Qui est réellement Ursula von der Leyen ?

Elle est décrite par le magazine Forbes comme la « femme la plus puissante du monde » depuis deux ans. Elle occupe la première place de la catégorie Dreamers du média Politico. Elle bénéficie de portraits tous plus hagiographiques les uns que les autres dans la grande presse. La carrière de la présidente de la Commission européenne Ursula Von der Leyen est pourtant entachée de nombreux scandales. Intronisée par les conservateurs pour mener un second mandat, elle concentre à elle seule les raisons du rejet populaire des institutions européennes.

Reproduction sociale et scandales politiques

Née dans une grande famille aristocratique, fille de l’ancien fonctionnaire européen et président du Conseil fédéral Allemand Ernst Albrecht, Ursula Von der Leyen fréquente dès l’âge de six ans l’École européenne. Cet établissement (il en existe quatorze dans le continent européen) est réservé aux enfants de fonctionnaires européens, d’institutions intergouvernementales (parmi lesquelles l’OTAN), ou de certaines sociétés privées. Ce privilège lui permet de devenir trilingue (allemand-français-anglais). Elle étudie ensuite les mathématiques, puis les sciences économiques, avant de se rediriger vers des études de médecine, pour passer sa thèse d’exercice – dans laquelle sont relevés pas moins d’un plagiat toutes les deux pages – en 1991.

Encartée depuis 1990 au sein de l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne, parti libéral-conservateur ayant également abrité son père (en tant que vice-président fédéral), puis l’ex-chancelière Angela Merkel, Ursula Von der Leyen se lance officiellement en politique en 2001, en remportant un mandat d’élue locale dans la région d’Hanovre. Elle est élue députée en 2003 au Landtag de Basse-Saxe. S’ensuivent plusieurs passages dans les ministères fédéraux : Ursula Von der Leyen est nommée en 2005, par Angela Merkel, ministre fédérale de la Famille, des Personnes âgées, des Femmes et de la Jeunesse ; en 2009, ministre fédérale du Travail ; puis, en 2013, ministre fédérale de la Défense, où elle sera la première femme à occuper le poste.

Son passage au ministère de la Défense est marqué par plusieurs scandales : entre accumulation de mauvaises décisions de gestion, procédures contractuelles non respectées et gaspillage d’argent public (plusieurs dizaines de millions d’euros ont été dilapidés sans aucun contrôle pour payer des consultants, conseillers et autres sous-traitants privés), l’image d’Ursula Von der Leyen pâtit de son exercice de la fonction. 

À son départ du ministère, sa popularité est évaluée à moins de 30% (elle est considérée comme la 2ᵉ personne la moins compétente du gouvernement), et sa compétence pour diriger la Commission européenne est appuyée par un tiers de la population. Peu importe, l’enquête parlementaire diligentée par l’opposition a été rendue impossible ; les traces ont toutes été rigoureusement effacées des deux téléphones professionnels de l’ex-ministre de la Défense.

Mais alors, pourquoi proposer une ministre très impopulaire, couverte de nombreuses affaires, à la tête de la Commission européenne ? Ce n’est nul autre qu’Emmanuel Macron, qui propose son nom à la chancelière de l’époque Angela Merkel en juillet 2019, la décrivant comme « l’avion de combat du futur », et saluant « son efficacité, sa capacité à faire ». Tenons-nous le pour dit.

Scandale Pfizer et revirements en chaîne

Élue en 2019 d’une courte majorité (51,7% des voix), Ursula Von der Leyen douche rapidement les espoirs du centre-gauche réformiste, en appliquant quasi-immédiatement une politique dans la continuité de Jean-Claude Juncker. Jusqu’ici, rien d’étonnant. Mais rapidement, une affaire éclate. En avril 2021, en pleine période de crise sanitaire, un article du New York Times révélait des SMS échangés entre la présidente de la Commission européenne et Albert Bourla, PDG de la société pharmaceutique Pfizer.

Ces messages, échangés pendant plus d’un mois, portaient sur les négociations sur un contrat d’achat de 1,8 milliard de doses du vaccin Pfizer/BioNTech contre le COVID-19. Ces doses se révéleront plus onéreuses que prévu : 19,50€ par vaccin au lieu des 15,50€ prévus. Trois ans plus tard, la situation est toujours bloquée ; Ursula Von der Leyen refuse de divulguer les échanges, malgré les demandes répétées de la médiatrice européenne Émilie O’Reilly. Malgré un surcoût de pas moins de 7,2 milliards d’euros d’argent public…

Ursula Von der Leyen, c’est aussi une idée particulière de la tenue des promesses. Récemment, nous pouvions apprendre qu’elle commençait à revenir sur certaines mesures qu’elle souhaitait mettre en œuvre : le Pacte vert pour l’Europe, qui a pour objectif de rendre l’Europe climatiquement neutre en 2050. Même son de cloche pour l’élargissement de l’Union européenne à l’Ukraine, qu’elle défend ardemment depuis l’invasion du pays par la Russie. La perspective d’une réélection (ou d’une éjection) ne se comptant plus qu’en mois, la fait donc gouverner en fonction des différents sondages d’opinion sur les échéances électorales. Et tant pis si l’Europe entière en pâtit. 

Celle qui voulait pourtant faire de l’Europe « le premier continent neutre pour le climat » commence à lentement, méticuleusement, détricoter ce Pacte vert pour l’Europe, qu’elle a pourtant érigé au rang de priorité lors de son premier mandat. À l’instar d’Emmanuel Macron, qui réclame désormais une « pause » dans les politiques climatiques (ont-elles seulement commencé ?), ou du Parti Populaire Européen (dans lequel siègent la CDU, les Républicains, ou encore Forza Italia) qui le fustige, la présidente de la Commission européenne s’accommode sans mal aux jérémiades de ses semblables libéraux-conservateurs.

Reine du dumping social et de la concurrence effrénée

Comme nous l’analysions ici, l’élargissement de l’UE vers l’Ukraine et d’autres pays d’Europe de l’Est, pose des problèmes majeurs. Outre le soutien légitime au pays agressé, l’intégration de celle-ci au sein de l’UE aurait de lourdes conséquences économiques et géopolitiques. Le détricotage progressif des États-providence européens, ainsi que du droit du travail et des acquis sociaux, risque d’être brutalement accéléré, comme les élargissements de 2004 (entrée de dix pays d’Europe centrale) et 2007 (entrée de la Bulgarie et de la Roumanie) l’ont démontré.

Suivant les « quatre libertés » du marché unique européen – libre circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes -, les grandes entreprises ont ainsi pu délocaliser à tour de bras leur production vers l’Europe de l’Est, afin de bénéficier d’un coût du travail nettement plus faible. Le salaire minimum est fixé, en Ukraine, à 168€ par mois – un montant bien inférieur aux 400€ des travailleurs bulgares, pour l’heure les plus mal lotis du continent. Et dans un contexte où les régressions sociales (suspensions massives du droit de grève entre autres) ainsi que les attaques contre les syndicats sont légion, et où le président Zelensky continue à mener une politique de séduction des investisseurs occidentaux, on peut prévoir une nouvelle baisse du « coût du travail » ukrainien.

L’entrée de l’Ukraine dans l’UE pourrait également avoir des effets délétères sur le plan agricole. Bénéficiant d’immenses productions de céréales, l’Ukraine a pu être le témoin privilégié du scénario (et de ses conséquences) selon lequel le pays entrerait dans l’UE. Quelques mois après l’entrée de ce système de vente, le prix du blé a ainsi chuté en Hongrie de 31%, et celui du maïs de 28%. Les bénéficiaires d’une telle éventualité sont bien connus. Profitant de la possibilité de recourir aux travailleurs détachés (c’est-à-dire de la main d’œuvre moins chère), les grandes multinationales salivent déjà à l’idée de délocaliser leurs usines encore plus à l’Est.

Fuite en avant militariste

L’élargissement de l’UE vers les pays baltes et l’Europe de l’Est révèle également un alignement de l’Europe sur les positions américaines. Le directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) Pascal Boniface précise qu’une entrée de l’Ukraine dans l’UE conduira le pays à être « un relais des positions des États-Unis », « estimant qu’il doit tout aux États-Unis et non à l’Europe ». De fait, il n’est pas difficile de voir que les précédentes extensions de l’Union européenne à l’Est ont accru son alignement sur les positions américaines…

Autre sujet qui a valu de nombreuses critiques à Ursula Von der Leyen, la question palestinienne. Se rendant à Tel Aviv en octobre dernier, sans en avertir le Conseil européen (avec qui elle entretient de mauvaises relations), et sans avoir la compétence en matière de politique étrangère, elle exprimait son soutien au « droit d’Israël à se défendre ». Aucune déclaration sur le fait que le droit international devait être respecté ; pire, aucun mot de compassion ni de soutien pour la population de Gaza, sous les bombardements depuis maintenant près de cinq mois. Cette position, pour le moins unilatérale, a été pointée du doigt par de nombreux pays européens (Portugal, Espagne, Luxembourg, Irlande, Belgique…), dont les ministres des Affaires étrangères avaient adopté des positions nettement plus équilibrées. 

Moins commentées, ses bonnes relations avec le régime azéri d’Ilham Aliev soulèvent elles aussi de nombreuses questions. En juillet 2022, elle rencontrait le chef d’État d’Azerbaïdjan à Bakou et signait un accord gazier visant à pallier les pénuries énergétiques de l’Union européenne. Résultat : un affaiblissement conséquent de l’Union européenne, placée de facto en situation de dépendance envers un gouvernement aux aspirations belliqueuses. La présidente de la Commission européenne n’ignorait vraisemblablement pas qu’Ilham Aliev n’avait pas hésité, lors de la guerre des quarante-quatre jours de l’automne 2020 contre l’Arménie, à contourner les conventions internationales en utilisant bombes au phosphore, torture de prisonniers de guerre et l’emploi de mercenaires syriens recrutés dans les mouvements djihadistes. Puis, qu’il a récidivé en septembre 2023, en déclenchant tout bonnement une guerre contre la république auto-proclamée du Haut-Karabagh.

Ursula Von der Leyen, c’est enfin une autre idée de la diplomatie. Après avoir rejeté en bloc toute idée d’un cessez-le-feu, elle juge désormais une guerre à l’échelle européenne « pas impossible » et affirme que « nous devrions [y] être préparés ». Thierry Breton, commissaire au Marché intérieur, abonde dans ce sens et compte « passer en économie de guerre ». Dès 2014, lorsqu’elle était ministre de la Défense, Ursula Von der Leyen défendait une politique étrangère très ferme, envoyant armes et matériel militaires aux forces armées kurdes et irakiennes, rompant ainsi avec la tradition allemande de ne pas exporter de matériel militaire vers une zone en conflit. Et tant pis pour les millions d’euros gaspillés sur les avions de chasse et de transport militaires restés au sol, ainsi que les hélicoptères jamais remis en état de voler. Une fuite en avant militariste qui résonne étrangement avec l’actualité française contemporaine…

Le Portugal au bord du « capitaclysme »

© Pedro S. Bello

Il y a la carte postale et l’envers du décor. D’un côté, un pays vu de l’étranger comme le nouvel Eldorado. De l’autre, une population qui, avec de petits revenus, ne s’en sort plus face à une inflation galopante et à un marché du logement de plus en plus inaccessible. Selon les dernières données publiées, près d’un Portugais sur cinq vivrait sous le seuil de pauvreté, dont nombre de personnes âgées, qui doivent survivre avec un minimum vieillesse de 268 euros. L’Instituto Nacional de Estatistica (INE) a calculé qu’en 1974, au sortir des années noires du salazarisme, celui-ci était de 260 euros… Une décennie après le plan de sauvetage de la Troïka (FMI, Commission européenne et BCE), le Portugal a certes retrouvé une capacité d’investissement mais la réalité du quotidien le situerait plutôt au bord du capitaclysme – pour reprendre un néologisme localement à la mode. Un reportage de Nicolas Guillon.

C’est leur nouvelle route des Indes. Le Portugal a annoncé fin septembre la construction d’ici à 2031 d’une ligne de TGV reliant Lisbonne à Porto en 1h15. Au-delà de l’utilité d’un chantier aussi gigantesque pour relier deux villes distantes d’à peine 300 kilomètres et reliables en 2h30, une question se pose : qui montera dans ce train de la « modernité » ? Antonio Costa, le premier ministre portugais, a donné une partie de la réponse : « C’est un projet stratégique qui favorisera la compétitivité », en cohérence avec la volonté portugaise d’attirer des entrepreneurs et des investisseurs étrangers. All right, répond l’écho qui commence à parler la langue du business. « Qui montera dans ce TGV ? Des touristes riches car désormais le Portugal veut des touristes riches », complète Joao, en position d’observation en retrait de l’emblématique pont Dom-Luis, qui enjambe le Douro [1]. Son Portugal à lui ne prend le jour que par des soupiraux mais sa longue vue offre néanmoins une belle visibilité.

NDLR : pour une analyse du contexte politique et social portugais depuis une décennie, lire sur LVSL l’article de Mariana Abreu « La hantise de l’austérité et le spectre de Salazar : le Portugal à l’ère post-Covid », celui d’Yves Léonard « Portugal : les oeillets d’avril confinés », cet entretien avec Cristina Semblano sur les ravages de l’austérité au Portugal ou encore l’article de cette dernière sur les raisons politiques et économiques qui ont entraîné une hausse des feux de forêts ces dernières années au Portugal.

Les alentours immédiats peuvent en témoigner : le Portugal s’est amouraché des riches étrangers. Sur cette rive Sud du fleuve, qui jouit d’une vue imprenable sur la vieille ville de Porto, Vila Nova de Gaia, siège des plus grandes maisons de vin de Porto, s’est semble-t-il découvert un goût immodéré pour les projets immobiliers tape-à-l’oeil. Le plus spectaculaire d’entre eux, comme son acronyme l’annonce : le WoW, pour World of Wine. Impossible de passer à côté : dès l’aéroport, c’est dans cette direction que le voyageur est invité à s’engager. Inauguré en 2020, le WoW se présente comme le nouveau quartier culturel de la ville mais il serait plus juste de parler de parc d’attractions lié à la culture de la ville.

Sachant que le seuil de pauvreté s’établit à 554 euros de ressources mensuelles – on notera que le salaire minimum net s’en rapproche dangereusement – ce sont aujourd’hui 1,9 million de Portugais qui doivent vivre avec moins, soit 18,4 % de la population.

Le projet a été imaginé par le propriétaire des marques Taylor’s et Croft, Adrian Bridge. Le magnat anglais a investi 106 millions d’euros pour transformer 35 000 m2 d’entrepôts et de chais en un vaste espace de loisirs comprenant six musées, neuf restaurants, une école du vin, une galerie d’expositions, des lieux événementiels, des bars, des boutiques et un hôtel Relais & Châteaux avec son indispensable spa. Si les travaux de réhabilitation sont indéniablement de belle facture, l’ostentation du lieu (des carrés Hermès aux murs des couloirs et des escaliers) confine, de la part d’un lord, à la faute de goût dans une société qui cultive la simplicité. Inutile de préciser que tout est cher, et même très cher à l’échelle du niveau de vie portugais. Le manant peut néanmoins profiter gratuitement de la vue panoramique sur la ville.

Mais le WoW « en jette » et c’est précisément l’image filtrée que le Portugal veut aujourd’hui donner de lui-même : un pays qui a définitivement tourné le dos à la misère pour entrer avec ses plus beaux habits dans la salle de bal. Le futur TGV procède de cette même stratégie de développement mais Antonio Costa a beau en appeler au « consensus national » dans cette bataille du rail, le client des chemins de fer portugais, qui doit actuellement débourser une soixantaine d’euros pour un aller-retour en 2e classe Porto-Lisbonne, a d’autres préoccupations que celle de filer comme l’éclair du Nord au Sud. Car depuis qu’en 2011 la Troïka (Fonds monétaire international, Commission européenne et Banque centrale européenne) est passée par là, les Portugais ont de très faibles revenus. Selon l’Instituto Nacional de Estatistica (INE), l’équivalent portugais de l’INSEE, la rémunération brute mensuelle moyenne était de 1 439 euros au 2e trimestre 2022, le salaire minimum s’élevant à 822,50 euros.

Toujours selon l’INE, la pension moyenne en 2021 s’élevait à 487 euros par mois. Au Portugal, le minimum vieillesse n’est que 268 euros. L’INE a calculé qu’en 1974, au sortir des années noires du salazarisme, celui-ci était de 260 euros. Sachant que le seuil de pauvreté (60% du revenu médian selon le mode de calcul de l’Observatoire des inégalités) s’établit à 554 euros de ressources mensuelles – on notera que le salaire minimum net s’en rapproche dangereusement – ce sont aujourd’hui 1,9 million de Portugais qui doivent vivre avec moins, soit 18,4 % de la population, sur la base des dernières données sur le niveau de vie divulguées par l’INE, largement commentées par les media portugais cet automne.

Et encore ! Les aides sociales retouchent le tableau : sans elles, ce sont quelque 4,4 millions de citoyens qui ne franchiraient pas la barre. Au Portugal, travailleur pauvre est presque devenu un statut. Déjà effrayants dans le contexte européen, ces chiffres de la misère explosent si l’on prend en considération la privation matérielle, l’éloignement du monde du travail et l’exclusion sociale : près d’un quart du pays connaîtrait une ou plusieurs de ces situations. Les enfants ne sont, malheureusement, pas épargnés : 10,7 % d’entre eux souffraient, l’an passé, de manque matériel et de coupure sociale (source : INE).

On ne se rend sans doute pas compte à Bruxelles de ce qu’on a demandé au Portugal, de s’humilier, et aux Portugais, de se sacrifier. Les dégâts commis ne sautent, c’est vrai, pas immédiatement aux yeux. Depuis la dictature, les gens d’ici ont une capacité à encaisser assez phénoménale, comme si leur principal trait de caractère était de subir. Et vous ne les entendrez jamais se plaindre. Livreur pour des multinationales de l’ameublement, Sergio confie « passer 15 heures par jour sur la route, six jours sur sept ». Et depuis deux ans, on lui a retiré son binôme pour l’aider à porter les colis. Il continue pourtant de faire sa tournée avec le sourire. Il s’estime bien loti avec un travail et 1 100 euros net mensuels. Ici, c’est une serveuse dans un bar de centre-ville dont le salaire pour 40 heures par semaine et des horaires difficiles peine à dépasser les 600 euros ; là, une institutrice qui, au terme d’une carrière complète, va devoir se contenter d’une retraite de 500 euros. Tout ça fait d’excellents Portugais.

« Il entre au Portugal beaucoup trop de capitaux étrangers au regard du nombre d’opportunités. » Ce n’est pas un altermondialiste qui parle mais Francisco Sottomayor, le PDG de Norfin, une des principales sociétés de gestion immobilière portugaises.

Les « bons élèves de l’Europe » ont, en effet, souvent été cités en exemple. En remerciement des efforts colossaux consentis durant la récession, ils voient aujourd’hui le robinet des crédits communautaires couler à gros débit. Les travaux du premier tronçon de la future ligne TGV, à hauteur de 2,9 milliards d’euros, seront financés au tiers par des fonds européens. « Le pays réunit aujourd’hui les conditions financières pour pouvoir réaliser ce type de projet », se félicite Antonio Costa, de la famille des socialistes convertis au modèle néolibéral. Le nouvel Eldorado a peut-être des finances saines mais en attendant, le citoyen doit faire face à l’inflation bondissante : 9,3% à l’amorce du dernier trimestre, 22,2% pour l’énergie et 16,9% pour l’alimentation (source : Trading Economics). L’Association portugaise des entreprises de la distribution (APED) a constaté depuis septembre une recrudescence des vols de produits alimentaires de base : morue congelée, boîtes de thon, bouteilles d’huile d’olive et briques de lait. Retraité de l’industrie pharmaceutique depuis dix ans, Rui sait qu’il compte parmi les privilégiés. Dans la ferme qu’il a rénovée à une heure de Porto, il coule une vie paisible entre son jardin et ses animaux. Tout en conservant une louable lucidité : « Après toutes ces années d’austérité, nous commencions à retrouver un peu de souffle, à voir le bout du tunnel. Et puis la pandémie est arrivée. Et maintenant c’est la guerre en Ukraine et l’inflation. Quand le week-end je reçois mes filles encore étudiantes, entre les courses et le plein d’essence j’en ai pour 300 euros. Combien de Portugais peuvent se le permettre ? Et je ne vous parle pas de la facture de chauffage. »

Se chauffer a toujours été un problème au Portugal et pas seulement pour les plus modestes. Héritage d’une autarcie qui dura un demi-siècle – « mieux vaut la pauvreté que la dépendance », avait l’habitude de dire Salazar -, peu de logements sont bien isolés et équipés. Et c’est une idée reçue de croire qu’il fait toujours beau et chaud en Lusitanie. Mais la crise de 2009, encore elle, n’a rien arrangé. En retour des 78 milliards d’aides reçus, le Portugal a dû privatiser des pans entiers de son économie, dont le secteur de l’énergie. Le groupe chinois China Three Gorges a ainsi repris en 2011 les 21% détenus par l’Etat portugais dans EDP (principale entreprise de production d’électricité du pays). Après ça, allez exercer le moindre contrôle sur les prix.

Bons princes, les Chinois se sont également portés acquéreurs d’une partie de la dette portugaise. Le Portugal et l’Empire du Milieu entretiennent depuis 1557 une relation étroite par le biais de l’administration de Macao, rétrocédée en 1999. Energie, banque, assurance : l’investissement chinois au Portugal est estimé à environ 3% du PIB.

L’immobilier n’échappe pas, bien sûr, à cet afflux de fonds étrangers, en provenance de Chine mais aussi des Pays-Bas, d’Espagne, du Royaume-Uni ou du Luxembourg. Dans certains quartiers de Lisbonne ce sont des rues entières qui sont rachetées, ce qui pose évidemment un problème : l’envolée des loyers, qui ont augmenté de 42,4 % en moins de cinq ans, un chiffre affiché en une, fin septembre, par le journal Publico et confirmé dans la foulée par l’INE. A Lisbonne et Porto, l’augmentation atteint même 50 %, voire 60 % dans certaines communes périphériques de la capitale, dont Vila Nova de Gaia – l’effet WoW sans doute. Le loyer moyen portugais s’élève désormais à 6,25 euros par mètre carré (9,29 euros dans la zone métropolitaine de Lisbonne). A Braga, Joaquim gère un portefeuille de locations modestes, issu d’un legs familial : « Nous avons beaucoup de locataires très anciens et si nous suivions le marché, ces gens ne pourraient plus payer leur loyer ni se reloger. Nous essayons donc d’entretenir nos logements sans engager de trop gros travaux afin de maintenir le statu quo et de préserver ces personnes que nous connaissons de longue date et qui ont toujours honoré les échéances. » Pour leur salut, les Portugais ont conservé cette fibre de l’entraide qui naguère était leur seul canal de survie.

« Je déteste dire que le Portugal est un petit marché mais on ne peut pas dire non plus que c’est un très grand marché, et le fait est qu’il entre beaucoup trop de capitaux étrangers au regard du nombre d’opportunités. » Ce n’est pas un altermondialiste qui parle mais Francisco Sottomayor, le PDG de Norfin, une des principales sociétés de gestion immobilière portugaises. Résultat : pour ceux qui en ont encore les moyens, acheter un bien au Portugal coûte en 2022 50 % plus cher qu’en 2016.

Il y a dix ans, le maire de Lisbonne était un certain Antonio Costa, qui, à l’époque, se battait pour maintenir les autochtones dans la place, en passant, par exemple, des accords avec les promoteurs : un terrain en échange de logements sociaux. Mais il semblerait que la lame de fond de la spéculation soit en train de tout emporter, avec la multiplication sur le marché de biens de luxe, comme, par exemple, un penthouse de 200 m2 à Cascais, station balnéaire du grand Lisbonne, mis en vente au prix de 6 millions d’euros.

Albert Alain Bourdon et Yves Léonard nous remémorent les circonstances de l’accession au pouvoir d’Antonio de Oliveira Salazar : « Une inflation galopante avait multiplié les prix par 25. (…) Et Salazar, magicien des finances, réussit à équilibrer le budget. » Le cauchemar qui s’ensuivit dura 45 ans.

Alors dans les quartiers, la résistance s’organise, comme, à Bonfim, à Porto. L’adega Fontoura annonce sur une affichette la tenue d’un « événement convivial de contestation contre l’intimidation immobilière et les expropriations illégales ». Les bars ont toujours été les réseaux sociaux du Portugal : on y regarde le football mais pas seulement, on vient y boire son café pour 70 centimes, prendre des nouvelles des amis, parler politique et parfois, fomenter la rébellion. Coincé entre l’hyper centre et Das Antas, où l’appel d’air provoqué il y a dix-huit ans par la construction du nouveau stade du FC Porto a été épuisé, « Bonfim est le dernier terrain de jeu des investisseurs et la pression qui y est exercée sur les habitants est énorme », explique Antonio, le patron. Philippe, un Français qui vient une fois par mois pour son travail (la recherche de terrains pour l’industrie), est convaincu que « la bulle va exploser » Plus qu’une information, un oracle déjà ancien. Dans l’attente de la déflagration, bonne nouvelle : la mairie de Porto a suspendu pour une période renouvelable de 6 mois les agréments de logement touristique (Alojamento Local) dans le centre et à Bonfim. Mais 940 requêtes de propriétaire sont déjà parvenues sur ses bureaux.

Car les investisseurs font feu de tout bois en rachetant, par exemple, des quintas, anciens domaines agricoles ou viticoles, qu’ils transforment en lieux événementiels. Une quinta dans la région de Porto peut se louer 25 000 euros la journée pour un mariage. Et prière d’avoir effacé toute trace de la fête au petit matin car une autre famille attend son tour. Les Portugais s’endettent pour offrir à leur enfants ces noces dignes d’une série Netflix, avec feu d’artifice et pool de photographes et vidéastes pour immortaliser la story d’une vie. C’est tout le paradoxe d’un pays pauvre qui n’a jamais autant consommé, notamment dans ces centres commerciaux à l’américaine dont les villes sont désormais truffées. Longtemps, le Portugal fut privé de tout alors, plutôt que de commander un plat du jour à 6 euros au restaurant du coin, on préfère s’attabler à la terrasse d’une enseigne de la malbouffe dans un food court, ce qui peut s’apparenter à une forme de liberté.

« Non à la mine, oui à la vie. » A Montalegre, dans la région de Tras-o-Montes (littéralement : au-delà des montagnes), à l’extrême Nord-Est du pays, les habitants ont un autre souci : leur terre est classée au patrimoine agricole mondial des Nations Unies mais pour son malheur regorge en sous-sol de lithium, or blanc des fabricants de batteries de téléphone et autres véhicules électriques. Le Portugal serait assis sur un trésor de 60 000 tonnes qui n’a pas échappé aux industriels. Au nom de la transition énergétique et avec l’espoir de donner naissance à toute une filière, le gouvernement a donc donné son feu vert pour l’exploitation dans six endroits du pays, dont Covas do Barroso, à une trentaine de kilomètres au Sud de Montalegre, à proximité immédiate des parcs nationaux de Peneda-Geres et du Haut-Douro. La concession a été accordée à l’entreprise britannique Savannah Resources. Dormez tranquilles, notre projet est durable et conforme aux techniques les plus vertueuses, jure la société. Mais les locaux, qui vivent ici depuis toujours en harmonie avec la nature, n’ont que faire de la communication de Londres. « Nous ne sommes pas contre le lithium mais vaut-il vraiment l’éventration de cette montagne ? s’indigne Aida, l’une des voix de la contestation, en contemplant ce paysage de rêve où ruminent paisiblement de magnifiques vaches à longues cornes dont la race est réputée et où il n’est pas rare de croiser des hordes de chevaux sauvages. Cette nature est notre seule richesse, notre mère nourricière. Ici, pas de magasins mais nous ne manquons de rien. Et nous savons très bien ce qui va se passer avec la mine : nous allons devoir partir pour rejoindre la ville où l’on vit moins bien avec 1 500 euros qu’ici avec 500 euros. » Les agriculteurs des régions concernées affirment, en effet, que l’extraction va interférer avec l’irrigation des terres, ce qui à terme condamnera la production.

Dans ce contexte explosif, l’extrême-droite n’a pas manqué de faire sa réapparition dans le débat politique pour la première fois depuis la Révolution des œillets et la chute de l’Etat nouveau en 1974. Fondé en 2019, le parti Chega est arrivé en troisième position des élections législatives en janvier dernier, avec plus de 7 % des suffrages : un véritable choc dans le pays, dont chaque enfant a dans les yeux une image en gris de la dictature. Quelle que soit leur génération, les émigrants qui reviennent chaque été au village perpétrer la tradition, n’ont rien oublié, même si une certaine pudeur les rend discrets sur ce sujet ô combien douloureux. Dans Histoire du Portugal (Ed. Chandeigne, 2020), Albert Alain Bourdon et Yves Léonard nous remémorent les circonstances de l’accession au pouvoir d’Antonio de Oliveira Salazar : « Une inflation galopante avait multiplié les prix par 25. (…) Et Salazar, magicien des finances, réussit à équilibrer le budget. » Le cauchemar qui s’ensuivit dura 45 ans.

Notes :

[1] Certains prénoms ont été modifiés.

