Comment BlackRock prépare l’avenir de l’Ukraine

Logo du fonds d’investissement Blackrock © Jobba

Les opportunités que présente l’Ukraine ne sont pas passées inaperçues. De BlackRock (à qui Volodymyr Zelensky a officiellement souhaité la bienvenue) aux fonds européens, le pays est scruté par les géants de la finance. Et par les organisations internationales, qui comptent bien lui imposer un climat favorable aux investissements. Au menu : dérégulation, privatisations et « fiscalité efficiente ». Il faut dire que le gouvernement ukrainien n’a pas attendu la fin de la guerre pour mettre en place ces réformes… Par Branko Marcetic, traduction de Marc Lerenard.

L’invasion russe qui cause actuellement d’incalculables souffrances à des millions d’Ukrainiens ne signe pas la fin de leurs épreuves. Ces derniers mois, les affaires juteuses que pouvait représenter la reconstruction de l’Ukraine d’après-guerre a aiguisé les appétits.

En novembre dernier, le président Ukrainien Volodymyr Zelensky a signé un mémorandum avec BlackRock qui permet au Conseil financier de la société – une unité de consultants destinée à travailler dans les pays en crise – de conseiller son ministre de l’Économie sur une feuille de route pour reconstruire le pays. Selon les propres mots de BlackRock, le but de l’accord est de « créer des opportunités afin que les investisseurs publics et privés participent à la future reconstruction et relance de l’économie ukrainienne ».

Ces mesures s’ajoutent aux précédentes attaques du Parlement sur le droit du travail ukrainien, hérité de l’ère soviétique, qui avaient plongé 70% de la main-d’œuvre dans une situation d’informalité.

Dans le communiqué de presse du ministère, les fonctionnaires sont plus crus, expliquant vouloir « attirer principalement du capital privé ». L’accord formalise une série d’échanges menés en 2022 entre Zelensky et le président de BlackRock Larry Fink, au cours desquels le Président ukrainien a insisté sur la nécessité pour l’Ukraine de devenir « attractive pour les investisseurs ». Selon un communiqué du bureau du Président, BlackRock conseillait déjà le gouvernement Ukrainien « depuis plusieurs mois » à la fin de l’année 2022. Les deux parties avaient convenu de se concentrer sur « la coordination des efforts de tous les investisseurs et participants potentiels » dans la reconstruction ukrainienne et de « canaliser les investissements dans les secteurs les plus pertinents et porteurs. »

Ce n’est pas une première pour le Conseil financier de BlackRock. Selon un article de Investigate Europe qui se plonge dans leurs activités européennes, BlackRock est « un conseiller des États aux privatisations », « très actif lorsqu’il s’agit de contrer toute tentative visant à les réguler ». La société s’est servie du krash de 2008 – lui-même issu de titres hypothécaires pourris dont Larry Fink était devenu maître – pour accroître son pouvoir et influencer les décideurs politiques, à grand renfort de conflits d’intérêts, portes tournantes entre secteurs privé et public et trafic d’influence. Aux États-Unis, BlackRock a suscité une vive controverse pour avoir géré le programme d’investissement du marché obligataire de la Reserve Fédérale pendant la pandémie, qui a entrainé l’investissement de la moitié des fonds du programme au profit de… BlackRock.

L’Ukraine s’inscrivait déjà dans une dynamique favorable aux investissements étrangers. En décembre 2022, alors que Kiev et BlackRock négociaient déjà depuis plusieurs mois, le Parlement ukrainien adoptait une législation favorable au développement immobilier qui avait été bloquée avant la guerre. Elle a pour fonction de déréguler la législation sur la planification urbaine au profit du secteur privé, qui lorgnait avidement sur la démolition de sites historiques. Elle s’ajoute aux précédentes attaques du Parlement sur le droit du travail ukrainien, hérité de l’ère soviétique, qui avaient légalisé les contrats 0 heures (qui permettent d’employer des salariés avec des horaires très variables, voire 0h de travail, ndlr), affaibli le pouvoir des syndicats, et plongé 70% de la main-d’œuvre dans une situation d’informalité. Ces évolutions législatives avaient été suggérées au Parlement non par BlackRock, mais par le bureau des Affaires étrangères britannique et portées par le parti de Zelensky. Celui-ci affirmait : « l’extrême régulation de l’emploi contredit les principes du marché autorégulateur (…) elle crée des barrières bureaucratiques à l’auto-réalisation des employés ».

« Ces premiers pas vers la dérégulation et la simplification du système de taxes sont emblématiques de mesures qui n’ont pas seulement résisté au choc de la guerre, mais qui ont bel et bien été accélérées par celui-ci », pouvait-on lire dans The Economist. « Avec une audience nationale et internationale favorable à la reconstruction et au développement de l’Ukraine », il est vraisemblable que les réformes s’accélèrent après la guerre, espérait encore le quotidien, anticipant une dérégulation accrue qui fluidifierait « l’afflux du capital international vers l’agriculture ukrainienne ». La recette du succès, affirmait-il, passait par davantage de privatisations « d’entreprises étatiques déficitaires » qui « pèsent sur les dépenses du gouvernement ». Cette dernière étape de la privatisation, notait avec amertume The Economist, « s’était arrêté avec le début de la guerre. »

Pourtant, The Economist n’aurait pas dû s’inquiéter. Les privatisations constituent en effet l’une des principales priorités pour l’Ukraine d’après-guerre. En juillet dernier, une myriade de grandes entreprises européennes et de représentants ukrainiens ont participé à la Conférence de reconstruction de l’Ukraine, destinée à mesurer les progrès effectués par le pays dans sa mue néolibérale imposée par l’Occident suite aux événements de 2014.

