Quand la Corée du Sud éradiquait l’opposition communiste : retour sur les années Rhee Syngman

Portrait de Rhee Syngman à la Une du Times, 16 octobre 1950

L’inquiétude règne parmi les journalistes sud-coréens, alors que l’exécutif accroît son ingérence. En novembre 2023, une émission critique du pouvoir était définitivement annulée par la chaîne KBS, tandis que son directeur, M. Park Min, licenciait un journaliste et renouvelait de fond en comble son personnel. Le cadre restrictif imposé aux médias n’est pas sans rappeler aux Sud-coréens le long moment autoritaire qui a précédé la transition démocratique de 1987. Et l’épisode sanglant qu’a constitué la dictature de Rhee Syngman, fondateur oublié du régime sud-coréen d’après-guerre. Retour sur cet épisode de terreur anti-communiste, l’un des plus brutaux des premières années de Guerre froide.

Demeuré au pouvoir pendant dix-sept ans (de 1962 à 1979), Park Chung-Hee est probablement le visage le plus connu de la dictature militaire installée en Corée du Sud. Rendu célèbre par sa responsabilité dans le massacre de Gwangju (mai-juin 1980), son successeur, Chun Doo-Hwan, n’est pas non plus totalement inconnu des opinions publiques occidentales.

Un personnage reste pourtant assez méconnu du grand public malgré son rôle déterminant pour la trajectoire politique du pays ; Rhee Syngman, premier président et fondateur de l’actuelle République de Corée, renversé par la foule d’étudiants en colère en avril 1960. Si son parcours est peu familier de l’opinion publique française, son gouvernement n’a rien à envier aux agissements politiques de ses successeurs. État d’exception justifié par le danger communiste, arrestations massives des opposants politiques, répression meurtrière des grèves et des mouvements sociaux, censure ; tous les ingrédients de l’autoritarisme sont réunis.

Militant indépendantiste en exil jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, Rhee Syngman est un homme déjà bien connu des dirigeants américains lorsqu’il revient sur le territoire coréen en octobre 1945. En 1934, il devient représentant du gouvernement coréen en exil aux États-Unis, où il pousse sans relâche les intérêts de la péninsule auprès de Washington. À partir de 1947, Rhee Syngman apparaît à l’administration Truman comme le candidat idéal pour gouverner la zone sud, à un moment où la partition du pays semble devoir se prolonger.

Alors même qu’ils constituent le mode d’expression démocratique privilégié des Sud-Coréens, les comités populaires sont pris pour cible et méthodiquement démantelés.

Charismatique, familier des ambitions américaines dans la région, apprécié par les élites foncières sud-coréennes, il est également un des rares hommes politiques du pays dont la réputation n’est pas entachée par la collaboration avec le Japon. Ainsi, en mai 1948, Rhee Syngman est élu président de la République de Corée contre son principal rival, Kim Ku, lui aussi résistant pendant la période coloniale.

Bien que son nom ne dise rien à personne entre les frontières de l’Hexagone, Rhee Syngman a pourtant mis en place une des dictatures atlantistes les plus répressives de la région indopacifique dans l’immédiat après-guerre.

Le devenir autoritaire de la Corée du Sud

Avant même l’établissement officiel du régime sud-coréen, le gouvernement provisoire de la zone sud est aux mains des conservateurs, ouvertement appuyés et soutenus par le Gouvernement militaire des États-Unis en Corée (USAMGIK). Celui-ci trouve en eux une force capable de maintenir l’ordre public et de mater la subversion communiste. L’inflation, les pénuries alimentaires, la vigueur des comités populaires issus de la résistance et la réorganisation économique rapide du Nord offrent en effet au projet socialiste des conditions favorables à son développement dans le sud de la péninsule.

Dès 1946, la contestation populaire est canalisée par le Parti des travailleurs de Corée du Sud (affilié au parti communiste de la zone nord) qui parvient à mobiliser les campagnes contre le nouvel « occupant » américain et ses mandataires locaux. Manifestations et grèves se succèdent à la suite du soulèvement spontané de Daegu (octobre 1946), âprement réprimé par les troupes de l’USAMGIK1. Rapidement, un climat de guérilla s’installe dans l’ensemble du pays. Sous l’impulsion des dirigeants du PTCS, comme Park Hon-Yong, les membres et sympathisants du parti s’arment clandestinement dans la perspective d’une confrontation avec les autorités.

Face à la montée du mécontentement et au potentiel déstabilisateur du PTCS, les États-Unis poussent la candidature de Rhee Syngman aux élections de mai 1948. Parvenu au pouvoir, le président nouvellement élu fait de la remise en ordre du pays sa priorité. Alors même qu’ils constituent le mode d’expression démocratique privilégié des Sud-Coréens, les comités populaires sont pris pour cible et méthodiquement démantelés. Il s’agit, pour la jeune République de Corée, de tordre le cou à la contestation en brisant les réseaux militants, en entravant leurs communications et, par conséquent, leur coordination.

Dans les premiers mois de sa présidence, Rhee Syngman interdit les grèves et les manifestations, asphyxie la presse de gauche par la censure et dote la police de moyens humains, matériels et juridiques considérablement accrus. En effet, alors que les affrontements s’intensifient, l’exécutif fait adopter en novembre 1948 une loi de sécurité nationale qui, bien qu’assouplie en 1998, est toujours en vigueur aujourd’hui. Pensée comme une loi d’exception, ce texte offre aux forces de police et aux tribunaux une plus grande latitude dans l’arrestation, le jugement et l’emprisonnement des individus menaçant la sécurité de l’État.

Délibérément imprécises, ses dispositions simplifient drastiquement les démarches et autorisations nécessaires à la lutte contre les « activités anti-État » – qui ne sont, par ailleurs, jamais clairement définies. Ainsi, « les députés coréens ont créé un outil de répression qui peut s’étendre virtuellement à toute forme d’opposition »2.Selon un rapport des Nations Unies de 1949, 89 710 personnes ont été arrêtées par le gouvernement de Rhee Syngman entre septembre 1948 et avril 1949 (dont 6 députés)3 tandis que 80% des 60 000 détenus coréens en 1950 ont été incarcérés au moyen de cette loi4.

Néanmoins, l’intransigeance de Rhee Syngman n’aurait pu trouver sa réalisation politique concrète sans le soutien à peine voilé des États-Unis. Si leur implication directe dans la répression est avérée – mobilisation de briseurs de grèves, envoi de troupes en renfort de la police nationale –, l’aide apportée par les Américains est surtout d’ordre matériel, technique et financier. Un rapport du Conseil national de sécurité des États-Unis, rendu public le 22 mars 1949, conclut au maintien des troupes américaines en Corée du Sud pour l’année en cours et prévoit « la mise en œuvre de programmes, présents ou en projet, d’entraînement, d’équipement et d’approvisionnement des forces de l’ordre de la République de Corée […] pour assurer leur capacité à servir effectivement de dissuasion à toute agression extérieure et de garantie du maintien de l’ordre interne en Corée du Sud »5.

Pendant l’été 1950, l’exécution sommaire de plus de 100 000 prisonniers politiques et sympathisants communistes par l’armée sud-coréenne se fait sous le regard attentiste des officiers américains

Mais la participation des Américains à la violence d’État sud-coréenne ne se réduit pas à la formation et à l’équipement de la police locale. En de nombreuses occasions, les troupes stationnées en Corée du Sud cautionnent la contre-insurrection – voire y prennent part -, dépassant parfois le cadre de leurs prérogatives. Pendant l’été 1950, l’exécution sommaire de plus de 100 000 prisonniers politiques et sympathisants communistes par l’armée sud-coréenne se fait sous le regard attentiste des officiers américains6. Plus encore, en juillet 1950, alors que la guerre n’est entamée que depuis un mois, le 7e régiment de cavalerie américain se rend coupable d’un véritable crime de guerre en massacrant environ 300 civils sud-coréens, réfugiés près du village de No-Geun Ri – sous le prétexte que pouvaient se trouver parmi eux des infiltrés nord-coréens7.

Les opérations contre-insurrectionnelles à Cheju-Do : la mort du mouvement social sud-coréen

À l’exception de ces massacres de masses, dont les victimes sont en général comptabilisées avec celles de la guerre de Corée, le soulèvement de Cheju-Do reste dans les mémoires comme l’épisode répressif le plus meurtrier de la présidence Rhee. Faiblement soumise au contrôle du pouvoir central, héritière d’une longue tradition contestataire, l’île de Cheju (ou Cheju-Do en coréen) offre un terrain propice à l’implantation du PTCS. Idéalement située au sud de la péninsule, elle constitue également un lieu de passage très prisé des contrebandiers japonais, grâce auxquels il est aisé de se procurer des armes

La situation stratégique de l’île, ainsi que les réflexes insurrectionnels de ses habitants, sont donc exploités par les combattants du PTCS dès 1947, lorsque, à l’occasion de la commémoration du 1er mars, la colère des insulaires est canalisée par le parti dans une manifestation de plus d’un millier de personnes. Cependant, les premiers soulèvements d’ampleur ne prennent forme qu’au début du mois d’avril 1948. Motivés par le refus des élections séparées en zone sud, les militants du PTCS (soutenus par une grande partie de la population de Cheju-Do) entrent de nouveau en confrontation directe avec les forces de l’ordre. Les stations de police des villes côtières sont prises d’assaut et, très vite, la capitale de l’île est assiégée par les insurgés. Les heurts atteignent rapidement un degré de violence encore inédit depuis la fin de la guerre et la police locale est submergée.

Déboussolé dans les premières semaines, le gouvernement coréen entame sa première campagne de « pacification » à la fin du mois de mai. Menée conjointement par la gendarmerie et la police, les opérations s’effectuent depuis les côtes vers l’intérieur des terres, où sont basés les combattants du PTCS. La reprise en main de l’île est pensée sur le mode de la contre-insurrection ; les espaces montagneux du centre sont quadrillées par l’armée et la police, les villages situés en altitude sont vidés de leurs habitants qui, après avoir été interrogés, sont relogés dans des camps littoraux. À la fin de l’été, environ 600 suspects sont arrêtés par les troupes coréennes8.

Après un affaiblissement des combats en juillet-août 1948, un nouveau cycle de violences est entamé en septembre, lorsque le 14e régiment de gendarmerie, stationné à Yeosu, refuse de se rendre à sur Cheju-Do pour lutter contre les rebelles. Sous l’effet d’une telle manifestation de solidarité, les combattants reprennent leurs activités de guérilla et, paniqué par la pénétration des communistes au sein de la gendarmerie, le gouvernement intensifie la répression. S’ouvre alors la phase la plus meurtrière de la contre-offensive. Entre le 6 octobre et le 20 novembre, le régiment de gendarmerie présent sur l’île annonce le chiffre de 1625 morts et 1383 prisonniers9. La violence des forces de l’ordre se déchaîne indistinctement sur les insulaires, qu’ils soient combattants ou non.

Le 25 janvier 1949, des soldats américains découvrent 97 cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants dans le village d’Ora-ri, tués par des fusils M-1, c’est-à-dire par les armes de la police locale. Moins d’un mois plus tard, le 20 février, quatre conseillers militaires américains sont témoins de l’exécution, par des miliciens d’extrême-droite pro-gouvernementaux, de 76 habitants de Todu-Ri10. La répression se poursuit jusqu’à l’arrestation, au printemps, de plusieurs leaders locaux du PTCS. L’un d’entre eux, Kim Min-Seong, est décapité par les forces de l’ordre. Symbole de leur triomphe macabre et avertissement à la population insulaire, sa tête est exposée au public dans le centre-ville de Seogwipo.

