Parti de la patrie et Général de gauche : qu’en fut-il du gaullo-communisme ?

© Joseph Édouard

À plus de 50 ans de la mort du Général et de 100 ans de la fondation du PCF, le « gaullo-communisme » inspire les espaces militants les plus divers. Tout se passe comme si cette étiquette avait fini par subir la métamorphose qu’ont bien connue, avant elle, celles d’« impressionniste », de « décadent » ou de « romantique » en littérature : le retournement d’un stigmate discréditant en fierté définitoire. Il suffit de lire certaines professions de foi « souverainistes » aux élections, d’interpréter le « gaullisme social » revendiqué par certains candidats à la présidentielle ou de suivre, sur les réseaux sociaux, d’improbables débats en « fraternité gaullo-communiste » qui mythifient de façon souvent abusive l’ambiance « cordiale » censée avoir régné entre les deux camps durant les années 1960. C’est l’occasion de revenir sur une notion, peut-être sur un espoir ; sur ses apories, et peut-être sur sa part de vérité.

Le lundi 1er mars 2021, la Chaîne parlementaire française (LCP) diffusait Une révolution politique, 1969-1983. Ce documentaire iconoclaste, en examinant à contre-progrès les « destins croisés des gaullistes et des communistes », dépeint les mélancolies parallèles des deux camps qui se sont partagé la France des années 1960. Deux camps entre lesquels « pas une feuille à cigarette » n’était censée pouvoir s’intercaler, selon le mot célèbre de Malraux, mais dont l’antagonisme à tout de même fini par disparaître au profit de remplaçants libéraux de droite et de gauche (pour faire simple : Giscard, d’un côté, Delors bientôt de l’autre). À quelques mois de cela reparaissait, chez Perrin, une édition enrichie du copieux De Gaulle et les communistes (1988, puis 2020) du bien moins nostalgique Henri-Christian Giraud. L’ancien directeur éditorial du Figaro y documente les tractations qu’engagea De Gaulle dès 1940 auprès des Soviétiques afin d’enrichir le jeu diplomatique français.

Dans ces deux productions fait retour la notion controversée du gaullo-communisme, caractérisant l’entente tacite, la division des tâches, voire les pactes ponctuels de non-agression qui ont uni, périodiquement, les deux principales forces politiques de l’après-guerre. Que « l’année De Gaulle » que fut 2020 coïncidât avec le centenaire du Congrès de Tours n’explique pas tout. Au-delà de l’occasion de commémorer, le documentaire de LCP et le livre réédité de Giraud doivent aussi être lus comme les signaux faibles – parmi d’autres – d’un très palpable remords historique, forcément aimanté par un ressenti très actuel sur l’état de la France : spleen de la souveraineté, perte d’influence dans le monde, grignotage néolibéral de la Sécurité sociale, primat des droits individuels sur le pacte social, liquéfaction de la lutte de classes dans les identitarismes, etc.

Réalisé par Florent Leone, le documentaire de LCP a le mérite d’examiner les bouleversements politiques des années 1970 dans une perspective quelque peu inhabituelle, puisqu’elle évite pour une fois le présupposé médiatique rituel d’un progrès irrésistible vers l’Europe, l’antitotalitarisme ou la mondialisation. Ce qui est montré ici d’irrésistible, c’est, au contraire, l’histoire d’un reflux plus que celui d’une échappée progressiste. Reflux d’un certain antagonisme fondateur du consensus français, à mesure qu’apparaissent, précisément, une droite et une gauche bien plus conformes, et rendues mieux conformes encore par leurs choix européens : droite et gauche « classiques » qui n’avaient existé jusque-là qu’à titre supplétif, dans l’ombre de la bataille hégémonique (hégémonique jusque dans son antagonisme) que se livrèrent les deux autres camps dont les adhérents s’appelaient respectivement compagnons et camarades : le gaullisme et le mouvement ouvrier.

Admettons donc que l’anti-gaullo-communisme constitua un front sans doute plus solide que le gaullo-communisme lui-même ; autrement dit, ce sont ceux qui déploraient le gaullo-communisme qui étaient les plus convaincus de son existence dans la politique française.

Transparaissant de l’histoire parallèle des deux camps, le « gaullo-communisme » se montre, dans ce documentaire au creux de la vague, quand il commence à manquer, au moment même où s’impose tout ce qui bientôt le remplacera : après l’échec de Chaban à la présidentielle de 1974 gouvernera, côté gaulliste, ce giscardisme euro-libéral qui avait répudié De Gaulle en 1969. Pour lui porter la contradiction, un camp uni de la « gauche » refait son apparition, porté par un Mitterrand roublard et résolu, depuis le Programme commun, à faire le siège de l’électorat communiste – ce qui aboutira en 1981, et transformera la « gauche » de la même façon que Giscard venait de transformer la « droite ».

La généalogie noire d’une étiquette : de Giraud à Onfray

Le livre du petit-fils du général Giraud situe son intervention à l’autre bout de l’histoire. Le gaullo-communisme y fermente au cœur même de la Seconde Guerre mondiale, à partir d’une série de démarches effectuées dès 1941 auprès du PCF clandestin comme de l’URSS par un De Gaulle fragilisé, résolu à ne pas mettre tous ses œufs dans le panier atlantiste pour maximiser les chances d’indépendance de la France libérée. Richement documenté, l’ouvrage n’en transforme pas moins sa thèse en soupçon complaisant, jusqu’à l’étendre sur toute l’histoire de l’après-guerre : en concédant trop aux communistes (français et étrangers), De Gaulle se serait lié les mains, aurait excessivement renforcé ces derniers, leur aurait laissé un crédit et un pouvoir qu’il aurait pu ou dû contenir en agissant autrement.

D’autres essayistes de droite moins rigoureux et moins scrupuleux que Giraud se sont fait plus explicites : à les entendre, De Gaulle aurait carrément consenti à un pacte avec le diable pour se maintenir au pouvoir après la guerre. C’est un grief que des post-vichystes comme Jacques Laurent seront les premiers à formuler après-guerre (Mauriac sous De Gaulle, 1964), en parfaite cohérence avec la propagande de Radio Paris contre le « Général Micro » : faux militaire, De Gaulle serait aussi un faux patriote, disposé qu’il fut à livrer le pays aux Alliés, et surtout aux communistes, pour conserver les rênes du pouvoir. La notion de gaullo-communisme n’a, au départ, pas d’autre origine que ce grief fait au militaire politisé De Gaulle de s’être associé à l’Union soviétique pour conforter sa place de leader de la France libre et de la Résistance.

À partir des années 1960, les tenants de cette thèse seront rejoints par des déçus de l’Algérie française, puis ce seront d’autres acteurs qui cotiseront à cette rhétorique, ces centristes libéraux, ces radicaux, ces socialistes issus du centre du spectre politique et qui avaient fait vivre la IVe République en boutant gaullistes et communistes dans l’opposition. Cette rhétorique, surtout, sera fortement réactivée au retour du général au pouvoir, alors même que la SFIO se marginalisera dans l’ombre du PCF. Inventé pour dénoncer son objet, le concept de « gaullo-communisme » doit ainsi son existence à un mélange de notabilité de gauche et de ressentiment de droite.

C’est Henri-Christian Giraud, donc, qui a conféré à ce concept son scénario historiographique le plus élaboré et néanmoins contestable. Dans l’entière production de l’écrivain, le « gaullo-communisme » (formule qu’il attribue à Raymond Aron, sans qu’on ait pu en trouver trace) a fini par fonctionner comme une sorte de grille de lecture filée. Son De Gaulle et les communistes (1ère édition : 1988) ouvrait le bal avec des arguments qui, autrement interprétés, auraient pu apporter une contribution intéressante. Même s’il s’abandonne à l’autorité d’anticommunistes virulents (Stéphane Courtois, maître d’œuvre du Livre noir du communisme, est cité des dizaines de fois) et parfois de francs collaborateurs (comme Alfred Fabre-Luce), et qu’il relaie quelques hypothèses calomnieuses (Jean Moulin est ainsi fait « agent de l’URSS » sur la foi d’un « faisceau de preuves » dépourvu d’un seul document tangible), l’essai expose certaines sources pertinentes, qu’il croise efficacement en renfort de sa thèse principale.

Mais la lourdeur démystificatrice du discours fait ressembler l’opération, au final, à un déboulonnage de statue opéré au tournevis. De Gaulle a engagé avec Staline des tractations parallèles aux actes diplomatiques officiels que l’on connaissait déjà : c’est un fait. Mais Giraud souhaite un peu trop ostensiblement que ce fait scandalise son lecteur, au point de représenter un Général qui, de la main qu’il n’employait pas à sauver la France, la trahissait déjà pour l’après-guerre. Des conclusions aussi borgnes et relativistes peinent à convaincre. Elles n’ont d’ailleurs pas sensiblement modifié la mémoire du gaullisme dans le débat public. Les ouvertures de De Gaulle à l’URSS, aussi diligentes fussent-elles, n’avaient aucune chance de placer la France libérée devant un danger et une humiliation comparables à ceux qu’avait constitué quatre ans d’occupation allemande.

Avec L’Accord secret de Baden-Baden (2018), Giraud a plus récemment recyclé le même genre de scénario pour la période conclusive de la carrière du Général. Sa nouvelle hypothèse – pour le coup, polémique et contestable de bout en bout – considère que le fameux « repli stratégique » du président, au cœur de mai 68, fut une manœuvre pour s’assurer du soutien des Soviétiques et circonvenir le Parti communiste français. Rien d’autre cette fois que des conjectures orientées qui en vaudraient d’autres. La démonstration est appuyée par un chapelet de petits faits péniblement égrenés, mais qui trahissent partout l’épaisseur de la ficelle du « grand dessein » supposé. Difficile aussi de ne pas en arriver à questionner les intentions du petit-fils du général Giraud, qui, de livre en livre, mobilise décidément ses forces pour montrer que De Gaulle s’imaginait devenir un « Tito français » (l’auteur dixit), fondateur d’une république socialiste soutenue par le PCF. Une thèse qui, cette fois, désespère la vérité et espère tout du scandale.

Reste qu’il ne fait pas bon ignorer la généalogie dépréciative d’une étiquette, surtout si l’on souhaite la réactualiser ou la reprendre à son compte. Ce gaullo-communisme à quoi Giraud finira par donner une forme de scénario historiographique correspondait bel et bien à un reproche adressé à De Gaulle par l’OAS et les néo-pétainistes. Des pamphlets d’extrême droite comme La Droite cocufiée (1968) d’Abel Clarté (voir illustration) définissent le gaullisme comme un « nationalisme au service du communisme ». Toute la plaquette prétend, elle aussi, significativement dévoiler la trame d’une « combinazione gaullo-communiste » inaugurée avec le retour au pouvoir de De Gaulle et les accords d’Évian, puis concrétisée avec la réélection complice du Général au suffrage universel en 1965.

Mais cette rhétorique du crypté-à-déconstruire associant le gaullo-communisme à un arrangement explicite a régulièrement dépassé les espaces politiques qui l’ont vu naître. Ce sont en fait tous les usages militants du désignant « gaullo-communisme » qui se heurtent, en général, à la contradiction interne. La revue Front populaire, patronnée par Michel Onfray et Stéphane Simon, compte ainsi parmi ses rédacteurs beaucoup d’ex-communistes, de gaullistes affirmés et quelques « gaullo-communistes » déclarés (tous fédérés sous l’enseigne « souverainiste » de la publication). Or, les membres de cette alliance par trop enthousiaste sont peut-être oublieux des origines de l’appellation, eux qui ont laissé écrire à leur philosophe-directeur, dans sa récente Théorie de la dictature (2019), cette analyse ricaneuse, stéréotypée et grossière, pastiche aussi impeccable qu’involontaire du pamphlet anti-gaullo-communiste d’extrême droite :

« Tant que de Gaulle est resté au pouvoir, autrement dit jusqu’en 1969, un pouvoir gaullo-communiste s’est partagé le gâteau français. À la gauche communiste, la culture ; à la droite gaulliste, l’économie et le régalien. C’est l’époque où le PCF parvient à faire oublier ses deux années collaborationnistes en créant sa mythologie du PC résistant, du Parti des soixante-quinze mille fusillés et du Parti des héros prétendument antinazis du genre Guy Môquet. »

Il n’est pas nécessaire de banaliser un antagonisme qui a marqué tant d’acteurs gaullistes et communistes pour en même temps reconnaître que ce dissensus n’a jamais remis en cause un certain cadre discursif, associé à de solides acquis, qu’aucune des deux forces ne paraissait vouloir entamer.

Avant de l’envisager sur d’autres bases, admettons donc que l’anti-gaullo-communisme constitua un front sans doute plus solide que le gaullo-communisme lui-même ; autrement dit, ce sont ceux qui déploraient le gaullo-communisme qui étaient les plus convaincus de son existence dans la politique française. Encore aujourd’hui, c’est dans le regard de ses contempteurs apeurés qu’on discerne le mieux ce spectre gaullo-communiste. Une horresco referens qui hante régulièrement l’actualité, à chaque fois que le peuple français oppose ou impose à ses élites un geste de souveraineté. Chez Daniel Cohn-Bendit dénonçant la « République gaullo-communiste » (Libération, 16 mai 2005) lors de la campagne référendaire de 2005 ; chez l’éditorialiste poujado-libéral Éric Brunet redoutant la tournure populiste prise par la présidentielle de 2017 (« Le Gaullo-communisme, une tragédie française… qui perdure », Revue des Deux Mondes, avril 2017) ; ou, dans un style plus étayé, chez le politiste Gaël Brustier constatant, avec le mouvement des Gilets jaunes, que « le gaullo-communisme contre-attaque » (Slate, 23 janvier 2019). Même si Daniel Lindenberg, lui, avait vu dans l’accession de Le Pen au deuxième tour de la présidentielle de 2002 l’indice de « la fin du gaullo-communisme » (Esprit, juin 2002), la notion semble bel et bien cristalliser tout ce que les élites politiques contemporaines ont pu assimiler à des « débordements » de la souveraineté française (… qui déborderaient de la droite comme de la gauche).

Le gaullo-communisme comme champ de forces hégémonique

Si un « gaullo-communisme » a jamais existé, on a donc peu de chances de le trouver dans ces complots polémiques et ces démonstrations sinueuses qui cèdent sans pudeur à la rhétorique de l’histoire secrète ou de la révélation taboue : démonstrations orientées a priori pour éreinter politiquement, produit si caractéristique d’une « déconstruction discursive » où la droite ressentimenteuse d’après-guerre a très tôt excellé (avant qu’une « gauche critique » s’y convertisse à son tour depuis une quarantaine d’années). Pour délimiter la zone de pertinence d’un certain gaullo-communisme, il est sans doute plus prudent de nous intéresser aux dynamiques hégémoniques à l’œuvre dans la vie politique et démocratique française des années 1960.