Comme le bulletin politique de la conférence l’a clairement indiqué, l’État d’après-guerre n’aura pas besoin de BlackRock à ses côtés pour poursuivre cet agenda dont rêvent les investisseurs. Parmi les recommandations politiques apparaissent « une baisse des dépenses de l’État », « un système de taxes efficient » et, plus généralement, une marche vers « la dérégulation ». Il conseille de poursuivre la « réduction de la taille du gouvernement » via de nouvelles privatisations, une libéralisation accrue des marchés de capitaux visant à créer un « meilleur climat d’investissement, plus accueillant à l’égard des investissements directs issus de l’Europe et du monde »…

La lecture de ces documents évoque les fantaisies libertariennes les plus folles ; l’Ukraine y est dépeinte comme une start-up – une start-up numérique, businessfriendly et verte – essentiellement grâce aux neuf réacteurs nucléaires américains de la société Westinghouse. Mais cet imaginaire est tout sauf incohérent avec le slogan « un pays dans un smartphone », mis en avant par Zelensky lui-même il y a trois ans…

Un pays en crise qui vient demander l’aide aux gouvernements institutions financières : l’histoire n’est pas neuve. Vient ensuite la phase où il découvre que les fonds dont il a désespérément besoin s’obtiennent au prix de conditions de moins en moins désirables. Débutent alors les réformes visant à démanteler l’investissement public dans l’économie, ouvrir le marché national au capital étranger, et l’accroissement des souffrances de la population…

Il s’agit de la réactualisation d’un scénario que l’Ukraine a déjà connu. Suite au coup d’État pro-occidental de 2014, le FMI et les représentants occidentaux – à l’instar du vice-président américain Joe Biden – avaient pressé le gouvernement de mener des réformes structurelles, passant notamment par la réduction des subventions au gaz pour les foyers ukrainiens, la privatisation de milliers d’entreprises publiques, et la levée de l’ancien moratoire sur la vente de terres agricoles. Durant la pandémie, sous une pression financière intense, Volodymyr Zelensky a fait aboutir cette dernière requête.

Il y a près d’un an, la souveraineté des Ukrainiens avait été violée, dans un style grossièrement néo-colonial, par les bombardements de Moscou. Il est malheureusement probable que la fin de la guerre déclenchera de nouveaux assauts en Ukraine, menés non par des hommes en treillis militaire mais en costume trois pièce.

Guerre en Ukraine et dépendance alimentaire : un risque exponentiel au Moyen-Orient

La crise ukrainienne a réveillé de vieilles inquiétudes concernant l’augmentation du prix des denrées alimentaires de base. La dépendance qui caractérise les pays du Proche-Orient – avec des taux qui varient entre 50 et 90% – les rend particulièrement vulnérables à ces variations de prix. Dans une région marquée par une instabilité politique de longue date, et où les conditions de vie de la population ne font qu’empirer, les conséquences sociales d’une telle hausse risquent de se révéler catastrophiques. Le libre-échange et la libéralisation des prix des matières premières ont été présentés par les économistes néolibéraux comme un moyen de garantir la sécurité alimentaire des pays en développement. Ils menacent actuellement de la fragiliser considérablement.

Les inquiétudes relatives aux impacts de la hausse du prix des denrées alimentaires ne sont pas une nouveauté. À la suite de la crise alimentaire mondiale de 2008, les prix de toutes les principales denrées alimentaires avaient enregistré des pics sans précédent. La littérature académique et les organisations internationales s’étaient intéressées aux raisons d’une telle hausse, mais surtout aux possibles conséquences sociales de celle-ci. Des soulèvements, connus aujourd’hui sous le nom d’« émeutes de la faim », avaient eu lieu dans plusieurs pays du Sud. Le déclenchement des Printemps arabes dans les années suivantes, bien que n’étant pas exclusivement lié à la crise alimentaire, n’est pas fortuit. La revendication du droit au pain, évoqué dans les slogans de tous les pays de la région, montre à quel point le prix du blé a joué un rôle dans le déclenchement des révoltes.

De telles hausses ont avant tout un effet sur les couches les plus pauvres de la population – raison, sans doute, de la faible couverture médiatique accordée à cette crise alimentaire mondiale. L’augmentation du prix de la nourriture contraint à restreindre d’autres budgets, comme celui destiné à la santé ou à l’éducation, et peut faire basculer des situations d’insécurité alimentaire vers un stade de famine.

Libre-échange et sécurité alimentaire dans le monde arabe

Il s’agit ici d’un risque inhérent au modèle économique dominant, qui sous-tend que, pour maximiser la productivité, chaque pays doit se spécialiser dans la production de biens pour lesquels il dispose d’avantages comparatifs – en vertu d’une « prédisposition » qui leur permettrait de produire à plus bas coût. Les pics de prix sont un phénomène récurrent dans une économie de marché globalisée.

