plaisir, etc. Je suis un conteur quelque part. Je raconte, je narre les contes du changement climatique.

LVSL : Et en quoi consiste concrètement votre activité ? Est-ce que vous pourriez nous décrire une journée type et surtout votre méthodologie quand vous vous attelez à un ouvrage comme ça ?

J.-M. L.: La journée type d’un écrivain, elle n’est pas vraiment sexy : c’est passer beaucoup de temps sur son ordinateur et à son bureau, parfois debout quand même parce que j’en ai besoin. Ça va être pas mal de recherche. Je ne fais pas qu’écrire des romans, il faut que je gagne ma vie aussi donc parfois le matin, je vais le consacrer plutôt à des activités alimentaires. J’ai tendance à travailler l’après-midi et le soir. Je fais des recherches, je peaufine mes scénarios, parce que je fais toujours des scénarios.

Mes romans sont assez préparés en général. Je sais qu’il y a des écrivains qui écrivent au fil de leur plume, qui ont une vague idée de départ et puis hop ils déroulent. Moi j’ai besoin d’un synopsis, j’ai besoin d’un scénario, surtout pour des romans comme ça, basé sur des réalités scientifiques, sur des faits. J’ai besoin de mettre en forme et de traduire ces chiffres en images, en actions, en scènes…

Ma méthodologie, c’est essentiellement avoir l’idée au départ. Pour Aqua TM, par exemple, j’ai choisi une voie pas très facile parce que quand j’ai pris conscience du réchauffement, du changement climatique, parce que ce n’est pas toujours un réchauffement … du changement climatique, de l’urgence d’en parler et l’incontournabilité du sujet, j’ai cherché par quel biais l’apporter. Est-ce que je vais parler de tempête géante ? Est-ce que je vais parler d’îles englouties par la montée des eaux ? Et puis, d’une façon que je ne m’explique pas trop, j’ai choisi de traiter le sujet par le biais de l’eau et de sa rareté. Ce qui paraît paradoxal dans un pays comme la France où il pleut beaucoup. Au cours de mes études sur le climat, je suis tombé sur cette donnée qu’effectivement l’eau potable est un bien précieux, qu’il est rare, qu’il est actuellement surexploité et que ça va devenir un enjeu majeur, de lutte peut-être pour cette ressource précieuse, bien plus précieuse que le pétrole parce que l’eau est absolument vitale et qu’il y a des pays, des régions qui sont en grave pénurie d’eau : les nappes phréatiques s’épuisent, etc. Il n’y a que 1% de toute l’eau sur la planète qui est récupérable pour la consommation et ces 1% d’eau sont utilisés massivement par l’agriculture et l’industrie. Il en reste assez peu pour la vie humaine et animale. Donc j’ai choisi ce biais : la guerre pour l’eau, les futures guerres pour l’eau, la lutte pour l’eau en tout cas. Ça m’a fait faire beaucoup d’études, j’ai passé 2 ans rien qu’en études.

Pour ces études, lire des bouquins, faire des recherches sur internet, voir des interviews, enregistrer des émissions, prendre des montagnes de notes, etc. Après, ça s’est enrichi, après l’apparition d’Aqua TM, dont il y a eu un certain retentissement. J’ai rencontré des spécialistes du climat, dont Valérie Masson-Delmotte (présidente du GIEC). Et s’en est suivi un intérêt bienveillant, qui a débouché finalement sur une collaboration, assez ponctuelle mais néanmoins précieuse, avec des scientifiques du CEA, du GIEC, etc. par l’intermédiaire de Valérie Masson-Delmotte. Ça s’est traduit par une espèce de mini-séminaire dans un laboratoire de Gif-sur-Yvette, un laboratoire sur le climat, et c’était juste génial ! À la fois pour moi et pour les scientifiques en question. Elle avait organisé ça, avec sa secrétaire. Elle escomptait la venue d’au mieux 3 ou 4 personnes, parce que ce sont tous des gens très occupés, quand même. Ils sont venus à plus d’une vingtaine, ils ont carrément passé la journée ou une grosse partie de la journée à élucubrer joyeusement sur ce qu’allait devenir la Terre à l’horizon 2100, 2300, ce qu’ils ne font pas d’habitude. Ils sont chacun très pointus dans leur domaine et puis on leur demande des preuves, on leur demande des chiffres, on leur demande des rapports précis. Ils n’ont pas le droit de spéculer, enfin d’anticiper, d’élucubrer, de se livrer à de la prospective ; enfin, s’ils ont droit de se livrer à de la prospective, c’est à court terme et avec beaucoup de prudence, beaucoup de guillemets, beaucoup de conditionnel. Alors qu’ils ont de l’imagination, ils ont une idée de ce que ça peut donner, quand même : la montée du niveau de la mer, l’acidification des océans, la modification des circulations atmosphériques, océaniques, etc. chacun dans son domaine. Je pense peut-être que pour la première fois, tous ces chercheurs pointus dans la discipline se mélangeaient et se confrontaient dans leur vision. Et ils avaient carte blanche, moi je leur avais dit : « Mais allez-y, lâchez-vous ! Moi j’écoute, je prends des notes fébrilement et puis je verrai ce que j’en tirerai, mais lâchez-vous. Moi je ne veux pas de chiffres, je ne veux pas de conditionnel, je ne veux pas de « si les conditions machin sont réunies ». Non, non, je veux que vous imaginiez comment ça pourrait être. » Au départ, ils étaient un peu rétifs, tout du moins dubitatifs, parce que c’est quelque chose qu’on ne leur demande jamais : se lâcher, se livrer, se laisser aller à l’imagination. Après, la parole s’est libérée, et on aurait dit une bande d’adolescents imaginant un jeu de rôle géant : c’était juste génial ! Pour moi ç’a été le summum de la collaboration que j’ai pu avoir avec des scientifiques. Ça, ça a donné Semences qui est mon dernier ouvrage, dont je suis en train de faire une suite actuellement.

Semences décrit la Terre en 2300. Là pour le coup je manque de données. Le GIEC et les scientifiques vont se hasarder au grand maximum à l’horizon 2100 pour établir les scénarios qu’ils vont estimer crédibles. Au-delà, le climat étant par essence un système chaotique, aucune prédiction sérieuse n’est possible. On ne peut qu’imaginer. Donc c’est ce qu’on a fait : on a imaginé. Effectivement pour Alliance et Semences, la suite à horizon 2300, je suis totalement dans l’imaginaire. Enfin, pas totalement, parce que ça découle quand même des changements précédents. Pour le coup, je pars beaucoup plus dans le rapport Homme/Nature/Animaux/Biodiversité que les changements climatiques qui auront eu lieu, qui seront toujours en cours, mais je ne vais pas non plus sur des pages et des pages et à longueur de volume décrire des tempêtes, des ouragans, des catastrophes climatiques. Au bout d’un moment il faut passer à autre chose. Et dans Exode, il y en a suffisamment, je pense.

LVSL : Quel est votre but, Jean-Marc Ligny ?