L’Union européenne et l’environnement : une mascarade néolibérale

https://www.flickr.com/photos/european_parliament/27646034128
© Parlement européen

« Je ne suis pas pour une Europe à la carte. Quand on a autant besoin de l’Europe face au dérèglement climatique, à l’effondrement du vivant (…) je ne suis pas prêt à mettre un pied dans une logique qui signifierait la fin de l’Union européenne ». C’est ainsi que Yannick Jadot affichait son refus de toute logique de désobéissance aux règles de l’Union européenne. Cet attachement du parti écologiste aux institutions européennes est un phénomène qui dépasse largement le cas du candidat malheureux à l’élection présidentielle. Les dirigeants de la Commission européenne et de la Banque centrale européenne, de leur côté, multiplient les déclarations en faveur de l’environnement depuis la nomination d’Ursula von der Leyen et de Christine Lagarde. Ces effets d’annonce passent cependant sous silence l’incompatibilité radicale entre les règles européennes édictées depuis 1992 et les impératifs environnementaux. Une dimension de la politique européenne que refusent de prendre en compte la plupart des dirigeants écologistes du Vieux continent.

L’intérêt affiché par les institutions européennes pour la question écologique provient d’abord des nécessités liées à la création du Marché unique : comme le résume l’historien Bernard H. Moss, « il était impossible de créer un marché commun sans une certaine harmonisation des normes relatives à la santé et à la sécurité »1. À l’origine donc, le désir d’éliminer les obstacles au commerce et les distorsions de concurrence constitue la principale raison d’être de la « politique environnementale » de l’Union européenne.

S’appuyant sur l’article 100 du traité de Rome2, la Communauté européenne adopte une première directive liée à l’environnement en 1967 ; elle porte sur les normes de classification, d’emballage et d’étiquetage des substances dangereuses, mais son objectif réel était bien de favoriser le commerce.3 La Communauté européenne ne s’attaque alors qu’aux problèmes environnementaux ayant un impact substantiel sur le fonctionnement du marché, d’où leur négligence en matière de protection de la biodiversité, non concernée par l’organisation de la libre concurrence et circulation des biens. Ainsi, l’environnement se conçoit comme une question technique et au domaine d’action limité à des harmonisations de réglementations nationales pour empêcher les distorsions de concurrence.

Dans les années 1980, du fait de la popularité des partis écologistes en Allemagne, aux Pays-Bas ou encore au Danemark et de l’extension de ses compétences avec l’Acte unique en 1984, la Communauté européenne intervient dans un champ plus large, fixant par exemple des premières valeurs limites sur la pollution de l’air.4 Mais à partir des années 1990, en dépit de la création de l’Agence européenne pour l’environnement réduite à un rôle consultatif, les pressions de différents lobbys se développent, comme l’illustre le rapport Molitor de 1995.5 Ce dernier, rédigé par des experts « indépendants » et des représentants de l’industrie, se plaint d’un « excès de réglementation [qui] étouffe la croissance, réduit la compétitivité et prive l’Europe d’emplois » et « entrave l’innovation et dissuade l’investissement des entreprises européennes comme des entreprises étrangères ».

L’accord de libre-échange entre l’UE et le Vietnam témoigne à nouveau de son hypocrisie en matière environnementale. Il s’accompagne d’un mécanisme de protection des investissements, qui permet aux grandes entreprises… de poursuivre le gouvernement vietnamien s’il décide de relever ses normes sociales ou environnementales !

Le rapport invite à la déréglementation de quatre secteurs principaux, parmi eux l’environnement et la législation sociale. Ces pressions vont notamment faire échouer le projet de taxe carbone aux frontières – suggéré par Jacques Chirac – et rendre beaucoup moins efficace le marché carbone mis en place en 2005 : au lieu d’une tarification carbone sur les industries pour les inciter à verdir leurs investissements, l’absence de protection aux frontières oblige l’UE à accorder des quotas gratuits (aujourd’hui encore plus de la moitié) afin d’éviter les délocalisations en dehors du marché unique. Ces quotas gratuits, en plus de l’abondance de quotas créée par la baisse temporaire des émissions à la suite de la crise de 2008, entraînent un effondrement du prix du carbone qui oscille pendant près de 10 ans entre 5 et 10€/tCO2, ce qui ne permet pas d’entraîner une modification écologique des investissements. Depuis lors, on observe une réduction nette des dossiers de procédures législatives ordinaires impliquant la Commission de l’environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire (ENVI) au sein du Parlement européen – de 30% sous la Commission Prodi (1999-2004) à 5% sous la Commission Juncker (2014-2020).6

Dans une contribution collective, les chercheurs Wyn Grant, Duncan Matthews, et Peter Newell concluent : « l’asymétrie du pouvoir entre les entreprises et les associations de défense de l’environnement ne devrait pas être une surprise dans une organisation dont l’objectif principal est de créer et de développer un marché intérieur ».7 C’est donc à l’aune de ces racines bien particulières de la « politique environnementale » de l’Union européenne que l’on doit juger l’action actuelle de celle-ci.

Le mirage de la « neutralité carbone » 

Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’Union européenne n’a pas abandonné ses néolibéraux dans sa politique environnementale. Ursula von der Leyen a bien tenté de « sortir le grand jeu » en décembre 2019 avec sa présentation du Pacte vert européen – véritable man-on-the-moon moment pour l’Europe. Ce Pacte repose sur une dissociation durable entre « la croissance économique et […] l’utilisation des ressources »8, un découplage que l’Agence européenne pour l’environnement juge elle-même « peu probable » avec les paramètres actuels.9 C’est sur ce socle que s’établit une politique environnementale européenne inconséquente et volontairement dépourvue de moyens.

L’objectif, pour l’UE, d’atteindre la « neutralité carbone » en 2050 a fait l’objet d’une importante médiatisation. Celui-ci équivaut pourtant à une forme de greenwashing, car cette notion ne peut se définir qu’à l’échelle de la planète. La « neutralité carbone », en effet, ne prend en compte que les flux polluants sortants des produits. Elle ne comptabilise aucunement les émissions de CO2 générées par la production d’un objet importé en Europe. Peu importe, donc la pollution générée en amont des importations européennes, pourvu que l’utilisation de ces produits sur le sol européenne soit propre ! Pire : les quelques normes qui pourraient être édictées pour verdir le système productif européen risquent d’accroître la tendance des entreprises européennes à la délocalisation – délocalisant du même coup la pollution, mais ne la réduisant nullement à l’échelle globale.

Comme l’illustrent les âpres négociations lors de l’été 2020 aboutissant à un plan de « relance » dérisoire10, la position inflexible des pays « frugaux » contribue à ces différents manques étudiés d’une politique environnementale finalement sans ambition. Au sein même du collège, Ursula von der Leyen est sujette à une défiance grandissante, pour son « exercice du pouvoir vertical et solitaire » selon un fonctionnaire européen11, mais aussi parce qu’elle doit faire face à la défense des intérêts nationaux par certains commissaires comme la Suédoise Ylva Johansson aux Affaires intérieures, qui s’inquiète de la stratégie de la Commission sur les forêts qui jouent un rôle important dans l’économie de son pays.12 Sur les questions environnementales, la Direction générale pour le Climat et l’Agence européenne pour l’environnement, plus progressistes, paraissent bien isolées – et impuissantes face aux directions générales de la Concurrence, du Budget, des Affaires économiques et financières, de la Fiscalité et de l’union douanière, et du Commerce qui sont sur une ligne néolibérale assumée !

S’ajoute une division entre Europe de l’Ouest et de l’Est, la partie orientale du continent ayant un mix énergétique beaucoup plus riche en charbon que l’Ouest, d’où de fortes réticences face à un Green Deal, quel qu’en soit le contenu – qui, à l’image de l’intégration européenne, accentue alors les disparités entre États plutôt que d’entraîner une convergence.13 C’est ce que résument Asya Zhelyazkova and Eva Thomann : « alors que certains États-membres ne respectent pas les règles environnementales de l’UE, d’autres mettent en œuvre des politiques plus ambitieuses que ce que l’UE exige officiellement ».14

Enfin, l’influence des lobbies réduit un peu plus l’impact de la politique environnementale européenne. Comme le remarquent Nathalie Berny et Brendan Moore, notamment spécialistes de l’organisation des groupes d’intérêts à Bruxelles, « l’arrivée de COVID-19 a fourni aux intérêts des milieux d’affaires une occasion inattendue de faire pression pour une mise en œuvre plus lente et des objectifs plus faibles ».15 En juillet dernier, des groupes industriels majeurs publiaient un rapport condamnant les propositions européennes en matière environnementale.16 Si des ONG et associations écologiques puissantes existent et offrent une résistance, elles font face à des intérêts bien plus puissants.

Il faut donc sortir de la naïveté : la seule « volonté politique » agitée par la gauche social-démocrate pour réformer l’UE ne suffira pas pour concrétiser un plan écologique ambitieux de la part de celle-ci, au vu du rapport de force en place et de l’absence de consensus sur plusieurs plans au sein de l’UE. Les gouvernements de la majorité des pays, ainsi que de puissants intérêts économiques, ne souhaitent aucunement un tel dispositif.

Il est paradoxal que la plupart des mouvements écologistes européens ne prennent pas en compte cet état des rapports de force, et se contentent de psalmodier que la solution réside dans une fédéralisation européenne accrue – comme si les institutions européennes et le cadre européen lui-même ne constituaient pas des obstacles décisifs à la mise en place d’une politique environnementale. 

Un libre-échangisme zélé

Ce n’est pas la politique commerciale, compétence exclusive de l’Union, qui va rattraper les maigres ambitions écologiques de cette dernière. En continuant à ignorer ses émissions sur son territoire calculées en net (émissions importées moins les émissions exportées), elle réaffirme son credo libre-échangiste originel. Rappelons que la mise en place d’une taxe carbone aux frontières évoquée plus haut a échoué du fait de l’opposition des libre-échangistes de la Commission. 

Là encore, l’Union européenne offre une communication enjolivée sur les Chapitres sur le commerce et le développement durable (CDD) inclus depuis 2011 dans les accords de libre-échange (ALE). Ces chapitres engagent l’UE et son partenaire commercial à respecter, entre autres, « les normes et les accords internationaux en matière de travail et d’environnement », à « pratiquer un commerce durable des ressources naturelles, […] lutter contre le commerce illégal des espèces de faune et de flore menacées et en voie d’extinction ».17 Ici encore, ces déclarations d’intention se heurtent à la réalité. Un des membres du groupe consultatif sur la mise en œuvre du CDD dans le cadre de l’accord commercial signé en 2011 entre l’UE et la Corée du Sud – premier accord à inclure un tel chapitre – le reconnaît : « le comportement de l’UE en ce qui concerne le CDD est […] hypocrite ».18 En effet, la chercheuse néerlandaise Demy van ‘t Wout, à partir des accords de libre-échange de l’UE avec la Corée du Sud, le Canada et le Japon, montre qu’en l’absence de mécanismes de sanction en cas de non-respect des différents accords internationaux sur l’environnement, le chapitre apparaît « sans importance pour la Commission », étant simplement inclus « pour lui donner une bonne image à l’échelle mondiale ».19 Bref, ce chapitre ressemble à du greenwashing plus qu’autre chose.

Plus récent encore, l’accord de libre-échange entre l’UE et le Vietnam, entré en vigueur à l’été 2020 montre de nouveau l’hypocrisie de l’UE en matière environnementale. Cet accord de libre-échange s’accompagne d’un mécanisme de protection des investissements, qui accorde des droits aux grandes entreprises sur leurs intérêts commerciaux au Viêt Nam. Les entreprises européennes, en cas d’investissement dans ce pays, pourront poursuivre le gouvernement vietnamien si, par exemple, le pays décide de relever les normes réglementaires en matière de travail ou d’environnement considérées comme néfastes pour les entreprises. C’est ici que réside une contradiction majeure de l’accord UE-Vietnam. Si le Vietnam prend des mesures pour mettre en œuvre les clauses de durabilité qu’il a convenues avec l’UE, il devient vulnérable aux contestations judiciaires des grandes entreprises.20 De tels manques ont continuellement été dénoncés par les eurodéputés, et ce dans la quasi-indifférence de la Commission européenne.

La maigreur des instruments budgétaires apparaît comme un obstacle de taille pour mener une politique écologique ambitieuse. Même la gauche la plus pro-européenne le reconnaît

Ce chapitre communicationnel ne doit pas non plus cacher les effets environnementaux du libre-échange en lui-même. Un tel credo dans la politique commerciale de l’UE implique en effet l’intensification des échanges internationaux et avec lui la croissance des émissions de gaz à effet de serre. Or les émissions liées aux échanges de biens et services représentent un quart des émissions mondiales totales de CO2.21 L’accroissement des échanges qui est l’un des objectifs clairement affichés de l’UE derrière ces accords commerciaux – où l’élimination des barrières douanières offre de nouveaux débouchés pour les industriels allemands en particulier – ne résoudra pas la crise climatique. Bref, une nouvelle absurdité de la politique environnementale de l’UE. Et les appels de certains pour inverser la tendance apparaissent bien risibles : on voit mal comment une organisation affirmant son libre-échangisme zélé depuis 195722 prendrait d’un coup une voie opposée. 

Impasse des instruments

Avec ses Etats-membres, l’UE adopte une même posture qui cache l’absence de moyens opérationnels pour mettre en place les différentes actions écologiques, et surtout la pauvreté des instruments mobilisés sur cet enjeu. La maigreur des instruments budgétaires apparaît comme un obstacle incontournable pour mener une politique écologique ambitieuse. Même la gauche la plus pro-européenne, de Yanis Varoufakis à Aurore Lalucq, le reconnaît.23 Le rejet de la dépense publique poursuit les institutions européennes, et permet de comprendre la place prise par les entreprises dans leur stratégie environnementale. Le budget européen n’a que très peu de fonds. Au total, quand la France – 17,5% du PIB de l’UE – dépense presque 32,5 milliards annuellement, ce qui est déjà considéré comme insuffisant, l’UE prévoit de dépenser 100 milliards sur 10 ans…

Cette méfiance vis-à-vis de la dépense publique reflète alors la logique d’une écologie de marché s’illustrant par la volonté « d’inciter par le prix » , et d’organiser la libre concurrence avec l’espoir affiché que celle-ci entraînera les entreprises à réduire leurs comportements polluants. Et en les mettant en centre du jeu d’une telle façon, l’Union européenne fait pourtant preuve, une nouvelle fois, d’inconséquence. Par exemple, les obligations vertes pourront être vendues à de grands groupes gaziers et pétroliers, qui pourraient utiliser le financement par ces obligations pour des projets éoliens ou solaires, tout en maintenant, voire en augmentant, leurs investissements dans les infrastructures fossiles.24 Comme le chercheur Paul Schreiber le résume, « le cadre européen pour les obligations vertes, tel qu’il est mis en place actuellement, ne se situe pas au niveau de l’entreprise, mais au niveau du pays. Et il délègue le travail de conformité à une partie privée ». Car c’est effectivement une agence de notation privée, Vigeo Eiris, qui vérifiera le respect des normes bien légères par les entreprises usant de ces obligations…

Même constat pour le Fonds de transition juste, créé pour aider les régions qui dépendent davantage que les autres des énergies fossiles – particulièrement en Europe de l’Est – à assurer leur transition énergétique durable, mais risque en fait de subventionner les grandes entreprises existantes qui exploitent les énergies fossiles.25

Enfin, sur la taxonomie verte que prépare la Commission, l’inclusion des investissements dans l’énergie nucléaire, initialement recommandée par les experts chercheurs de la Commission26, soutenue par la France, mais fortement contestée par un groupe autour de l’Allemagne pourrait vraisemblablement se payer de l’inclusion parallèle du gaz (considéré comme « vert » car émettant 2 fois moins de CO2 que le charbon …) après des mois de bataille d’influence entre français et allemands.27

On retrouve une hypocrisie similaire avec le projet de la taxe carbone aux frontières, officiellement dénommé « mécanisme carbone d’ajustement aux frontières ». Celle-ci est destinée à remplacer les quotas gratuits d’émissions carbones pour préserver la compétitivité des industries lourdes et éviter les fuites de carbone que pourrait générer une politique européenne plus ambitieuse. Mais comme l’explique Eline Blot, analyste spécialisée dans le commerce au sein du groupe de réflexion Institute for European Environmental Policy, la proposition de la Commission « semble prolonger, plutôt qu’accélérer, la suppression progressive des quotas gratuits accordés à l’industrie européenne ».28 Ces quotas, très critiqués en dehors de l’UE car considérés comme des aides d’Etat, seront progressivement supprimés entre 2026 et 2035 à raison de -10% par an quand le mécanisme entrera en vigueur en 2024 ou 2025. Autrement dit, ce mécanisme ne servira pas à grand-chose sur le plan environnemental avant 2030.

On voit donc bien que la conception portée par l’UE de l’entreprise et de la libre concurrence comme leviers d’une politique écologique permet d’alléger les contraintes pesant sur les acteurs économiques. C’est le constat des politistes Asya Zhelyazkova et Eva Thomann : « la mise en œuvre reste le talon d’Achille de la politique européenne, contribuant au maintien de résultats environnementaux divers sur le terrain dans les États membres ».29

Par exemple, le fameux scandale du Dieselgate en 2015 montre qu’une directive européenne de 2007 fixant des limites sur les émissions de gaz d’échappement des nouveaux véhicules vendus dans les États membres de l’UE a été ignorée par l’Allemagne – et donc Volkswagen. Dans un autre domaine qu’est celui de la politique de l’eau, un rapport de l’Assemblée nationale publié il y a deux ans pointait les problèmes posés par la politique agricole intensive et celle de la concurrence instaurées par l’UE, entravant une bonne gestion de l’eau et empêchant d’atteindre des objectifs fixés par l’UE elle-même dans une directive-cadre de 2000.30 La politique européenne de l’eau fut pourtant entamée dès les années 1970, avec un même échec du fait d’une part d’un manque d’instruments pour tester les résultats et d’autre part d’un excès de règles contradictoires. On notera enfin que la plupart des moyens budgétaires sur le plan environnemental seront laissés aux Etats-membres.

Un volet social soigneusement ignoré

On aurait tôt fait de passer sous silence les conséquences sociales de ces accords de libre-échange et, plus largement, du modèle ordo-libéral de l’Union européenne, qui confine la portée de ses effets d’annonce écologistes aux classes sociales qui en bénéficient. Rappelons, comme le fait Bernard H. Moss31, que les partis écologistes européens effectuent des scores importants au sein des classes moyennes et supérieures, urbaines et diplômées. Dans le triangle d’incompatibilité entre une politique sociale, une politique écologique et une défense orthodoxe du marché unique, il semblerait que les institutions européennes aient tranché depuis belle lurette… 

Symptôme de cette approche transclassiste de l’écologie, le marché carbone ETS pourrait, avec son extension au transport routier et au résidentiel, toucher autant les consommations vitales qu’élitaires. Une approche contraire à celle de la Convention Citoyenne pour le Climat qui suggérait d’interdire d’abord toutes les émissions ostentatoires comme les vols intérieurs, jets privés et yachts.

On voit là toutes les limites d’une écologie ignorante de la question sociale, et le risque d’un durcissement autoritaire dans la mise en place de sa politique. Car comment croire que les réformes de l’assurance-chômage et des retraites, que doit mettre en place le gouvernement français pour bénéficier du plan de « relance » européen, pourront faciliter l’adhésion populaire à une politique environnementale ?

Ce manque de consensus explique également un problème pointé par des chercheurs dans cette Europe à plusieurs vitesses sur le plan environnemental : un « suivi de l’application par les institutions européennes […] souvent très long ».32 Cette lenteur engendre évidemment des conséquences encore plus graves dans le domaine de l’environnement que d’autres. Par exemple, l’arrêt début septembre de la CJUE a interdit aux entreprises de l’UE de combustibles fossiles d’utiliser un mécanisme inscrit dans le Traité sur la charte de l’énergie (TCE) signé en 1994 leur permettant de réclamer des compensations aux Etats-membres qui décidaient de réduire progressivement l’emploi des énergies fossiles. Il a fallu donc attendre 27 ans pour la mise en place de cette norme élémentaire…

La taxe carbone aux frontières ne rentrera ainsi en vigueur qu’en 2026 et au prix de nombreux renoncements, eux-aussi fruits d’un compromis entre Etats.34

Face à ces multiples obstacles dans la mise en place d’une politique écologique à l’échelle européenne, la gauche pro-européenne, notamment emmenée par les Verts allemands, n’est pas avare en propositions. Elle suggère par exemple la mise en place d’un mécanisme de sanction dans les CDD des accords de libre-échange. Mais une telle proposition passe sous silence plusieurs aspects : parmi eux, l’absence de consensus au sein de l’UE à l’origine de l’absence de ce mécanisme comme le font valoir de nombreux spécialistes du sujet35 mais aussi l’indifférence continue de la Commission à de telles réformes – les « pressions » des parlementaires européens pour la mise en place de ce mécanisme n’ont cessé, en vain, depuis dix ans.

Peut-on sérieusement imaginer l’UE se faire la promotrice de la dépense publique, des monopoles publics, comme le fait la gauche social-démocrate en agitant ses tribunes pour un « Maastricht vert » ?36 Une écologie sans contrepartie sociale serait inconséquente et, là encore, l’UE pose de tels blocages pour une politique de transformation sociale37 qu’envisager un renversement relève de la chimère – alors même que le retour de l’austérité semble bien programmé.38

En rendant compte du rapport de l’UE à l’environnement, on perçoit donc mieux les contradictions fondamentales de celle-ci : conçue à l’origine comme une organisation économique visant à éliminer les barrières douanières, ses dogmes ordo-libéraux – libre-échange, concurrence libre et non faussé, libre circulation des biens et des services, austérité – rendent peu crédibles ses prétendues ambitions écologiques.

La gauche européiste répondra sûrement, qu’à un problème mondial – qu’est le changement climatique – il faut une solution mondiale et privilégier des échelons supérieurs. Il serait fou de nier qu’une politique écologique ambitieuse à l’échelle d’un État-nation comme la France – qui représente 1% des émissions mondiales – puisse, à elle seule, sauver le climat. Mais, au lieu de renoncer à cette ambition au prix de compromis dangereux à l’échelle européenne, elle pourrait au moins accélérer sa transition et montrer la voie à suivre pour les autres pays. Par une étrange ruse de la raison, peut-être la rupture avec l’Union européenne sera-t-elle la voie qui permettra d’entraîner le Vieux continent sur les chemins de la transition…

Notes :

[1] Bernard H. Moss, Monetary Union in Crisis The European Union as a Neo-Liberal Construction, 2005, p. 65.

[2] « Le Conseil, statuant à l’unanimité sur proposition de la Commission, arrête des directives pour le rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres qui ont une incidence directe sur l’établissement ou le fonctionnement du marché commun ».

[3] The Effectiveness of EU Environmental Policy, 2000, page 9

[4] https://op.europa.eu/fr/publication-detail/-/publication/7009e799-035c-4178-99d0-768e83342cc9/language-fr

[5] https://ec.europa.eu/dorie/fileDownload.do?docId=264419&cardId=264419

[6] Environmental Policy in the EU, 2021, page 343

[7] The Effectiveness of EU Environmental Policy, page 65

[8] https://eur-lex.europa.eu/resource.html?uri=cellar:b828d165-1c22-11ea-8c1f-01aa75ed71a1.0022.02/DOC_1&format=PDF

[9] https://www.eea.europa.eu/publications/growth-without-economic-growth

[10] https://lvsl.fr/plan-de-relance-europeen-la-farce-et-les-dindons/

[11] https://www.contexte.com/article/pouvoirs/a-la-commission-methode-style-ursula-von-der-leyen-ne-prend-pas_138144.html

[12] https://www.euractiv.fr/section/plan-te/news/green-package-unleashes-criticism-against-von-der-leyen-inside-the-college

[13] https://courrierdeuropecentrale.fr/la-pologne-mauvaise-eleve-de-la-lutte-contre-le-rechauffement-climatique-en-europe-a-lest-du-nouveau-2/https://www.courrierinternational.com/article/ecologie-un-vent-de-lest-contre-le-green-deal-de-la-commission-europeenne

[14] Environmental Policy in the EU, page 236

[15] Environmental Policy in the EU, page 162

[16] https://euobserver.com/climate/152407

[17] https://ec.europa.eu/trade/policy/policy-making/sustainable-development/#_trade-agreements

[18] https://link.springer.com/content/pdf/10.1007%2Fs10308-021-00627-1.pdf (page 15)

[19] https://link.springer.com/content/pdf/10.1007%2Fs10308-021-00627-1.pdf (page 15)

[20] https://left.eu/issues/explainers/the-eu-vietnam-free-trade-agreement-an-explainer/https://doi.org/10.3390/su13063153

[21] https://publications.banque-france.fr/les-emissions-de-co2-dans-le-commerce-international

[22] « En établissant une union douanière entre eux, les États membres entendent contribuer, conformément à l’intérêt commun, au développement harmonieux du commerce mondial, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et à la réduction des barrières douanières » (article 110 du traité de Rome).

[23] https://www.mediapart.fr/journal/international/140721/pacte-vert-europeen-des-ambitions-mais-peu-de-contraintes?onglet=fullhttps://www.theguardian.com/commentisfree/2020/feb/07/eu-green-deal-greenwash-ursula-von-der-leyen-climate

[24] https://euobserver.com/climate/152844

[25] https://euobserver.com/climate/152819

[26] Même si la France, entourée de plusieurs alliés, pourrait finalement renverser la tendance : https://www.euractiv.com/section/energy-environment/news/10-eu-countries-back-nuclear-power-in-eu-green-finance-taxonomy/

[27] https://www.euractiv.com/section/energy-environment/news/germanys-spd-pushes-for-inclusion-of-gas-in-eu-green-finance-taxonomy/

[28] https://euobserver.com/climate/152460

[29] Environmental Policy in the EU, page 236

[30] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/due/l15b2495_rapport-information.pdfhttps://www.vie-publique.fr/en-bref/272579-lassemblee-nationale-evalue-la-politique-europeenne-de-leau

[31] Monetary Union in Crisis The European Union as a Neo-Liberal Construction, page 65

[32] Environmental Policy in the EU, page 236

[33] https://www.mediapart.fr/journal/international/140721/pacte-vert-europeen-des-ambitions-mais-peu-de-contraintes?onglet=full

[34] https://euobserver.com/climate/152460

[35] https://link.springer.com/content/pdf/10.1007%2Fs10308-021-00627-1.pdf

[36] https://www.lejdd.fr/International/UE/tribune-il-faut-passer-a-un-maastricht-vert-3788816

[37] https://www.contretemps.eu/proletaires-europe-durand/

[38] https://euobserver.com/climate/152882

Politique agricole commune : une absence de vision stratégique agricole de long-terme

La politique agricole française prévue par le gouvernement d’Emmanuel Macron est insuffisante pour faire face aux enjeux du monde agricole. C’est en somme ce que vient d’annoncer, lundi 4 avril, la Commission européenne en réponse au plan stratégique national (PSN) proposé par la France pour 2023-2027. L’absence de stratégie de long-terme pour le monde agricole, notamment en matière de développement de l’agroforesterie, est même dénoncée par la très libérale institution européenne. Il existe pourtant une réelle marge de manœuvre pour mettre en œuvre une politique agricole ambitieuse à même de répondre aux enjeux de notre temps, entre transition agroécologique, alimentation saine et rémunération des agriculteurs.

La Politique Agricole Commune, mastodonte des politiques européennes

Pensée par le traité de Rome en 1957 et entrée en vigueur en 1962, la PAC a été conçue historiquement par une volonté de moderniser et développer l’agriculture tout en subventionnant les producteurs et en contrôlant les prix agricoles. Elle était à l’époque le pendant indispensable du principe de libre circulation des marchés à l’œuvre en Europe, susceptible de fragiliser et de générer une instabilité sur les marchés alimentaires de base, avec de possibles conséquences désastreuses pour les agriculteurs et les consommateurs. La PAC est, à l’origine, résolument productiviste afin d’assurer la souveraineté alimentaire d’une UE alors défaillante en la matière. Malgré quelques réorientations, ces grands objectifs n’ont pas changé : soutien aux revenus des agriculteurs, amélioration de la productivité agricole, garantie de prix stables. À ces objectifs initiaux se sont ajoutés au fur et à mesure de l’évolution des politiques européennes, plusieurs autres buts : contribution à la lutte contre le changement climatique, gestion durable des ressources, développement rural, maintien de l’emploi agricole et soutien à l’industrie agroalimentaire.

Financée sur le budget de l’UE, la PAC représentait en 2019 58,82 Mds€ à l’échelle européenne, répartis entre l’aide aux revenus des agriculteurs (70%), le développement rural (25%) et les mesures de marché visant à garantir la stabilité des prix (5%). La PAC représente environ 36% du budget global de l’UE et constitue donc le principal poste de dépenses. La France en est la principale bénéficiaire et touchait entre 2014 et 2020 une moyenne de 9,1 Mds€/an.

Premier pilier et second pilier, de quoi parle-t-on ? La PAC se divise en deux grands pans, le premier pilier et le second pilier, eux-mêmes compartimentés en différentes mesures et dispositifs d’aides. Le premier pilier représente environ 75% de la PAC et vise principalement à soutenir les revenus des agriculteurs à travers plusieurs outils : un paiement dit « de base » proportionnel au nombre d’hectares, un paiement redistributif ciblant les plus petites exploitations, une dotation à destination des jeunes agriculteurs et des aides dites « couplées » destinées à soutenir certaines productions et en particulier l’élevage ou les légumineuses. Enfin, le premier pilier est complété par un paiement dit vert, supposé encourager des pratiques agroenvironnementales vertueuses. Il n’en est rien comme on le verra plus loin. Le second pilier (les 25% restants), cofinancé par les États membres, est orienté vers le développement rural. Il sert en particulier à la modernisation des exploitations, aux aides à l’installation, au soutien des exploitations en zone désavantagée (dite « indemnité compensatoire de handicap naturel »), au soutien à la conversion à l’agriculture biologique. Pour ce dernier poste, il promeut des pratiques agro-environnementales vertueuses à travers les mesures agro-environnementales et climatiques (MAEC).