Cependant, il est désormais clair que le marché n’est pas en mesure de garantir des prix équilibrés ni aux producteurs ni aux consommateurs, et fait en réalité reculer la sécurité alimentaire mondiale. Les pays du Moyen-Orient sont particulièrement à risque dans ce contexte. Les hauts niveaux de dépendance alimentaire les exposent dangereusement à la volatilité du prix des aliments de base sur le marché international. Des décennies de politiques néolibérales ont précarisé l’agriculture locale, de plus en plus menacée par la désertification et les sécheresses qui viennent empirer une faible dotation en ressources hydriques.

La Russie est également l’un des principaux exportateurs de fertilisants. Leur prix, directement lié à celui des carburants en raison des processus énergivores nécessaires à leur production, influence inéluctablement le prix des denrées alimentaires sur le marché global…

L’invasion de l’Ukraine est particulièrement dramatique pour la stabilité des prix des denrées alimentaires. L’Ukraine et la Russie comptent parmi les plus grands exportateurs agricoles au monde, et ce particulièrement en ce qui concerne la production de blé, aliment central de la culture culinaire contemporaine du Moyen-Orient. Le Liban et l’Egypte sont dans une situation particulièrement préoccupante, puisqu’ils dépendent directement de l’un des deux pays en conflit pour la grande majorité de leurs importations. La réduction des quantités disponibles sur le marché international affectera cependant tous les pays importateurs par le biais d’une augmentation générale des prix. Cet état des choses est d’autant plus inquiétant que les prix avaient déjà atteint des niveaux élevés avant le commencement de la guerre…

Indice des prix
Indice international des prix des céréales © FAO

La Russie produit également une partie conséquente des fertilisants mondiaux. Les sanctions et le refus russe d’exporter vers des pays ennemis risquent d’engendrer une hausse considérable de leurs prix. Dans un modèle agricole caractérisé par la monoculture et l’exportation, les fertilisants constituent un intrant fondamental. Lorsque le sol est appauvri par les pratiques intensives, les fertilisants sont le seul moyen d’obtenir des produits de bonne qualité et de maintenir une productivité élevée. Pour rester rentables, les agriculteurs vont devoir réduire leur utilisation de fertilisants au détriment des quantités produites.

Le prix des fertilisants, directement lié au prix des carburants en raison des processus énergivores nécessaires à leur production, influence inéluctablement le prix des denrées alimentaires sur le marché global. La crise ukrainienne risque d’aggraver cette inflation préexistante, provoquée par l’augmentation du prix de l’énergie. Le prix de la nourriture est donc hautement instable en raison de circuits commerciaux longs et de l’interconnexion entre le prix d’un grand nombre de produits. Les variations encouragent également des pratiques spéculatives, qui ne font qu’accroître la sensibilité des prix.

Dans les pays du monde arabe, la création de stocks de denrées comme le blé est une stratégie privilégiée pour maintenir un certain contrôle sur les fluctuations du prix des principaux aliments. Temporairement, ces stocks permettent d’accroître la marge de manoeuvre des gouvernements pour mitiger la hausse de prix. Cependant, une fois les stocks épuisés, l’inflation devrait se radicaliser, et les déficits commerciaux de ces pays s’accroître – mettant à mal des régimes déjà sous la pression d’une population de plus en plus appauvrie. La dépendance alimentaire, qui peut paraître paradoxale lorsqu’on parle de la région du « croissant fertile », est souvent justifiée par la rareté de l’eau. Historiquement la région était pourtant un producteur important de blé et était caractérisée par un modèle agricole plus respectueux de l’environnement et des ressources non-renouvelables d’eau.

Une dépendance alimentaire construite

La dépendance alimentaire est une réalité relativement récente au Moyen-Orient : la plupart des pays de la région étaient autosuffisants jusqu’aux années 1930, en particulier en céréales. Le début des mandats anglais et français est marqué par le passage graduel à des cultures vivrières et le recul des cultures céréalières, pourtant si importantes dans la tradition culinaire locale. L’adoption de politiques néolibérales à partir des années 1970 et des «Plans d’ajustement structurels » (PAS) du Fonds monétaire international (FMI) ont eu pour conséquence une dégradation considérable du secteur, de plus en plus marqué par le retrait de l’intervention publique et par la volonté d’orienter la production vers le marché international plutôt qu’à la satisfaction de la demande interne.

Le Moyen-Orient risque d’être un des « points chauds » du changement climatique. Des pratiques agricoles plus respectueuses sont essentielles à la préservation de l’environnement et au ralentissement de la désertification. Mais les mettre en pratique nécessiterait un bouleversement du modèle productif dominant…

Le passage à un modèle agricole globalisé a progressivement changé la composition sociale des pays du Levant. La monoculture et la mécanisation réduisent radicalement le besoin de main d’œuvre, en accélérant l’exode rural et l’urbanisation. Les prix de plus en plus bas des aliments de base plongent la petite paysannerie dans une pauvreté croissante. Le travail agricole, historiquement considéré comme une fierté et la marque d’un savoir-faire, est à présent associé à la pauvreté – et à la honte. Le manque de soutien de la part de l’État et l’absence d’institutions publiques adaptées au secteur provoquent un endettement chronique. Le secteur est également affecté par les crises régionales, qui réduisent les débouchés d’une production principalement orientée vers l’exportation.