Écraser l’opposition parlementaire

Autoritaire, Rhee Syngman l’est aussi par sa pratique quotidienne du pouvoir. À l’automne 1951, alors que la guerre fait rage, l’exécutif propose au parlement un projet de révision constitutionnelle transformant la République de Corée en régime présidentiel. En janvier 1952, le texte est rejeté en masse par les députés. Ce refus n’est que la première étape d’un long bras de fer entre le gouvernement et les parlementaires. Les mois suivants, Rhee Syngman s’acharne à faire plier l’Assemblée en organisant de gigantesques manifestations au pied du parlement. Les soutiens du président y sont acheminés aux frais de l’État pour protester contre l’entêtement du pouvoir législatif et demander une dissolution11.

Le 25 mai 1952, Rhee Syngman fait adopter la loi martiale, ce qui permet au régime de procéder à l’arrestation de 44 députés. Acculés, inquiets du sort qui leur serait réservé en cas d’intervention de l’armée, les parlementaires finissent par céder. Le 7 juillet 1952, la constitution est remaniée selon les désirs du président, de sorte que les articles 53 et 54 qui réglementaient jusque-là le renouvellement des mandats présidentiels sont amplement modifiés.

Pour se maintenir au pouvoir, Rhee Syngman n’hésite pas à se débarrasser de ses principaux opposants politiques. Lors des élections présidentielles de 1956, Cho Bong-Am, ancien chef du parti communiste coréen sous l’occupation, fondateur du parti social-démocrate après l’armistice de Panmunjom, est le seul membre de l’opposition à se présenter face à Rhee Syngman. Malgré la propagande et la répression, il parvient à obtenir environ 30% des suffrages exprimés12, révélant le progressif retournement de la opinion sud-coréenne contre le président en fonction. Sous le prétexte fallacieux d’intelligence avec l’ennemi, Cho Bong-Am est arrêté en janvier 1958, jugé par deux fois et finalement condamné à la peine capitale pour haute trahison.

Loin d’être le seul facteur du mécontentement populaire grandissant, la pendaison de Cho Bong-Am a certainement joué un rôle dans l’éclatement de cette colère en mars-avril 1960, lorsque la fraude du président aux élections est révélée. Manifestement inapte à juguler la contestation populaire, Rhee Syngman est contraint de de se retirer du pouvoir le 26 avril 1960. Son départ marque la fin d’un régime gérontocratique qui, depuis la fin de la guerre de Corée, ne tenait plus que par la peur et la violence. Un héritage autoritaire qui fournit un élément d’explication à la tentation illibérale que l’on observe actuellement en Corée du Sud ?

Notes :

1 Le rapport de la Commission de vérité publié en 2010 dénombre une soixantaine de victimes de la répression militaire américaine, voir « We must properly understand and define the 1946 Daegu uprising », Hankyoreh, 22 janvier 2013

2 Laurent Quisefit, « Autoritarismes civils et militaires en Corée du Sud : 1948-1979 », dans Jacopo Bassi, Carlos Hudson, Matteo Tomasoni, La dittature militari : fisionomia ed eredita politica, 2015

3 Rapport de la Commission des Nations Unies pour la Corée, Assemblée Générale, août 1949

4 Gregg Brazinsky, Nation Building in South Korea: Koreans, Americans and the making of democracy, Columbia, University of South Carolina Press, 2009

5 NSC 8/2, Report by the National Security Council to the President, « Position of the United States with respect to Korea », Washington, 22 mars 1949.

6 Cet évènement est aujourd’hui connu sous le nom de « massacre de la ligue Bodo »

7 A ce sujet, voir Charles J. Hanley, Sang-Hun Choi, Martha Mendoza, The Bridge at No Gun Ri: A Hidden Nightmare from the Korean War, Henry Holt & Company, 2001

8 John Merrill, « The Jeju-Do Rebellion », Journal of Korean Studies, Volume 2, 1980, pp. 139-197

9 Ibid., p. 185

10 Ibid., p. 188

11 Laurent Quisefit, art. cit.

12 Andrei Lankov, « Tragic end of communist-turned-politician Cho Bong-Am », The Korea Times, 9 janvier 2011

La Corée du Sud sous l’éternelle tutelle militaire américaine

Corée du Sud tutelle États-Unis - Le Vent Se Lève
Le chef d’État sud-coréen Yoon Suk-yeol avec son homologue Joe Biden en mai 2022 © Éd. Joseph Édouard pour LVSL

« Parier contre les États-Unis n’est jamais un bon pari… et les États-Unis vont continuer à parier sur la Corée du Sud1 ». Le 6 décembre 2013, à Séoul, le vice-président américain Joe Biden met en garde la présidente sud-coréenne Park Geun-Hye contre une éventuelle prise de distance avec son allié de toujours. Depuis sa libération du joug japonais (1905-1945), la nation est-asiatique est liée aux États-Unis par de nombreux accords de coopération, notamment en matière militaire. Une tutelle pesante pour la Corée du Sud, qui cherche à multiplier les échanges avec la Chine – que Washington veut contenir – et voit d’un mauvais oeil l’accroissement des tensions entre son voisin du Nord et l’Oncle Sam.

Sous ses airs vaguement menaçants, la formule de Joe Biden est à comprendre dans le contexte du débuts des années 2010 où l’antiaméricanisme de l’opinion sud-coréenne est prégnant et où le souvenir du mandat de Roh Moon-Hyun, placé sous le signe de l’indépendance vis-à-vis des États-Unis, est encore frais.

En approfondissant l’alliance militaire entre les deux pays, la présidence conservatrice de Lee Myung-Pak (2008-2013), puis celle de Park Geun-Hye (2013-2017) ont sans doute rassuré les États-Unis. Pourtant, l’intérêt d’une coopération si étroite avec l’allié américain s’amenuise à mesure que Pyongyang renforce ses capacités nucléaires et que la dépendance commerciale à l’égard de la Chine s’accroît.

Que la Corée du Sud ait « parié » sur les États-Unis lorsqu’elle sortait, exsangue, de trente-cinq années de colonisation japonaise peut se comprendre. Pour un pays ravagé par la guerre, l’allégeance à Washington pouvait paraitre bien peu de choses face à la perspective d’un redressement économique et aux garanties de sécurité. Aujourd’hui, la Corée du Sud dispose de la dixième armée mondiale, jouit d’une économie florissante et d’un statut de puissance régionale. Dans ces conditions, jouer la carte américaine ne semble plus aussi judicieux que par le passé.

Malgré la « déclaration de Washington », présentée le 26 avril 2023 par la Maison Blanche et réaffirmant les principes de coopération militaire entre les deux pays2, l’alliance américaine – toujours indispensable – n’est plus suffisante pour garantir la sécurité nationale sud-coréenne. Dans certains cas, la dépendance accrue de la Corée du Sud aux États-Unis peut même aller à l’encontre de ses intérêts économiques.

Rhee Syngman, militant indépendantiste en exil pendant l’occupation japonaise, obtient le soutien inconditionnel de l’Oncle Sam qui lui octroie les moyens nécessaires pour contrer le parti communiste et rallier l’opinion à la mouvance conservatrice.

Bien que la Corée du Sud ne remette pas fondamentalement en cause le partenariat défensif avec Washington, ses dirigeants sont de plus en plus sensibles à l’idée d’une autonomie stratégique et opérationnelle rééquilibrant les rapports de force au sein de l’alliance. En reprenant le contrôle de sa défense nationale, la Corée du Sud perd le risque d’être entrainée par son allié dans un conflit qu’elle n’a pas choisi et dont elle ne maîtrise pas le déroulement. Ainsi, son autonomisation lui permettrait d’imposer ses vues aux États-Unis et de subvertir un accord de défense qui, au départ, avait été pensé comme l’intégration d’un État périphérique et affaibli à la zone d’influence américaine.

L’aide militaire des États-Unis à la Corée du Sud, la coordination de leur politique extérieure et leur coopération économique ne datent pas d’hier. Pour comprendre comment s’est forgé cette alliance si pérenne, il faut remonter jusqu’en 1945. Au mois de septembre, la capitulation japonaise, suivie de l’abdication de l’empereur Hirohito, créent un vide politique dans la péninsule coréenne, soumise depuis 1905 au joug nippon.

L’axe Séoul-Washington, né des ruines de l’empire japonais

Le sort de la Corée est alors placé entre les mains des vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale qui se répartissent le territoire en deux zones d’occupation lors de la conférence de Yalta. De part et d’autre du 38e parallèle, Soviétiques et Américains, respectivement responsables de la zone nord et de la zone sud, sont tenus d’assurer une transition pacifique vers un État coréen démocratique et indépendant. La tâche première des Alliés consiste à épurer l’administration locale, encadrer la restructuration économique du pays et garantir sa reconstruction.

Le défi à relever est de taille pour les États-Unis. Au sortir de la guerre, plus d’un million de ressortissants coréens doivent être rapatriés, les industries nationales – dont les cadres et la main d’œuvre qualifiée étaient majoritairement japonais – sont en crise et le chômage, comme l’inflation, touchent de plein fouet les travailleurs coréens.

Surtout, l’influence de l’ancien colonisateur est encore solide et demande à être neutralisée. Pour ce faire, les troupes américaines, dirigées par le général Hodge, débarquent à Incheon le 7 septembre 1945 et procèdent immédiatement au désarmement puis au rapatriement des forces japonaises. Très vite, un gouvernement militaire en zone sud (United States Army Military Government in Korea, USAMGIK) est mis en place par l’état-major américain le temps de porter au pouvoir des dirigeants locaux compétents.

Si la présence de puissances étrangères sur la péninsule devait être provisoire, la rapide montée des tensions entre les Deux Grands figent la situation. Le processus de décolonisation impulsé conjointement par les Alliés est saisi par la Guerre froide dès 1946 et, dès lors, les relations américano-coréennes s’établissent sur le mode de la tutelle. Plus précisément, la dépendance accrue des Coréens à l’aide matérielle et financière américaine raffermit l’emprise des États-Unis sur sa zone d’occupation3.

Fort de leur implantation dans la péninsule, les Etats-Unis n’hésitent pas à s’immiscer dans la vie politique coréenne. Dans un contexte de Guerre froide naissante, se prémunir contre le rival soviétique est primordial et justifie amplement l’ingérence. Dès son retour, Rhee Syngman, militant indépendantiste en exil pendant l’occupation japonaise, obtient le soutien inconditionnel de l’Oncle Sam, qui lui octroie les moyens nécessaires pour contrer la menace du parti communiste coréen (PCC) et rallier l’opinion publique à la mouvance conservatrice.

C’est chose faite à l’été 1946 mais il a fallu déployer des moyens drastiques. Pour éviter les « troubles à l’ordre public », les syndicats sont interdits, les journaux de gauche sont dissous et la répression s’abat sur la branche sud du PCC. Au mois d’octobre, les efforts de la droite sont récompensés puisque les élections consacrent une majorité conservatrice. Il est toutefois peu probable que le camp de Rhee Syngman ait remporté une si grande victoire sans l’intervention de l’USAMGIK qui s’arroge le droit de désigner directement la moitié des parlementaires siégeant à la Chambre.

Quoi qu’il en soit, la partie est gagnée. La Constitution est votée fin juillet 1948 et la République de Corée – dont Rhee Syngman devient le premier président – est proclamée le 15 août de la même année. Dans la mesure où les États-Unis ont participé activement à la construction de l’État sud-coréen, il n’est pas étonnant que les deux pays aient par la suite noué des liens aussi étroits. Mais c’est la guerre de Corée qui va davantage rapprocher les deux alliés. Menée sous la bannière des Nations Unies, le conflit n’en demeure pas moins principalement américain4.

L’objectif des États-Unis est simple ; il s’agit de tenir à distance, voire d’éradiquer un régime qui remet en cause le mode de production capitaliste. Après l’armistice, les logiques d’endiguement s’appliquent dans la péninsule et s’y expriment par le traité de défense mutuelle signé avec la République de Corée en octobre 1953. Par ce traité, les États-Unis s’engagent à protéger la Corée du Sud d’une éventuelle attaque du Nord et celle-ci doit, en contrepartie, accepter d’aligner sa politique étrangère sur celle du bloc occidental.