La PAC donne lieu à des programmations de 7 ans et laisse une certaine flexibilité aux pays dans la manière de mobiliser les crédits européens. La prochaine programmation (2021-2027) actuellement en délibération est déclinée dans chaque pays par un Plan stratégique national (PSN) qui doit être validé par Bruxelles.  Il doit entrer en vigueur entre fin 2022 et début 2023.

Une PAC jusque-là incapable de répondre aux enjeux auxquels l’agriculture fait face

La réforme de la PAC souhaitée naissait du constat que la programmation actuelle n’était pas à la hauteur des enjeux. Un tableau des défauts de la politique agricole actuelle s’impose donc pour commencer. Tout d’abord, la PAC s’avère incapable de garantir des revenus décents aux agriculteurs. Le salaire moyen des agriculteurs stagne à 1390€ mensuels avec de fortes disparités. Ce sont en particulier les éleveurs (1090€) et les céréaliers (980€ avec toutefois de très fortes disparités), qui sont les moins bien lotis actuellement. Les soutiens sous formes d’aides directes sont très inégalement répartis. La Cour des Comptes (2019) notait ainsi qu’en 2015, les grandes exploitations touchaient en moyenne 37% d’aides supplémentaires par rapport aux petites et moyennes exploitations et que le système bénéficiait donc majoritairement à des exploitations déjà rentables. Par ailleurs, le soutien était particulièrement fort dans certaines filières (grandes cultures) tout en laissant totalement de côté d’autres filières (horticulture et maraîchage notamment). Dans l’ensemble, 20% des exploitations concentrent approximativement 50% des aides de la PAC.

Le métier d’agriculteur n’est plus attractif et ce sont 100 000 exploitations agricoles qui ont disparu en l’espace de 10 ans d’après le dernier recensement agricole, soit une baisse de 21%. Et d’ici 10 ans, la moitié des agriculteurs partiront à la retraite, dans une profession où 55% des chefs d’exploitation ont plus de 50 ans. Dommageable pour elle-même, la décroissance démographique des agriculteurs pénalise également la transmission des exploitations aux jeunes repreneurs au profit de la reprise par les exploitants déjà en place, augmentant ainsi la taille des exploitations et la concentration du foncier aux mains de quelques-uns. De 42 hectares en moyenne en 2000, la surface agricole par exploitation est passée à 69 hectares en 2020, soit une augmentation de près de 75%.

Cette progression fait courir le risque d’un changement profond du paysage agricole avec une intensification de la monoculture et une disparition du modèle de ferme à taille humaine au profit des formes sociétaires. Autre point aveugle de la PAC, la financiarisation du foncier agricole et la multiplication des formes sociétaires d’exploitation qui, en plus de faire peser sur le foncier des risques de spéculation, échappe à toute forme de régulation du foncier, principe pourtant cher à la France et caractéristique de son modèle agricole. Enfin, l’augmentation de la taille des exploitations décourage à son tour de jeunes agriculteurs à entrer dans la profession en augmentant les capitaux requis pour accéder au foncier. En faisant l’impasse sur une régulation ferme de l’accès au foncier, les gouvernements successifs ne proposent aucune solution à l’installation des jeunes agriculteurs et pérennisent ce cercle infernal de l’absence de reprise des exploitations et de l’augmentation de leur taille, menaçant ainsi et la souveraineté alimentaire française et son modèle d’exploitation à taille humaine.

Troisième élément à avoir en tête, celui des enjeux en matière de pollution. Les pollutions agricoles diffuses, liées à l’utilisation massive de produits phytosanitaires et d’engrais chimiques ainsi qu’à certaines pratiques d’épandages, sont responsables de plusieurs dangers sanitaires. Outre le cas emblématique des algues vertes, responsables de plusieurs décès, et signalé par les lanceurs d’alerte Inès Léraud et Pierre van Hove, les pollutions agricoles sont responsables de la fermeture de près de 1500 points de captage d’eau indispensables à l’approvisionnement en eau potable de notre société. L’usage des produits phytosanitaires a augmenté de près de 15% au cours de la dernière décennie [graphique SSP] faisant courir de nombreux risques à la santé des êtres humains et en premier lieu des agriculteurs et de leurs familles (risques de cancers, perturbateurs endocriniens). 

Quatrièmement, la balance commerciale agricole française s’est fortement dégradée au cours des dernières années, remettant largement en cause sa vocation exportatrice historique. Ainsi, les importations ont quasi-doublé depuis 2000, en particulier en matière de fruits et légumes. Désormais, la  principale filière exportatrice est celle des vins et spiritueux, un domaine relevant plutôt de la consommation de luxe et donc fragile en cas de retournement de la conjoncture économique.

Cinquièmement et dernièrement, l’agriculture est confrontée plus que tout autre secteur aux conséquences du changement climatique. Le secteur agricole est responsable d’environ 20% des émissions de gaz à effet de serre en raison principalement des émissions de méthane par le bétail  et du changement d’affectation des sols. La diminution de l’impact climatique de l’agriculture passera nécessairement par une diminution des cheptels et par des transformations profondes des méthodes de culture(s) et de labour, avec en particulier un recours accru aux légumineuses et à des méthodes de travail des sols moins destructrices. Pourtant, certains outils de la PAC étaient déjà prévus à cet effet. Le paiement vert, qui représentait près de 2,2 Mds€/an (25% de la PAC), était censé encourager des pratiques favorables à l’environnement via le maintien de prairies, la diversification des assolements (des cultures) ou la préservation des surfaces dites d’intérêt écologique. Toutefois, plusieurs rapports (Autorité environnementale, Cour des Comptes, Cour des Comptes européenne) ont dénoncé l’absence de pouvoir transformatif de ce paiement qui dans les faits était très facilement accessible et ne nécessitait presque aucun changement de pratique culturale pour le toucher. Ce paiement vert n’a donc de vert que le nom. Par ailleurs, le montant des mesures agro-environnementales et climatiques (MAEC) situé à hauteur de 250 M€ soit 2,7% du budget total est largement insuffisant face aux défis auxquels est confronté le monde agricole. Notons tout de même que jusqu’ici les mesures de soutien à la conversion et au maintien de l’agriculture biologique, vertueuse sous de nombreux aspects, ont permis de contribuer à un développement du bio en outre fortement tiré par la demande des consommateurs. Toutefois, de profondes incertitudes existent quant à la capacité de la future PAC à conserver le dynamisme de la filière biologique.

Un plan stratégique national largement insuffisant

Le secteur agricole français se situe donc à un tournant crucial. Pour apporter une réponse forte aux principaux obstacles auxquels il est confronté, la PAC se doit d’être ambitieuse et ne peut se contenter d’un statu quo au sein d’un système de soutien dont la logique est issue des années 60. Pourtant le Plan stratégique national qui détaille le fonctionnement de la PAC pour 2022-2027 est insatisfaisant à tous égards.

Tout d’abord, le paiement vert, très critiqué, est remplacé dans la nouvelle PAC par un « éco-régime » auxquels un certain nombre de pratiques supposées vertueuses donnerait accès. Toutefois les voies d’accès retenues sont sous le feu des critiques. En effet, la principale voie passerait par un label dit de « Haute Valeur Environnementale » (HVE). Or, il n’existe pour l’heure aucune garantie que ce label amène un réel gain environnemental. Le fait que 80% des agriculteurs seraient déjà éligibles avant même d’avoir fait quoi que ce soit, ce qui prouve bien que cette pratique n’introduit aucun pouvoir transformatif vers des pratiques agroécologiques meilleures. L’Autorité environnementale (AE) souligne ainsi que « l’absence de territorialisation et la référence du dispositif HVE dont le cahier des charges n’est pas encore finalisé témoignent d’une absence de prise en compte au juste niveau des enjeux environnementaux ». Le label HVE, placé au même niveau par les autorités que le label d’agriculture biologique pour l’accès à l’éco-régime, est en réalité bien moins exigeant et dénote d’un pouvoir de transformation des pratiques bien moindre. L’AE recommande donc de hausser fortement le niveau d’ambition du PSN en France.

De même, la PAC laissait la possibilité aux pays de flécher une partie du premier pilier vers les MAEC du 2nd pilier encourageant les pratiques agricoles favorisant l’écologie et le lutte contre le réchauffement. La France ne s’est pas saisie de cette possibilité et maintient le statu quo gardant le niveau du soutien au MAEC au niveau préexistant, n’encourageant ainsi aucune dynamique de mise en place de pratiques agroécologiques. Vis-à-vis de l’ensemble des enjeux environnementaux, l’Autorité environnementale conclut : « La trajectoire tracée par le futur PSN ne rejoindra pas d’ici 2030 celle de la stratégie nationale bas carbone (SNBC), ni celle du plan biodiversité, ni celle de la directive cadre sur l’eau (DCE) ». Ainsi, le PSN révèle un manque flagrant d’articulation avec les autres politiques environnementales structurantes en matière de lutte contre le changement climatique, de protection de la biodiversité et des milieux aquatiques.

Par ailleurs, le PSN acte la fin du soutien au maintien de l’agriculture biologique qui représentera un manque à gagner fort pour les agriculteurs convertis. Ainsi, aucune rémunération des externalités positives engendrées par l’Agriculture biologique ? B (un paiement pour services écosystémiques) n’est prévue, alors même que celle-ci fournit des aménités environnementales bien identifiées (protection des nappes phréatiques, de la faune sauvage, santé). Par ailleurs, l’AE dénonce l’absence d’évaluation prévisionnelle des impacts environnementaux du PSN ainsi que le fait qu’aucune évaluation ne soit prévue. Il n’existe pas d’indicateurs de suivi de l’impact environnemental du PSN.

Un PSN autrement plus ambitieux est pourtant possible

Les débats sur le PSN durent depuis maintenant plusieurs mois et de nombreux arbitrages ne sont toujours pas tombés. Pourtant ce ne sont pas les idées et les plans d’action qui manquent pour proposer une politique agricole plus ambitieuse. Déjà en mai 2021, les principaux acteurs de la filière biologique (Confédération paysanne, Fédération nationale de l’agriculture biologique) marchaient dans les rues de Paris pour dénoncer la baisse du soutien à l’agriculture biologique via notamment la fin des aides au maintien. Plus récemment, une tribune signée par de nombreux enseignants-chercheurs et étudiants dans les principales écoles d’agronomie de France critiquaient vertement les orientations choisies par le PSN et formulaient de/ nombreuses propositions pertinentes pour répondre aux défis du monde agricole.  

La tribune propose tout d’abord en premier lieu d’utiliser le paiement dit « redistributif » auquel la France ne consacre que l’enveloppe minimale obligatoire au sein de l’UE de 674 M€, soit 10% du premier pilier. Les auteurs proposent ainsi de mieux utiliser ce paiement et de le rendre dégressif pour les 52 premiers hectares des exploitations afin de soutenir les petites et moyennes exploitations, pour les filières où les surfaces concernées sont plus petites et enfin pour les GAEC (Groupement agricole d’exploitation en commun), très désavantagées par ce système. On pourrait même aller plus loin en portant la part de la PAC dédiée à la redistribution vers les petites exploitations à 15% afin de soutenir une agriculture à taille humaine et en particulier les filières maraîchères dont le développement est primordial pour réassurer notre souveraineté alimentaire dans ce secteur. Enfin, il semble indispensable de plafonner de manière forte les aides perçues pour les plus grandes exploitations, notamment céréalières, qui touchent actuellement une grande part du pactole.

Face à la crise du renouvellement générationnel, de nombreuses réformes auraient pu être menées. D’abord, la seule aide à destination des nouveaux installés, la Dotation Jeunes Agriculteurs (DJA) mériterait d’être repensée afin notamment de soutenir des projets d’installation ne répondant pas uniquement à des critères économiques mais aussi écologiques et environnementaux. Du côté de l’accès au foncier – crucial pour permettre aux jeunes de s’installer – la seule mesure proposée durant le quinquennat est la loi Sempastous qui permet l’extension du contrôle du foncier agricole aux cessions partielles de parts sociales. Cette loi entend résoudre l’inadéquation qui existait jusqu’alors entre le mode de gouvernance des autorités régulant le foncier agricole (les SAFER, qui ne pouvaient exercer de droit de préemption qu’en cas de cession de 100% des parts sociales) et la multiplication des structures sociétaires d’exploitation ces 10 dernières années. En 2015, un cas emblématique illustre les problèmes posés par cette défaillance : des investisseurs chinois parviennent à contourner les mécanismes de régulation du foncier et rachètent 1700 hectares de terres agricoles dans l’Indre. Cette affaire fait craindre le rachat massif de terres agricoles par des multinationales et ouvre alors le débat sur les conséquences des investissement agricoles étrangers en matière de pollution, d’expropriation des populations locales et de baisse de la souveraineté alimentaire nationale. Pour faire face à ces enjeux, le premier volet de la loi propose donc un mécanisme de contrôle pour les rachats de parts sociales, lorsque ceux-ci représentent plus de 40% des actifs de la société.

Le deuxième volet de la loi Sempastous a pour ambition de réguler la concentration excessive du foncier agricole et propose le contrôle par le préfet de département des rachats de terres provoquant un « agrandissement significatif » de l’exploitation par le préfet de département. Il s’agirait d’empêcher que  l’opération ne permette à la nouvelle surface de l’exploitation d’excéder 1,5 fois la surface agricole moyenne de la région. La loi, remarquons-le à des limites puisqu’une telle disposition reviendrait à n’encadrer que 15% des opérations foncières.

Cette loi est dans l’ensemble loin de satisfaire ceux qui espéraient une « grande loi foncière » pourtant promise par Emmanuel Macron. Plusieurs propositions autrement plus ambitieuses auraient pu voir le jour : d’abord, le seuil de contrôle de cession de parts a été fixé à 40% de la société. Or, ce seuil aurait pu être abaissé à 25% dans la mesure où l’accès à un quart d’une société a déjà de larges conséquences sur l’exploitation qui en est faite. Le contrôle de l’accès au foncier pourrait également être accru pour les acteurs possédant déjà des terres agricoles afin de limiter la concentration aux mains de quelques-uns Par ailleurs, rien n’a été pensé pour lutter contre la financiarisation du foncier agricole et l’arrivée d’investisseurs fonciers aux capitaux importants. Ces derniers ont pour effet de faire gonfler la taille moyenne des exploitations et donc les apports initiaux pour acquérir du foncier agricole, fragilisant ainsi la transmission et pénalisant les agriculteurs les moins dotés. Sur ce point encore, la loi pour le foncier agricole aurait pu prévoir une clause de contrôle et de régulation de la spéculation foncière. Enfin, la loi Sempastous ne propose aucune mesure visant à réguler davantage le droit à exploiter, alors même que l’explosion des formes sociétaires – qui détiennent, en 2018, 58% du foncier agricole – a favorisé la délégation de l’exploitation à des entreprises de travaux agricoles, connues pour embaucher des travailleurs détachés à bas coût. Cette pratique pénalise l’emploi agricole ou la location en fermage des terres, utile aux nouveaux installés. Il aurait été souhaitable d’étendre les cas soumis à autorisation d’exploiter aux opérations donnant lieu à un contrôle effectif d’une terre agricole, en conditionnant ces autorisations à des objectifs sociaux et écologiques.

Les efforts déployés restent donc largement insuffisants pour répondre au problème de l’agrandissement croissant des exploitations, de la financiarisation du secteur agricole et du renouvellement générationnel.

En ce qui concerne le volet environnemental, son insuffisance est criante, et les outils mis à la disposition des pays-membres par l’Europe pour le réguler sont largement sous-exploités par la France. En premier lieu, il aurait fallu renforcer de manière forte les conditions d’accès à l’écorégime afin de subventionner et d’encourager des pratiques réellement favorables à l’environnement et à la biodiversité. Les trois voies d’accès aux aides sont loin d’être équivalentes entre elles, notamment entre un label « Agriculture biologique »  très performant, sérieusement évalué et une labellisation « Haute Valeur Environnementale » très critiquable et qui semble être un copié-collé de la notion d’agriculture raisonnée mise en place par certains lobbies pour, finalement, continuer d’utiliser bien des intrants chimiques. On constate déjà  un réel manque de cohérence et d’harmonie entre les différents labels existants souvent auto-décernés par des groupements d’intérêts privés, avec la FNSEA, premier syndicat agricole au premier rang. Le label HVE ne fera qu’embrouiller le message.

L’adaptation au changement climatique est une nécessité pour le monde agricole et les mesures agro-environnementales encouragent des pratiques renforçant la résilience des cultures comme le maintien de haies, la préservation d’écosystèmes, la protection de races et variétés menacées. Il aurait été de ce fait pertinent d’augmenter le budget alloué à cette mesure, en la passant par exemple de 2,7% à 5% du budget de la PAC. De même, une rémunération des contributions environnementales de l’agriculture biologique  via des aides au maintien et un volume d’aides à la conversion suffisant pourraient permettre d’accélérer le développement de cette agriculture en France, qui ne vient actuellement que du consentement du consommateur à payer bien plus cher ses produits. La commande publique joue aussi un rôle dans le développement des pratiques vertueuses et des engagements plus fort mériteraient d’être pris en matière d’accès à une nourriture de qualité au sein des cantines scolaires et universitaires, en augmentant fortement la part du « bio » et du  « local ». Le financement de ces mesures aurait été possible en augmentant la part du premier pilier transféré vers le second, consacré au développement rural et à l’environnement, comme le règlement de l’UE le rend possible. Ainsi, alors que ce transfert s’élève actuellement à 7,53% du premier pilier pour la France, il est possible de monter jusqu’à 32% dans le nouveau règlement européen.

Monde agricole futur : une vision de long terme inexistante

En réalité, le fiasco du Plan Stratégique National n’est que la suite d’un grand nombre de rendez-vous manqués pour le monde agricole. Depuis plusieurs décennies, ce monde est sujet à de nombreuses alertes significatives : crises laitières, crise du renouvellement agricole, crise des rémunérations, pollutions. Pour faire face à ces enjeux, l’État et les acteurs du monde agricole, FNSEA (premier syndicat agricole de France) en tête, n’ont pas été capables de construire une nouvelle vision pour sortir l’agriculture française de ses impasses. Depuis 20 ans, les habitants fuient le monde rural, tandis qu’une agriculture productiviste, de plus en plus intensive et gourmande en intrants chimiques continue à dégrader les sols et l’environnement. S’arc-bouter sur un système de soutien incapable de répondre aux crises n’est plus tenable. Pour la première fois depuis deux siècles, l’apport toujours croissant d’intrants ne permet plus d’augmenter des rendements agricoles qui stagnent depuis les années 90 tant les terres ont été stérilisées. Ce phénomène de pulvérisation de la terre est encore plus marqué dans les régions viticoles. Va-ton aller jusqu’à abîmer l’image d’un pays réputé dans le monde entier pour ses bons vins ?

Il est temps que les pouvoirs publics et les acteurs agricoles construisent une nouvelle vision de l’agriculture, à taille humaine. Le secteur agricole est au cœur des enjeux d’aujourd’hui et de demain : adaptation face au changement climatique, accès à une alimentation saine et rémunération décente des agriculteurs, relocalisation de la production ou encore diminution des pollutions et des risques sanitaires. Il serait dans cette perspective d’autant plus appréciable que l’agriculture et l’accès à une alimentation de qualité soient discutées lors des débats présidentiels afin de faire émerger des propositions véritablement ambitieuses. À ce titre, soulignons par exemple le plan stratégique publié par la France Insoumise qui propose des mesures structurelles profondes. Il serait dommage que par refus idéologique un tel plan ou d’autres, issus de formations politiques différentes, ne fassent pas l’objet d’échanges sérieux dans l’ensemble du spectre politique.

« Il est possible de faire plier Uber malgré la mauvaise volonté du gouvernement » – Entretien avec Leïla Chaibi

Leïla Chaibi dans l'hémicycle du Parlement européen
Leïla Chaibi dans l’hémicycle du Parlement européen en septembre 2021 ©Parlement européen

La Commission européenne a proposé en décembre 2021 une directive qui prévoit la présomption de salariat des travailleurs des plateformes, pour lesquels existe un lien de subordination. Fruit d’une longue lutte, ce texte pourrait ouvrir la voie à un reflux du cadre législatif qui a rendu possible l’ubérisation. L’auto-entrepreneuriat, qui sert la majorité du temps de statut légal aux travailleurs des plateformes, pourrait ainsi tomber dans l’illégalité. C’est sans compter la réaction du gouvernement français, qui tente d’ores et déjà d’édulcorer la portée de la directive européenne. Nous avons évoqué ces enjeux juridiques et politiques avec Leïla Chaibi, eurodéputée France insoumise qui plaide depuis des années pour une régulation du secteur des plateformes.

Le Vent Se Lève : La Commission européenne a récemment adopté une directive portant présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes. Depuis deux ans, vous plaidez pour un texte allant dans ce sens. Quelles sont ses grandes lignes ?

Leïla Chaibi : La Commission européenne a en effet proposé une directive le 9 décembre 2021 qui concerne les travailleurs des plateformes. Si elle fait suite à l’ouverture du chantier législatif sur ce thème annoncé dès 2019 par la Présidente de la Commission Ursula von der Leyen, elle peut toutefois être revendiquée comme une victoire pour le camp progressiste tant le résultat est éloigné de ce qu’en espéraient les représentants des plateformes et les personnalités acquises à leurs intérêts : le camp des travailleurs a gagné !

L’un des points centraux réside effectivement dans l’établissement d’une présomption de salariat pour tous les travailleurs des plateformes remplissant au moins deux critères parmi une liste de cinq proposée dans le texte de la Commission. Les cinq critères sont les suivants : la détermination du niveau de rémunération par les plateformes ; leur contrôle ou restriction de la communication entre travailleurs et clients ; l’imposition des règles d’apparence ou de conduite aux travailleurs ; la possibilité de vérifier la qualité de la prestation fournie et, enfin, le possible pouvoir de sanction.

L’enjeu est de lutter contre l’usage frauduleux du statut de travailleur indépendant par des plateformes qui traitent comme des indépendants des travailleurs qui se voient imposer des sujétions propres au contrat de travail salarié. Néanmoins, il faut rappeler à nos adversaires caricaturaux qu’on ne veut absolument pas que tout le monde soit salarié. Il existe de nombreuses plateformes qui se contentent véritablement de faire de la mise en relation avec de véritables indépendants, et elles n’entrent, logiquement, pas sous le coup de la directive proposée. C’est le cas de Doctolib par exemple, qui a affaire avec de véritables indépendants, en ce que la plateforme ne sanctionne pas les médecins qui peuvent refuser des consultations un jour dans la semaine ou ne leur impose pas de tarif.

« Instaurer un tiers statut constituerait un cheval de Troie dans le Code du travail. »

LVSL : Au cours de ces deux ans de lutte, vous vous êtes opposée avec vigueur à l’instauration d’un tiers statut, c’est-à-dire la création d’un nouveau régime, entre le salariat et l’indépendance totale. Pourquoi ?

LC : En tant que parlementaire européenne je n’ai pas l’initiative législative. En d’autres termes, je ne rédige pas moi-même le projet de directive. Dans ce cadre, mon rôle et celui de mes camarades députés a essentiellement été d’exercer de fortes pressions sur la Commission, qui rédige la proposition de directive, après que la Présidente de la Commission a ouvert le chantier législatif.

Dès le début, les plateformes y ont vu une opportunité rêvée pour légaliser leur pratique – aujourd’hui reconnue comme frauduleuse par l’écrasante majorité des juridictions européennes – via l’instauration d’un tiers statut. Leur idée était de profiter des avantages à la fois du lien de subordination propre au salariat et de la flexibilité que présente pour elles le statut d’indépendant, mais sans jamais n’avoir à en assumer les contreparties inhérentes. La conséquence d’une telle situation serait que les plateformes tireraient les avantages, et les travailleurs les inconvénients, des deux statuts.

Pareil déséquilibre est logiquement intolérable et c’est autour de cela que le bras de fer s’est organisé progressivement. Finalement, notre démarche s’inscrit dans le seul respect du droit commun du travail : instaurer un tiers statut constituerait un cheval de Troie dans le Code du Travail. Cela serait la porte ouverte au contournement généralisé de ce qui structure le monde du travail depuis les premiers conquis sociaux du début du 19ème siècle.

Plus de 100 travailleurs de plateformes venus de 18 pays différents, réunis le 27/10/2021 à Bruxelles au Forum transnational des alternatives à l’ubérisation organisé par © TheLeft

LVSL : Vous avez organisé une mobilisation particulière, qui s’appuyait non seulement sur les jurisprudences à peu près homogènes des juridictions des Etats membres, mais aussi sur la constitution de ce que vous appelez un « contre-lobby ». Quelles leçons en tirer pour les luttes à venir ?

LC : D’emblée, je veux souligner que la mouture finale de la directive proposée par la Commission constitue bel et bien une victoire pour le camp des travailleurs. A l’échelle européenne c’est assez rare pour être souligné.

On a assez de raisons de penser qu’une telle victoire a été rendue possible par ce qui a caractérisé notre mobilisation, à savoir l’irruption sur la scène bruxelloise des premiers concernés : les travailleurs précarisés des plateformes. C’est d’ailleurs comme une passeuse entre l’intérieur et l’extérieur des institutions que j’ai conçu mon rôle de députée européenne. L’idée était d’utiliser au mieux ma position au Parlement pour donner la parole à ces gens qui, partout en Europe, ne parlent pas la même langue mais disent la même chose.

Alors que l’illusion de l’indépendance tend au contraire à isoler et atomiser les livreurs et autres chauffeurs VTC, notre travail a consisté à trouver les moyens de dépasser les obstacles à la mobilisation collective. Nous avons donc œuvré pour la constitution d’un bloc homogène, d’une force qui lie et unit. L’illustration concrète est l’organisation du Forum transnational des alternatives à l’ubérisation où nous avons permis à des livreurs et des chauffeurs de 18 pays différents de se rassembler et ainsi échanger, construire la mobilisation mais aussi faire pression sur la Commission européenne en rencontrant le commissaire européen Nicolas Schmit, responsable de l’emploi et des droits sociaux. C’est cette force mutualisée et ce que nous en avons fait que nous pouvons appeler contre-lobby ou lobby populaire.

« La mouture finale de la directive proposée par la Commission est une victoire pour le camp des travailleurs. »

De mon expérience de parlementaire européenne, s’il y a bien une chose dont je peux témoigner, c’est que les représentants des intérêts des groupes puissants ont tendance à rédiger seuls leurs amendements et à les faire accepter avec une facilité déconcertante. Dans notre affaire de directive, ils se sont cependant trouvés confrontés à une force opposée à la leur et aux intérêts qu’ils entendaient défendre. Finalement, au-delà de montrer que la mobilisation peut porter ses fruits, je crois que notre combat a aussi le mérite de montrer que quand les décideurs se sentent surveillés par la majorité des citoyens qu’ils représentent, alors ils sont plus enclins à écouter leurs revendications. L’ennemi du progrès, dans les institutions, c’est l’opacité. En remettant de la proximité entre les expériences vécues sur le terrain par les travailleurs et les institutions européennes, on a non seulement permis l’émergence d’une force collective qui a noué des solidarités internationales fortes, mais également une avancée législative d’ampleur pour le secteur.

LVSL : Quelle a été la position des représentants de la majorité présidentielle dans les institutions européennes ?

LC : Depuis le début, les plus gros adversaires politiques du projet de présomption de salariat, ce sont les macronistes, au Parlement et dans toutes les institutions. On ne le répètera jamais assez.

Leur idée de base était qu’au vu des requalifications en chaîne dans tous les tribunaux des Etats membres, il fallait protéger les plateformes (et non pas les travailleurs) du risque de requalification en contrat de travail. C’est d’ailleurs cet objectif que poursuivait l’article 44 de la loi n° 2019-1428 d’orientation des mobilités en instituant une simple charte de bonne pratique passée entre une plateforme et les travailleurs qui, une fois homologuée, aurait empêché le recours devant un juge et la demande de requalification en caractérisant un lien de subordination. Si cet article a heureusement été censuré par une décision du Conseil constitutionnel [1], les représentants des plateformes ont voulu reprendre ce modèle de charte de bonne conduite non-contraignante. C’est dire à quel point les positions de Macron et de ses représentants ont fait ouvertement le choix du camp des plateformes contre les travailleurs.

Ce que la plupart des représentants français à Bruxelles recherchaient, avec le soutien appuyé des représentants des plateformes, c’était donc faire croire à un grand bouleversement de la législation en vigueur en ne modifiant rien en profondeur et en sécurisant et confortant les plateformes dans leurs pratiques abusives. A titre d’exemple, la plupart voulaient se contenter de reprendre l’idée de renversement de la charge de la preuve dans un contentieux de requalification, mais en abandonnant l’idée de présomption. Dans cette configuration, l’initiative et l’effort repose donc sur un travailleur isolé dans une situation extrêmement précaire, ce qui ne le rassure pas dans l’idée d’intenter une procédure coûteuse contre le géant qui l’emploie. Par ailleurs, la portée aurait été extrêmement limitée car c’est ce qu’admettent déjà les juges. En définitive, ça n’aurait rien changé.

LVSL : La France d’Emmanuel Macron assure la présidence tournante de l’UE pour le premier semestre 2022. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

LC : D’abord, je crois qu’il faut relativiser l’importance de la présidence du Conseil de l’Union Européenne. Emmanuel Macron n’aura – fort heureusement – pas le pouvoir de revenir sur ce qu’a dit la Commission, il faut s’en féliciter. L’essentiel de l’impact français consistera dans le choix des dossiers à prioriser ; il s’agit ni plus ni moins que d’imposer un agenda politique, en partant souvent des dossiers déjà en cours.