La diète qui caractérise la région change aussi sous l’effet de l’aide humanitaire et financière internationale, qui contribue à accélérer le passage à une « diète néolibérale », ainsi que la définit Roland Riachi. Le blé dur se voit substituer le blé tendre, moins cher mais moins riche en nutriments et avec un taux glycémique plus élevé. Ces variétés se substituent au fur et à mesure aux variétés locales. Cette substitution réduit la biodiversité des cultures et la valeur nutritive de la diète méditerranéenne.

En raison de son rapport étroit à la terre et à l’eau, les pratiques agricoles sont également au centre des questions environnementales. Le Moyen-Orient risque d’être un des « points chauds » du changement climatique. Des pratiques agricoles plus respectueuses sont essentielles à la préservation de l’environnement et au ralentissement de la désertification. Mais les mettre en pratique nécessiterait un bouleversement du modèle productif dominant… Celui-ci passe notamment par la revalorisation du concept de souveraineté alimentaire.

La souveraineté alimentaire : une résilience sociale et climatique

Souvent présenté par la doxa néolibérale comme un modèle utopique et déconnecté des réalités actuelles, la souveraineté alimentaire est pourtant la seule issue qui permette d’en finir avec les maux sociaux et environnementaux du système agroalimentaire dominant. Elle émerge d’une vision holistique de la nourriture, qui n’est pas conçue comme une simple marchandise, mais comme une composante centrale de la culture, de la santé et de l’environnement dans lequel chacun d’entre nous évolue. Ce concept, a connu un écho médiatique important dans les années 1990 suite à sa promotion par le mouvement la Via Campesina, qui prônait une réappropriation du processus de production de la nourriture, et l’inscription de celui-ci dans des circuits plus courts, en pleine ère néolibérale [1].

Le terme de « souveraineté » témoigne de la volonté d’inscrire la lutte contre la sous-alimentation dans une perspective politique – et dans la continuité de la capacité des Nations à effectuer des choix indépendants. Au Moyen-Orient, les mouvements sociaux qui prônent cette vision de l’agriculture sont moins importants par rapport à ceux qui ont cours en Amérique du Sud, mais traduisent une conscience politique croissante des risques associés à la dépendance alimentaire.

Cette dernière est souvent justifiée par la rareté des ressources hydriques dans la région : les importations alimentaires seraient une manière de préserver l’eau en réduisant la production agricole nationale. Ce sont pourtant les pratiques agricoles capitalistes dominant l’agriculture moyen-orientale qui dégradent la qualité des ressources hydriques, du fait de l’usage massif de pesticides et de fertilisants chimiques. Cette question est étroitement liée à la préservation de la terre. Le délaissement d’un grand nombre de terres agricoles ainsi que les pratiques associées à la production intensive accélèrent la dégradation du sol et la désertification.

Ces phénomènes rendent plus difficile la préservation de l’eau en raison de taux d’évaporation plus élevés et de l’absence de racines dans les terrains capables de stocker l’eau. Par conséquent, l’eau de pluie ne parvient pas à pénétrer le sol et les risques de crues subites augmentent dramatiquement. La dégradation de la qualité du sol et de l’eau diminue le rendement agricole sur le long terme, et augmente la dépendance des agriculteurs aux fertilisants chimiques.

Les agendas des gouvernements nationaux et de leurs alliés, dont les premiers sont très dépendants politiquement et économiquement des seconds, ne semble toujours pas prendre la mesure du problème. Le Sommet mondial de l’alimentation qui a eu lieu l’année passée témoigne d’à quel point les intérêts économiques des grandes entreprises demeurent encore la priorité des organisations internationales. La tension monte néanmoins. Le Liban fournit sans doute un exemple particulièrement catastrophique. Plongé depuis des années dans une crise économique dont on ne voit pas la fin, la population coule dans la précarité et la pauvreté plus totales.

NDLR : Lire sur LVSL le reportage de Victoria Werling : « Au Liban, le coronavirus engendre une reprise de la contestation sociale »

La diminution dramatique du pouvoir d’achat de la majorité de la population est en partie la conséquence d’une dépendance généralisée aux importations de toutes sortes. La dépendance au blé ukrainien risque d’accroître encore le nombre de personnes souffrant de la faim. Mais même sans le contexte géopolitique actuel, l’affectation du reste de la région par une augmentation similaire des prix semble n’être qu’une question de temps…

Note :

[1] Longtemps, le concept d’autosuffisance alimentaire (qui préfigure en bien des aspects celui de souveraineté alimentaire) a fait consensus au sein du concert des nations. Sous l’influence de l’Union soviétique, l’écrasante majorité des pays en développement ont cherché à la conquérir au sortir de la colonisation. C’est dans les années 1990 que le paradigme de la sécurité alimentaire s’est imposé au détriment du précédent, sous-tendant que l’autonomie, et donc la souveraineté, n’était pas un moyen indispensable pour lutter contre la sous-alimentation. La libéralisation des prix des denrées (censée favoriser leur stabilité) et le libre-échange (censé maximiser les avantages comparatifs des pays, dans une approche ricardienne) ont alors été présentés comme les moyens qui permettraient aux mécanismes de marché d’assurer, mieux que les institutions politiques, la sécurité alimentaire des pays pauvres.