Dès lors que les États-Unis se trouvent à portée des missiles de la Corée du Nord et leur engagement à défendre activement la Corée du Sud commence à être mis en doute.

A première vue, l’accord semble avantageux pour le jeune État sud-coréen dans la mesure où il dispose de garanties solides contre un ennemi qui souhaite sa disparition. Dès 1954 et jusqu’au début des années 1970, environ 60 000 GI américains stationnent dans l’une des quatre bases américaines en Corée (respectivement situées à Incheon, Pyongtaek, Busan et Hosan) et le pays bénéficie de la dissuasion élargie des États-Unis ainsi que d’une aide matérielle et technologique conséquente.

En réalité, l’alliance militaire implique un très fort degré de dépendance et une certaine abdication de souveraineté. La question du commandement des armées illustre bien cette relation asymétrique. Pendant plus de quarante ans, le commandement des troupes coréennes, en temps de paix comme en temps de guerre, est confié au United Nations Command puis au Combined Forces Command (CFC) à partir de 1978, c’est-à-dire à un centre décisionnel dirigé par un général américain.

Ce n’est qu’en 1994 que le contrôle opérationnel des armées en temps de paix est confié à un officier sud-coréen. Depuis, l’échéance du transfert de compétence total n’a cessé d’être repoussé, à tel point que depuis 2014, plus aucun délai n’est fixé pour le rendre effectif5. En l’absence d’un état-major national, les États-Unis administrent de manière quasi-exclusive l’armée sud-coréenne. Cette situation de dépendance semble convenir aux dirigeants coréens tant que la dissuasion est efficace et permet au pays de prospérer. Mais le développement d’un programme nucléaire nord-coréen, en menaçant la crédibilité du « parapluie nucléaire » américain, change la donne au sein de l’alliance.

Nucléarisation de la Corée du Nord

Le 10 janvier 2003, la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord) annonce officiellement son retrait du Traité de non-prolifération ; le premier de l’histoire. Lâchée par la Russie post-soviétique et entretenant des relations compliquées avec la République populaire de Chine (RPC), le régime nord-coréen se sent entouré d’ennemis et souhaite pouvoir assurer sa sécurité par ses propres moyens. Dans ce but, Kim Jong-Il lance un programme nucléaire qui aboutit à un premier essai en octobre 2006, suivi d’un deuxième en 2009, puis d’un troisième en 2013. Le choix du nucléaire est judicieux pour la Corée du Nord puisqu’il permet de rééquilibrer quelque peu le rapport de forces avec le Sud.

Cependant, il ne parvient pas tout de suite à faire vaciller l’alliance américano-coréenne. Au contraire, les balbutiements du nucléaire nord-coréen donne un nouveau souffle au partenariat avec les États-Unis qui avait été fortement critiqué pendant la présidence de Roh Moon-Hyun (2003-2008). Tant que les capacités nucléaires de la RPDC demeurent embryonnaires, la dissuasion américaine est suffisante pour décourager toute tentative d’invasion de la Corée du Sud.

La situation change en juillet 2017 lorsque la Corée du Nord procède à l’essai d’un missile balistique intercontinental (ICBM), le Hwasong-14. Ce premier test donne une nouvelle impulsion au développement du nucléaire nord-coréen et conduit à la mise au point du missile Hwasong-15, testé la même année. Dès lors, les États-Unis se trouvent à portée des missiles de la RPDC et leur engagement à défendre activement la Corée du Sud commence à être mis en doute. En effet, l’éventualité d’une riposte immédiate, conventionnelle ou nucléaire, à toute agression nord-coréenne devient incertaine dès l’instant où les ogives de Pyongyang menacent l’intégrité du territoire étasunien.

Or la Corée du Sud, par son manque de profondeur stratégique – Séoul n’est qu’à cinquante kilomètres de la zone démilitarisée – n’est pas en mesure de riposter après une première frappe du Nord6. C’est pourquoi elle doit impérativement anticiper l’ennemi et agir de façon préventive. Dans ces conditions, il est clair que la Corée du Sud ne peut pas prendre le risque d’une défection américaine.

L’engagement américain à défendre son allié doit être inconditionnel et prendre effet immédiatement sans quoi celui-ci se trouve vulnérable. D’autre part, maintenant que les États-Unis et la RPDC sont tous deux détenteurs de l’arme nucléaire et mutuellement à portée de tir, une escalade de tensions pourrait aboutir au déclenchement d’un conflit armé dans lequel la Corée du Sud serait entrainée malgré elle et dont elle serait probablement la première victime.

Pour Pékin, le THAAD constitue une menace pour sa sécurité, renforce la présence des États-Unis sur le territoire sud-coréen et préfigure l’avènement d’une alliance militaire trilatérale Washington-Séoul-Tokyo.

Face à ces incertitudes, la Corée du Sud tente tant bien que mal de s’émanciper de la tutelle américaine sans fâcher son partenaire, dont elle a toujours grand besoin. Les avancées sont timides mais significatives. Premier pas vers l’autonomie, le Korea Air and Missile Defense System est un dispositif de défense anti-aérienne qui, tout en étant indépendant dans sa mise en œuvre opérationnelle, utilise du matériel américain.

Plus récemment, le gouvernement sud-coréen a révélé son projet d’achat – voire de construction – de plusieurs sous-marins nucléaires d’attaque (SNA), jugés indispensables à la sécurité nationale7. Si la Corée n’est pas prête de sortir du giron américain, elle s’engage à petits pas vers une politique de défense plus autonome.

L’intégration régionale sacrifiée sur l’autel du grand jeu américain

L’alliance américaine n’est pas seulement contraignante, elle est aussi très coûteuse. Depuis sa création en 1991, le Special Measure Agreement (SMA) permet de répartir les coûts de la présence militaire américaine sur le sol coréen dans des proportions qui sont renégociées chaque année. Ainsi, la Corée du Sud prend en charge une partie des frais liés à l’entretien des troupes, à la maintenance des matériels et à l’actualisation des systèmes d’armes. Depuis quelques années, les discussions américano-coréennes autour du SMA sont assez tendues.

Alors qu’entre 2014 et 2018, Séoul paie déjà annuellement 866 millions de dollars dans le cadre du SMA, Donald Trump exige une augmentation de la participation coréenne de l’ordre de 400%8. Le gouvernement sud-coréen propose, lui, une augmentation de 13% seulement. Naturellement, les négociations tournent court et la situation ne se débloque qu’avec l’arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche. Ainsi, en 2021, la Corée du Sud assume un peu plus d’un milliard de dollars de frais liés à la présence américaine alors que le pays effectuent des dépenses colossales pour maintenir sa supériorité conventionnelle sur le Nord.

Sur le plan diplomatique, l’alignement sur Washington peut aussi être un poids. A plusieurs reprises, la dépendance aux États-Unis a affecté négativement les relations sino-coréennes. Or la Corée du Sud ne peut se permettre de tourner le dos à la Chine. Depuis 2004, la RPC est son premier partenaire commercial et, en 2019, les exportations vers la Chine s’élevaient à 173,6 milliards de dollars9. Séoul tient donc une position délicate et doit ménager son voisin tout en maintenant la coopération avec les États-Unis pour assurer sa sécurité. Les efforts coréen pour tenir sa « politique d’équilibriste » sont manifestes.

Dans la mesure où il est perçu comme un instrument américain pour limiter l’influence de la Chine, la Corée du Sud a toujours refusé d’intégrer le Quadrilateral Security Dialogue, dit Quad, réunissant les États-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie. Toutefois, ces démarches ne semblent pas suffisantes et les concessions faites à l’allié américain pour sa sécurité perturbent sérieusement les rapports de la Corée avec la Chine. En 2017, la Corée du Sud cède aux demandes répétées de la Maison Blanche10 et accepte le déploiement du système de défense anti-missile américain THAAD, intensifiant ainsi la militarisation de la péninsule. La réaction chinoise ne se fait pas attendre.

Pour Pékin, le THAAD constitue une menace pour sa sécurité, renforce la présence des États-Unis sur le territoire sud-coréen et préfigure l’avènement d’une alliance militaire trilatérale Washington-Séoul-Tokyo.11 La RPC met alors en place des sanctions économiques drastiques, qui touchent plusieurs secteurs mais affectent particulièrement le tourisme sud-coréen dans la mesure où le pays subit une baisse de fréquentation de 66% par rapport à l’année précédente.

L’impact global est estimé à 10 milliards de dollars, un montant non négligeable pour l’économie coréenne.12 Malgré la visite officielle du président Moon en décembre 2017 et la déclaration de la ministre des Affaires Etrangères, selon laquelle le gouvernement sud-coréen « ne participera pas au système de défense antimissile américain ; et […] n’a pas l’intention de transformer la coopération tripartite États-Unis-Corée du Sud-Japon en une alliance militaire »13, la RPC ne fléchit pas.

L’épisode du THAAD illustre bien le choix cornélien auquel se trouve confrontée la Corée du Sud ; garantir la sécurité nationale par l’approfondissement de l’alliance américaine se fait au prix des relations commerciales avec la Chine. Séoul a donc tout intérêt à prendre ses distances vis-à-vis des États-Unis et à tendre vers une politique de défense autonome. Dans cette perspective, la mise en œuvre d’un programme nucléaire national est une solution envisageable.

Vers une nucléarisation de la Corée du Sud ?

Après la timide tentative du président Park Chung-Hee en 1975, les gouvernements coréens successifs ont systématiquement refusé d’engager un programme nucléaire. Jusqu’à la fin des années 2000, ce refus était justifié par l’affaiblissement des capacités militaires conventionnelles de Pyongyang – la plupart des systèmes d’armes n’ayant pas été modernisés depuis les années 1960 – et par l’état de délabrement dans lequel se trouvait alors l’économie nord-coréenne.

Yoon Suk-Yeol a réaffirmé son attachement au partenariat américano-coréen par la déclaration de Washington. Il semblerait que l’alliance avec les États-Unis ait encore de beaux jours devant elle.

La menace d’une invasion par le Nord perdant de sa force, investir dans la mise au point d’une bombe atomique ne constituait plus une priorité absolue. A la suite des premiers essais nucléaires nord-coréens, la politique extérieure de Séoul s’établit sur le principe d’une dénucléarisation totale et immédiate de la péninsule, ce qui implique le démantèlement des sites de production et des centres de recherche ainsi que la mise à l’arrêt des centrales nord-coréennes.

Pour Lee Myung-Bak comme pour Park Geun-Hye, la fin du programme nucléaire nord-coréen est une condition sine qua non à la levée des sanctions internationales et à la reprise des négociations. Naturellement, cette politique empêche la Corée du Sud de se doter de l’arme atomique ; comment justifier le lancement d’un programme nucléaire quand la dénucléarisation est exigée de l’adversaire ? Si Moon Jae-In adoucit un peu la position intransigeante des dirigeants précédents en proposant une interruption graduelle du programme, il n’abandonne pas la dénucléarisation comme objectif de long terme. Pourtant, la Corée du Nord ne semble pas prête à sacrifier ses ambitions nucléaires.

Aux yeux de Kim Jong-Il et de son successeur, le nucléaire est une composante majeure, si ce n’est la clé de voute, du système défensif nord-coréen. Agressée de toutes parts, sans véritable allié, la RPDC juge primordial de pouvoir assurer sa sécurité de manière indépendante. En ce sens, le régime doit pouvoir rivaliser avec la Corée du Sud – qui le surclasse sur le plan conventionnel – et se faire respecter des grandes puissances. L’arme atomique constitue donc un moyen d’exister et de se faire entendre sur la scène internationale. Cette politique étrangère « réaliste » est alimentée par des considérations idéologiques. Alliant communisme et nationalisme, la doctrine nord-coréenne du Juche consacre les principes d’indépendance nationale et d’autosuffisance dont la dissuasion nucléaire est l’expression la plus aboutie.