Le point sur lequel il faudra donc être vigilant, c’est surtout le double discours tenu par la majorité présidentielle, ou plutôt la posture éhontée et scandaleuse qu’elle adopte. En effet, les macronistes ont déjà explicitement affirmé qu’ils tenteront de freiner la proposition de directive.

En d’autres termes, alors que le candidat Emmanuel Macron se présente comme le chantre du social au niveau européen, il s’oppose ouvertement à l’accès au statut protecteur de salarié (donc du salaire minimum, de la représentation collective et de la protection sociale afférents) des plus de quatre millions de travailleurs concernés (et qui le revendiquent), selon les chiffres de la Commission elle-même, par la présomption de salariat.

« Le candidat Emmanuel Macron s’oppose ouvertement à l’accès au statut protecteur de salarié de plus de quatre millions de travailleurs. »

LVSL : Après la loi Riders en Espagne [2], qui instaure déjà une présomption de salariat, Deliveroo a quitté le marché espagnol et les opposants à cette loi de progrès ont en partie organisé leur riposte autour de cet élément. Comment faut-il expliquer que le départ de Deliveroo n’est une mauvaise nouvelle pour personne ?

LC : Ce type de plateformes capitalistes exploitent non seulement les travailleurs, mais exercent également une ponction conséquente sur les petits restaurateurs eux-mêmes qui se voient parfois contraints d’assumer une partie du prix de livraison pour rester compétitifs et ne pas se faire noyer par d’autres enseignes de renom comme McDonald’s par exemple. Voir Deliveroo quitter le territoire ne saurait ainsi être inquiétant pour quiconque voit la prédation d’un mauvais œil.

Surtout, je veux insister sur le fait que, pour prendre l’exemple de l’activité de livraison, il est possible de l’exercer de façon éthique et responsable. Le modèle des coopératives est à cet égard très éloquent : pas de profitabilité ou profitabilité encadrée, souveraineté des travailleurs sur leur activité, respect du droit du travail… Ces alternatives bénéfiques peinent malheureusement à émerger à cause de l’implantation de grosses plateformes qui ne respectent pas les règles du jeu, jouissent d’une force de frappe colossale et ne respectent pas les travailleurs et la réglementation. Si elles partent, elles favoriseront la livraison apaisée et éthique : on voit bien qui sont les seuls à pouvoir le déplorer.

Pour en savoir plus sur les coopératives de livreurs, lire l’interview de Romain Darricarrère sur LVSL : « Les coursiers bordelais : une alternative concrète à l’uberisation »

LVSL : On a tendance à se focaliser sur l’aspect décisif de présomption de salariat. Pourtant, la directive n’oublie pas non plus de s’intéresser aux algorithmes des plateformes qui imposent des cadences infernales et sont obscures pour les livreurs. Quelle solution est proposée ?

LC : Vous avez raison, elle s’y intéresse. Néanmoins, je serais quand même tentée de dire qu’elle apporte une réponse insuffisante, ou qu’en tous cas elle reste trop timide sur ce point.

« Le management algorithmique échappe à toute réglementation, c’est problématique. »

Certes, la question des algorithmes est plurielle, mais l’un des points les plus urgents à résoudre c’est que le management algorithmique échappe à toute réglementation, et c’est assez problématique puisque l’algorithme est la manifestation même du lien du subordination.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier que derrière chaque algorithme, il y a des humains qui le conçoivent et l’orientent. Un problème majeur, c’est qu’on ignore à peu près tout de comment il est conçu. Par exemple, si un livreur refuse deux courses courtes, on ne sait pas si l’algorithme lui proposera ensuite des courses plus longues, sera indifférent ou même le sanctionnera en ne lui proposant plus que des courses courtes pendant un moment. L’idée avancée à travers la transparence c’est donc aussi de donner l’autorisation aux inspecteurs du travail d’ouvrir cette boîte noire et d’accéder à ce genre d’informations, cruciales pour une normalisation et régularisation des relations de travail avec les plateformes.

LVSL : Finalement, les vecteurs d’émancipation dans votre combat sont notamment le statut du salariat, la représentation syndicale ou encore la négociation collective. Comment cela doit-il nous guider alors que l’enjeu des dernières réformes du droit du travail s’en prennent, précisément, à ces éléments ?

LC : Je crois que chaque victoire booste le mouvement social dans son ensemble, et c’est toujours une grande joie de voir des efforts sincères récompensés. Comme nous l’avons dit, la forme prise par notre mobilisation a de quoi irriguer le mouvement social : nos combats doivent être menés en partant des expériences concrètes des premiers concernés, c’est cela la construction d’une alternative émancipatrice et c’est aussi une clé pour la reprise du pouvoir démocratique par les citoyens qui surveillent leurs représentants.

« Le salariat permet de lutter contre la rémunération à la tâche du 19ème siècle. »

C’est vrai aussi que le salariat permet de lutter contre la rémunération à la tâche du 19ème siècle, que la représentation syndicale œuvre contre l’atomisation des travailleurs et même que la négociation collective constitue l’un des plus grands conquis sociaux en ce qu’il permet la participation des travailleurs à l’établissement des règles régissant leur propre travail. En disant tout cela, on comprend que, finalement, notre combat pour le salariat des travailleurs de plateformes est une bataille pour le droit commun. Dans chaque conquête, il y a toujours des opposants qui en atténuent la portée en instaurant des statuts dérogatoires. C’est le cas du CDD ou même du stage, par exemple, qui permettent de contourner les règles de droit commun. L’enjeu essentiel de notre lutte est de rattacher au droit commun plus de 4 millions de travailleurs en Europe que l’on traite indignement comme des indépendants.

Enfin, il y a aussi un signal important envoyé par notre combat : on a réussi dans le cadre de l’UE ce qui aurait été impossible sous Emmanuel Macron en France. La conclusion qui s’impose est somme toute simple : sous son mandat, aucune réforme sociale n’est possible. Pis, ce président entend ouvertement être un obstacle à l’émancipation de millions de travailleurs opprimés et précarisés.

Notes :

[1] Le Conseil constitutionnel a censuré (paragraphes 24 à 28 de la décision DC n° 2019-794) le fait que les plateformes puissent, dans la charte, définir à la place de la loi les éléments qui peuvent être retenus par le juge pour caractériser un lien de subordination.

[2] La loi espagnole dite « Riders » prévoit déjà, depuis son entrée en vigueur en août 2021, une présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes capitalistes qui exploitent frauduleusement le statut d’indépendant.

Guerre européenne pour l’hégémonie financière

© Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

La régulation financière européenne s’éloigne-t-elle des dogmes néolibéraux ? Dans les années qui ont suivi la crise financière des subprimes, la Commission européenne a affiché sa volonté de renforcer sa réglementation financière. La Banque centrale européenne (BCE) acceptait quant à elle d’intervenir massivement pour soutenir les cours – comme ce fut également le cas avec la crise du Covid. Ces orientations n’ont pas manqué de provoquer de fortes critiques. Celles de la Bundesbank, championne de l’orthodoxie monétaire, à l’égard d’une politique jugée trop laxiste. Ou encore celles des Brexiters, hostiles à une Union européenne (UE) considérée comme un Léviathan étouffant la finance sous ses normes juridiques. Assisterait-on à un tournant majeur dans la régulation financière européenne ? Une chose est sûre : les réformes mises en œuvre depuis une décennie sont loin de rompre avec le néolibéralisme. Elles résultent surtout de compromis visant à préserver les intérêts des systèmes bancaires et financiers nationaux. Et d’une féroce lutte d’influence, à laquelle se sont livrés les gouvernements allemand, français et britannique (avant le Brexit) pour modeler la réglementation à leur avantage.

Lors des réunions du G20 qui suivirent la crise financière mondiale de 2008, les dirigeants des plus grandes puissances économiques annonçaient, main sur le cœur, une grande réforme de la finance. Rien ne serait plus comme avant. Tout particulièrement en Europe. « Le laissez-faire économique a vécu » assénait le premier ministre britannique d’alors, Gordon Brown. Le président Sarkozy annonçait quant à lui « la fin d’un capitalisme financier qui avait imposé sa logique à toute l’économie et avait contribué à la pervertir ». Quelques mois plus tard, il cosignait avec la chancelière Angela Merkel un texte commun appelant à une « véritable régulation européenne dans le secteur financier ». Pour certains commentateurs, on assistait à la fin du néolibéralisme, de la même manière que la crise de 1929 avait contribué à remettre en cause le « laisser-faire » aux États-Unis et à l’échelle mondiale.

Pourtant plus de dix ans après la crise, force est de constater que l’ambition initiale a fait long feu. Plus de cinquante initiatives réglementaires ont certes été prises dans l’Union européenne dans la période qui a suivi la crise. Des réformes concernant les banques, assurances, fonds d’investissement, structures de marché, normes comptables, mécanismes de supervision financière… Mais le constat est le même que celui de l’historien Adam Tooze s’agissant du Dodd-Frank Act aux États-Unis : les réformes engagées dans l’UE constituent une mosaïque de mesures sectorielles insuffisantes pour s’attaquer aux causes profondes de la crise – comme le développement d’un modèle bancaire dopé aux financements de marché, aux activités boursières et hors-bilan.

Est-ce à dire que le programme de réformes mis en œuvre dans l’Union fut insignifiant ? Rien n’est moins sûr. Ces mesures ont été au cœur, non d’une remise en cause du néolibéralisme, mais d’un aggiornamento de la régulation financière. Et d’une importante bataille législative entre les États membres les plus influents en matière de réglementation financière.

De l’approche réglementaire anglo-saxonne à l’approche ordolibérale ?

Pour comprendre les tenants et aboutissants du programme de réformes financières européen, il est utile de revenir sur les différentes approches qui bercent la production de la réglementation financière dans l’Union européenne depuis plusieurs décennies. La première approche, historiquement associée au Royaume-Uni, repose sur une autorégulation avancée du secteur financier. Cette approche dite anglo-saxonne trouve notamment ses fondements idéologiques dans le néolibéralisme étatsunien, qui met l’accent sur l’efficacité supérieure des mécanismes de marché en comparaison avec la réglementation publique1.

L’aggiornamento post-2008 témoigne d’un glissement dans l’approche réglementaire de l’UE, d’une domination de l’approche anglo-saxonne à un retour en force de l’approche ordolibérale. Il ne constitue pas pour autant une rupture idéologique majeure.

L’approche anglo-saxonne vise à garantir la croissance économique par la libéralisation des marchés financiers dans l’Union européenne et le moins-disant réglementaire (approche light-touch). Elle repose sur l’application de mesures juridiques non contraignantes (soft law) et le recours à la discipline de marché. Au cours de la décennie 2000 et jusqu’à la crise financière, cette approche a été prédominante dans l’Union européenne en matière de réglementation financière2. Elle était notamment soutenue par l’Irlande, les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg et certains pays nordiques. Cette approche était également promue par la Commission européenne et la BCE qui considéraient que l’approfondissement de l’intégration financière permettrait de rendre tangibles les bénéfices de l’adoption de la monnaie unique (en 1999) et de la constitution du marché unique. Et bien sûr, elle était activement soutenue par le lobbying de l’industrie financière transnationale.

L’influence de l’approche anglo-saxonne imprime fortement le plan d’action pour les services financiers (PASF) adopté en 1999, programme législatif ambitieux qui visait à éliminer les obstacles à la circulation des capitaux et des services financiers d’ici à 2005. Ce programme a connu un succès impressionnant : en 2005, quarante-et-une des quarante-deux mesures prévues étaient mises en œuvre. Parmi elle, l’emblématique directive MiF, première du nom, qui organise la libéralisation et la déréglementation des places boursières et plateformes d’échange de titres financiers3. Avec l’objectif de créer un « marché des marchés » européen.

La seconde approche réglementaire, dite ordolibérale, portée par l’Allemagne, promeut un encadrement du marché pour garantir la performance du marché. En vertu de ses fondements théoriques, la réglementation et l’intervention publique doivent s’attacher à créer les conditions juridiques d’un ordre concurrentiel de marché4. Cet agenda ordolibéral est réactualisé dans les années 1980 par de nombreux travaux dans le cadre de la nouvelle économie institutionnelle et la théorie de l’agence5. L’approche ordolibérale a été, dès son origine, très prégnante dans la production réglementaire de l’Union européenne. Elle vise à une harmonisation des règles visant à mettre en place des conditions équitables de concurrence (level playing field) et la stabilité des conditions économiques – en particulier la stabilité financière. Les instruments réglementaires typiques de cette approche sont la mise en place de régimes d’incitations, de transparence et de surveillance du marché, dont la responsabilité revient à des agences sectorielles indépendantes.

NDLR : lire sur LVSL l’article de Jean-Baptiste Bonnet : « Ordolibéralisme : comprendre l’idéologie allemande »

En matière de réglementation financière, on assiste à un glissement suite à la crise de 2008, avec une remise en cause partielle de l’approche anglo-saxonne et un affermissement de l’approche ordolibérale soutenu notamment par l’Allemagne et la France. L’approche ordolibérale est saillante dans le programme de réforme financière européen, et dans les recommandations du rapport de Larosière dont il s’inspire. Ce dernier, présenté en février 2009, pointe les « défaillances du marché » à l’origine de la crise et appelle à « renforcer la surveillance réglementaire pour les établissements qui se sont avérés mal contrôlés ». À cet égard, les autorités de surveillance « doivent veiller à ce que l’autorégulation, lorsqu’elle existe, soit correctement mise en œuvre, ce qui n’a pas suffisamment été fait dans un passé récent ».

Dans tous les secteurs concernés par les cinquante-et-une initiatives réglementaires proposées entre mars 2009 et novembre 20146 et adoptées par l’UE, l’approche anglo-saxonne est en retrait. Le retournement le plus emblématique concerne la directive MiF2, qui instaure un régime de contrôle et de transparence renforcé pour les plateformes de négociation de titres (malgré de nombreuses lacunes), alors même que la précédente directive organisait la libéralisation du « marché des marchés » en supprimant notamment la règle de concentration des ordres, imposant l’exécution des transactions sur un marché réglementé. Certaines activités ou secteurs alors non réglementés à l’échelle européenne sont soumis à un régime d’autorisation, d’enregistrement et de transparence. C’est le cas des fonds spéculatifs (directive AIFM), des agences de notation (règlements CRA de 2009, 2011 et 2013), des transactions de dérivés de gré à gré, des ventes à découvert, des opérations de cession de titres ou encore des indices de référence (comme le Libor).

L’approche ordolibérale est également renforcée pour les activités ou secteurs déjà réglementés : renforcement des exigences de fonds propres bancaires et mise en place de nouveaux ratios de liquidité, mise en place d’un régime de contrôle pour les fonds de pension (directive UCITS V), d’une surveillance renforcée des abus de marché (règlement MAR et directive CSMAD), de mesures de protection des investisseurs et consommateurs, d’une limitation du recours à la comptabilité à la valeur de marché (fair value) notamment dans le domaine des assurances.

Le Royaume-Uni sur le départ

L’aggiornamento post-2008 témoigne donc d’un glissement dans l’approche réglementaire de l’UE, d’une domination de l’approche anglo-saxonne à un retour en force de l’approche ordolibérale. Il ne constitue pas pour autant une rupture idéologique majeure dans la production de la réglementation financière européenne. Les deux approches, loin d’être incompatibles, ont depuis longtemps coexisté dans l’UE, la production de la réglementation s’inscrivant dans un continuum entre ces deux pôles. C’est moins sur le plan idéologique que sur celui des intérêts nationaux que le programme de réformes financières va révéler des divergences majeures. En particulier entre les intérêts des trois pays les plus influents en la matière : le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne.

La plus évidente de ces divergences s’est exprimée dans l’opposition du gouvernement et de l’industrie financière britanniques à l’égard de nombreuses réformes mises en œuvre après la crise financière mondiale – notamment la réforme des fonds spéculatifs ou des agences de notation, ou encore le régime de supervision adopté dans le cadre de l’Union bancaire. Cette opposition n’a pas seulement une dimension idéologique : elle correspond également à une défense des spécificités du modèle économique britannique (ou « modèle de croissance » dans la littérature d’économie politique) et de ses « avantages comparatifs »7.

Selon Lucio Baccaro et Jonas Pontusson de l’Université de Genève, la consommation intérieure constitue le moteur du modèle de croissance britannique d’avant crise. Elle est rendue possible par un endettement bon marché (notamment pour les ménages) et un déficit chronique, tous deux financés par l’apport de capitaux étrangers. Ce modèle de croissance dépend donc de l’attractivité de La City de Londres comme centre financier international important et liquide. Il est étroitement lié à la faiblesse du contrôle réglementaire et aux mécanismes d’autorégulation, qui caractérisent historiquement la place londonienne.

Partant de cela, on comprend que les nouvelles contraintes réglementaires européennes ont été perçues comme une menace pour le modèle de croissance britannique, et expliquer les réticences britanniques à l’égard des réformes financières. Ces divergences n’ont pas été sans conséquence, puisqu’elles ont (entre autres) conduit le gouvernement de David Cameron à engager un bras de fer avec l’UE. En 2015, il entame des négociations pour un « nouvel accord8 » entre l’Union européenne et le Royaume-Uni… au terme desquelles est organisé le referendum qui conduit au Brexit.

NDLR : pour une analyse des motivations économiques du Brexit, lire sur LVSL l’article de Marlène Benquet et Théo Bourgeron : « Du néolibéralisme au libertarianisme autoritaire »

L’ironie de l’histoire étant que le coup de force britannique était en passe de porter ses fruits : la nouvelle Commission Juncker s’était vue dotée d’un agenda de libéralisation du secteur financier dans le cadre du projet d’Union des marchés de capitaux9. Un portefeuille à part entière de commissaire était dédié à ce programme de réformes, visant entre autres à remettre en cause les « fardeaux réglementaires inutiles », mais aussi à relancer le marché de la titrisation des crédits bancaires mis en cause après la crise financière. Aux manettes : Jonathan Hill, ancien lobbyiste de La City. De quoi susciter la méfiance de la France et l’Allemagne, perceptible à demi-mot dans une réaction commune à la consultation de la Commission sur l’Union des marchés de capitaux10.

Quoi qu’il en soit, les efforts de David Cameron pour faire avancer la cause de la finance britannique dans l’UE sont réduits à néant par le vote favorable au Brexit, qui conduit à la démission de Jonathan Hill. Le projet initial d’Union des marchés de capitaux, reposant sur la puissance de La City, est quant à lui largement amputé.

Divergences franco-allemandes

L’analyse par les particularités et modèles de croissance nationaux permet également d’éclairer les positions allemandes et françaises. Le modèle de croissance allemand repose fortement sur les exportations, et sur le dynamisme d’un tissu industriel constitué de PME (Mittelstand). Ce dernier est financé par des banques privées ayant des relations de proximité avec les entreprises exportatrices (Hausbanken), mais aussi par des caisses d’épargne (Sparkassen), des banques publiques et régionales (Landesbanken) et des banques coopératives. Le tout forme un secteur bancaire très décentralisé et davantage orienté vers le financement de long terme. La volonté de préserver ce modèle bancaire original, pilier majeur du modèle allemand, permet d’expliquer un certain nombre d’orientation des autorités allemandes suite à la crise financière.

Autre ligne de fracture entre les autorités françaises et allemandes : les politiques monétaires non conventionnelles. La mise sous perfusion du secteur financier par la BCE a particulièrement bénéficié aux grandes banques universelles françaises actives sur les marchés financiers, et a mis en difficulté les banques allemandes.

À l’inverse, la France se caractérise par un secteur finance financier dominé par quatre grandes banques universelles, considérées comme des « champions nationaux », et bénéficiant d’une très grande proximité avec l’administration et le pouvoir politique. Le modèle français, qualifié par l’économiste Ben Clift de post-dirigiste, repose sur cette interpénétration des sphères publiques et privées11. Grands patrons et hauts fonctionnaires, issus des mêmes écoles, œuvrent main dans la main pour le développement des « champions nationaux »12, y compris sur les marchés internationaux. Garantir la compétitivité des grandes banques a ainsi été, pour les autorités françaises, un enjeu majeur de politique économique suite la crise financière. Cette compétitivité repose sur une diversité d’activités, et notamment sur un partage oligopolistique du marché de détail français et un déploiement sans commune mesure des activités de marché et hors bilan (dont le commerce des produits dérivés).

C’est à l’aune des caractéristiques des modèles allemand et français que l’on peut comprendre l’opposition des deux pays à un projet majeur porté par la Commission européenne : la réforme structurelle des banques. Celle-ci consistait notamment à cloisonner les activités de marché des grandes banques universelles. En ligne de mire, « leurs activités de marché et le trading excessifs » selon les termes de la Commission dont le projet a été présenté en janvier 2014. Problème : les dispositions risquaient de pénaliser fortement les grandes banques universelles françaises en remettant en cause la diversification de leurs activités. Les banques allemandes étaient également vent debout le projet. L’association sectorielle qui porte leur voix a en particulier fait valoir à la Commission que « les entreprises allemandes, de taille moyenne et orientées vers l’export, ont besoin de produits financiers pour la finance d’entreprise et le négoce international, c’est-à-dire toute la gamme des services bancaires d’investissement13 »

De manière surprenante au premier abord, le gouvernement britannique n’était quant à lui pas défavorable à un cloisonnement des activités bancaires relativement strict, puisqu’il venait d’adopter au niveau national des mesures assez contraignantes (ring fencing). Ce choix peut s’expliquer par la perte d’influence des grandes banques universelles britanniques après la crise financière, mais également par une tradition historique plus prégnante de séparation des activités dans l’industrie bancaire britannique14.

Les divergences franco-allemandes n’ont pas manqué après la crise financière – quand bien même les deux pays partagent une approche réglementaire ordolibérale. Elles se sont exprimées notamment dans le processus d’adoption de la taxe européenne sur les transactions financières, en suspens depuis la première formulation du projet en 2011. Cette taxe a provoqué une levée de bouclier des grandes banques universelles françaises, soutenues par les gouvernements successifs sous les présidences Sarkozy, Hollande et Macron. Elle menaçait en effet de pénaliser les financements et activités de marché des grandes banques universelles, et tout particulièrement le commerce des produits dérivés. Le gouvernement allemand était quant à lui favorable à l’établissement d’une taxe large : pour des raisons de politique intérieure (la taxe figurait déjà dans l’accord de gouvernement CDU-SPD en 2013) mais également parce que le modèle d’affaire des banques allemandes tournées vers le financement des entreprises exportatrices n’était pas remis en cause15.

Les divergences franco-allemandes se sont également exprimées dans le cadre des négociations autour des trois piliers du projet d’Union bancaire16. Les deux premiers piliers, le mécanisme de surveillance unique (MSU) et le mécanisme de résolution unique (MRU) ont fait l’objet d’âpres négociations entre l’Allemagne et la France. La mise en place de règles communes concernant la surveillance et la résolution des crises bancaires était appelée des vœux des grandes banques transnationales, et fortement critiquée par les petites et moyennes banques allemandes. Ces mesures constituaient un premier pas vers une plus grande intégration et concurrence à l’échelle européenne dans un secteur bancaire fragmenté nationalement, et donc des opportunités de conquête pour les banques plus puissantes.

Dès lors, la volonté de préserver la spécificité du secteur bancaire national s’est exprimée dans les exemptions imposées par l’Allemagne sur l’étendue du mécanisme de surveillance unique (MSU). L’accord prévoit finalement que la BCE, dans le cadre du MSU, soit en charge de la surveillance directe des 120 plus grandes banques de la zone euro – et non de la totalité des plus de 6 000 banques potentiellement concernées, tel que souhaité initialement par la France. De même, l’Allemagne s’est opposée aux velléités françaises visant à établir un mécanisme de résolution unique (MRU) large, doté d’un fonds conséquent et de mécanismes de décision centralisés à l’échelle européenne. Avec à la clé un accord intergouvernemental obtenu fin 2013 bien en retrait par rapport aux propositions initiales.

Autre ligne de fracture entre les autorités françaises et allemandes : les politiques monétaires non conventionnelles. La mise sous perfusion du secteur financier par la BCE a particulièrement bénéficié aux grandes banques universelles françaises actives sur les marchés financiers – à travers notamment les opérations d’assouplissement quantitatif (quantitative easing ou QE). La chute des taux directeurs de la BCE, qui visait à stimuler le crédit bancaire, a aussi contribué à alimenter les marchés financiers. Elle a favorisé les rachats d’action permettant aux grandes entreprises de doper leur cours en bourse, et les placements rémunérateurs et risqués plutôt que l’épargne « patiente ». La baisse des taux d’intérêts s’est accompagnée, dans le même temps, d’une contraction des marges d’intérêt de la rentabilité des activités traditionnelles de crédit bancaire. Mettant particulièrement en difficulté les banques allemandes17. Au point que l’agence de notation Moody’s a abaissé leur perspective de « stable » à « négative » fin 2019, les banques allemandes pointant quant à elle ouvertement la responsabilité de la Banque centrale européenne et sa politique de taux bas.

Vers une renationalisation des enjeux financiers ?

Ainsi les réformes financières mises en œuvre dans l’UE après la crise financière mondiale n’ont pas constitué une remise en cause des dogmes libéraux. Mais elles ont mis au grand jour d’importantes divergences entre l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni en matière de régulation financière. De quoi faire voler en éclat plusieurs lieux communs. Non, la finance n’est pas dominée par des logiques transnationales : c’est un secteur où les intérêts nationaux jouent au contraire à plein. Oui, la France œuvre activement au développement de la finance de marché qui n’est pas le seul fait de l’influence anglo-saxonne. Certes, les politiques monétaires non conventionnelles mises en œuvre par la BCE ont contribué à éviter à l’Union européenne de sombrer dans la crise ; mais à défaut d’une véritable rupture avec le dogme austéritaire, elles préparent les fractures et les crises de demain en favorisant le gonflement de la sphère financière au détriment de l’économie.

Partant, plusieurs chemins semblent se dessiner pour l’avenir du secteur financier européen : celui d’un accroissement de l’intégration, passant nécessairement par une plus grande libéralisation et consolidation du secteur bancaire à l’échelle européenne. Cette option est appelée des vœux par la BCE, mais aussi par le gouvernement français – y voyant des opportunités de conquête pour les grandes banques nationales. Elle s’est jusqu’à présent opposée aux réticences allemandes visant à préserver les spécificités de son secteur bancaire, comme en témoigne les négociations autour de l’Union bancaire. Un autre scénario serait celui d’un accroissement des divergences entre des intérêts nationaux par trop éloignés. La crise financière a déchiré le voile d’une intégration financière européenne « gagnante-gagnante » pour toutes les parties prenantes. Dès lors, une renationalisation des enjeux financiers pourrait avoir différentes conséquences : du simple coup d’arrêt de l’intégration – statu quo – à des ruptures nationales d’ampleur que préfigurerait le Brexit.

Un troisième scénario n’est pas exclu : celui d’une véritable remise en cause du pouvoir de l’industrie financière, de ses velléités hégémoniques et de ses dogmes libéraux. Une telle option n’est pas aussi hors de portée que l’on pourrait le croire, mais il faut bien comprendre que le pouvoir de la finance s’inscrit avant tout dans un cadre national. Et que la France constitue, avec ses puissantes banques universelles, un des nœuds de ce pouvoir dans l’Union européenne. Dès lors, une remise sous tutelle démocratique de la finance pourrait prendre, au moins dans un premier temps, la forme d’une nationalisation des grandes banques françaises. Avec pour objectif de réorganiser le secteur bancaire, de réduire la taille des banques, de les soustraire aux contraintes concurrentielles et de mettre en œuvre les conditions d’un contrôle social sur leurs activités et leurs investissements. Une telle socialisation du secteur bancaire se justifierait par la dimension de service public de nombreuses activités bancaires, y compris des activités de crédit et de l’investissement, mais aussi par l’urgence de financer la réorientation écologique et sociale de l’économie. Elle pourrait être soutenue par une partie de l’encadrement de ces banques, encore acquises à cette dimension de service public. Réalisée à l’échelle nationale, elle servirait dans un second temps de modèle pour d’autres pays du continent et au-delà. Un tel scénario ne pourrait bien sûr voir le jour sans une mobilisation sociale d’ampleur, et une volonté politique forte au service du bien commun.

Notes :

1 Les travaux des néolibéraux étatsuniens portent notamment sur la critique du paradigme keynésien et de l’inefficacité de la réglementation publique, la théorie des anticipations rationnelles, l’hypothèse d’efficience des marchés… On distingue notamment les tenants de l’école de Chicago, Milton Friedman, George Stigler, Robert Lucas, Gary Becker, Ronald Coase, et ceux de l’école de Virginie, Gordon Tullock et James Buchanan (liste non exhaustive).

2 Voir à cet égard : Daniel Mügge (2011), « From Pragmatism to Dogmatism. EU Governance, Policy Paradigms, and Financial Meltdown », New Political Economy, vol. 16, n°2, pp. 185–206.

3 Lire à cet égard « Une directive européenne pour doper la spéculation », Le Monde diplomatique, septembre 2011 : https://www.monde-diplomatique.fr/2011/09/LAGNEAU_YMONET/20941

4 Les bonnes interventions étant jugées selon leur conformité à un certain nombre de « principes constituants » (stabilité de la politique économique, stabilité monétaire, ouverture des marchés, propriété privée, liberté des contrats, responsabilité des agents économiques…). Les penseurs de cette école sont notamment Walter Eucken et Wilhelm Röpke. Pour plus d’information voir Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde, La Découverte, 2009.