Ukraine : les États-Unis comptent faire la guerre « jusqu’au dernier ukrainien » 

© Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

Vladimir Poutine est entièrement responsable de la guerre qu’il a déclenchée en Ukraine et devra répondre d’accusations de crimes de guerre. Mais l’approche américaine n’ouvre aucune perspective de sortie de crise – bien au contraire. Depuis le début du conflit, les États-Unis ont refusé de prendre part aux pourparlers de paix. Après avoir fermé la porte à des négociations qui auraient peut-être pu éviter ce conflit, ils ont rapidement adopté une politique visant à affaiblir la Russie, dans l’optique à peine voilée d’obtenir l’effondrement du régime de Poutine. Un objectif qui nécessite d’intensifier le conflit, au risque de provoquer une escalade nucléaire dont les Ukrainiens seraient les premières victimes. En attendant, l’implication militaire américaine devient de plus en plus directe, tandis que la perspective d’un accord de paix s’éloigne de jour en jour.

La violence de l’invasion russe a choqué les opinions publiques occidentales. Au-delà de l’ampleur de l’attaque initiale, il y a les pillages et les viols généralisés, les massacres à Butcha, le ciblage d’infrastructures et des bâtiments civils. Les bombes tombant sur des hôpitaux et écoles. Des villes transformées en tas de ruines où se terrent des dizaines de milliers de civils affamés. L’exode de 7 millions de réfugiés. Les dizaines de milliers de morts de part et d’autre de la ligne de front. 

La solution avait été résumée par Hillary Clinton dans un interview tragi-comique : faire de l’Ukraine un nouvel Afghanistan pour les Russes, en armant une insurrection.

Le tribunal de Nuremberg, dans le procès des atrocités commises par les dignitaires nazis, avait estimé que l’agression d’une nation constitue le « crime international suprême » car « il contient tous les autres ». À ce titre, l’invasion et les opérations menées par des militaires russes relèvent pour de nombreux observateurs du crime de guerre. Face aux horreurs perpétrées en Ukraine, envisager une résolution négociée au conflit peut paraître insupportable. Mais sauf à vouloir risquer une guerre ouverte avec la Russie, seconde puissance nucléaire mondiale, l’Occident devra tôt ou tard signer un accord de paix avec Moscou. Or, la politique menée par les États-Unis, déjà critiqués pour leur manque de détermination à éviter le conflit, ne semble pas dessiner de porte de sortie pacifique à la crise.  

Une guerre inévitable ?

Selon le renseignement américain, Vladimir Poutine a pris la décision d’envahir l’Ukraine au dernier moment. Malgré les déploiements massifs de troupes russes à la frontière ukrainienne et les menaces en forme d’ultimatum, l’invasion était potentiellement évitable, selon plusieurs membres des services secrets américains cités par The Intercept [1].

La Russie avait posé ses conditions à plusieurs reprises. En particulier, que l’OTAN renonce à intégrer l’Ukraine et retire ses armements offensifs déployés à la frontière russe. L’administration Biden a refusé de négocier sérieusement, fermant la porte à une résolution diplomatique de la crise. Or, en affirmant que les États-Unis ne participeraient pas à un éventuel conflit – ce qui s’est avéré faux – et en évacuant tout son personnel administratif, la Maison-Blanche a potentiellement encouragé le président russe à envahir l’Ukraine. C’est du moins ce que lui ont reprochés son opposition et une partie de la presse américaine.

Indépendamment de ce que l’on peut penser des demandes russes présentées sous forme d’ultimatum, l’approche des États-Unis en Ukraine paraît difficilement défendable.

Depuis la chute de l’URSS, de nombreux experts et diplomates américains ont averti que l’expansion de l’OTAN risquait de provoquer un conflit. Robert McNamara et Henry Kissinger, les deux principaux architectes de la politique étrangère américaine de la seconde moitié du XXe siècle, ont prévenu publiquement et par écrit que l’intégration de l’Ukraine à l’OTAN constituerait une grave erreur. Le premier en 1997le second en 1997 et 2014

George F. Kennan, le responsable de la stratégie américaine pendant la fin de la guerre froide, avait également alerté dès 1997, dans une lettre adressée au président Bill Clinton et signée par cinquante diplomates et anciens hauts responsables américains : « L’extension de l’OTAN, à l’initiative des États-Unis, est une erreur politique d’ampleur historique. » En 2008, l’ancien ambassadeur américain en Russie et désormais directeur de la CIA William Burns multiplie les avertissements. En particulier, il écrit un câble diplomatique à l’administration W.Bush : « L’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN est la plus rouge des lignes rouges pour l’élite russe, pas seulement pour Poutine ».

Pour Fionna Hill, experte particulièrement reconnue de la Russie de Poutine, ancienne conseillère des présidents Bush et Obama, le renseignement américain avait déterminé en 2008 « qu’il y avait un risque sérieux et réel que la Russie conduise une attaque préventive, pas limitée à l’annexion de la Crimée, mais une opération militaire majeure contre l’Ukraine » si la politique d’expansion de l’OTAN aux frontières russes était poursuivie.