En 2009, le ministère des Affaires étrangères nord-coréen déclare « ne jamais abandonner son programme nucléaire quelles que soit les circonstances »14 et, jusqu’à présent, aucune sanction n’a été suffisamment contraignante pour le faire changer d’avis. Pour toutes ces raisons, l’arrêt complet du programme nord-coréen est un fantasme qui paralyse les relations intercoréennes et empêche la Corée du Sud d’envisager sérieusement l’option nucléaire.

Acquérir l’arme atomique est pourtant doublement avantageux pour la Corée du Sud. D’une part, dans un contexte où la dénucléarisation est impossible, une capacité de dissuasion sud-coréenne garantirait une supériorité militaire totale sur le Nord. D’autre part, en faisant basculer le rapport de force intercoréen en sa faveur, Séoul réduirait considérablement sa dépendance à Washington. Devenue puissance nucléaire, la Corée du Sud n’aurait plus à faire reposer sa sécurité nationale sur la dissuasion élargie des États-Unis, ce qui lèverait de facto les incertitudes quant à l’engagement américain et rendrait possible une politique extérieure plus souple à l’égard de ses partenaires régionaux.

Bien que les dirigeants sud-coréens rechignent à s’engager sur cette voie, la solution nucléaire n’est en aucun cas un objectif inatteignable. Comme l’a souligné le président Yoon Suk-Yeol dans son discours du 11 janvier dernier, la Corée du Sud est un État dit « du seuil », c’est-à-dire un État disposant des capacités technologiques nécessaires à la mise au point de l’arme atomique mais n’ayant pas encore franchi le pas dans cette direction. Forte de sa maîtrise civile de l’atome, la Corée du Sud serait en mesure de produire sa première arme en l’espace de six mois15, le temps de construire des usines de retraitement du plutonium.

De surcroît, il y a fort à parier que Séoul n’aurait pas à subir de sanctions juridiques dans l’éventualité où il développerait un programme nucléaire national. L’article X du Traité de non-prolifération précise que « chaque Partie, dans l’exercice de sa souveraineté nationale, aura le droit de se retirer du Traité si elle décide que des événements extraordinaires, en rapport avec l’objet du présent Traité, ont compromis les intérêts suprêmes de son pays ». Pour certains observateurs, la menace nucléaire nord-coréenne constitue bel et bien un « évènement extraordinaire » pouvant rendre légal et légitime le retrait sud-coréen du TNP.16

Si l’opinion publique sud-coréenne se montre de plus en plus favorable à l’élaboration d’une capacité nucléaire nationale17, le débat reste entier parmi les spécialistes. Pour beaucoup, le choix du nucléaire présente des inconvénients indéniables et met en péril la prospérité économique ainsi que le statut international de la Corée du Sud, sans parler du risque de perdre le soutien américain. La production d’armements nucléaire en quantité suffisante pour constituer une dissuasion sérieuse mobiliserait des ressources humaines et financières considérables, constituant un manque à gagner non négligeable pour l’industrie d’armement conventionnel.

Ainsi, le développement d’un programme nucléaire aurait un impact négatif sur les exportations sud-coréennes d’armes et de matériel militaire18. Ce n’est pas tout, le nucléaire civil serait également affecté, tant sur le plan des exportations et des investissements à l’étranger – que Washington pourrait compromettre en suspendant les autorisations pour l’usage des technologies nucléaires américaines – que sur celui de la production d’électricité à destination du marché intérieur19.

Prenant la mesure de ses propos du 11 janvier, Yoon Suk-Yeol est rapidement revenu sur ses allégations au sujet du nucléaire militaire et a réaffirmé son attachement au partenariat américano-coréen par la déclaration de Washington. Il semblerait donc que l’alliance avec les États-Unis ait encore de beaux jours devant elle.

Notes :

1 Scott. A. Snyder, “Biden’s Bet on South Korea Squeezed on All Sides”, Council of Foreign Relations, 6 décembre 2013.

2 Emmanuelle Maitre, Antoine Bondaz, « La déclaration de Washington : un nouvel épisode pour la dissuasion américaine élargie en Corée du Sud ? », FRS, Bulletin n°109, mai 2023

3 Entre 1946 et 1948, ce sont plus de 700 000 tonnes de denrées alimentaires qui sont livrées en zone Sud par les Américains, voir Ivan Cadeau, La guerre de Corée, 1950-1953, Perrin, 2016.

4 Entre 1950 et 1953, les États-Unis investissent 50 milliards de dollars et déploient 1,8 millions de soldats, voir Ivan Cadeau, op. cit.

5 Rémy Hémez, « L’alliance militaire entre la Corée du Sud et les États-Unis sous Moon Jae-In, 2017-2022 », Revue Défense Nationale, n°850, 2022, p. 102

6 Rémy Hémez, « Corée du Sud, une puissance militaire entravée », Monde Chinois, n°53, 2018, p. 43

7 Rémy Hémez, « La marine de la Corée du Sud : de la défense côtière aux sous-marins nucléaires ? », Revue Défense Nationale, n°805, 2017, p. 54

8 Rémy Hémez, « L’alliance militaire entre la Corée du Sud et les États-Unis sous Moon Jae-In, 2017-2022 », Revue Défense Nationale, n°850, 2022, p. 101

9 Jianguo Huo, “Cooperation with China, Crucial to South Korean Economy”, Global Times, 4 août 2020

10 Antoine Bondaz, « La réaction chinoise au déploiement du THAAD, illustration du dilemme sud-coréen », FRS, note n°09, 2017

11 Antoine Bondaz, « Chine/Corée du Sud, une frustration réciproque », Politique Etrangère, numéro d’été, 2021, p. 32

12 Ibid, p. 32

13 Ibid, pp. 32-33

14 Cheong Seong-Chang, « Les options de la Corée du Sud face à la menace nucléaire nord-coréenne », Monde Chinois, n°53, janvier 2018, p. 53

15 Emmanuelle Maitre et Antoine Bondaz, « Tentations nucléaires en Corée du Sud », FRS, bulletin n°106, février 2023, p. 7

16 Jennifer Lind, Daryl G. Press, “Should South Korea build its own nuclear bomb ?”, Washington Post, 7 octobre 2021, mentionné par Emmanuelle Maitre dans « Le droit de retrait du TNP », FRS, bulletin n°106, février 2023

17 Selon un sondage de Gallup Korea, 76% des interrogés estiment pertinent de développer un arsenal nucléaire national pour contrer la menace nord-coréenne et 77% qualifie la dénucléarisation de la Corée du Nord d’impossible, voir « 7 of 10 South Koreans support independent development of nuclear weapons », Korea JoongAng Daily, 30 janvier 2023

18 Siegfried S. Hecker, “The Disastrous Downsides of South Korea Building Nuclear Weapons”, 38th North, 30 janvier 2023

19 Ibid

« About Kim Sohee » : ce que le néolibéralisme fait au travail

Les amateurs de cinéma sud-coréen, dont la popularité est croissante en France, n’auront pas manqué de noter sa sensibilité aux thématiques sociales. Dans un long métrage racontant le suicide d’une jeune adulte sud-coréenne victime de harcèlement professionnel dans un call center, la réalisatrice July Jung dresse un tableau clinique de la dégradation des conditions de travail sous le néolibéralisme. Inspiré de faits réels, le film offre peut-être la meilleure réflexion cinématographique sur le sujet depuis I, Daniel Blake.

Sohee est une jeune femme sud-coréenne de 18 ans, enthousiaste et intrépide. Se rêvant star de K-Pop, elle fréquente assidûment la salle de danse et répète tous les soirs les chorégraphies de ses girls bands favorites. Enfant unique issue d’une famille modeste, jeune fille vivant au milieu de parents taiseux aveuglés par leurs tracas financiers et la monotonie de leur existence, élève scolarisée dans un lycée technique défendant une réputation fragile, tout pousse Sohee à se soucier de son avenir professionnel. Dans un pays où la compétition pour l’accès aux universités prestigieuses et aux carrières valorisées est inouïe, elle est vite convaincue par son professeur principal d’effectuer un stage en entreprise, dans un centre d’appel téléphonique. C’est alors que commence sa descente aux enfers.

Au premier jour de son stage, Sohee est accueillie dans un open space gris, sans âme et surpeuplé où travaillent des dizaines de jeunes femmes recroquevillées sur leur PC, casques vissés aux oreilles, et qui tentent d’empêcher les clients d’un opérateur téléphonique – qui a externalisé ses fonctions client – de résilier leur abonnement internet. Courtoises, feignant la douceur mais incitées par la direction à recourir à tous les stratagèmes possibles pour prolonger les abonnements des clients contre leur gré, elles passent leurs journées à essuyer leurs cris d’exaspération, de détresse et d’injures.

Formée de manière expéditive au métier par un manager négligeant, Sohee affronte des centaines d’appels dès sa première journée de travail, dans une course contre la montre oppressante et anxiogène. L’obligation de résultat qui lui incombe est sanctionnée par un classement des employées, inscrit sur un tableau affiché au centre de l’open space et visible de tous, dont dépendent ses primes et bientôt son salaire — la part fixe diminuant progressivement au profit de la part variable, au mépris du droit du travail coréen.

On ne peut que se réjouir du succès du cinéma sud-coréen en France et espérer, compte tenu du contexte politique actuel, qu’il renouvelle notre débat sur les conditions de travail et leurs évolutions.

Rapidement, Sohee constate qu’elle n’est pas assez « efficace ». Compréhensif mais lui-même inquiet pour sa situation, son manager la reprend d’abord avec compassion, avant de lui intimer l’ordre de se ressaisir, puis de questionner son « manque de sérieux » et sa place dans l’entreprise. Angoissée, Sohee s’enfonce dans le mutisme et dégringole du tableau, faisant plonger les performances de son équipe avec elle. Dépassé par la situation, son manager est bientôt lui-même recadré par ses propres « N+1 ». Un soir, à bout, il éclate face à Sohee, elle-même en larmes, l’accusant de les mettre, lui et toute l’équipe, dans le « déshonneur ». Le lendemain, le corps du manager est retrouvé sans vie dans la rue, à proximité des bureaux. La police conclut à un suicide et classe hâtivement l’affaire.

Pas de jour de congé ni de cellule psychologique pour Sohee et ses collègues. Le travail reprend immédiatement. L’équipe est « staffée » par une nouvelle « N+1 » féroce et brutale, qui sonne le début et la fin des heures de travail comme une institutrice le ferait pour la récréation, et qui magne le bâton – brimades arbitraires, heures supplémentaires non-payées, analyses infantilisantes du tableau de performances – et la carotte – entretiens individualisés, primes accordées ou faites miroitées aux salariées dociles et à celles s’engageant par écrit à ne pas poursuivre l’entreprise pour ses violations du droit du travail. Habitée par une colère provoquée par le deuil non-fait de son supérieur, Sohee continue de voir ses résultats se dégrader et elle devient insolente. Elle est désormais regardée de travers par ses propres collègues. La tension ne cesse alors de croître entre Sohee et sa hiérarchie, jusqu’au dénouement final tragique.

Dans ce film incisif, long d’à peine deux heures, July Jung réussit à explorer de nombreux phénomènes décrits par les sciences sociales sur la dégradation des rapports de travail causée par le néolibéralisme. Sohee est projetée dans une entreprise qui la force à accomplir un travail que l’on peut considérer comme aliénant, car sans savoir-faire spécifique et donc « sans qualités », pour reprendre l’expression de Richard Sennett. Un travail pour lequel elle n’a même pas été formée et dont les exécutants sont interchangeables. De la sorte, elle se sent illégitime et n’ose pas défendre ses droits. Dans le quotidien des salariés, le travail revêt une dimension totalisante, constituant l’unique expérience de vie.

