Les enjeux du procès sur l’assassinat de Thomas Sankara – entretien avec Bruno Jaffré

De gauche à droite : Blaise Compaoré (1987-2014), Thomas Sankara (1983-1987) et Gilbert Diendéré. © Bastien Mazouyer pour LVSL.

Près de trente-cinq ans après son assassinat, le 15 octobre 1987, la justice sera bientôt rendue à Thomas Sankara, l’iconique président du Burkina Faso. Les deux principaux accusés sont Blaise Compaoré, qui l’a remplacé à la tête de l’État et ce jusqu’à l’insurrection populaire de 2014, et son bras droit Gilbert Diendéré, déjà condamné à vingt ans de prison pour sa tentative de putsch en 2015. Bruno Jaffré, biographe de Thomas Sankara, coordinateur du site thomassankara.net et du réseau « Justice pour Sankara, justice pour l’Afrique », revient pour LVSL sur les nouveautés apprises durant les auditions du procès en cours. Entretien réalisé par Tangi Bihan.

LVSL  Quel est l’enjeu du procès de l’assassinat de Thomas Sankara ?

Bruno Jaffré – L’essentiel est d’abord d’obtenir justice pour les douze personnes assassinées ce jour-là, et enterrées de façon inhumaine. Mais il faut aussi mesurer l’importance de ce procès. En premier lieu en raison de la figure que représente Thomas Sankara au Burkina Faso, en Afrique et au-delà. Rappelons par exemple que le mouvement altermondialiste en a fait une icône de la lutte contre la mondialisation libérale et pour l’annulation de la dette.

Ensuite, et c’est extrêmement important, c’est la première fois qu’un dictateur africain est jugé pour l’assassinat de son prédécesseur dans son propre pays, lors d’un procès qui s’efforce de répondre aux normes internationales. Les procès de dictateurs africains sont rares. Avant Blaise Compaoré, seuls Ben Ali (en Tunisie), Omar El Bechir (au Soudan) et Hissène Habré (tchadien mais jugé au Sénégal), ont été jugés en Afrique.

Des pays comme l’Afrique du Sud ou la Sierra Leone ont mis en place des commissions vérité et réconciliation, mais les tortionnaires se retrouvent libres tant qu’ils avouent leurs crimes et demandent pardon ! Il s’agissait en fait d’éviter de nouvelles guerres civiles. Il semble d’ailleurs qu’en Sierra Leone des membres de la société civile demandent maintenant que certains responsables de la guerre civile soient jugés.

Le Burkina Faso, après l’insurrection de 2014 suivie d’une transition mise en place de façon consensuelle en une quinzaine de jours, se distingue encore une fois. Des criminels, et surtout l’ancien dictateur Blaise Compaoré, vont être jugés à l’issu d’un procès qui dure depuis le mois d’octobre 2021. Son absence ne retire rien à l’importance de ce procès.

LVSL  Le procès de l’assassinat de Thomas Sankara et de ses compagnons est attendu depuis longtemps. Quelle en a été la genèse ?

B. J. – On se rappelle que Thomas Sankara et ses compagnons ont été assassinés le 15 octobre 1987. La révolution était en pleine crise politique interne. Après plusieurs péripéties, le soir même Thomas Sankara devait prononcer un discours offensif devant les militaires révolutionnaires [1] pour dépasser cette période difficile, annoncer des initiatives pour aller de l’avant et sortir de la crise politique.

Par ailleurs, les pressions externes de différents pays occidentaux s’exerçaient sur le Burkina Faso pour l’affaiblir après des prises de position anti-impérialistes. Rappelons par exemple la campagne menée à l’ONU par le Burkina Faso pour inscrire la Nouvelle-Calédonie dans la liste des pays à décoloniser (2 décembre 1986) ou le discours devant l’Organisation de l’Unité africaine (OUA) demandant à ses pairs de s’unir pour ne pas payer la dette (29 juillet 1987).

Les pays voisins, avec en tête la Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny, s’inquiétaient d’une révolution à leur frontière démontrant la possibilité d’engager le développement sur d’autres modèles que ceux imposés par les experts occidentaux. Tandis que d’autres leaders, Mouammar Kadhafi et Charles Taylor en tête, souhaitaient faire du Burkina Faso une base arrière pour renverser le régime du Liberia. C’est dans ce contexte que se déroule l’assassinat.

Ce procès est aussi le résultat d’une longue lutte pour obtenir justice, au Burkina Faso mais aussi à l’extérieur. Une première plainte est déposée par les avocats de la famille Sankara en octobre 1997, évitant ainsi la prescription. Une première campagne pilotée par le Comité international justice pour Sankara soutenait le travail des avocats. Devant les blocages, une requête a été faite auprès du Comité des droits de l’homme de l’ONU en 2006.

Elle est jugée d’abord recevable mais, en 2008, le même comité se satisfait des mesures prises par le Burkina Faso qui se résument à une rectification du certificat de décès qui portait jusqu’ici la mention « mort de mort naturelle » et offre d’indemnisation financière à la famille, ce qu’elle a bien sûr refusé. Pourtant aucune enquête ne fut lancée ni aucune identification des corps enterrés dans le cimetière de Dagnoen à Ouagadougou, supposé être le lieu où sont enterrés les personnes assassinées le 15 octobre 1987.

C’est à cette époque qu’est lancée la campagne internationale Justice pour Sankara justice pour l’Afrique, dont je suis un des animateurs, se traduisant par de nombreuses initiatives, pétitions, meeting, manifestations de rue, conférences de presse, actions auprès des élus français [2]. Au Burkina Faso, la commémoration du vingtième anniversaire de l’assassinat de Thomas Sankara, en 2007, fut aussi un grand moment de mobilisation des Burkinabè mais aussi de quelques militants venus d’autres pays pour demander justice.

LVSL  Le procès a été annoncé dès la période de transition qui a suivi l’insurrection de 2014. Où en est la procédure aujourd’hui ?

B. J. – La campagne internationale active dans plusieurs pays, dont le Burkina Faso, a porté et a fait grandir la revendication de justice à travers le monde. Mais c’est l’insurrection de 2014, qui a chassé Blaise Compaoré, qui a été décisive. Rappelons par ailleurs qu’il a été exfiltré en Côte d’Ivoire par l’armée française. Des dizaines de milliers de Burkinabè ont envahi les rues, affrontant les différentes forces de l’ordre durant des heures. Le moment décisif fut la prise de l’Assemblée nationale. Les insurgés ont parcouru les quelques centaines de mètres restant jusqu’aux locaux de l’Assemblée, les mains en l’air, face à des militaires armés de mitrailleuses qui se sont finalement retirés. Une journée historique extraordinaire ! Les Burkinabè en ont été longtemps très fiers.

Lire notre précédent entretien avec Bruno Jaffré : « Au Burkina Faso, l’insurrection de 2014 n’a pas détruit le système mis en place par Compaoré ».