Confronté aux événements de 2014, Obama avait refusé de livrer des armements modernes à l’Ukraine en évoquant sa crainte que « cela accroisse l’intensité du conflit » et « donne un prétexte à Poutine pour envahir l’Ukraine ». Trump au pouvoir, Washington a changé de position. Les États-Unis ont armé et formé l’armée ukrainienne afin de mener une « guerre par procuration » contre la Russie, selon les propres mots d’un haut responsable de l’administration Trump. Ce changement de ligne est conforme aux promesses de deux sénateurs républicains néoconservateurs, qui déclaraient en 2017 à la télévision ukrainienne : « Nous sommes avec vous, ce combat est notre combat, et on va le gagner ensemble ».

Les efforts américains ont achevé de convaincre le Kremlin que l’objectif de Washington était de « préparer le terrain pour un renversement du régime en Russie », a averti un rapport du renseignement américain daté de 2017. En janvier 2020, lors de l’ouverture du procès en destitution de Donald Trump, le démocrate et président du jury Adam Schiff déclarait au Congrès : « Les États-Unis arment l’Ukraine et aident son peuple afin que l’on puisse combattre la Russie en Ukraine et qu’on n’ait pas à le faire ici [à Washington]. »

Le 8 juin 2021, l’administration Biden a affirmé, par la voix d’Anthony Blinken, le secrétaire d’État, lors d’une audition au Congrès : « nous soutenons l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN. (…) Selon nous, l’Ukraine dispose de tous les outils nécessaires pour continuer dans cette direction. Nous y travaillons avec eux, quotidiennement ». Une déclaration reprise à son compte par Volodymyr Zelensky, annonçant triomphalement l’entrée imminente de l’Ukraine dans l’OTAN :

Malgré les demandes russes pour une désescalade, Washington a poursuivi sa guerre de procuration avec la Russie en Ukraine. Le 10 novembre 2021, un accord officiel est signé par Anthony Blinken et son homologue ukrainien Dmytro Kuleba, dans lequel les États-Unis explicitent leur position et s’engagent, entre autres, à défendre l’Ukraine contre la Russie ; lui fournir armes, experts et entrainement ; accélérer ses capacités d’interopérabilité avec les forces de l’OTAN via des transferts technologiques et des manœuvres militaires régulières et mettre en place une coopération renforcée dans les domaines du renseignement et de la cybersécurité. L’accord reprend les termes détaillés lors d’un communiqué joint publié le 1er septembre, officialisant une ligne politique qualifiée par le très conservateur The American conservative de « potentiellement très dangereuse ». 

Pourtant, la Maison-Blanche avait affirmé à Zelensky que « L’Ukraine ne rentrera pas dans l’OTAN, mais publiquement, nous gardons la porte ouverte » comme l’a récemment expliqué le président ukrainien sur CNN. Les Américains ont donc joué un double jeu : face aux Russes, ils ont refusé d’acter le fait que l’Ukraine ne serait pas intégrée à l’OTAN, tout en multipliant les actes indiquant que cette adhésion était imminente. Mais face à Zelensky, ils ont reconnu que ce projet n’avait aucune chance d’aboutir. 

Tout semble indiquer que l’administration Biden a préféré risquer une invasion de l’Ukraine plutôt que de perdre la face en cédant sur la question de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Négocier avec Moscou n’aurait pas nécessairement permis d’éviter un conflit. Mais lorsqu’on tient à la paix, il paraît logique d’épuiser tous les recours.

Outre-Atlantique, le débat se limite presque exclusivement à la question du degré d’engagement des États-Unis en Ukraine. Des dizaines d’éditorialistes payés par l’industrie de l’armement ont exigé l’instauration d’une no fly zone – même si cela devait provoquer un conflit nucléaire.

Avant l’invasion, l’un des principaux arguments avancés par les défenseurs d’une ligne ferme face à Poutine reposait sur le principe du droit des peuples à l’autodétermination. Sans s’arrêter sur le fait que les États-Unis violent ce principe en permanence – par leurs propres sanctions qui affament la population afghane ou en soutenant militairement l’Arabie saoudite dans ses multiples crimes de guerre au Yémen – pouvoir rejoindre une alliance militaire ne constitue pas un droit fondamental. 

On ne saura jamais si la voie diplomatique pouvait éviter l’invasion russe. Mais force est de constater que du point de vue de Washington, l’heure n’est toujours pas à la négociation.

« Combattre la Russie jusqu’au dernier Ukrainien »

La position officielle des États-Unis a été explicitée par le Conseiller spécial à la sécurité Jake Sullivan, lors d’une interview à la chaîne NBC le 10 avril dernier : « Ce que nous voulons, c’est une Ukraine libre et indépendante, une Russie affaiblie et isolée et un Occident plus fort, uni et déterminé. Nous pensons que ces trois objectifs sont atteignables et à notre portée. »

En déplacement à Kiev le 25 avril, le ministre américain de la Défense Lyod Austin a confirmé cette ligne en affirmant : « Nous voulons que la Russie soit affaiblie, incapable de reconstruire son armée ». Une position que le New York Times a qualifiée de « plus audacieuse » que la stricte défense de l’Ukraine avancée jusqu’ici. Il n’est pas question de processus de paix, ni de simple défense du territoire ukrainien, mais bien de destruction de l’appareil militaire russe. Ce qui implique la poursuite du conflit. Le 30 avril, en visite officielle à Kiev, la présidente de la Chambre des représentants et troisième personnage d’État Nancy Pelosi a ainsi tenu à réaffirmer le soutien américain à l’Ukraine « jusqu’à la victoire finale ».