Une analyse de l’évolution des forces attentive à l’antagonisme des discours, allant de Gramsci à Marc Angenot, peut permettre de voir, dans les débuts de la Ve République, un moment – éphémère, transitoire, toujours relatif, parfois contredit et souvent contrarié – de partage d’hégémonie entre pouvoir gaulliste et opposition communiste autour de mots d’ordre, d’acquis, d’intérêts ou d’adversaires bien définis. Toutes choses égales par ailleurs : De Gaulle continuera d’organiser l’infréquentabilité des « séparatistes » communistes, et ceux-ci ne cesseront pas de contester la politique gaulliste – notamment économique – ni d’accompagner contre elle le mouvement social – jusqu’à la grève historique des mineurs de 1963.

Ainsi, il n’est pas nécessaire de nier l’existence d’un dissensus politique, économique, philosophique, ni de banaliser un antagonisme qui, sur le terrain, a marqué tant d’acteurs sincères de part et d’autre, pour en même temps reconnaître que ce dissensus, malgré maintes secousses (guerre d’Algérie, luttes sociales, Mai 68), n’a jamais remis en cause un certain cadre discursif, associé à de solides acquis, qu’aucune des deux forces ne paraissait vouloir entamer. Si l’hégémonie d’un moment historique donné, comme l’écrit Marc Angenot, peut voir s’entrecroiser des discours contradictoires et mêmes opposés, alors l’hégémonie des années 1960 (des référendums de 1958 jusqu’à, mettons, la mort de Pompidou) fut, tendanciellement, gaullo-communiste, en ceci que l’espace politique et culturel s’y organisa autour de deux camps résolus à rester, dans leur affrontement, hégémoniques, c’est-à-dire co-propriétaires exclusifs de leur théâtre de lutte. Disons, par parenthèse, que c’est aussi ce mélange d’intense conflictualité et d’insensible statu quo – auquel il faut ajouter l’émergence d’une nouvelle culture populaire, d’une nouvelle littérature, d’un nouveau cinéma – qui ont conféré sa base objective à la nostalgie dont font encore l’objet les sixties français. En témoigne la triade De Gaulle-L’Huma-Brigitte Bardot, si bien évoquée dans La France d’hier de J.-P. Le Goff.

Plutôt qu’une intrigue voulue, continue et impunie qui, de juin 1940 à Mai 1968, aurait attendu dans l’ombre qu’un Giraud de passage vienne nous la révéler, on préfèrera regarder cette « connivence » gaullo-communiste comme, essentiellement, une hégémonie faite d’exclusions partagées ; une hégémonie qui reposait donc, avant tout, sur un minimum de refus communs, plus ou moins conscients selon les cas. Il s’agissait d’abord de maintenir certains acteurs, lobbys, demandes et positions aux marges des institutions ou de la société civile – aux plans national et, dans une certaine mesure, international. Bien sûr, cette définition en creux, priorisant l’adversaire (mais la désignation des adversaires n’est-elle pas le fond constitutif de la décision politique ?), n’empêchait pas qu’existassent certains parallélismes « objectifs » entre les deux forces, en particulier au plan des symboles : le « joli nom » de camarade par exemple, qui désignait le lien d’entente unissant les communistes, ne trouvait pas sans raison son correspondant symétrique, parmi les gaullistes, dans celui de compagnon, cette dualité s’abreuvant tout entière à la source de souvenirs et de fraternités historiques sur lesquelles il nous faudra revenir.

Représentons-nous donc la vie politique française des Trente Glorieuses comme un champ magnétique dont gaullistes et communistes auraient constitué les deux pôles conflictuels, et que chacune des deux parties s’entend à entretenir en marginalisant peu à peu d’autres acteurs sociaux et d’autres offres politiques. Peu importe, dès lors, que les deux camps aient multiplié l’un contre l’autre les procès en « fascisme » ou en « séparatisme » : dans un tel système, les dénonciations réciproques sont aussi des brevets d’exclusivité donnés à l’autre, renforçant le champ de forces commun. Latentes à l’époque de la IVe République où, pour ainsi dire, tout le monde gouverne sauf le PCF et le RPF gaullien, cette hégémonie ne s’actualisera vraiment qu’à l’arrivée des institutions de 1958, que complètera l’élection du président de la République au suffrage universel.

Tandis que De Gaulle se taille son espace d’hégémonie sur la France comme entité symbolique et sur le pilotage (politique et géopolitique) de la nouvelle République, le PCF règne quant à lui presque sans partage sur l’hégémonie populaire et culturelle. Le parti se maintient toute la décennie à un haut niveau électoral, conserve ses bastions historiques tout en s’implantant plus largement dans le pays, des municipalités aux institutions de la vie intellectuelle, parfois même au détriment des cellules d’entreprise. De Gaulle avait donc tout pouvoir au plan régalien, mais presque aucun relais et peu de prise – malgré des alliés tempérés comme Raymond Aron – sur tout ce qui se réputait avancé dans la vie intellectuelle de son temps. Régis Debray le résume avec éloquence : « Servan-Schreiber, Gagarine et Frantz Fanon n’étaient d’accord sur rien, sauf sur ceci que de Gaulle était un fétiche poussiéreux et qu’une humanité régénérée nous attendait au coin de la prochaine décennie ». Ainsi, s’il est devenu banal de ricaner de la télévision publique (ORTF) vouée à être la voix du pouvoir gaullien, celle-ci était déjà gaullo-communiste dans son économie interne ; car outre l’information poinçonnée par le gouvernement, la production culturelle (téléfilms, documentaires) était prise en charge par de nombreux sympathisants du PCF.

Les oppositions discursives croisées qui ont pu faire consensus en politique intérieure ne sont pas difficiles à comprendre : après 1945, De Gaulle impose sa légitimité comme incarnation d’une France libre, restaurée en sa souveraineté et ayant rétabli les libertés sur le territoire. Quant au PCF, il est parvenu – par l’héroïsme de militants, mais aussi par habileté politique – à conforter sa mutation, déjà engagée sous le Front populaire, en parti national de la classe ouvrière, résolu (et encouragé par l’URSS) à assumer le pouvoir pour reconstruire le pays. À cette charge de légitimité historique s’ajoute la conception objectivement convergente que se fait chacun des deux camps des institutions politiques : là où De Gaulle tire ses conclusions personnelles de la débâcle parlementaire de 1940 en vilipendant la IVe République et son « régime des partis », les communistes opposent à ces mêmes partis leur vieux procès idéologique de la « démocratie formelle », censée dissimuler la conflictualité structurelle de la lutte des classes.

La relativisation, sinon le dédain de la vie parlementaire est donc partagé : ici au nom d’une conception de la décision, là au nom d’une critique de la représentation. Cela explique qu’au plan intérieur, les deux forces se soient glissées dans le nouveau régime et en aient cueilli des fruits différenciés. Tandis que De Gaulle, avec l’élection à deux tours, barre la route aux majorités mosaïques soumises à tous les chantages d’assemblée, le PCF profite de la relative neutralisation parlementaire des autres forces politiques (de gauche) auxquelles il dame le pion, puisque sa force à lui continue de s’exercer sur des espaces où il règne sans partage.

La rationalisation du parlementarisme n’eut d’ailleurs pas pour effet immédiat de fédérer tous les opposants du Général contre lui, dans la mesure où certains partis, même sans se l’avouer, disposaient de plus d’espace de prospérité dans le nouvel état institutionnel. On peut en donner une bonne illustration en comparant les élections présidentielles de 1965 et 1974, situées de part et d’autre – si l’on peut dire – de l’hégémonie gaullo-communiste. À deux reprises, l’on y voit le PCF soutenir une candidature Mitterrand, mais dans des perspectives significativement différentes. En 1965, les communistes, qui ont engagé un rapprochement – au niveau local, notamment – avec le PS, conservent une attitude et des mécanismes qui ressortissent encore à l’ère gaullo-communiste. Tout à son hégémonie intellectuelle et dans la société civile, l’élection présidentielle intéresse encore peu le PCF. C’est sans conditions particulières, presque comme pour « passer son tour », que le parti soutient Mitterrand aux élections de décembre.

Les éventuels aspects gaullo-communistes de la politique extérieure, bien que celle-ci s’entremêle souvent aux dynamiques intérieures, répondent plus volontiers à de vrais croisements d’intérêts, qu’ils soient liés à la doctrine ou aux circonstances du moment.

En 1974 en revanche, la nouvelle candidature Mitterrand acquiert la densité d’un long aboutissement programmatique, deux ans après qu’a été adopté le Programme commun de la gauche. À partir de là, ce désignant de « gauche » restera prioritaire jusque récemment pour restructurer un camp dans le débat politique – d’autant plus que le camp adversaire, lui aussi, se normalise en tant que « droite » à la faveur du tournant giscardien. Non seulement De Gaulle a disparu, mais le PCF – depuis 1968 symboliquement – commence à souffrir de la concurrence sur ses bases sociale et intellectuelle. Le Parti, ne profitant plus de la tenaille gaullo-communiste, fait son deuil de cette hégémonie de fait et se met à rechercher, avec plus ou moins de fortune, d’autres espaces et articulations politiques.

Une politique gaullo-communiste ?

Envisager le gaullo-communisme sous l’angle de l’hégémonie partagée permet non seulement de situer celui-ci comme structure (partage discursif et institutionnel de l’espace politique) plutôt que comme conspiration (accords secrets et trahisons latentes). Cela permet aussi, semble-t-il, de mesurer raisonnablement le phénomène sous l’angle de ses contenus politiques. Tâche encore ici essentielle, tant sont polarisées les opinions à ce sujet dans le discours social.

À gauche, on voyait à l’époque (et parfois récemment) en De Gaulle un dirigeant conservateur, colonialiste ou réactionnaire comme les autres : le président du 17 octobre 1961, le premier « liquidateur » de la Sécu en 1967. Pour certaines droites, il fut, selon les cas, un décolonisateur soumis au FLN (l’OAS et les tenants de l’« Algérie française »), un président adepte de coups d’éclat stériles, hostile aux « Anglo-Saxons », improvisateur en économie, animé par d’anachroniques utopies redistributrices (les libéraux et giscardiens, voire les pompidoliens). Il serait facile de renvoyer ces deux faisceaux de discours à leurs contradictions mutuelles, qui dénotent forcément des aveuglements respectifs. Chez les « souverainistes » les plus épris, on exalte au contraire une sorte de programme commun qui aurait uni tacitement gaullistes et communistes – scénario pas davantage convaincant. Tentons donc de contourner ces trois impasses militantes pour circonvenir ce « socle » gaullo-communiste sans idéalisation ni polémique.

D’abord au plan de l’économie de de la politique intérieures : après 1945 (mais déjà, en réalité, depuis le milieu des années 1930), le PCF fait mouvement vers la nation, se pensant moins comme la section d’une internationale que comme un parti français dépositaire de la cause ouvrière – ce en quoi Moscou, cœur vibrant du Komintern, l’aura paradoxalement aidé ! À cet effort correspond celui du militaire Charles de Gaulle qui, depuis sa culture chrétienne attachée à de vagues idées sur l’harmonie sociale , consentira toutefois, conscient qu’il est du rapport des forces, à la refondation d’une Sécurité sociale – même s’il ne l’aurait sans doute pas souhaitée aussi extensive, notamment dans la gestion paraétatique qu’a mis en place en 1946 le ministre communiste Ambroise Croizat. Pour autant, des économistes comme Bernard Friot, en niant que De Gaulle y ait été pour quoi que ce fût, cèdent à un affect aussi partial que la droite qui vocifère contre le « bolchévisme d’État ». Sans sa relégitimation par le gaullisme (Thorez, autorisé à revenir d’URSS, appelle d’emblée à reconstruire le pays plutôt qu’à faire la révolution), le PCF n’aurait jamais obtenu ni le consensus, ni les manettes institutionnelles indispensables à la construction de ce « déjà-là communiste » que fut la Sécurité Sociale.

Les éventuels aspects gaullo-communistes de la politique extérieure, bien que celle-ci s’entremêle souvent aux dynamiques intérieures, répondent plus volontiers à de vrais croisements d’intérêts, qu’ils soient liés à la doctrine ou aux circonstances du moment. Un premier moment – quoique complexe – de l’histoire de ces croisements intervient avec la crise algérienne. La droite pro-Algérie française reprochait à De Gaulle de faire la politique décolonisatrice du PCF : c’était minimiser la politique du Général entre 1958 et 1961, qui fut en réalité tâtonnante, avança au coup par coup, et devait d’ailleurs, à son dénouement, frustrer tous les bords de l’échiquier politique. Mais c’était aussi prêter aux communistes une détermination plus univoque qu’elle ne l’était en réalité : en effet, les figures de proue de l’activisme indépendantiste algérien (du PSU à L’Observateur) reprocheront souvent à la direction communiste sa modération durant toute la période. Entre porteurs de valises et attentistes prudents, le PCF n’agit pas comme un seul homme, sachant conserver sa part stratégique d’ambiguïté sur la question algérienne. Sans doute par indécision entre son âme nationale et son âme internationaliste, mais aussi parce que le Parti avait pris conscience que De Gaulle, tout à sa propre logique, s’était finalement converti à l’autodétermination.

Pourtant les « événements » algériens, torrent quasi-fratricide vécu au fil de l’eau par nombre d’acteurs, ne sont pas la meilleure illustration des croisements gaullo-communistes en matière de politique extérieure. Le plus significatif, en la matière, reste le rapport à « l’ami américain », selon la formule d’Éric Branca. Il n’est plus à prouver que De Gaulle, sa volonté de dialoguer et de se défendre « tous azimuts », a souvent pu donner des satisfactions au PCF : tantôt pour conforter directement le crédit international de l’URSS, tantôt pour saper indirectement les arguments de la droite et de la gauche atlantistes. Des décisions comme la reconnaissance de la Chine populaire ou la sortie du commandement intégré de l’OTAN ont ainsi été explicitement saluées par les communistes français (à titre de comparaison : Mitterrand, lui, avait contesté le retrait gaullien de l’OTAN à l’Assemblée nationale). D’autres fois, le Général devait tout bonnement couper l’herbe sous le pied à l’ensemble des forces anti-impérialistes. Dans l’histoire des peuples à disposer d’eux-mêmes, peut-être un jour conviendra-t-on qu’il faut placer très haut son discours prononcé à Phnom Pen le 1er septembre 1966 – presque à l’avant-garde, et a minima au même rang que l’activisme étudiant de Californie. Un discours que Castro et Guevara, qui s’y trompaient moins qu’un Cohn-Bendit, devaient d’ailleurs immédiatement saluer.