5 La théorie de l’agence ou théorie des incitations réglementaires s’attachent à décrire les enjeux liés au contrôle d’un acteur par un autre, par exemple d’une entreprise par le régulateur. Ces analyses s’accompagnent de prescriptions sur la conception de la réglementation et des règles de supervision, comme l’indépendance des agences de régulation. Parmi les travaux néo-institutionnalistes on compte par exemple ceux de Jean Tirole, David Baron ou Barry Weingast.

6 Ces dates correspondent à la période ouverte par la remise du rapport de Larosière, et la fin du mandat de la Commission Barroso II, à laquelle succède la Commission Juncker. Pour un bilan critique du programme de réforme de l’UE, voir notre étude : La réglementation financière empêchée : L’Union européenne après la crise de 2007-2008. Economies et finances. Université Paris-Nord – Paris XIII, 2020

7 Voir à cet égard : Lucio Baccaro et Jonas Pontusson (2016), « Rethinking Comparative Political Economy: The Growth Model Perspective », Politics & Society, vol. 44, n°2.

8 Voir la lettre de David Cameron a Donald Tusk évoquant les contours des négociations du « nouvel accord ».

9 Voir « Finance, Bruxelles rallume la mèche », Le Monde diplomatique, janvier 2016.

10 Cette réaction commune appelle notamment à ne pas « reproduire simplement le système financier américain », et à ce que le développement des marchés de capitaux soit « encadré de manière appropriée de façon à préserver la stabilité financière et mettre sur un pied d’égalité le financement bancaire et le financement par les marchés ».

11 Voir Ben Clift (2012) Comparative Capitalisms, Ideational Political Economy and French Post-Dirigiste Responses to the Global Financial Crisis, New Political Economy, 17:5.

12 Lesdits « champions nationaux » au cœur du modèle français étant souvent d’anciennes entreprises publiques privatisées.

13 Deutsche Kreditwirtschaft (2013), « Opinion to Directorate General Internal Market and Services: Consultation Paper on Reforming the Structure of the EU Banking Sector ».

14 Pour plus de détails sur la réforme bancaire britannique, voir La réglementation financière empêchée : L’Union européenne après la crise de 2007-2008, op. cit.

15 A titre de comparaison, le revenu des activité de trading et de change représentait 3,7% du revenu total des banques allemandes en 2016, contre respectivement 13% et 11% pour les banques françaises et britanniques (BCE, 2018).

16 Voir à cet égard : Howarth D. et Quaglia L. (2016), Political Economy of European Banking Union, Oxford, Oxford University Press ; Christina Neckermann (2019), The End of Bilateralism in Europe? An Interest-Based Account of Franco-German Divergence in the Construction of the European Banking Union, M-RCBG Associate Working Paper Series | No. 119

17 Cela se traduit notamment dans les indicateurs de rentabilité : les banques allemandes affichaient en 2019 un retour sur capitaux propres (return-on-equity ou ROE) de 1,73% contre 6,4% pour leurs homologues françaises, d’après les chiffres de la BCE.

Les GAFAM ne seront pas démantelés

© Aymeric Chouquet pour LVSL

Depuis son investiture, Joe Biden multiplie les clins d’oeil à l’égard des géants de la tech. L’époque où les médias français se réjouissaient d’un possible démantèlement des GAFAM par la justice américaine semble lointaine. La déclaration de guerre de la procureure démocrate Letitia James à l’encontre de Facebook, en décembre dernier, a fait long feu. Elle affichait pourtant une détermination sans faille : l’entreprise monopolistique de Mark Zuckerberg devait tomber sous le coup des lois anti-concentration. S’il n’est pas à exclure qu’une série de régulations soit finalement imposée aux créatures de la Silicon Valley, elles ne mettront pas en cause leur situation de monopole sur le marché global. Celle-ci confère aux États-Unis un ascendant auquel ils ne sont pas prêts de renoncer – et pour le maintien duquel ils mènent d’ores et déjà une guerre judiciaire féroce. Dans ce contexte, quoi de mieux qu’une belle opération de communication destinée à créer un vent de sympathie mondial en faveur de la justice américaine ? La lutte apparente entre les procureurs américains et les GAFAM semble partie intégrante de celle-ci.

Suite à la plainte de quarante-huit États fédérés contre Facebook, accusé d’être en situation de monopole, la procureure démocrate Letitia James a porté en décembre 2019 la procédure au niveau fédéral. 

Cela faisait plusieurs mois que le réseau social de Mark Zuckerberg était dans le collimateur du Parti démocrate ; deux mois plus tôt, un rapport parlementaire recommandait le démantèlement des principaux GAFAM, tandis que des enquêtes d’opinion indiquaient que la majorité des Américains serait favorable à une telle mesure.

De la Commission européenne à la justice américaine : « Offensive générale » contre les GAFAM ?

La procureure Letitia James est elle-même une critique de longue date du monopole qu’exercent les géants de la tech sur l’économie américaine. « Cela fait près d’une décennie que Facebook utilise son pouvoir de monopole pour écraser ses rivaux et éliminer la compétition », a-t-elle déclaré lors d’une conférence de presse visionnée des centaines de milliers de fois sur YouTube (et ironiquement mise en avant par la plateforme, sous la forme de recommandation aux utilisateurs, par le hasard des algorithmes ou un modérateur taquin).

En Europe, cette décision a bénéficié d’une couverture médiatique résolument favorable. Il est vrai que la Commission européenne bataillait depuis plusieurs années pour lutter contre la situation de monopole des géants américains. La commissaire à la concurrence en pointe dans ce combat, Margrethe Vestager, n’avait obtenu que de bien maigres résultats ; un tel renfort venu d’outre-Atlantique était bienvenu.

Le secteur des technologies de la communication et de l’information, aux États-Unis, est intimement lié au complexe militaro-industriel. Non seulement le premier est partiellement le sous-produit du second, mais ils possèdent un rôle analogue comme instruments géopolitiques de la puissance américaine.

Les GAFAM, pris en étau entre la législation concurrentielle de la Commission en Europe, et la plainte de Letitia James aux États-Unis ? « Offensive générale contre les GAFA », conclut un article de Konbini.

L’ex-commissaire européenne à la concurrence, Margrethe Vestager, érigée au rang de « personnalité de l’année » par le Point en 2019. Cette égérie médiatique n’a en réalité remporté aucun succès notable contre l’hégémonie des GAFAM.

Deux mois après le commencement de cette croisade du Parti démocrate contre les GAFAM, Joe Biden était investi président. Certains mauvais esprits faisaient alors observer que les géants de la tech, loin de craindre cet instant, avaient manifestement misé sur son élection. Si parmi les « grands donateurs » en faveur de Donald Trump on ne trouve guère que Peter Thiel, le fondateur de PayPal, Joe Biden a bénéficié du soutien d’une myriade de « poids lourds » de la Silicon Valley – Eric Schmidt, l’ancien PDG de Google, aux côtés de Reed Hastings, le fondateur de Netflix, ou encore Dustin Moskowitz, l’un des pionniers de Facebook. 

Pour une analyse de la composition de l’administration Biden, lire sur LVSL l’article de Politicoboy : « Administration Biden : le retour du statu quo néolibéral »

La nomination de Kamala Harris ne sonnait pas non plus comme une fin de règne pour les GAFAM. Il faut dire que son bilan comme procureure générale de Californie (2011-2017) ne témoigne pas d’une hostilité foncière, de sa part, à l’égard des big tech. Elle avait au contraire signé de nombreux contrats avec Palantir, l’entreprise de data-analyse proche des services secrets, lui confiant notamment la charge d’améliorer les techniques de répression prédictive de la police1.

Le positionnement de Joe Biden et de Kamala Harris à l’égard de la question du démantèlement des GAFAM est pourtant déterminant, car le Department of Justice (DOJ), à partir duquel une telle décision peut être impulsée, dépend directement de l’exécutif… 

Au-delà du seul Parti démocrate, dont la proximité historique avec la Silicon Valley est bien connue, il faut prendre en compte le contexte géopolitique propre à la décennie qui vient. Les implications de celui-ci sont, pour une bonne part, bipartisanes. Et s’il y a bien un constat que Parti républicain et Parti démocrate partagent, c’est celui de la montée en puissance de la Chine, et du danger croissant qu’elle exerce sur la suprématie numérique des États-Unis parvenue à son zénith. Bipartisan fut en conséquence le vote du Cloud Act en 2018, qui permet aux États-Unis d’espionner légalement l’ensemble des acteurs économiques ou politiques qui stockeraient leurs données sur un serveur américain.

Face à cette logique de puissance, visant à réaffirmer la prééminence des géants américains de la tech, que pèse leur violation des règles de la concurrence – qu’au demeurant personne n’avait attendu l’année 2020 pour constater ? On voit ici qu’une approche juridique de la question du démantèlement des GAFAM est inopérante, sans prise en compte de leur fonction géopolitique.

La Silicon Valley, département numérique du complexe militaro-industriel – d’In-Q-Tel à SWIFT

Le secteur des technologies de la communication et de l’information, aux États-Unis, est intimement lié au complexe militaro-industriel. Non seulement le premier est partiellement le sous-produit du second, mais ils possèdent un rôle analogue comme instruments géopolitiques de la puissance américaine. Cette double proximité a conduit certains chercheurs à forger le concept de « complexe industrialo-informationnel » (information-industrial complex).2

Pour une mise en contexte de l’émergence des géants de la Silicon Valley, lire sur LVSL l’article d’Eugène Favier-Baron : « Que cache la défense de l’internet libre ? »

Cette intrication remonte aux années 1990. Le candidat Bill Clinton, dans un contexte post-Guerre froide, avait pour agenda la réduction du budget militaire des États-Unis, visant à réallouer ces fonds au secteur de l’information et de la communication. Une fois élu, il procéda à ce réagencement des subventions étatiques. La frontière entre le secteur de la défense et celui de l’information et de la communication demeurait bien sûr des plus poreuses.

L’agence In-Q-Tel, créée en 1999 afin de fournir la CIA en technologies de pointe, est le symptôme le plus manifeste de cette hybridation. Dotée d’un budget d’une cinquantaine de millions de dollars, elle était destinée à financer les entreprises prometteuses dans le secteur numérique émergeant. Les actuels « géants » sont nombreux à avoir bénéficié des fonds d’In-Q-Tel. Ce fut le cas de Facebook, mais aussi de Google, ou encore de Keyhole, entreprise rachetée par Google et renommée Google Earth.

In-Q-Tel avait un triple objectif : la protection des informations des Américains (information security), la promotion de l’usage d’internet à échelle globale, ainsi que le perfectionnement des techniques permettant de capter, de fusionner et d’agréger un nombre croissant de données (data fusion and integration) collectées dans le monde entier.3 La connexion comme moyen de permettre aux flux américains de pénétrer l’ensemble des territoires, la cartographie du monde comme précondition à une captation de masse des données par la Silicon Valley : la doctrine des États-Unis en la matière n’a pas varié. Les entreprises privées, financées par l’État, en ont été l’instrument.

Le logo d’In-Q-Tel

Tout a par la suite concouru à l’expansion de ce complexe industrialo-informationnel : la marchandisation des données encouragée par le développement des réseaux sociaux, le raffinement des technologies destinées à les capter, ou encore l’agenda sécuritaire initié par le 11 septembre. Rares sont les sujets pour lesquels un consensus bipartisan s’est dégagé aussi nettement. L’impératif de transition numérique des cinq continents, sous l’égide de la Silicon Valley, a été réaffirmé par l’ensemble des administrations démocrates et républicaines – qu’il s’agisse de promouvoir la liberté de connexion dans le monde entier pour les uns (la doctrine Freedom to connect défendue par Hillary Clinton) ou de protéger le monde de la menace terroriste pour les autres (la guerre contre le terrorisme de George Bush comportant un important volet digital).

La place prépondérante qu’occupent désormais les entreprises américaines dans le contrôle des stocks (serveurs, infrastructures de connexion) et la production des flux numériques confère aux États-Unis un avantage géopolitique sans pareil.

Prendre des mesures contre Facebook constituerait une habile opération de communication en direction du reste du monde, à l’heure où les États-Unis appellent l’ensemble du globe à faire bloc face à la Chine.

Le contrôle des stocks permet aux États-Unis d’avoir accès à une masse inquantifiable de données. Toutes celles qui sont hébergées sur un secteur américain sont de facto accessibles au gouvernement et à la justice nord-américaine.4 Le scandale SWIFT en a été l’un des révélateurs. De cette capacité sans pareil d’accès aux données d’entreprises étrangères, couplée au caractère extra-territorial du droit américain, découlent des bénéfices considérables en termes d’intelligence économique. Le rachat d’Alstom par General Electrics en témoigne : Frédéric Pierruci, l’ex-numéro deux d’Alstom, a été condamné par la justice américaine sur la base de messages hébergés par Google mail, auxquels le FBI a pu avoir accès. Plus récemment, c’est le marché européen de la santé qui semble être dans le collimateur des GAFAM ; ils comptent tirer avantage de leur capacité d’hébergement des données pour en prendre le contrôle. La volonté de Microsoft d’héberger les données de santé françaises apparaît comme un signal faible de cet agenda…

Lire sur LVSL la synthèse réalisée par Eugène Favier-Baron, Victor Woillet, Sofiane Devillers Guendouze et Yannick Malot sur le système SWIFT, et celle rédigée par Audrey Boulard, Simon Woillet et Eugène Favier-Baron sur l’agenda de Microsoft quant aux données de santé françaises.

La régulation des flux numériques par des algorithmes majoritairement américains offre quant à elle d’indéniables avantages en termes de softpower. Il suffit, pour s’en convaincre, de songer aux déclarations d’Eric Schmidt, l’un des hiérarques de Google, affirmant en 2018 qu’il « travaillait au déréférencement » des sites de propagande russes…

Et quand le contenu d’un réseau social ne penche pas spontanément en faveur des États-Unis, il arrive à ceux-ci de requérir une régulation légale qui se superpose à la régulation algorithmique préexistante.5

La prise en compte des avantages géopolitiques que confèrent les GAFAM aux États-Unis permet de prendre la mesure des forces qui s’opposeraient aux tentatives de démantèlement. Si l’une d’entre elles aboutit, on peut être certains qu’elle n’aura pas pour conséquence l’apparition d’un marché numérique concurrentiel, mais simplement le réagencement de la structure oligopolistique qui domine aujourd’hui, et qui soutient la puissance américaine.

Clayman Act et Sherman Act : Mark Zuckerberg subira-t-il le destin de John D. Rockefeller ?

La référence aux lois anti-trust du XIXème siècle, mobilisée par nombre de médias américains, est à cet égard éclairante. La plainte déposée par la procureure Letitia James se fonde sur le Clayton Act et le Sherman Act (1890). Ces deux lois anti-concentration avaient permis au président Theodor Roosevelt de briser le monopole pétrolier du milliardaire John D. Rockefeller. Son entreprise, la Standard Oil Company, avait été démantelée en 1911 sur cette base légale.

Titre d’un article des Échos (février 2018), reprenant un leitmotiv des médias américains.

La référence au Clayton Act et au Sherman Act, dans ce contexte, est donc claire : il s’agirait de mettre à mal la position monopolistique d’Amazon et de Facebook comme on avait mis fin à celle de la Standard Oil Company. Cette analogie sonne comme un aveu d’impuissance – ou, selon les points de vue, comme une proclamation de puissance. 

Le Sherman Act et le Clayton Act n’ont en effet permis le démantèlement de la Standard Oil company que pour donner naissance à un gigantesque oligopole pétrolier. Le moins que l’on puisse dire est que les majors pétroliers américains (Exxon, Texaco, Chevron, Mobil…), nés des entrailles de ces lois anti-concentration, ont continué à dominer l’économie américaine, ainsi que le marché pétrolier mondial. Les avantages géopolitiques que les États-Unis ont retiré, durant tout le XXème siècle, de leur prééminence sur l’or noir, ne sont plus à établir.

De la même manière que le Sherman Act et le Clayton Act n’ont aucunement menacé la domination américaine sur le marché pétrolier global, on peut être certain que les éventuelles mesures anti-concentration qui seraient prises dans le domaine de la big tech ne mettraient pas en danger la suprématie des États-Unis sur le marché des données. 

Plusieurs responsables démocrates ont par exemple évoqué la perspective d’une scission entre Facebook et Instagram. Aussi dommageable que puisse devenir celle-ci pour les profits immédiats de l’entreprise de Mark Zuckerberg (qui perdra peut-être deux ou trois rangs dans le classement des plus grandes fortunes mondiales), on admettra qu’une telle décision ne risquerait pas de mettre en cause la domination des Américains sur le marché des données.

Cette nouvelle primauté permet à la Chine de réclamer à cor et à cri un rééquilibrage de l’ordre juridique global dans le domaine des télécommunications et du numérique.

Elle permettrait au Parti démocrate de refaire peau neuve à peu de frais, fournissant un exutoire à la défiance populaire envers Facebook, et envoyant un signal positif au reste du monde – celle d’une puissance capable de se réformer. Une opération de communication qui ne serait pas inutile, à l’heure où les États-Unis appellent l’ensemble du globe à faire bloc face à la Chine.

GAFAM contre BATX : la guerre pour le contrôle des organisations judiciaires internationales

La domination des États-Unis sur le marché mondial des données pourrait difficilement être plus absolue. Parvenue à son apogée, elle est à présent mise en danger par l’éveil de la Chine. L’empire du milieu escompte en effet briser cette prédominance, et lancer à l’assaut de la citadelle des GAFAM ses propres champions, les BATX [sigle désignant les géants chinois : Baidu, Alibaba, Tencet et Xiamoi ndlr]. Les succès commerciaux de Huaweï, l’avance prise par la Chine sur la 5G, ne sont que la pointe avancée d’une réussite croissante dans la poursuite de cet agenda. Il faudrait également mentionner l’expansion des entreprises de télécommunications chinoises dans les pays du Sud, destinées à les doter d’infrastructures facilitant la connexion à internet – moyennant le stockage de leurs données sur des serveurs chinois.

Pour une analyse des rivalités sino-américaines dans le domaine du numérique, lire sur LVSL l’article de Sarah Vennen : « Cyber-colonialisme : comment le régime de surveillance chinois s’impose au Zimbabwe ».

Un an avant le Cloud Act américain, une loi sur la cyber-sécurité était votée en Chine, contraignant les entreprises à transférer leur stock de données au gouvernement lorsque celui-ci l’exigeait – une manne qui croîtra tant que s’étendra le réseau chinois de télécommunications et de serveurs. 

C’est dans le domaine des brevets et des régulations juridiques internationales que la Chine déploie une agressivité maximale. Longtemps dépendante de brevets américains, pour l’acquisition desquels elle a payé le prix fort, la Chine occupe désormais une position confortable en la matière. Huaweï concurrence à présent les GAFAM comme détenteur de brevets et percepteur de redevances. Cette nouvelle primauté permet à la Chine de réclamer à cor et à cri un rééquilibrage de l’ordre juridique global dans le domaine des télécommunications et du numérique. L’International Union of Telecomunications (ITU) et l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN, qui alloue les noms de domaines aux sites internet) ont historiquement été dominés par les États-Unis. La Chine est à présent en mesure de contester cet état de fait. Les États-Unis devront déployer un argumentaire juridique pour contenir la progression de l’empire du milieu, et il est à prévoir que le Department of Justice recourt à de nouvelles sanctions contre les géants chinois dans les prochaines années. 

Cet agenda de judiciarisation agressive sera d’autant mieux reçu que les États-Unis seront capables de montrer patte blanche et de procéder à une auto-critique à la face du monde. C’est à la lueur de cet état de fait que l’on peut interpréter la promotion médiatique de la campagne de Letitia James contre Facebook, et les critiques adressées par les démocrates aux GAFAM. Il s’agit de restaurer un softpower abîmé par les quatre années de la présidence de Donald Trump, en donnant des gages à une opinion mondiale inquiète de la croissance sans fin des géants transcontinentaux du numérique. Son blason redoré, le Department of Justice pourra revenir à la charge et faire barrage à la progression chinoise, quitte à sacrifier une fraction de la fortune personnelle de l’un ou l’autre des géants de la tech.

Pour une analyse de la lutte entre la Chine et les États-Unis visant à contrôler les institutions juridiques internationales qui régulent le numérique, lire sur LVSL la recension effectuée par Bérenger Massard de l’ouvrage de M. Powers et S. Jablonsky, The real cyber war.

Une séparation entre Facebook et Instagram ferait sans aucun doute la « Une » des médias européens. Elle susciterait une opposition acharnée de la part de leur PDG et un affrontement féroce avec les procureurs en charge de l’affaire, qui mettraient en avant la protection des données personnelles et la lutte contre les monopoles. Grandie, la justice américaine pourrait alors pointer du doigt la puissance chinoise et rallier ses alliés traditionnels dans sa lutte pour conserver sa prédominance.

Une aubaine pour les commissaires européens ? Ceux-ci se trouvent dans une bien fâcheuse posture. D’un côté, ils refusent d’engager une politique ambitieuse pour construire la souveraineté de l’Europe en matière numérique6. De l’autre, ils souhaitent réguler les géants américains en les soumettant aux normes européennes de concurrence et de protection des données – c’est le sens du RGPD ou, plus récemment du Digital Market Act. En somme, un internet américain soumis – bien docilement – à la législation européenne : comment ne pas esquisser un sourire ?

Des mesures symboliques fortes prises par la justice américaine contre Facebook – en matière de lutte contre les monopoles ou de protection des données – permettraient à la Commission de se dépêtrer de cette situation embarrassante. Si le Department of Justice exécute ce qu’elle est incapable d’imposer, quel besoin de s’inquiéter de la domination numérique des États-Unis en Europe ?

Une aubaine pour Emmanuel Macron ? Il pourrait se reposer sur la Commission européenne, la tête haute, de la même manière que la Commission se reposerait sur la justice américaine. Ainsi, la question de la souveraineté numérique française cesserait même d’être posée. Les critiques de la domination d’outre-Atlantique se verraient marginalisées ; faut-il déployer un anti-américanisme primaire pour se plaindre de la tutelle des États-Unis sur le numérique, alors même que ceux-ci déploient des trésors d’inventivité pour le réguler et défendre la vie privée des utilisateurs !

Par bien des aspects, l’agenda de régulation des GAFAM par le Parti démocrate apparaît comme une énième manoeuvre de séduction à l’égard des élites européennes. Un moyen de présenter à la face du monde une Amérique libérale, progressiste, capable d’auto-critique, à même de conjurer les velléités indépendantistes du vieux continent. Une cuiller de miel destinée à faire avaler de nouveaux litres d’huile de ricin.

Notes :

1 Olivier Tesquet, État d’urgence technologique – comment l’économie de la surveillance tire partie de la pandémie, Premier parallèle, 2020.

2 Shaun Powers et Michael Jablonski, The real cyber war, University of Illinois Press, 2015.

3 Ibid.

4 Le Cloud Act, voté par le Congrès en 2017, permet désormais l’accès du gouvernement à n’importe quelle donnée hébergée sur un serveur américain. Il ne s’agit que de la légalisation d’une pratique largement répandue auparavant, comme en attestent les révélations d’Edward Snowden.

5 Il apparaît douteux que les multiples lois votées par le Congrès américain – et directives édictées par la Commission européenne – visant à lutter contre les fake news n’aient pas été partiellement motivées par la volonté de re-réguler les réseaux sociaux dans un sens plus favorable aux États-Unis, et moins à la Russie.

6 Ce n’est qu’en 2020 que la Commission européenne a commencé à employer le terme de « souveraineté numérique », dans sa « stratégie pour une Europe adaptée à l’ère du numérique ».

Traité de libre-échange UE-Vietnam : quand David et Goliath s’assoient à la table des négociations

© euractiv

Encore un ! Le 12 février dernier, alors que la Chine se confinait face coronavirus, le Parlement européen ratifiait un nouvel accord de libre-échange (ALE) avec le Vietnam. Moins colossal que les TAFTA et CETA1, moins emblématique que l’accord avec le Mercosur2, moins déséquilibré que les accords ACP3, on pourrait au premier abord considérer ce traité comme mineur. Il est toutefois, selon Cecilia Malmström, ex-Commissaire européenne au commerce, artisane de ce nouveau texte, « le traité commercial le plus ambitieux que l’UE ait signé avec un pays en développement ».


En effet, ce nouveau « partenaire privilégié »4,5 occupe une place toute particulière dans le commerce mondial pour différentes raisons. Tout d’abord, le Vietnam fait office d’atelier de la Chine, et donc… du monde. De plus, comme son géant voisin, il est l’un des rares États contemporains à se proclamer officiellement « communiste ». Toutefois, infiniment plus petit que l’Empire du milieu, son poids économique est bien inférieur à celui de l’UE. Mais, sa croissance de 7% fait de lui le membre le plus attractif de l’ASEAN (Association of Southeast Asian Nations, créée en 1967). Des caractéristiques qui laissent entrevoir toute la palette des enjeux économico-politiques que représente cet accord avec ce pays de « 95 millions de consommateurs », comme aime à le rappeler madame Malmström.

Deux perles de plus au chapelet du libre-échange européen

L’ALE UE-Vietnam se décompose en réalité en deux textes : l’EVFTA (European union–Vietnam Free Trade Agreement) pour tout ce qui se rapporte au commerce des biens et, son jumeau, l’EVIPA (European union–Vietnam Investment Protection Agreement) consacré lui aux investissements. Tous deux s’inscrivent dans un contexte mondial de multiplication des accords commerciaux bilatéraux6.

Leur prolifération depuis la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), en 1995,7 apparaît comme un reniement du multilatéralisme promu par cette dernière. Reniement renforcé par l’impossible conclusion du round de Doha, qui tente, en vain, de moderniser les accords de l’OMC depuis 2001. Les deux parties louent toutefois ce nouvel accord bilatéral qui permettra de baisser les droits de douanes de 99% des produits échangés, facilitant ainsi les accès de chacun au marché de l’autre.

Les principaux biens vietnamiens concernés devraient être les textiles, chaussures, produits électroniques (smartphones, ordinateurs), le riz, le café et les fruits de mer, pour lesquels le pays est l’un des principaux exportateurs mondiaux. Du côté européen, ce sont, entre autres concessions, 169 produits qui verront leur indication géographique protégée. Fidèle à ses mantras qui confondraient presque le libre-échange avec une organisation à buts non lucratifs8, l’UE soutient que cet accord bénéficiera en priorité aux Vietnamiens. Le Courrier du Vietnam souligne ainsi que l’accord devrait augmenter « les exportations du Vietnam vers l’UE […] de 30% à 40%, et en sens inverse de 20% à 25% ».

Pour la Commission européenne, toutefois, « le Vietnam s’est engagé à améliorer considérablement l’accès des entreprises » européennes de « services environnementaux, services postaux et de messagerie, banques, assurances et transports maritimes ». Il s’agit ainsi, comme le souligne Capital, d’ouvrir « une des économies les plus dynamiques d’Asie » aux multinationales européennes. De l’ouvrir un peu plus encore, puisque l’UE était déjà en 2018, avec plus de 24 milliards de dollars, le 5ème investisseur étranger du Vietnam.

Un ALE « ambitieux » avec l’un des ateliers du monde

Mais si cet ALE peut être qualifié « d’ambitieux », ce n’est pas du point de vue de ces concessions commerciales. Le Conseil de l’UE ne s’en cache pas : « la politique commerciale de l’UE contribue également à promouvoir les principes et valeurs européens, à commencer par la démocratie et les droits de l’homme, mais également l’environnement et les droits sociaux ».

Toute l’ambition de la Commission est en effet de prouver qu’elle a entendu les critiques sur les conséquences sociales et environnementales des ALE9, en démontrant, à l’inverse, que ces deux domaines seront renforcés par ce nouvel accord, conformément au mythe du doux commerce.

Ainsi, le chapitre 13 de l’accord, intitulé « Commerce et Développement durable », rappelle les obligations internationales des deux parties sur le sujet. Mais l’originalité de cet ALE réside dans le système de règlement des différents liés à ce chapitre.

Sortant de l’unilatéralité des anciennes clauses droits de l’homme de l’UE10, le mécanisme institué par cet accord reprend le modèle de l’OMC, en laissant à des « panels d’experts » préalablement définis et paritairement constitués, le soin de trouver une solution acceptable par les deux parties. Il permet de cette manière une « ouverture des portes de l’interprétation » des droits humains aux pays non occidentaux, comme le proposait Alain Supiot dans Homo juridicus11. Le mécanisme loué, la théorie sur laquelle il repose doit toutefois être interrogée.

La courbe de Kuznets : l’art d’écrire et réécrire l’Histoire

En effet, ce dispositif de règlement des différents repose sur l’idée que le libre-échange favoriserait le progrès social, selon le modèle de la courbe de Kuznets, sur laquelle se base la théorie libérale depuis les années 5012. Celle-ci voudrait qu’avec le libre-échange s’accroisse la richesse d’un territoire. Ce qui impliquerait une explosion des inégalités dans un premier temps. Mais ces inégalités se verraient jugulées, dans un second temps, passé un seuil, sous la pression de la société développée.

L’insistance de l’UE sur le fait que cet accord aurait permis la ratification par son « partenaire » de conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT) semble donner du crédit à cette vision « développementaliste » du libre-échange portée par la nouvelle Commission.

Mais la compatibilité entre l’accroissement du libre-échange et la défense de droits sociaux pose question. Le dumping social est-il le fait des États moins disant ? Des multinationales à la recherche des terres vierges de toute réglementation sociale ? Ou de la suppression libre-échangiste des droits de douanes permettant la rencontre des deux ? L’honnêteté devrait vraisemblablement amener à reconnaître, au moins, la coresponsabilité de ces trois facteurs.