Pour l’ex-ambassadeur et diplomate américain Charles Freeman, cette ligne politique équivaut à « combattre la Russie jusqu’au dernier Ukrainien ». Comme de nombreux analystes l’ont noté, la résolution du conflit ne peut prendre que deux formes : la capitulation sans conditions d’un belligérant, ou un accord de paix qui nécessitera un compromis peu reluisant. Pour Freeman, la Russie ne peut pas être totalement battue. Elle peut encore déclarer la mobilisation générale (officiellement, elle n’est pas en guerre) ou recourir à des tactiques et armes de plus en plus destructrices pour défendre la Crimée et les territoires du Donbass. Les alternatives sont la destruction complète de l’Ukraine ou une guerre sans fin. 

Depuis le début du conflit, les États-Unis ont refusé de prendre directement part aux pourparlers de paix. Selon le Financial Times, Poutine était ouvert à un accord, mais a changé de position au cours du mois d’avril. Initialement, l’approche de Washington se fondait sur l’hypothèse que l’armée russe se rendrait tôt ou tard maître du terrain. La solution avait été résumée par Hillary Clinton dans un interview tragi-comique : faire de l’Ukraine un nouvel Afghanistan pour les Russes, en armant une insurrection. 

Une stratégie qui a fait ses preuves pendant le premier conflit afghan, selon l’ancienne ministre des Affaires étrangères, qui évoquait simplement quelques « conséquences indésirables » – à savoir plus d’un million de civils afghans tués entre 1979 et 1989, les attentats du 11 septembre 2001 puis vingt ans de guerre en Afghanistan.

Le président Zelensky tient une ligne plus nuancée, évoquant fréquemment les négociations en vue d’accord de paix. S’il demande une implication militaire plus importante des Occidentaux et le renforcement des sanctions économiques, il a mentionné à de nombreuses reprises être favorable à un statut neutre pour l’Ukraine, reconnaît que la Crimée ne fera pas partie des pourparlers et reste ouvert à une solution négociée au Donbass. Sa position évoluera nécessairement avec la situation militaire sur le terrain, mais la perspective d’un accord de paix fait toujours partie de son discours.

Pour l’administration Biden, à l’inverse, le but est de provoquer un changement de régime à Moscou, potentiellement suivi de la traduction de Vladimir Poutine devant le tribunal de La Haye pour crimes de guerre.

« La seule issue désormais, c’est la fin du régime de Poutine » expliquait un haut responsable de l’administration Biden à Bloomberg News. Boris Johnson, le Premier ministre britannique, totalement aligné sur Washington, a confirmé cette ligne, affirmant que la stratégie occidentale avait pour but de « provoquer l’effondrement du régime de Poutine ». Il faisait ainsi écho au ministre de la Défense britannique, pour qui « son échec doit être total (…) les jours de Poutine seront compté, il va perdre le pouvoir et ne sera pas en mesure de choisir son successeur ». Des déclarations qui s’ajoutent aux propos de Joe Biden lui même, accusant Poutine de commettre un génocide et évoquant l’impossibilité qu’il reste au pouvoir.

De fait, les États-Unis refusent d’offrir une porte de sortie au régime de Poutine – le contraignant à choisir entre le prolongement de la guerre quoi qu’il en coûte ou la prison à perpétuité ! Les voix qui s’élèvent contre la stratégie de Joe Biden sont rares outre-Atlantique. Le débat se limite presque exclusivement à la question du degré d’engagement des États-Unis en Ukraine. La presse et des dizaines d’éditorialistes payés par l’industrie de l’armement ont exigé l’instauration d’une no fly zone – même si cela devait provoquer un conflit nucléaire. Jen Psaki, la porte-parole de la Maison-Blanche, a ironisé sur la quantité de questions qu’elle recevait dans ce sens. Mais face au seul journaliste l’interrogeant sur les pourparlers de paix, elle a confirmé que les États-Unis ne participaient pas aux discussions avec la Russie.

La fin justifie les moyens ?

Comme le rapportait l’Associated Press, la prolongation du conflit aggrave les comportements des militaires et accroît le risque de crimes de guerre. Face aux atrocités, la communauté internationale reste divisée. À l’exception des alliés de l’OTAN, la plupart des pays ont choisi la neutralité. Une des causes de ce manque de mobilisation vient du fait que les crimes russes restent comparables à ceux commis par les États-Unis et ses alliés dans l’Histoire récente, estime Noam Chomsky. 

Les États-Unis ont refusé de signer la convention de Genève sur les armes chimiques et les bombes à sous-munition. Ils en ont fait usage contre les populations civiles en Irak. Washington ne reconnait pas le tribunal international de La Haye. Le Congrès a même signé une loi autorisant l’invasion des Pays-Bas si des ressortissants américains étaient forcés de comparaître devant cette juridiction. Comme les Russes, l’armée américaine a délibérément ciblé des bâtiments civils.