Il n’y eut donc pas de politique gaullo-communiste ; plutôt, un esprit tacite de conservation, et parfois pour des raisons opposées, d’une assise minimale de contenus et de principes – relative indépendance face aux blocs, conservation (elle aussi relative) du programme social du CNR, maintien opportuniste de la stabilité des institutions – qui assuraient leur champ hégémonique commun aux deux forces. « Car leur vraie force, à ces deux mémoires, a été de constituer un système, de se nourrir mutuellement l’une de l’autre, de se rendre un service réciproque », écrit Pierre Nora. « C’est le génie, en effet, du général de Gaulle d’avoir su ériger le parti communiste en interlocuteur privilégié, en adversaire le plus favorisé, en solution de rechange impossible. […] Il a pu obtenir parfois des voix de communistes, en 1958, il a pu obtenir leur neutralité toujours, il a pu même, en 1968, obtenir leur aide ».

Le gaullo-communisme : alliage mystique ?

À l’issue de notre raisonnement, il nous faut néanmoins encore faire un pas de plus pour éviter de nous leurrer sur le phénomène : si gaullistes et communistes ont pu structurer autour d’eux un champ de forces assez exclusif des autres formations politiques, s’ils ont pu s’accorder ou s’approuver autour de quelques principes refondateurs du pacte social et de l’indépendance française, ce n’était guère par l’effet automoteur des jeux de discours et des rapprochements objectifs. Au-delà du constat stratégique, il convient donc aussi d’envisager les motivations profondes. Qu’est-ce qui a vraiment fini de convaincre les communistes que la France en tant que nation était une chose « très valable », selon le mot célèbre de De Gaulle? Symétriquement, comment, depuis sa « conception héroïque de la vie » (pour parler comme Christopher Lasch) et son imperméabilité aux affects marchands, De Gaulle a-t-il évolué, jusqu’à se heurter à l’opposition de son camp politique, vers une prise en compte aussi pragmatique qu’énergique de la question des classes populaires et, plus largement, de l’homme dans l’économie et la société (au point de le conduire ce militaire impassible à formuler dans la participation sa propre réponse à la question de la justice sociale) ? Le moteur de ces deux mises en mouvement ne saurait être seulement d’ordre politique. Il y entrait une dose non-négligeable de mystique, réactivée par la tragédie que venaient de vivre les générations actives du milieu du siècle.

L’expérience ne pouvait bien sûr pas durer plus longtemps que ce laps d’une génération, qui court de 1945 à 1970. Comme pour Valmy, comme pour la Commune, cette mémoire devait vite devenir celle de regrets, regrets bien plus durables que l’euphorie de l’événement lui-même.

Les mesures sociologiques, discursives, stratégiques sont explicatives sans être fondatrices, surtout quand elles font l’abstraction du liant qui seul, nous semble-t-il, explique qu’on espéra ou qu’on espère encore au gaullo-communisme. Au cas où l’on redouterait le langage littéraire de Charles Péguy, on peut s’en remettre à l’historien François Azouvi, qui propose d’envisager comme une « expérience métahistorique » ce qui reste, à ce jour, le dernier grand moment mystique de l’histoire de France : cette parenthèse capitale de la Résistance et de la France libre, avec sa poignée d’années de clandestinité, d’espionnage, de sabotages, de désobéissance, de lutte armée contre l’Occupant, dans et hors de la France.

Pour Azouvi, la France de la Libération ne fut pas aveuglément « résistancialiste » comme un discours paresseux se plaît à le prétendre depuis plusieurs décennies. L’auteur rappelle a contrario toute la diversité des discours, des œuvres, romans et métrages qui ont diffusé une vision subversive, désenchantée, cynique ou humiliante du conflit dès ses lendemains, c’est-à-dire bien avant l’ère de démythification supposée qu’on fait traditionnellement débuter en 1971, avec la sortie du Chagrin et la Pitié de Marcel Ophüls. Ce qu’on nomme « résistancialisme » correspondait en réalité à un affect tout sauf insincère et opportuniste qui sut étreindre une grande partie des acteurs de la refondation de la France d’après-guerre. Parce qu’il était intimement lié à un vécu d’exception, cet affect était fragile, et forcément éphémère à l’échelle historique. Azouvi tient pourtant à distinguer le résistentialisme temporel, affect affecté, voire guidé, et finalement moins prégnant qu’on ne l’a dit, de l’intensité bien réelle d’une Résistance ressentie « comme événement métahistorique, mystique », qui suscite une mémoire sacrée » ; or, bien que périssable, « cette mémoire est étrangère au temps, elle est anhistorique ».

Il faut considérer que quelque chose dans le phénomène résistant restait insécable, « résilient », comme on dit de nos jours, aussi bien aux dissections cyniques qu’aux déconstructions cliniques, et que ce quelque chose garantit l’alliage gaullo-communiste. La rencontre, même ponctuelle, entre des nationaux-légitimistes dépouillés du ressentiment stagnant de la droite et des communistes gagnés à la nation avec le peuple qu’ils représentaient, était fonction de la mémoire du moment mystique qui venait matériellement d’être vécu. Si ces deux forces sont parvenues à s’arroger le quasi-monopole mémoriel de la Résistance, c’est parce qu’elles seules (à la différence des radicaux, de la SFIO, de la droite libérale et patronale) n’apparaissaient pas comptables des erreurs d’une IIIe République avilie par un régime d’occupation, puis remisée, après-guerre, par deux nouvelles Constitutions.

Interdit dès l’été 1939 par Daladier, et donc écarté du vote des pleins pouvoirs à Pétain, le PCF profite de sa disgrâce se mettre relativement hors de cause dans la débâcle républicaine. Après 1941, son organisation efficace de la lutte intérieure, couplée au poids stratégique de l’URSS qui combat à l’Est, achèveront aussi de faire oublier les atermoiements du pacte germano-soviétique. Quant au gaullisme, au moins sur le plan de la symbolique, il naissait tout armé de l’événement politico-médiatique du 18 juin 1940. Le sous-secrétaire d’État De Gaulle, comptable de rien d’autre que de son audace et, par-là même, en rupture de ban, devait incarner cette renaissance chevaleresque de la nation dans sa propre personne. Ainsi, dans la Résistance, les communistes trouvent une fontaine de jouvence et la France libre, son bain baptismal.

Après la Libération, l’ensemble des débats politiques et stratégiques resteront durablement lestés par une expérience aussi transcendante, au point que Gaël Brustier n’hésite pas à qualifier d’« inconscient FTP » (Reconstruire, 4 mars 2019) l’imaginaire sous-tendant tout le débat public des Trente Glorieuses. Au fur et à mesure qu’il se déréalise en mémoire historique, le gaullo-communiste devient un argument politique. Ainsi, pour rallier à l’Union de la gauche certains groupes de gaullistes sociaux déroutés par la candidature de Valéry Giscard d’Estaing, Georges Marchais, secrétaire général du PCF, entonnera entre les lignes un vibrant appel à l’histoire commune : « Entre les communistes et les gaullistes, il y a des choses qui ne sont pas liées à des circonstances électorales mais qui sont autrement plus profondes. Il s’agit de l’attachement à la nation et à sa grandeur, de l’aspiration à voir notre peuple rassemblé pour faire une société plus juste, plus fraternelle, au progrès de laquelle participent réellement tous les Français ».

Bien sûr, en 1974, le temps effectif du gaullo-communisme était passé : l’affrontement entre Giscard et Mitterrand rétablissait un axe électoral beaucoup plus structuré par l’opposition gauche-droite. Mais sous la couverture du souvenir, le pacte entre les deux mémoires pouvait, justement, d’autant plus être rappelé que les deux camps autrefois hégémoniques se marginalisaient. Dans l’apaisement d’un retour mémoriel, on verra s’élever des analyses différentes du phénomène, comme celle de Pierre Nora. Dans son article célèbre, l’historien consacrera le gaullisme et le communisme comme « deux mémoires qui, historiquement, se rapprochent en sœurs ennemies, parce qu’elles avaient en commun d’être toutes les deux imaginaires, syncrétiques et complémentaires ».

Pour un lecteur de Régis Debray, de René Girard ou de Carl Schmitt, il n’y a pas de paradoxe à ce qu’une hégémonie discursive se réenchante dans une grande intensité mémorielle, voire en théologie politique. C’est que la prise en compte de la Résistance comme expérience métahistorique requiert précisément de conserver la sagesse de l’imprévisible, ou au moins de prendre en compte la part de spontanéité incalculable dans la conviction des acteurs. A fortiori lorsque ces derniers vont au sacrifice : on peut par exemple s’étonner qu’une sociologie du sacrifice pour ses idées ne soit plus pensable au-delà des seuls paradigmes de la « position » et de la « domination ». Que faire du préfet Jean Moulin refusant aux Allemands la part d’autorité dont il est dépositaire au point de tenter de se trancher la gorge ? Ou de Pierre Brossolette se jetant de la fenêtre de la Komandantur de peur de se trahir sous la torture ? La question du sacrifice tangente aussi celle de l’héroïsme : quid d’une pensée de l’héroïsme qui fasse sa part à l’exemplum d’exception, sans ramener toute forme de bravoure à un malentendu ?

Gilbert Durand l’a bien montré : les épistémès d’une époque changent en même temps que ses grands affects. Or, il est évident que la mémoire historique des cinquante dernières années a lentement installé la figure de la victime à la place qu’occupait naguère celle du héros. Comme l’écrit François Azouvi pour le cas de la Seconde Guerre, « tandis que le temps travaille pour la mémoire du génocide, il travaille contre celle de la Résistance ». Le même parallèle serait d’ailleurs à faire, mutatis mutandis, pour le mouvement ouvrier, puisque les nouveaux imaginaires militants commençaient eux aussi, durant la même période, à conférer aux groupes de marginalisés de la société le statut de « sujets révolutionnaires » privilégiés, statut auparavant associé une classe de travailleurs constituée en sa masse, et définie par son rapport au travail. Il n’en va pas autrement des imaginaires scientifiques, à plus forte raison ceux des sciences dites « humaines et sociales ». Toute conception hégémonique se définit avant tout par la dimension qu’elle ignore ou escamote, et qui marque les limites de sa « scientificité ». Ce qu’un esprit sociologique diffus parmi les savoirs universitaires croit avoir remisé à l’enseigne de l’une ou l’autre forme d’« objectivation » correspond, en réalité, à l’élément précis que le dit esprit se choisit plus ou moins consciemment comme angle mort.

C’est aussi ou (peut-être) avant tout l’effet de ce double reflux affectif et épistémique qui fait voir à certains le gaullo-communisme comme périmé, obsolète, fantasmé ou tout bonnement impensable. Sans nier que des instrumentalisations parasitaires se soient greffées sur son affect métahistorique, il faudrait pourtant pouvoir le repenser en ré-imaginant que la Résistance se pensa elle-même comme une intensité sacrificielle vécue à l’enseigne de la nation envahie et, par-là même, comme un insécable sociologique et psychologique. Moins méthodique que nos sociologues, Maurice Merleau-Ponty avait perçu dès 1945 ce qui, dans l’expérience collective à peine achevée, échappe encore à ses objectivateurs d’aujourd’hui : « Les résistants ne sont ni des fous ni des sages, ce sont des héros, c’est-à-dire des hommes en qui la passion et la raison ont été identiques, qui ont fait, dans l’obscurité du désir, ce que l’histoire attendait et qui devait ensuite apparaître comme la vérité du temps ».

Que l’affect de sacrifice pour la nation soit venu habiter cette « obscurité du désir » explique qu’autant de frères ennemis se soient rejoints au diapason de la patrie déshonorée. Qu’on y voie ou pas l’horizon d’un programme anthropologique, ce phénomène requiert, au moins pour qu’il soit compris, de pouvoir admettre qu’honneur et sacrifice aient pu apparaître comme des idées valables, des idées que certains citoyens ont pu juger déshonorées, au point parfois de se sacrifier au nom de l’attachement qu’ils leur portaient, dans un geste aussi sincère qu’éclairé.

Tout à la fois beaucoup moins et beaucoup plus que ce que peuvent en dire, respectivement, ses mythologues et ses démythificateurs, le gaullo-communisme n’est saisissable qu’à la condition d’alterner entre différents registres dans la réflexion qu’on lui consacre. Comme doctrine ou comme « programme » éventuel, il demeure introuvable si on n’y reconnaît pas avant tout une polarité, dans la tension qu’elle installe, fondatrice d’une hégémonie, et d’où peuvent émaner quelques principes sur lesquels gaullistes et communistes purent s’entendre plus ou moins tacitement, surtout entre 1958 et 1969. Mais surtout, souterrainement à ces articulations politiques de discours, le phénomène est impensable si l’on ne fait pas crédit à la Résistance d’avoir été aussi un engagement mystique. À tort ou à raison, De Gaulle et le PCF ont pu récolter l’essentiel du prestige de cet événement métahistorique : ce prestige, les deux camps ne l’ont capté que marginalement sous la forme d’un « capital » objectivable et exploitable dans la vie publique de l’après-guerre, mais beaucoup plus sérieusement comme une expérience qui oblige ses parties prenantes – d’où qu’il vinssent au départ – et qui a pu réellement les voir se réunir, en dernière instance, en vertu de ce lien qui n’est pas réductible à un calcul cynique de position.

L’expérience ne pouvait bien sûr pas durer plus longtemps que ce laps d’une génération, qui court de 1945 à 1970. Comme pour Valmy, comme pour la Commune, cette mémoire devait vite devenir celle de regrets, regrets bien plus durables que l’euphorie de l’événement lui-même. Nihil novum sub soli, donc. Mais quittes à être rendus à la seule mémoire déceptive du gaullo-communisme, autant en travailler la qualité, conscient de ses limites, pour dégager, pour les occasions des temps qui viennent, les principes politiques et mystiques d’une inspiration qui n’est peut-être pas tout à fait desséchée.