J.-M. L. : Mon but serait déjà d’un point de vue personnel de mieux comprendre ce qui se passe, et ce qui va se passer, à quoi tout ça va aboutir. Donc de le mettre en scène, d’écrire dessus m’a énormément appris. Grâce à toute la documentation que j’ai ingurgitée. Et aussi de faire prendre conscience aux gens, aux lecteurs de ce qui les attend de façon concrète, de ce qui risque d’arriver. Encore une fois, je ne fais pas de la prophétie, je fais que raconter des histoires, mettre en scène un avenir possible. Mais j’ai remarqué par les divers retours que j’ai eus qu’il y a des gens qu’Exode a complètement bouleversés. Ils n’avaient pas pris conscience de la réalité du phénomène. Ils pensaient « bon, il va faire plus chaud, bah tant mieux on mettra moins de chauffage, je pourrai planter un olivier dans mon jardin ». « Bon, il faut trier ses déchets, d’accord ce n’est pas trop un souci, ce n’est pas trop contraignant, mais on va y arriver ». « Bon l’été il y a de la sécheresse, on rationne l’eau, bon d’accord, mais bon les pluies vont revenir ». Jusqu’à présent, le changement climatique, jusqu’à tout récemment, c’était un peu une espèce de menace nébuleuse, comme pouvait l’être la guerre nucléaire dans les années 60. Les gens savaient que c’était une possibilité, que l’un des dirigeants de la planète pouvait un jour être assez fou pour appuyer sur le bouton rouge et puis déclencher l’holocauste, mais ça restait une menace nébuleuse, qui finalement ne s’est pas concrétisée.

Je pense que dans les années 2000, le changement climatique restait une éventualité et même dans l’esprit de beaucoup de gens, ça reste quelque chose qui va arriver plus tard. Ils ne seront peut-être plus là pour le voir, peut-être que les enfants vont le vivre, mais ça ne les empêche pas de faire des enfants pour le moment. Donc, une vague menace qui peut éventuellement influencer sur leur mode de vie, mais ça n’arrive pas d’un coup. Ce n’est pas d’un coup une catastrophe, une tornade qui va détruire leur maison. Ils n’en prennent pas vraiment conscience,  c’est la fameuse question de la grenouille mise dans une casserole, qu’on chauffe doucement. Si on met tout de suite la grenouille dans l’eau bouillante elle va rebondir. Si on la met dans de l’eau froide et puis qu’on chauffe l’eau doucement, elle va doucement se laisser mourir sans s’en rendre compte. J’ai l’impression que c’était un peu la réaction de la population, face à ce problème, les gens ont bien d’autres soucis : assurer leur fin du mois, avoir du boulot, les études des gamins. Ils ont leurs soucis quotidiens, le climat ils n’ont pas envie de le rajouter en plus. Déjà ils trient leurs déchets, c’est déjà bien. Voilà, et puis qu’on ne nous embête pas plus. Et moi j’ai eu envie, quand j’ai pris conscience de l’ampleur du phénomène et de son inéluctabilité, de leur dire « mais attendez la vie va changer, voilà ce que ça peut donner, ça va être grave ». Ça risque d’être le chaos, et puis ça risque de devenir Exode, et puis Exode c’est un peu « sauve qui peut ! Et que le plus fort gagne ! ». Il y a d’autres choses à faire, il y a une prise de conscience à avoir, immédiate, urgente. Et je pense tant Aqua TM qu’Exode et Semences dans une moindre mesure, ont contribué un peu à faire prendre conscience à certains, ou les ont confortés dans leur prise de conscience… et en même temps, ont donné du sens au changement climatique. Pour moi, voilà c’est porteur de sens.

LVSL : Est-ce que vous pourriez me livrer trois concepts, ou trois certitudes que vous avez développés le long de votre carrière ?

J.-M. L. : Pour moi la première certitude c’est que la science-fiction est véritablement la littérature qui décrit le mieux notre société industrielle, informatique, d’aujourd’hui. Aucune autre littérature à mon sens n’est mieux à même de décrire le monde tel qu’il est, parce que c’est véritablement une littérature du présent et du réel. Je ne parle pas de la science-fiction à la Star Wars, ça, c’est de l’espace opéra, c’est de l’aventure, je parle de l’anticipation précisément, sur la planète Terre, sur l’avenir des sociétés. Parce que l’auteur de science-fiction s’oblige à avoir une vision globale du monde. Le polar par exemple, on peut dire que c’est aussi une littérature du réel, parce qu’elle est vraiment ancrée dans le monde réel. Mais, elle va s’intéresser à une frange de la société ou à un certain milieu, etc. Elle va regarder un bout de la société, ça va être la mafia, le monde des truands, les serials killers, la police, etc. La science-fiction, c’est comme poser une loupe sur le monde présent, ça donne juste le recul nécessaire pour appréhender cette globalité.

Ma deuxième certitude c’est que tout en étant observateur du monde réel, je dois absolument me garder d’être donneur de leçon ou délivreur de slogans ou de messages. Il y a eu à une époque une branche de la science-fiction qui était très politisée, ça donnait des messages du type : « il faut agir maintenant camarades, sinon les forces du mal capitalistes vont nous broyer ». Moi ça ne m’intéresse pas, je préfère décrire une situation et laisser le lecteur juger. Dans Aqua TM, il y a aucun avertissement comme « vous voyez, si vous n’agissez pas maintenant… ». Non, c’est une description, une histoire. Un écrivain est un raconteur d’histoire. Je n’ai pas de message à délivrer, le message doit découler de l’histoire et des personnages, si message il y a.

Ma troisième certitude, je vais revenir au climat, c’est donc évidemment ce côté inéluctable du changement climatique. Néanmoins, je perçois quand même les germes du futur, de la nouvelle société en devenir qui est en train de germer sur les cendres de notre monde actuel. À un moment, surtout à l’époque où j’ai écrit Exode, j’ai pensé que l’humanité elle-même était condamnée, qu’on allait disparaitre comme les dinosaures. À mesure que la menace climatique se fait plus prégnante, que les réactions de cette menace ont de plus en plus d’ampleur, je vois aussi que les solutions alternatives émergent de plus en plus et indépendamment des institutions, des gouvernements, etc., que les citoyens qui ont pris conscience, peut-être certains grâce à Aqua TM, imaginent des solutions alternatives de vie, d’agriculture, des solutions de vie autre, non polluante, non énergivore, que ces solutions existent et commencent déjà à être appliquées. Donc j’ai la certitude que l’humanité survivrait, pas toute l’humanité malheureusement. Le changement va être douloureux de toute manière. Mais un autre monde est possible et il est en train de se créer maintenant. Ça pour moi c’est une vraie certitude, et je pense que quand j’aurai fini Alliances, qui est en voie d’achèvement, je pense travailler là-dessus : apporter du positif et étudier de plus près la nature de ces changements et vers quoi ils peuvent mener. Parce qu’on a besoin d’une pensée positive. Là, j’ai fait du négatif, de l’avertissement si on peut dire, ou de l’alarme, j’ai tiré l’alarme jusqu’à ce que le cordon me reste dans les mains. Donc maintenant il est temps de penser à l’après, à l’après-capitalisme, à l’après mondialisation, qui sont en train de s’effondrer là maintenant.

LVSL : Comment est-ce que vous pourriez traduire ces certitudes en politiques publiques concrètes ?

J.-M. L. : Je pense que les gouvernements, les institutions actuelles sont complètement à la masse, totalement à côté du problème. Et qu’ils n’en ont à mon avis rien à faire, parce que les gouvernements sont les marionnettes des grands lobbies et des grosses multinationales qui visent le profit à court terme avant tout. Le changement climatique, c’est quelque chose qui survient à long terme et tant qu’il est encore possible de faire du profit, ils vont faire du profit.