Ainsi, enjoindre le Vietnam à mettre en œuvre les normes sociales de l’OIT, sans prendre de mesures sur les deux autres causes du dumping social, apparaît davantage comme un paternalisme tout droit venu du XIXème siècle, que comme une réelle évolution de la doctrine libre-échangiste.

L’impossible remise en question sociale et environnementale des dirigeants mondiaux

Bien que la solidité des fondements de la théorie de Kuznets puisse être questionnée, elle a été étendue par les travaux de Gene Grossman et Alan Krueger à la protection de l’environnement14. Ainsi, non seulement le libre-échange, passé un seuil, serait socialement bon, mais il serait aussi favorable à l’environnement.

Aussi dogmatique (car proposant plus un discours qu’une hypothèse falsifiable15) que l’originale, cette théorie est communément reprise – sans nuance aucune – aussi bien par l’OMC, que par le Sénat ou l’UE. L’ambition affichée par la Commission européenne révèle ainsi son incapacité à admettre la responsabilité historique du modèle capitaliste occidental dans la crise environnementale16.

Comment croire, en 2020, que la conclusion d’un ALE avec un pays, à l’autre bout du monde puisse être favorable à l’environnement ? Comment continuer de croire, aujourd’hui, que des normes de droit mou seront de taille à répondre à l’enjeu fondamental du XXIème siècle ? Une question, simple, n’a jamais été posée : a-t-on réellement besoin d’un tel accord qui aura pour effet certain d’accroître encore davantage les échanges mondiaux ?

Ses promoteurs assurent eux-même que le volume des échanges entre les deux parties était de 51 milliards de dollars en 2017 (12 fois plus qu’en 2000) et que les prévisions pour 2018 tablaient sur 53 milliards. À en croire ces statistiques, les exportations du Vietnam vers l’UE représentaient déjà 18% des exportations nationales (pour plus de 38 milliards de dollars) en 2017, soit une hausse de 12,7% par rapport à 2016. Et l’UE, elle, exportait « 12 milliards de dollars de biens vers le Vietnam en 2017, soit une hausse de 7,7% par rapport à 2016 ».

Ces chiffres témoignent ainsi, par eux-mêmes, d’économies qui sont déjà de plus en plus ouvertes, sans même que cette convention ne soit entrée en vigueur. Pourquoi chercher, encore et toujours, à accroître les échanges mondiaux et donc, favoriser, encore, les délocalisations d’activités, quand l’on connaît, aujourd’hui, le poids du transport maritime dans les pollutions globales de la planète ?

Le stéréotype de cette absurdité écologique se résume dans la crevette vietnamienne, qui, grâce à cet accord, arrivera en plus grand nombre chez les marchands de fruits de mer européens. De nombreuses mesures sont déjà prises pour que ces élevages soient désormais respectueux de l’environnement, conformément à l’article 13.9 alinéa 1 du traité17. Ils offriraient mêmes aux Vietnamiens de meilleures conditions d’existence, dont on ne peut que se réjouir. Mais peut-on réellement croire que cela soit bon (ou ne serait-ce que neutre) pour l’environnement, la biodiversité des mangroves, et nécessaire – aujourd’hui que ce terme récupère tout son sens – aux vues de ces conséquences ?

Le libre-échange, outil de l’ingérence européenne

Lorsque Phil Hogan, successeur de madame Malmström à la Commission européenne, affirme « qu’une fois en vigueur, ces accords renforceront notre potentiel de promotion et de suivi des réformes au Vietnam », il ne cache pas l’objectif européen d’ingérence dans les affaires vietnamiennes.

John Gallagher et Ronald Robinson expliquaient déjà en 1953 comment le libre-échange pouvait cacher des politiques expansionnistes à caractère impérial. Les États-Unis, comme l’Union européenne, ne dissimulent d’ailleurs plus leur ambition de vouloir redessiner les règles du commerce mondial…

Face aux échecs des négociations de l’OMC, en effet, les deux mastodontes du commerce international18 se sont lancés dans une course au bilatéralisme, afin d’imposer leurs règles à leurs « partenaires ». Et aux vues du déséquilibre des échanges commerciaux UE-Vietnam en faveur du pays asiatique, c’est bien cet objectif normatif de suppression des « barrières non commerciales »19 que priorise l’UE dans cet ALE.

Car le Vietnam est, parallèlement, l’un des dix membres de l’ASEAN, avec laquelle l’UE poursuit actuellement d’autres négociations commerciales. Conclure un accord avec ce pays est donc une étape de plus vers la conclusion d’un futur méga-accord UE-ASEAN20.

Le droit social, la fronde des pays en développement ?

Si le récit biblique de David contre Goliath glorifiait la place du plus petit et sa capacité à terrasser les plus grands colosses par son habilité, son impétuosité… et le soutien « du Dieu tout puissant », les accords commerciaux bilatéraux qui pullulent depuis la fin des années 90 n’ont rien de comparable avec les champs de bataille bibliques. Au contraire, leurs négociations qui s’étendent sur plusieurs années ne laissent aucune place au hasard, à l’imprévu, à l’impossible… ni aux plus faibles, en leur imposant tout le cadre juridique, technique, sanitaire de la bataille commerciale future.

Pour y remédier, il faudrait, selon Alain Supiot, « faire au plan international, avec les droits fondamentaux de l’Homme au travail, ce que l’on est parvenu à faire au plan interne avec le Droit du travail dans les pays industriels, durant les deux derniers siècles, c’est-à-dire permettre aux faibles de retourner les armes du Droit contre ceux qui usent du Droit pour les exploiter, et de participer ainsi au progrès du Droit dans son ensemble »21.

Souhaitons dès lors au Vietnam de saisir la fronde du nouveau mécanisme de règlement des différents de cet ALE pour terrasser le géant européen sur son propre terrain juridique, technique et rhétorique…

1Le TAFTA (pour Transatlantic free trade agreement en anglais) est l’accord en cours de négociations entre l’UE et les États-Unis. Il formera avec le CETA (Comprehensive economic and trade agreement, négocié avec le Canada), en cours de ratification, le futur cadre juridique des relations commerciales de l’UE et de l’Amérique du Nord. Deux des trois principaux pôles commerciaux mondiaux avec l’Asie.

2Les négociations avec le Mercosur (Mercado común del sur en espagnol), commencées en 1999, ont débouché sur un accord fin juin 2019. Il reste maintenant à traduire ce consentement en termes juridiques et faire ratifier le texte final. Celui-ci serait emblématique dans le sens où il constituerait le premier ALE moderne reliant deux zones de libre-échanges (l’UE et le Mercosur). Ce qui était l’un des objectifs de la politique commerciale de l’UE.

3Les accords ACP (pour Pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique) désignent les différentes conventions conclues entre l’UE et les pays ACP, depuis la Convention de Yaoundé (en 1963) jusqu’aux Accords de Cotonou (en 2000). Liant les 79 États ACP avec les 28 de l’UE, ils couvrent une population de plus de 700 millions de personnes.

4Terminologie employée par l’Union pour qualifier les États avec lesquels elle conclut des accords commerciaux.

5Le Vietnam fait partie des États bénéficiaires du « Système de Préférences Généralisées » (ou GSP pour « General System of Preferences » en anglais) de l’UE, dans le jargon des règles commerciales internationales.

6Voir, entre autres, le Rapport Sutherland, les différentes publications de Jagdish Bhagwati, du CETRI (Centre tricontinental) ou de Oxfam sur le sujet.

7La décennie 90 marque une explosion des ALE, qui n’ont fait qu’augmenter de manière exponentielle depuis. Ainsi, si l’on comptait 10 ALE-régionaux dans les années 1970, et 28 en 1990, il y en aurait actuellement 484 selon l’OMC, dont 304 en vigueur. Mais ces ALE ne sont que la face émergée de l’iceberg. En effet, comme pour l’ALE UE-Vietnam, les accords sur les investissements ont progressivement été séparés de ceux traitant des biens. Or, les premiers seraient, aujourd’hui, plus de 2900 selon la CNUCED (Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement).

8Visionner, par exemple, la page internet du Conseil de l’UE dédiée aux valeurs du libre-échanges.

9Voir, par exemple, les critiques émises par Oxfam ou le CETRI sur ces sujets.

10Voir, par exemple, le mémoire très complet de Loïc Robert, sur l’évolution historique de cette « clause droits de l’homme », dans les accords internationaux conclus par la Communauté européenne (pp. 61 s.).

11Alain Supiot, Homo juridicus. Essais sur la fonction anthropologique du Droit, Seuil, Paris, 2005, pp. 300-317.

12La courbe de Kuznets a été conceptualisée par Simon Kuznets au début des années 50 (Simon Kuznets, « Economic Growth and Economic Inequality », American Economic Review, n°45, 1955, pp. 1-28). Très critiquée (voir notamment la revue qu’en a fait Thomas Piketty) ce raisonnement difficilement falsifiable continue toutefois à irriguer le dogme du libre-échange, comme nous le verrons par la suite.

13Il semble en effet légitime de s’interroger, entre autres choses, sur la possibilité d’être à la fois « communiste » et membre de l’OMC.

14Gene Grossman et Alan Krueger, « Economic Growth and the Environment », NBER Working Papers, n°4634, 1994

15Cette théorie est très difficilement falsifiable, dans le sens où, si les observations ne se soumettent pas à son hypothèse (si les inégalités continuent d’augmenter), il est toujours possible d’affirmer doctement que l’effet de seuil n’est pas encore atteint. Parallèlement, l’hypothèse de la courbe Kuznets environnement ne peut s’observer que pour des critères humainement mesurables. Elle n’a, par définition, aucune portée sur des pollutions environnementales qui ne seraient, à l’heure actuelle, pas décelables par l’être humain. Elle n’a donc pas de portée absolue, mais reste relative aux connaissances humaines… alors que l’ampleur de l’impact humain sur l’environnement, elle, dépasse largement les compréhensions humaines.

16Voir notamment Gilbert Rist, Le développement, Histoire d’une croyance occidentale, Presses de Sciences Po, Paris, 1996 et Dennis Meadows (dir.), The Limits to Growth, Universe Books, New York, 1972.

17« ARTICLE 13.9 Commerce et gestion durable des ressources marines vivantes et des produits de l’aquaculture aquaculture durable. _ 1. Les parties reconnaissent l’importance d’assurer la conservation et la gestion durable des ressources marines vivantes et des écosystèmes marins, ainsi que la promotion d’une aquaculture responsable et durable. »

18Bien que le poids des deux acteurs ait diminué dans le commerce mondial, avec la montée en puissance de l’Asie, ils représentaient encore, en 2018, selon l’Examen statistique du commerce mondial 2019, de l’OMC  : plus de 40,5% des exportations (UE : plus de 32% et ÉU 8,5% (la Chine représentait 12,8%)) et plus de 44 ,4% des importations (UE : plus de 31,2% et ÉU : 13,2% (la Chine : 10,8%)) mondiales de marchandises ; ou encore, plus de 55,6% des exportations (UE : plus de 41,6% et ÉU 14% (Chine : 4,6%)) et plus de 46,3% des importations (UE : plus de 36,5% et ÉU : 9,8% (Chine : 9,5%)) mondiales de services commerciaux.

19Cette expression du jargon juridique commercial international englobe à la fois la mise en conformité des procédures douanière avec les normes dites « internationales » (trouvant le plus souvent leurs origines aux États-Unis ou en Europe), la transparence des formalités douanières, l’application du droit de propriété intellectuelle, les réglementations techniques et standards des produits, ou encore les mesures sanitaires et phytosanitaires.

20Les directives de négociations adoptées en 2007 par le Conseil de l’UE ont ainsi servi de bases légales aux négociations avec le Vietnam et 6 autres États de l’ASEAN : Singapour (accord sur les investissements en cours de ratification, et ALE entré en vigueur fin 2019), la Malaisie, la Thaïlande, les Philippines et la Birmanie.

21Alain Supiot, Homo juridicus, op. cit., p. 314

Aurore Lalucq : “Le néolibéralisme est en état de mort cérébrale”

Aurore Lalucq © Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève

Aurore Lalucq est économiste et eurodéputée au sein du groupe social-démocrate. Elle a récemment été désignée rapportrice du Semestre européen, instance ayant pour rôle de coordonner les politiques économiques des États membres. Parmi les sujets sur lesquels nous l’avons interrogée : comment s’appuyer sur ce moment particulier pour faire avancer des thèmes comme celui de l’arrêt des politiques de rigueur, ou encore celui de la transition écologique. Aurore Lalucq préside en effet l’intergroupe Green New Deal, qui rassemble désormais plus de 150 eurodéputés de tous bords et lutte contre l’inaction de Bruxelles en la matière. Entretien retranscrit par Dany Meyniel et réalisé par Pierre Gilbert.


 

LVSL – Vous êtes rapportrice du Semestre européen qui a pour mission de coordonner les politiques des États membres en leur soumettant des recommandations économiques. Jusqu’à présent, ces recommandations se fondent sur un logiciel idéologique pro-croissance, pro-flexibilisation du marché du travail et très anti-dépenses publiques. Vous dites vouloir faire changer cette logique-là, en tant que rapportrice, vers une économie post-croissance. Pourriez-vous nous expliquer en quoi cela consiste ?

Aurore Lalucq – Quelques mots sur le Semestre européen pour commencer, un produit typiquement européen qui reste méconnu. Il est important de le décoder, car sous des aspects techniques, il s’agit d’un instrument hautement politique.

En 2008, lors de la crise financière, les États européens décident de coordonner leurs politiques économiques pour faire face aux chocs extérieurs, c’est-à-dire aux crises financières, en cours et à venir. Ce projet s’intitule le Semestre européen.

A vrai dire, l’idée de départ est plutôt bonne et tout à fait logique économiquement. Le problème, c’est que, compte tenu des équilibres politiques et idéologiques du moment, ce projet s’est fondé sur un logiciel pro-croissance et surtout néolibéral. Si cet outil n’est pas vraiment contraignant – comme de nombreux outils européens – il donne néanmoins le “la” idéologique et politique de l’Europe.

Ainsi rares sont les rapports du semestre qui ne préconisent pas une bonne dose de « réformes structurelles » (le nom de code de la privatisation des services publics et de la flexibilisation de l’emploi) et un appel au renforcement du Pacte de stabilité et de croissance, c’est-à-dire une réduction des dettes et des déficits publics en coupant évidemment dans les dépenses publiques plutôt qu’en augmentant les recettes. Je précise car on tend à oublier que les déficits et la dette publique sont souvent creusés par une diminution des recettes et non par une hausse des dépenses.

Mais le moment politique est intéressant.

Premièrement parce que les traitements proposés par le Semestre ne fonctionnent pas. Ni la croissance ni le plein emploi ne sont revenus en Europe. On note en outre chaque année une situation de sous-investissement massif (dans les hôpitaux, la transition écologique, l’éducation les infrastructures etc.) et une hausse du nombre de travailleurs pauvres. L’économie réelle, c’est à dire le capital non financier, la main d’oeuvre et les ressources naturelles, sont maltraités par ces politiques. Même le European fiscal board explique désormais que le fameux Pacte de stabilité et de croissance constitue une hérésie économique et qu’il faut le réviser en urgence !

Second élément intéressant : la doxa est en train de changer. De nombreux économistes « mainstream » déclassent désormais l’importance de la dette publique face à la dette environnementale des États, bien plus importante et bien plus dangereuse. Certains urgent même nos pays d’investir massivement. De dépenser en somme. Tandis que les institutions internationales s’inquiètent de la montée des inégalités (OCDE, FMI, Banque mondiales). Ce sont des signaux forts de la fin d’une idéologie.

Et c’est dans ce contexte que la nouvelle Commission européenne a elle-même changé de discours sur le Semestre. Ursula Von der Leyen sa présidente a ainsi appelé à réorienter le Semestre européen afin de le mettre au service du Green Deal et du bien-être des citoyens et de rendre entièrement flexible la règle de limitation des dettes et de déficits publics. Des mots qui, alors qu’ils n’ont pas même été encore suivis d’actes, suffisent à eux seuls à rendre fou une partie de la droite et des libéraux au Parlement européen. J’y reviendrai.

La Commission a donc ainsi choisi de renommer le fameux rapport du Semestre européen dont j’ai la charge pour 2020. Ce « rapport sur la croissance annuelle » s’appelle désormais « le rapport sur la croissance soutenable ». Un changement de titre anecdotique, qui peut même faire sourire quand on est post-croissantiste comme moi – j’avoue! – mais je suis d’avis qu’il faut s’engouffrer dans chaque brèche en politique et les exploiter un maximum. Remettre du débat d’idées, de la politique partout et dès que l’on peut.

Pour parler plus précisément du fond de mon rapport, tout l’enjeu est d’acter ce changement d’orientation et de participer à revenir à plus de pragmatisme et de cohérence dans nos politiques économiques. Remettre l’économie au service de la société, c’est faire en sorte que les politiques économiques européennes ne soient plus anti-sociales : commencer par taxer les excédents, réformer la fiscalité, et surtout desserrer les contraintes budgétaires, ôter les allusions aux « réformes structurelles », et soutenir l’investissement public !

Il s’agissait aussi de se défaire des références perpétuelles à la « croissance » : comme vous pouvez l’imaginer, c’est un vrai combat pour donner la priorité aux objectifs environnementaux et sociaux. L’enjeu est aussi que l’Europe prenne conscience de son poids environnemental à travers le calcul de son budget carbone, de la charge environnementale de nos importations et de la dette environnementale.

Sur le plan de la méthode, le rapport propose des choses frappées du coin du bon sens, mais qui n’ont jamais été mises en place : travailler avec les partenaires sociaux, les ONGs et la société civile pour les prochaines écritures du rapport. Je les ai consultées de mon côté mais tous les rapporteurs ne le font pas. Comment parler d’économie, de social et d’écologie sans les corps intermédiaires? C’est absurde. Et cela ne devrait même pas constituer un clivage politique entre la gauche et la droite. Même s’il semblerait bien qu’au contraire s’en soit un!

L’objectif est donc d’utiliser ce moment politique pour tenter de proposer un autre logiciel économique fondé sur des objectifs sociaux et environnementaux. D’arrêter de parler de croissance à tout-va, de remettre l’économie à sa place, c’est-à-dire au service de la société (de l’ensemble de la société, pas uniquement des 1% les plus riches), de l’intérêt général en somme et de la transition écologique. De pousser notre logiciel intellectuel à sortir de la religion qui a prévalu pendant des décennies pour aller vers plus de pragmatisme.

Car ce qui handicape notre changement de cap en Europe, c’est cette idéologie zombie qu’est devenu le néolibéralisme. J’utilise le terme d’idéologie zombie car je suis convaincue que le néo-libéralisme est en état de mort cérébrale, mais qu’il est maintenu en vie artificiellement à travers certains groupes politiques à la droite et au centre libéral du Parlement européen.

Certains groupes politiques s’y accrochent coûte que coûte car ils n’ont en fait rien d’autre à proposer. Dans ce possible moment de bascule idéologique, leurs membres s’avèrent particulièrement virulents. Par exemple dans les négociations, ils exigent que tous les éléments factuels qui ne vont pas dans le sens de leur récit politique soient rayés. Il faut donc rayer les références au dérèglement climatique, rayer la hausse du nombre de travailleurs pauvres, rayer l’atonie de l’investissement, rayer la stagnation des salaires etc. Il faut effacer la réalité, effacer ce que vivent réellement des millions d’Européens. La mention seule de certaines vérités générales les agace, crispe, affole, de façon très surprenante. En d’autres termes, mieux vaut que le monde s’effondre plutôt que leur monde ne s’effondre. J’ai parfois l’impression sévère d’échanger avec des platistes ou d’être à Salem en pleine chasse aux sorcières.

Quand j’ai présenté mon rapport devant l’Assemblée, un élu allemand des rangs de Renaissance s’est immédiatement emporté « le Semestre européen ce n’est pas ça! ça n’a jamais été ça! ». On sent vraiment de la peur et de la panique chez eux, plus rien n’est rationnel. La Commission est plus progressiste qu’eux!

Quand on y pense, c’est tout de même marrant d’avoir à ce point peur, car si les politiques que ces élus prônent étaient réellement les plus efficaces, ils ne devraient pas être effrayés par la mise en place d’indicateurs sociaux et environnementaux, n’est-ce pas ? Ils devraient être les premiers à s’en réjouir puisque d’après leurs dires nous sommes dans le camps de l’idéologie et eux dans celui de l’efficacité.

On voit donc bien que le problème est ailleurs. Ils craignent que leurs éléments de langage tombent les uns après les autres et que leur projet politique soit dévoilé pour ce qu’il est : un ensemble de politiques injustes socialement, inefficaces économiquement et incapables de venir en soutien d’une transition écologique. Des politiques au service d’une classe sociale.

Le risque est que cette semaine, lors du vote, le Parlement adopte une vision du Semestre en deçà de celle de la Commission. Une première ! J’espère donc que les membres de Renew (où siègent les députés de LREM) et ceux de la droite (PPE) reviendront à la raison!

LVSL – Paolo Gentiloni, le commissaire en charge du Semestre européen, a récemment déclaré que la Commission allait introduire la notion de soutenabilité environnementale dans le cadre du Semestre européen, est-ce suffisant ? Comment fait-on concrètement sur le plan institutionnel pour changer d’indicateur de croissance ? 

A.L. – Il y a différentes visions de la soutenabilité : la soutenabilité forte et faible. C’est pourquoi je me méfie de ce terme. Je m’explique. La soutenabilité fait dépendre l’économie de trois capitaux : le capital manufacturier, le capital humain et le capital environnemental. Mais il faut préciser qu’il existe deux écoles : la soutenabilité forte et faible.

La soutenabilité faible rend les trois capitaux substituables entre eux, théorie défendue par les néoclassiques. Dans ce cadre, si le capital naturel disparaît, il peut être remplacé par du capital humain ou manufacturier. Tout est interchangeable. Prenons un exemple concret  : si les abeilles disparaissent, il suffit de les remplacer par des robots pollinisateurs, des aéronefs, ou de la main d’oeuvre. Avec un peu de chance cela fera même augmenter la croissance du PIB ! Ce type de raisonnement exclut totalement la réalité environnementale. Les effets de seuil, les boucles de rétroactions, etc. C’est joli sur le papier, mais complètement hors-sol.

Le problème, c’est que ce cadre de pensée domine les politiques environnementales. Ce sont ainsi ces mêmes néoclassiques qui défendent la nécessité du prix carbone comme la solution miracle au dérèglement climatique, même si – à y réfléchir quelques secondes – un prix n’a jamais rien sauvé, ce n’est pas son rôle.

En fait, dans ce type de logiciel intellectuel, à chaque fois qu’il y a un problème, c’est parce qu’il n’y a pas de marché. Il faut donc recréer en urgences les conditions d’existence d’un marché, pour guider les agents économiques aveugles sans prix.

S’il y a un problème de pollution, c’est parce qu’il n’y a pas de prix sur le carbone. Si les baleines disparaissent, c’est parce qu’elles n’ont pas de prix. Si tout avait un prix, tout irait mieux dans le meilleur des mondes, voilà leur logiciel !

Je rejoins pour ma part la notion de soutenabilité forte qui admet que les capitaux ne sont au contraire pas substituables entre eux. De fait, si nous n’avons plus d’air pour respirer, nous n’avons plus d’air pour respirer. Un prix ou un robot n’y changera rien !

Pour en revenir à la Commission européenne, nous ne savons pas encore dans quel type de soutenabilité elle s’inscrit. Compte tenu des références permanentes à la croissance verte et au prix carbone, il est à craindre que la mue écologique ne soit pas totale.

Néanmoins le commissaire Paolo Gentiloni, en charge du Semestre européen pour la commission, est sincère et courageux, mais il se trouve dans une configuration politique difficile, car sous l’égide notamment d’un vice-président de la Commission conservateur. Il va avoir besoin du soutien d’un Parlement européen fort et ambitieux qui agisse comme levier de négociation auprès de la Commission. C’est pourquoi le jeu actuel de la droite (PPE) et de Renew est d’autant plus irresponsable.

J’échange avec Paolo Gentiloni et nous convenons que nous menons tous deux une bataille politique, une bataille idéologique et une bataille d’intérêts. Donc pour résumer : la position de la Commission n’est certes peut être pas suffisante, mais elle a fait d’importantes avancées et elle laisse largement aux parlementaires la possibilité de travailler de manière constructive et ambitieuse. Une chance qu’une partie du Parlement semble refuser de prendre.

Aurore Lalucq © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

LVSL : Est-ce qu’on a des pistes pour construire un ou plusieurs indicateurs nouveaux ?

Pour les indicateurs, le problème n’est pas d’en construire mais plutôt de les choisir. Car il en existe un grand nombre. Peut être trop même ! La question est d’opter pour les « bons », ceux qui permettent d’éclairer les décideurs et les citoyens et de répondre à des priorités définies démocratiquement.

Car les indicateurs ne sont pas qu’un sujet technique, ils ont un effet performatif, c’est à dire qu’ils influent sur notre perception de la réalité et des priorités. Par exemple, à partir du moment où des indicateurs de dette et de déficits publics guident nos politiques publiques, tout devient un coût. À partir du moment où on dit que c’est le PIB, tout doit être vu comme un moyen pour relancer la croissance. Peu importe l’état de l’environnement ou des inégalités.

Il est possible de co-construire des indicateurs, comme cela s’est fait à Québec par exemple. Beaucoup d’États américains ont fait d’autres choix : le Vermont de Bernie Sanders, Hawaï, le Colorado se sont dotés de PIB vert et autres.

Comment cela fonctionne-t-il concrètement ? Il manque au PIB ce qui fait le sel de la vie – et heureusement d’ailleurs ! – comme la beauté des paysages, le rire d’un enfant, comme le rappelait Robert Kennedy. Il manque des éléments plus tangibles : comme le bénévolat par exemple. Mais à l’inverse, le PIB comptabilise les ventes d’armes, la pollution, la publicité qu’on déverse sur nos enfants, toutes ces choses négatives. On peut faire un PIB vert en retranchant tout ce qui est négatif (la précarité du travail, le taux de suicide, la toxicomanie, le taux de cancers, etc.) et on peut ajouter des éléments bénéfiques comme le bénévolat, le lien social, l’amélioration de l’état de l’environnement, mais pour ce faire il faut les monétiser. Or je ne suis personnellement pas favorable à la monétisation qui a un grand nombre d’effets pervers. C’est pourquoi je préfère des indicateurs de santé sociale.

L’essentiel dans ce débat est de rappeler qu’un indicateur économique est fait pour déterminer si nos politiques publiques vont dans le bon sens ou non. C’est une boussole, pas le Nord ; un aiguillage, pas un objectif. Or nous en avons fait des objectifs en soi.

Le PIB est originellement un outil promu par Franklin D. Roosevelt en 1933, au moment de la crise économique majeure aux États-Unis. Un outil qui émerge pour des raisons très pragmatiques. Les États-Unis sont alors dans une situation similaire à l’Europe sur certains points : construction bancale, fédéralisme balbutiant, inégalités de richesses immenses. Roosevelt tente l’audace : il veut sauver son pays, pas l’économie. Il engage toute une série de réformes coûteuses mais vertueuses : emploi, finance, éducation, santé, fiscalité, investissement environnemental. Mais il a besoin de savoir si sa politique fonctionne. Il a besoin d’un indicateur. Il crée alors la commission Kuznets qui propose un indicateur : le PIB. En France, l’arrivée PIB répond également à un programme précis : la reconstruction et le développement matériel suite à la guerre. Nous avons un rapport affectif à cet indicateur car il est lié dans notre imaginaire à la prospérité. Mais il est temps de passer à autre chose.

Aujourd’hui nous devons reconstruire notre modèle de développement pour permettre le maintien de la vie sur la planète et réduire les inégalités. À nouveaux objectifs, nouveaux indicateurs, c’est aussi simple que cela.

Cependant, nous méritons de reproduire la même méthode qu’au moment de la reconstruction : la nation entière était alors impliquée vers un objectif commun. Un tel changement de cap pour notre société aujourd’hui, demande une concertation de même ampleur, avec syndicats, ONGs, société civile, mouvements écologistes, pour définir nos objectifs et nos moyens. Autrement dit de la planification.

LVSL – Outre le chiffrage évidemment adapté aux réalités nationales, quelle est la différence entre le Green New Deal que vous proposez à l’Union Européenne et celui proposé par Bernie Sanders aux États-Unis et le Sunrise Movement qui l’a élaboré ?

A.L. – Il y a peu de différences je pense entre celui que je propose et celui de Sanders/AOC : sortir des énergies fossiles d’ici dix ans, réduire massivement notre empreinte écologique, travailler à la justice sociale et environnementale et créer des emplois. Cela suppose d’investir dans les renouvelables, dans la rénovation thermique des bâtiments et dans la biodiversité les infrastructures végétales. Toujours dans la perspective de remettre l’économie à sa juste place.

Mais si on devait en trouver je pense qu’elles porteraient sur le lien à la croissance, les questions sociales et technologiques. Nous avons des différences de visions quant à la question sociale et aux technologies, compte-tenu de contextes nationaux et continentaux très différents.

Commençons par les questions sociales. Aux États-Unis, l’État-providence n’est pas abouti. Il reste énormément à construire. Certes, Roosevelt en a posé la première brique au moment de la crise de 1933. Lyndon Johnson a posé la deuxième en tant que père américain de la sociale-écologie dont l’esprit transparaît dans son « Great Society speech » de 1964, où il parle déjà, avant-gardiste, de sortie de la croissance et des dangers de l’accumulation et du productivisme. Mais après ces deux présidents, la construction de l’Etat-providence américain a subi un coup d’arrêt, en dépit des efforts déployés par Barack Obama autour du système de sécurité sociale, non conclusifs. Les Etats européens ont pour la plupart établi ce socle social de la puissance publique depuis longue date, même si certaines forces politiques cherchent et parviennent malheureuement à le détricoter aujourd’hui.