Puis est venue cette dernière période où les politiciens élus à l’issue de la transition, pour beaucoup des anciens proches de Blaise Compaoré, sont retombés dans les gabegies insensées, désorganisant l’État et se montrant incapables de mener la guerre contre les groupes djihadistes de façon efficace alors que des pans entiers du pays sont désertés par la population. On compte aujourd’hui plus de 1,5 million de déplacés internes selon les chiffres officiels, ce qui provoque une profonde tristesse chez les Burkinabè.

Pour revenir à votre question, disons que ce sont les autorités de la transition qui ont annoncé rapidement l’ouverture d’une enquête. La nomination d’un juge militaire résulte du fait que plusieurs procédures avaient été lancées par les avocats de la famille Sankara. Les autorités judiciaires de l’époque, aux ordres du régime de Blaise Compaoré, les avaient jugées irrecevables, sauf celle lancée devant la justice militaire qui restait bloquée mais ouverte, en attente d’une signature du ministre de la défense qui n’est jamais venue. C’est celle-ci qui a donc tout simplement été rouverte. Voilà pourquoi l’affaire est aux mains de la justice militaire.

L’ouverture du cette enquête est une des premières mesures annoncées par les autorités de la transition dès leur mise en place. Elle apparaît très clairement comme une victoire des insurgés et un acquis de l’insurrection. Il a souvent été dit que les insurgés étaient les « enfants de Thomas Sankara ». Sans doute ont-ils voulu en quelque sorte rattraper le fait que la population n’ait pas réagi le 15 octobre 1987. Ils ont puisé leur énergie et leur courage en se réclamant de Thomas Sankara pour la plupart.

LVSL  Le dossier a été divisé en deux volets : le volet interne au Burkina Faso et le volet international. Pour quelles raisons ?

B. J. – Le juge d’instruction a rapidement annoncé ses intentions de s’investir pleinement dans une investigation complète lorsqu’il a lancé une commission rogatoire en direction de la France et demandé l’ouverture du secret défense en octobre 2016. La commission rogatoire est une procédure figurant dans les accords de coopération signés au lendemain de l’indépendance. Concrètement il s’agit de la nomination d’un juge en France chargé d’ouvrir des investigations sous l’autorité du juge burkinabè. Cela s’est traduit par des auditions en France d’un certain nombre de personnes par la gendarmerie.

Répondant à la demande de levée du secret défense, Emmanuel Macron promet en 2017 de déclassifier tous les documents relatifs à l’assassinat de Thomas Sankara et de les mettre à la disposition de la justice burkinabè. Deux premiers lots d’archives françaises parviennent au Burkina Faso en novembre 2018 et janvier 2019. Puis plus rien pendant près de trois ans.

Le délibéré de l’audience de confirmation des charges est rendu le 13 avril 2021 et confirme l’accusation de quatorze inculpés sur vingt-cinq, dont trois sont en fuite. Cinq personnes impliquées sont décédées depuis. Ce délibéré est un acte judiciaire qui marque le feu vert pour organiser le procès.

Et ce n’est que quatre jours après, le 17 avril 2021, qu’est organisée une cérémonie de remise du troisième lot de documents des archives françaises. L’ambassadeur de France les remet au ministre délégué chargé de l’intégration et des Burkinabè de l’extérieur, en présence de la presse. Soit quatre ans et demi après la promesse d’Emmanuel Macron !

Alors que l’investigation concernant le dossier national était terminée, le juge d’instruction souhaitait attendre ce troisième lot avant de boucler son dossier. En même temps, cette attente ne devait pas s’éterniser sous peine d’apprendre de nouveaux décès d’accusés ou de témoins. Certains étaient malades, d’autres semblaient avoir perdu la mémoire, d’autres encore prévus à la barre ne sont pas venus.

C’est ce retard dans la fourniture tardive du troisième lot qui a donc poussé le juge à la dissociation. L’instruction du volet international reste donc en principe ouverte. Le juge François Yaméogo ayant reçu une autre affectation, un nouveau juge a été nommé qui a déjà été remplacé par un autre.

Mais lors de mon dernier séjour au Burkina Faso entre fin-janvier et début-février, en me rendant à la justice militaire et en cherchant à rencontrer le nouveau juge d’instruction, j’ai découvert qu’il n’y en avait aucun sur cette affaire. Autrement dit, l’instruction sur le volet international du dossier est arrêtée depuis pratiquement un an. Nous avons rendu public cette information en espérant la nomination d’un nouveau juge rapidement [3].

LVSL  Qu’a-t-on appris de nouveau grâce aux auditions sur le volet interne ?

B. J. – Beaucoup de choses… De très nombreux témoins militaires et gendarmes sont passés à la barre. Beaucoup étaient au Conseil de l’entente sur les lieux de l’assassinat. Cet endroit était en quelque sorte le centre névralgique de la révolution de 1983 à 1987. Plusieurs dirigeants de la révolution y avaient un bureau, parfois même un endroit pour dormir. C’est là aussi que se tenaient les réunions du Conseil national de la révolution (CNR). L’assassinat de Sankara, de ses compagnons et de gardes du corps a eu lieu au moment de l’ouverture d’une réunion du secrétariat du CNR qu’avait mis en place Thomas Sankara pour mieux structurer la direction de la révolution.

Plusieurs témoins ont nommé les membres du commando, au nombre de huit, et ont raconté ce qu’ils ont vu. Plusieurs sont décédés aujourd’hui. Le procès a permis de donner un récit assez détaillé des évènements sur les lieux. Le commando de huit hommes, tous de la garde rapprochée de Blaise Compaoré dirigée par Hyacinthe Kafando, actuellement en fuite, est parti du domicile de Blaise Compaoré, dans deux véhicules dont l’un lui appartenait. Arrivés sur les lieux, ils ont commencé à tirer sans sommation sur les éléments de la garde rapprochée de Thomas Sankara, puis sur les membres de la réunion qui sont sortis les uns après les autres.

Thomas Sankara a déclaré à ses camarades : « C’est moi qu’ils veulent. » Il est sorti le premier les mains en l’air et s’est fait mitrailler sans sommation ainsi que les autres présents à la réunion. L’un d’eux, Alouna Traoré, le seul rescapé de la réunion, a depuis plusieurs années régulièrement témoigné dans la presse [4]. Pas de doute possible selon les témoignages recueillis durant le procès, le commando n’a pas cherché à arrêter Sankara, comme a tenté de le faire croire Blaise Compaoré, mais bien à l’assassiner ainsi que ses camarades, parmi lesquels aucun n’a riposté.

LVSL  Quelles sont les contradictions qui sont apparues et quelles sont les zones d’ombre qui restent à éclaircir ?

B. J. – La plupart des accusés ne reconnaissent pas les faits, d’autres témoins ont peur et ne reconnaissent pas ce qu’ils ont dit devant le juge sous serment. On comprend pourquoi le juge a dû rechercher de nombreux témoins. Par exemple, les avocats ont dit qu’heureusement un des membres du commando a raconté ce qu’il s’est passé… mais ils étaient sept. Pour ma part, je travaille sur le sujet depuis de nombreuses années mais j’ai appris beaucoup de choses [5].