Dans Aqua TM, je décris un dirigeant de multinationale qui est persuadé d’œuvrer pour l’écologie et le climat, mais qui ne fait que du greenwashing. Je pense que toutes les mesures prises en faveur de la réduction des énergies, renouvelables, meilleure gestion de l’eau, etc. peuvent être détournées à des fins capitalistes et que ça va être aussi une énorme source de profit pour certaines sociétés, y compris les sociétés pétrolières. Donc pour moi, la solution ne viendra pas de là, non plus des gouvernements sauf si comme dans certains pays, quelques frémissements peuvent laisser supposer que ces gouvernements se mettent à l’écoute de leurs citoyens et se rappellent qu’ils sont des élus chargés de mettre en application la volonté du peuple et pas la volonté des GAFA. Je pense notamment à l’Islande, par exemple, qui a renationalisé sa banque privée suite à des malversations, qui est très avancée d’un point de vue écologique, etc. Je pense aussi à la Finlande qui a décidé d’attribuer un revenu universel, encore au stade expérimental, mais c’est en bonne voie.

Un gouvernement à l’écoute de ses citoyens aurait parfaitement les moyens d’accompagner, de favoriser, voire de susciter ou générer ce changement politique et social profond qui est absolument nécessaire. Mais paradoxalement, on voit arriver au pouvoir des populistes rétrogrades qui seront très vite dans les poubelles de l’histoire, les Trump, les Bolsonaro… ces gens-là. Ils sont portés par le fait qu’ils savent raconter des histoires, qu’ils ont un discours populiste auquel les gens vont adhérer parce que plus personne maintenant ne fait confiance aux États, aux gouvernements pour apporter une quelconque solution à quelque problème que ce soit, d’ailleurs. On sent tous que ce sont des marionnettes qui sont complètement assujetties aux lobbies et au multinationales. Donc moi

je dirais qu’en termes de politique publique, évidemment, l’idéal serait que les institutions, les gouvernements financent, accompagnent tous les changements qui sont à l’œuvre. Que ce soit en termes d’énergie, d’habitat, de nourriture, d’agriculture, de distribution, etc. Les solutions, on les connaît, elles sont évidentes : il faut revenir à la relocalisation, au village global. Même la notion de nation, d’État, n’est pas très compatible avec cette menace qui est mondiale et qui touche toute la planète. Un état ne peut pas prendre des mesures écologiques et sociales sérieuses s’il n’est pas accompagné par les autres États. Sinon, il va courir à la ruine. Maintenant, on est dans une société globalisée et le changement doit être global. La meilleure des politiques actuellement serait la révolution mondiale, déjà, et qui permettrait de mettre à des postes à responsabilité, pas de pouvoir ni de commandement, des gens compétents et soucieux du bien-être de l’humanité, et de la planète aussi, de la biodiversité, de la faune, de la flore parce que l’on fait, ne l’oublions pas, partie intégrante de la nature, on ne vit pas dans des cages dorées. Si la nature meurt, l’être humain aussi. Pas forcément physiquement, parce qu’on peut vivre d’une façon artificielle, mais on deviendrait quoi ? Des homoncules grisâtres et dégénérés. On ne serait plus des humains, des êtres vivants.

LVSL : Que devrait-être la place de votre discipline, la littérature, dans l’élaboration de la transition écologique ? Comment devrait être considérée votre discipline par rapport à la décision politique ? Et est-ce que vous avez déjà pensé à une structure qui permettrait à nos gouvernants de considérer la littérature d’anticipation ?

J.-M. L. : Je pense que l’écrivain est un raconteur d’histoires, un metteur en scène des rapports et des connaissances que l’on peut avoir. Il peut avoir un rôle de conseil peut-être, ou pas nécessairement de conseil, ça serait plutôt les experts, mais un rôle de metteur en scène. J’ai été sollicité par des institutions, y compris par le ministère de la Défense, pour imaginer quels pourraient être les conflits à venir suite au changement climatique, aux migrations, etc. J’ai été sollicité par Eau de Paris par exemple, imaginez quelle pourrait être la distribution de l’eau à l’avenir et que faire en cas de pénuries d’eau à Paris. J’ai été sollicité par La Poste pour imaginer les moyens de transport du futur. Alors pourquoi La Poste s’intéresse aux moyens de transport du futur ? Ça reste un mystère. Des organismes sérieux, institutionnels comme ça, commencent à se dire que pour imaginer l’avenir il n’y a peut-être rien de mieux qu’un spécialiste de l’imaginaire et pas forcément des experts, des projectivistes et des futurologues qui vont juste se baser sur des statistiques présentes. Les statistiques ne restent que des courbes et des schémas, ça ne véhicule aucune image, sauf pour un écrivain qui va de cela tirer l’image, le paysage, la vision globale.

LVSL : Et si un candidat à la présidentielle vous donnait carte blanche pour l’élaboration de son programme en matière d’écologie, qu’est-ce que vous pourriez lui proposer ?

J.-M. L. : Je serais bien en peine. Je lui proposerais de s’entourer de personnes compétentes dans leur domaine. Mais bon, il n’aurait pas forcément besoin de mon avis. Si un gouvernement quelconque me disait : « on est sérieusement ancré dans la transition écologique, énergétique, climatique, etc. Vous qui avez écrit des bouquins là-dessus, qu’est-ce que vous envisageriez de faire ? », tout ce que je pourrais faire c’est imaginer une utopie. Imaginer comment les choses pourraient aller mieux, ce que j’envisage de faire au niveau littéraire dans un proche avenir. Voilà, donner à voir. Imaginer les résultats que ça pourrait donner, si on agit de telle et telle façon, à mon sens. L’avantage c’est que je ne suis pas scientifique, je n’ai pas de spécialisation, je m’intéresse à tout. J’ai écrit en science-fiction sur plein de sujets, dans plein de domaines, que ce soit sur l’informatique, les mutations, l’exploration spatiale, etc. Je suis un peu un chercheur autodidacte et quelque un peu superficiel peut-être. Je m’intéresse à ce qui va faire sens dans les histoires que j’ai écrites. Peut-être que si j’étais embauché par un gouvernement pour traiter de la transition écologique, énergétique, climatique, etc., je ne serais pas tout seul, je serais au sein d’une équipe certainement. Et mon rôle serait de raconter l’histoire de ce changement. L’histoire, c’est ça dont on se souvient. Si on analyse le passé, qu’est-ce qu’on retient le mieux ? Les histoires, les légendes. De la Grèce Antique, par exemple, tout le monde connaît l’Iliade et l’Odyssée. Beaucoup moins de personnes connaissent l’organisation politique de la cité d’Athènes, à part les spécialistes. La quintessence d’une civilisation, ce sont les récits et les histoires qu’elle génère, et c’est là que j’interviens modestement.

LVSL : Êtes plutôt optimiste ou pessimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

J.-M. L.: Je suis passé d’un pessimisme angoissé à un optimisme prudent. Comme j’ai dit à un moment, je pensais que l’humanité était condamnée, que l’ampleur des catastrophes annoncées allait nous balayer comme les dinosaures ont été balayés. Les dinosaures qui ont duré beaucoup plus longtemps que nous d’ailleurs. Mais au vu de tout ce qui se passe actuellement, du réveil des jeunes pour le climat, qui manifestent en masse, de toutes les solutions alternatives qui fleurissent à droite à gauche, dans les Alpes par exemple, où même au niveau citoyen. Je vois de plus en plus de gens qui vont privilégier le bio, qui vont devenir végétariens, qui vont manger moins de viande, qui vont faire plus attention à leur mode de transport ou à leur consommation énergétique, toutes ces solutions alternatives au point de vue agricole, construction, architecture, mode de vie, etc. C’est un terreau fertile pour l’instant, les plantes sont petites, elles peuvent mourir aussi. Mais elles peuvent aussi germer et donner de belles forêts. La solution existe, la façon de vivre autrement existe. C’est sûr qu’on ne va pas échapper à des températures de 50°C la journée qui vont nous obliger à vivre autrement, qu’il y a des îles qui vont être englouties, qu’il va y avoir des migrations massives qui vont générer des conflits massifs. Il va y avoir du malheur et de la violence, ça, c’est clair parce qu’en plus, les ressources s’épuisent. On se battra pour les derniers litres de pétroles, etc. Il y aura un changement dans la douleur, mais un changement, pas une extinction, c’est là que réside mon optimisme.