« Le gaullisme social a aujourd’hui encore une audience » – Entretien avec Pierre Manenti

CDG gaullisme social
Pierre Manenti, Histoire du gaullisme social, Perrin, 2021 / Ed. LHB

L’opposition d’une partie des députés Les Républicains au projet de réforme des retraites porté par le gouvernement a fait rejaillir dans le débat public une expression aux contours flous, et pourtant récurrente : le gaullisme social. Quelle définition donner à ce concept qui a traversé plus d’un demi-siècle de vie politique ? Le général de Gaulle lui-même avait-il théorisé ce courant ? Quelle est d’ailleurs la part de réalité et celle du mythe derrière l’action « sociale » du Général ? Auteur d’une Histoire du gaullisme social (Perrin, 2021), Pierre Manenti, conseiller politique, retrace la généalogie et l’héritage de cette tradition politique qui a marqué la IVe et la Ve République de son empreinte. Des « gaullistes sociaux » aux « gaullistes de gauche », cette histoire ne se résume pas à quelques trajectoires individuelles. Au contraire, elle s’est traduite, selon l’auteur, dans des organisations politiques et syndicales qui ont cherché à reconcilier Capital et travail auprès du monde ouvrier, tout en défendant l’héritage du Conseil national de la Résistance. Au risque de servir de caution de gauche aux tendances plus conservatrices du gaullisme ? Entretien réalisé par Léo Rosell et retranscrit par Guillemette Magnin.

LVSL – Qu’est-ce qui est à l’origine de votre intérêt pour la figure du général de Gaulle et pour son héritage politique ? 

Pierre Manenti – Pendant mes études à l’École normale supérieure, j’ai étudié et exploré le mandat du général de Gaulle, président de la République, de 1958 à 1969. Dans ce cadre, j’ai beaucoup travaillé sur les archives de la Fondation Charles-de-Gaulle et de l’Institut Georges-Pompidou. J’ai découvert que, contrairement à l’idée que je m’en faisais, il n’y avait pas un gaullisme monolithique, un chef indiscuté avec un parti encadré et rigide, mais en réalité des gaullismes, des personnalités diverses, parfois voire souvent opposées entre elles. Le parti gaulliste était en effet composé d’hommes de droite mais aussi d’hommes de gauche, ceux qu’on a appelé les tenants du gaullisme social. Tout ce petit monde était réuni par sa fidélité au général de Gaulle, tout en ayant des pensées radicalement différentes sur l’économie ou la société.

Il se trouve par ailleurs qu’en 2020, le Premier ministre de l’époque, Jean Castex, a fait sa première interview télévisée en se présentant comme un « gaulliste social ». Le lendemain, la presse a unanimement salué son positionnement politique, parce qu’alliant le meilleur de la droite, le gaullisme, et l’esprit de la gauche, celui des luttes sociales. Ce qui est incroyable, c’est que le gaullisme social est donc passé d’une chapelle politique du gaullisme à un mot-valise de la vie politique française, une sorte d’équilibre politique parfait.

À ce compte-là, de nombreux centristes pourraient se revendiquer du gaullisme social, alors que pour les hommes de gauche engagés dans l’aventure gaulliste, il s’agissait de construire un véritable « socialisme gaulliste ». Il manquait donc un travail d’historien pour rappeler l’origine de la pensée sociale du général de Gaulle, l’histoire politique de ses partis et mouvements, ainsi que la place des hommes de gauche dans cette aventure et, après sa disparition, la vie de ce courant du gaullisme social qu’ont incarné, tour à tour, René Capitant, Louis Vallon, Philippe Dechartre ou encore Philippe Seguin plus récemment. 

LVSL : À vous écouter, on a l’impression qu’il manque une vraie définition du gaullisme…

C’est vrai. De son vivant, le général de Gaulle s’est toujours refusé à définir le gaullisme. Il n’existe donc pas de définition donnée par le Général lui-même ; ce sont donc ses contemporains, notamment les hommes politiques, ou plus tard les historiens, qui ont construit la définition du mot « gaullisme ». La plupart des commentateurs s’accordent cependant pour dire qu’elle est fondée sur trois éléments invariables.

Le premier élément est le dépassement des clivages politiques au service de l’intérêt de la nation. Le gaullisme un courant politique qui refuse le clivage droite-gauche, le système des partis, la politique politicienne, et qui veut agréger au sein d’un même mouvement des personnalités de droite et de gauche, toutes animées par la volonté de servir leur pays.

Le deuxième élément intrinsèque au gaullisme est la politique de la grandeur, c’est-à-dire l’idée que le gaulliste doit contribuer à faire rayonner la France à l’international, notamment à travers de la défense des valeurs des Lumières, de la Révolution et du Conseil national de la Résistance (CNR). Il doit porter avec noblesse ces valeurs inhérentes à l’identité française. Dans cette politique de grandeur, il y a aussi la défense de la francophonie, de l’identité française, dit autrement l’idée d’une France éternelle.

L’ambition du gaullisme, c’est un État ni capitaliste, ni socialiste, mais une troisième voie française, c’est-à-dire un État interventionniste.

Le troisième et dernier élément, qui est pour moi inscrit dans l’ADN du gaullisme, c’est le combat en faveur du progrès social. Le gaullisme s’est toujours soucié des plus faibles, des plus nécessiteux, de ceux qui en ont besoin. L’ambition du gaullisme, c’est un État ni capitaliste, ni socialiste, mais une troisième voie française, c’est-à-dire un État interventionniste, participationniste et libéral, au sens où le libéralisme, contrairement au capitalisme, implique une intervention de l’État pour corriger les défaillances du marché.

LVSL : Quelle est la part du général de Gaulle dans tout cela ? Quelle définition donne-t-il du gaullisme social ?

Charles de Gaulle est d’abord un homme du XIXe siècle – il est né en 1890. Il a été très marqué par l’éducation de son père et de son oncle, tous deux imprégnés du catholicisme social. Avec eux, il a acquis la conviction que l’homme politique a un rôle social. Dans la bibliothèque du général de Gaulle, il y a également un livre du maréchal Lyautey sur le rôle social de l’officier. Charles de Gaulle a été très influencé par ce livre et par l’idée que le militaire a un rôle dans l’organisation de la société et de ses solidarités. Pour lui, la dimension de fraternité catholique est très importante dans la construction du corps social. Sa foi a donc nourri sa pensée politique.  

Pour répondre à votre question, si l’on s’en tient à la définition la plus simple, le gaullisme désigne l’action et la pensée du général de Gaulle. Pour la pensée, il existe dix-neuf tomes de lettres, notes et carnets qui permettent d’étudier la doctrine politique du Général, sans compter ses très nombreuses archives. Pour l’action, c’est la manière dont il a mis en œuvre cette pensée au contact de la réalité, pendant la guerre, sous la IVe et la Ve République. 

La naissance du gaullisme politique tient donc profondément à l’expérience de la guerre et à l’entrée des Soviétiques et des Américains dans le conflit en 1941, lorsque l’on commence à se dire que les Alliés pourraient gagner.

La première fois que le général de Gaulle a développeé cette pensée politique, il était à Londres, en 1940. Il avait déjà cinquante ans et avait été, jusque-là, un militaire, un tacticien, un stratège, mais pas un homme politique. La naissance du gaullisme politique tient donc profondément à l’expérience de la guerre et à l’entrée des Soviétiques et des Américains dans le conflit en 1941, lorsque l’on commence à se dire que les Alliés pourraient gagner.

On demande alors au général de Gaulle quelle serait sa doctrine politique s’il devait demain gouverner le pays libéré. D’où l’émergence, à ce moment donné de l’histoire, d’un des premiers discours politiques du Général à Oxford, le 25 novembre 1941. Dans ce discours, il développe trois idées fondamentales qui caractérisent le gaullisme et plus particulièrement sa dimension sociale.

La première idée, c’est de faire attention aux effets de la mécanisation de l’économie. On est à l’époque du film Les Temps modernes de Charlie Chaplin, dans lequel le héros est écrasé par la roue de la machine. Il y a une inquiétude réelle sur la place du travailleur dans l’usine et il faut veiller à ce que la machine ne le détruise pas. La seconde idée concerne la société à rebâtir. Il faut tout faire pour que cette société épanouisse l’ouvrier et le détourne des totalitarismes. La troisième idée est qu’il faut être capable de penser à long terme, aussi bien dans sa vision de l’économie que de la politique. L’homme politique doit être capable de se projeter à vingt ou trente ans, de faire les choix difficiles, qui s’imposent pour la survie du pays.

LVSL – Qu’est-ce qui distingue alors le gaullisme social des autres courants du gaullisme? 

P. M. – Dans l’aventure de la France libre, qui pose les prémices du gaullisme social, il y a évidemment des tendances, des grandes idées qui se sont dégagées au fur et à mesure des débats politiques, mais c’est véritablement lors de l’épopée du Rassemblement du peuple français (RPF), le parti animé par le général de Gaulle de 1947 à 1954-55, que les différentes écuries politiques du gaullisme se sont construites, avec leurs personnalités et leurs chefs.

Il y a d’abord le gaullisme anticommuniste, avec notamment André Malraux, qui est conduit avant toute chose par le rejet du modèle soviétique et la « peur du rouge ». Il y a ensuite le gaullisme social, qui est persuadé que pour lutter contre cette ascension du modèle soviétique, il faut aller parler aux ouvriers, aux travailleurs, dans les usines, donc il faut un gaullisme social et populaire pour convaincre les classes ouvrières de la justesse du gaullisme. Puis, au fil des années, la IVe République connaît une crise économique sans précédent et se développe alors un gaullisme libéral, qui épouse l’esprit de libéralisation et modernisation de l’économie française.

La particularité du gaullisme social, par rapport aux autres courants du gaullisme, c’est son ancrage dans le temps long et l’affection personnelle du général de Gaulle pour ce courant politique.

Ces différentes chapelles sont en concurrence auprès du général de Gaulle, qui va soutenir tantôt les unes, tantôt les autres, et les rendre plus ou moins influentes au gré de son humeur et de l’actualité nationale. La particularité du gaullisme social, par rapport aux autres courants du gaullisme, c’est son ancrage dans le temps long (dès la France libre et jusqu’aux jours les plus récents) et l’affection personnelle du général de Gaulle pour ce courant politique (qui se manifeste notamment via le financement de leur journal sur les deniers personnels du Général).

Après la disparition du général de Gaulle, un gaullisme orthodoxe et conservateur émerge autour de Pierre Messmer et d’Hubert Germain [le dernier Compagnon de la Libération, NDLR]. Ces deux hommes veulent préserver le gaullisme des origines et s’inquiètent d’éventuels dévoiements. Chacun se revendique alors d’être le plus légitime dans son discours gaulliste : c’est le combat qui oppose Georges Pompidou, président de la République, et les barons du gaullisme (Chaban-Delmas, Debré, Frey).

LVSL – L’un des mythes fondateurs du gaullisme social est l’application du programme du CNR à la Libération, en particulier la mise en place de la Sécurité sociale. Certains ont même parlé d’un « gaullo-communisme » pour qualifier cette période. Souscrivez-vous à cette thèse, qui semble évacuer la grande conflictualité qu’il y avait à cette époque, entre gaullistes et communistes ? 

P. M. – Sur la question de la Sécurité sociale ou des comités d’entreprise, qui sont deux grandes réformes mises en place à la Libération, l’empreinte du général de Gaulle est très forte. Sans le général de Gaulle, cela n’aurait pas pu se faire. Néanmoins, il a travaillé dans le cadre d’un gouvernement de coalition, d’abord avec la gauche socialiste puis avec la gauche communiste, après les élections d’octobre 1945. Avant l’entrée des communistes au gouvernement, Charles de Gaulle défend le comité d’entreprise, que les communistes rejettent à l’Assemblée nationale. Après les élections législatives, il les fait entrer dans son gouvernement et c’est seulement à partir de ce moment que les communistes se mettent à défendre cette idée.

[Sur la Sécurité sociale], de Gaulle avait une vision très technique de ce sujet, là où les communistes ont apporté un regard plus politique et populaire.

Il y a donc une forme de captation et de réappropriation politique par les communistes de cet acquis gaulliste de la Libération. Quant au modèle de Sécurité sociale, il est vrai que la vision du général de Gaulle était encore très marquée par le paternalisme, issu du grand courant du catholicisme social. Le retrait progressif du Général des affaires politiques en novembre-décembre 1945, puis son départ du pouvoir en janvier 1946, ont conduit à l’émergence d’un modèle de Sécurité sociale qui n’est peut-être pas celui que de Gaulle aurait voulu mettre en place. 

C’est donc à la fois la volonté politique initiale du général de Gaulle de porter ces réformes et leur reprise puis leur transformation par la gauche communiste et socialiste – plus ambitieuses que le projet initial – qui ont permis l’émergence du modèle que l’on connaît aujourd’hui. De Gaulle avait une vision très technique de ce sujet, là où les communistes ont apporté un regard plus politique et populaire sur de ces réformes. 

Paradoxalement, à partir de 1947, l’argument massue du général Gaulle dans sa lutte pour revenir au pouvoir est celui de la participation des ouvriers à la gouvernance des entreprises et au partage de ses résultats. C’est une sorte de « match retour » pour le Général, qui a beaucoup évolué sur ces questions dans l’intervalle. On parle d’ailleurs parfois, pour désigner le gaullisme, d’une politique de circonstances, c’est-à-dire de grands principes qui doivent être appliqués selon les circonstances. C’est une forme de realpolitik

LVSL – Vous montrez l’importance du catholicisme social dans la pensée de Charles de Gaulle, en même temps que des visées stratégiques. C’est la fameuse phrase que vous utilisez, « homme de droite par conviction et homme de gauche par nécessité de l’action »…

P. M. – Tout à fait. Pourquoi Charles de Gaulle développe-t-il ce discours social ? Parce qu’en 1941, alors qu’il est à Londres, certains Français libres le soutiennent mais d’autres s’inquiètent du régime qu’il pourrait mettre en place dans la France libérée. L’amiral Muselier, grand-père de Renaud Muselier, fait ainsi partie de ces gens, plutôt marqués à gauche, qui s’inquiètent de ce que le Général pourrait faire après la guerre. Les Anglais, les Américains mais aussi beaucoup de socialistes français réfugiés à Londres le voient comme un militaire de droite, conservateur, donc dangereux par définition. Certains journaux français le qualifient même de fasciste. De Gaulle comprend rapidement qu’il a besoin de développer un discours social pour parler au peuple de gauche. C’est quelqu’un qui est fondamentalement, par son éducation et son milieu d’origine, un homme de droite, mais qui va développer un discours de gauche, par la politique et le besoin de rassemblement des Français. 

Pourquoi Charles de Gaulle encourage-t-il l’émergence d’un gaullisme social sous la IVe République ? Parce qu’il existe alors deux partis de droite, le Parti républicain de la liberté (PRL), qui s’est construit sur les débris de la droite d’après-guerre, et le Mouvement républicain populaire (MRP), qui incarne une droite chrétienne et humaniste. Le général de Gaulle se dit qu’il doit aller chercher les ouvriers, en développant un discours sur la condition sociale et le statut des travailleurs afin d’installer son parti, le RPF, dans le paysage politique d’après-guerre ; c’est donc une stratégie politique, nourrie par une conviction intime sur le sens de la nation et de la République. 