Pour ce qui est des zones d’ombre, je pense que l’implication des civils n’a pas suffisamment été reconnue. Certains ont été cités, comme Salif Diallo, l’homme de tous les mauvais coups de Blaise Compaoré. Il a cherché à retrouver une certaine virginité à la fin de sa vie et aujourd’hui il est décédé. Le journaliste Gabriel Tamini a par exemple passé la nuit à la radio pour surveiller que les autres journalistes ne fassent pas de faux pas.

Mais de nombreux autres civils ont participé à la déstabilisation du régime, notamment en rédigeant des tracts orduriers dont l’objectif était clairement de détruire l’amitié entre Blaise Compaoré et Thomas Sankara. La lumière n’a pas été faite, à mon avis, sur les agissements de ces gens-là. Ces assassinats se sont faits dans un contexte politique dans lequel beaucoup agissaient dans l’ombre contre Thomas Sankara et sa ligne d’ouverture dans laquelle il s’était engagé à partir d’août 1987.

LVSL  Que peut-on attendre de l’enquête sur le volet international ?

B. J. – Comme je vous l’ai dit, j’ai appris que l’instruction avait été arrêtée alors que ce n’était pas du tout ce qui était prévu. Nous avons fait un communiqué à ce sujet. Les communiqués du comité justice pour Sankara sont très largement diffusés au Burkina Faso et nous espérons donc que celui-là sera suivi d’effet et que l’instruction reprendra rapidement. Sans doute faudra-t-il attendre que la situation du pays se stabilise.

Selon les informations que j’ai glanées ici ou là et ce que je sais des archives diplomatiques à La Courneuve que j’ai épluchées durant plus d’un mois, la France n’a pas honoré la promesse du président Macron faite lors de son voyage au Burkina Faso en septembre 2017. D’ailleurs, la France n’ouvre quasiment jamais le secret défense comme en témoigne le difficile combat du Collectif secret défense un enjeu démocratique dont je suis membre pour représenter l’affaire Sankara [6].

Lire « Accéder aux archives classifiées en France, un parcours du combattant », par Sylvie Braibant et notre précédent entretien avec Bruno Jaffré : « Assassinat de Sankara : le gouvernement doit lever le secret défense ».

De nombreux témoins ont évoqué l’éventualité de complicités extérieures, en provenance de la France, de la Côte d’Ivoire ou de la Libye. Mais force est de reconnaître qu’enquêter sur un complot extérieur n’est pas chose aisée. Le secret défense est bien sûr un des premiers obstacles à lever. Par exemple notre réseau a demandé dans un communiqué la communication des archives du cabinet de François Mitterrand et de celui de Jacques Chirac puisqu’on était en période cohabitation.

Dans ce genre d’affaire il peut y avoir des documents qui ont été détruits, d’autres qui sont stockés quelque part sans avoir emprunté le processus de gestion des archives. Sans doute aussi des conversations ou des actes pour lesquels il n’y a pas d’écrits.

Il faut souligner ici l’engagement du juge François Yaméogo qui s’est lancé avec rigueur et ténacité dans l’enquête. Sa demande de levée du secret défense et de commission rogatoire en direction de la France était un fort signe d’indépendance. Mais il semble qu’en France on n’a pas vécu le même engagement. Ainsi, le témoignage d’un agent des services de contre-espionnage burkinabè affirmant la présence de Français le 15 octobre 1987 venus détruire des écoutes téléphoniques est issu de l’enquête du juge, alors qu’il n’y en a pas trace dans les documents fournis par la France.

Restent les enquêtes journalistiques. Il y a des témoins qui apparaissent ici ou là dans certains médias et évoquent le complot international [7]. Ici en France, les journalistes travaillent par à coup. Dans les rédactions, leur temps leur est souvent compté. À ma connaissance aucun journaliste n’a entrepris une telle investigation dans la durée.

J’ai été contacté par une maison de production relativement importante pour collaborer à un documentaire d’investigation sur le complot international. Espérons que nous aurons les moyens à la hauteur de l’ambition qu’elle affiche. Je sais qu’il y a déjà deux autres documentaires en route un au Burkina et un autre en Grande-Bretagne.

Force est de reconnaître que nous disposons de quelques éléments et de quelques pistes à suivre, mais que ça ne suffit pas. La conjoncture internationale de l’époque, la guerre au Liberia qui s’est déclenchée deux ans plus tard, les mécontentements qui ont suivi les actions de Sankara sur la scène internationale et quelques témoignages ici ou là rendent parfaitement crédible l’hypothèse de complicités internationales. Mais il faut poursuivre les investigations par l’instruction judiciaire et l’enquête journalistique, qui sont des méthodes différentes mais peuvent parfaitement se compléter.

LVSL  Dans son témoignage, l’ancien président ghanéen Jerry Rawlings a affirmé que Sankara et Compaoré semblaient très proches et qu’il ne pouvait pas imaginer un tel assassinat. D’autres témoins ont eu un récit opposé. Comment l’expliquer ?

B. J. – Il ne pouvait pas l’imaginer à l’époque sans doute parce que Thomas Sankara est resté constant dans l’affirmation de son amitié pour Blaise Compaoré, qui faisait sans doute de même. Pourtant les Ghanéens ont bien proposé à Sankara de venir se réfugier au Ghana, selon ce que m’avait confié Etienne Zongo, son aide de camp qui est sans doute à l’origine de cette demande. Signe qu’ils étaient bien au courant des tensions. Et dans un extrait de l’audition de Jerry Rawlings devant le juge François Yaméogo, publié récemment dans le journal Afrique XXI, si Rawlings réitère ce que vous dites, il n’en reste pas moins qu’il dit aussi que des membres de la sécurité nationale l’avaient informé que « Sankara craignait que Blaise ne veuille agir contre lui ».

LVSL  Certains observateurs affirment que le colonel Gilbert Diendéré aurait déposé un témoignage partiel et insincère et qu’il aurait fait des pressions sur d’autres témoins. Qu’en pensez-vous ?

B. J. – Sans doute faut-il rappeler aux lecteurs qui est Gilbert Diendéré. À l’époque, il était lieutenant et le second de Blaise Compaoré à la direction du centre national d’entrainement commando qui avait été créé par Thomas Sankara. Il a été le chef du régiment de la sécurité présidentielle (RSP), de triste réputation, véritable corps d’armée au service de Blaise Compaoré et chargé des basses besognes du régime, notamment de la répression. C’est lui qui a tenté un coup d’État en septembre 2015 pour tenter de mettre un terme à la transition alors que les élections devenaient inéluctables.

Arrogant au début du procès, il a petit à petit perdu de sa superbe. Au début, il s’habillait avec son uniforme militaire, ce qui est apparu comme une provocation alors qu’il est condamné à vingt ans de prison pour le putsch de 2015. Mais il a fini en tenue civile.