 

Retranscription : Claire Soleille

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

Biodiversité : synthèse et analyse exclusive du 7e rapport mondial de l’IPBES

L’IPBES est l’équivalent du GIEC pour la biodiversité. Il publie ce 6 mai 2019 un rapport inédit sur l’état de la biodiversité dans le monde, fruit de 3 ans de travail. Si les chiffres du déclin de la biodiversité sont alarmants, la communauté scientifique mondiale maintient qu’il est possible d’enrayer cette perte si les États prennent des mesures de protection ambitieuses. Par Pierre Gilbert et Ambre Guillaume.


La France accueille à Paris du 29 avril au 4 mai la 7e séance plénière de l’IPBES, la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (l’équivalent du GIEC, mais pour la biodiversité). Sous l’égide de l’ONU, 150 scientifiques de 50 pays, épaulés par plus de 300 experts, travaillent depuis trois ans à la réalisation d’un rapport sur l’état mondial de la biodiversité. Ils ont ainsi synthétisé quelques 15 000 références scientifiques et sources gouvernementales. Le rapport s’appuie aussi sur les savoirs autochtones et locaux, ce qui est inédit en termes de méthodologie à ce niveau.

C’est le premier travail de ce type à l’échelle mondiale en 15 ans. Ce rapport, rendu public le 6 mai, est extrêmement important, car il servira de document de référence pour l’élaboration du futur cadre mondial pour la biodiversité post-2020. Celui-ci sera défini par l’ensemble des États à l’occasion de la COP15 biodiversité qui aura lieu en Chine l’année prochaine. Cet évènement sera au moins aussi important pour la biodiversité que la COP21 pour le climat, car il donnera une orientation pour les 10 années à venir.

Le rapport montre globalement les relations entre les trajectoires de développement économique et leurs impacts sur la nature. Il propose aussi un éventail de scénarios possibles pour les décennies à venir, dont la radicalité politique est inédite à ce niveau, ce qui témoigne de l’urgence de la situation.

Dans cette synthèse, nous allons présenter les principaux résultats chiffrés que contient la version longue du rapport aux décideurs, puis un résumé des principales orientations proposées par le rapport ainsi qu’une première critique qui porte sur leur caractère parfois paradoxal.

Les principaux résultats chiffrés : la faune et la flore traversent une crise inédite, et les impacts sur l’humanité se font déjà fortement sentir

La disparition de la biodiversité est 1000 fois supérieure au taux naturel d’extinction des animaux. Nous traversons donc la sixième extinction de masse des espèces, la dernière en date étant celle des dinosaures, il y a 65 millions d’années. Mais la crise actuelle est 100 fois plus rapide que la dernière, et exclusivement liée aux activités humaines.

Globalement :

– Un quart des 100.000 espèces évaluées est déjà menacé d’extinction, sous pression de l’agriculture, de la pêche, de la chasse, ou encore du changement climatique. C’est une portion minime des 8 millions d’espèces estimées sur Terre (dont 5,5 millions d’insectes), mais nous pouvons néanmoins logiquement extrapoler ces chiffres à partir de ceux dont nous disposons déjà. Une accélération rapide imminente du taux d’extinction des espèces, animales et végétales, est attendue par les scientifiques : un million supplémentaire sera menacé, dont la plupart durant les prochaines décennies.

– 75 % du milieu terrestre est sévèrement altéré à ce jour par les activités humaines, et 40% du milieu marin.

– Depuis 1900, l’abondance moyenne des espèces locales dans la plupart des grands habitats terrestres a diminué d’au moins 20 %, avec évidemment de fortes disparités régionales.

– On estime que 10 % des espèces d’insectes sont menacées, mais leur biomasse totale chute beaucoup plus rapidement.

– Au moins 680 espèces de vertébrés ont disparu depuis le 16e siècle.

Le rapport souligne que si les tendances actuelles en termes de biodiversité se poursuivent, cela va également freiner les progrès en vue d’atteindre les objectifs de développement durable des Nations unies pour 2030 dans 80% des cas où les cibles ont été évaluées. Nous parlons là des objectifs de réduction de la pauvreté, d’accès à la santé, à l’eau, l’urbanisation, le changement climatique, etc. La perte de biodiversité est donc non seulement un problème environnemental, mais aussi un enjeu lié au développement social, et à la lutte contre le changement climatique.

Le changement climatique, catalyseur de la perte de biodiversité

– Le changement climatique pourrait être à l’origine des menaces de disparition sur près de la moitié des mammifères terrestres et sur près d’un quart des oiseaux.

– Le nombre d’espèces exotiques envahissantes a augmenté d’environ 70 % depuis 1970 en moyenne, tant à cause de la multiplication des échanges commerciaux (multipliés par 10 sur la période) que du réchauffement climatique.

– Même avec un réchauffement de la planète de 1,5 à 2 degrés, la majorité des aires de répartition des espèces terrestres devraient se contracter de manière importante.

– Nous avons réchauffé la planète de 1,1°C depuis l’ère préindustrielle. Le niveau des océans s’est élevé de 21 cm depuis 1900 (3 mm par an désormais). Or, les milieux naturels que sont les océans, sols et forêts, absorbent environ 60 % des émissions de gaz à effet de serre d’origine anthropique.

– Les émissions ont doublé depuis 1980, ce qui a fait augmenter la température moyenne de la planète d’au moins 0,7 degré.

– 8 % des émissions totales proviennent du tourisme (transport et alimentation), en très rapide augmentation.

L’agriculture, souvent synonyme de désastre environnemental

– Plus d’un tiers de la surface terrestre du monde et près de 75% des ressources en eau douce sont maintenant destinées à l’agriculture ou à l’élevage. 12% des terres émergées non couvertes par les glaces sont utilisées dans le monde pour la production agricole et 25% pour les pâturages.

– La valeur de la production agricole a augmenté d’environ 300 % depuis 1970, mais la dégradation des sols a réduit de 23 % la productivité de l’ensemble de la surface terrestre mondiale. De plus, 75% des plantes cultivées sont confrontées au risque de disparition des pollinisateurs.

– En agriculture, environ 10 % de toutes les races de mammifères domestiquées avaient disparu en 2016 en raison de la standardisation des élevages, de l’abandon de variétés moins productives. C’est une perte de diversité génétique qui rend l’élevage moins résilient aux maladies, et généralement moins adaptée aux conditions locales. Ce rythme connaît une accélération.

– 100 millions d’hectares de forêts tropicales ont été perdus entre 1980 et 2000, principalement en raison de l’augmentation de l’élevage du bétail en Amérique latine (environ 42 millions d’hectares) et des plantations en Asie du Sud-Est (environ 7,5 millions d’hectares, dont 80 % destinés à l’huile de palme). Environ 25% des émissions de gaz à effet de serre sont causées par ce défrichement.

– 68% des capitaux étrangers qui vont aux secteurs du soja et de la viande bovine amazonienne transitent par des paradis fiscaux.