C’est pourquoi dans le Green New Deal de Bernie Sanders ou d’Alexandria Ocasio-Cortez on trouve des propositions fondamentales comme l’accès à l’éducation, la construction d’un système de protection sociale ou de retraites qui s’avèrent (ou peut-être s’avéraient…) des batailles déjà gagnées dans nos pays.

Du point de vue des transports, le maillage territorial européen est très fin comparativement aux États-Unis. C’est assez incomparable même ! Notre stratégie industrielle s’en trouve tout à fait différente : pour ma part, je crois beaucoup aux low-tech – école Philippe Bihouix – comme vivier d’emplois. Des technologies simples, à faible impact environnemental, réparables. C’est l’une des différences avec le plan Sanders/AOC qui est peut être bien plus technophile.

Parmi les points communs, l’un d’entre eux nous tient particulièrement à coeur, c’est celui  de l’ « employeur en dernier ressort ». De la garantie de l’emploi en d’autres termes. Un programme d’embauche et de formation par la puissance publique, fondé à l’échelle européenne et administré localement, ouvert à tous les actifs prêts à être employés au salaire minimum dans le secteur de la biodiversité.

Cela fait partie des choses que j’essaie de pousser auprès de la Commission européenne, auprès de Frans Timmermans. C’est ici que l’Europe peut être utile, c’est ici que l’Europe serait aimée. En éradiquant la pauvreté et la précarité environnementale, en créant des emplois directement. En plus de l’utilité économique, un tel programme créerait de la cohésion en Europe et viendrait aider à résoudre la crise de la biodiversité.

LVSL – Qu’est-ce qui vous distingue du Green Deal d’Ursula Von der Leyen (présidente de la Commission européenne) et en quoi est-il insuffisant pour nos objectifs climatiques ?

A.L. – Beaucoup ! Il y a une réelle sincérité chez Ursula Von der Leyen, elle a compris l’urgence environnementale. Mais si les mots changent pour l’instant les politiques restent les mêmes. Le Green Deal reste ainsi sous l’égide d’un verdissement de la croissance, et non pas d’un changement pragmatique de système économique. La Commission mise sur les ruptures technologiques et le fait qu’un jour – peut être – la croissance du PIB et les émissions de gaz à effet de serre ne suivront pas les mêmes trajectoires. Un pari risqué, compte-tenu du fait que ce découplage n’a jamais eu lieu!

Du point de vue des sommes engagées le compte n’y est pas : La Cour des comptes européenne établit à mille cent quinze milliards par an le besoin financier, alors que la Commission propose mille milliards sur dix ans.

Du point de vue de la qualité des sommes engagées, même chose. Les mécanismes sont les mêmes qu’auparavant, et notamment les mêmes que ceux du plan Juncker : on compte sur l’incitation aux acteurs privés et sur les effets de levier.

Par exemple, le mécanisme de transition juste (dont l’objectif est de s’assurer que la transition écologique soit sociale), compte sept milliards d’argent frais (enfin d’argent pris dans d’autres fonds…). L’objectif est d’attirer le privé est d’arriver à 80 milliards. Mais ce n’est pas le rôle du marché d’assurer la formation et la justice sociale.

Autre élément : la faiblesse réelle du dialogue avec les partenaires sociaux, les ONGs et la société civile dans son ensemble, et la quasi-absence des questions sociales dans ce programme.

Autre critique, ce Green deal reste trop « Macro », autrement dit même si les chiffres du fonds de transition juste étaient à la hauteur de l’enjeu, déverser des milliards n’est pas suffisant. Mettons nous quelques secondes à la place d’une salariée du secteur automobile en France ou d’un salarié qui dépend du charbon en Pologne, ce qui les intéresse pour des raisons tout à fait logiques et légitimes, c’est de savoir comment ils font faire pour payer leur loyer, nourrir leur famille, partir en vacances … vivre en somme! Aussi tant que nous ne serons pas parvenir à décrire exactement ce comment la transition se passera à la fin du mois pour les personnes impactées par la transition écologique, nous n’y arriverons pas.

Le Green Deal de la Commission est trop technocratique pour l’instant. Ni assez ambitieux, ni social, ni vraiment environnemental non plus. À nous parlementaires de pousser à plus d’ambition et de réalisme!

LVSL : Pavlina Tcherneva est passée en France récemment et nous avons eu l’occasion de l’interroger, c’est une des économistes qui a contribué à la maturation du Green New Deal aux USA, une des tenantes de la Modern Monetary Theory (MMT) qui dit que le Gouvernement peut financer de grands plans d’investissements par la création monétaire. Est-ce que vous vous inscrivez dans ce courant et si oui, pourquoi ? 

A.L.  Vous dire que je m’inscris dans ce courant serait mentir. Je n’ai jamais réussi à m’inscrire dans un courant unique, tout simplement parce que chaque courant a ses limites. Comme beaucoup je pioche dans plusieurs courants en fonction de mes objectifs : justice sociale, transition écologique et intérêt général.

Je m’inspire autant des post-keynésiens, de Minsky, des institutionnalistes façon Galbraith père et fils, de Veblen, de Gorz, d’Illich, de Kapp, mais aussi de Gadrey, Meda, Giraud, Jany-Catrice, Laurent, Raveaud… De tout ce qui permet de remettre l’économie au service de l’intérêt général et surtout de ceux et celles qui vont mal. Raz-le-bol des politiques faites uniquement pour les gens qui vont bien.

Mais oui, la MMT apporte beaucoup. Elle fait du bien intellectuellement, car elle possède une colonne théorique solide et surtout elle propose des politiques publiques. Ce lien est très important. J’aime aussi la façon dont ses membres légitiment la puissance publique à travers la monnaie et l’emploi : « on veut créer des emplois eh bien, on en crée ! ». J’apprécie énormément Stephanie Kelton, qui travaille beaucoup avec Pavlina Tcherneva, avec laquelle j’entame une collaboration sur les questions de garantie de l’emploi.

La MMT a brisé le tabou de la politique monétaire. L’Europe est, elle aussi, parvenue à le briser. Elle a fait preuve d’un volontarisme très pragmatique en 2008 lors de la crise financière : pour éviter un gel du crédit, pour éviter l’effondrement des banques et du marché, on a fait « tourner la planche à billets », à travers des politiques justement appelées « non conventionnelles ».

Aujourd’hui il nous faut, avec le même volontarisme, briser le tabou budgétaire. Vous savez en économie, s’empêcher d’utiliser la politique monétaire et la politique budgétaire, c’est comme dire à un médecin qu’il ne peut utiliser ni pénicilline ni aspirine. C’est absurde et dangereux.

LVSL – Comment faire une telle relance alors que l’Allemagne, les Pays-Bas et l’Autriche s’opposent à toute politique macro-économique d’investissements publics qui pourraient créer de l’inflation et donc aussi faire baisser la valeur de l’Euro ?

A.L. – Il ne s’agit pas de faire de la relance, on ne relance pas la croissance ! La notion de croissance est derrière nous. L’urgence aujourd’hui est l’investissement pour la transition écologique et sociale.

Pour ce qui est des oppositions, nous en aurons un moment, puisqu’elles sont de l’ordre idéologique et quasi-psychologique comme je le disais. Il n’y a d’ailleurs pas que l’Allemagne qui s’y oppose. Certains pays de l’Est aussi. Mais plus que des clivages entre pays, il s’agit avant tout d’un clivage gauche/droite. Dans les négociations ceux qui s’opposent à desserrer la contrainte budgétaire pour investir c’est la droite et Renew. La droite allemande et hongroise sont particulièrement dures. Ils veulent façonner le projet européen et le continent à leur image. Orban n’a d’ailleurs de cesse de dire qu’il est l’avenir de l’Europe. Cette extrême droite et cette droite sont dans un combat quasi-civilisationnel. Il ne faut surtout pas que la gauche lâche le combat européen dans un tel moment, car cette extrême droite ne le lâchera pas, elle.

LVSL – Et si votre camp politique gagnait en 2022 ?

A.L. – Selon moi, tout est une question de rapport de force politique. Jusqu’à présent il n’y a pas grand-chose qui a été à la fois opposé et proposé au gouvernement allemand. Puisque l’Europe fonctionne encore malheureusement sous un mode inter-gouvernemental, il faut donc qu’il y ait à un moment un rapport de force qui s’établisse : la question de l’Europe de la défense, la question de la place aux Nations-Unies, ce sont des sujets qu’il faut mettre sur la table avec l’Allemagne pour exiger des choses d’elle, notamment desserrer la contrainte budgétaire.

Aujourd’hui au niveau européen, chaque pays est en train de défendre mordicus ses faiblesses au lieu de partager des solutions collectives pour s’y soustraire : la Pologne défend son charbon, la France défend son nucléaire, l’Allemagne défend ses voitures, en fait, tout ce qui est en train de craquer. C’est dommage, car nous sommes tous dans la même galère ! Nous avons tous grandi dans la consommation de masse, dans un logiciel pro-croissance, productiviste puis néolibéral avec toutes les conséquences que cela engendre.

Nous avons tous et toutes été plus ou moins frustrés en terme de consommation par ce système, car il est toujours plus simple de prôner la frugalité quand on a pu soi-même tester et éprouver les limites de la consommation. Mettons sur la table nos fragilités pour réussir à trouver des compromis plutôt que s’attaquer les uns les autres. C’est ce que devra faire notre camp politique s’il gagne en 2022 au niveau européen. Proposer un programme clair. Ambitieux car pragmatique. Et ne pas avoir peur des négociations.

Aurore Lalucq © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

LVSL – Au Parlement européen, vous avez réussi à fédérer, autour du Green New Deal, un intergroupe avec plus de cent cinquante eurodéputés notamment avec la GUE, les Verts, les sociaux-démocrates, les Libéraux (Renew) et la droite (PPE). Quelle est votre feuille de route ? Comment est-ce que vous allez porter ce combat du Green New Deal dans les prochains mois ? 

A.L. –Le premier objectif de cette enceinte transpartisane, très symbolique, c’est d’avoir les idées claires sur le contenu programmatique d’un Green New Deal. Il s’agit de nourrir l’expertise et l’opinion des élus pour qu’ils pèsent en connaissance de cause dans les négociations face à la Commission européenne pour pousser à plus d’ambitions dans les arbitrages à venir.

Le deuxième objectif est d’en faire un lieu de dialogue avec la société civile organisée, les syndicats, les ONGs, les institutions européennes. D’abord parce que l’Europe a trop longtemps souffert de son déficit démocratique, creuset de l’immense désaffection pour les institutions. Ensuite parce que l’écologique et le social sont des sujets qui appartiennent aux citoyens avant tout : un objet qui traite des deux en même temps ne saurait se soustraire à leurs revendications. Enfin parce que les solutions pragmatiques ne peuvent se dessiner qu’ainsi : par des compromis entre des acteurs aux intérêts a priori contraires. Barack Obama était parvenu à des solutions très ancrées dans le réel grâce à cette méthode dans les Appalaches, au moment de la décision de sortie du charbon. Syndicalistes du charbon et ONG environnementalistes ont dialogué pour trouver des solutions satisfaisantes pour les deux parties.

LVSL : C’est un précédent intéressant et quand on retourne à l’échelle nationale, cela peut aussi inspirer. On est dans un contexte d’urgence climatique qui est aussi performatif sur les consciences et notamment à gauche, est-ce qu’elle peut faire converger tant les Insoumis que les sociaux-démocrates non libéraux, les Verts au sein d’un bloc qui pourrait in fine, par rapport à 2022 en l’occurrence, contrebalancer le bloc libéral macroniste et le bloc d’extrême-droite ? Comment voyez-vous les choses sur le plan national ?

A.L. : Je ne sais pas si c’est l’écologie qui peut faire converger. L’écologie sans le social ne le peut pas en tout cas! On observe certes la mobilisation des jeunes pour le climat mais aussi des mouvements sociaux comme celui des Gilets jaunes ou des retraites. Étant profondément matricée par les questions sociales et écologiques. Je plaide évidemment pour l’union.

Compte tenu du peu de différences de programme entre les différents mouvements que composent l’arc social et écologique (auquel il faudra un jour trouver un nom !), les divergences portent essentiellement sur des habitus de partis, sur la méfiance et des ego parfois meurtris.

Mais ce qui devrait nous faire converger c’est le sens des responsabilités, celui de l’intérêt général. Il faudra être en capacité de penser à l’intérêt du pays et des classes sociales que l’on défend plutôt qu’à sa propre chapelle et ses propres intérêts égotiques. Penser à ceux et celles qui vont mal devrait être notre priorité. Le reste devrait être anecdotique d’autant qu’en 2022, le risque d’accession au pouvoir de l’extrême droite est réel cette fois-ci.

Ce qui devrait nous faire converger aussi c’est le besoin de sincérité. Dire et défendre ce que l’on pense vraiment. Ce qui devrait nous faire converger c’est la bataille culturelle à mener. Car pour gagner des élections, il faut au préalable gagner la bataille des idées. En fait, ce qui devrait nous faire converger c’est de travailler, travailler les programmes politiques, travailler à leur diffusion et travailler à l’union! Ça se fera, ça se fera tout simplement parce qu’il n’y a pas d’autre alternative !

Crédit photo Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL

Libéralisation du secteur de l’électricité : la grande arnaque

https://pxhere.com/fr/photo/1507247

Initialement justifiée par une promesse de prix plus bas pour les consommateurs français, la libéralisation du secteur de distribution de l’électricité aux particuliers s’est finalement traduite par une envolée des tarifs réglementés de vente (TRV) d’EDF et des prix du marché privé au cours de la décennie 2010. Le 1er août dernier, les TRV ont encore augmenté de 1,23%, cette hausse faisant suite à un renchérissement spectaculaire de 5,9% intervenu le 1er juin dernier. La libéralisation est également responsable d’une explosion des abus des fournisseurs d’énergie à l’encontre des ménages français, dont s’alarme aujourd’hui le Médiateur National de l’Énergie. Elle nous enjoint à questionner la pertinence de la privatisation et de la mise en concurrence systématiques des anciens marchés dits « de monopole public ».


Mauvaise nouvelle pour le portefeuille des ménages français. Le 1er août dernier, les tarifs réglementés de vente (TRV) qui déterminent les montants des factures d’électricité domestique d’EDF, dont s’acquittent encore 28 millions de ménages français, ont augmenté de 1,23%[1]. En juin dernier, ils avaient déjà bondi de 5,9%, soit la plus forte augmentation depuis 20 ans[2]. Une telle hausse équivalait à 90 euros de facture par an pour un foyer se chauffant à l’électricité, soit une part considérable du reste-à-vivre des ménages appartenant aux trois premiers déciles de revenus. Or, un tiers d’entre eux est déjà en situation de précarité énergétique en France[3].

Sous la pression du mouvement des « Gilets jaunes », le Gouvernement avait pourtant annoncé vouloir différer leur augmentation. Après avoir connu une envolée entre 2010 et 2018, les TRV devaient temporairement se stabiliser. Un tel répit aurait été bienvenu car leur revalorisation annuelle avait abouti à une augmentation des prix de l’électricité de plus de 20%[4][5]. Las, la Commission de Régulation de l’Énergie (CRE) en a décidé autrement. Elle a rappelé en février dernier qu’une hausse de 5,9% devait intervenir au mois de juin 2019 au plus tard.

Dans le même temps, le phénomène de précarité énergétique se développe en France et touche aujourd’hui 12% des ménages[6]. La hausse des prix de l’électricité et du gaz fait courir le risque à une part croissante d’entre eux de basculer dans des situations d’insolvabilité ou de grave privation énergétique, dont plusieurs organisations comme la Fondation Abbé Pierre[7], le CREAI[8] ou le CLER[9] soulignent les effets dévastateurs sur l’état de santé physique et psycho-sociale des personnes concernées.

La hausse des prix de l’électricité et du gaz fait aujourd’hui courir le risque à de nombreux ménages français de basculer dans des situations d’insolvabilité ou de grave privation énergétique.

Au-delà d’être excessive, la hausse actuelle des prix de l’électricité est en grande partie la conséquence de la politique de privatisation et de mise en concurrence dans le secteur de la distribution de l’électricité et du gaz. La principale justification politique apportée par la Commission européenne à cette mise en concurrence était pourtant de permettre aux consommateurs de bénéficier de prix bas[10].

Genèse de la libéralisation

En France, sous l’effet de la transposition des directives européennes de libéralisation des marchés de fourniture de l’électricité et du gaz aux particuliers[11], ces derniers se sont ouverts à la concurrence. En 2000, la CRE était créée afin de veiller au fonctionnement du marché en voie de libéralisation de l’énergie et d’arbitrer les différends entre opérateurs et consommateurs[12]. En 2004, EDF perdait son statut d’établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) pour devenir une société anonyme (SA) [13][14]. Ce choix fut effectué afin de réduire l’entreprise à l’état de simple concurrent au sein du futur marché privé de distribution énergétique. Enfin, début 2007, les marchés de distribution du gaz et de l’électricité aux ménages ont été définitivement libéralisés[15]. À cette date, les ménages français ont pu souscrire un contrat de fourniture auprès d’opérateurs privés concurrents.

Conformément aux exigences de Bruxelles, Paris a ainsi mis en place un système de fonctionnement de marché privé dont il était attendu qu’il favorise la concurrence entre distributeurs, et par là, une baisse des prix des énergies dont les consommateurs devaient être les bénéficiaires[16]. Il s’agissait également de permettre à tout opérateur privé de s’installer sur le marché de distribution de l’énergie et à ces nouveaux utilisateurs des réseaux de distribution de bénéficier, selon les termes de la Commission, d’un droit d’accès « libre, transparent et non-discriminatoire »[17].

Dans la réalité, le démantèlement des monopoles publics de distribution en vigueur dans de nombreux pays européens a eu un effet exactement inverse. Les prix de vente des énergies aux particuliers se sont littéralement envolés. La libéralisation du marché de l’électricité a abouti à une hausse à trois chiffres des prix de l’électricité en Espagne[18][19]. Elle a également été particulièrement douloureuse au Danemark, en Suède et au Royaume-Uni[20] tandis que dans l’Hexagone, les prix de l’électricité connaissent aujourd’hui un plus haut historique et continuent d’augmenter à un rythme sans précédent depuis le Second Choc pétrolier[21]. Comment a-t-on pu en arriver à une telle situation ?

Dans certains pays européens, la libéralisation a abouti à une hausse à trois chiffres des prix de l’électricité.

Dans le sillage de la libéralisation du marché national de distribution de l’électricité en 2007, le législateur fait voter le 7 décembre 2010 la loi NOME[22], portant sur une nouvelle organisation des marchés de l’électricité.  Cette loi est à l’origine de la création d’un mécanisme dit d’« accès régulé à l’énergie nucléaire historique» ou « ARENH », mécanisme par lequel EDF se voit obligé de céder une part de son électricité produite grâce au nucléaire à ses concurrents pour des tarifs « représentatifs des conditions économiques de production » selon les termes de la loi [23]. En France, le secteur du nucléaire permet de produire de l’électricité à prix faible, car inférieur aux sources de production autres que l’hydraulique[24]. L’objectif était donc de stimuler la concurrence, afin que les fournisseurs alternatifs s’approvisionnent en électricité au même coût qu’EDF et abaissent leurs tarifs de distribution.

Concrètement, avec l’ARENH, EDF devait céder un quart de sa production nucléaire à la concurrence privée, à un prix fixé par arrêté ministériel de 42€/MWh[25]. Les concurrents d’EDF avaient ainsi accès à 100 TWh/an d’électricité nucléaire. Cependant, dans un contexte de mondialisation du marché des énergies, ces sociétés sont également amenées à se fournir sur des marchés étrangers au sein desquels les cours de l’électricité, soumis à la conjoncture internationale, sont fortement instables. Parfois, comme en 2016, les prix du marché mondial s’effondrent. Durant cette période, EDF n’a par conséquent vendu aucun kilowatt à ses concurrents qui préféraient s’approvisionner ailleurs. D’autres fois, au contraire, dans un contexte de crise de l’offre ou d’inflation de la demande, les prix augmentent et l’ARENH devient compétitif. Ce mécanisme offrait ainsi aux opérateurs concurrents d’EDF une opportunité d’arbitrage : ils pouvaient se fournir sur le marché mondial quand les prix étaient bas ou via l’ARENH quand ils étaient élevés.

Au cours des années 2010, cependant, en raison de l’appétit du marché asiatique, les prix de gros internationaux ont beaucoup augmenté, de sorte que l’ARENH est devenu hyper-compétitif au regard du marché mondial. Les fournisseurs privés internationaux se sont alors rués vers l’ARENH et ont fait exploser son plafond de vente. 132,98 TWh d’électricité ont été demandés pour l’année 2019, soit 33 TWh de plus que la limite fixée par la Loi[26], forçant le Gouvernement et le Parlement à considérer en urgence, et contre l’avis d’EDF, une augmentation du plafond de vente [27][28][29][30]. En attendant, pour continuer à fournir leurs clients, les opérateurs privés ont été contraints de se tourner vers le marché international[31].

Le mythe de l’auto-régulation

L’histoire aurait pu s’arrêter là. EDF aurait ainsi vu sa compétitivité-prix accrue sur le marché de distribution aux particuliers, aux dépens des autres opérateurs privés soumis aux prix élevés et peu concurrentiels du marché international. Cependant, adoptant l’interprétation « hard line » du principe de concurrence de la Commission européenne, la CRE a estimé que  l’accroissement des écarts de prix de vente entre ceux d’EDF et des autres opérateurs privés représentait une menace à l’encontre du principe de libre concurrence. Elle a alors décidé d’intervenir afin d’affaiblir par la force l’avantage concurrentiel d’EDF. Dans une délibération datant de février dernier, elle a préconisé au Gouvernement français de mettre en oeuvre une augmentation des TRV afin de respecter le principe de « contestabilité » des tarifs[32].

Selon cet anglicisme qui constitue désormais une notion de droit économique européen, le niveau des TRV doit être fixé afin que tout fournisseur privé soit en mesure de les concurrencer afin de garantir son maintien sur le marché[33]. En clair, la contestabilité suppose une inversion totale du paradigme de réglementation des marchés. Elle protège les intérêts de l’offre (les fournisseurs) plutôt que ceux de la demande (les ménages). À ce titre, 40% de l’augmentation du prix proposée par la CRE au Gouvernement — 3,3€/MWh sur 8,3€/MWh — n’est pas liée à la hausse objective des coûts d’exploitation d’EDF. Elle provient d’un choix méthodologique consistant à faire correspondre le prix de vente de l’électricité produite par le nucléaire d’EDF à celui fixé dans le cadre de l’ARENH[34]. L’objectif de la CRE était ainsi de limiter les effets négatifs que des TRV bas pouvaient avoir sur la capacité de pénétration et de maintien sur le marché des opérateurs privés concurrents d’EDF.

La contestabilité suppose une inversion totale du paradigme de réglementation des marchés : elle protège les intérêts de l’offre plutôt que de la demande.

Par ailleurs, Bruxelles ne s’est pas contentée d’affaiblir la position d’EDF sur le marché de distribution aux particuliers. La Commission a également ordonné à la France de supprimer définitivement son système de réglementation tarifaire. Adoptée le 11 avril dernier, la loi PACTE a d’ores et déjà programmé la suppression des TRV pour les particuliers et copropriétés au 1er juillet 2023[35]. Elle constitue la suite logique d’un arrêt du Conseil d’État où ce dernier estimait que le maintien des TRV était « contraire au droit de l’Union européenne », constituant « une entrave à la réalisation de marchés de l’électricité et du gaz naturel libres et concurrentiels »[36].

Concurrence(s) et guerre civile

La suite de l’histoire a fait la une de la presse au cours des derniers mois, sur fond de tensions sociales et politiques brutalement ravivées par le mouvement des Gilets jaunes, mais aussi d’inquiétude grandissante exprimée par les ménages françaises quant à l’acquittement de leurs factures énergétiques en explosion.

La validation par le Gouvernement des préconisations de la CRE a d’abord fait bondir les associations de consommateurs. En avril, la CLCV et UFC-Que Choisir adressaient une lettre ouverte au Président de la République, lui enjoignant de renoncer à la hausse du tarif[37]. Selon elles, « approuver cette augmentation reviendrait à tourner le dos aux attentes des Français en termes de pouvoir d’achat et à la logique de dialogue mise en place avec ces derniers depuis le Grand Débat National ». La lettre est restée sans réponse.

À l’annonce de l’augmentation effective des tarifs en juin dernier, les deux associations décident de saisir le Conseil d’État[38]. Le secrétaire général de la CLCV, François Carlier, justifiait cette saisine sur RTL : « cela fait dix ans que le marché français de distribution de l’énergie a été libéralisé. Le fait que les autorités prétendent aujourd’hui être obligées d’augmenter les tarifs de vente du fournisseur historique afin de stimuler la concurrence est complètement paradoxal. (…) C’est en tout cas une décision injustifiable si l’on se place du point de vue de l’intérêt des consommateurs pour lesquels la seule chose qui compte est de bénéficier de prix abordables. La proposition de hausse de la CRE pose donc des problèmes de droit et en la suivant, le Gouvernement commet une faute »[39].

EDF se retrouve dans une situation déloyale et insensée, que ce soit du point de vue de la mission d’intérêt général des services publics ou d’un fonctionnement concurrentiel de marché. L’entreprise se retrouve confrontée à des concurrents qui ne produisent aucune valeur ajoutée dans l’économie, mais vivent d’une rente énergétique.

Les associations de consommateurs n’ont pas été les seules à réagir à l’augmentation des TRV. L’Autorité de la Concurrence l’a elle-même contestée. Dans un avis du 25 mars, l’AAI (Autorité Administrative Indépendante) en charge de la réglementation des marchés en France a estimé que la hausse proposée « conduirait à faire payer aux consommateurs les effets du plafonnement de l’accès régulé à l’électricité nucléaire. Le surcoût serait de 600 millions d’euros pour ces derniers. (…) La hausse des tarifs apparaît dès lors comme contraire à la volonté du Parlement de proposer des tarifs permettant de restituer aux consommateurs le bénéfice de la compétitivité du parc nucléaire historique. (…) Une telle régulation conduirait à transformer, sur le marché de détail aux particuliers, le prix plafond réglementé en prix plancher pour EDF, avec pour effet d’offrir aux clients restés fidèles aux TRV la garantie pour le moins paradoxale de « bénéficier des prix les plus élevés du marché ».[40]

Ces derniers mois, Jean-Bernard Lévy, directeur d’EDF, alertait l’opinion publique sur la position de faiblesse dans laquelle EDF est actuellement mise par la faute de la CRE et de la doctrine libérale du « marché privé de l’électricité » défendue par la Commission. Dans une tribune parue dans Le Figaro en mai dernier[41], c’est le principe de fonctionnement même de l’ARENH qu’il dénonçait, permettant selon lui à des acteurs privés d’accroître considérablement leurs marges sur le dos d’investissements publics, en se dédouanant des charges et risques financiers liés à l’entretien matériel du réseau. En juin dernier, il tirait la sonnette d’alarme : « depuis des années, EDF est victime du système actuel de régulation de l’accès à l’énergie nucléaire. On ne peut pas obliger EDF, entreprise qui a à sa charge l’ensemble des investissements infrastructurels, à subventionner d’autres distributeurs d’électricité privés qui ne font, eux, aucun investissement dans le réseau public (…). Nos concurrents attendent que nous leur fournissions à un prix ultra-compétitif une énergie qu’ils ne produisent même pas afin d’accroître leurs marges. Aujourd’hui, des grands groupes s’implantent sur le marché de la distribution d’électricité et viennent faire beaucoup d’argent aux dépens d’EDF»[42].

Il est vrai que le principe de séparation des gestionnaires de réseau et des fournisseurs de services voulu par Bruxelles produit aujourd’hui un tel niveau d’incohérence que même des think-tanks ultra-libéraux et minarchistes comme la Fondation IFRAP reconnaissent qu’il n’est pas viable, voire même absurde. Selon l’IFRAP, EDF est : « victime d’un système qui contraint l’entreprise à subventionner ses propres concurrents privés alors que dans un fonctionnement de marché libéralisé, ces derniers devraient plutôt réaliser les investissements pour produire eux-mêmes de l’électricité »[43]. EDF se retrouve ainsi dans une situation déloyale et insensée, que ce soit du point de vue de la mission d’intérêt général des services publics ou d’un fonctionnement concurrentiel de marché. L’entreprise se retrouve confrontée à des concurrents qui ne produisent aucune valeur ajoutée dans l’économie, et donc virtuellement aucune richesse, mais vivent malgré tout d’une rente énergétique.

Il est dès lors permis d’acquiescer aux propos d’Henri Guaino, ancien Commissaire général du Plan qui, dès 2002 dans les colonnes du Monde, alertait l’opinion publique sur « l’absurdité économique et technique de la séparation des secteurs de production et de distribution de l’énergie ». Selon lui, « la privatisation voulue par la Commission est un leurre, compte tenu des besoins considérables de financement qu’appellent le renouvellement des équipements de production et la diversification des modes de production énergétique. (…) Comme celle de la SNCF, la réorganisation d’EDF est porteuse de conséquences graves, que les institutions européennes s’efforcent de dissimuler derrière de pseudo-impératifs d’efficacité concurrentielle »[44].