Il est apparu au fil du procès comme le véritable organisateur de l’assassinat. Il a tenté de nier avoir été sur les lieux lors de l’arrivée du commando alors que de nombreux témoins ont affirmé l’avoir vu. Il a prétendu avoir été sur un terrain de sport non loin de là lorsque le commando est arrivé, mais aucun témoin n’est venu le confirmer.

Autre élément important, on a découvert que Diendéré pilotait ses hommes en les envoyant dans les points stratégiques de la ville ou dans d’autres casernes pour éviter qu’elles ne réagissent. Le lieutenant Michel Koama a été assassiné peu de temps avant Thomas Sankara, parce qu’il était considéré comme un des éléments capables de réagir avec ses hommes. D’autres témoins proches de Thomas Sankara sont venus affirmer qu’eux aussi avaient échappé à des tentatives d’assassinat.

Diendéré fait peur. On dit autour du procès que le regard qu’il jetait sur certains des témoins leur faisait peur. Certains ont d’ailleurs déclaré qu’ils ne voulaient pas mettre leur famille en danger quand le président du tribunal cherchait à en savoir plus. Pour illustrer cela voilà ce que rapporte un quotidien burkinabè : « Au cours de la plaidoirie Me Farama évoque une causerie qu’il a eu avec un soldat à propos du général Diendéré. Le soldat lui a dit : “Le général est très wacké. Il est très fort. Quand il rentre dans une salle et qu’il vous fixe du regard, vous êtes subjugué et il vous domine.” [8] »

Parmi les accusés, Tondé Ninda, le chauffeur de Gilbert Diendéré, est accusé de subornation de témoin. Sur demande Diendéré, il aurait rencontré Abderrahmane Zétiyenga, alors commandant d’unité au sein de la garde présidentielle, la veille de son audition. C’était pour tenter de l’influencer mais Diendéré nie. Zétiyenga a cependant enregistré leur conversation qu’il a remise au juge d’instruction.

Enfin, le 10 novembre, lors d’une audience du procès, un des avocats de la famille Sankara, Me Ferdinand Nzepa, a donné les noms de soldats ayant participé au complot et décédés depuis : « Otis est mort sur la route de Gaoua. Il avait été affecté pour indiscipline et c’est lorsqu’on le conduisait à Gaoua qu’il a tenté de s’évader. Il a reçu les rafales de ceux qui l’escortaient. Nabié Insoni est mort de maladie. Tabsoba est mort de maladie. Somé Gaspar est mort par accident. Maiga est mort par maladie et Lingani est mort suite aux événements de 1989 où il a projeté de renverser Blaise Compaoré [9] », laissant entendre que ces décès sont suspects.

On comprend donc que nombre d’accusés ou témoins ont donné l’impression d’avoir peur ou de ne pas dire la vérité.

LVSL  Vous avez demandé à être auditionné, mais ça n’a pas été le cas. Pourquoi vouliez-vous être auditionné et pourquoi cela a-t-il été refusé ?

B. J. – Je pense que pour différentes raisons sur lesquelles je ne m’étendrai pas, ma demande n’est pas arrivée jusqu’au président du tribunal. J’ai reçu de façon détournée une réponse de la procureure, la même qui n’a pas trouvé le moyen de nommer un juge depuis un an pour poursuivre l’instruction sur le volet international. Elle m’a fait dire que le volet international n’était pas à l’ordre du jour du procès puisqu’il y avait dissociation. Or j’ai suivi le procès d’assez près quotidiennement grâce à la presse burkinabè, et de nombreux témoins comme je vous l’ai dit ont témoigné de complicités extérieures.

Je voulais dénoncer Arsène Yé Bongnessan que j’avais rencontré début novembre 1987 et qui a déclaré ne pas avoir d’importantes responsabilités après le 15 octobre 1987 alors qu’il était le premier responsable des comités révolutionnaires qui remplaçaient les comités de défense de la révolution (CDR).

Je voulais aussi exposer ce qu’est le secret défense et comment ça fonctionne, afin de montrer que la France n’avait pas honoré la promesse d’Emmanuel Macron. Enfin j’aurais aimé faire un exposé global sur la situation politique à l’intérieur du pays et sur le contexte international.

J’ai finalement décidé de m’exprimer dans un média local :

Entretien préparé avec le concours de Mahamady Ouédraogo.

Notes :

[1] Lire « L’intervention que devait faire Thomas Sankara à la réunion du 15 octobre 1987 au soir », thomassankara.net.

[2] On peut prendre connaissance de ces initiatives via ce lien.

[3] Lire « L’instruction sur le volet international de l’assassinat de Thomas Sankara et de ses compagnons, stoppée depuis un an, doit reprendre au plus vite », thomassankara.net, 7 février 2022.

[4] Voir sur ce lien les articles sur Alouna Traoré, sur thomassankara.net.

[5] Lire les articles de Bruno Jaffré sur le sujet : « Les circonstances de l’assassinat de Thomas Sankara » et « Ouverture d’un procès historique à Ouagadougou. Mais qui a assassiné Thomas Sankara ? », thomassankara.net, 2021.

[6] Lire Pascal Jouary, Secret-défense, le livre noir. Une enquête sur 40 affaires entravées par la raison d’État, Max Milo, 2021.

[7] Lire le webdoc : « Qui a fait tuer Sankara ? Des pistes d’enquête », RFI, 2017 et « Qui a tué Sankara ? Présentation du webdoc de RFI réalisé en 2017 », thomassankara.net, 2021.

[8] Lire « Assassinat de Thomas Sankara : “Le général Diendéré est complice par instigation ou instruction”, dixit Me Prosper Farama », Le Pays, 8 février 2022.

[9] « Procès Thomas Sankara : le récapitulatif », Faso7.com.

Le Burkina Faso au bord de l’effondrement, la présence française en question

Photo du blocage du convoi militaire français à Kaya. Facebook : OR noir.

Depuis plusieurs mois la situation se dégrade au Burkina Faso : les attaques se multiplient, la population manifeste sa colère contre le gouvernement et l’intervention française n’a jamais été aussi impopulaire. Bruno Jaffré, spécialiste du Burkina Faso, biographe de Thomas Sankara et auteur de L’insurrection inachevée. Burkina Faso 2014 (Syllepse, 2019), analyse ici les conséquences politiques des attaques terroristes et des manifestations contre la présence de l’armée française au Burkina Faso. Ce texte a initialement été publié sur son blog, hébergé par le Club de Mediapart.

Jamais depuis l’indépendance une crise au Burkina Faso n’a été aussi grave. Le pays semble s’enfoncer dans une crise politico-militaire, sans qu’aucune perspective ne se dessine.

Dans un de nos récents articles [1], nous évoquions déjà l’électrochoc ressenti après l’attaque de la ville de Solhan, située dans la région Nord à proximité d’un site d’orpaillage. Cette attaque terroriste avait fait 132 victimes, sans que l’armée n’ait été capable d’intervenir à temps, alors qu’une garnison n’était distante que d’une quinzaine de kilomètres.