Si je vais plus loin : pourquoi y a-t-il un sursaut du gaullisme social sous le mandat présidentiel de Charles de Gaulle ? De 1958 à 1965, les avancées du gaullisme social sont très mineures et les premières tentatives du Général en faveur de l’intéressement sont un échec, en raison de l’hostilité de son entourage comme du patronat. Lors de l’élection présidentielle de 1965, le général de Gaulle est mis en ballotage, alors même qu’il pensait être élu dès le premier tour. Il avait refusé de faire des entretiens avec des journalistes et il finit par accepter, sous la pression de Jacques Foccart, face au risque d’être défait. Il fait alors trois entretiens avec Michel Droit, qui sont entrés dans la légende.

En janvier 1966, lorsque Charles de Gaulle réélu reconduit Georges Pompidou à Matignon, il prend cependant la décision de rappeler Michel Debré dans son gouvernement. C’est le retour d’une certaine tradition gaulliste, dit autrement la victoire des anciens face aux modernes. C’est aussi la fin de la parenthèse libérale conduite par Pompidou entre 1962 et 1965. C’est dans ce contexte que le général de Gaulle relance la réforme de la participation avec plusieurs lois successives, mais surtout un grand référendum, en 1969, sur la participation à la gouvernance des entreprises, des universités, de la vie politique, etc. Ce que de Gaulle recherche, c’est un modèle d’association du Capital et du travail, un modèle paritaire, dans lequel chacun est reconnu pour son apport à une œuvre commune.

Derrière cette main tendue aux ouvriers et aux travailleurs, il y a une stratégie politique et une inquiétude sociale.

Il ne faut pas oublier qu’il y a, chez de Gaulle et les gaullistes, la peur de l’insurrection communiste. On pense aux grandes grèves de 1947-1948, à la peur du rouge dans l’après-guerre, aux menaces de la rue en 1968, etc. Tout cela se construit et s’exprime dans un contexte de Guerre froide, où l’Union soviétique est une menace réelle pour les démocraties occidentales. Derrière cette main tendue aux ouvriers et aux travailleurs, il y a donc une stratégie politique – aller chercher le vote ouvrier avec un discours de rassemblement du pays pour dépasser les clivages – et une inquiétude sociale – si on ne partage pas suffisamment, le pays explosera et une révolution pourrait alors s’emparer du pouvoir. 

LVSL – Vous expliquez cependant que le courant du gaullisme social a toujours été assez minoritaire, au point d’apparaître à certains moments comme une caution politique pour une doctrine plus autoritaire et conservatrice. 

P. M. – Oui, c’est particulièrement vrai dans l’aventure du RPF [entre 1947 et 1955], où les grands cadres du parti étaient des hommes plutôt anticommunistes et conservateurs, peu portés sur la question sociale. Le parti était alors sous l’influence d’hommes de droite. Pourtant, certains militants, comme Jacques Baumel ou Yvon Morandat, sont parvenus à convaincre le général de Gaulle de créer un syndicat gaulliste, l’Action ouvrière. Son existence permet alors une forme d’équilibre politique au sein de la famille gaulliste et fait taire certaines accusations sur le positionnement très à droite du RPF.

Il faut rappeler qu’avant que le RPF ne soit créé en 1947, il y avait eu un autre mouvement gaulliste, créé en 1946 à l’initiative de René Capitant, qui s’appelait l’Union gaulliste et qui avait servi de ballon d’essai. Très vite pourtant, le général de Gaulle s’était aperçu que cette Union gaulliste ne marchait pas, car elle était devenue un rassemblement hétéroclite de gens d’extrême-droite, qui venaient de la droite autoritaire et qui tentaient de « se recycler ». De ce point de vue, dans l’aventure du RPF, l’Action ouvrière et le gaullisme social ont donc servi de caution pour replacer le gaullisme au centre de l’échiquier politique. 

Par la suite, notamment après la mise en sommeil du RPF, le gaullisme social a pris son indépendance du reste du parti gaulliste : plusieurs clubs et mouvements ont ainsi existé entre 1955 et 1958, puis différents partis se sont structurés comme le Centre de la Réforme républicaine (CRR) en 1958 ou l’Union démocratique du travail (UDT) entre 1959 et 1962. C’est peut-être d’ailleurs le grand échec politique de Philippe Seguin, qui a voulu ressusciter le gaullisme social non pas comme un mouvement autonome mais comme une composante du RPR chiraquien. Il a voulu faire percer le gaullisme social au sein de la famille chiraquienne.

Or, à partir de 1969 et plus encore à partir de 1974, il y a une rupture au sein de la famille gaulliste, car les héritiers du gaullisme social estiment que la défense du gaullisme n’est ni avec Georges Pompidou, ni avec Valéry Giscard d’Estaing, ni même avec Jacques Chirac, mais qu’elle est à gauche, quitte à travailler avec les ennemis d’hier. Jean Charbonnel ou Léo Hamon, tous les deux des anciens ministres, vont ainsi œuvrer directement avec la gauche socialiste de François Mitterrand. Ce moment marque, pour moi, la rupture entre les gaullistes sociaux et les gaullistes de gauche, les premiers cherchant à faire vivre une droite sociale, les seconds ralliant les partis de la gauche socialiste et communiste.

Les gaullistes de gauche vont, au nom d’une certaine idée du gaullisme, travailler main dans la main avec la gauche.

Au contraire, à partir de 1978-1981, un mouvement inverse s’opère. Certains gaullistes de gauche vont revenir dans le giron du RPR chiraquien, notamment à l’occasion des élections européennes de 1979, et vont donc redevenir des tenants de la droite sociale. D’autres vont néanmoins définitivement décrocher, comme Michel Jobert, ancien ministre de Pompidou, qui devient ministre de Mitterrand. Ces deux familles, issues de la vision sociale du général de Gaulle, coexistent pendant de nombreux années… Les gaullistes sociaux font vivre l’idée d’une droite sociale et populaire au sein de la famille gaulliste puis chiraquienne ; tandis que les gaullistes de gauche, au nom d’une certaine idée du gaullisme, travaillent main dans la main avec la gauche. Ce sont eux que l’on retrouve, en 2002, autour de la candidature de Jean-Pierre Chevènement. 

LVSL – Certains observateurs, tel que l’historien Grey Anderson, ont décrit le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958 comme un coup d’État, dans un contexte de guerre civile. Que pensez-vous de cette analyse ? 

P. M. – Je ne pense pas qu’on puisse qualifier le retour au pouvoir du général de Gaulle de coup d’État, mais il est vrai que la crainte d’un coup de force militaire a indéniablement pesé sur les conditions de son accession aux responsabilités en mai 1958. De Gaulle s’est toujours tenu à l’écart des tractations avec les militaires de l’Algérie française, ce qui n’est pas le cas de tous les gaullistes, notamment son premier cercle, ainsi Jacques Foccart et Olivier Guichard.

Le général de Gaulle ne pouvait pas non plus ignorer la volonté qu’avaient les pieds-noirs et l’armée d’Algérie de le voir revenir au pouvoir, ni même les agissements de son entourage. Au moment où le gouvernement de Salut public est proclamé à Alger, le Général profite donc de la situation pour mettre la pression sur l’écosystème politique métropolitain et pour être choisi non seulement comme dernier président du Conseil mais aussi pour obtenir les pleins pouvoirs au début du mois de juin 1958.

Je dirais donc que de Gaulle n’a pas organisé de coup d’État militaire, mais qu’il a profité d’un climat général d’angoisse politique, vis-à-vis de la possibilité d’un tel coup d’État, pour accéder au pouvoir. 

LVSL – En-dehors de ce que vous appelez la « valeur refuge » que constitue le gaullisme dans une partie très importante du champ politique français, quel est, selon vous, l’héritage du gaullisme aujourd’hui, et en particulier du gaullisme social ? 

P. M. – Ce qui est très intéressant, c’est que lorsque le général de Gaulle est décédé en 1970, la question de savoir s’il existait encore un gaullisme s’est immédiatement posée. Or elle n’a jamais été résolue depuis. Si l’on reprend la définition de la pensée gaulliste apportée dans mes réponses précédentes, y a-t-il eu une continuité à travers d’autres figures politiques ? On peut bien sûr penser aux barons du gaullisme, avec la candidature de Chaban-Delmas en 1974 ou celle de Michel Debré en 1981.

Pour rappel, on parle généralement de six barons du gaullisme : Chaban-Delmas, Debré, Foccart, Frey, Guichard et Palewski. Pourquoi ces six hommes sont-ils considérés comme des barons du gaullisme ? Parce qu’ils étaient des hommes qui parlaient au nom du général de Gaulle et au général de Gaulle. Ils étaient parmi les rares personnes capables de lui tenir tête. Ils déjeunaient régulièrement ensemble, à la Maison de l’Amérique latine, boulevard Saint-Germain. À partir de là, est né une sorte de mythe selon lequel ils seraient les grands décideurs du régime. Dans la vie quotidienne du parti, le Général se refusant aux bases œuvres de la vie politique, les barons du gaullisme étaient en effet les animateurs du gaullisme politique. 

Puis, au fur et à mesure de la disparition des barons, disparition politique ou personnelle, d’autres ont essayé de reprendre cet étendard et ce rôle au sein de la famille gaulliste comme Pierre Lefranc (fondateur de l’Institut Charles-de-Gaulle en 1971) ou encore des anciens Premiers ministres comme Maurice Couve de Murville ou Pierre Messmer. Ces nouveaux barons ont cherché à faire vivre le gaullisme après de Gaulle. Dans des temps les plus récents, d’autres figures se sont imposées comme les derniers gardiens du temple du gaullisme, comme Albin Chalandon qui, en 1986, était le seul ministre du général de Gaulle à servir dans le gouvernement de cohabitation de Jacques Chirac. Il apportait alors une caution politique importante mais aussi un témoignage de la survivance du gaullisme, comme je le raconte dans mon livre [NDLR : Albin Chalandon, Le dernier baron du gaullisme, Perrin, 2023].

L’élection présidentielle de 2022 l’a montré : la quasi-totalité des candidats, de droite mais aussi de gauche, a en effet invoqué la figure du général de Gaulle

De là, une question demeure. Les derniers grands représentants du gaullisme ayant disparu, existent-ils encore des gens légitimes en France pour porter cette parole politique ? Je suis persuadé que le gaullisme est un ensemble de grands principes qui ont encore toute leur légitimité et leur vitalité dans la France contemporaine. L’élection présidentielle de 2022 l’a montré : la quasi-totalité des candidats, de droite mais aussi de gauche, a en effet invoqué la figure du général de Gaulle, qu’il s’agisse d’Anne Hidalgo qui s’est rendue à Colombey-les-Deux-Églises ou de Marine Le Pen qui l’a célébré à Bayeux, d’Éric Zemmour qui a utilisé la référence au discours du 18-juin dans son clip de campagne, d’Emmanuel Macron qui a appelé à voter pour lui des sociaux-démocrates aux gaullistes, ou encore de Valérie Pécresse, qui se présentait comme une gaulliste sociale et libérale.

Alors pourquoi cette appropriation politique unanime du terme de « gaullisme » ? Parce que les grands principes du gaullisme sont devenus transpartisans. De Gaulle et le gaullisme sont désormais plus que des notions politiques, ce sont des concepts historiques. Qui se souvient en effet des tensions politiques inhérentes à l’époque de général de Gaulle, exception faite des événements de mai 1968 ? En revanche, on se souvient tous du héros de la France libre, de celui qui, après avoir relevé le pays, a voulu réconcilier la droite et la gauche, bref de la figure de rassemblement. 

J’ajouterais que lorsque de Gaulle revient au pouvoir en 1958, il est persuadé qu’il est légitime pour parler à la droite, mais aussi à la gauche, et que ce qu’il entreprend devrait avoir son soutien. Il est donc écœuré de voir que la gauche, derrière François Mitterrand (qui publie Le coup d’État permanent en 1964), refuse de le soutenir pour ce qu’il estime être une histoire de politique politicienne. Il confie d’ailleurs à un proche : « La gauche se réclamera de moi lorsque je serai mort », ce qui est une manière de dire que son différend avec la gauche est uniquement personnel. Tout cela lui semble contraire à l’intérêt du pays ; c’est le fameux « régime des partis », qu’il abhorre et contre lequel il s’est battu toute sa vie. 

LVSL – Qu’est devenu le gaullisme après de Gaulle ? Vous parlez beaucoup du gaullisme social mais vous écrivez aussi qu’il existe aussi un gaullisme néolibéral et européen, ce qui peut sembler antithétique… 

P. M. – Le gaullisme néolibéral, qu’on présente aussi parfois comme un néo-gaullisme, est l’héritier des politiques libérales menées par le général de Gaulle en 1958-1959, au moment de la réforme Pinay-Rueff de l’économie française. Il s’enracine, en 1962, avec l’arrivée de Georges Pompidou à Matignon.  

Quant au gaullisme social, il a lui-même muté du catholicisme social des origines, au gaullisme ouvrier, en passant par l’opposition au pompidolisme puis par les grandes heures du séguinisme.

Quant au gaullisme européen, il faut rappeler que le général de Gaulle n’est pas contre l’Europe ; il est pour l’Europe des nations. Mais lui-même évolue au cours de son mandat. À la fin de sa vie, en 1969, il a ainsi des entretiens avec l’ambassadeur britannique Soames et lui confie : « Je suis prêt à faire entrer l’Angleterre dans une certaine Europe, telle que je l’ai imaginée ». Ce changement de pied explique qu’il y a, dans la famille gaulliste, un courant pro-européen, avec Jacques Chaban-Delmas, par exemple, partisan de l’accord de Maastricht, et à l’opposé, un courant souverainiste, dans lequel on retrouve Philippe Séguin ou Charles Pasqua, défenseurs de l’Europe des nations. 

Quant au gaullisme social, il a lui-même muté du catholicisme social des origines, au gaullisme ouvrier, en passant par l’opposition au pompidolisme puis par les grandes heures du séguinisme. Je suis persuadé que le gaullisme social, qui est à la fois un discours souverainiste d’exaltation de la nation française et en même temps un discours de lutte contre la fracture sociale, a aujourd’hui encore une audience particulière mais aussi une légitimité forte.

L’usage et la captation du « gaullisme social », comme mot-valise du parfait équilibre entre la droite et la gauche, est donc évidemment politique. C’est une expression qui répond aux nécessités d’une époque où les Français, après avoir goûté à la globalisation, recherchent un État qui protège face aux crises comme aux marchés concurrentiels, et en même temps, un État qui préserve leur identité, leurs particularismes, face à une sorte d’uniformité culturelle, économique, sociale, qu’on cherche à nous imposer.