Le seul élément de réassurance narcissique voire existentielle devient rapidement la performance individuelle, dont découlent l’approbation de la hiérarchie  –  on pense ici au « culte de la performance » décrit par Gilles Lipovetsky et aux dynamiques modernes du management analysées par Johann Chapoutot. La performance est mesurée par des indicateurs chiffrés, sorte de « gouvernance par les nombres » à l’objectivité présumée implacable car quantifiable, qui colonise les esprits des employées et donne la mesure de toute chose, entraînant une prolifération invasive du micro-management et des outils de reporting dénoncés par David Graeber, ici utilisés comme dispositifs de surveillance et de contrôle.

Abîmée psychologiquement par la dissonance cognitive consistant à abuser des clients qu’elle ne verra jamais en face-à-face avec l’attitude légère et versatile inhérente aux relations de prestation de service contemporaines, Sohee est confrontée à l’arbitraire d’un système dysfonctionnel mais tenace. En effet, ce dernier est verrouillé par une organisation féodalisée – car hiérarchisée et atomisée -, son entreprise étant elle-même placée dans une relation de sous-traitance vis-à-vis de l’opérateur téléphonique, conformément aux stratégies de dilution des responsabilités des firmes mises en lumière par Virgile Chassagnon.

L’État est par ailleurs neutralisé dans sa mission de contrôle de la loi, dans une inversion des valeurs où ce dernier limite lui-même ses prérogatives et donc sa souveraineté, se cantonnant à assurer le bon fonctionnement du marché du travail. Dans ce contexte, les normes internes à l’entreprise prévalent désormais sur le droit du travail, dans une sorte de « néo-féodalisme » économique similaire à celui décrit par Wendy Brown. À ce sujet, la suprématie des accords d’entreprise imposée sur les accords de branche par la loi El Khomri n’ouvre-t-elle pas la voie à de tels phénomènes en France ?  Force est en tout cas de constater que les phénomènes pointés ici prennent une ampleur croissante dans le capitalisme occidental.

À cette violence politique s’ajoute enfin, à une échelle micro-sociale, le « management par les émotions » particulièrement retors mené par la « N+1 » de Sohee. Ce management consiste à rejeter le stigmate ou la faute morale des dysfonctionnements sur les salariés en les accusant d’indiscipline ou de mauvais esprit, et à individualiser et rendre asymétriques leurs relations avec les managers de façon à mieux les isoler et à tuer dans l’œuf toute revendication collective, s’assurant ainsi leur « insoutenable subordination », pour reprendre l’expression de Danièle Linhart.

Prenant conscience qu’elle ne pourra pas infléchir ce système, même marginalement, Sohee sombre dans la colère puis la dépression, avant de connaître un sort tragique. La trajectoire décrite ici rappelle celle vécue par les victimes de suicides dans plusieurs grandes entreprises françaises en mutation, témoins de restructurations liées à leurs privatisations ou à leurs changements de statut juridique comme France Télécom, Renault, Peugeot ou EDF dans les années 2000.

Au vu de sa qualité, on ne peut que se réjouir du succès du cinéma sud-coréen en France et espérer, compte tenu du contexte politique actuel, qu’il renouvelle notre débat sur les conditions de travail et leurs évolutions.

De l’Europe à l’Asie : la démocratie comme mode de gestion de l’épidémie de Covid-19

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Le Daìl, chambre basse du Parlement Irlandais, en session d’ouverture © Johnny Bambury

En France, les décisions relatives à la gestion de l’épidémie sont prises de manière confidentielle et discrétionnaire. D’après le gouvernement et ses soutiens, cette modalité de prise de décisions se justifie par l’urgence de la situation : pour contenir la propagation du Sars-CoV-2, des réactions rapides sont nécessaires et ne peuvent s’encombrer de débats contradictoires. Or, les méthodes de gouvernement en temps de crise sanitaire retenues dans d’autres pays tendent à montrer qu’au contraire, le respect du droit ordinaire et des contre-pouvoirs débouche sur une meilleure maîtrise de la pandémie.

Ce n’est plus un secret : en France, la restriction de la liberté de mouvement se décide en Conseil de Défense, conseil spécial convoqué à la discrétion du président de la République et initialement conçu pour couvrir de la confidentialité nécessaire les réflexions ayant trait aux questions militaires sensibles. Étrange usage donc que de le convoquer pour la gestion d’une crise sanitaire, que la rhétorique guerrière utilisée par la communication gouvernementale ne saurait pleinement justifier.

L’état d’urgence sanitaire permet par ailleurs à l’exécutif de tenir l’Assemblée nationale, organe suprême du pouvoir législatif, à distance des décisions ayant trait à la gestion de la pandémie. Peut-être la considère-t-il trop occupée à débattre de sujets prioritaires à ses yeux, comme la clarification des contours d’un « séparatisme » mal défini ou le droit de filmer la police. Toujours est-il qu’il n’apprécie guère de la voir se mêler des restrictions dites « sanitaires », comme en témoigne une séquence de novembre 2020 devenue fameuse. Alors que les députés de l’opposition avaient voté un prolongement de l’état d’urgence non pas jusqu’en février comme le demandait le gouvernement, mais jusqu’au 14 décembre, Olivier Véran leur intimait de sortir de leur propre Assemblée (1).

Quels sont les résultats de cette abrogation des procédures démocratiques que la situation d’urgence sanitaire aurait réduites à des lourdeurs inutiles ? Fin 2020, la France déplorait le troisième nombre le plus élevé de morts par habitant parmi les 23 pays considérés comme des « démocraties pleines » d’après l’index de démocratie 2020 de l’Economist Intelligence Unit. Une catégorie dont la France ne fait plus partie pour l’année 2021, rétrogradée au rang de « démocratie imparfaite » (2).

graphe compilé par l'auteur
Évolution du nombre de morts du Covid19 pour 100000 habitants dans 23 démocraties – données OMS © Andy Battentier

Si l’autoritarisme constitue un facteur de réussite dans la gestion de l’épidémie, on n’ose alors imaginer l’absolutisme des dictatures aux commandes des pays dont les taux de mortalité sont les plus faibles ! Cet argument ne résiste toutefois pas à la plus sommaire des analyses ; très vite est réfutée l’idée que les méthodes prônées et appliquées par le gouvernement français soient nécessaires au contrôle de l’épidémie. Au contraire, l’étude de certains cas laisse à penser qu’en démocratie, c’est par le respect du droit normal et l’exercice effectif des contre-pouvoirs que les meilleures décisions sont prises, même en période de crise sanitaire.

En Irlande, un gouvernement qui s’appuie sur l’assemblée législative, le conseil scientifique et la population

Lors de la première vague, pendant que le président de la République convoque la nation devant le téléviseur à intervalles réguliers pour proclamer ses ordonnances face à une caméra pour seul interlocuteur, le chef du gouvernement irlandais annonçe les mesures de confinement devant la presse, le ministre de la santé à sa gauche et le chief medical officer à sa droite. Ce dernier occupe alors un poste similaire à celui de Jérôme Salomon, qu’il cumulait avec le poste de chef de la National Public Health Emergency Team (NPHET), l’équivalent fonctionnel du conseil scientifique français.

Le NPHET est toutefois bien différent : il se compose d’une dizaine de groupes de travail, rassemble plus d’une centaine de scientifiques, et son organisation relève des services compétents de l’État (3). Ces mêmes services ont été ignorés en France, le président de la République préférant s’entourer d’une douzaine de professionnels triés sur le volet, dont les avis ne sont par ailleurs que consultatifs. Ce dernier point constitue une autre différence avec le NPHET : en Irlande, les pouvoirs exceptionnels d’une forme d’état d’urgence sanitaire ont été validés par le Parlement à la condition explicite que le gouvernement agisse sur recommandation du conseil scientifique. D’où la présence de son chef lors des annonces liées au confinement, et la capacité de la presse à s’adresser directement à lui, même lorsque le chef du gouvernement est présent.

En France, le président de la République préfère s’entourer d’une douzaine de professionnels triés sur le volet, dont les avis ne sont par ailleurs que consultatifs.

Par ailleurs, pendant qu’Emmanuel Macron filait la métaphore guerrière jusqu’à discourir au milieu des tentes d’un hôpital militaire, que Christophe Castaner égrenait les menaces tout en se targuant d’avoir mis en place les « mesures les plus restrictives d’Europe », le Premier ministre irlandais tenait, là aussi, un tout autre discours. Dans la conférence de presse du 27 mars 2020 où est annoncé le confinement, il insiste sur la nécessité d’obtenir le consentement de la population quant au respect des règles. Le 10 avril, interrogé sur l’éventualité de mesures plus strictes, il répond qu’il ne souhaite pas instaurer un état policier. Lors de ces conférences, pas d’envolées lyriques sur les jours heureux ou de trémolos dans la voix, mais des objectifs chiffrés, liés à la capacité de tests ou à l’évolution des estimations du nombre de reproduction de base.

Enfin, c’est un gouvernement au ton relativement humble qui se présente chaque semaine devant le Parlement pour rendre compte de ses actions et consulter les députés. Lors des séances de questions hebdomadaires organisées pour chaque ministère, le Premier ministre comme le ministre de la Santé appellent à l’examen critique de leurs actions, aux opinions des députés de tous les bancs, et répondent aux questions qui leur sont posées sans prétendre faire de la « pédagogie ». Certes, les votes sont suspendus quand l’état d’urgence sanitaire est en place, mais l’on peut noter de réelles inflexions dans la conduite des affaires sous l’effet des réclamations des députés : ces derniers, relayant les demandes des citoyens de leur circonscription, ont par exemple accéléré le plan de déconfinement. Un scénario inenvisageable en France, où l’Assemblée nationale ne vote rien qui ne reçoive l’approbation préalable du gouvernement – quand bien même les propositions émaneraient de la majorité parlementaire.

Malgré – ou grâce – à cette relative décentralisation de la décision et aux contraintes appliquées aux actes de l’exécutif, l’Irlande comptait fin 2020 un taux de mortalité par habitant inférieur de moitié à celui de la France, fournissant ainsi un contre-exemple à l’idée que l’autoritarisme ralentit la propagation du virus. Nous allons maintenant voir qu’à cet égard, le cas de la Corée du Sud est encore plus frappant.

En Corée du Sud, une importante pression populaire et des médecins à la manœuvre

Au printemps 2020, la situation coréenne dont la presse française se faisait l’écho avait de quoi inquiéter : l’épidémie y était certes maîtrisée, mais au prix d’une restriction des libertés inconcevable en France, restriction liée à un système de traçage invasif menaçant la vie privée.

À y regarder de plus près cependant, on peut se demander à bon droit dans quel État la dérive policière a été la plus marquée. Principal malentendu à dissiper d’un point de vue français : il n’existe pas d’application-espion sur les téléphones de type StopCovid ou autre en Corée, hormis pour les cas positifs ou les voyageurs en provenance de l’étranger. Un traçage direct n’est obligatoire que pour ces seules deux exceptions – de contamination et de quarantaine –, et chacun est ensuite libre de désinstaller le dispositif au bout des deux semaines réglementaires. Non que les choix faits par la Corée ne soulèvent pas quelques graves questions pour autant, mais il s’agit de les critiquer pour ce qu’ils sont : le traçage s’y effectue, certes, mais de manière uniquement rétrospective. Quand une personne est diagnostiquée positive, des épidémiologistes reconstituent ses déplacements à la main, au cas par cas, sous la supervision d’une autorité indépendante. Les étapes de son parcours sont ensuite anonymisées pour publication, et on tente de prévenir personnellement tous ceux qui auraient pu croiser sa route (en contactant les gens qui ont laissé leur numéro à l’entrée d’un bar ou d’un restaurant par exemple). Que ce soit par les mesures de confinement, les patrouilles policières pour les faire respecter ou encore le traçage en direct des téléphones via une application dédiée, la France se rapproche bien davantage du modèle chinois que coréen.