De nombreuses attaques se produisent très régulièrement, faisant de nombreuses victimes. Il y a peu, lesdits terroristes s’en prenaient aux civils et parfois aux religieux, avec pour objectif clair de faire fuir les personnels administratifs et les habitants s’ils ne respectaient pas leurs consignes. Les incursions menaçantes touchent désormais de nouvelles régions plus au sud, alors que, jusque-là, elles ne touchaient que le grand nord. Les terroristes semblent se déplacer à leur gré dans de nombreuses régions, souvent par groupe de dizaines ou centaines de motos. Ils se promettent même de revenir s’ils ne sont pas entendus, donnant l’impression d’être les maîtres de ces territoires. L’armée paraît dépassée et manquant de renseignements.

Progression des attaques terroristes depuis 2017 (Source : Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED)) © Free Afrik.

L’audio ci-dessous, datant de quelques jours, illustre le désarroi de la population. Il provient d’un habitant de la province de Nayala, située dans la région Nord à environ 150 km de Ouagadougou et est révélateur de leur progression et de leur avancée vers le sud.

Écouter ici le témoignage d’un habitant de la région de la Boucle du Mouhoun.

La population n’en peut plus. Si Ouagadougou semble vivre dans une certaine insouciance, de nombreuses villes voient affluer des déplacés fuyant l’insécurité. Depuis déjà plusieurs mois, de nombreuses manifestations se déroulent dans les grandes villes du Nord et de l’Est, les plus touchées par les attaques. Les manifestants dénoncent l’incompétence du gouvernement et l’incapacité de l’armée. Ils sont souvent sortis dans les rues à la suite d’appels de coalitions locales qui les encadraient ; d’autre fois, ils sont sortis avec un certain décalage avec les appels de l’opposition politique dirigée par le Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), le parti de Blaise Compaoré, au pouvoir de 1987 à 2014. La guerre frappe souvent aux portes de ces villes qui, dans un élan de solidarité sans faille, accueillent des dizaines de milliers de déplacés.

Inata, l’attaque de trop

L’attaque d’Inata du 14 novembre dernier fait l’effet d’un électrochoc. Cette localité du Nord du pays a subi l’assaut d’une dizaine de motos accompagnées de pickups munis de mitrailleuses. L’assaut est attribué au Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (GSIM), affilié à Al-Qaida. Son bilan est lourd : 57 tués dont 53 gendarmes, sur 113 gendarmes et 5 civils présents dans le camp. Le carnage est doublé d’une grave défaite militaire. Le même jour, une autre garnison, située à Kelbo, dans la région du Sahel, était attaqué. Mais, selon un communiqué officiel de l’armée, les Forces de défense et de sécurité (FDS) et les Volontaires pour la défense de la patrie (VDP) ont pu la repousser. Et le 21 novembre, l’attaque d’un détachement de gendarmerie de Foubé, dans la région du Centre-Nord, a tué une dizaine de civils et neuf gendarmes.

Alors que de nombreux partis ont rejoint la majorité présidentielle après les élections présidentielles de 2020, le chef de l’État apparaît bien seul et bien faible pour affronter la crise, si tant est qu’il ait vraiment la volonté politique de le faire.

Une défaite militaire écrasante ! Chacune de ces défaites est ressentie comme une humiliation pour ce pays. Pays qui, hier encore, était fier de son insurrection de 2014, qui a chassé Blaise Compaoré, et de la victoire contre le putsch du général Diendéré, fomenté en 2015. Le général Diendéré, déjà condamné à vingt ans de réclusion pour sa tentative de putsch, est actuellement jugé pour l’assassinat de Thomas Sankara et de ses compagnons. Sept ans après, le Burkina Faso est méconnaissable.

Lire sur LVSL notre entretien avec Bruno Jaffré : « Au Burkina Faso, l’insurrection de 2014 n’a pas détruit le système mis en place sous Compaoré »

Il y a peu, on lisait encore régulièrement sur Facebook des sarcasmes de Burkinabè à l’encontre des militaires d’autres pays, notamment au Mali, qui a entamé des négociations avec les Russes de la milice Wagner pour affronter les terroristes.

Mais la colère grandit au fur et à mesure que les informations sur ce dernier drame se précisent. Informations dramatiques et révoltantes s’il en est ! LeFaso.net, média numérique de référence, est, fait rarissime, sorti de sa neutralité le 23 novembre. On peut lire, dans un éditorial intitulé « Inata ! : la grande honte de la grande muette ! », des extraits d’un message radio, daté du 12 novembre et issu de la garnison, dans laquelle elle se plaint « d’une rupture totale de provision alimentaire » obligeant les soldats à abattre les animaux alentours pour se nourrir, et ce depuis deux semaines. Et, plus loin, un groupe de gendarmes « qui se présente comme les “gendarmes de la mission Dablo/Foubé” révèlent qu’”avant le mois de mars 2021, tous ceux qui ont effectué des missions dans ces deux zones n’ont reçu que la moitié des primes. Aucune prise en charge sanitaire”. “Pourquoi ?” exclame le groupe qui dit n’avoir eu que des promesses de la part de ses supérieurs qui sont responsables de ces coupures ». Les gendarmes étaient donc abandonnés à eux-mêmes sans nourriture depuis près de deux semaines !

Nouvelles promesses du président Roch Marc Christian Kaboré

Une première réaction du président intervient d’abord le 17 novembre sous forme de condoléances. Et, après un très long silence gouvernemental, la réponse aux manifestations qui se multiplient dans le pays intervient dans un discours le 25 novembre, à 23h30 ! Il annonce le lancement d’une enquête administrative suivie de sanctions et de poursuites judiciaires contre les responsables, des changements dans la hiérarchie militaire, l’envoi sur le terrain des chefs militaires souvent accusés sur les réseaux sociaux de rester en sécurité à Ouagadougou et la constitution d’une nouvelle équipe gouvernementale plus resserrée. Mais aussi, ce qui est nouveau et était très attendu, c’est une opération mains propres et le traitement tous les dossiers pendants de corruption, afin de « mettre fin aux dysfonctionnements inacceptables qui sapent le moral de nos troupes combattantes et entravent leur efficacité dans la lutte contre les groupes armés terroristes. »

Quelle crédibilité accorder à ces déclarations ?

Alors que de nombreux partis ont rejoint la majorité présidentielle après les élections présidentielles de 2020, le chef de l’État apparaît bien seul et bien faible pour affronter la crise, si tant est qu’il ait vraiment la volonté politique de le faire. Même le Mouvement du peuple pour le progrès (MPP) – méga-parti issu d’une scission interne au CDP, peu avant l’insurrection de 2014 – disposant pourtant de la majorité absolue, semble aphone devant la gravité des évènements. Il s’est contenté d’appeler à « fédérer des énergies contre le terrorisme ». Seul est monté au créneau l’Union pour la renaissance / Mouvement patriotique sankariste (UNIR/MPS), appartenant à la majorité présidentielle. Son président, maître Bénéwendé Sankara [2], a proposé, lors d’une conférence de presse, des changements dans l’armée, la mise en place de l’état d’urgence et de l’état de siège.