Alors faut-il préserver, coûte que coûte, les particularités françaises ? Ou faut-il, au contraire, rechercher l’efficacité en allant vers le copier-coller de modèles étrangers ? Je crois que, dans ce débat, le discours gaulliste résonne de manière particulièrement évidente aujourd’hui : volonté de dépasser les clivages politiques, souci de la grandeur du pays et de la défense de son modèle si unique, mais aussi recherche d’une concorde sociale, qui soit le ferment de l’unité nationale, il y a là un véritable programme politique ! 

Les gilets jaunes responsables du « trou de la Sécu » : analyse d’une manipulation médiatique

À l’occasion du nouveau Projet de loi de finances de la Sécurité sociale (PLFSS), passé en première lecture à l’Assemblée nationale malgré une fronde ralliant l’opposition à une partie de la majorité, ressurgit un refrain qui avait déjà entonné cet été : “Les gilets jaunes ont coûté cher au pays”, auquel s’ajoute la rengaine tant attendue sur le “trou de la Sécu”. Non content de faire porter aux gilets jaunes le chapeau des échecs de sa politique de baisse de cotisations sociales, le gouvernement, bien aidé par certains éditorialistes, essaie de masquer aux Français le véritable objectif de la non-compensation par l’État des comptes sociaux. Explications par Léo Rosell et Simon Woillet. 


Depuis cet été, une petite musique s’est installée dans la sphère médiatique à l’instigation du gouvernement : les mesures « sociales » censées répondre à la crise des gilets jaunes seraient à l’origine des difficultés budgétaires du gouvernement, alors que d’autres analyses tendraient à démontrer l’impact relativement positif de ces mesures. Reprise en cœur, entonnée en cadence, cette ritournelle revient ces derniers jours avec la question de la réduction du déficit public, dont le montant actuel s’élève à 3,1 % de PIB pour 2019 au lieu des 2,2 % initialement prévus dans le Projet de loi de Finances pour 2019.

RTL gilets jaunes sécu
Capture d’écran, site RTL.fr

La sanction ne se fait pas attendre : la Commission européenne rappelle le gouvernement français à l’ordre, et le ministre de l’économie et des finances de plaider le contexte social ainsi que le ralentissement économique structurel en Europe. Pourtant un doute surgit : les 10 milliards « offerts aux gilets jaunes » ne seraient-ils pas un écran de fumée destiné à cacher une réalité plus crue, à savoir le coût économique et social des politiques néolibérales du gouvernement Philippe, notamment les baisses de cotisations sociales liées à la conversion du CICE en baisse de « charges » ? Un petit retour historique s’impose pour saisir la profondeur des débats autour de ce nouveau PLFSS, qui constitue une menace majeure contre le modèle social français, en passe d’être sacrifié sur l’autel du néolibéralisme et de la flexisécurité. 

Le modèle social français, enfant chéri de la Révolution et du mouvement ouvrier

L’histoire du modèle social français, dont la Sécurité sociale a pu apparaître comme l’aboutissement, s’inscrit en effet dans le vaste cycle des révolutions qui découlent à la fois des principes de la Révolution française, et de l’émergence du mouvement ouvrier au XIXe siècle. Les principaux acteurs de la mise en place du programme du Conseil national de la Résistance et en particulier de la Sécurité sociale étaient ainsi convaincus de vivre une période révolutionnaire.

En juin 1793 déjà, la République montagnarde proclamait une nouvelle Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, qui reconnaissait pour la première fois des droits sociaux au peuple, en instituant que : « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler. » À travers ce droit et cette « dette sacrée » de la Nation envers l’individu, se profile déjà le principe de la Sécurité sociale, en lui associant un droit au travail garanti par l’État, et en reconnaissant des droits sociaux à ceux qui ne peuvent travailler, à savoir les invalides, les personnes âgées, ou encore les femmes enceintes.

Ces mesures prévues de façon très précoce, à l’aube de la Révolution industrielle, visent essentiellement les plus pauvres, et ne sont pas, contrairement à la Sécurité sociale, une émanation du travail à vocation universelle. Elles consacrent plutôt la « reconnaissance constitutionnelle d’un droit à la protection sociale » à travers une « dette nationale », selon l’historien Guy Perrin, qui insiste par ailleurs sur « l’influence personnelle de Robespierre dans l’extension des droits de l’homme à la protection sociale ». Toutefois, ce droit est longtemps resté théorique, puisque les Montagnards n’ont eu ni les moyens ni le temps de les appliquer, avant leur chute et l’avènement de la République thermidorienne, d’essence nettement plus libérale.

Les transformations sociales du XIXe siècle, marquées par l’apparition du prolétariat et la constitution du mouvement ouvrier, vont rappeler l’urgence d’une telle législation. Cette reconnaissance d’un droit à la protection sociale des travailleurs est ainsi au cœur de l’idéologie socialiste, qui s’est développée en réponse à la question sociale et aux préoccupations liées aux conditions matérielles d’existence de la classe ouvrière marquées par l’insécurité, la misère et l’insalubrité, et aux inégalités de classes de manière plus générale.

Les premières mutuelles ouvrières de secours apparaissent dans ce contexte de lente organisation de la classe ouvrière, dès le début du XIXe siècle. En 1848, les ouvriers parisiens réclament un droit au travail garanti par l’État, ainsi que le droit à la protection en cas de maladie ou d’incapacité, qui aboutissent à l’établissement des Ateliers nationaux.

L’Internationale ouvrière réaffirme elle aussi, en 1904, le droit aux soins, aux retraites et à l’indemnisation du chômage : « Les travailleurs de tous les pays ont donc à réclamer des institutions par lesquelles la maladie, les accidents, l’invalidité soient le mieux possible prévenus. »

Ces revendications sont au cœur de la pensée républicaine et sociale de Jean Jaurès, qui affirmait par exemple à Albi en 1906 que : « La République, stimulée par le socialisme, pressée par la classe des travailleurs, commence à instituer cette assurance sociale qui doit s’appliquer à tous les risques, à la maladie, comme à la vieillesse, au chômage et au décès comme à l’accident. »

« Telle est la particularité du système de protection sociale qu’il entend bâtir, à savoir non-étatique, et dont le budget doit être géré de façon autonome vis-à-vis de celui de l’État, par les représentants des travailleurs eux-mêmes. »

Faisant écho aux oppositions qui émanaient déjà de certaines organisations contre la loi sur les retraites ouvrières et paysannes de 1910, la CGTU se prononçait contre le projet d’Assurances sociales présenté en 1920, en raison de son opposition au versement ouvrier, affirmant que « c’est la classe ouvrière qui finira par solder les assurances sociales ».

La Sécurité sociale telle qu’elle est envisagée à la Libération reprend donc les revendications principales de cette longue tradition. Couverture des risques, volonté de mettre fin aux angoisses du lendemain et d’instaurer un « ordre social nouveau », gestion par les travailleurs eux-mêmes : tous ces principes trouvent déjà bel et bien leur expression dans les luttes antérieures des partisans d’une République sociale et du mouvement ouvrier. En ce sens, 1945, en plus de tourner la page de la guerre, doit aussi renouer avec l’esprit de 1936 et des conquêtes du Front populaire.

Cette tradition était revendiquée par Pierre Laroque, directeur de la Sécurité sociale, qui insistait dans un discours le 23 mars 1945, sur la nécessité d’inscrire la Sécurité sociale dans ce qu’il assimile à une tradition nationale : « Or, la tradition française dans le domaine de la sécurité sociale n’est pas une tradition d’étatisme bureaucratique ; c’est une tradition d’entraide volontaire, […] c’est la tradition du vieux socialisme français, du socialisme de Fourier, de Louis Blanc, de Proudhon, c’est cette tradition qui a son nom inscrit dans notre devise nationale, c’est la tradition de la fraternité. »

Cette énumération vise à justifier la particularité du système de protection sociale qu’il entend bâtir, à savoir non-étatique, dont le budget doit être géré de façon autonome vis-à-vis de celui de l’État, et par les représentants des travailleurs eux-mêmes. L’évocation de la fraternité dresse un pont entre l’héritage révolutionnaire et les réalisations à venir, dans le cadre de la République et de la solidarité nationale, allant de pair avec l’exaltation d’une « foi révolutionnaire ».

Croizat Laroque
Au centre, Ambroise Croizat, ministre du Travail et de la Sécurité sociale. Assis, à sa droite, Pierre Laroque, directeur de la Sécurité sociale. Ils sont considérés comme les “pères de la Sécu”.

Dix ans plus tard, Pierre Laroque mettait en perspective la dimension révolutionnaire du projet de Sécurité sociale avec l’histoire des révolutions : « Peut-être y a-t-il aussi à cet échec partiel des volontés révolutionnaires de la Sécurité sociale une autre raison que nous retrouvons dans toute l’histoire politique française depuis un siècle et demi, c’est que les transformations profondes en France […] se sont toujours faites par des révolutions violentes et brutales. » Ce commentaire démontre en tout cas l’inachèvement de cette « révolution », terme auquel on préférera d’ailleurs rapidement l’expression moins ambitieuse et moins clivante de « réforme de structure », qui se généralise dès l’automne 1945, alors que les communistes entrent au gouvernement fin novembre, et avec eux Ambroise Croizat, au ministère du Travail et de la Sécurité sociale.

Réformer la “Sécu”, pour mieux la détricoter

Quelque temps seulement après la mort de ce dernier, consacré par la tradition cégéto-communiste comme le « père de la Sécu », les premières réformes de la Sécurité sociale commencent à amputer le système pensé par le CNR. Le général de Gaulle de retour au pouvoir en 1958 instaure d’abord le contrôle des budgets des caisses par l’État, ainsi que la nomination des directeurs de caisses.

En 1967, les ordonnances Jeanneney instaurent un découpage des risques de la Sécurité sociale en branches, contraire au principe de la caisse unique, la suppression des élections et surtout la mise en place du paritarisme, de telle sorte que les Conseils d’administration devaient désormais être composés à 50 % de représentants des salariés et à 50 % de représentants du patronat, ces derniers pouvant s’allier temporairement au syndicat le plus modéré et former ainsi une majorité défendant leurs intérêts.

« Décrit comme dépassé et incompatible avec le contexte économique et social du XXIe siècle, le modèle social français est ainsi remis en cause par une série d’attaques violentes et répétées contre les conquêtes du CNR. »

En 1990, la Contribution sociale généralisée remet en cause le financement par la cotisation en instaurant un impôt non progressif tandis qu’en 1995, l’instauration de la Loi de finance de la Sécurité sociale par Alain Juppé marque une nouvelle étape d’étatisation de la Sécurité sociale, son budget étant désormais voté par le Parlement. Le régime général a ainsi subi des attaques répétées de la part de ces gouvernements successifs, toujours selon l’objectif annoncé de « sauver » la Sécurité sociale, mais qui masque en fait une volonté inavouable de libéraliser le système de protection sociale, de surcroît lorsqu’ils traitent de sa nécessaire « modernisation » pour l’adapter aux défis contemporains.

Décrit comme dépassé et incompatible avec le contexte économique et social du XXIe siècle, le modèle social français est ainsi remis en cause par une série d’attaques violentes et répétées contre les conquêtes du CNR. Pendant la campagne présidentielle, Emmanuel Macron avait d’ailleurs annoncé la couleur, lorsqu’il avait déclaré le 4 septembre 2016, sur France inter, que « le modèle de l’après-guerre ne marche plus. Le consensus politique, économique et social, qui s’est fondé en 1945 et qui a été complété en 1958, est caduc. […] Le monde du travail de demain, c’est un monde dans lequel chacune et chacun devra plusieurs fois dans sa vie changer vraisemblablement d’entreprise, de secteur, et peut-être de statut, et donc, c’est un monde où il faut permettre à chacune et chacun de s’adapter à ces cycles économiques qui sont en train de se retourner. »

La portée polémique était manifestement assumée et recherchée de la part du candidat d’En Marche!, dans sa stratégie d’établissement d’une nouvelle ligne de clivage entre d’un côté des « conservateurs », responsables du ralentissement économique du pays et représentants d’un ancien monde, et de l’autre côté des « progressistes », responsables et déterminés à adapter la France aux exigences de la mondialisation. L’histoire du mouvement ouvrier et la page de la création de la Sécurité sociale qu’on peut y lire seraient dès lors la preuve, pour ce tenant du nouveau monde, que le modèle social français appartient désormais au passé.

La rhétorique médiatique et le projet néolibéral

La rhétorique médiatique de légitimation des choix gouvernementaux actuels en matière de gestion du budget et des comptes sociaux, qui appliquent en quelque sorte le projet du « monde du travail de demain » décrit par le candidat Macron, se déploie d’ailleurs sur un mode pernicieux : commenter – ou critiquer selon les opinions économiques – la forme, c’est-à-dire l’arbitrage du gouvernement sur les 10 milliards alloués aux gilets jaunes en baisses d’impôts et de cotisations sociales, pour naturaliser implicitement l’argument de fond jamais remis en cause. Le principal problème du pays, c’est la réduction du déficit public en hausse cette année de 0,1 %.

À travers cette stratégie inconsciente, les chroniqueurs étant sincèrement (idéologiquement) convaincus de leurs arguments, se dessine un projet de société plus profond et une cohérence du discours sur le long terme : la rhétorique médiatique néolibérale. On invoque les vocables « réductions de la dépense publique », « réduire la dette », « accélérer les réformes », que la majorité des chroniqueurs du PAF impose depuis plusieurs décennies au débat public, justifiés par la technostructure libérale. Se répand ainsi l’idée que les politiques sociales coûtent cher, que les Français se plaignent trop, qu’il faut prendre en compte le vieillissement démographique, et qu’il faut tailler dans le gras des politiques sociales en prenant soin de faire de la « pédagogie »

Ainsi la stratégie globale déployée par le pouvoir politique libéral est entérinée par l’acquiescement quotidien des chroniqueurs médiatiques court-termistes, et laisse le citoyen sans perspective d’explication de la cohérence d’ensemble de ces politiques, dont l’objectif est de grever d’année en année le budget de fonctionnement des services publics (4,2 milliards d’économies réalisées dans le budget de la santé cette année encore).