Après un an de restrictions globalement acceptées sur la liberté d’aller et venir, et plusieurs années de nouvelles lois sécuritaires attentant à des degrés divers à la protection de la vie privée, la levée morale de boucliers français face aux mesures coréennes de traçage a de quoi laisser pensif. Par-delà l’évidente comparaison – que l’on ne fait pas – de ce traçage aux confinements ou aux couvre-feux à répétition qui sont imposés en France, on ignore de surcroît une dimension importante de la situation coréenne : la population se montre dans l’ensemble d’accord avec cette mesure de gestion de l’épidémie. Cela est visible dans les outils de contestation mis en place, largement disponibles et accessibles, et qui n’ont pas été mobilisés. Les Coréens disposent en effet d’un influent système de démocratie directe. Depuis 2017, le gouvernement héberge un système de pétitions en ligne où chaque citoyen peut déposer sa demande ; si celle-ci obtient 200 000 signatures en un mois, le gouvernement a pour obligation d’y répondre.

L’opposition, en Corée, a pris une forme qui diffère de nos habitudes : plus populaire que parlementaire, elle est centrée sur la démocratie directe.

Ce système est le fruit de décennies d’activisme démocratique contre la junte et ses héritiers. La lutte n’a jamais cessé, depuis les menées contre le dictateur Park Chung-hee dans les années soixante-dix jusqu’au rocambolesque scandale et aux immenses manifestations qui ont entraîné la chute et l’incarcération de sa fille, la présidente Park Gueun-hyé, en 2016-2017. L’opposition, en Corée, a pris une forme qui diffère de nos habitudes : plus populaire que parlementaire, elle est centrée sur la démocratie directe. De nombreuses pétitions sur des sujets liés à l’épidémie de Covid-19 sont apparues sur le site de la Maison Bleue, au point qu’une couleur spécifique permettait de les distinguer. Certaines ont reçu un soutien massif, comme celle portant sur la demande de démantèlement d’une église évangélique à l’origine du plus gros cluster du pays (1,4 million de signatures), ou une autre qui exigeait la fermeture des frontières avec la Chine (750 000 signatures). Pour ce qui concerne les mesures de traçage, les débats ont porté sur l’indépendance de l’autorité qui les supervise ainsi que sur l’anonymat des données, mais pas sur le principe lui-même.

Il est important de noter par ailleurs que la Corée du Sud n’est jamais sortie de son régime normal de gouvernement. En Corée, pas de conseil scientifique trié sur le volet, mais des agences étatiques endossant le rôle que les institutions leur attribuent en temps de crise. Jusqu’à aujourd’hui, les experts de ces agences ont gardé la main haute sur la communication autour des mesures sanitaires. La directrice de la Korean Disease Control and Prevention Agency (KCDA), le docteur Jeong Eun-kyeong, a toujours occupé le devant de la scène, à la fois physiquement et métaphoriquement. Bien que les décisions politiques aient été prises institutionnellement par le gouvernement, en lien avec les agences adéquates, les annonces de mesures sanitaires étaient réalisées par les cadres de la KCDA. Les membres du gouvernement se tenaient en retrait derrière eux, vêtus de la veste jaune des secouristes intervenant lors de catastrophes naturelles. Dans un pays miné par de récurrents scandales de népotisme, ce geste souligne qu’en temps de crise, l’implication des politiciens est subordonnée à leurs compétences effectives plutôt qu’à des faveurs indues. Il s’agit là d’un message explicitement lié à l’épidémie de MERS de 2015 : l’opinion publique avait alors été davantage choquée par les dysfonctionnements liés à ces mécanismes de népotisme que par le nombre de victimes de l’épidémie.

L’exemple proposé par la Corée se montre donc diamétralement opposé à la gestion française de l’épidémie : absence de régime d’urgence, contre-pouvoirs forts et hommes politiques en retrait. Les résultats, eux aussi, s’opposent totalement à ceux constatés en France, la Corée ayant un taux de mortalité par habitant parmi les plus faibles dans les démocraties citées en introduction.

Les différences culturelles entre l’Asie et l’Europe ne suffisent pas à rendre compte des écarts dans la propagation de l’épidémie

Quoique ce dernier exemple permette d’illustrer le poids des variables culturelles, le pays n’ayant pas connu les hécatombes du Royaume-Uni ou des États-Unis par exemple, ces variables se révèlent à double tranchant lorsqu’on y regarde de plus près. L’argument culturaliste renvoyant à une force d’inertie, il tend in fine à inspirer le fatalisme plutôt que l’action, quand il ne sert tout simplement pas d’excuse à l’impéritie. C’est justement quand on essaie de faire la part des choses en comparant des pays voisins, qu’on mesure au plus proche les effets d’une réponse politique inappropriée.

La stratégie japonaise de réponse à l’épidémie, ou plutôt son absence de réponse, représente un cas d’école. Depuis le début, elle a consisté à s’appuyer exclusivement sur la discipline collective. L’opacité est demeurée la règle au point de limiter les tests pour contenir les cas positifs, dans une tentative désespérée de sauver les Jeux prévus à Tokyo. Il a même été décidé de maintenir une campagne de soutien au tourisme intérieur (« Go to Travel »), ce qui ne manqua pas de contribuer à la propagation du virus. Ainsi le Japon déplore-t-il deux fois plus de victimes que la Corée du Sud (126 décès par million d’habitants contre 51), en dépit d’une infrastructure hospitalière mieux implantée et de normes sociales plus sévères.

La question politique se pose donc avec une urgence redoublée, précisément parce qu’elle est le seul levier qui puisse être actionné dans l’immédiat.

Des écarts non moins impressionnants s’observent par exemple entre les États-Unis et le Canada (1 541 contre 534) ou le Royaume-Uni et l’Irlande (1 822 contre 862). On peut même avancer sans crainte d’établir un paradoxe que la politique joue un rôle plus crucial en Occident qu’en Asie, puisque l’incompétence amène à multiplier des chiffres déjà considérables en soi. 

La question politique se pose donc avec une urgence redoublée, précisément parce qu’elle est le seul levier qui puisse être actionné dans l’immédiat. Or, dans les trois comparaisons que nous venons d’évoquer, c’est à chaque fois dans le pays où la décision a été la plus solitaire et la plus délibérément ignorante de la science – au Japon, aux Etats-Unis, dans le Royaume-Uni – que les résultats ont été les plus désastreux, avec des décisions prises en huis clos et annoncées en direct à la télévision, sans que les parlementaires ne les infléchissent significativement. En revanche, en Irlande, au Canada, ou en Allemagne, où les assemblées n’ont cessé de jouer leur rôle de contrôle, le nombre de contaminés par habitant est nettement inférieur.

On peut établir au moins de deux manières un lien entre l’exercice solitaire du pouvoir et les choix désastreux qui ont été faits dans plusieurs grandes démocraties. D’abord, dans le fait que l’absence de collégialité élimine les contre-pouvoirs ; pour reprendre la phrase de Montaigne que cite le président Macron, cette absence empêche de « frotter sa cervelle à celle d’autrui ». Ce danger existe dans les institutions du type Conseil de défense, dont l’exécutif fixe lui-même la composition, car il est exempt d’une opposition qui puisse renvoyer la balle et concevoir des politiques plus efficaces.

Mais un autre lien émerge, peut-être plus sérieux quand il est établi à l’intérieur d’une démocratie, celui où un peuple éprouve toutes les raisons de ne pas se sentir lié dans une décision solitaire, prise en huis clos, et dont les motifs lui demeurent obscurs. En refusant de rendre des comptes et en s’enfermant dans des comités secrets, le pouvoir exécutif prend le risque de responsabilités qui le dépassent et ce faisant, ne manque pas de compromettre l’adhésion populaire à sa stratégie – quand il en a une. Mais l’on pourrait aussi penser – et l’exemple coréen plaide en ce sens – qu’il n’est pas illégitime de rendre les citoyens comptables de leur passivité. Cette conclusion est aussi vieille que la science politique, c’était déjà celle de Machiavel méditant sur la première décade de Tite-Live : les émeutes peuvent souvent se révéler la condition de survie des républiques.

Notes :

(1) Voir sur France Bleu : https://www.francebleu.fr/infos/politique/olivier-veran-perd-son-calme-a-l-assemblee-nationale-elle-est-la-la-realite-de-nos-hopitaux-1604469887

(2) Source : https://www.lepoint.fr/monde/la-france-une-democratie-defaillante-03-02-2021-2412584_24.php

(3) Pour plus d’informations : https://www.gov.ie/en/publication/de1c30-national-public-health-emergency-team-nphet-for-covid-19-governance-/

Parasite ou le triomphe de la Nouvelle vague coréenne

Parasite / DR

Palmé d’or à Cannes pour Parasite, le cinéaste Bong Joon-ho incarne le triomphe de la Nouvelle Vague sud-coréenne, née dans les cendres de la dictature. Un cinéma hautement politique, corrosif, qui ne se refuse aucun genre et n’oppose pas succès critique et triomphe commercial.


Lors de la 72ème édition du Festival de Cannes, justice a été rendue. En offrant la récompense suprême à Bong Joon-ho et Parasite, le jury a réparé un terrible affront : la Corée du Sud n’avait jamais reçu de Palme d’or ! Impensable, tant le cinéma sud-coréen est, depuis plus de vingt ans et la naissance de sa Nouvelle vague , l’une des industries les plus rafraîchissantes du cinéma mondial.

La Nouvelle vague naît en Corée sur les ruines de la dictature militaire, au milieu des années 1990. L’heure est à la libéralisation de la culture : le cinéma, autrefois sous tutelle ministérielle et soumis à une forte censure, s’ouvre à une génération de nouveaux réalisateurs. Biberonnés à la culture cinéphile, souvent issus de la Korean Academy of Film Arts (KAFA) dont ils vont faire exploser les codes, ces jeunes cinéastes – Bong Joon-ho donc, mais aussi Park Chan-wook, Lee Chang-dong ou encore Kim Jee-won – vont bénéficier d’un contexte favorable.

Tous ont la rage au fond du ventre, une colère revendicatrice à déverser sur les bobines, mais ils refusent le classicisme dans lequel un certain cinéma social tend à s’enfermer. Cela tombe bien, en ces années de libertés nouvelles, les coréens sont avides de nouveauté, de jamais-vu, de grand spectacle et boudent le conformisme. C’est cette alliance entre le cinéma de genre, dans sa fonction première de divertissement, et un cinéma radicalement politique, qui va fonder la Nouvelle vague.

À la conquête de l’Ouest

Films de monstre (The Host), thrillers sanguinolents (J’ai rencontré le diable), fables féeriques (Okja), drames horrifiques (Dernier train pour Busan)… Ce cinéma-là digère Claude Chabrol comme George Romero et s’autorise tout, ou presque. Il faut dire qu’il en a les moyens. Les chaebols, ces méga-entreprises qui structurent l’économie du pays, sont enclines à investir massivement dans le cinéma national, garantissant des budgets à la hauteur des imaginations des réalisateurs. D’un autre côté, la politique de protectionnisme culturel pratiqué par l’Etat (les cinémas doivent avoir un film maison à l’affiche au moins 40 % de l’année) limite la concurrence nord-américaine. Résultat : là où en France le box-office semble se réduire à un triste affrontement entre blockbusters américains et comédies françaises interchangeables, en Corée du Sud, ce sont les champions locaux qui font la pluie et le beau temps.

Alors que le Nouvel Hollywood semble bien loin aux Etats-Unis, que les grands cinéastes s’effacent devant les grandes franchises (on ne va plus voir un Spielberg, on va voir un Marvel), la Corée du Sud réaffirme la possibilité d’un cinéma d’auteur tout à la fois accessible et exigeant. Et finit, enfin, par être reconnue à l’international.

C’est là sans doute une des grandes forces de la Nouvelle vague sud-coréenne : ces thématiques, bien que fortement influencées par la société sud-coréenne, sont facilement exportables. Un témoignage de l’érudition cinéphile de ses ambassadeurs, capables de traduire en langue cinématographique universelle des préoccupations très coréennes ; de leur talent de conteurs, aussi : leur film ne sont jamais théoriques, ont toujours le souci d’accrocher le spectateur à travers une bonne histoire (le principe même de la fiction).