Pourtant, la majorité présidentielle est écrasante après le ralliement de nombreux partis au lendemain des dernières élections. Leurs militants, surtout formés pour mener des campagnes électorales, s’avèrent incapables d’affronter cette grave crise politique et de se mobiliser pour défendre la politique gouvernementale. En revanche, les journaux sont envahis de déclarations ou comptes-rendus de conférences de presse de petites organisations sans envergure, affirmant leur soutien ou demandant la démission du président.

Déjà, lors des nombreuses grèves des années 2016 et 2017 à l’appel des syndicats demandant des augmentations de salaire, des voix s’exprimaient dans le pays dénonçant la faiblesse du gouvernement qui satisfaisait à leurs revendications alors que la guerre s’amplifiait. En réalité, la corruption et les dysfonctionnements de l’armée sont dénoncés depuis de nombreuses années sans que le gouvernement n’ait engagé d’action pour y remédier.

Des officiers corrompus, des moyens aériens déficients

Les FDS, qui affrontent les terroristes, subissent de très graves revers suivis parfois de quelques communiqués de victoire annonçant la mise hors d’état de nuire de dizaines de terroristes. Malheureusement le doute s’est installé depuis que, par le passé, de simples civils ont été qualifiés de terroristes. Des organisations de la société civile, comme le Mouvement burkinabè des droits humains (MBDHP) dénoncent régulièrement les exactions des militaires envers les populations.

Lire sur LVSL : « Sur quoi prospère le “djihadisme” au Burkina Faso », par Tangi Bihan.

La population, qui ne ménage pas ses déclarations de soutien aux FDS, ne cesse de déplorer les pertes militaires et civiles. Mais elle découvre, avec une stupeur mêlée d’une colère grandissante, les très graves dysfonctionnements de l’armée.

À Inata les gendarmes n’étaient plus approvisionnés en nourriture depuis plus de deux semaines, faute de disponibilité d’un hélicoptère. Ils en étaient réduits à abattre les animaux alentours, ce qui n’est pas la meilleure façon d’acquérir la sympathie et la collaboration des habitants de la ville. Et ils s’apprêtaient même à quitter leur position après avoir demandé, sans succès, à leur hiérarchie que l’évacuation se fasse par hélicoptère. Mais ce n’est pas tout. La relève devait être assurée depuis début novembre [3]. C’est un cantonnement isolé et abandonné par sa hiérarchie qui a été massacré : environ la moitié des gendarmes ont été tués et on ne sait pas ce que sont devenus les autres, s’ils ont été blessés, évacués ou enlevés.

Ra-Sablga Seydou Ouedraogo [4], directeur de l’institut de recherche indépendant Free Afrik, était interrogé sur 3TV le 25 novembre. Dès janvier 2017, a-t-il déclaré, l’institut Free Afrik a publié un rapport, intitulé Burkina Faso 2016/2017 : s’éloigner du précipice ; engager le renouveau, dans lequel les dysfonctionnements actuels étaient déjà signalés, et notamment la corruption des officiers. « Rien n’a été fait depuis » a-t-il lancé avec colère. Selon la presse, les militaires au front ne touchent plus leurs primes depuis plusieurs mois. Par ailleurs, il a fustigé les députés de l’actuelle Assemblée nationale dont beaucoup se sont fait élire pour bénéficier de l’immunité parlementaire.

Concernant les moyens aériens de l’armée, questionné lors du débat à l’Assemblée nationale, le ministre de la Défense, le général Aimé Barthélémy Simporé, a déclaré : « Vous avez parlé des capacités aériennes, nous les renforçonsBientôt, d’ailleurs, nous allons vous présenter de nouvelles acquisitions en matière d’outils aériens ».Ce débat a permis de rendre public les chiffres prouvant l’accroissement des moyens mis à la disposition de la défense. Ainsi, le portefeuille de la Défense et de la Sécurité est passé de 157,97 milliards de francs CFA en 2016 à 428,32 milliards de francs CFA en 2021 !

Récemment, des communiqués de l’armée rapportaient les différentes sorties aériennes pour soutenir l’armée ou le retour des civils dans leurs villages. Pourtant, lors de l’attaque de Sohlan, le ministre de la Sécurité, questionné sur l’absence d’hélicoptère, avait déclaré « L’hélicoptère ne vole pas à toute heure. Il faut un certain équipement pour pouvoir voler de nuit » [5]. Plus grave, un bruit récurrent court, et dont j’ai fait vérifier la véracité par deux sources sérieuses, selon lequel des hélicoptères achetés par l’armée ne sont pas opérationnels. Ce serait l’œuvre de circuits mafieux d’achat d’armes que dénoncent Ra-Sablga Seydou Ouedraogo à la télévision. D’ailleurs, 48 heures après l’attaque d’Inata, des troupes d’élite de la gendarmerie ont pu reprendre le contrôle de cette position. Et c’est un avion Transall C-160 de l’armée française qui les a transportés avec leur matériel, d’abord à Djibo, la ville la plus proche, puis un hélicoptère français a ensuite fait la navette à partir de Djibo pour les transporter sur place [6].

Un convoi militaire français bloqué à Kaya

Kaya, ville située à centaine de kilomètres au nord-est de Ouagadougou, accueille des milliers de déplacés. Elle se trouve sur la route du nord qu’empruntaient, jusqu’ici très régulièrement et sans incidents, les importants convois militaires composés de plusieurs dizaines d’engins espacés parfois de plusieurs kilomètres.

Les incidents ont en réalité commencé quelques jours avant, à Bobo-Dioulasso, la seconde ville du pays. Des activistes peu connus de la Coalition des patriotes du Burkina Faso (COPA/BF), avaient annoncé, lors d’une conférence de presse en juin 2021, vouloir organiser une manifestation pour demander le départ des troupes françaises. Pour assurer le succès de leur manifestation, ils ont invité Kemi Seba à Bobo-Dioulasso [7]. Celui-ci est finalement expulsé du pays avant de rejoindre la ville. Quelques centaines de manifestants se réunissent cependant, à l’appel du COPA/BF, du Mouvement panafricain de rejet du franc CFA et d’Urgences panafricanistes de Kemi Seba, rapidement dispersés par les forces de l’ordre [8].

Des manifestations et tentatives de blocage, rassemblant plusieurs centaines de jeunes et rapidement dispersés, ont émaillé le passage du convoi militaire à Bobo-Dioulasso le 16 novembre et à Ouagadougou le 17 novembre.

Mais c’est une manifestation d’une toute autre ampleur qui va se dérouler à Kaya à partir du 18 novembre. Les échos de ces précédentes tentatives de blocage et des appels à la radio locale ont rapidement fait sortir des centaines puis des milliers de personnes après que les organisateurs sur place, mal identifiés, aient fait le tour des différents établissements scolaires de la localité pour ramener des renforts. Les appels à manifester vont jusqu’à raconter que ce convoi, à destination de Gao, contient des armes à destination des « djihadistes » !