Leçons d’un mirage idéologique

En résumé, le cas de la libéralisation et de la privatisation du marché de l’électricité en France est instructif à plusieurs égards. Premièrement, il nous offre un cas d’étude des incohérences folles auxquelles tout raisonnement logique trop dogmatique peut conduire. De ce point de vue, le paralogisme ultra-libéral — ou plutôt néolibéral — de la concurrence artificiellement stimulée avancé par la Commission européenne et la CRE est digne d’un enseignement scolastique sur les syllogismes. En bref, la puissance publique prétend intervenir en augmentant les TRV, et en sacrifiant ainsi l’intérêt des consommateurs, « au nom du principe de concurrence ». Or, aux yeux de la Commission européenne elle-même, un tel principe est légitimé par le fait que « seule la concurrence permet de défendre l’intérêt des consommateurs »[45]. Marcel Boiteux et les économistes de la Fondation Robert Schuman n’ont pas manqué de s’amuser de ce savoureux paradoxe[46]. Dans un article intitulé « Les ambiguïtés de la concurrence », l’auteur du problème de Ramsey-Boiteux, maître à penser des politiques de tarification publique, déclarait : « avec la suppression des tarifs régulés, il ne s’agit plus d’ouvrir la concurrence pour faire baisser les prix, mais d’élever les prix pour favoriser la concurrence! »[47].

Avec la suppression des tarifs régulés, il ne s’agit plus d’ouvrir la concurrence pour faire baisser les prix, mais d’élever les prix pour favoriser la concurrence!

Deuxièmement, cette affaire nous permet de constater que derrière la prétendue neutralité axiologique du « jeu pur et parfait de la concurrence » avancé par la Commission, se cache une entreprise politique visant à démanteler le monopole de distribution du secteur public de nombreux États membres[48]. On voit se dessiner ici ce qui constitue le cœur d’une idéologie politique en même temps que sa quadrature du cercle. Afin de faire basculer le maximum de ménages clients du système public réglementé vers le marché privé, les fournisseurs concurrents doivent être capables de concurrencer les TRV d’EDF. Or, en France, ces derniers en sont actuellement tout bonnement incapables. La Commission et la CRE multiplient alors les initiatives politiques afin d’altérer les règles du jeu de façon plus ou moins conforme à leurs dogmes, osant pour cela user de méthodes coercitives[49] ou même renier certains postulats idéologiques originels quant au fonctionnement des marchés[50].

Ce constat nous amène à notre troisième point. Le cas de figure dans lequel nous sommes plongés remet en question l’illusion selon laquelle la mise en concurrence tendrait systématiquement à un lissage optimal des tarifs pour le consommateur et devrait à ce titre constituer l’unique horizon de fonctionnement des marchés[51]. Comme le résume l’économiste Paul de Grauwe, « il existe bel et bien des limites au marché »[52][53]. De ce point de vue, la première observation pragmatique qui s’impose est que si la CRE en est réduite à demander au Gouvernement d’intervenir afin de fixer artificiellement à la hausse les prix de la ressource électricité, le marché est faillible et il est très loin d’être autorégulé[54].

Par ailleurs, certains secteurs, et notamment les activités de réseau (trains, distribution énergétique), constituent des « monopoles naturels ». Cela veut dire qu’ils ont traditionnellement été organisés comme tel parce qu’ils y ont naturellement intérêt[55]. En effet, ce sont des activités où les économies d’échelle et les coûts d’entrée sur le marché sont si considérables que la collectivité publique doit contrôler ce dernier afin d’empêcher qu’il ne tombe aux mains d’un nombre limité d’opérateurs privés. Comme cela a déjà été le cas par le passé dans des secteurs comme le transport ferroviaire au début du XXe siècle aux États-Unis[56] ou la distribution d’électricité en Californie au début des années 2000 (scandale Enron), les acteurs privés pourraient profiter de leur position dominante afin de soutirer une rente d’oligopole en pratiquant des prix trop élevés auprès de leurs clients ou en évinçant une demande jugée trop coûteuse à satisfaire. Une telle dynamique emporte des implications dramatiques en termes d’accroissement des inégalités entre les consommateurs, et donc d’érosion du fonctionnement démocratique des marchés[57][58][59][60][61].

À ce titre, comme le disent Jean-Pierre Hansen et Jacques Percebois, « le marché de distribution de l’électricité n’est pas un marché comme les autres » parce que « l’électricité doit à la fois être perçue comme une marchandise qui peut s’échanger et un service public qui requiert une intervention de l’État » [62]. L’observation est a fortiori justifiée compte tenu du fait qu’un phénomène de monopolisation est actuellement à l’œuvre dans des pans entiers des économies développées[63][64]. Sont notamment concernées les activités de réseaux et celles qui nécessitent des investissements infrastructurels ou informationnels considérables[65][66]. Or, le phénomène d’hyper-concentration aux mains d’un secteur privé sur-consolidé génère une dégradation de la diversité, du prix et de la qualité des biens et services proposés aux consommateurs[67][68].

Le marché de l’électricité n’est pas un marché comme les autres. L’électricité doit à la fois être perçue comme une marchandise qui peut s’échanger et un service public qui requiert une intervention de l’État.

Dans le cadre d’un fonctionnement de marché privé du secteur de l’électricité, un autre risque est lié au fait que certains usagers périphériques pourraient être purement et simplement exclus des services de distribution en raison des coûts d’accès à l’offre que représentent le raccordement et l’entretien du réseau électrique pour ces derniers, notamment dans des territoires mal desservis[69]. De ce point de vue, le service public de l’électricité permet la péréquation tarifaire, en subventionnant les coûts d’accès des ménages[70][71][72]. La loi du 10 février 2000, relative à la modernisation et au développement du service public de l’électricité, avait consacré cette notion de service public de l’électricité dans le droit français, qui « a pour objet de garantir l’approvisionnement en électricité sur l’ensemble du territoire national, dans le respect de l’intérêt général (…) des principes d’égalité et de continuité du territoire, et dans les meilleures conditions de sécurité, de qualité, de coûts, de prix et d’efficacité économique, sociale et énergétique »[73].

Il est donc pertinent de considérer le marché de l’énergie comme un service d’intérêt général, a fortiori compte tenu du fait que notre territoire national est vecteur d’inégalités potentielles en raison de ses nombreux espaces ruraux, d’altitudes variées, insulaires ou ultra-marins[74][75]. Ces réalités sont à mettre en comparaison avec celles d’autres pays européens comme l’Allemagne ou les Pays-Bas, dont les populations sont réparties de manière plus homogène et sur des territoires beaucoup plus densément peuplés et imposant beaucoup moins de contraintes physiques. Cet argument élémentaire de géographie économique[76] semble n’avoir jamais été entendu par la Commission européenne qui estime qu’il n’existe aucune spécificité géographique ou institutionnelle dans le fonctionnement des marchés nationaux.

Par ailleurs, la théorie néoclassique du marché adopte le postulat d’une offre homogène et ignore la question de l’inégale qualité des biens et services fournis aux consommateurs. Or, la libéralisation du secteur de la distribution aux particuliers s’est traduite par une dégradation spectaculaire et à géométrie variable de la qualité des services de distribution d’énergie aux particuliers. En France, on constate notamment une envolée du nombre de plaintes pour harcèlement lié au démarchage téléphonique, de litiges portant sur des contestations de souscriptions abusives, ou encore de dénonciations de pratiques commerciales trompeuses. À tel point que Jean Gaubert, Médiateur National de l’Énergie (MNE), s’en est inquiété dans son rapport annuel, publié en mai dernier[77][78].

Selon l’enquête menée par le MNE, 56% des Français interrogés ont déclaré avoir été démarchés de manière intempestive par au moins un distributeur au cours de l’année 2018, soit une augmentation de plus de 50% en un an. Afin d’augmenter leur clientèle, plusieurs fournisseurs ont aussi eu recours à des pratiques de tromperie aggravée. Le MNE a souligné la multiplication des démarchages téléphoniques visant à informer de fausses mesures législatives en vertu desquelles le changement de fournisseur serait obligatoire. Plus grave encore, le nombre de ménages saisissant le MNE pour changement de fournisseur de gaz ou d’électricité à leur insu s’est lui aussi envolé, en augmentation de 40% sur un an. Plusieurs fournisseurs d’électricité ont même eu recours à des stratégies de souscriptions de contrats cachées, notamment à l’occasion de la vente de produits électroménagers dans des magasins grand public[79].

Enfin, comme les travaux des théoriciens britanniques de la welfare economics l’ont démontré[80], le secteur public doit prendre en compte le coût environnemental des activités de production d’énergie, passé sous silence dans le cadre du fonctionnement de marché privé[81][82]. La question est cruciale en ce qui concerne le secteur énergétique, non seulement s’agissant du nucléaire et de ses déchets radioactifs aux demies-vies de millions d’années[83][84], mais également des déchets engendrés par les infrastructures de production d’autres énergies dont l’État ne détient pas le monopole de production, comme le solaire[85]. De telles externalités environnementales ne sont en principe pas assumées par les acteurs privés [86][87], a fortiori dans le cadre d’un paradigme de fonctionnement séparant les activités de production (publiques) et de distribution (privées) d’électricité.

Une réglementation à réinventer

En ce qui concerne le marché de distribution d’électricité en France, il semble donc que les bienfaits des politiques de libéralisation et de privatisation soient davantage un horizon idéologique qu’une réalité empirique. Si réalité il y a, elle est plutôt liée à la façon dont ces politiques se traduisent aujourd’hui sur le portefeuille des ménages. 12% d’entre eux sont aujourd’hui en situation de précarité énergétique[88]. Dans les régions françaises les plus touchées par ce phénomène, comme le Grand-Est ou la Bourgogne-Franche-Comté, ce pourcentage s’élève d’ores-et-déjà à 25% de la population ou plus[89][90]. Il devrait encore s’accroître, compte tenu de l’inflation des prix des énergies et de la stagnation des revenus des trois premiers déciles, parmi lesquels se trouve l’essentiel des ménages énergétiquement précaires. Le coût social du « paralogisme de la concurrence » est donc considérable. Il conduit des millions de Français à envisager avec moins de confiance leur niveau de vie futur.

Comme le résume le juriste Alain Supiot, « il y a donc de bonnes raisons de soustraire à la toute puissance du Marché des produits ou services qui, comme l’électricité, le gaz, la poste, les autoroutes ou les chemins de fer, reposent sur un réseau technique unique à l’échelle du territoire, répondent à des besoins partagés par toute la population et dont la gestion et l’entretien s’inscrivent dans le temps long qui n’est pas celui, micro-conjoncturel, des marchés. En ce domaine, la France s’était dotée de structures juridiques particulièrement adaptées, hybrides de droit privé et de droit public, qui avaient fait la preuve de leur capacité à conjuguer efficacité économique et justice sociale. Le bilan particulièrement désastreux de la privatisation de ces services doit inciter à faire évoluer ces structures plutôt qu’à les privatiser »[91]. En France comme ailleurs en Europe, il est urgent de changer le paradigme de réglementation du secteur de l’électricité.

 


[1]Le Monde. Les prix de l’électricité augmentent encore, ceux du gaz baissent légèrement. 29 juillet 2019. https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/07/29/les-prix-de-l-electricite-augmentent-encore-ceux-du-gaz-baissent-legerement_5494698_3234.html

[2]La Croix. Électricité, pourquoi les tarifs réglementés augmentent de 5,9%. 31 mai 2019. https://www.la-croix.com/Economie/France/Electricite-pourquoi-tarifs-reglementes-augmentent-59-2019-05-31-1201025744

[3]Observatoire National de la Précarité Énergétique, Centre Scientifique et Technique du Bâtiment. Analyse de la précarité énergétique à la lumière de l’Enquête Nationale Logement (ENL) 2013. 8 novembre 2016. https://onpe.org/sites/default/files/pdf/ONPE/onpe_cstb_indicateurs_pe_enl_2013.pdf

[4]INSEE Première n°1746. Les dépenses des Français en électricité depuis 1960. 4 avril 2019. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3973175

[5]Le Monde. Le prix réglementé de l’électricité augmente depuis le début des années 2000. 31 mai 2019. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2019/05/31/des-prix-reglementes-de-l-electricite-qui-augmente-depuis-le-debut-des-annees-2000_5470021_4355770.html

[6]Observatoire National de la Précarité Énergétique. Tableau de bord de la précarité énergétique, édition 2018. 6 mai 2019. https://onpe.org/sites/default/files/tableau_de_bord_2018_v2_1.pdf

[7]Fondation Abbé Pierre (2017). La précarité énergétique en infographie. Focus sur la précarité énergétique en France. https://www.fondation-abbe-pierre.fr/nos-publications/etat-du-mal-logement/les-infographies-du-logement/la-precarite-energetique-en-infographie

[8]CREAI-ORS Languedoc-Roussillon (2013). Liens entre précarité énergétique et santé : analyse conjointe des enquêtes réalisées dans l’Hérault et le Douaisis. https://www.fondation-abbe-pierre.fr/documents/pdf/rapport_precarite_energetique_sante_conjoint_vf.pdf

[9]CLER – Réseau pour la transition énergétique. Comment en finir avec la précarité énergétique? 12 mars 2019. https://cler.org/tribune-comment-en-finir-avec-la-precarite-energetique%E2%80%89/

[10]Commission Européenne (2012). Effets positifs de la politique de concurrence : en quoi la politique de concurrence est-elle importante pour les consommateurs? http://ec.europa.eu/competition/consumers/why_fr.html

[11]Voir directives 1996/92/CE, 1998/30CE, 2003/54/CE et 2003/55/CE. (1. Commission Européenne. Directive 1996/92/CE of the European Parliament and of the Council of 19 December 1996 concerning common rules for the internal market in electricity ; 2. Commission Européenne. Directive1998/30/CE of the European Parliament and of the Council of 22 June 1998 concerning common rules for the internal market in natural gas ; 3. Commission Européenne. Directive 2003/54/EC of the European Parliament and of the Council of 26 June 2003 concerning common rules for the internal market in electricity and repealing Directive 96/92/EC – Statements made with regard to decommissioning and waste management activities ; 4. Commission Européenne. Directive 2003/55/CE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2003 concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel et abrogeant la directive 98/30/CE).

[12]Légifrance. Loi n° 2000-108 du 10 février 2000 relative à la modernisation et au développement du service public de l’électricité.

[13]Légifrance. Loi n° 2004-803 du 9 août 2004 relative au service public de l’électricité et du gaz et aux entreprises électriques et gazières.

[14]EDF France (2018). Statuts juridico-légaux d’EDF. https://www.edf.fr/groupe-edf/espaces-dedies/investisseurs-actionnaires/statuts-d-edf

[15]Légifrance. Loi n° 2006-1537 du 7 décembre 2006 relative au secteur de l’énergie.

[16]Commission Européenne (2012). Effets positifs de la politique de concurrence : en quoi la politique de concurrence est-elle importante pour les consommateurs ? http://ec.europa.eu/competition/consumers/why_fr.html

[17]Commission Européenne. Directive 2003/55/CE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2003 concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel et abrogeant la directive 98/30/CE.

[18]El País. ¿Ha funcionado la liberalización del mercado eléctrico en España? 15 novembre 2018. https://cincodias.elpais.com/cincodias/2018/11/14/mercados/1542207624_665776.html

[19]El Correo. La liberalización del sector eléctrico: dos décadas de luces y sombras. 10 décembre 2018. https://www.elcorreo.com/economia/tu-economia/liberalizacion-sector-electrico-20181207175056-nt.html

[20]Le Monde. Le marché et l’électricité, le dogme perd l’Europe. 4 septembre 2017. https://www.lemonde.fr/blog/huet/2017/09/04/le-marche-et-lelectricite-le-dogme-perd-leurope/

[21]INSEE Première n°1746. Les dépenses des Français en électricité depuis 1960. 4 avril 2019. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3973175

[22]Légifrance. Loi n° 2010-1488 du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l’électricité.

[23]Slate. Nucléaire, éolien… quelle est l’énergie la moins chère en France ? 30 novembre 2011. http://www.slate.fr/story/46785/nucleaire-eolien-energie-moins-chere-france

[24]Connaissance des énergies (2013). Coûts de production de l’électricité en France. https://www.connaissancedesenergies.org/fiche-pedagogique/couts-de-production-de-l-electricite-en-france

[25]Le Monde, AFP. L’arrêté ministériel fixant les tarifs pour la vente de l’électricité nucléaire publié au JORF. 20 mai 2011. https://www.lemonde.fr/economie/article/2011/05/20/l-arrete-ministeriel-fixant-les-tarifs-pour-la-vente-de-l-electricite-nucleaire-publie-au-jo_1524752_3234.html

[26]Commission de Régulation de l’Énergie. Les demandes d’ARENH pour 2019. 29 novembre 2018. https://www.cre.fr/Actualites/Les-demandes-d-ARENH-pour-2019

[27]Assemblée Nationale. Am. n°CD153. 1erjuin 2019.

[28]Assemblée Nationale. Am. n°CE357. 14 juin 2019.

[29]Les Échos. Électricité : comment le Gouvernement veut stabiliser la facture. 18 juin 2019. https://www.lesechos.fr/industrie-services/energie-environnement/electricite-comment-le-gouvernement-veut-stabiliser-la-facture-1029981

[30]Sénat. Am. n°200 rect. bis. 16 juillet 2019.

[31]Le Point. Électricité : ce marché où la concurrence ne marche pas. 16 mai 2019. https://www.lepoint.fr/economie/electricite-ce-marche-ou-la-concurrence-ne-marche-pas-16-05-2019-2313063_28.php

[32]Commission de Régulation de l’Énergie. Délibération de la CRE portant proposition des tarifs réglementés de vente d’électricité. 7 février 2019. https://www.cre.fr/Documents/Deliberations/Proposition/Proposition-des-tarifs-reglementes-de-vente-d-electricite

[33]Transposée en droit français, cette notion a été précisée par le Conseil d’État dans un arrêt de 2015, étant définie comme : « la faculté pour un opérateur concurrent d’EDF de proposer des offres à des prix égaux ou inférieurs aux tarifs réglementés ». Voir CE, juge des référés, 7 janvier 2015, Association nationale des opérateurs détaillants d’énergie (ANODE), n° 386076.

[34]Commission de Régulation de l’Énergie (2018). Marché de détail de l’électricité. https://www.cre.fr/Electricite/Marche-de-detail-de-l-electricite

[35]Légifrance. Loi n°2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises.

[36]CE, Ass., 19 juillet 2017, Association nationale des opérateurs détaillants d’énergie (ANODE), n°370321.

[37]CLCV, UFC-Que-Choisir. Lettre ouverte au président de la République. 11 et 12 avril 2019. http://www.clcv.org/images/CLCV/Lettre_ouverte_Emmanuel_Macron_11042019.pdf; https://www.quechoisir.org/action-ufc-que-choisir-hausse-du-tarif-de-l-electricite-au-president-de-la-republique-de-la-court-circuiter-n65619/

[38]CLCV. Hausse du prix de l’électricité : la CLCV et UFC-Que-Choisir vont saisir le Conseil d’État. 15 mai 2019. http://www.clcv.org/energies/hausse-du-prix-de-l-electricite-la-clcv-va-saisir-le-conseil-d-etat-pour-demander-son-annulation.html

[39]RTL. Électricité : « augmenter les tarifs d’EDF pour faire vivre la concurrence ». 31 mai 2019. https://www.rtl.fr/actu/conso/tarifs-de-l-electricite-comment-expliquer-une-telle-hausse-de-5-9-7797743600

[40]Autorité de la concurrence. Avis n°19-A-07 du 25 mars 2019 relatif à la fixation des tarifs réglementés de vente d’électricité.

[41]Le Figaro. Jean-Bernard Lévy: « Des fortunes privées se sont construites sur le dos du parc d’EDF ». 15 mai 2019. http://www.lefigaro.fr/societes/jean-bernard-levy-des-fortunes-privees-se-sont-construites-sur-le-dos-du-parc-d-edf-20190515

[42]BFMTV. Jean-Bernard Lévy : « Tout est organisé pour qu’EDF perde des clients! ». 13 juin 2019. https://bfmbusiness.bfmtv.com/mediaplayer/video/jean-bernard-levy-tout-est-organise-pour-qu-edf-perde-des-clients-1168130.html

[43]IFRAP. Prix de l’électricité : pourquoi ça ne va pas. 25 avril 2019. https://www.ifrap.org/agriculture-et-energie/prix-de-lelectricite-pourquoi-ca-ne-va-pas

[44]Le Monde. Tribune : Henri Guaino : « EDF : vers le démantèlement? ». 8 février 2002. https://www.lemonde.fr/archives/article/2002/02/08/edf-vers-le-demantelement_4209384_1819218.html

[45]Commission européenne (2012). Effets positifs de la politique de concurrence : en quoi la politique de concurrence est-elle importante pour les consommateurs? http://ec.europa.eu/competition/consumers/why_fr.html

[46]Fondation Robert Schuman (2008). Ivoa Alavoine, Thomas Veyrenc : « Idéologie communautaire vs. Réalisme national ? L’épineux problème des tarifs d’électricité ». https://www.robert-schuman.eu/fr/doc/questions-d-europe/qe-95-fr.pdf

[47]Futuribles. Marcel Boiteux : « Les ambiguïtés de la concurrence. Électricité de France et la libéralisation du marché de l’électricité ». 1er juin 2007. https://www.futuribles.com/fr/revue/331/les-ambiguites-de-la-concurrence-electricite-de-fr/

[48]Le Monde Diplomatique. Aurélien Bernier : « Électricité, le prix de la concurrence ». Mai 2018. https://www.monde-diplomatique.fr/2019/05/BERNIER/59843

[49]Voir procédures d’infraction susmentionnées, engagées par la Commission européenne à l’encontre de la République Française.

[50]Dans la théorie économique néoclassique, le principe de concurrence pure et parfaite n’admet pas que des acteurs privés de l’offre bénéficient de situation de rentes de profitabilité, qui sont considérées comme un élément de concurrence déloyale et un coin (« wedge »)  dans la réalisation de l’équilibre de marché. Voir : Union Européenne – Europa EU (2019). Concurrence : préserver et promouvoir des pratiques de concurrence loyale. https://europa.eu/european-union/topics/competition_fr

[51]La Documentation Française. État, marché et concurrence : les motifs de l’intervention publique. In Concurrence et régulation des marchés. Cahiers français n°313. https://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/libris/3303330403136/3303330403136_EX.pdf

[52]Paul de Grauwe (2015). Les limites du marché : l’oscillation entre l’État et le capitalisme. Préfacé par Jean-Paul Fitoussi. Bruxelles. De Boeck Supérieur.

[53]Financial Times. The Limits of the Market by Paul de Grauwe — from excess to redress. 7 avril 2017. https://www.ft.com/content/6e07ebe2-19eb-11e7-bcac-6d03d067f81f

[54]Confère l’expression « market failure » employée par Yves Croissant et Patricia Vornetti, économistes enseignant à l’Université de la Réunion et à l’Université Paris-I Panthéon-Sorbonne. Voir : La Documentation Française. État, marché et concurrence : les motifs de l’intervention publique. In Concurrence et régulation des marchés. Cahiers français n°313. https://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/libris/3303330403136/3303330403136_EX.pdf

[55]Ibid.

[56]Stanford University – Stanford CS (1996). Rise of Monopolies: the development of the railroad monopoly in the United States. In Andy Conigliaro, Joshua Elman, Jeremy Schreiber, Tony Small: « The danger of corporate monopolies ».

[57]The Commonwealth Club of California. Harvard University Professor Tim Wu: Inside Tech Monopolies. San Francisco. 22 février 2019. https://www.youtube.com/watch?v=pQVRP3-8yhQ

[58]The New Yorker. Opinion: Tim Wu: « The Oligopoly Problem ». 15 avril 2013. https://www.newyorker.com/tech/annals-of-technology/the-oligopoly-problem

[59]The New York Times. The Opinion Section: Tim Wu: « Be Afraid of Economic Bigness. Be Very Afraid. 10 novembre 2018. https://www.nytimes.com/2018/11/10/opinion/sunday/fascism-economy-monopoly.html?login=facebook

[60]The Washington Post. Opinion: Felicia Wong: « Why monopolies are threatening American democracy ». 8 décembre 2017. https://www.washingtonpost.com/news/democracy-post/wp/2017/12/08/why-monopolies-are-threatening-american-democracy/?noredirect=on&utm_term=.41c2a742748c

[61]The Washington Post. Opinion: Tim Wu: « A call to save democracy by battling private monopolies ». 28 décembre 2018. https://www.washingtonpost.com/gdpr-consent/?destination=%2foutlook%2fa-call-to-save-democracy-by-battling-monopolies%2f2018%2f12%2f27%2f949cf8f4-06fe-11e9-a3f0-71c95106d96a_story.html%3f&utm_term=.6d7239a41cd1

[62]Jean-Pierre Hansen, Jacques Percebois (2017). Transition(s) électrique(s). Ce que l’Europe et les marchés n’ont pas su vous dire. Préfacé par Gérard Mestrallet. Paris. Odile Jacob.

[63]The Atlantic. The Return of the Monopoly: An Infographic. April 2013. https://www.theatlantic.com/magazine/archive/2013/04/the-chartist/309271/

[64]The Guardian. Joseph Stiglitz: The new era of monopoly is here. 13 mai 2016. https://www.theguardian.com/business/2016/may/13/-new-era-monopoly-joseph-stiglitz

[65]Stanford University – Stanford CS (1996). Rise of Monopolies: the making of Microsoft. In Andy Conigliaro, Joshua Elman, Jeremy Schreiber, Tony Small: « The danger of corporate monopolies ».

[66]The London School of Economics – LSE Blog. Patrick Barwise: « Why tech markets are winner-take-all ». 14 juin 2018. https://blogs.lse.ac.uk/mediapolicyproject/2018/06/14/why-tech-markets-are-winner-take-all/

[67]The New York Times. The opinion section: David Leonhardt: « The monopolization of America ». 25 novembre 2018. https://www.nytimes.com/2018/11/25/opinion/monopolies-in-the-us.html

[68]Robert Reich. The monopolization of America ». 6 mai 2018. https://www.youtube.com/watch?v=KLfO-2t1qPQ

[69]La Documentation Française. État, marché et concurrence : les motifs de l’intervention publique. In Concurrence et régulation des marchés. Cahiers français n°313. https://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/libris/3303330403136/3303330403136_EX.pdf

[70]Frank P. Ramsey (1927). A contribution to the Theory of Taxation. The Economic Journal. Vol. 37, n°145.

[71]Marcel Boiteux (1956). Sur la gestion des monopoles publics astreints à l’équilibre budgétaire. Econometrica, n°24.

[72]Observatoire de l’Industrie électrique (2017). Une histoire de la péréquation tarifaire. https://observatoire-electricite.fr/IMG/pdf/oie_-_fiche_pedago_perequation_072017.pdf

[73]Légifrance. Loi n°2000-108 du 10 février 2000 relative à la modernisation et au développement du service public de l’électricité. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000750321

[74]France Stratégie. 2017/2027 – Dynamiques et inégalités territoriales. 7 juillet 2016. https://www.strategie.gouv.fr/publications/20172027-dynamiques-inegalites-territoriales

[75]Pierre Veltz (1996). Mondialisation, villes et territoires. L’économie d’archipel. Paris. Presses Universitaires de France.

[76]The Atlantic (2005). Richard Florida: « The World in numbers: The World is spiky ». https://www.theatlantic.com/past/docs/images/issues/200510/world-is-spiky.pdf

[77]Médiateur National de l’Énergie (2018). Rapport annuel d’activité 2018. https://www.energie-mediateur.fr/wp-content/uploads/2019/05/RA-MNE-2018-interactif.pdf

[78]Marianne. Électricité : l’hérésie de l’ouverture à la concurrence. 1erjuillet 2017. https://www.marianne.net/debattons/tribunes/energie-electricite-edf-heresie-concurrence

[79]Ibid.

[80]Arthur Cecil Pigou (1920). The Economics of Welfare. London. Macmillan.

[81]International Monetary Fund. Thomas Helbling : « Externalities: Prices Do Not Capture All Costs ». 18 décembre 2018. https://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/basics/external.htm

[82]Paul de Grauwe (2015). Les limites du marché : l’oscillation entre l’État et le capitalisme. Préfacé par Jean-Paul Fitoussi. Bruxelles. De Boeck Supérieur.

[83]OCDE (2003). Électricité nucléaire : quels sont les coûts externes ? https://www.oecd-nea.org/ndd/reports/2003/nea4373-couts-externe.pdf

[84]Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (2013). Quelle est la durée de vie d’un déchet radioactif à haute activité ? https://irsn.libcast.com/dechets/dechets_quelle_est_la_duree_de_vie_d_un_dechet_radioactif_a_haute_activite-mp4/player

[85]Greenpeace (2019). Quel est l’impact environnemental des panneaux solaires ? https://www.greenpeace.fr/impact-environnemental-solaire/

[86]Elinor Ostrom (1990). Governing the commons: The evolution of institutions for collective action. Cambridge University Press. https://wtf.tw/ref/ostrom_1990.pdf

[87]Garrett Hardin (2018). La tragédie des communs. Préfacé par Dominique Bourg. Presses Universitaires de France.

[88]Observatoire National de la Précarité Énergétique. Tableau de bord de la précarité énergétique, édition 2018. 6 mai 2019. https://onpe.org/sites/default/files/tableau_de_bord_2018_v2_1.pdf

[89]INSEE Dossier Grand-Est, n°10. Vulnérabilité énergétique dans le Grand Est. Le Grand Est, région la plus touchée par la vulnérabilité énergétique pour se chauffer. 25 janvier 2019. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3703441

[90]INSEE Flash Bourgogne, n°31. Un ménage sur trois exposé à la vulnérabilité énergétique en Bourgogne-Franche-Comté. 15 décembre 2015. https://www.insee.fr/fr/statistiques/1304080

[91]Alain Supiot (2010). L’esprit de Philadelphie : la justice sociale face au marché total. Paris. Seuil.