Un cinéma peuplé de marginaux

Quasi-thèse sociologique, Parasite en est un très bon exemple. Une famille très pauvre, acculée par la misère et le chômage, contrainte de vivre dans un entre-sol de Séoul, au-dessous du niveau de la rue, décide de monter une arnaque. Tour à tour, faisant mine de ne pas se connaître, ils vont se faire embaucher dans une famille bourgeoise du sommet de la ville, pour pouvoir vivre confortablement avec eux et « parasiter » leur quotidien. Comme Bong Joon-ho préfère prophétiser des lendemains qui flambent que des surlendemains qui chantent, la suite leur prouvera qu’il faut bien plus qu’une simple combine pour s’extraire des carcans qui enserrent la société. Et que la lutte des classes ne fera pas l’économie de la violence.

C’est le message répété film après film par Bong et ses camarades de la Nouvelle vague : ce monde bout, se contorsionne en attendant d’exploser, et nourrit la violence ultra-graphique de leur cinéma. Si la critique prend particulièrement bien dans une Corée ultra-inégalitaire, elle sonne tout aussi juste en Occident. Peut-on faire plus universel que la misère, les inégalités, l’espoir du changement ?

D’autant qu’il y a chez ces cinéastes un amour sincère pour les personnages prolétaires, les marginaux, ceux qui sont dépassés par les événements et sont condamnés à le rester. Chez Bong, c’est la mère d’un fils malade mental face à la justice (Mother), une petite fille de campagne confrontée à l’industrie agro-alimentaire (Okja), un commerçant et sa famille seuls face à un scandale sanitaire impliquant l’armée américaine (The Host). Des figures rarement représentées, ou alors mal, singés grossièrement dans les comédies françaises de droite, ou condamnés à un cinéma de critique sociale plus confidentiel (Ken Loach, les Dardenne, Stéphane Brizé…). Les cinéastes sud-coréens entretiennent un amour profond de leurs personnages miséreux, en faisant de véritables héros.

Cannes ne s’y est donc pas trompé. La Nouvelle vague coréenne est peut-être ce qui se fait de mieux en cinéma politique. Parce qu’elle ne prend jamais le grand public pour un idiot. Parce qu’elle met en avant des auteurs complets et talentueux. Parce qu’elle épouse l’intégralité du spectre cinéphilique, ne se refusant ni aucun goût ni aucune couleur. Parce qu’elle a compris la nécessité de proposer autre chose face à la machine hollywoodienne et pour cela, d’y mettre des moyens économiques et politiques. À bon entendeur…

Pourquoi les Occidentaux ont du mal à comprendre les relations entre la Corée du Nord et la Corée du Sud

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©The Presidential Press and Information Office

Kim Jong-un serrant la main de Donald Trump : en un instant on basculait, dans la grammaire trumpienne, du « Rocket Man » au « Brave Man ». L’idylle, on l’a vu, fut de courte durée, et la Corée du Nord n’a pas tardé à redevenir le régime honni qu’il était aux yeux des États-Unis. Dans les médias français, c’est une analyse manichéenne et monocausale qui domine : les échecs diplomatiques du régime nord-coréen seraient uniquement imputables à sa soif de pouvoir et à son irrationalité. Afin d’en saisir tous les enjeux, il importe de revenir sur la spécificité de la relation entre les deux Corées et sur leurs déterminants géopolitiques et historiques complexes. 


Comment expliquer cette difficulté à comprendre les relations entre la Corée du Nord et la Corée du Sud ? Le primat donné en Asie de l’Est à la Chine et au Japon peut constituer un élément d’explication – la péninsule coréenne étant peu ou prou considérée comme un hybride sino-japonais. La médiatisation des aspects les plus folkloriques de la dictature nord-coréenne, vendeuse auprès des opinions publiques, explique également pourquoi l’histoire des Corées est fréquemment caricaturée et simplifiée. Pour en comprendre la spécificité, il convient de remonter à la déchirure originelle entre les deux Corées, sous la Guerre froide.

Sous la guerre de Corée, Pyongyang a été rasée à 80 %, et Séoul à 65 %. Malgré la faible place que lui accorde la mémoire collective en Occident, cette guerre constitue l’un des conflits les plus meurtriers qu’ait connu le XXème siècle.

La Corée sacrifiée sur l’autel des enjeux de Guerre froide

Une offensive du Nord, le 25 juin 1953, fit basculer l’entière péninsule coréenne dans une guerre qui allait durer près de trois ans. Une guerre sans vainqueur ni traité de paix, consacrant le divorce des Coréens. Pour ces derniers, cet événement comporte un air de déjà-vu, comme si l’histoire aimait à se répéter. Naguère les Mongols, puis les Japonais, et enfin les Soviétiques et les Américains sous la Guerre froide : l’influence étrangère structure l’histoire des deux pays, jadis unis.

La guerre de Corée, qui laisse derrière elle des millions de morts, rejaillit inlassablement dans les consciences contemporaines. Au Nord, le spectre d’une invasion hante sans relâche les esprits et explique pour partie les réactions paranoïaques et irrationnelles du gouvernement. Au Sud, elle rend difficile, sur le court terme, la construction d’un État-nation moderne et démocratique unifié avec le Nord.

Ce processus débute dès 1910, le 29 août, jour de l’humiliation nationale (gukchi il) avec l’annexion de la Corée par le Japon. Après 1945, les États-Unis sont propulsés suite à la défaite du Japon comme un acteur majeur de la région. David Cumin, dans un article de la revue Hérodote, Retour sur la guerre de Corée, paru en 2011, montre précisément que les dispositions de la conférence de Moscou devaient amener à l’indépendance de la Corée, puis à la construction d’un État démocratique ; il n’en fut rien : le dissensus soviéto-americain bloqua toute procédure allant en ce sens. L’occupation militaire du Sud par les États-Unis et du Nord par les Soviétiques retirait aux Coréens toute forme d’autonomie dans la prise de décision quant à l’organisation politique de leur pays. Quand l’Assemblée générale des Nations unies demande l’organisation d’élections dans toute la Corée, l’URSS refuse l’accès dans sa zone à la Commission temporaire des Nations unies pour la Corée. La République de Corée est finalement proclamée au Sud, avec Syngman Rhee comme chef d’État – anti-communiste radical, pro-américain résolu et partisan d’une réunification des deux Corées par tous les moyens, y compris par la force. De son côté, l’URSS poursuit la mise en place d’un gouvernement provisoire au Nord, et la République démocratique et populaire de Corée est proclamée dans la foulée. À sa tête, Kim il-sung.

Les deux camps, bien avant 1950, se livrent à des arrestations massives, des exécutions arbitraires, des massacres d’opposants politiques. Comme le montre l’officier et historien Ivan Cadeau, dans La guerre de Corée. 1950-1953 publié en 2016, de graves carences d’appréciation de la situation sont de mise, pendant de nombreuses années, chez les chercheurs occidentaux. Les représentations manichéennes des rapports entre la Corée du Nord et la Corée du Sud prévalaient déjà largement, avant même le déclenchement des hostilités.

Kim il-Sung se trouvait à la tête d’un pays plus industriel, plus développé, plus apte à la guerre : Staline, à l’inverse des Américains, ne craignait pas la possibilité d’une guerre, et aida massivement le Nord. Ce qui ne signifie en rien, comme le souligne Ivan Cadeau, que les Américains étaient dupes. La péninsule n’était simplement pas une priorité stratégique de l’état-major américain au début de la Guerre froide. Dans un discours prononcé le 12 janvier 1950 devant le National Press Club, le Secrétaire d’État des États-Unis, Dean Acheson, délimite le périmètre défensif des États-Unis au Pacifique. Il ne cite aucunement la Corée, puisqu’il se borne à énoncer une ligne qui va des Îles Aléoutiennes jusqu’au Japon, puis de ce dernier aux Philippines. La Maison Blanche était sans aucun doute au courant des ambitions de Seegham Ree quant à ses désirs de réunifier la Corée, d’où la volonté américaine de ne pas armer en conséquence les troupes sud-coréennes. Dès 1949, au Nord, la décision de réunifier la Corée par la force est déjà prise et le Sud adopte rapidement la même approche. Bien avant le 25 juin 1950 qui déclenche la Guerre de Corée, de violents engagements ont lieu au 38ème parallèle, des deux côtés.

Dans cette guerre, initialement réticents, les Américains ne furent pas moins impliqués que les Soviétiques, au point qu’Ivan Cadeau la qualifie de « guerre américaine ». Si ce sont les Nations unies qui s’opposent aux forces sino-coréennes, c’est bien la Maison Blanche qui définit les stratégies politiques et militaires du Sud. Les commandants en chef des forces de l’ONU sont tous américains, et n’obéissent finalement qu’au président des États-Unis, ainsi qu’au Comité des chefs d’état major ; il faut rappeler qu’à cette époque, l’Union soviétique était absente du Conseil de sécurité de l’ONU, et la Chine y était représentée par l’État taïwanais, dirigé par Tchang Kaï-Chek. Entre 1950 et 1953, près de 1,8 millions de soldats américains combattent en Corée. Les États-Unis dépensent 50 milliards de dollars pour financer la guerre. Défensive à ses débuts, la guerre devient offensive lorsque l’armée nord-coréenne est repoussée au Nord du 38ème parallèle, et que les troupes sud-coréennes, appuyées par les bombardiers américains, envahissent le Nord et se dirigent vers Pyongyang.

C’est en Corée que les troupes américaines expérimentent l’arme qui entachera plus tard sa réputation au Viêt-Nam : le napalm. Le déversement de 30 000 tonnes de napalm sur la Corée du Nord par l’armée américaine constitue un traumatisme durable, et fait apparaître à nombre de Nord-Coréens la nécessité d’une sanctuarisation de leur territoire. Il est difficile de prendre en considération les relations entre les deux Corées, ainsi que la diplomatie nord-coréenne, sans prendre en compte cette donnée.

L’armistice n’est signé que le 27 juillet 1953, à Panmunjom. The Forgotten War, comme la nomment certains journaux américains, aura laissé derrière elle des millions de morts. Dans son ouvrage sur la Guerre de Corée, Ivan Cadeau dresse un bilan saisissant. Ainsi, les pertes de l’armée américaine sont de l’ordre de 33500, et on compte des centaines de milliers de blessés. La Corée du Sud a perdu un demi-million d’hommes. Enfin, la Corée du Nord enregistre plus de 520 000 tués, et la Chine, plus d’un million et demi de volontaires. Cette guerre est bien évidemment un gouffre économique puisque nombre de villes ont été dévastées. A titre d’exemple, Pyongyang a été rasée à 80 %, Séoul à 65 %. La guerre de Corée, malgré la faible place que lui accorde la mémoire collective en Occident, constitue l’un des conflits les plus meurtriers qu’ait connu le XXème siècle.

Démocratie désenchantée et monarchie nucléarisée

Près de soixante-dix ans plus tard, la situation est méconnaissable. La mutation qu’a connu la Corée du Sud à l’aube des années quatre-vingt l’a poussée dans les nations les plus développées au monde, dynamisée par ses chaebols – les 9 conglomérats industriels, dont Samsung et LG. La Corée du Sud a vu naître en son sein une société civile développée et une vie politique dynamique – que l’on se souvienne du Choi Gate, qui a révélé les conflits d’intérêt au sommet de l’État coréen, et de la réaction de la population, qui a conduit à la destitution de Park en décembre 2017. La vitalité de son économie n’est plus à établir, même si son taux de croissance ne s’élève qu’à 3,1 %, alors qu’il avoisinait les 6% il y a dix ans.