Toute cette rhétorique du Français fainéant et naïf face aux impératifs budgétaires est alimentée et diffusée dans la société par deux facteurs. D’une part, l’homologie d’intérêts entre sphère médiatique et sphère politique décrite par Pierre Bourdieu (cf. Langage et pouvoir symbolique, partie II, ch.2), qui fait que les chroniqueurs n’ont pas besoin de réagir à autre chose qu’au stimulus apparemment décousu de l’actualité quotidienne – dont le rythme est donné par le gouvernement – pour rendre service à la fois à leur propre carrière de commentateur audiovisuel ou écrit, mais dans le même temps au discours dominant. En passant du coq à l’âne en permanence, la chronologie thématique de l’écosystème médiatique donne le spectacle d’un monde complexe, incompréhensible pour le Français moyen, surtout en matière économique, ce qui tend à légitimer l’idéologie dominante de l’ensemble de la classe sociale bourgeoise à laquelle appartiennent les acteurs des mondes politiques et médiatiques : le néolibéralisme. 

Deuxième facteur, donc: la cohérence interne de l’idéologie néolibérale qui donne leurs directions aux politiques publiques, et dont la formule pourrait être résumée par Christian Morrison, dans son rapport de 1996 pour l’OCDE intitulé « La faisabilité politique de l’ajustement » : rendre dysfonctionnels les services publics, afin de légitimer davantage leur privatisation auprès de l’opinion, puisque le marché est meilleur gestionnaire de l’accès aux services que l’administration étatique. De la même façon que l’ouverture à la concurrence du secteur ferroviaire s’appuie ainsi sur le traditionnel usager mécontent face à la grève des cheminots, ici, la ritournelle de la nécessité de réformer le système de retraites et de santé est soutenue par les séquences médiatiques autour du déficit des comptes de la Sécurité sociale.

Mais la volonté du gouvernement de ne plus compenser les pertes des comptes sociaux, révèle ici une faille dans le dispositif classique « usager mécontent = nécessité de réformer », qui repose lui-même sur le mythe que « la concurrence fera baisser les prix et améliorera les services ». En effet, en créant une levée de boucliers jusque dans sa propre majorité, le gouvernement donne ici une image trop criante de sa cohérence néolibérale, et rend difficile la tâche d’explication-justification (cf. « pédagogie ») dévolue aux médias, ces derniers doivent composer avec l’argument donné par le gouvernement : hausse des déficits à cause des mesures gilets jaunes inopinées, rappel à la rigueur de la Commission européenne …

« Le gouvernement révèle au grand jour son intention véritable. D’une part, prendre le contrôle sur les comptes sociaux, tout en paraissant donner de l’argent aux salariés avec le trompe l’œil de l’augmentation du salaire net. D’autre part, augmenter par ce biais le déficit de la Sécu, et légitimer un peu plus la nécessité de réformer le système social français, au bénéfice du secteur privé. »

En réalité la pilule est un peu trop grosse pour être avalée, et un soupçon légitime commence à se faire jour : n’y a-t-il pas ici une volonté délibérée de détruire le modèle social français à travers les baisses de cotisations, outil de destruction des comptes sociaux? 

L’argument fallacieux de « la faute aux gilets jaunes » cache en effet une couleuvre que même une partie de la majorité présidentielle ne parvient pas à avaler. En revenant sur la disposition de la loi Veil de 1994, qui impliquait la compensation par l’État de toute baisse de cotisations sur le déficit de la Sécurité Sociale, le gouvernement tente à nouveau de surfer sur la vague médiatique de l’été : la faute aux gilets jaunes, à hauteur de 2,7 milliards selon eux. Mais il révèle surtout au grand jour son intention véritable. 

D’une part, prendre le contrôle sur les comptes sociaux (ne pas rembourser les baisses de cotisations, c’est agir sur le budget de la Sécurité sociale), tout en paraissant donner de l’argent aux salariés avec le trompe l’œil de l’augmentation du salaire net. D’autre part, augmenter par ce biais le déficit de la Sécu, et légitimer un peu plus la nécessité de réformer le système social français, au bénéfice du secteur privé.

Enfin, la non-compensation des baisses de cotisations entérinée par le nouveau PLFSS renforce à long terme la projet de société néolibéral prôné par les plus grands fonds d’investissement du monde, comme Black Rock, qui organise un puissant lobbying auprès de la Commission européenne en vue de l’ouverture des systèmes de retraites européens au modèle par capitalisation. Rappelons au passage que Black Rock détient 5% du capital d’Atos, entreprise dont Thierry Bretton était le patron avant d’être désigné par Emmanuel Macron comme candidat au poste de commissaire aux questions industrielles et numériques.

La reconstruction d’après-guerre, un modèle pour sortir du néolibéralisme ?

Le quartier Saint-François, Le Havre, reconstruit dans un style mêlant le pittoresque normand et le modernisme. © Dorian Bianco

Durant l’été 1940, l’armée allemande endommage plusieurs villes françaises. Vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, c’est au tour des alliés de bombarder le Nord et l’Ouest de la France pour libérer le territoire de la domination nazie. De nombreuses villes sont dévastées par les combats, partiellement ou en totalité : Caen, Évreux, Brest, Maubeuge, Dunkerque, Abbeville, Creil ou encore Amiens. En tout, 1 600 communes françaises sont en grande partie détruites, pour la plupart dans le nord du pays, en Picardie, en Normandie et en Bretagne.


Le 3 juin 1944, le Comité français de libération nationale se transforme en Gouvernement provisoire de la République française (GPRF). La tâche de ce gouvernement s’avère colossale : il doit reconstruire les villes sinistrées dans l’urgence, résoudre la crise du logement et relancer l’économie française. Face au discrédit de la droite conservatrice et des libéraux, dont une partie s’est compromise dans la Collaboration et les politiques raciales du régime de Vichy, le GPRF pose les fondations d’un État social ambitieux avec la création de la Sécurité sociale par l’ordonnance du 19 octobre 1945. L’État et la puissance publique constituent alors des leviers privilégiés du redressement de l’économie du pays, en nationalisant certains secteurs clefs comme les transports ou l’énergie et en planifiant l’urbanisme des villes à reconstruire.

La Tour Perret (1949-1952) vue depuis la rue de Noyon, Amiens. Erigée par Auguste Perret, elle couronne la reconstruction du centre-ville d’un projet monumental en béton armé. © Dorian Bianco

Par conséquent, la période officielle de la Reconstruction (1945-1955) correspond à la mise en place d’un modèle économique et social de type keynésien qui, pour la première fois, permet à l’urbanisme de devenir une question d’intérêt général et une prérogative de l’État social. En octobre 1944, le GPRF crée le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme en charge de coordonner les plans de reconstruction des centres-villes détruits et de contrôler l’attribution des marchés. Grâce au plan Marshall, l’État finance directement chaque programme par une planification urbaine reposant sur une économie mixte et le compromis fordo-keynésien (Vakaloulis, 2001). Ce système s’appuie sur l’industrialisation et la modernisation fordiste du travail ouvrier : la commande aux industries locales induit une politique de relance de la demande, qui participe à la croissance économique générale en remplissant les carnets de commande des entreprises.

L’État finance ainsi la construction des logements qui sont ensuite attribués aux propriétaires ayant perdu leur bien immobilier

La Reconstruction constitue un tournant dans la fondation de l’État social à la française puisqu’il double l’échelle municipale (devenue aujourd’hui celle des politiques urbaines, précédée dès les années 1930 par le socialisme municipal d’Henri Sellier) d’une échelle nationale, celle de l’État. La planification étatique offre alors deux avantages : en premier lieu, elle repose sur l’égalité territoriale car elle établit des schémas de reconstruction pour l’ensemble des zones sinistrées sans discriminer leur rang administratif, à l’inverse de la logique actuelle de métropolisation qui favorise les grandes agglomérations au détriment des petites et moyennes villes ; en second lieu, elle freine la spéculation immobilière grâce à la nationalisation du crédit et au programme des Immeubles sans affectation individuelle (ISAI) et des Immeubles collectifs d’État (ICE). L’État finance ainsi la construction des logements qui sont ensuite attribués aux propriétaires ayant perdu leur bien immobilier, en échange de leurs indemnités de guerre.

Ce système permet d’évaluer les besoins en logements pour chaque ville sinistrée. A cette occasion, la Reconstruction permet de renforcer la présence de logements sociaux par un nouvel arsenal juridique :  plafonnement des loyers en 1948 et création des Habitations à loyer modéré (HLM) en 1949, venant remplacer les anciens HBM. Cependant, l’État social français est dépassé par la fièvre socialisatrice du Nord-Ouest de l’Europe, en Scandinavie et au Royaume-Uni. Sous le gouvernement travailliste de Clement Attlee, le Town and Country Planning Act de 1947 permet à l’État de construire des logements sociaux en masse et de réduire significativement le parc locatif privé. En Europe de l’Ouest comme à l’Est, une hégémonie du plan s’empare des économies d’après-guerre.

La planification urbaine et la naissance d’un style architectural

Croisement des rues Gresset et Léon Blum, centre-ville reconstruit d’Amiens. La brique de parement, l’ossature en béton et les toitures d’ardoise percées de lucarnes sont autant d’éléments pittoresques typiques du ‹‹ style MRU ›› de la Reconstruction. © Dorian Bianco

Sur le plan urbanistique et architectural, l’intérêt et l’originalité de la Reconstruction reposent dans les objectifs du plan de reconstruction et d’aménagement appliqué à chaque ville. Il est élaboré par un urbaniste en chef désigné par la mairie, contrôlant à son tour un architecte en chef. Lorsqu’une ville a été presque intégralement rasée, il faut par conséquent refaire la ville dans l’urgence en construisant des logements, en remembrant les voies de communications principales et en rétablissant les fonctions urbaines essentielles que sont les bâtiments de services publics. Ainsi, les conditions historiques particulières de la Reconstruction imposent d’une part l’adoption d’une doctrine urbanistique moderne et progressiste et d’autre part un système de standardisation sur les chantiers.

Mais les architectes ne s’en tiendront pas seulement à ces nécessités et feront preuve d’un véritable souci esthétique pour renouveler la physionomie des villes sinistrées. Outre la mise en valeur des monuments historiques dans les plans de reconstruction (églises gothiques, musées, etc.), cette crise urbaine de l’après-guerre constitue aussi l’opportunité de faire émerger une véritable conception de l’architecture, parfois nommée « style MRU » [Texier, 2015] en référence à l’intervention publique qui lui est indissociable.

Contrairement à certaines idées reçues, il n’y a pas eu de doctrine urbanistique appliquée de façon uniforme et les reconstructions réalisées se sont avérées parfois très différentes les unes des autres. Beaucoup sont considérées a posteriori par les historiens de l’architecture comme de remarquables réussites qui constituent un élément essentiel du patrimoine du XXe siècle. Surtout, la prévalence du modernisme durant l’après-guerre n’a pas empêché les architectes reconstructeurs de recourir à l’architecture régionaliste, dans un esprit pragmatique qui a parfois permis de ne pas rompre brutalement avec l’apparence traditionnelle des villes du nord-ouest de la France. Il faut cependant admettre que l’attrait pour les régionalismes s’explique également par le legs vichyste de la Charte de l’architecte reconstructeur (1941) insistant sur le respect des traditions architecturales locales initié dès les plans d’urbanisme des villes sinistrées en 1940.

La reconstruction du Havre par Auguste Perret, de 1945 à 1954, aujourd’hui inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO, ainsi que le centre-ville de Maubeuge par André Lurçat, entre 1945 et 1969, où l’architecte imagine un urbanisme communiste pourvoyant un accès égalitaire au logement, sont des exemples de réalisations remarquables qui ne doivent cependant pas cacher la diversité des reconstructions souvent moins connues du grand public, où s’est forgé le « style MRU » qui fait jouer, selon les lieux, le fonctionnalisme avec le classicisme et un style pittoresque, quelque peu jacobin par son caractère sériel, marqué par l’ordonnancement des façades.

Une architecture sociale et progressiste ?

Plusieurs cas de reconstruction déclinent cette nouvelle architecture. Parmi eux, la reconstruction d’Amiens, bombardée par les Allemands, fut le fruit d’une collaboration de 200 architectes coordonnés par Pierre Dufau en charge d’élaborer un nouveau plan d’urbanisme en 1946, modifiant le premier plan de juillet 1941.

À l’inverse du modernisme corbuséen choisi pour les Grands ensembles, et qui fait table rase de la rue traditionnelle en construisant les barres en cœur d’îlot, Pierre Dufau décide le remembrement du centre-ville avec un alignement des parcelles et un ordonnancement des façades sur rue, favorisant le logement collectif et reproduisant la physionomie traditionnelle des centres-villes français. En guise de compromis, il autorise les nombreux architectes à recourir à des styles et des matériaux variés, allant d’un répertoire emprunté à l’architecture vernaculaire picarde au modernisme. Une relative cohérence architecturale se dégage néanmoins de la reconstruction d’Amiens. Le choix de la pierre de taille pour les immeubles de la place Gambetta, qui relie la cathédrale à l’Hôtel de Ville, dénote une inspiration francilienne et une monumentalité discrète avec des lucarnes à croupe posées sur des toitures en ardoises et un balcon filant au deuxième étage.

Rue Dusevel, centre-ville reconstruit d’Amiens. Les immeubles mêlent confort moderne et une architecture régionaliste picarde. © Dorian Bianco

Mais la plupart des immeubles comportent des façades en brique rouge, souvent émaillées de béton ou de pierre pour les éléments de structure dans le style du Nord de la France, comme les rangées d’immeubles de la rue Dusevel et les ensembles qui entourent la place de l’Hôtel de Ville. Le croisement des rues Allart et des Trois Cailloux affichent même un répertoire régionaliste, comme la façade surmontée d’un pignon à gradin d’inspiration flamande du n°4 place René Goblet. Le centre-ville reconstruit d’Amiens donne ainsi l’impression d’un urbanisme planifié et rationnel qui a su préserver néanmoins un caractère local  grâce au choix de l’horizontalité et de la rue traditionnelle. Pierre Dufau s’inspire également du modèle scandinave : les logements disposent d’équipements hygiéniques et de pièces lumineuses, tandis que des aires de jeu sont aménagées pour les enfants.

​D’autres villes possèdent des réalisations analogues, dont on pourrait multiplier les exemples : à Dunkerque, les rues Clémenceau et de Bourgogne sont bordées d’immeubles modernistes avec une structure de béton armé et un parement de briques rouges, le matériau traditionnel de la ville. Autour de l’église Saint-Eloi et de son beffroi de briques jaunes, deux îlots ont été réalisés dans un programme architectural qui reproduit la tradition flamande (lucarnes à gable, appareil et panne vernaculaires). À Calais, la reconstruction du centre-ville se partage entre une partie régionaliste, avec briques rouges et toitures en ardoises percées de lucarnes, et une partie moderniste, avec des barres de béton. Enfin, dans la baie de Somme, la reconstruction fonctionnaliste d’Abbeville débute avec le plan Gréber de 1946 et se termine avec l’inauguration de l’Hôtel de Ville en 1960, encadré par une place aux façades ordonnancées en béton et brique rouge. Le beffroi majestueux de la mairie symbolise en définitive la double échelle de pouvoir de la Reconstruction : la municipalité et l’État.