Alors que partout dans le pays les manifestations fustigent le gouvernement et ses insuffisances et exigent souvent la démission de président Roch Marc Christian Kaboré, à Kaya, seule l’armée française est visée. Cette fois, le convoi est bloqué et bien bloqué et les réseaux sociaux sont envahis de messages de soutien aux bloqueurs. Plusieurs leaders d’opinion tentent vainement d’expliquer que si ce convoi est là, c’est en raison des accords entre le gouvernement et l’armée française et qu’il convient plutôt de s’adresser au gouvernement. Un communiqué du Balai citoyen, publié le 20 novembre et silencieux sur le blocage de Kaya, remet les responsabilités gouvernementales au premier plan.

Les notables du pays – les autorités politiques et les chefs traditionnels et religieux – essayent de négocier pour que le convoi puisse repartir, sans succès. Les FDS burkinabè tentent de maintenir la foule avec beaucoup de retenue. Des vidéos ont montré des jeunes ayant réussi à ouvrir un container et à vider quelques caisses à la recherche d’armes. Deux des camions appartenant à l’armée burkinabè, remplis de nourriture à destination des garnisons du nord du pays, furent finalement autorisés à passer.

Par la suite, une militaire française va tirer, occasionnant plusieurs blessés, comme l’indique la journaliste Agnès Faivre dans un reportage publié dans Libération. Elle a pu interroger plusieurs manifestants et rapporter leur état d’esprit. « “Pendant que les attaques s’amplifient chez nous, on voit passer ces convois, tous les trois ou quatre mois. Si nos soldats avaient eu l’armement des Français à Inata, ils auraient pu combattre, [indique] Abdoulaye Ouedraogo, étudiant de 27 ans et secrétaire de l’association des élèves et étudiants de Kaya. Et puis nos soldats tombent. Leurs convois sont visés par des engins explosifs. Les Français passent sur les mêmes axes, mais on n’a jamais appris qu’un convoi français a été attaqué.” Et l’homme de s’interroger sur les “armes puissantes” des djihadistes. “Qui leur donne ?” On demande : dans quel but la France les armerait-elle ? “Nous, ce qu’on sait, c’est que la France n’a pas d’amis. Elle n’a que des intérêts”, balaie calmement Ouedraogo. »

En réalité, en raison d’une communication déficiente, les explications manquent sur les revers de l’armée. Est-ce le secret défense ? La colère et le désarroi laissent la population à la merci d’activistes peu scrupuleux qui diffusent des informations mensongères. Le Balai citoyen a été contraint de diffuser un communiqué démentant être à l’origine de collectes destinées à soutenir les manifestants. Ce n’est pas nouveau, à chaque nouvelle attaque d’envergure, les Burkinabè se demandent : avec tous ces satellites, les réseaux de renseignements occidentaux ne sont-ils pas informés des attaques ? Pourquoi ne préviennent-ils pas nos soldats ? Ce déficit de communication sur les accords entre l’armée française et les FDS burkinabè laissent la place à toute sorte de supputation. Selon nos informations, au Burkina Faso, l’armée française n’intervient que lorsque les autorités burkinabè la sollicitent. La coopération est-elle efficace ? N’y a-t-il pas de la part du Burkina Faso une volonté d’indépendance ? Autant de question sans réponse.

Pour éviter de nouvelles manifestations et éviter la communication entre les manifestants, le gouvernement a coupé l’Internet mobile, rajoutant un motif supplémentaire de mécontentement.

Le convoi va rester bloqué six jours avant de pouvoir reprendre la route vers le Niger, où il se trouvera de nouveau confronté à des manifestants dans la localité de Tera. Deux manifestants vont perdre la vie, après des tirs de l’armée française pour dégager la voie, tandis que 18 sont blessés dont 11 gravement, selon un communiqué de l’armée nigérienne [9].

Nouvelles manifestations antigouvernementales

Les attaques d’Inata et de Kelbo ont de nouveau fait descendre dans la rue des milliers de manifestants exprimant leur colère contre le gouvernement, avec parfois même des appels à un coup d’État. Ce qui est nouveau, ce sont les appels nombreux et récurrents à la démission du président. Un véritable ras-le-bol s’est emparé des Burkinabè. Si le blocage de Kaya a entraîné un véritable engouement parmi la jeunesse, de nombreuses voix moins juvéniles, notamment le très respecté maire de Dori, la grande ville du Nord, appellent à plus de retenue, expliquant qu’un coup d’État ne ferait qu’aggraver la situation.

Une coalition dite du 27 novembre appelait depuis plusieurs jours à manifester à cette date [10]. De nombreuses échauffourées ont éclatées à Ouagadougou, avec notamment des dégradations de bâtiments publics. Le nombre de manifestants est resté modeste au vu des photos publiées dans la presse. La manifestation étant interdite, les forces de l’ordre ont dispersé toute tentative de rassemblement. Et la presse a raillé les leaders ayant appelé à manifester, pour leur absence sur les lieux.

Les réflexions critiques sur l’échec de politique française se sont aussi multipliées en France

Quant au Chef de file de l’opposition (CFOP), il a lancé un ultimatum au gouvernement pour le 9 décembre : « Si dans un délai d’un mois, rien de sérieux et de concret n’est entrepris pour maîtriser la situation sécuritaire, l’Opposition politique, en concertation avec des organisations soucieuses de l’avenir de la Nation, appellera à des manifestations fortes pour exiger purement et simplement la démission immédiate du chef de l’État et de son gouvernement » [11]. Selon maître Guy Hervé Kam, le CDP de Eddie Komboïgo n’aurait guère le rayonnement suffisant pour drainer des foules derrière lui.

Le pouvoir à bout de souffle, les potentialités internes existent encore pour éviter le pire

Les jours qui viennent seront déterminants. La réaction risque d’être vive si le président ne respecte pas ses dernières promesses. Mais la situation n’a rien à voir avec celle ayant précédé la fuite de Blaise Compaoré. Il n’y a pas de leaders capables de canaliser la jeunesse, alors qu’à l’époque, les Sams’K Le Jah ou Smockey, alors respectés et écoutés en tant que leaders du Balai citoyen, avaient de l’autorité et réussissaient à limiter la violence. Et les manifestations de rue massive étaient parfaitement encadrées. Par ailleurs, l’opposition, qui alors parlait d’une seule voix, paraissait en mesure d’assumer le pouvoir, même si ce sont finalement les leaders de la société civile, hors du Balai citoyen d’ailleurs, qui ont essentiellement œuvré à la mise en place de la transition. Les partis politiques semblaient laisser les choses se faire… avant de rejoindre le processus enclenché.