– 29% des agriculteurs pratiquent une agriculture durable dans le monde, ce qui représente 9% de toutes les terres agricoles.

– Le soutien financier fourni par les pays de l’OCDE à un type d’agriculture potentiellement nocif pour l’environnement monte à 100 milliards de dollars par an (base 2015).

L’urbanisation et l’artificialisation des terres, cause de perte de biodiversité rapide

– Les zones urbaines ont plus que doublé depuis 1992. Elles augmentent plus vite que la population mondiale.

– Plus de 500 000 espèces terrestres ont désormais un habitat insuffisant pour leur survie à long terme, sauf si leur habitat est restauré.

– On compte plus de 2 500 conflits dans le monde pour les combustibles fossiles, l’eau, la nourriture et la terre.

L’extraction de ressources forestières et minières, un phénomène qui s’accélère.

– 60 milliards de tonnes de ressources renouvelables et non renouvelables sont maintenant extraites chaque année dans le monde. Une quantité qui a presque doublé depuis 1980.

– La consommation mondiale de ressources par habitant a augmenté de 15% depuis 1980, et la population a plus que doublé depuis 1970.

– La pollution par les plastiques a été multipliée par dix depuis 1980 et environ 300 à 400 millions de tonnes de métaux lourds, solvants, boues toxiques et autres déchets issus des sites industriels sont déversés chaque année dans les eaux du monde.

– La récolte de bois brut a augmenté de 45 % et 2 milliards de personnes l’utilisent comme combustible pour répondre à leurs besoins en énergie primaire.

– 50% de l’expansion agricole a eu lieu au détriment des forêts, dont la superficie n’est plus que de 68% de celle qu’elle était à l’époque préindustrielle.

– 110 millions d’hectares de forêts ont été plantés en plus de 1990 à 2015, soit presque deux fois la superficie de la France. Une cadence qui s’accélère notamment grâce aux efforts de l’Inde et de la Chine.

– Les subventions mondiales pour les combustibles fossiles représentent quelque 345 milliards de dollars par an et entraînent des coûts globaux de 5 000 milliards de dollars (santé, détérioration des habitats…).

Les cours d’eau et les océans, des milieux particulièrement vulnérables

– 55% des océans sont exploités par la pêche industrielle et on estime qu’un tiers des stocks de poissons marins sont surexploités, 60% le sont au maximum du niveau durable et seulement 7 % à un niveau très durable.

– Plus d’un tiers des prises de poissons dans le monde sont illicites ou non déclarées (2011) et 70% des bateaux impliqués dans cette fraude sont financés à travers des paradis fiscaux.

– La diminution des herbiers marins, essentiels pour les animaux marins et pour séquestrer du carbone, est de 10% par décennie depuis les années 1970. De leur côté, les récifs coralliens ont reculé de moitié depuis 1900 et les mangroves de 75%. Ces milieux sont pourtant de vraies pouponnières pour les poissons.

– Plus d’un tiers de tous les mammifères marins et plus de 40% des oiseaux marins sont menacés.

– À cause du changement climatique, la biomasse de poisson pourrait diminuer de 3 à 25% en fonction des scénarios, et ce indépendamment de la pêche.

– À cause des engrais, 400 zones mortes se sont développées dans les océans, ce qui représente environ 245.000 km2, soit une superficie totale supérieure à celle du Royaume-Uni, en expansion rapide.

– Plus de 40 % des espèces d’amphibiens sont menacées d’extinction, ils ont pourtant un rôle essentiel dans la régulation des insectes comme les moustiques. De fait, les zones humides disparaissent actuellement trois fois plus vite que les forêts et près de 90% d’entre elles ont été perdues depuis le 18ème siècle.

– 80% des eaux usées mondiales rejetées dans l’environnement ne sont pas traitées, surtout en Asie et en Afrique.

Des mesures de protection potentiellement efficaces : quelques exemples

– Grâce aux investissements pour la conservation réalisés de 1996 à 2008, on a réduit le risque d’extinction pour les mammifères et les oiseaux de d’environ 29 % dans 109 pays.

– Plus de 107 espèces d’oiseaux, de mammifères et de reptiles très menacées sont de nouveau en croissance grâce à l’éradication des espèces mammifères envahissantes comme les rats ou les opossums dans les îles.

– Grâce à des programmes spéciaux, au moins 6 espèces d’ongulés (mammifères à sabots) qui risquaient de disparaître ont survécu en captivité et peuvent désormais recoloniser leurs milieux.

Réalité de la crise contre vœux pieux : des préconisations ambivalentes

L’IPBES recommande de mettre en place une planification intégrative en faveur de la biodiversité, de diminuer nos sources de pollution et les conséquences environnementales de la pêche, de coordonner les législations locales, nationales et internationales, et par conséquent, de réduire notre consommation. Il nous faudrait également « employer des régulations et des politiques publiques » et « internaliser les impacts environnementaux », c’est-à-dire prendre acte de ceux-ci et agir en conséquence sur le plan économique.

Ce nouveau rapport souligne la nécessité de changer les de modes de production et de développer des chaînes alimentaires moins nocives pour la nature. Il suggère également qu’il nous faudrait adopter un autre modèle politique et économique, enjoignant à des « changements transformateurs dans les domaines de l’économie, de la société, de la politique et de la technologie » – en d’autres termes, à un changement systémique. Cependant, on remarquera que le vocabulaire même de l’IPBES demeure fondamentalement tributaire de la pensée capitaliste néolibérale, intrinsèquement écocide et biocide. Ce rapport ne se prive pas d’employer les termes de management de la nature, de conservation et de restauration. Nous ne pourrons cependant pas répondre aux impératifs de la sixième extinction de masse en promouvant la vision d’une nature-musée, dans la droite lignée d’une taxonimie taxidermique qui nie au vivant ses caractéristiques intrinsèques. Tout véritable changement doit s’appuyer sur un constat qui prend en considération les origines politiques, économiques et culturelles de la crise écologique. Parmi les recommandations figurent des « modèles économiques alternatifs » qu’il faudrait expliciter, en particulier dans leur faisabilité pratique.

On y lit également qu’il serait nécessaire de reconnaître « l’expression de différents systèmes de valeurs », et de « différents types de savoirs ». Ceux des communautés autochtones figurent au premier plan. L’IPBES consacre plusieurs paragraphes au rapport qui lie les communautés indigènes à la nature, enjoignant les États à les prendre davantage en considération dans « la gouvernance de l’environnement », sans toutefois mettre en lumière les raisons idéologiques et culturelles qui permettent à ces peuples d’échapper à l’attitude destructrice occidentale moderne. Lynn White, dans un article intitulé « The historical roots of our ecological crisis » publié dans Science en 1967, soulignait la responsabilité des religions abrahamiques dans la situation actuelle, du fait de leur vision désastreuse de la nature comme propriété humaine instrumentalisable, par opposition aux cultes païens pré-chrétiens antiques dont l’éthique et l’axiologie étaient similaires aux approches indigènes contemporaines. Les peuples autochtones partagent un point commun qui leur a valu le mépris des évolutionnistes ethnocentrés : ils contestent la notion même de propriété vis-à-vis de la nature, qu’ils considèrent comme un tout indivisible, un écosystème global dans lequel l’homme doit s’intégrer, et non l’inverse. Ce faisant, la domination technique de la nature jusque dans ses excès, critère d’avancement d’une civilisation en Occident, est à leurs yeux un symptôme de retard culturel. Reconnaître la capacité supérieure des peuples autochtones à entretenir un rapport harmonieux plutôt que conflictuel à la nature revient nécessairement à questionner le nôtre.