Le New York Times rapportait récemment les propos d’un stratège militaire russe, selon lequel « de la campagne de l’OTAN en Serbie, la Russie a retenu que la fin justifiait les moyens ». Les multiples crimes de guerre commis par l’Occident dans les Balkans auraient encouragé la Russie à adopter les tactiques sanglantes observées en Syrie et en Ukraine, selon ce stratège. Pour rappel, l’OTAN se justifiait de ne pas prévenir les civils des zones bombardées « pour réduire le risque pour nos avions ». Tony Blair avait estimé que les bombardements des bâtiments de télévision publique et la mort de dizaines de techniciens étaient « entièrement justifiés » car « ces médias participent à l’appareil de communication de Milosevic ».

Difficile, dans ses conditions, d’adopter une posture morale susceptible de rallier l’ensemble de la communauté internationale. Si sanctionner le régime de Poutine et aider l’Ukraine semble justifié, y compris aux yeux des critiques de Biden, la manière dont sont conduites ces politiques interrogent. Tout comme leur efficacité réelle.

Les armes livrées à l’Ukraine « disparaissent dans un trou noir géant » selon de hauts responsables de l’administration Biden. Cette dernière reconnaît être incapable de savoir où vont les armes, et est consciente du risque qu’elles tombent dans de mauvaises mains : crime organisé, réseaux terroristes et organisations néonazies. Avant le début du conflit, l’Ukraine était déjà un régime considéré comme corrompu et autoritaire, accueillant la principale plaque tournante du trafic d’armes international.

De même, les sanctions économiques renforcent le pouvoir de Vladimir Poutine plus qu’elles ne l’affaiblissent. Les oligarques russes passent largement à travers des mailles du filet – les cibler de manière efficace nécessiterait de recourir à des moyens jugés inquiétants par les oligarques occidentaux ! Ainsi, les premières victimes des sanctions économiques restent les classes moyennes russes, qui se sont logiquement rapprochées de Poutine. Indirectement, cette guerre économique touche également les populations des autres pays via l’hyperinflation des prix de l’énergie et des produits alimentaires, au point de provoquer un début de récession en Europe. Enfin, le statut de monnaie de réserve du dollar pourrait faire les frais de la politique de Washington, selon de nombreux économistes américains proches du pouvoir.

Au delà de ces conséquences indésirables, la stratégie américaine présente un risque d’escalade du conflit en Europe. Soit en acculant la Russie à recourir à des armes ou stratégie plus violentes, ou par simple engrenage militaire sur les théâtres d’opérations. Des perspectives qui inquiètent les experts du risque nucléaire, et des stratèges européens.

Les États-Unis ont joué un rôle déterminant dans le succès militaire ukrainien, dès les premières heures du conflit. Il est désormais question de livrer des armes plus perfectionnées à l’Ukraine, potentiellement pour porter le combat sur le territoire russe, comme l’a reconnu le ministre de la Défense britannique à la BBC. Cela s’ajoute aux déploiements de forces spéciales occidentales en Ukraine, au partage des informations brutes obtenues en temps réel par les services de renseignement et à la formation de soldats ukrainiens en Pologne et en Allemagne. Des efforts remarquablement efficaces sur le front, mais qui risquent de compliquer un futur accord de paix.

Le New York Times révèle ainsi une forme de dissonance entre la stratégie officielle de Washington et ce que les décideurs admettent en off. Poutine serait « un individu rationnel » qui chercherait à éviter une escalade du conflit dans l’espoir de trouver une porte de sortie, ce qui expliquerait le fait que « l’armée russe se comporte moins brutalement que prévue », selon les responsables occidentaux cités par le Times.

La position américaine officielle évoluera peut-être en faveur d’une résolution pacifique du conflit, en particulier si l’armée russe est défaite au Donbass. Mais rien ne garantit qu’une telle humiliation sera acceptée par Moscou. Pour l’instant, les États-Unis estiment que la Russie n’ira pas jusqu’à employer l’arme nucléaire, et agissent en conséquence, repoussant toujours plus loin la notion de guerre par procuration. Après avoir demandé 33 milliards de dollars de plus au Congrès américain pour soutenir l’Ukraine, Joe Biden va proposer un texte de loi visant à attirer les meilleurs scientifiques russes sur le sol américain.

Quid de ceux qui espèrent profiter de cette invasion injustifiable pour se débarrasser de Vladimir Poutine ? Joe Biden lui-même a expliqué que cela prendrait du temps – au moins un an. Des milliers de vies ukrainiennes en feraient les frais, et la hausse des prix des matières premières frapperait plus durement encore les populations qui y sont exposées à travers le globe. Tout cela pour poursuivre un but – le changement de régime – dont l’histoire macabre reste à écrire de manière exhaustive. De telles opérations ont-elles jamais abouti à autre chose que la mise en place d’un État failli ? La perspective d’une nouvelle Libye ou d’un nouvel Afghanistan, mais avec 6 000 ogives nucléaires et des dizaines de missiles hypersoniques, n’a pas vraiment de quoi rassurer.

Notes :

[1] L’information est d’autant plus crédible qu’elle provient du journaliste spécialiste des questions de sécurité et renseignement James Risen, prix Pullitzer du temps où il travaillait au New York Times pour son investigation sur la NSA.