Comme nous l’avons dit, le Burkina Faso est fier de son histoire. Il regorge de personnalités compétentes et intègres aptes à affronter les problèmes d’aujourd’hui. Il existe cependant une vive compétition dans les excès verbaux, amplifiée par les réseaux sociaux, et sans qu’il soit tenu compte de la véracité des informations diffusées, entre des aspirants leaders souvent plus jeunes. Mais c’est aussi l’expression d’une prise de conscience des responsabilités du peuple Burkinabè et pas seulement les dirigeants, qui ont laissé le pays sombrer petit à petit en perdant toute la rigueur morale dont le pays était si fier par le passé. C’est en se ressourçant auprès de ses potentialités que ce pays pourra éventuellement sortir de cette grave crise, inédite dans l’histoire du pays. Mais rien n’est possible sans une lutte implacable contre la corruption, ce qu’avait entrepris rapidement Thomas Sankara et qui avait entraîné cette immense popularité.

La présence française en question

Les blocages, qui ont gravement perturbé le convoi de l’armée française en route pour Gao, ont démontré une impopularité jamais égalée de la présence militaire française. Même si ce convoi a représenté un exutoire à la colère des populations après l’attaque d’Inata, la désinformation affirmant que les armes étaient destinées aux terroristes ne peut à elle seule expliquer le développement de cette colère, qui, nous l’avons vu, a bien d’autres motifs. À ce propos, une communication conjointe plus efficace et plus transparente entre les militaires et les dirigeants politiques des deux pays, expliquant la réalité de la collaboration entre les militaires locaux et les militaires français, paraît nécessaire.

Lire sur LVSL : « Que fait l’armée française au Sahel ? », par Raphaël Granvaud.

Les réflexions critiques sur l’échec de politique française se sont multipliées aussi en France. Citée par Mediapart, Niagalé Bagayoko, présidente de l’African Security Sector Network (ASSN), explique : « Dictée par des considérations humanitaires – la France craignait des exactions des soldats maliens contre les Touaregs – mais surtout stratégiques – le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), qui contrôlait Kidal, était un allié de la France dans la traque aux djihadistes –, cette décision a très vite retourné l’opinion contre l’opération Serval. Elle est aujourd’hui utilisée comme un argument pour dénoncer le “double jeu” de la France au Mali. »

Et le Burkina Faso de Blaise Compaoré, très proche de la France, n’était pas en reste. En mars 2018, nous écrivions : « C’est encore un hélicoptère burkinabè qui viendra sauver in extrémis les chefs du MNLA, qui avaient aussi les faveurs de la France, en déroute le 26 juin 2012 », et qu’« Iyad Ag Ghali fut lui-même un des protégés de Blaise Compaoré. »

Aujourd’hui, Iyad Ag Ghali est en quelque sorte devenu l’ennemi public numéro. Reste qu’il apparaît désormais difficile pour le gouvernement français de ne pas repenser sérieusement sa stratégie. Car chaque convoi risque dorénavant d’être perturbé. Coincée entre sa volonté de défendre sa place de grande puissance dans la lutte contre le terrorisme et les difficultés des régimes en place au Sahel – peu mobilisés pour résoudre les problèmes sociaux des populations éloignées des capitales et disposant d’armées affaiblies par de graves dysfonctionnements internes – la France n’a guère de véritable marge de manœuvre.

Se retirer en ordre ? Ce serait reconnaitre la défaite. Renégocier les interventions avec les gouvernements ? Est-il encore possible d’éviter un retrait ? Gardons-nous de nous poser en donneur de leçon, tant les questions sont complexes. Mais nous souhaitons par cet écrit alerter et exprimer notre forte inquiétude.

Mais on reste en droit de se poser la question : y a-t-il eu un acte terroriste en France ou en Europe commis à la suite d’un ordre donné depuis le Sahel ? Sans se détourner du drame qui se joue au Sahel, n’est-il pas temps de réfléchir à des nouvelles formes de solidarité à négocier avec les gouvernements en place ?

Notes :

[1] Bruno Jaffré, « Enfin le procès de l’assassinat de Sankara et de ses compagnons », Le Club de Mediapart, 10 octobre 2021. Voir notamment la dernière partie de l’article.

[2] Maître Bénéwendé Sankara a exprimé de nouvelles ambitions à l’issue de son récent congrès, affirmant : « l’objectif ultime c’est de conquérir le pouvoir d’État ». L’UNIR/MPS est issu d’un congrès de réunification de plusieurs organisations, partis et associations, dont surtout l’ancien Mouvement patriotique pour le salut (MPS). L’ancien MPS était dirigé par Augustin Lada, ancien chercheur et ancienne figure de la société civile et son président d’honneur n’était autre que le général Isaac Zida, ancien officier supérieur du Régiment de sécurité présidentielle (RSP) de Blaise Compaoré et qui fut le Premier ministre lors de la transition.

[3] « Burkina Faso : problèmes de ravitaillement, absence de relève… Ce que l’on sait de l’attaque d’Inata », Jeune Afrique, 20 novembre 2021.

[4] C’est une des personnalités les plus en vue de la société civile, grâce à son intégrité, son engagement, ses qualités pédagogiques et ses compétences. Il multiplie les conférences dans son institut. Nous en avons déjà parlé dans notre blog. Il a joué un rôle important lors de la mise en place de la transition en 2014. (Voir Bruno Jaffré, L‘insurrection inachevéeBurkina Faso 2014, Syllepse, 2019). Son portrait y figure, ainsi que ceux de nombreux autres de personnalités du pays.

[5] « Sécurité : “L’hélicoptère ne vole pas à toute heure” le ministre Ousséni Compaoré explique les difficultés face à certaines attaques terroristes », Toute Info, 23 juin 2021.

[6] « Attaques terroristes : les Burkinabè reprennent le contrôle d’Inata », WakatSéra, 19 novembre 2021.

[7] Kemi Seba a d’abord côtoyé en France Alain Soral, proche des idées d’extrême droite et plusieurs fois condamnés pour racisme. À son tour condamné pour violence en France, il s’est installé en Afrique, d’abord au Sénégal puis au Bénin. Polémiste, « suprématiste noir » comme le surnomment les médias français, ses excès de langage relayés par une communication importante sur les réseaux sociaux l’ont rendu populaire en Afrique, notamment après son engagement contre le franc CFA et maintenant contre la présence française sur le continent.

[8] Romuald Dofini, « Marche-meeting contre le néocolonialisme : Les manifestants dispersés à coups de gaz lacrymogène à Bobo-Dioulasso », LeFaso.net, 31 octobre 2021.

[9] « Niger : le convoi de la mission Barkhane enfin arrivé à Gao après de nombreux heurts », France 24, 29 novembre 2021.

[10] Deux des personnalités à l’origine de la manifestation, Hervé Ouattara et Michel Tankoano, se sont fait connaître lors de l’insurrection et de la transition. Le premier a depuis un itinéraire sinueux, proche du MPP durant l’insurrection, il deviendra le responsable de la jeunesse du MPS (le parti qui a rejoint la coalition UNIR/MPS) tout en se rapprochant de Kemi Seba.

[11] « Ultimatum lancé par le CFOP au chef de l’État », Le Pays, 15 novembre 2021.