Pour Robert Watson, président de l’IPBES et ancien président du GIEC : « La santé des écosystèmes dont nous dépendons, ainsi que toutes les autres espèces, se dégrade plus vite que jamais. Nous sommes en train d’éroder les fondements mêmes de nos économies, nos moyens de subsistance, la sécurité alimentaire, la santé et la qualité de vie dans le monde entier. […] Qu’il s’agisse des jeunes à l’origine du mouvement #VoiceforthePlanet ou des grèves scolaires pour le climat, il y a une vague de prise de conscience qu’une action urgente est nécessaire si nous voulons assurer un avenir à peu près soutenable. » Un témoignage de soutien à des mouvements sociaux pour le climat qui se placent de plus en plus clairement en dissidence par rapport à leurs gouvernements respectifs en dit également long sur le degré d’urgence qui pousse le milieu scientifique vers le politique.

Conclusion

Aucun des 20 objectifs précédemment définis en 2010 par l’ONU lors de la convention d’Aichi, au Japon, qui visaient à réduire au moins de moitié le rythme d’appauvrissement biologique en 2020, ne sera atteint d’après les rédacteurs du rapport. Il nous faudra donc relever fortement l’ambition des objectifs de la prochaine décennie, qui seront décidés sur la base du rapport de l’IPBES l’année prochaine en Chine. Au-delà des grandes déclarations, le problème reste le même que pour les objectifs climatiques : le caractère contraignant, sur le plan juridique, politique et économique, des recommandations. Or, dans un contexte global de crise du multilatéralisme, le cynisme est plutôt de mise. Aucun ministre français ne s’est déplacé pour la cérémonie d’inauguration de cette importante plénière internationale, préférant, comme Monsieur Le Drian, faire lire son discours ou comme Monsieur De Rugy de différer le sien. Des discours politiques largement fondés sur la promotion de l’image de la France qui « soutient la démarche » de l’IPBES, sans piper mot sur la nécessaire régulation de l’activité économique pourtant prônée directement par les rédacteurs du rapport.

La perte de la biodiversité peut être appréhendée de manière morale, mais aussi de façon pragmatique : c’est cette biodiversité qui nous procure de la nourriture, de l’eau potable, de l’air, des médicaments et une grande part de notre énergie. Son déclin, en lien avec le changement climatique, a des conséquences directes sur chacun, qui se font déjà sentir et s’accentueront de manière drastique dans les prochaines années, où de nombreuses populations, notamment asiatiques, se verront déplacées à cause de la montée des mers.

Lorsque l’une d’elles disparaît, du point de vue humain, c’est aussi un potentiel modèle scientifique qui est perdu : le vivant a été perfectionné depuis 3,5 milliards d’années, ses formes et les substances qu’il produit dans un objectif précis sont parfaitement adaptées à un milieu donné. L’adaptation est aussi la faculté des êtres vivants à être le plus efficace possible avec le moins d’énergie possible, et c’est exactement ce dont l’humanité a besoin pour relever le défi climatique. Le biomimétisme est ainsi le futur de la technologie humaine, encore faut-il que l’humanité n’ait pas détruit ses modèles avant. Chaque espèce a un rôle à jouer dans l’équilibre global perturbé par l’activité humaine. Cet équilibre se fonde sur une loi d’interdépendance et de coopération à toutes les échelles. Les réactions en chaîne sont donc la règle au niveau écosystémique, le meilleur exemple en est la disparition des abeilles et des oiseaux, absolument fondamentaux dans la reproduction des plantes. Tant que nous ne comprendrons pas que notre survie dépend de celle de la nature qui nous nourrit, rien ne changera.

 

Ci-dessous une vidéo réalisée à l’occasion de la sortie du rapport, avec les images de Yann Arthus-Bertrand et la voix de Juliette Binoche, publiée par un ensemble de collectifs et d’ONG engagés pour la biodiversité et le climat.

Photo à la Une : Hawksbill Turtles floats underwater, Indian Ocean coral reef, Maldives, © Andrey Armyagov

6. Le vidéaste : Vincent Verzat | Les Armes de la Transition

Vincent Verzat est vidéaste activiste. Il a notamment fondé la chaîne Partager C’est Sympa, une référence dans le milieu de l’écologie et une des pionnières dans le genre de l’activisme vidéo. Ses formats touchent désormais des centaines de milliers de gens et cherchent à faire le lien entre grand public et mobilisations écologistes. Il nous éclaire sur le rôle précis d’un Youtubeur, d’un vidéaste, activiste dans le cadre de la transition écologique.


 

Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différent. Un tel projet est inédit, et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des « armes » de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : Pourquoi avez-vous choisi l’engagement vidéo sur les réseaux sociaux pour apporter votre pierre à la transition écologique? Qu’est-ce qu’un vidéaste activiste ?

Vincent Verzat : Je suis parti du constat que ma génération passe en moyenne trois heures par jour sur internet, une bonne partie sur les réseaux sociaux, et qu’on consomme jusqu’à six heures de vidéo par semaine pour les gros consommateurs. Si dans toutes ces vidéos il n’y en a aucune qui parle de quel genre de monde on a envie de créer et de comment on a envie de s’organiser, il n’y a pas beaucoup de chances pour qu’il y ait quelque chose qui émerge. Surtout du point de vue de la nouvelle génération qui arrive, qui délaisse de plus en plus les médias traditionnels – avec raison, car il y a beaucoup de choses qui sont gênantes là-dedans – et si on ne portait pas une parole militante, si on ne donnait pas envie via les réseaux sociaux de créer ce qu’on appelle le mouvement de masse dont on parle depuis des années maintenant, comment établir un rapport de force avec l’État et les multinationales ? Donc ce que j’ai envie de faire, c’est donner l’envie et les moyens en vidéo de passer à l’action pour construire un avenir juste durable pour tous.

Le travail de porter des récits en vidéo, de donner de la visibilité sur pourquoi et comment on pourrait faire les choses est absolument essentiel. Ce qui a mis en mouvement énormément de changements c’est aussi les vidéos que j’ai pu produire, en permettant à des gens de se dire « il se passe vraiment un truc et il faut vraiment qu’on aille dans la rue ». C’était juste un moyen d’action, mais clairement le rôle de la production vidéo est essentiellement dans la transition. Ce qu’il faudrait, c’est qu’il y ait des Partager C’est Sympa dans absolument toutes les villes et tous les villages pour qu’à tous les niveaux, lorsqu’il y a une nouvelle initiative, lorsqu’il y a un projet qui se lance, on arrive à transmettre l’envie de ceux qui le portent de manière à ce qu’ils trouvent d’autres personnes qui aient envie d’y contribuer. C’est un peu le problème qu’on a : il y a plein de gens qui font des trucs super cool et qui sont absolument invisibles. Les vidéos pourraient permettre de très rapidement les trouver, comprendre leurs enjeux, leurs moyens d’agir et leur permettre de changer d’échelle.

Même dans la propagande des idées : le gros enjeu qu’on a effectivement c’est de  déconstruire notre récit interne, notre culture, nos habitudes. Ce sont les vidéos qui peuvent permettre de faire ça. Ce sont les vidéos qui peuvent permettre de mettre les situations les unes en face des autres et de refaire des choix. C’est le travail qu’on laissait beaucoup aux journalistes et j’ai bien peur que ça ne suffise pas pour la transition écologique. Ce qui manque pour la transition, ce n’est pas que de l’information sur qui fait quoi et quand, c’est aussi expliquer à quel point c’est urgent et se donner envie. Ce qu’il nous faut, c’est refaire naître en nous l’envie de se battre pour quelque chose et de rêver.