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Les protestations contre Park Geun-hye à Séoul fin novembre 2016. ©Jjw

Le Nord, jadis plus industriel, plus riche, a rejoint le bloc socialiste, avant de perdre dans les années 90 ce qui faisait sa richesse. S’il a longtemps été dopé par ce bloc, Moscou et Pékin ont raidement abandonné la petite monarchie du Nord à la fin de la Guerre froide. Modèle pour les pays du Tiers-Monde dans les années 60 et 70, le pays s’effondre jusqu’à connaître la famine après la chute du mur (1995-1997). Cette famine, qui a causé jusqu’à la mort de deux millions de Nord-Coréens, est tout autant le produit des structures économiques sous-développées de la Corée du Nord que des sanctions imposées à l’initiative de Washington. Nombre de Nord-Coréens l’inscrivent dans la continuité de la Guerre de Corée et des souffrances endurées durant ce conflit par les civils.

 « Doté d’une doctrine claire ( Juche ), la Corée du Nord n’est pas un pays régi par des dirigeants irrationnels. Kim Jong-Un est hanté par l’idée d’une invasion étrangère – en provenance des États-Unis, mais aussi de la Chine – et voit dans le nucléaire le moyen de s’en prémunir »

Aujourd’hui, la Corée du Nord reste en proie à d’immenses difficultés économiques et sociales. La malnutrition continue de toucher une grande partie de la population – environ 40%, selon l’historien et politologue Barthélémy Courmont, qui s’appuie sur les travaux de Camille Laporte. – L’aide au développement en Corée du Nord, sorti en 2012. Kim Jong-un apparaît comme un réformateur, tâchant de moderniser l’économie de son pays : s’appuyant sur la politique du byong jin, il compte développer le nucléaire et l’économie. Dans ce sens, force est de constater que la Corée du Nord de 2019 est loin d’être celle des années 90. Si les campagnes restent sous développées, concentrant la pauvreté, il a fait de Pyongyang une métropole des sciences et de la technologie, véritable laboratoire d’expérimentations économiques et sociales.

Bien sûr, le dirigeant de Corée du Nord n’abandonne pas ce qui constitue l’ADN de sa politique depuis Kim il-Sung : l’autosuffisance économique (charip), l’autonomie militaire (chawi), regroupées dans le chaju : la volonté claire d’une indépendance politique, accompagnée de l’égalité diplomatique et de l’intégrité territoriale. On aurait tort de sous-estimer la cohérence et la rationalité de la doctrine (juche) qui régit les actions politiques du régime nord-coréen. Kim Jong-un, hanté par une histoire qu’il croit faite uniquement d’agressions étrangères, voit dans le nucléaire le seul moyen de sanctuariser son pays et de prémunir sa population d’une invasion. Invasion américaine, bien sûr, mais aussi potentiellement chinoise, bourreau historique de la Corée, et voisin à bien des égards imposant pour la Corée du Nord : l’immensité de son territoire et son statut de puissance mondiale agissent comme de perpétuels avertissements pour les Coréens. Rognant chaque jour sur l’indépendance nord-coréenne, la Chine tente par ailleurs d’influer sur l’identité nord-coréenne ; c’est ce que laisse à penser Maurizio Riotto, professeur de langue et de littérature coréenne à l’université des études de Naples (La péninsule coréenne et son avenir, dans la revue Outre-terre) insistant notamment sur les manœuvres des milieux universitaires chinois qui, depuis les années 90, initient une mobilisation visant à délégitimer le passé de Koguryŏ, ancien royaume se trouvant dans une partie de l’actuelle Corée du Nord. Kim Jong-un se méfie de son voisin ; à cet égard, l’élimination du numéro 2 du régime Kim Jong-nam, proche de la Chine, est un lourd signal envoyé à Xi Jinping.

Dès les années 60, le régime de Corée du Nord tente de mettre la main sur l’arme nucléaire avec l’aide des soviétiques. Cette alliance se matérialise par un traité d’assistance mutuelle, et la livraison d’un premier réacteur nucléaire. S’ensuit une partie de cache-cache, au cours de laquelle la Corée du Nord n’a cherché qu’à gagner du temps. Si en 1985 elle signe le traité de non-prolifération nucléaire, elle refuse par la suite toute inspection. En 1993, après la découverte de plutonium, des pourparlers sont émis ; l’accord du KEDO fixe pour conditions l’abandon du programme nucléaire militaire et la livraison de réacteurs civils. Les années Bush compromettent l’application de ce traité : inscrivant la Corée du Nord dans l’axe du mal, George W. Bush se refuse à toute négociation. Les années 2002 et 2003 marquent un regain de tensions, avec le développement secret de l’enrichissement d’uranium et la reprise du programme nucléaire, ainsi qu’une nouvelle sortie du TNP. Cette menace du développement du nucléaire rend les relations entre les deux Corées conflictuelle, tout comme le gouffre qui sépare la nature des deux régimes. Ce dernier trait constitue d’ailleurs un élément constant de la stratégie de politique intérieure des deux gouvernements, cherchant par tous les moyens à se démarquer l’un de l’autre.

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La ville de Pyongyang. © Uri Tours

Les errements de la diplomatie

Parmi toutes les stratégies utilisées par le gouvernement américain, aucune n’a réellement fonctionné, ni pour faire tomber le régime nord-coréen, ni pour le pousser vers la voie de la dénucléarisation. Les sanctions, panacée devant faire tomber un régime sanguinaire, ont au contraire fourni une justification idéologique au gouvernement. Pire, comme le montre le rapport de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) de septembre 2017 intitulé Le régime de sanctions à l’encontre de la Corée du Nord, elles ont contribué à l’apparition d’une famine dans les années 90, à l’origine de deux millions de morts.

Ces mêmes sanctions sont par ailleurs biens souvent contournées par le biais du bureau 39. Ce dernier, véritable colonne vertébrale du régime, agit comme une banque qui permet de financer le programme nucléaire. Il gère plusieurs milliers de sociétés qui opèrent à l’étranger, rapportant à lui seul la moitié du produit intérieur brut de la Corée du Nord. Il y aurait ainsi plus de 150 000 travailleurs à l’étranger, en Mongolie et en Russie. 75% de leur salaire serait confisqué par le régime.

La Corée du Nord adopte donc une stratégie souvent fine, qui lui permet d’arriver à ses fins. Pendant ce temps, les chancelleries du monde entier sont aux abois. Le comportement des présidents américains ne brille souvent pas par sa subtilité, donnant du grain à moudre à la propagande du régime. Bien avant Trump, Clinton avait menacé en juin 1994 la Corée du Nord de destruction, avant de provoquer des soldats nord-coréens dans la zone démilitarisée. Sur la question des relations avec la Corée du Nord, la France est alignée sur les États-Unis. Elle n’a toujours pas reconnu la Corée du Nord – elle est la seule dans l’Union européenne avec l’Estonie – et a voté les sanctions envers le régime des Kim. Dans le même temps, une centaine de pays ont reconnu le Nord, dont la Chine et la Thaïlande, et des délégations nord-coréennes siègent à l’ONU et à l’Unesco.

Des espoirs fragiles

L’histoire est parfois déconcertante et donne lieu à des scènes qui laissent poindre une lueur d’espoir. Les rencontres entre M.Trump, et M.Kim Jong-un, ou entre M.Kim Jong-un et M.Moon en 2018 sont de cet ordre. Le président américain s’affichait alors à Singapour le 12 juin, avec son homologue nord-coréen, avec un brin de sympathie, tandis que ce dernier évoquait la perspective d’une dénucléarisation de la péninsule. Une réussite diplomatique d’une rare ampleur pour le dirigeant nord-coréen, qui rencontrait un président américain pour la première fois de l’histoire du régime.

«  soulever la question du nucléaire pour les américains – lorsqu’on connaît les déterminants géopolitiques qui ont poussé le gouvernement du Nord à rechercher l’arme nucléaire, hanté par le spectre d’une invasion – ne constitue-t-il pas un prétexte, une volonté de ne pas négocier ? »

Enfin, l’opiniâtreté de M.Moon, le président de la Corée du Sud, allait à rebours de l’attitude de Mme Park, insistant sur l’unité du peuple Coréen, leur langue et leur culture commune. Dans une époque marquée par le primat de l’image, l’ancien conseiller des présidents Kim Dae-jung et Roh Moo-hyun a privilégié une mesure concrète : la possibilité d’une réouverture en 2019 de la liaison ferroviaire entre Pyongyang et Séoul, confirmée par la venue de délégations des deux Corées le mercredi 26 décembre 2018 à Kaesong, et l’ouverture d’un bureau des liaisons, le 14 septembre 2018, permettant de communiquer 24h sur 24 avec le Nord. M. Moon s’est aussi attelé à désamorcer le nationalisme coréen, à l’heure où il fait florès dans toute la région. Moon parvient à rétablir la confiance avec son voisin nord-coréen après des années tourmentées, symbolisées par l’attitude diplomatique du conservateur Lee Myung Bak, au pouvoir en 2008.

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La rencontre historique entre Donald Trump et Kim Jong-un en juin 2018. ©Dan Scavino Jr

La confédération, à défaut de la réunification ?

Depuis, aucune mesure concrète n’a été prise par le gouvernement des États-Unis ou de Corée du Nord, et leur relation reste marquée de la même acrimonie qui la caractérise depuis les années 50. Un nouveau sommet a eu lieu fin février 2019, au Viêt-Nam, entre les chefs d’États coréens et des États-Unis. Ces derniers y ont renouvelé la demande d’une dénucléarisation vérifiable de la Corée du Nord. Mais soulever la question du nucléaire, dans les circonstances que l’on sait – lorsqu’on connaît l’histoire traumatique de la Corée, les déterminants géopolitiques qui ont poussé le gouvernement du Nord à rechercher l’arme nucléaire, la psychologie des dirigeants, hantés par le spectre d’une invasion – ne constitue-t-il pas un prétexte, une volonté de ne pas négocier ? Une chose est certaine : la menace nord-coréenne permet à la première puissance du monde de rester militairement active en Corée du Sud. À l’heure ou la Chine connaît une expansion sans commune mesure, la Corée du Nord est un alibi qui permet aux États-Unis de justifier leur entreprise de militarisation de la région. Chez les théoriciens néoconservateurs, on se prépare à la guerre : « nous irons à la guerre dans la mer de Chine méridionale d’ici cinq à dix ans. […] Il n’y a aucun doute là-dessus », déclarait Steve Bannon au Guardian en 2016. Une dénucléarisation que le régime nord-coréen, à n’en pas douter, n’acceptera de toutes manières jamais.

Quant à la réunification politique, elle est une chimère qui hante la péninsule, et qui n’a pas fini de faire rêver la vieille génération coréenne – la jeunesse y étant plus indifférente. Les grands – Chine, États-Unis, Russie, Japon – mus par la realpolitik, s’en méfient fortement, eu égard aux précieux intérêts géostratégiques qu’ils protègent dans cette région. Les différences culturelles et linguistiques s’accroissent jour après jour entre les deux Corées, ne facilitant pas l’hypothèse d’une réunification. Et pourtant, une identité proprement coréenne survit, au Nord comme au Sud.

Aujourd’hui plus que jamais, à défaut d’une réunification, l’idée d’une confédération fait son chemin. Déjà évoquée lors du sommet inter-coréen de juin 2000, elle serait une aubaine pour la Corée du Sud qui profiterait d’une main d’œuvre disciplinée et formée, et d’une population souhaitant plus que jamais consommer. Fortune aussi pour le Nord également ? à condition que cette confédération ne soit pas mise en place d’une manière qui donnerait au Sud de profiter de l’asymétrie en termes de développement des deux Corées. La baleine et la crevette, dit le proverbe coréen. Et si les Corées en venaient à donner du grain à moudre à la Chine et aux États-Unis ? Au Nord comme au Sud, on s’agace de la place croissante d’alliés encombrants, comme l’illustrent les vives critiques contre le déploiement du Terminal high altitude area defense (Thaad), le bouclier antimissile américainla présence américaine demeurant très contestée au Sud, depuis le départ. Cela constituerait un renversement spectaculaire de la situation – à condition que les antagonismes extra-péninsulaires l’emportent sur l’antagonisme intra-coréen.