La Reconstruction est également l’occasion de proposer aux sinistrés l’adoption d’un mobilier moderne, marqué par la simplicité et l’utilité. Pour la première fois dans l’histoire de la décoration française, une conception « sociale » du mobilier voit le jour avec la production de meubles de bonne qualité en série, vendus à un prix économique, à destination des appartements reconstruits qui bénéficient du tout nouveau confort moderne (lumière naturelle, hygiène, électricité et eau).

Méconnu du grand public, le normand Marcel Gascoin s’inspire du design démocratique des Scandinaves pour proposer des intérieurs types à destination des classes populaires : il conçoit le Logis 49, un logement pour une famille modeste présentée par la Caisse d’allocations familiales d’Île-de-France, ainsi que des appartements types dans la ville du Havre qui devaient servir de modèles d’aménagement. Dans les villes gouvernées par la gauche socialiste ou communiste, la Reconstruction offre souvent l’occasion d’augmenter la part de logements sociaux et de favoriser l’accès des classes moyennes et populaires à des équipements ménagers et hygiéniques nouveaux.

Le centre-ville reconstruit de Dunkerque et son beffroi (XVe siècle). La construction de nombreux logements sociaux s’y accompagne du souci constant d’apporter aux habitants tout autant le confort matériel qu’une cohérence architecturale forte, comme ici avec les immeubles fonctionnalistes qui s’accordent avec le gothique de brique. © Dorian Bianco

La fin précoce d’un modèle durable

L’architecture de la Reconstruction, et le style MRU qu’elle a vu naître, va très vite cesser d’occuper le devant de la scène. Le plan Courant adopté en 1953 marque en France un nouvel infléchissement dans la politique du logement collectif en ouvrant la voie à la généralisation du modèle corbuséen des Grands ensembles qui devient dominant durant les années 1960, et dont le programme architectural, fondé sur le zoning, se définit par un urbanisme fonctionnaliste de barres et de tours en cœur d’îlot. On découvre alors l’ampleur du mal-logement et de la vétusté du parc existant, qui presse la mise en place d’un nouveau grand projet d’immeubles collectifs. À une échelle plus vaste qu’au Danemark, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, la France appartient au groupe de pays ayant choisi de recourir massivement à ce modèle pour résoudre la crise du logement avec la Suède et son Miljonprogrammet ainsi que l’Union soviétique et sa Krouchtchevka (à partir de 1955). La standardisation expérimentée sur les chantiers de la Reconstruction servira à son tour de modèle pour ériger à un faible coût les nouveaux logements collectifs dans les zones dites aujourd’hui de « banlieue ».

http://www.pierremansat.com/2018/03/droit-a-la-ville-henri-lefebvre-4-5-avril-inscrivez-vous-vite.html
Couverture de l’édition originale du “Droit à la ville” de Henri Lefebvre, paru quelques semaines avant mai 1968. Le plan est celui de Moscou. © blog de Pierre Mansat

Mais à partir de la fin des années 1960 et des bouleversements sociaux engendrés par les événements de mai 68, des critiques antimodernes, provenant d’horizons politiques variés, émergent pour dénoncer l’inhumanité du modèle de la ville fonctionnaliste promu par la charte d’Athènes de 1934, essentiellement dirigé contre les Grands ensembles et les principes corbuséens. Parmi elles, le droit à la ville apparaît en 1968 sous la plume du sociologue marxiste Henri Lefebvre pour dénoncer l’aliénation des individus par la standardisation urbanistique, et revendique l’appropriation démocratique du pouvoir citadin, à l’échelle locale, contre la planification étatique taxée d’autoritarisme. En parallèle, de nombreux architectes prônent le retour à une architecture adaptée à la physionomie traditionnelle de la ville, comme Aldo Rossi en Italie, ou valorisent l’esthétisation du regard sur l’urbain et ses signes visuels, comme Robert Venturi avec Las Vegas.

À partir des années 1960, les critiques postmodernes du fonctionnalisme, en s’érigeant contre la massification de l’architecture et sa prétendue uniformité, finissent par s’opposer de fait aux deux modèles d’urbanisme collectif, Reconstruction et Grands ensembles, qui pouvaient désormais se targuer d’un bilan positif à deux titres : d’une part, ils ont imposé une conception sociale et collective de l’aménagement urbain, d’autre part ils ont fait reculer la pauvreté et le mal-logement et amélioré les conditions de vie matérielles des Français. Durant les années 1970 et 1980, les représentations collectives de l’architecture changent et une nouvelle idée émerge peu à peu : et si la vie était plus belle dans un palais baroque que dans un logement collectif de Maubeuge ou de Dunkerque ?

Ainsi, la Reconstruction n’était pas exempte de critiques : il est vrai que le modèle français d’État social de l’après-guerre, bien qu’il ait été en partie l’œuvre des communistes, n’a pas été en mesure de rompre avec le capitalisme. En effet, le système des Immeubles sans affectation individuelle visait la restitution de la propriété privée (et de la structure de classe dans certains cas, comme au Havre), tandis que la relance de la demande aux industries locales confortait en définitive le capitalisme fordiste. En outre, la disposition intérieure des appartements valorisait la famille nucléaire et les aménagements des cœurs d’îlots donnaient la part belle à la voiture. Pourtant, il ne s’agissait pas d’une simple économie sociale de marché par laquelle l’État aurait dirigé le développement capitaliste de l’économie comme ce fut le cas sous le régime de Vichy, mais bien d’une planification plus avancée qui permit de soustraire en partie de l’initiative privée les secteurs de la santé, des services publics et de l’urbanisme.

Surtout, la Reconstruction et les Grands ensembles symbolisent l’hégémonie du logement collectif et de la ville concentrée (en dépit de nombreuses reconstructions pavillonnaires des années 1950, comme au quartier d’Aplemont du Havre par les ateliers Perret). Ils s’opposent au modèle de la ville étalée typique du logement individuel périurbain qui connaîtra un nouvel essor à partir des années 1970 et 1980 sous l’impulsion des lois d’accession à la propriété votées sous Valéry Giscard d’Estaing.

La rupture néolibérale

L’église Saint-Joseph (Le Havre) vue depuis le boulevard François 1er. L’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO du centre-ville témoigne de la reconnaissance récente envers la qualité architecturale de la Reconstruction. © Dorian Bianco

À partir du dernier quart du XXe siècle, les évolutions globales du capitalisme débouchèrent sur l’avènement d’un nouveau tournant politique. Celui-ci met en place des politiques de  néo-libéralisation (Harvey, 2012) qui chercheront rapidement à liquider l’héritage des orthodoxies planificatrices comme la social-démocratie keynésienne et le communisme soviétique, taxés de bureaucratisme et d’inefficacité. Dès le milieu des années 1980, le modèle des Grands ensembles est décrié et progressivement rendu responsable de tous les maux de l’époque néolibérale (exclusion, criminalité, pauvreté et chômage), comme si l’urbanisme en était le principal responsable au dépend des réformes sociales menées sous la Ve République.

Si les historiens reconnaissent désormais l’intérêt historique d’une architecture indissociable de l’esprit étatiste et planificateur du CNR, le grand public ignore encore largement la valeur progressiste de ce modèle urbain original.

Finalement, la critique des Grands ensembles a dominé la perception négative du modernisme français en éclipsant le précédent héritage de la Reconstruction et son style MRU, emporté malgré lui par le rejet des modernes, a finalement été oublié du grand public. Aujourd’hui, son héritage demeure essentiellement d’ordre patrimonial, surtout depuis l’inscription en 2005 du centre-ville reconstruit du Havre sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO.

Si les historiens reconnaissent désormais l’intérêt historique d’une architecture indissociable de l’esprit étatiste et planificateur du CNR puis de la jeune IVe République, le grand public ignore encore largement la valeur progressiste de ce modèle urbain original, différent à la fois des Grands ensembles devenus impopulaires à force d’acharnement critique et des formes diverses d’urbanisme qui ont émergé de manière contemporaine au postmodernisme, lequel a accompagné la néo-libéralisation du champ de la production architecturale. Et si la Reconstruction n’était pas seulement un héritage historique, mais aussi un modèle à renouveler, dont les politiques urbaines actuelles pourraient s’inspirer pour sortir du néolibéralisme ?

Sortir du néolibéralisme en s’inspirant de la planification urbaine d’après-guerre ?

Pour y apporter des éléments de réponse, il faut au préalable redéfinir le rapport complexe qu’entretiennent planification urbaine et néolibéralisme. Contrairement à l’opinion courante, les politiques économiques néolibérales ne sont pas aussi anti-État que l’ultralibéralisme, car elles promeuvent l’État et l’intervention publique comme un levier privilégié de libéralisation et de privatisation des structures socio-économiques (Stiegler, 2019), surtout dans les pays comportant traditionnellement un État fort comme la France et les pays scandinaves.

Il existe en fait une planification urbaine de type néolibéral, dont le caractère « géo-darwinien » (Baeten, 2017) consiste à doter les structures administratives de ‹‹ gouvernance ›› (comme les intercommunalités) de politiques publiques visant à adapter la ville au flux de la mondialisation économique. Elle se manifeste par des phénomènes socio-spatiaux comme la métropolisation, à l’exemple de la Métropole du Grand Paris, créée en 2016, qui renforce le développement économique de la capitale au détriment des anciens hinterlands productifs du capitalisme fordiste, comme la vallée de la Somme, ou le bassin minier du Nord.

Aux yeux de la plupart des urbanistes tournés vers les modèles de la « ville durable », longtemps souhaitée et finalement peu réalisée, il serait inimaginable de s’inspirer à nouveau du modèle de la Reconstruction.

La tradition française des grands projets architecturaux s’adapte ainsi à l’ère néolibérale en utilisant le poids traditionnel des pouvoirs publics dans l’aménagement et l’urbanisme : d’un côté, l’on peut classer les projets libéraux ou néolibéraux dirigistes (travaux haussmanniens, grands projets mitterrandiens, métropoles mondialisées), de l’autre les programmes qui dépassent la seule orientation de l’économie pour instaurer un véritable État social (logements sociaux, reconstruction d’après-guerre, grands ensembles). Les centres-villes reconstruits appartiennent donc pleinement à l’héritage de la Libération et de la IVe République.

Alors qu’il apparaît nécessaire pour certains de réactualiser le modèle d’État social d’après-guerre, renouer avec son mode de planification urbaine relèverait pour beaucoup d’une erreur historique. Aux yeux de la plupart des urbanistes et des administrateurs tournés vers les modèles postmodernes et non-étatiques de la « ville durable », longtemps souhaitée et finalement peu réalisée, il serait inimaginable de s’inspirer à nouveau du modèle de la Reconstruction ou bien d’une forme quelconque d’urbanisme fonctionnaliste, associés au temps de la voiture et des industries polluantes. Il est vrai que le fonctionnalisme et le modernisme répondaient à des conditions historiques particulières, qui demandèrent de mettre fin à la pénurie de logements après les dévastations de la guerre par la standardisation industrielle du logement. Une fois cet épisode achevé durant les années 1960, Jean-François Lyotard pouvait dès lors à juste titre voir la naissance d’une « condition postmoderne » qui devait dépasser la société industrielle, matérialisée par le choc pétrolier et la stagflation de 1973.

Penser l’articulation du politique à l’urbanistique et à l’architectural en ne sacrifiant pas la volonté de faire style pour relever les défis de la transition.

 

Croisement des quais de Southampton et de Notre-Dame, Le Havre © Dorian Bianco

Cependant, la France traverse aujourd’hui une crise majeure qui crée les conditions d’une nouvelle urgence historique, qui devrait mettre fin à cette condition postmoderne : le réchauffement climatique, doublé d’une crise économique non résolue depuis 2008. Le modèle économico-urbanistique de la reconstruction pourrait alors servir d’exemple pour mettre en place une transition écologique au sein de l’urbanisme et de l’architecture en les sortant de leur ornière néolibérale : penser la durabilité à l’échelle étatique et non plus seulement locale, afin de créer les conditions macro-économiques pour relocaliser la production dans le secteur du bâtiment (sortie du libre-échange intégral pour rendre possible les fameux « circuits-courts »), rétablir la structure administrative d’après-guerre (État, département, commune) pour brimer la gouvernance antidémocratique des métropoles dont la logique spatiale sélectionne les territoires aptes à la transition écologique (et rend donc celle-ci incomplète), renouer avec la planification urbaine conçue comme une politique nationale, valoriser le logement collectif et le modèle de la ville concentrée contre le pavillon, renouveler des éléments d’une théorie fonctionnaliste qui saurait pragmatiquement composer avec les spécificités des environnements locaux, et surtout penser l’articulation du politique à l’urbanistique et à l’architectural en ne sacrifiant pas la volonté de faire style pour relever les défis de la transition, mais en utilisant ces conditions pour poursuivre l’histoire de l’architecture française. Par exemple, végétaliser les espaces publics en s’inspirant de la modernité organique et des paysages vernaculaires français.

La Reconstruction revêtirait alors une double signification, à la fois héritage de l’État social à la française et modèle pour concevoir une transition écologique à l’échelle nationale.

Bibliographie :

-Anatole Kopp, Frédérique Boucher, Danièle Pauly, L’architecture de la reconstruction en France, 1945-1953, Paris, Le Moniteur, 1982

-Pierre Gency, Marcel Gascoin, design utile, Paris, Editions Piqpoq, 2011

-Texier (Simon), « Amiens, la naissance du style Reconstruction », Le Moniteur architecture, n° 240, mars 2015

-Michel Vakaloulis, Le capitalisme postmoderne, éléments pour une critique sociologique, Paris, Presses Universitaires de France, 2001

-Gilles Plum, L’architecture de la reconstruction, Paris, Editions Nicola, 2011

-Anne Dumesnil et Philippe Nivet, Les reconstructions en Picardie, Amiens, Encrage, 2003

Patrice Gourbin, Beauvais, Laissez-vous conter la reconstruction, Ville de Beauvais

-Sous la direction de Tuna Tasan-Kok et Guy Baeten, Contradictions of neoliberal planning, Springer, 2012 (en anglais)

-Barbara Stiegler, ‹‹ Il faut s’adapter ››, Sur un nouvel impératif politique, Gallimard, 2019