LVSL : En quoi consiste votre activité de vidéaste ? Est-ce que vous pourriez décrire une de vos journées types ? Quelle est votre méthodologie ?

Vincent Verzat : Je travaille d’abord par rapport à un désir de porter une idée parce qu’elle me tient à cœur ou parce qu’il y a un enjeu actuellement dans la société. À partir de là je me mets en contact ou je suis déjà en lien avec un ensemble d’acteurs associatifs qui portent des solutions par rapport à ce problème. On travaille ensemble pour essayer de vulgariser le propos, d’inventer des modalités d’actions et des choses qu’on pourrait demander de faire aux gens qui regardent les vidéos. On construit un propos vidéo, on construit un scénario, on le met en images, on le monte et on le diffuse activement. Mon travail ne s’arrête pas une fois que j’ai terminé les vidéos. Je fais un gros travail de diffusion pour qu’elles arrivent devant les yeux de personnes qui sont en dehors de la bulle habituelle.

Le savoir-faire de création de vidéos n’est pas monnaie courante dans la plupart des associations militantes écologiques. C’est quelque chose qui reste à développer et en l’occurrence c’est un besoin de plus en plus important et qui n’est pas près de disparaître. Donc le travail réside dans la traduction en vidéo d’un enjeu, des moyens d’agir et les faire arriver devant les bonnes personnes.

Dans l’équipe de Partager C’est Sympa, on a un journaliste reporter d’images qui fait une bonne partie du travail de recherche. On a une personne qui est chargée de relations publiques, qui est en lien avec différents acteurs qui portent des initiatives, qui essaie de prioriser l’agenda, voir ce qui va se passer dans les deux prochains mois de manière à choisir de quelle manière on peut soutenir avec les vidéos qu’on réalise, etc. Il y a aussi toute une part administrative dans le travail. Pendant certaines périodes, on essaie de ne pas prendre des gros projets qui nous mobiliseraient pendant trop longtemps pour réussir à être très réactifs à l’actualité : « il se passe quelque chose, il faut le soutenir, c’est maintenant ».

LVSL : Quel est votre objectif ?

Vincent Verzat : Mon objectif est qu’une génération de personnes ait les moyens de construire quelque chose qui aurait plus de sens que le monde dans lequel on vit actuellement. Cela passe par se libérer d’un certain nombre de récits d’impuissance, d’un certain nombre de blocages, se libérer du temps dans le travail de manière à pouvoir créer, à pouvoir s’engager, etc. Pour cela il faut aussi se mettre ensemble, trouver des gens avec qui le faire et imaginer ensemble ce dont il y a besoin maintenant, et le réaliser. C’est cela mon objectif aujourd’hui. Évidemment, c’est aussi d’établir des rapports de force avec les institutions qui ont le pouvoir. Mais si on n’a pas des gens qui eux-mêmes sont convaincus qu’il est légitime de résister, de porter des alternatives, de se battre, on peut toujours attendre que nos institutions bougent. On a besoin de cette culture-là, cette culture d’activiste, militante. C’est aussi une culture de la rage de vivre quelque part, parce que ce qui nous pend au nez c’est la disparition de la vie sur Terre. Donc il va falloir se battre pour la défendre et ma mission effectivement est de cultiver cette envie-là.

LVSL : Est-ce que vous pourriez nous livrer trois certitudes que vous vous êtes forgées au cours de votre carrière ?

Vincent Verzat : Ma première certitude est que vivre une vie qui a du sens et contribuer à la vie des autres est un des meilleurs chemins pour être heureux et que, fondamentalement, les êtres humains sur cette planète ont envie d’être heureux. Si je me bats de cette manière c’est parce que je réalise que c’est vraiment une manière de cultiver mon bonheur et c’est quelque chose à faire passer. On nous a appris que c’est en accumulant des biens, en satisfaisant un confort matériel qu’on arriverait à être heureux. Ce modèle-là s’effrite totalement. Il y a de plus en plus de gens absolument impeccables du point de vue du construit social qui sont en dépression, en burn-out, qui se suicident. Cela montre que ça ne marche plus. Or on a l’opportunité de déconnecter, de nous rebrancher sur le vivre ensemble, sur le service aux autres, sur la protection de notre environnement et ce qui nous entoure.

Ma deuxième certitude, c’est qu’on est les héritiers de plusieurs centaines d’années d’une idéologie prédatrice, productiviste, qui a abouti aujourd’hui à construire un modèle parfaitement verrouillé à tous les niveaux et que ce qui nous pend au nez, c’est soit que ce système s’effondre, soit qu’on est capables de le faire tomber. Dans les deux cas, ça va être moche donc je ne suis pas un grand optimiste du type « tout va aller bien, soyons tous ensemble pour l’écologie, et une fois qu’on va réussir, tout sera bien ». Je pense vraiment qu’on est verrouillés à plein de niveaux. Il y a des tonnes de pays qui sont entièrement dépendants, pour la nourriture, de flux constants internationaux et lorsque ces flux-là s’arrêteront pour une raison ou pour une autre, ce sera sacrément la galère pour eux. Donc à partir du moment où on a envie de changer ce système – c’est le mot d’ordre de « Changer le système pas le climat » – ce système va soit nous tomber dessus et nous réprimer, soit c’est nous qui arrivons à le faire tomber sans qu’on se fasse défoncer trop tôt. On tient encore une petite marge de manœuvre, ce n’est pas forcément une certitude d’ailleurs, mais l’idée est que ce système va être extrêmement compliqué à déconstruire. En gros, ma certitude est que c’est compliqué et qu’il n’y a pas de réponse facile.

Ma troisième certitude, c’est que ce qui donne du sens à nos vies, c’est l’histoire qu’on se raconte, c’est la place qu’on pense tenir dans la grande Histoire des choses, et que les êtres humains choisissent y compris au niveau de nos sociétés : nos sociétés font des choix, se mobilisent et changent à partir de l’histoire qu’elles se racontent sur elles-mêmes. Et le gros enjeu aujourd’hui est de réussir à raconter une histoire suffisamment forte, un récit suffisamment puissant pour qu’il vienne à la fois ébranler le récit dominant tout en construisant un imaginaire qui est plus agréable, plus beau que ce qu’on vit actuellement. Et ça c’est compliqué, parce qu’à partir du moment où on essaie de construire l’imaginaire de sobriété, de vivre avec moins, l’autre récit lutte contre et nous dit qu’on est des bobos, qu’on est des parias, qu’en fait on ne prend pas en compte telle ou telle chose, que les gens ne l’accepteront pas. Bref, ça aussi c’est la bataille, la bataille culturelle, la bataille de qui aura la meilleure histoire qui arrivera à fragiliser suffisamment le récit de l’autre de manière à créer l’opportunité que notre société change.

LVSL : Comment vous traduiriez ces trois certitudes en termes de politiques publiques concrètes ?

Vincent Verzat : Je n’ai pas du tout l’habitude de réfléchir en termes d’utilisation du pouvoir. Je n’ai pas d’ambition électorale et je n’ai pas envie d’avoir du pouvoir sur les autres. Mon travail est celui d’inspirer, de montrer ce qui existe et de laisser aux gens le choix d’agir ou non. Donc la question est difficile pour moi. Maintenant concrètement, si on met en place des mesures par rapport à ces certitudes il y a un énorme travail sur la troisième, celle du récit.

Permettre que ce récit existe, c’est lui permettre d’avoir du temps d’audience. Ça veut dire que tous les acteurs aujourd’hui mobilisés sur les questions climatiques, sur ces enjeux de société, mettent vraiment le paquet pour porter le récit, que les télés et les médias soient bouleversés. Concernant ma deuxième certitude, concrètement, ça veut dire mettre le paquet dans la production de vidéos évidemment mais aussi réformer le système scolaire. C’est permettre que nos étudiants aujourd’hui aient conscience de la situation dans laquelle on est. On en est encore à parler de développement durable et d’une projection d’un avenir serein pendant des centaines d’années alors qu’aujourd’hui cet avenir est bouché. Ce n’est pas moi mais les scientifiques qui le disent. Vous avez sûrement déjà interviewé des scientifiques qui vous ont dit ça. Lorsqu’on dit la vérité sur l’état de notre monde à des générations jeunes qui ont envie de vivre, elles n’acceptent pas tout, pas autant que les plus vieilles générations qui ont accumulé derrière elles suffisamment de vie au calme pour se permettre de dire « bon tant pis ». Les jeunes générations ne vont pas se dire « bon tant pis »  à partir du moment où on leur dit la situation telle qu’elle est. Donc ça va être très intéressant.

Une de mes certitudes, c’est qu’on a envie d’être heureux et que contribuer à la vie des autres c’est le plus important. Si je devais prendre une mesure radicale, j’instaurerais un salaire à vie, c’est-à-dire que je permettrais aux gens de vivre indépendamment de leurs capacités à vendre leur force de travail pour fabriquer ou vendre des marchandises. Je pense qu’à partir du moment où on fait cela, on remet totalement à plat les cartes du jeu et tout peut être reconstruit. Je suis assez convaincu qu’à partir du moment où on crée de l’espace pour s’arrêter et refaire des choix, les choix qu’on fait sont en général plus intelligents que ceux qu’on nous a imposés, et plus ancrés dans une humanité. Je suis convaincu que la nature de l’Homme est plutôt de prendre soin les uns des autres et de prendre soin de son environnement aussi. Donc créer de l’espace très concrètement peut être comme mesure intermédiaire : obliger le travail à 80 % et interdire de travailler à 100 %, c’est une journée en plus par semaine qui pourrait permettre d’expérimenter toutes sortes de services. Diminuer le volume horaire à produire de la richesse, avoir une journée de l’oisiveté, une journée de rien.

On pourrait aussi dire que pendant une semaine le mot d’ordre serait : « on s’arrête ». On s’arrête parce qu’on sait que si on continue on va dans le mur. Donc pendant une semaine on arrête tout, vraiment tout s’arrête, le monde s’arrête – le monde sur lequel on a un pouvoir –  et on voit ce qui se passe. Et je pense que ce qui se passerait pourrait être extrêmement riche, pourrait nous permettre de refaire des choix et nous amener dans une direction plus intéressante que celle dans laquelle on est maintenant.

LVSL : Il ne faudrait pas que les hôpitaux, les transports en commun s’arrêtent…

Vincent Verzat : Non, mais s’ils continuent ce serait par choix, c’est ça la différence. À partir du moment où on décide que s’arrêter est possible, on fait des choix et on réalise du coup qui est au service du bien commun. Effectivement je pense qu’il y a des boulots qui sont au service du bien commun et des gens qui le font parce qu’ils ont envie de servir le bien commun et pas parce qu’ils y sont obligés. Par contre il y a une pléthore de jobs qui vont vraiment s’arrêter, ça c’est clair, parce qu’on a construit toute une société où il faut que les gens travaillent. Du coup on crée aussi plein de bullshit jobs qui n’ont absolument aucun intérêt et à partir du moment où les gens s’arrêtent de faire ces bullshit jobs, à mon avis cela va ouvrir des opportunités.

LVSL : Et si un candidat à la présidentielle vous donnait carte blanche pour l’élaboration de son programme en matière de transition écologique, qu’est-ce que concrètement vous pourriez, en tant que vidéaste, proposer ?

Vincent Verzat : En tant que vidéaste, je proposerais que ce merveilleux ministère donne beaucoup plus de pouvoir au niveau local. Je suis assez convaincu que la solution viendra d’une très forte résilience, d’un tissu social riche et solide là où les gens vivent.

Quasiment toutes les politiques environnementales qui viendraient du niveau national et sur lesquelles on n’a pas la capacité d’avoir de prise, de comprendre ce qui s’y joue, vont être l’objet de mille et un rejets parce qu’elles ne sont pas ancrées dans une réalité du territoire. Donc soutenir, donner les moyens pour qu’il y ait une tonne de vidéos qui donnent à voir le pourquoi et le comment de ce qui en train de se passer. S’il y avait davantage de gens qui savaient ce qui se passe à Grenoble sur le changement de la ville, il y aurait peut-être des changements plus rapides dans pas mal d’autres villes. C’est d’ailleurs l’expérience que j’ai faite : avec une vidéo qui s’appelle « 5 trucs pour changer ta ville ». Ce sont 5000 personnes qui se sont mobilisées pour faire du lobbying citoyen pour faire changer leur ville, simplement sur la base de cette vidéo de 4 minutes et d’un tout petit peu d’imaginaire en se disant que c’est possible qu’il y ait plus d’arbres dans leur ville, c’est possible qu’il n’y ait plus de publicité… Et à partir de là, tu te dis : « c’est ça que je vais demander ».

LVSL : Êtes-vous en lien avec des spécialistes d’autres disciplines et si oui comment est-ce que, concrètement, vous travaillez ensemble ?

Vincent Verzat : Pour chacune des vidéos qu’on produit, on se met en lien avec des spécialistes. On essaie d’avoir vraiment l’ensemble des informations dont on a besoin et on porte un intérêt tout particulier aux points de complexité. Comme je l’ai dit, la situation est complexe, il n’y a pas de réponse simple et si on me dit « tout ce qu’il y a à faire c’est ça », je demande « qu’est-ce qui a été oublié ? ». Sur la base de cette expertise, je fais le travail de vulgarisation : on me parle du principe pollueur-payeur ? Je dis « tu pues, tu pollues, tu payes ». C’est juste rendre drôle et créatif un contenu qui est pourtant solide, et le transmettre en vidéo.

LVSL : Êtes-vous plutôt optimiste ou plutôt pessimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

Vincent Verzat : Je pense que ce défi dépasse l’humanité, que le changement climatique est déjà là donc tout dépend de ce qu’on veut dire par « relever le défi ». Je pense qu’il y aura vraiment des centaines de milliers (très probablement des millions et peut-être même des milliards) de personnes qui ne vont pas pouvoir vivre sur cette planète à cause des changements dramatiques qui vont s’enclencher d’ici à 2100 et sûrement après, et ce, pour une très longue période de temps. À ce niveau-là, je ne suis pas optimiste. J’ai l’habitude de dire que j’ai l’optimisme de la volonté et le pessimisme de la raison, donc si on regarde ce qui se passe, je suis plutôt pessimiste. L’optimiste de la volonté, cela veut essentiellement dire que je n’ai pas choisi d’être là sur cette terre à ce moment-là, mais que je peux faire quelque chose à mon échelle, qui ait du sens et qui contribue à créer le genre de choses que j’ai envie de voir advenir et que ça trouve un écho. Je suis optimiste à ce niveau-là. Je remarque que les vidéos que je fais et le ton que j’ai trouvent un écho dans cette société française et qu’on n’est pas tout seuls à avoir envie d’être les petites mauvaises herbes, la racine d’un arbre qui pète le béton.

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :