La mort aux temps du corona

Le coronavirus a posé le pied sur la terre de la plupart des pays d’Afrique, d’Amérique latine et d’une partie de l’Asie. Dès lors, les cris d’alarme se multiplient dans les médias : « Si le virus n’est pas vaincu dans les pays du Sud, il reviendra hanter les populations du Nord. » Régulièrement, on peut trouver pour accompagner cette admonition un sous-titre avertissant que “si ce n’est pas par compassion, c’est au nom de “leur intérêt propre” que les pays riches doivent porter secours aux nations du Sud ». Ne prenant pas la peine d’envisager qu’une réponse qui ne soit guidée par l’intérêt national puisse être même imaginée, les éditos de tous bords nous épargnent l’espoir qu’un semblant de compassion puisse habiter les économies dites « avancées ».


Alors que le drame humain est engagé dans les pays en développement dont les systèmes de santés sont, pour la plupart, d’une fragilité qui n’a égal que leur inégalité d’accès, le New York Times explique dans un article, qu’alors « que les États-Unis et les pays de l’Union européenne se font concurrence pour acquérir les rares équipements médicaux nécessaires à la lutte contre le coronavirus », les pays les plus pauvres « sortent perdants face aux plus riches dans la mêlée mondiale pour les masques et le matériel de dépistage ». Est-ce vraiment surprenant ? Au jeu du marché, les derniers ne seront jamais les premiers. 

En France, la globalisation néolibérale, processus d’expansion infinie de la sphère marchande à l’ensemble des peuples et à l’ensemble des biens, est mise en accusation. Que ce soit pour dénoncer la saignée de l’État social, ou s’alarmer de l’incapacité de notre appareil productif à répondre à l’urgence, les voix se lèvent. S’il est indispensable de faire le procès de la néolibéralisation de notre nation, il n’est pas moins nécessaire, par souci de cohérence et de pertinence, d’étendre la critique jusqu’à sa strate supérieure : l’inégalité dans l’échange international.

En effet, gardons-nous bien de se complaire dans une critique myope qui laisserait penser que l’injustice du capitalisme financiarisé s’arrêterait à nos frontières. Car, si en France la violence tient au fait, comme l’a démontré John Kenneth Galbraith pour les États-Unis, qu’une partie de la classe dirigeante impose une subjectivité de pays pauvre à un pays objectivement riche, l’écrasante majorité des nations ne peut même pas s’offrir le luxe de cette incohérence.

La France dans l’économie-monde

Il s’agit alors de reconnaître la France pour ce qu’elle est : un centre, pour reprendre une typologie braudélienne, dans l’économie-monde contemporaine. Le centre, nous dit Braudel, est le lieu où « la splendeur, la richesse, le bonheur de vivre, se rassemblent […]. C’est là que le soleil de l’histoire fait briller les plus vives couleurs ». Ce centre, c’est le cœur du capitalisme. Or, pour Immanuel Wallerstein, le capitalisme est « une création de l’inégalité du monde » auquel il faut « pour se développer, les connivences de l’économie internationale ». Aux inégalités intra-étatiques donc, leurs équivalents inter-étatiques.

Les décolonisations ont laissé derrière elles un legs économique douloureux. Des économies peu diversifiées, tournées vers l’exportation de biens répondant avant tout aux besoins et intérêts des anciens colonisateurs. Ainsi, selon Braudel « si le centre dépend des approvisionnements de la périphérie, celle-ci dépend des besoins du centre qui lui dicte sa loi ». N’ayant pour seul rôle dans la globalisation que celui d’exportateurs de biens à faible valeur ajoutée – comprenons souvent, de biens à la valeur sous-évaluée – les nations du Sud bénéficient du titre illustrement sombre de fournisseur et garant officiel de la reproduction du mode de vie hors-sol des économies « avancées ». Cette configuration ne permet pas de rattrapage véritable et garantit au contraire la perpétuation de l’illusion. Galbraith résume ainsi : « La tendance du pays riche est à l’augmentation des revenus et la tendance du pays pauvre est à l’équilibre de la pauvreté ».

Or, dans les économies du Sud, c’est de la capacité à exporter ces biens à faible valeur ajoutée que dépend la capacité à importer les biens intermédiaires et de capitaux nécessaires au développement – et dont le matériel médical et sanitaire fait évidemment partie. Alors, quand la maladie frappe, c’est l’étendue de la vulnérabilité de ces économies qui se donne à voir.

Le visage de la pauvreté

Une vulnérabilité sanitaire d’abord. Rappelons que, dans le monde, 785 millions de personnes – 1 habitant sur 9 – n’ont pas accès à l’eau potable à domicile. Autant dire que la question du lavage de mains, avec du savon, toutes les heures, en devient presque cynique. Il faut ajouter à cela une infrastructure hospitalière et médicale précaire. The Economist nous explique par exemple que l’Ouganda possède plus de membres dans son gouvernement que de lits en soins intensifs, ou que le Pakistan, doit compter avec le deux-centième du budget santé des États-Unis.

Une vulnérabilité économique ensuite. Avec des niveaux d’emploi informel qui avoisinent les 90% dans les pays à faible revenu et frôlent les 70% dans les pays à revenu moyen, ainsi qu’un État social inexistant, certains en viennent à imaginer que ce virus puisse les affamer avant de les rendre malades. Ces économies ne possèdent pas par ailleurs l’espace budgétaire, ni la marge de manœuvre monétaire pour engager des plans de soutien économique d’ampleur. Pour le prouver, les capitaux, voyant la crise s’installer, ont décidé de prendre leur envol, dans un volume déjà quatre fois supérieur à celui de la précédente crise. Ils viennent ainsi rappeler que, contrairement à la comptine néolibérale, la vulnérabilité, ce n’est pas la solidité.

Pour clore ce thrène, mentionnons les travaux des chercheurs de l’Institut mondial de recherche sur l’économie du développement de l’Université des Nations Unies, qui ont récemment estimé que jusqu’à un demi-milliard de personnes pourraient tomber dans la pauvreté.

Les trois issues

Dans le court terme de la crise, il faut accepter que rien ne changera. Toutefois, selon la CNUCED, au moins trois possibilités s’offrent à nos pays pour réduire l’intensité du choc chez nos voisins du Sud :

1. Offrir un allègement et un aménagement de dette d’au moins 1 000 milliards de dollars pour permettre aux économies fragiles et endettées de dégager les ressources financières indispensables à la lutte contre le virus. Sur ce point, la décision des membres du G20 de suspendre les paiements des dettes qui leur sont dues par les pays les plus pauvres du globe pour l’année 2020 – mais qui reprendront évidemment en 2021 – doit être appréciée à sa juste valeur, comme un non-événement.  

2. Soutenir l’émission par le FMI de droits de tirage spéciaux (DTS), une forme de « monnaie mondiale » dont Joseph Stiglitz rappelait dans un article pour Project Syndicate qu’elle avait été pensée par John Maynard Keynes qui anticipait que, lors de crises, les pays donneraient priorité à la protection de leurs économies et avait donc recommandé en conséquences que « la communauté internationale devrait disposer d’un outil pour aider les pays les plus démunis sans que les budgets nationaux en pâtissent ».

3. Engager un « Plan Marshall pour le rétablissement sanitaire » qui mobiliserait les quelques 2 000 milliards de dollars qui auraient dû être versés aux pays en développement si l’objectif de 0,7 % (du revenu national mondial) alloué à l’aide au développement avait été atteint.

Enfin, en considération de la guerre pour les biens médicaux et sanitaires qui s’est engagée, il semble indispensable de mettre en place un stock de matériel médical, administré par l’OMS, qui garantirait l’approvisionnement des pays les plus vulnérables.

Pour l’après, si, comme le veut la période, l’heure est à la préparation de la lutte pour un avenir plus juste, raisonné et respectueux des hommes comme de leur milieu naturel, tâchons de reconnaître l’injustice par-delà la nation.

Deux sentiers semblent s’ouvrir pour demain. Le premier, auquel on peut prédire un destin bref, est celui du cynisme et de la guerre, celui qui laissera derrière lui les peuples les plus fragiles et offrira aux puissances mondiales la perspective d’un affrontement fratricide pour des ressources rares. Le second, option de la raison, mène à la reconnaissance d’un horizon commun, et donc pour les citoyens des pays dits « développés » la promotion, comme l’évoque Alain Supiot, d’une substitution de la mondialisation – synonyme de reconnaissance de « l’interdépendance des nations », ainsi que de « leur souveraineté et de leur diversité » – à la globalisation. À suivre.

Il faut conditionner le sauvetage des industries polluantes

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©Gavin Schaefer

En frappant tous les pays et toutes les générations, la crise sanitaire du coronavirus a rapidement imposé la nécessité du confinement, arrêtant net l’économie mondiale. L’impact est brutal : la Banque Asiatique de Développement estime le coût mondial de l’épidémie à 4100 Mds$[1]. Rien qu’en France, un mois de confinement équivaut à -3% de PIB par an[2]. 6,6 M d’Américains ont déjà déposé une demande d’allocation chômage la dernière semaine de mars et 900 000 espagnols ont perdu leur emploi depuis le début du confinement. Tribune de Michael Vincent et Nancy Yuk. 


Devant ces montants vertigineux et forts de l’expérience de 2008, les États et banques centrales ont réagi massivement. Le temps venu, cette crise appellera impliquera de larges bailout, c’est-à-dire des renflouements d’entreprises avec l’argent public.

Conditionner le sauvetage des industries polluantes

Ces sauvetages sont une opportunité pour responsabiliser les entreprises et fixer la priorité de la transition écologique. Des voix telle que celle du Président du gouvernement tchèque Andrej Babiss, s’élèvent déjà pour écarter l’agenda écologique au motif qu’il ne serait pas compatible avec l’urgence sanitaire et économique. Pourtant, dès 2008, les Américains exploraient déjà cette voie avec les plans de sauvetage de General Motors et Chrysler[3], mais sans aller au bout de la logique car ne fixant pas d’objectif contraignant de transition énergétique.

Cette fois-ci, les aides devront être conditionnées au strict respect des accords de Paris.

Prévenir plutôt que guérir ou le bon sens économique ?

Une trajectoire climat soutenable ne s’oppose pas à une sortie de crise économique : occulter aujourd’hui la transition écologique, c’est la garantie de payer le prix fort demain avec de futures crises écologiques, sanitaires et sociales mettant à nouveau l’économie mondiale à l’arrêt. C’est mal évaluer le coût de l’inaction, notamment lorsqu’il faudra désinvestir dans les industries polluantes, largement subventionnés aujourd’hui comme le souligne l’Agence internationale de l’énergie (AIE) dans le cas du gaz et le pétrole, alors que les températures augmentent inexorablement.

Investir dans la transition écologique, c’est saisir cette « opportunité historique » pour véritablement penser la politique de relance, gagner du temps afin de trouver un système alternatif viable, tout en créant des emplois supplémentaires.

C’est aussi corriger nos erreurs d’il y a 10 ans : la crise des subprimes a été gérée à grands coups d’injections d’argent public, qui a artificiellement alimenté des entreprises non efficientes dites « zombies »[4], estimées entre 6 à 13% en 2018[5] (contre 1% en 1999). Nous n’aurons plus les moyens de les maintenir sous-perfusion. D’autre part, la cure d’austérité qui a suivi nous a fragilisés, avec en premier lieu, nos systèmes de santé. Doit-on à nouveau nous lancer dans une cure austéritaire sans discernement et faire le lit de la prochaine crise ?

Un mécanisme ordonné

Pourquoi sauver aujourd’hui sans condition une entreprise incompatible avec la transition énergétique et qu’il faudra transformer dans 2, 5 ou 10 ans ?

Des secteurs tels que le transport aérien (manque à gagner estimé à 30 Mds pour 2020) et l’automobile (-72% en France en mars 2020) devront sans doute faire appel au bailout. Or, l’une des leçons de 2008, c’est l’acceptabilité populaire de telles mesures. Les « chèques en blanc » fournis aux banques avaient déjà suscité des critiques car ils revenaient à les autoriser à garder les profits mais à socialiser leurs pertes.

À l’image du déconfinement, la transition devra être ordonnée et se faire dans le bon timing, tout en gérant les potentielles faillites tout au long de la chaîne de valeur, de la production jusqu’au consommateur final, en passant du grand groupe jusqu’aux sous-traitants/PME, et en veillant à faire le tri des activités stratégiques à conserver.

Si nous sauvons des entreprises, elles doivent à leur tour sauver la planète

En pratique, les entreprises non compatibles avec la transition écologique et sur le point de faire faillite pourraient être supervisées par un organisme indépendant qui s’assurera de la faisabilité du plan de transformation, à court ou moyen terme, tout en veillant à sauvegarder les emplois et l’économie locale. Un audit régulier devra être effectué pour prouver le respect des engagements pris, avec responsabilité devant les parlements. Cette résolution pourrait se compléter d’une nationalisation partielle temporaire, sous réserve du respect des contreparties : les entreprises devront s’engager à revoir leurs business models ainsi que leurs chaines d’approvisionnement pour s’assurer de répondre à l’objectif de transition écologique et être viable une fois l’aide publique achevée. Pour l’exemple, une banque sauvée devra orienter ses choix d’investissement vers des énergies moins polluantes[6], alors que le cadre financier actuel prend encore trop timidement en compte cela[7] malgré l’émergence timide d’une taxonomie verte.

Dans les cas où une entreprise ne peut être réformée dans une direction compatible avec les objectifs climatiques, ultimement l’argent du sauvetage devra prioritairement aller aux employés, sous-traitants à la recherche d’alternatives soutenables et à l’économie locale. Plus généralement, les États doivent se coordonner pour encastrer cette transition dans le cadre d’une véritable politique industrielle globale, pour aller au-delà du simple laissez-faire court-termiste et du chantage aux emplois, afin de sortir enfin du statu quo et agir avec pragmatisme et rationalité. Au-delà de renflouements purs et simples, et à l’image de ce qui a été fait pour les banques dans le cadre du mécanisme de résolution bancaire, les États pourraient également compléter les dispositifs par la création d’un fonds de soutien financé par les entreprises polluantes, dans lequel elles pourraient piocher lors de restructuration et résolution.

Depuis trop longtemps nos économies modernes vont de sauvetage en sauvetage. Cette crise mondiale du coronavirus met en lumière nos fragilités et en accélère les mutations. Faisons plus que simplement sauver les meubles et préparons-nous un avenir durable face aux crises à venir. Ne reproduisons pas les erreurs de 2008 et utilisons les leviers à notre disposition dès aujourd’hui, pour être à la hauteur du défi que le dérèglement climatique pose à nos sociétés sur le long terme. Ne gâchons pas cette opportunité d’enfin enclencher la transition écologique et solidaire.

[1] https://www.weforum.org/agenda/2020/02/coronavirus-economic-effects-global-economy-trade-travel (3 April 2020)

[2] Données INSEE, communication du 26 mars 2020.

[3] Le renflouement s’était notamment fait sous réserve de repenser les business models pour mieux prendre en compte les enjeux énergétiques.

[4] Voir https://jean-jaures.org/nos-productions/green-new-deal-1000-milliards-quand-pour-qui-et-comment

[5] Pour les pays de l’OCDE, Banque des Règlement Internationaux (BRI), 2018.

[6] A ce sujet, voir la note de Laurence Scialom “CRISE ÉCONOMIQUE ET ÉCOLOGIQUE :

OSONS DES DÉCISIONS DE RUPTURE” p.14-15-16

http://tnova.fr/system/contents/files/000/001/955/original/Terra-Nova_Cycle_Covid-19_Crise-ecologique-et-economique-osons-les-decisions-de-rupture__020420.pdf

[7] Voir Oxfam – Les Amis de la Terre “La colossale empreinte carbone des banques : une affaire d’État” https://www.oxfamfrance.org/wp-content/uploads/2019/11/Rapport-La-colossale-empreinte-carbone-des-banques-fran%C3%A7aises.pdf

« La levée du confinement peut conduire à la reprise de l’épidémie » – Entretien avec Odile Launay

Odile Launay
Odile Launay, infectiologue à l’hôpital Cochin © France 24

Odile Launay est infectiologue, chercheuse au sein du Centre d’Investigation Clinique Cochin-Pasteur. Elle est aussi membre du consortium COCONEL, lancé à l’initiative de l’Agence nationale de la recherche dans le cadre de la lutte contre le COVID-19. Elle a accepté de répondre à nos questions sur l’évolution de l’épidémie, sa gestion par les pouvoirs publics et la situation à laquelle nous serons confrontés dans les prochaines semaines. Entretien réalisé par Léo Rosell.


LVSL – L’épidémie de coronavirus continue à sévir dans le monde, et le nombre de morts en France augmente chaque jour. Malheureusement, le pic semble encore loin d’avoir été atteint. Quelles sont les prévisions des spécialistes ? À quoi doit-on s’attendre dans les prochaines semaines ?

Odile Launay – Précisons d’abord que le pic épidémique correspond à l’incidence la plus élevée enregistrée pour une maladie infectieuse. Il peut donc être estimé avec précision uniquement a posteriori, lorsque l’incidence de l’infection commence à décroître. Concernant le COVID-19, on s’attend à un pic épidémique dans les jours qui viennent, puisque le confinement commence à faire baisser le nombre de nouvelles infections.

Après trois semaines de confinement, on voit en effet baisser le nombre d’hospitalisations et le nombre d’hospitalisations en unité de soins intensifs. Cela devrait donc correspondre à un pic épidémique qu’on pourra potentiellement estimer autour du 4 avril, en tout cas pour ce qui est de la région parisienne, puisque ce pic a pu être atteint un peu plus tôt pour les régions du Grand Est.

« Les prochaines semaines dépendront beaucoup de la façon dont on va pouvoir mettre en place le déconfinement, en particulier en termes de masques et de capacité de tests. »

Pour les prochaines semaines, va d’abord se poser la question de la sortie du confinement, puisque l’épidémie a besoin, pour continuer à exister, que le virus se transmette d’individu à individu. De ce fait, si le confinement est levé et que les mesures nécessaires pour éviter la transmission du virus sont réunies, à savoir le port de masques, la détection précoce des cas permettant de les isoler et la distanciation sociale, mais qu’elles ne sont pas suffisamment respectées, il y aurait un risque important de voir à nouveau circuler le virus, ce qui pourrait provoquer une reprise de l’épidémie. Les prochaines semaines dépendront donc beaucoup de la façon dont nous mettrons en place le déconfinement, en particulier en termes de masques et de capacité de tests.

LVSL – Des annonces alarmistes font état du risque de mutation du virus, qui pourrait le rendre encore plus mortel. De même, de nouvelles vagues sont envisagées dans les prochains mois. Selon-vous, ces scénarios-catastrophes sont-ils envisageables, ou est-il trop tôt pour pouvoir le dire ?

O. L. – Le scénario catastrophe, nous y sommes déjà puisque nous n’avions jamais eu autant de patients en réanimation en France, et que cette situation se voit partout dans le monde. C’est pourquoi il est difficile de penser à un scénario encore plus grave et plus catastrophique que celui auquel nous sommes confrontés aujourd’hui. Cependant la levée du confinement peut conduire à la reprise de l’épidémie.

« Il est très probable qu’il y ait des nouvelles vagues, dans la mesure où le virus ne va pas s’arrêter de circuler avant qu’un vaccin soit disponible. »

Par rapport au risque de mutation du virus, celui-ci est possible mais jusqu’à présent le virus n’a pas muté. Le virus qui circule actuellement est déjà très contagieux, se transmet facilement et il ne semble donc pas avoir à muter pour s’adapter davantage à l’homme. et devenir potentiellement plus mortel. Il faut aussi garder à l’esprit qu’une mutation pourrait tout aussi bien créer un virus moins grave …

La problématique des nouvelles vagues est différente. Tout d’abord, il est très probable qu’il y ait des nouvelles vagues, dans la mesure où le virus ne va pas s’arrêter de circuler avant qu’un vaccin soit disponible. Si l’on parvient à la sortie du confinement à restreindre et à limiter la diffusion du virus, nous pourrions envisager de retarder la survenue d’une seconde vague à la rentrée prochaine. C’est tout à fait possible.

Si la sortie du confinement ne permet pas de limiter sa diffusion, nous pourrions alors nous attendre à une nouvelle vague plus précoce. Les premières données aujourd’hui disponibles montrent en effet qu’une très faible proportion de la population a été infectée par le virus dans les régions de France les plus touchées (région du Grand Est et Île de France), et qu’il reste donc de nombreuses personnes pouvant être infectées par la suite.

LVSL – Dans ce contexte, l’absence de vaccin et de traitement pour ce nouveau virus semble renforcer une situation déjà très anxiogène. Quel regard portez-vous sur les espoirs et les interrogations suscités au sein de la population par les débats sur l’efficacité potentielle du traitement à l’hydroxychloroquine ? Peut-il au moins constituer une réponse à court terme, faute de mieux ? Y a-t-il d’autres pistes de traitement suscitant l’espoir à court terme ?

O. L. – Nous sommes confrontés à un nouveau virus. Il y avait eu des émergences précédemment, avec des coronavirus, mais elles n’avaient pas conduit à la mise au point de traitement ou de vaccin contre ce type de virus. Aujourd’hui, il est donc nécessaire et urgent de reprendre les recherches pour un traitement efficace. C’est très important, en particulier pour le traitement des formes les plus graves.

Les approches en cours sont de deux types. La première vise à développer des antiviraux, qui s’attaquent directement au virus pour éviter sa réplication, limiter le risque de diffusion dans l’organisme ainsi que le risque de transmission. La deuxième se tourne davantage vers la recherche de médicaments qui agiraient sur l’immunité, puisqu’il semble que l’aggravation que l’on observe dans un deuxième temps chez les personnes infectées, et qui est responsable des problèmes respiratoires très sévères, serait liée à des réponses immunitaires exacerbées et inadaptées, sans que l’on sache encore précisément pourquoi certaines personnes en présentent plus que d’autres.

« L’hydroxychloroquine pourrait permettre d’éviter certaines hospitalisations. »

Pour ce qui est de l’hydroxychloroquine, c’est une question plus difficile, car il ne s’agit pas d’un médicament qui va agir directement sur la réplication du virus. Par contre, en modifiant le PH, c’est-à-dire l’acidité de la cellule dans laquelle le virus se multiplie, il peut avoir une action antivirale, ce qui a bien été montré sur des cultures de virus in-vitro, mais reste, en revanche, à démontrer dans le cas d’une utilisation médicamenteuse. Il a aussi un effet immunomodulateur, qui stimule ou freine les réactions du système immunitaire.

Le problème est que les données aujourd’hui publiées ne sont pas sur un plan méthodologique celles que l’on pourrait attendre et qui sont exigées pour permettre de recommander l’utilisation d’un médicament dans une nouvelle indication. C’est pourquoi, personne ne peut pas dire que l’hydroxychloroquine n’a aucun effet, mais nous restons malheureusement encore limités dans la possibilité d’interpréter ces données. Il est très probable que le rôle de ce médicament intervienne en amont, c’est-à-dire sur des personnes qui n’ont pas encore développé de formes sévères. Ce médicament pourrait permettre dans ce cas-là d’éviter certaines hospitalisations.

L’usage ou non de ce traitement fait l’objet de débats au sein du corps médical. En fonction de l’avis et de la perception de chaque médecin, on peut considérer que ce médicament a un intérêt certain, tandis que d’autres plus attentifs aux questions méthodologiques considèrent qu’il n’y a pas encore suffisamment d’éléments pour proposer ce médicament.

Pour ce qui est des vaccins, c’est évidemment la piste de recherche indispensable pour pouvoir immuniser une grande partie de la population, en particulier pour celles et ceux qui ont le plus de risques de faire des complications. Là encore, le vaccin est au tout début de son développement, et on ne peut espérer avoir un vaccin avant au mieux une année, voire un an et demi, et encore, ce serait vraiment exceptionnel de pouvoir développer un vaccin aussi rapidement.

Toujours est-il que dans les études menées aujourd’hui, seulement 76% des personnes interrogées – 61 % chez les 26-35 ans –, accepteraient de se faire vacciner avec un vaccin pour le coronavirus, alors que l’on est à la période la plus aiguë de l’épidémie.

LVSL – Cette crise a aussi suscité la créativité de chacun, des masques de plongée Décathlon transformés en respirateurs aux innombrables tutoriels pour créer ses propres masques. De nombreux élans de solidarité sont aussi apparus, pour rendre le confinement plus supportable. Les applaudissements aux balcons chaque soir pour rendre hommage aux personnels soignants ont donné de belles images de communion, diamétralement opposées à celles de la répression subie par les professionnels de santé il y a quelques mois seulement. Croyez-vous que cela annonce une revalorisation sociale de ces professions en voie de précarisation depuis de trop nombreuses années ?

O. L. – C’est vrai que cette crise et ces réactions mettent en avant l’importance d’un système de soin de qualité dans notre société. Les professions de santé ont en effet été beaucoup dévalorisées au cours des dernières années, en particulier à l’hôpital public.

« Il y a une vraie prise de conscience de la part de la population générale mais aussi de la part de nos dirigeants, de l’importance d’avoir un système de santé qui soit fonctionnel. »

En tout cas, les conditions matérielles des personnels soignants – en particulier des infirmières et des aides-soignants – avaient été de façon assez générale dégradées, suscitant des mouvements sociaux de grande ampleur depuis plus d’un an, ayant débuté dans les services d’urgences. Cette situation provenait d’une part de l’augmentation du nombre de patients arrivant aux urgences, en raison en particulier d’un manque de médecins généralistes, et d’autre part des difficultés de niveau de vie pour ces personnels, surtout en région parisienne où le coût de la vie est plus élevé.

On l’a vu, le gouvernement a fait des annonces dans ce sens. Je crois qu’il y a une vraie prise de conscience de la part de la population générale mais aussi de la part de nos dirigeants, de l’importance d’avoir un système de santé qui soit fonctionnel et de la façon dont les professionnels de santé répondent aujourd’hui à l’urgence, devant parfois prendre des risques très importants.

En effet, les personnels de santé, en particulier au début de l’épidémie face au manque de moyens de protection, ont été massivement infectés, et certains ont développé des formes sévères, voire sont décédés, des drames que l’on a pu voir aussi dans d’autres pays.

LVSL – Le 22 mars dernier, vous avez signé avec 572 autres médecins hospitaliers une lettre intitulée « Nous aider, c’est respecter strictement le confinement ». Adressée au président de la République Emmanuel Macron et au gouvernement, il s’agissait d’un appel à « un respect strict des mesures de confinement à domicile, accompagné d’une communication plus explicite ». Vous pointiez du doigt la désinvolture de certains vis-à-vis des mesures de confinement prises à la légère, mais aussi le manque de clarté de la part des autorités, qui d’un côté appellent au confinement en culpabilisant ceux qui ne le respectent pas, et de l’autre incitent les Français à continuer à aller au travail. N’y a-t-il pas là en effet une incohérence ?

O. L. – Le confinement est quelque chose de tout à fait inédit. Nous n’avions jusqu’ici jamais eu recours au confinement en France et dans la majorité des pays, pour contenir une maladie infectieuse. Cela s’est avéré difficile pour la population de comprendre que ce confinement était vraiment important.

Peut-être que maintenant, avec les chiffres de la baisse du nombre de cas grâce au confinement, les gens comprennent mieux les mesures qui ont été mises en place à un moment où l’on voyait augmenter fortement le nombre de cas et le nombre de cas graves en réanimation, avec une grande inquiétude sur la capacité de nos structures de réanimation à prendre en charge nos malades.

Ce fut donc compliqué de mettre en place ce confinement, d’autant plus qu’il s’agit d’une mesure qui a été mise en place pour garantir au maximum la santé de nos concitoyens, mais qui a nécessairement des répercussions économiques très importantes, avec une économie quasiment à l’arrêt.

« Le confinement peut être plus ou moins facile à vivre selon les conditions dans lesquelles il est vécu. »

Dans ce contexte, on a finalement vu que nos gouvernants oscillaient entre l’importance du confinement et la nécessité de maintenir une certaine vie économique, une attitude qui a parfois pu paraître un peu incohérente, et qui n’a pas aidé à ce que la population comprenne bien l’importance de ce confinement et l’applique de façon très rigoureuse.

Il faut comprendre aussi que le confinement peut être plus ou moins facile à vivre selon les conditions dans lesquelles il est vécu, et qu’il est évidemment beaucoup plus difficile pour des gens qui habiteraient très nombreux dans des petites surfaces, sans possibilité de sortie. C’est ce que montrent en tout cas les résultats de l’étude COCONEL, menée par un consortium de chercheurs sur les effets et la perception du confinement. Cet impact est en effet socialement différencié. Il contribue à creuser des inégalités sociales existantes, notamment en lien avec l’isolement, mais aussi la promiscuité, en particulier dans les banlieues modestes.

Après dix jours de confinement, un Français sur cinq disait connaître des difficultés financières dues au confinement. Cette proportion atteint même 54 % lorsque le chef de ménage est artisan, contre 30 % pour les enquêtés dont le chef de ménage est ouvrier, et 14 % pour les cadres.

Pour ce qui est des opinions à l’égard du confinement, sa nécessité fait consensus. 88 % des personnes interrogées estiment qu’il s’agit du seul moyen efficace pour lutter contre l’épidémie, et 93 % jugent qu’il devra durer encore plusieurs semaines pour être efficace.

Deux Français sur trois critiquent par ailleurs la stratégie globale de contrôle de l’épidémie, surtout en milieu populaire : 66 % des enquêtés estiment que le confinement est la conséquence du manque de moyens hospitaliers, et 50 % pensent qu’il aurait pu être évité par le port du masque généralisé. Ces opinions se révèlent très contrastées selon la catégorie socioprofessionnelle des enquêtés. Par exemple, plus de 80 % des ouvriers mettent en cause le manque de moyen hospitaliers, contre 49 % des cadres supérieurs et professions libérales.

LVSL – Peut-on aussi évaluer les effets psychologiques du confinement dans la population ?

Oui. La deuxième vague de l’étude montre qu’après deux semaines de confinement, les trois quarts des adultes ont des problèmes de sommeil, dont la moitié sont apparus avec le confinement. Encore une fois, cet impact est socialement différencié, mais il est aussi particulièrement aigu chez les jeunes adultes.

Cela souligne la dimension probablement traumatique de cette situation. D’ailleurs, 37 % des enquêtés présentent des signes de détresse psychologique, un taux particulièrement élevé chez les jeunes hommes, et au sein des milieux défavorisés.

Enfin, relevons qu’1 % des enquêtés déclare avoir eu une infection au COVID-19 confirmée par un test biologique ou un médecin, que 9 % pensent avoir déjà été infectés sans que cela ait été confirmé, et que les personnes qui rapportent avoir été infectées présentent plus souvent des signes de détresse psychologique.

Effets psychologiques coconel

LVSL – Le gouvernement essuie de nombreuses critiques, pointant du doigt son impréparation, et la timidité de mesures adoptées au compte-gouttes. De nombreux élus et acteurs de la vie politique française envisagent même des actions juridiques mettant en cause la responsabilité du gouvernement. Pensez-vous néanmoins que la gestion de la crise par le gouvernement est adaptée à la situation ? Quelles auraient été les mesures les plus efficaces pour enrayer au plus vite l’épidémie ?

O. L. – C’est difficile, alors que nous sommes toujours en plein milieu de la crise, de faire des critiques, qui commencent déjà à s’afficher, en particulier au sein de l’opposition. Il sera toujours temps de tirer les leçons – et j’espère que l’on en tirera – de ce que l’on est en train de vivre aujourd’hui. De fait, nous n’avions jamais été confrontés à une telle épidémie depuis de très nombreuses années.

Nous aurions pu bien sûr anticiper un peu plus, notamment en voyant ce qu’il se passait en Chine – et dans une moindre mesure en Italie, avec un décalage beaucoup plus réduit –, en particulier sur l’achat des masques. La France avait acheté plus d’un milliard de masques au moment de la grippe H1N1 en 2009, et puis finalement ces masques n’ont pas été utilisés puisque cette épidémie eut des conséquences moins graves que celle que nous vivons, et la France avait décidé de ne plus renouveler ce stock stratégique. Il avait plutôt été prévu de compter sur une production locale en cas de crise. Or, cela n’a pas été rendu possible, ce qui a créé un retard à ce niveau-là.

« Pour ce qui est d’un confinement plus strict et surtout plus précoce, on peut en effet regretter le maintien des élections municipales, qui avait été particulièrement débattu. Je m’étais personnellement exprimée contre leur maintien. »

La même question se pose autour des tests. Certains pays ont eu un recours massif aux tests, notamment la Corée du Sud. Certes, ces pays ont des régimes très différents du nôtre, mais là aussi, nous avons mis trop de temps, et pris du retard dans la distribution des tests, qui ne sont pas faisables à très grande échelle. Nous espérons que cela sera le cas pour la phase de déconfinement.

Pour ce qui est d’un confinement plus strict et surtout plus précoce, on peut en effet regretter le maintien des élections municipales, qui avait été particulièrement débattu. Je m’étais personnellement exprimée contre leur maintien. Maintenant que c’est de l’histoire ancienne, je laisse le débat sur la responsabilité de ce maintien aux politiques. Et encore une fois, cela a dû être une décision difficile à prendre pour le gouvernement.

Quand on regarde ce qu’il s’est passé dans d’autres pays, il semblerait que nous ayons pris des mesures relativement précoces et assez strictes. Je pense en tout cas que le retard pris sur l’approvisionnement en masques et en tests a eu des conséquences plus néfastes que l’absence de confinement plus précoce, même s’il aurait pu être appliqué deux ou trois jours avant.

LVSL – L’absence de stock stratégique de masques, la réduction du nombre de lits dans les hôpitaux ou encore la délocalisation de chaînes de production de médicaments et de matériel médical ont fait l’objet d’arbitrages budgétaires et de choix politiques dénoncés depuis longtemps par les soignants, et dont le pays paye le prix cher aujourd’hui. Le président de la République a répété plusieurs fois qu’il y aurait un avant et un après cette crise, laissant entendre qu’il investirait davantage dans l’hôpital public. Pensez-vous qu’il s’agit d’une véritable prise de conscience de la part de l’exécutif, ou bien d’une simple communication de crise ?

O. L. – À nouveau, il est difficile de dire aujourd’hui ce qui se fera dans les mois prochains. La France va être confrontée à une crise économique très importante.

La prise de conscience de l’importance de l’hôpital public est très claire. En revanche, pour ce qui est des moyens qui vont lui être attribués, il est encore trop tôt pour savoir ce qui va pouvoir être réellement faisable, dans le contexte de crise qui va être celui de la sortie de cette épidémie. D’ailleurs, on ne sait pas encore vraiment quand cela se fera, ni comment.

L’hôpital a donc été très clairement mis en avant, et je le répète, la prise de conscience de la part des politiques et de la part de la population générale semble évidente. Néanmoins, pour ce qui est des moyens, je pense que personne aujourd’hui ne peut y répondre. Les débats sur le financement de notre système de santé, sur le financement de la recherche thérapeutique, sur le financement de la vieillesse, sur le financement de crises sanitaires comme celle d’aujourd’hui, reviendront nécessairement sur la table.

Les Pays-Bas, nouveaux champions de l’égoïsme néolibéral en Europe ?

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Franche rigolade entre Mark Rutte, le premier ministre néerlandais et ses ministres, dont Jeroen Dijsselbloem, ancien président de l’Eurogroupe © Beeld anp pour De Volkskrant Capture d’écran

La crise sanitaire et économique au sein de l’Union européenne, conséquence de la propagation du coronavirus, finit d’ouvrir les plaies, béantes, de l’échec de toute tentative de construction d’un destin partagé entre les nations et peuples européens. Les plus incrédules, espérant un sursaut après le dramatique sauvetage de la Grèce, séquelle de la crise financière et économique de 2008, finissent sidérés face à, le mot est faible, tant d’indifférence. Dépassées sont les illusions d’une intégration économique et politique, vantées il y a bientôt trente ans avec le traité de 1992, signé dans la cité néerlandaise de Maastricht. Cruel apologue que nous livrent justement les Pays-Bas depuis trop longtemps en matière de solidarité européenne. Leur refus de toute aide réelle, autre que des bribes de dons, à destination des pays du Sud de l’Europe, est lourde de sens. Candides, car ils ne semblent plus mesurer leurs actes, les Néerlandais écrivent le codicille de trop du testament européen.


« Il est un pays superbe, un pays de Cocagne, dit-on, que je rêve de visiter avec une vieille amie. Pays singulier, noyé dans les brumes de notre Nord, et qu’on pourrait appeler l’Orient de l’Occident, la Chine de l’Europe, tant la chaude et capricieuse fantaisie s’y est donné carrière, tant elle l’a patiemment et opiniâtrement illustré de ses savantes et délicates végétations. » […] Le poète poursuit : « Pays singulier, supérieur aux autres, comme l’Art est à la Nature, où celle-ci est réformée par le rêve, où elle est corrigée, embellie, refondue ». Charles Baudelaire, dans ce poème en prose qu’est L’invitation au voyage, vient nous rappeler à quel point les Pays-Bas restent une nation étrangère, méconnue, qui interroge, que l’on songe à découvrir. La « Chine de l’Europe » aime rappeler, à l’image de l’empire du milieu, que c’est le monde qui vient à elle par le commerce, concept s’il en est, véritable trésor immatériel, et non le contraire.

Une puissance fondée sur le commerce maritime

Élucider l’attitude du gouvernement néerlandais dans l’énième crise que traverse l’Union européenne par une seule explication des stratégies politiciennes propres à la politique interne et aux résultats économiques des Pays-Bas ne saurait suffire. Le « petit pays, grande nation » de Charles de Gaulle a façonné son histoire par un remarquable sens de la maîtrise des eaux et, partant, du commerce maritime. Dès le XVIIe siècle, les anciennes Provinces-Unies, provisoirement libérées du joug de Philippe II d’Espagne, ont fondé la Compagnie unie des Indes orientales. Véritable première firme multinationale dans un monde précapitaliste, la société fut aidée par la puissance d’Amsterdam. Dans une société acquise majoritairement au protestantisme calviniste car religion d’État, l’actuelle capitale des Pays-Bas a supplanté commercialement les villes de la ligue hanséatique, aidée il est vrai par la Banque d’Amsterdam. La période est si faste pour les Provinces-Unies qu’elle est nommée de Gouden Eeuw, littéralement le Siècle d’or. Déjà, à cette époque, germe l’idée de ce que d’aucuns appelleraient aujourd’hui le chacun pour soi, couplé au plus trivial un sou est un sou.

Par Adam François van der Meulen — http://www.sothebys.com/fr/auctions/ecatalogue/2017/tableaux-sculptures-dessins-anciens-xix-siecle-pf1709/lot.67.html, Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=59766860
Le passage du Rhin, par van der Meulen (1672), représentant la victoire des armées du roi de France Louis XIV sur les Provinces Unies. 1672 est le Rampjaar, l’année désastreuse pour les Néerlandais

Libéraux, les Néerlandais le sont assurément. Mais leur libéralisme est pour l’essentiel une liberté fondée sur la liberté individuelle et le libre choix, soit une liberté de la responsabilité. La tolérance recouvre pour eux son sens premier, à savoir l’acceptation d’un comportement déviant, pourvu qu’il ne vienne pas troubler l’ordre moral. À ce titre, bien avant qu’ils n’agissent ainsi au niveau européen, les Néerlandais ont créé le système de verzuiling, ou pilarisation, qui régente la société en plusieurs piliers (catholicisme, protestantisme, libéralisme, socialisme etc.), avec, en filigrane, le respect des normes et valeurs de la société néerlandaise. Surannée dans sa pratique, elle témoigne cependant de la psychologie collective des descendants des Bataves.

L’attitude du ministre des Finances Wopke Hoekstra et de son premier ministre Mark Rutte à l’égard de leurs partenaires européens ne prête pourtant à aucune forme de compromis ni même de considération. La fermeté dont se prévalent le premier ministre et son ministre pourrait être une manifestation de l’euroscepticisme qu’on impute aux Néerlandais depuis une quinzaine d’années. Ces derniers ont pourtant été moteurs de la construction européenne. Dès 1951, ils ont participé comme fondateurs à la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). En 1957, ils ont fait partie des six signataires du Traité de Rome aux côtés de la Belgique, du Luxembourg, de la RFA, de la France et de l’Italie. Les Pays-Bas ont vu dans la construction européenne un moyen pour eux de compter davantage sur la scène diplomatique alors qu’au même moment la France de De Gaulle et la RFA de Konrad Adenauer se rapprochaient. L’adhésion au projet européen s’est poursuivie, notamment durant les années 1970 et 1980, avec l’application du nouveau modèle social néerlandais, le poldermodel, et l’approbation de l’Acte unique en 1986, qui préfigure la création du marché unique européen et de leurs quatre libertés que sont la liberté de biens, de services, de capitaux et de personnes. En 1992, lors de la signature du traité de Maastricht, les Néerlandais ont été davantage partisans du traité fondateur de l’Union européenne, bien plus que les Français, les Danois ou encore les Allemands.

« L’attitude du ministre des Finances Wopke Hoekstra et de son premier ministre Mark Rutte ne prête pourtant à aucune forme de compromis ni même de considération. »

Ce n’est qu’au tournant des années 2000 que les Pays-Bas ont profondément changé d’optique vis-à-vis du projet européen. La première anicroche est venue de l’abandon du florin, dont les Néerlandais demeurent très fiers, pour la monnaie unique, en 2001. Cet abandon ne les as pas empêchés d’accroître leurs excédents commerciaux depuis, tout comme en a profité l’Allemagne. Cette crispation s’est accompagnée de la montée en puissance du fantasque candidat de la droite radicale Pim Fortuyn. Il fut assassiné en 2002 par un militant écologiste afin de, d’après sa déclaration à son procès, protéger les citoyens musulmans, nombreux aux Pays-Bas, face aux philippiques du leader populiste. Dans un pays où la criminalité est très faible et le terrorisme inexistant, l’assassinat d’une personnalité d’envergure a rendu les Néerlandais très méfiants à l’égard des étrangers, des citoyens musulmans et plus généralement du modèle multiculturel. L’assassinat du réalisateur Theo Van Gogh par un islamiste, dont les propos à l’encontre des musulmans ont marqué, a crispé davantage encore la société néerlandaise, ce qui a profité à l’ascension d’une extrême droite europhobe, anti-immigration et anti-islam.

Une élite euroréaliste mais surtout très libérale

Geert Wilders, avant qu’il ne fondât en 2006 le PVV, le Parti pour la liberté, clairement d’extrême droite et europhobe, avait déjà battu le rappel lors du référendum visant l’établissement d’une constitution européenne en 2005. Aucun observateur de la vie politique néerlandaise n’avait prévu ce qui s’est apparenté à un séisme : le non l’a emporté à 61,5%, bien plus que les 54,4% de refus en France. Le possible élargissement de l’Union européenne à la Turquie, l’abandon du florin ou encore les craintes issues de la directive Bolkestein ont joué dans cette opposition massive de la population néerlandaise. Depuis ces évènements, les Pays-Bas n’ont jamais cessé de se présenter comme favorables au projet européen, alors qu’on pourrait plutôt les qualifier d’euroréalistes, méfiants mais pas complètement eurosceptiques. Cette défiance s’inscrit pleinement dans l’attitude que les gouvernements néerlandais successifs ont eu par rapport aux autres pays européens depuis. Pour les Néerlandais, la construction européenne est devenue un moyen de défendre leurs intérêts économiques et commerciaux plutôt qu’un investissement dans un projet politique commun, qui pour eux resterait de toute évidence dominé par des puissances plus importantes qu’eux et économiquement faillibles. Ils n’ont pas hésité à ce titre de refuser à 61% en 2016 par référendum l’accord d’association prévu entre l’Union européenne et l’Ukraine. Le référendum fut provoqué par la campagne menée par Thierry Baudet, leader du Forum pour la démocratie, qui souhaite incarner un profil moins sulfureux que Geert Wilders, ce qui gêne la coalition au pouvoir. Ce n’est qu’après de longs mois de négociations à l’échelle européenne, et quelques concessions données au passage, que le parlement néerlandais a pu ratifier l’accord. Preuve qu’euroréaliste convient mieux qu’eurosceptique, les Néerlandais considèrent à 89% en 2017, à l’occasion des 50 ans du Traité de Rome, que la construction européenne est une bonne chose. Si les Néerlandais sont hostiles à davantage de fédéralisme, ils ne feignent pas d’oublier que la construction européenne n’est pas étrangère à leur prospérité économique.

Alors que la crise financière et économique de 2008 aurait pu entraîner un élan de fraternité entre les États européens, il n’en fut nullement question à La Haye. Mark Rutte, l’actuel premier ministre (VVD, libéral), dirige en coalition le pays depuis maintenant dix ans. Il est, à cet égard, le chef d’État à la longévité la plus longue au sein des dirigeants européens avec… la chancelière allemande Angela Merkel. Le mot d’ordre du premier ministre libéral, qu’on surnomme Mister Téflon, le caméléon ou encore Mister Silicon, est l’opposition nette à tout transfert de souveraineté vers Bruxelles et surtout davantage de fédéralisme économique et surtout, à une mutualisation des dettes européennes, portée par la France et les pays d’Europe du Sud. En 2012, lorsque le maintien de la Grèce dans la zone euro a fait l’objet d’un questionnement, Mark Rutte avait menacé de revenir au florin s’il « s’agissait de sauver des pays trop dépensiers comme la Grèce ou le Portugal ». En interne, le programme politique du premier ministre tranche de fait avec les aspirations de certains gouvernements au sud de l’Escaut : ajustement des dépenses avec une dette redescendue à 49,3% du PIB fin 2019, un taux de chômage sous la barre des 5% et un excédent commercial impressionnant, de 10,7% du PIB en 2018 – là où bien des pays du Sud affichent un déficit, ce qui permet aux Pays-Bas d’être parmi les pays les plus contributeurs au budget européen.

Mark Rutte a menacé de revenir au florin s’il « S’agissait de sauver des pays trop dépensiers comme la Grèce ou le Portugal ».

Le premier ministre a été soutenu dans cette politique par son ministre des Finances travailliste Jeroen Dijsselbloem, de 2012 à 2017. Ce dernier, président de l’Eurogroupe de 2013 à 2018, avait déclaré qu’il fallait « mettre fin à la croissance du bien-être bâti sur des dettes ». Si c’était sa seule sortie de route, ses homologues européens et les pays du Sud de l’Europe s’en seraient contentés. Mais Jeroen Dijsselbloem, surnommé Dijsselbourde, est coutumier des faux pas et des billevesées. Lié par une indéfectible amitié avec l’ancien et très puissant ministre des Finances allemand Wolfgang Schäuble, « l’Allemand en sabots », comme le surnomment les médias grecs, n’a eu de cesse de défier les principes élémentaires propres à la diplomatie. C’est ainsi qu’en 2017, alors qu’il était interviewé par le journal allemand FAZ, le ministre a lancé : « Durant la crise de l’euro, les pays du Nord ont fait montre de solidarité (sic) avec les pays touchés par la crise. En tant que social-démocrate, j’accorde une importance exceptionnelle à la solidarité. Mais on a aussi des obligations. Je ne peux pas dépenser tout mon argent en schnaps et en femmes et ensuite vous demander de l’aide ». Ce n’est pas faute d’avoir souhaité plus de souplesse : Dijsselbloem, à sa prise de poste, a voulu se démarquer de ses prédécesseurs, notamment Jan Kees de Jager, jugés trop rugueux… ! Déjà, à l’époque, Antonio Costa, le premier ministre socialiste du Portugal, avait demandé que le ministre « disparaisse des radars ». Quant à la confédération européenne des syndicats (CES), elle avait exigé que le poste de président de l’Eurogroupe échoie à une personne ayant « plus d’ouverture d’esprit ».

Wopke Hoekstra, argentier et « brute » des Pays-Bas

L’attitude du nouveau ministre des Finances Wopke Hoekstra depuis le début de la crise provoquée par le coronavirus, que Les Échos ont présenté comme le nouveau « Monsieur non » de l’Union européenne – et dont le principal journal néerlandais, De Telegraafa relaté les attaques émises par le quotidien économique – s’apparente manifestement à l’aboutissement d’une politique de fermeté que les Pays-Bas mènent à l’échelle européenne et non comme une rupture avec le passé. L’arrivée de Hoekstra à la tête du ministère des Finances coïncide avec le renouvellement du parlement néerlandais en 2017. Après sept mois de négociations, une courte majorité de 76 sièges sur 150 s’est formée et Mark Rutte s’est allié aux centristes pro-européens du D66, avec l’Union chrétienne et avec la CDA, parti démocrate-chrétien conservateur dont est issu l’ambitieux Wopke Hoekstra. Qualifié de « brute » par certains de ses homologues au sein de l’Eurogroupe, Hoekstra n’agit pas uniquement pour des motifs spécifiquement économiques mais également pour de basses raisons politiques. Les élections législatives de 2021 promettent une rude bataille entre le VVD de Mark Rutte et la CDA de Wopke Hoekstra, qui rêve de le doubler sur sa droite.

Peu de temps après l’installation du gouvernement Rutte III au Binnenhof, le siège du parlement néerlandais, Mark Rutte et son ministre des Finances ont, dès 2018, tué dans l’œuf la tentative de création d’un budget de la zone euro, portée principalement par Emmanuel Macron. Le 13 février 2019, le premier ministre, dans un discours prononcé à Zurich à la veille des élections européennes, a proposé l’imposition du principe selon lequel « un accord est un accord ». L’idée étant d’interdire les largesses accordées par la Commission européenne aux pays ne respectant pas les règles, en matière de droits de l’homme… mais surtout en matière budgétaire avec la règle des 3% de déficit public maximum du PIB. Le premier ministre néerlandais le dit sans ambages : « Mais un accord est aussi un accord en ce qui concerne l’euro et le Pacte de stabilité et de croissance. Car ici aussi, faire entorse aux règles peut contribuer à l’érosion du système tout entier et nous ne pouvons rien accepter de tel ».

Sûr de son attitude, quoique qualifiée de « pingre » là encore par le premier ministre portugais Antonio Costa, Mark Rutte s’est obstiné au Conseil européen de février 2020, obséquieux, dans sa volonté que le prochain budget européen 2021-2027 ne dépasse pas 1% du PIB total contre… 1,074%, proposé par Charles Michel, le président du Conseil européen. Bravache, il est arrivé au Conseil européen avec une biographie du pianiste Chopin pour « passer le temps ». Quant à Wopke Hoekstra, il a, dès son accession, travaillé à la formation d’une nouvelle ligue hanséatique, telle que la surnomme le Financial Times. Composée, outre les Pays-Bas, du Danemark, de la Suède et de l’Autriche dans le premier cercle, de l’Irlande, de la Finlande et des pays baltes selon certaines négociations, l’expression de nouvelle ligue hanséatique est plus heureuse que d’autres : « Hoekstra et les sept nains », « club des Vikings », « coalition du mauvais temps/météo pourrie » ou encore « l’anti-Club Med », etc. Bien que cette ligue soit informelle, le poids économique de l’ensemble des pays équivaut à 18,5% du PIB européen, sachant que le poids de la France est à 17,5%. Les Pays-Bas, toujours méfiants à l’égard des principales puissances économiques de l’Union, et tout particulièrement de la France, ont longtemps pu compter sur le Royaume-Uni. Mais avec le Brexit et l’affaiblissement d’Angela Merkel après plus de dix ans de pouvoir, les Néerlandais ont souhaité eux-mêmes jouer dans la cour des grands.

Wopke Hoekstra, au sujet de la crise en Italie et en Espagne : « Je ne peux expliquer à mon opinion publique que les Pays-Bas vont payer pour ceux qui n’ont pas été vertueux ».

Le ministre ne s’est donc pas privé, fin mars, en pleine crise du coronavirus, de plaire davantage à son électorat plutôt qu’à manier le langage diplomatique. Wopke Hoekstra a de fait demandé qu’une enquête interne européenne soit menée pour savoir comment certains pays, comme l’Italie ou l’Espagne, ont pu se retrouver avec un système hospitalier et des budgets défaillants ! Il ajoute : « Je ne peux expliquer à mon opinion publique que les Pays-Bas vont payer pour ceux qui n’ont pas été vertueux ». La levée de boucliers à l’étranger provoquée par ces psalmodies a atteint un niveau rarement égalé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pêle-mêle, Antonio Costa a qualifié de « répugnants » les propos du ministre néerlandais. Porté par sa colère, il a ajouté : « Ce type de discours est d’une inconscience absolue et cette mesquinerie récurrente mine totalement ce qui fait l’esprit de l’Union européenne ». Finissant dans une aspersion acrimonieuse, il termine : « Personne n’est disposé à entendre à nouveau des ministres des Finances néerlandais comme ceux que nous avons entendus en 2008 et dans les années qui ont suivi ». Mais le dirigeant portugais n’a pas été le seul à recadrer rudement l’impétueux ministre. La ministre socialiste espagnole des Affaires étrangères Arancha Gonzàlez a indiqué à Wopke Hoekstra que « nous sommes dans ce bateau de l’Union européenne ensemble. Nous avons heurté un iceberg inattendu. Nous sommes tous exposés au même risque désormais. On n’a pas de temps de tergiverser sur des billets de première ou de seconde classe ». Regrettant une semaine après son manque d’empathie, le ministre n’a pourtant pas changé d’un iota son discours, expliquant que les coronabonds allaient créer davantage de problèmes que de solutions, ce qui lui a valu cette fois-ci une réponse assassine de la députée italienne du M5S Tiziana Beghin : « Le manque de solidarité n’est pas un problème d’empathie. L’Europe doit écrire une nouvelle page de son histoire, pas un essai d’économie ». En réponse, le gouvernement néerlandais a proposé la mise en place d’un fonds de solidarité de dix à vingt milliards d’euros sous forme de dons. Aumône à mettre en regard avec les centaines de milliards d’euros que les Italiens empruntent annuellement sur les marchés.

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Le ministre des Finances Wopke Hoekstra © David van Dam Capture écran Twitter

La détermination avec laquelle le ministre néerlandais s’est opposé aux coronabonds et à l’activation du mécanisme européen de solidarité (MES), sans contrepartie de réformes structurelles, lors de la réunion de l’Eurogroupe s’explique donc par une santé économique que le gouvernement ne veut pas remettre en cause, par des arrières pensées politiques internes mais également par une manière de penser les échanges et la solidarité aux antipodes de certains autres États européens. Le gouvernement, après avoir tergiversé sur le confinement, a pourtant prévu des mesures fortes de soutien à l’économie : 4000 € pour toute PME touchée par la crise, aide financière pour les indépendants entre autres. Enfin, jusqu’à 65 milliards d’euros sont prévus pour soutenir l’ensemble de l’économie et les services publics du pays, que le parlement a déjà approuvé, preuve qu’il est capable de largesses budgétaires lorsqu’il s’agit des intérêts personnels des Pays-Bas.

Les Pays-Bas : frugaux sûrement, paradis fiscal assurément

Pour autant qu’ils soient vertueux sur le plan budgétaire, les Pays-Bas ne sont pas exempts de critiques en la matière. Suite aux Paradise Papers, le gouvernement a été obligé de modifier sa politique d’imposition aux entreprises, sous la pression de la Commission européenne, politique qui consistait en la création de sociétés « boites aux lettres » comme dans le Delaware aux États-Unis avec un taux d’imposition de 2%. Par ailleurs, le conglomérat pétrolier et gazier Shell avait réussi à ne payer aucun impôt en 2017 malgré un bénéfice de 1,3 milliard d’euros. Plusieurs multinationales néerlandaises ont ainsi pu économiser jusqu’à 15 milliards d’euros en imposition. La politique fiscale néerlandaise est ainsi tellement opaque que l’ONG Oxfam place le pays comme quatrième paradis fiscal au monde, certes derrière les Îles Vierges, les Bermudes ou les Îles Caïmans, mais devant la Suisse, l’Irlande ou le Luxembourg. Le premier ministre italien Giuseppe Conte a d’ailleurs tenu à mettre les Pays-Bas face à leurs responsabilités en expliquant dans le Sueddeutsche Zeitung : “Avec leur dumping fiscal, ils attirent des milliers de grandes sociétés internationales qui s’y délocalisent. Cela leur donne un afflux massif de deniers publics dont les autres pays de l’Union manquent : 9 milliards d’euros sont perdus chaque année par les autres pays de l’Union, selon une étude de l’ONG Tax Justice Network”.

Surtout, ce que les Pays-Bas oublient, c’est qu’ils ne sont pas l’Allemagne et qu’ils ne disposent ni de la puissance diplomatique, ni même de la puissance économique pour exiger, à eux seuls, de tels efforts à des pays comme l’Italie ou l’Espagne. Mark Rutte s’est empressé d’édulcorer les propos de Wopke Hoekstra, voyant qu’excepté la Finlande et l’Autriche, il ne disposait plus d’aucun soutien. Mais l’affront fait en particulier à l’Italie risque de laisser des traces, telle une meurtrissure. Dès la fin du mois de mars, de nombreux appels ont été relayés dans la péninsule pour boycotter les marques néerlandaises, comme Unilever, Philips ou encore Heineken. Même en Belgique, la première ministre Sophie Wilmès a refusé d’accueillir des patients néerlandais, jugeant qu’ils étaient suffisamment responsables pour se débrouiller seuls et ce tant que la Belgique n’atteigne pas le pic de l’épidémie. L’inquiétude qui pointe aux Pays-Bas n’est pas sans raisons : l’Irlande, pourtant membre de la nouvelle ligue hanséatique, s’est jointe à la France et à treize autres pays pour plaider en faveur de la création de coronabonds. Cette défection s’ajoute à celle en interne, en la personne du président de la banque centrale des Pays-Bas, Klaas Knot, qui insiste pour dire que « l’appel à la solidarité est extraordinairement logique ». Enfin, même Wolfgang Schäuble, aujourd’hui président du Bundestag, a écrit une tribune commune avec son homologue français Richard Ferrand dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung pour que soient pensées « de nouvelles étapes vers la solidarité et l’intégration politico-financière ». L’Allemagne joue ici une partition qu’elle maîtrise depuis l’arrivée d’Angela Merkel en 2005 à la chancellerie : jouer au-dessus de la mêlée sans toutefois accepter le rôle qui est le sien. Il n’est pourtant pas déraisonnable de penser que les Pays-Bas et la ligue hanséatique se rangeraient derrière l’Allemagne si cette dernière venait à tendre la main à l’Italie et à l’Espagne.

« Par un funeste retournement pour ceux qui surent protéger leur pays des assauts de la mer, l’histoire pourrait retenir les Néerlandais comme les briseurs des digues de l’Europe ».

Il n’empêche. Les Pays-Bas semblent avoir voulu jouer une partition mortifère. Leurs soi-disant palinodies en matière de solidarité budgétaire n’ont trompé personne. Les répercussions sont pourtant considérables. L’avenir de l’Union européenne ne reposerait donc que sur les basses œuvres fomentées par les dirigeants d’un pays ? Ne serait-ce pas finalement l’Union européenne, dans son architecture, qui est coupable de déprédation commise à l’encontre des citoyens européens ? Si, comme l’explique le philosophe et historien néerlandais Luuk Van Middelaar dans Mediapart et Le Monde, les Néerlandais sont plus pragmatiques que les Allemands et qu’ils peuvent dévier de « l’orthodoxie juridico-monétaire », il ajoute non sans raison que les « Néerlandais n’ont jamais cru très profondément en l’Europe. Ils n’ont jamais aimé l’Europe politique. Les Néerlandais croient dans les institutions européennes. Non pas pour construire l’Europe politique, mais plutôt pour dépolitiser les rapports de force entre les États membres et pour se protéger des grands ». En 2019, l’Institut néerlandais des relations internationales, le Clingendael, a mené une enquête pour savoir quelle était l’opinion des Européens à l’égard du royaume de la tulipe. La principale idée à retenir était que les Pays-Bas travaillent avec efficacité, certes, mais sans la moindre empathie. 2019 semble déjà si loin et les Pays-Bas ne sont pas seuls tributaires de la désunion européenne. Mais, par un funeste retournement pour ceux qui surent protéger leur pays des assauts de la mer, l’Histoire pourrait retenir les Néerlandais comme les briseurs des digues de l’Europe.

Portugal : les œillets d’avril confinés

Marcelo Rebelo de Sousa, Président de la République et Antonio Costa, Premier ministre portugais. ©José Cruz/Agência Brasil

Le Portugal a de nouveau fait l’objet de toutes les attentions ces derniers jours, d’aucuns évoquant le “mystère”, voire le “miracle” portugais face à la crise du Covid-19 qui l’épargne quelque peu par rapport à ses voisins européens. Quant au Premier ministre portugais, il a tenté de secouer les institutions européennes et le “club des radins” dont il a qualifié l’attitude de “répugnante”. Éclairage d’Yves Léonard, spécialiste de l’histoire contemporaine du Portugal, sur ce pays singulier à quelques jours du 25 avril, journée commémorative de la Révolution des œillets au printemps 1974.


« Ils traversaient une place où des groupes d’aveugles s’amusaient à écouter les discours d’autres aveugles, à première vue aucun ne semblait aveugle, ceux qui parlaient tournaient la tête avec véhémence vers ceux qui écoutaient, ceux qui écoutaient tournaient la tête avec attention vers ceux qui parlaient. L’on proclamait les principes fondamentaux des grands systèmes organisés, la propriété privée, le libre-échange, le marché, la Bourse, la taxation fiscale, les intérêts, l’appropriation, la production, la distribution, la consommation, l’approvisionnement et le désapprovisionnement, la richesse et la pauvreté, la communication, la répression et la délinquance » : en 1995, l’écrivain portugais José Saramago (1922-2010), prix Nobel en 1998, publie L’aveuglement[1], récit d’une épidémie soudaine où, à la suite d’un homme assis au volant de sa voiture à un feu rouge, chacun perd brutalement la vue, sauf la femme d’un médecin pour guider les autres hors de ces ténèbres. Devenir aveugle pour ne plus passer sa vie sans se voir, pour réussir à voir l’essentiel et à être humain : ce message de José Saramago résonne avec force en ces temps de pandémie du Covid-19, soulignant à quel point ce qui semblait inconcevable la veille peut devenir réalité le lendemain. Mais à quel point aussi, il existe une dissonance entre l’événement imaginé dans une fiction romanesque et l’événement survenu dans la réalité.

Pour un pays comme le Portugal, présenté à satiété ces dernières années comme un « modèle », sinon un « miracle » et, encore ces derniers jours, comme une sorte d’exception européenne face à un virus qui l’épargne plus que ses voisins européens, comment mesurer cette dissonance entre la part fantasmée d’un pays mythifié et la réalité de cette crise sanitaire, économique et sociale sans précédent ? Au Portugal comme ailleurs, est-il possible de croire aujourd’hui comme avant à l’Union européenne, à la libre circulation des individus et des biens ? Classé « 7ème meilleure démocratie au monde »[2], le Portugal peut-il être épargné par cette montée générale de l’autoritarisme et du contrôle léviathanesque des populations, alors que partout se renforce le sentiment selon lequel plus l’État-nation est puissant, mieux il s’en sort ?

Anticipation et prudence

« L’effort que nous avons fait, qui reflète le comportement exemplaire de la majorité de la population, a porté ses fruits. Mais il faut faire plus » déclarait le Premier ministre portugais António Costa début avril. Pourtant, le Portugal est bien moins affecté par le Covid-19 que nombre de pays européens, à commencer par son voisin espagnol : 599 décès (dont 86% âgés de plus de 70 ans) et 18 091 cas confirmés de contamination pour le Portugal au 15 avril, contre près de 19 000 décès et plus de 70 000 personnes contaminées en Espagne, dont la population est près de cinq fois supérieure à celle du Portugal. « Pour faire des pas vers un retour progressif à la normale en mai, il faut s’en donner les moyens en avril » a déclaré à l’unisson le 7 avril le président de la République Marcelo Rebelo de Sousa, qui s’était lui-même mis en quarantaine pendant deux semaines début mars, après avoir été en contact avec des élèves d’une école du nord du Portugal, fermée après la découverte d’un cas de coronavirus.

Plusieurs facteurs permettent d’expliquer cette situation. En laissant de côté le supposé « sens inné de la discipline » des Portugais, aux relents culturalistes sinon « saudosistas » évoqué parfois, la position géographique singulière du Portugal à l’extrême-ouest du continent – et donc éloigné du principal foyer épidémique d’origine au nord de l’Italie -, ne partageant qu’une seule frontière terrestre avec un voisin, s’est affirmée comme un atout dont les autorités ont su tirer parti rapidement, en imposant dès mi-mars des restrictions de mouvement à la frontière avec l’Espagne, alors que le Portugal ne comptait qu’une centaine de cas. De même, le relatif isolement de régions intérieures (Alentejo, aucun décès) moins densément peuplées, avec des populations vieillissantes sédentaires, a contribué aussi au ralentissement de la propagation de l’épidémie. Ensuite, l’impact d’une campagne précoce de sensibilisation à la dangerosité du Covid-19 auprès d’une population d’autant plus réceptive qu’elle connait les faiblesses et les disparités territoriales d’un Système national de santé (SNS) durement mis à mal par les années d’austérité : dès le 12 mars, aucun décès ou cas grave n’ayant alors été enregistré, l’état d’alerte est déclaré, puis l’état d’urgence le 19 mars, les écoles ayant été fermées le 16 mars et un cordon sanitaire étant établi autour de la ville d’Ovar (55 000 habitants) le 17 mars (20 décès et plus de 550 cas de contamination) ; le nord du pays se révélant le plus touché (321 décès et plus de 10 000 cas détectés).

Cette anticipation au regard de la situation épidémique du pays (2 premiers cas de contamination constatés le 2 mars – un homme de 60 ans de retour d’Italie et un homme de 33 ans de retour de Valence – annonce du premier décès le 16 mars) a permis d’éviter une première vague trop forte. Sans oublier l’absence de foyer épidémique majeur grâce, notamment, à l’élimination précoce des clubs du Benfica Lisbonne et du FC Porto de la Champion’s League de football, avant le stade des huitièmes de finale, ce qui a évité des situations dramatiques comme celle du match aller à Milan, le 19 février, entre l’Atalanta Bergame et le FC Valence, véritable « cluster » épidémique rassemblant plus de 50 000 supporters des deux clubs dans la capitale de la Lombardie, épicentre de la pandémie en Europe. Sans oublier également quelques divergences dans les chiffres des cas de contamination entre le « macro » et le « micro », entre les chiffres communiqués quotidiennement, à mi-journée, par la Direction générale de la Santé (DGS) et ceux, sensiblement plus élevés dans certaines villes, collectés par les collectivités.

Si le Portugal fait partie des pays européens les moins touchés par l’épidémie, il craint l’arrivée d’une deuxième vague, au regard notamment du faible pourcentage de la population immunisée. D’où une vigilance redoublée lors du week-end de Pâques, propice aux déplacements et rassemblements familiaux. D’où l’annonce que les écoles maternelles et primaires ne rouvriront pas d’ici septembre. D’où la prolongation de l’état d’urgence, au moins jusqu’à début mai. D’où aussi l’annonce, chargée d’affects, de l’annulation de la traditionnelle manifestation de commémoration de la Révolution des œillets sur l’Avenida da Liberdade à Lisbonne, accompagnée d’un appel pour que les Portugais ce jour-là, vers 15h, aillent à leur fenêtre et chantent “Grândola, Vila Morena”, la chanson emblématique du Mouvement des forces armées (MFA) et du 25 avril 1974.

Avec un nombre de cas de Covid-19 en faible progression, une population vieillissante, un système national de santé (SNS) affaibli au sortir de l’austérité imposée par la Troïka (9,1% du PIB, contre près de 10% en 2009 et 12,5% en Allemagne, soit un tiers de moins que la moyenne de l’UE) et une économie encore convalescente, dont la croissance est très fortement dépendante des exportations et du tourisme (15% du PIB), le Portugal est fortement fragilisé par cette crise sanitaire. D’où la prudence des autorités portugaises quant aux conséquences économiques et sociales de cette pandémie.

Résilience, consensus et solidarité ?

Lucidité et humilité au regard des capacités hospitalières d’accueil ont prévalu depuis le début de la crise. Selon le classement de Health Power House, le Système national de santé portugais (SNS), gratuit, général et universel, fondé en 1979, est considéré comme le treizième meilleur en Europe. À l’occasion de son quarantième anniversaire en septembre 2019, le SNS a fait l’objet d’un rapport soulignant ses bienfaits depuis sa création (trois fois plus de médecins qu’en 1979, fortes augmentation de la durée de vie et diminution de la mortalité infantile), mais aussi la baisse constante du nombre de lits (339 000 en 2017 contre 527 000 en 1980)[3], avec un système où les hôpitaux sont gérés comme de grandes entreprises et les hôpitaux privés de plus en plus nombreux (107 contre 93 en 1999). Si 2 milliards d’euros ont été injectés depuis 2016 et 800 millions d’euros inscrits au budget 2020, ces montants n’ont pas compensé les coupes sombres réalisées sous couvert d’austérité qui ont vu les dépenses de santé par habitant chuter de 1021 € en 2010 à 894 € en 2012 et 2013, avant d’atteindre 989 € en 2017 et de retrouver seulement en 2019 le niveau de 2010. Face à une crise sanitaire d’une telle ampleur, autant dire que la prudence s’impose dans les faits aux Portugais, l’objectif étant surtout de prévenir, avant même de guérir. Ainsi, 500 respirateurs/ventilateurs ont été commandés fin mars, venant s’ajouter aux quelques 1200 disponibles. Un hôpital de campagne de 200 lits a été installé à Lisbonne, près de Campo Pequeno. Quant aux tests de diagnostic, plus de 110 000 ont été réalisés depuis le 1er mars, atteignant le 10 avril une capacité quotidienne de 11 000 tests, niveau comparable à des pays comme le Danemark ou la Suède.

Dans un tel contexte, plus de 70% des Portugais déclarent avoir peur de se rendre dans les services de santé, nombre d’entre eux retardant ou annulant examens, interventions et vaccinations, faisant craindre de nouveaux drames sanitaires, alors que « tristesse et anxiété » prévalent chez près de 15% de la population[4]. Au-delà des difficultés économiques, du chômage partiel (avec 2/3 du salaire) ou des « congés forcés » qui conditionnent fortement pour tous la capacité à faire face aux restrictions, ces contraintes sont d’autant plus fortement ressenties par les plus jeunes qu’elles s’accompagnent d’un sentiment « d’isolement » et de « manque de liberté », alors que les trentenaires et jeunes quadra chargés de famille, avec des enfants en bas âge, soulignent leurs difficultés à concilier travail, vie familiale et éducation des enfants, générant stress, anxiété et état dépressif. Les incertitudes quant à la durée des restrictions (15% des Portugais déclarent ne pas être sortis ces 15 derniers jours) ainsi que la crainte d’un scénario catastrophe « jusqu’à la fin de l’année » sont plus fortes chez les personnes âgées et les plus vulnérables économiquement dans un pays où le salaire minimum s’élève à 635 € nets mensuels. 12% des Portugais – soit un million d’adultes – craignent de ne pouvoir faire face à leurs dépenses courantes dans un mois[5].

Face aux difficultés éprouvées au quotidien par la population, les autorités ont cherché à mettre en œuvre des mesures appelant à la solidarité, solidarité et esprit d’entraide dont la population a donné d’innombrables preuves depuis le début de cette crise sanitaire, notamment vis-à-vis des personnes âgées. Fin mars, le Parlement a ainsi approuvé la suspension des loyers pour les ménages vulnérables et les petites entreprises à court de trésorerie pendant l’épidémie, mais plusieurs associations ont averti que ces mesures risquaient seulement de retarder une crise du logement sous-jacente depuis longtemps, la mairie de Lisbonne ayant de son côté annoncé un gel des loyers pour l’habitat social (parc de 70 000 logements). Le gouvernement a également décidé de régulariser temporairement, à partir du 30 mars, les immigrés en attente de titre de séjour et les demandeurs d’asile. « En temps de crise, c’est un devoir pour une société solidaire que d’assurer l’accès des migrants à la santé, à la stabilité de l’emploi et au logement » a ainsi expliqué le ministre de l’Intérieur, Eduardo Cabrita. Si elle fait figure d’exception à l’échelle européenne, cet exemple de solidarité fait sens d’un point de vue sanitaire, permettant aux migrants et demandeurs d’asile d’accéder à un système national de santé gratuit, de se soigner, de se protéger, et ainsi de protéger les autres aussi. Mais, au-delà de ces considérations humanitaires, il y va aussi de l’intérêt d’un État dont la population vieillit, les taux de natalité et de fécondité s’effondrent, et où certains secteurs d’activité (agriculture, BTP) manquent de main-d’œuvre à bas coût.

Dans ce contexte, le gouvernement a, jusqu’à présent, bénéficié d’un large soutien de l’opinion et consensus politique, à l’image de l’adoption de l’état d’urgence – une première pourtant depuis le retour de la démocratie en 1974 -, approuvée par plus de 90% de la population. Le projet de décret présidentiel déclarant l’état d’urgence a ainsi été voté le 18 mars par l’ensemble des parlementaires à l’Assemblée de la République (chambre unique, 230 membres), seuls la coalition Parti communiste/Les Verts, le député d’Initiative libérale et une députée non inscrite s’abstenant. Toutes les autres formations, dont le Bloc de Gauche, les écologistes de PAN et l’opposition PSD (centre-droite), ainsi que le seul député de Chega (extrême-droite) ont voté ce texte restreignant temporairement les libertés, présenté comme un « mal nécessaire » par la présidente du groupe majoritaire PS, celle-ci ayant assuré que le gouvernement d’António Costa veillerait à « faire respecter le nécessaire équilibre entre sécurité et liberté. »

Ce large consensus associant gouvernement, partis politiques, corps intermédiaires et société civile confère au gouvernement une liberté d’action indéniable. Salué un peu partout à l’étranger, notamment par le vice-président du gouvernement espagnol Pablo Iglesias, ce consensus politique va se révéler précieux à l’épreuve du temps, alors que l’inquiétude et les interrogations vont se renforcer dans les prochaines semaines, notamment quant à la durée de cette quarantaine, déjà pointée du doigt par les milieux d’affaires. Ainsi, le lundi de Pâques, 159 personnalités (professionnels de la santé, du tourisme, de la culture, chefs d’entreprise) considérant « qu’il n’est pas possible de suspendre l’activité économique jusqu’à la suppression de tout risque de contagion », ont adressé une lettre au président de la République et au premier ministre pour demander de nouvelles mesures (généralisation du port des masques, tracking, dépistage massif) en vue d’une réouverture contrôlée de l’économie, inspirée de la Corée du Sud. Mardi 14 avril, le Premier ministre António Costa a indiqué sur son compte Twitter avoir le même jour « échangé avec un ensemble d’économistes et d’universitaires sur les perspectives pour l’économie portugaise et la relance de l’activité économique », précisant que « ce débat franc et ouvert a apporté une contribution importante à la mise en place d’une voie de relance solide et fondée sur la confiance ». Cette confiance est centrale dans la réflexion du gouvernement pour envisager une réouverture progressive de l’économie, insistant sur l’idée que c’est seulement « si les gens ont suffisamment confiance qu’ils pourront retourner au travail et consommer », grâce notamment au port généralisé de masques – jusqu’ici réservé aux seuls professionnels de la santé, de la sécurité et de la distribution -, sans donner de date ni de modalités plus précises pour le moment.

Foin de l’austérité ?

La crise du Covid-19 se présente comme un test de résistance d’autant plus redoutable pour l’économie portugaise que celle-ci était seulement convalescente, après les années d’austérité (2011-2015) aux séquelles encore bien présentes et dans tous les esprits. Autant dire que le spectre de l’austérité plane lourdement sur l’après, sur cette sortie progressive du confinement que les plus optimistes espèrent comme une reprise économique en forme de U et non plus de V, comme d’aucuns l’imaginaient encore courant mars. Les prévisions du FMI communiquées le 14 avril prévoient une chute de 8% du PIB pour 2020 (contre une contraction de 4,1% en 2012) et 380 000 chômeurs supplémentaires au Portugal. Ce même 14 avril, António Costa, après avoir parlé « d’une crise sanitaire qui se transforme en une crise économique que nous ne pouvons pas laisser empirer », a confirmé réfléchir à la nationalisation d’entreprises, notamment la compagnie aérienne nationale TAP, privatisée début 2015 et dont l’État est encore actionnaire à 50% : « Nous ne pouvons exclure la nécessité de nationaliser la TAP ou d’autres entreprises qui sont absolument essentielles pour notre pays. Nous ne pouvons courir le risque de les perdre ».

Dans une déclaration à l’agence Lusa le 11 avril, le premier ministre a déjà appelé au sens de « l’effort collectif » et à « l’esprit de responsabilité » ses anciens partenaires à gauche de la geringonça, cet attelage entre le PS, le PC et le Bloc de Gauche en vigueur de novembre 2015 aux élections législatives d’octobre 2019, avertissant au passage qu’il serait « d’ailleurs très déçu si nous devions arriver à la conclusion que nous ne pouvons compter sur le PCP et le Bloc de Gauche qu’en période de vaches grasses, lorsque l’économie est en croissance. » À la question sous-jacente si son gouvernement serait tenté d’appliquer dans le futur « la même recette que celle utilisée il y a dix ans pour affronter la crise », António Costa a affirmé qu’il n’appliquerait pas la même recette, « non seulement parce que je n’y ai pas cru à l’époque, mais surtout parce que la maladie est clairement distincte de la précédente. Il n’y plus actuellement de problème avec les comptes de l’État qui, heureusement, a pu assainir ses finances publiques ». Quant au scénario d’un retour à un gouvernement de « Bloc central » (comme en 1983-1985, avec Mário Soares Premier ministre), entre le PS (centre-gauche) et le PSD (centre-droite), António Costa l’a écarté, en relevant « qu’il y a une coïncidence remarquable entre les dirigeants du PSD et du PS selon laquelle ce n’est pas une bonne solution pour le système politique, car elle affaiblit les pôles naturels d’alternatives, alors que la démocratie exige des alternatives et a besoin d’alternatives ».

Alors, foin du « Bloc central », sorte de version portugaise de ce « Bloc bourgeois » analysé en France et en Italie par Bruno Amable et Stefano Palombarini ? Obsolète cette alliance autour de l’intégration européenne, des réformes néolibérales et du dépassement du clivage droite/gauche ? La leader du Bloc de Gauche (Bloco de Esquerda, BE), Catarina Martins, a déjà prévenu le premier ministre que si son parti était bien disponible pour aider à combattre la crise, ce serait à la manière du BE, sans austérité ni coupes sombres dans l’investissement public, rappelant « ne pas avoir accepté l’austérité en 2011 et ne l’accepter pas plus en 2021. » Cette crise sanitaire pose de nouveau avec acuité la question de l’équilibre instable, de cette culture du compromis, qui avait permis à la geringonça de fonctionner pendant quatre ans, équilibre entre « respect des engagements européens du Portugal » et « volonté de tourner la page de l’austérité. » Mais la geringonça a volé en éclats suite aux législatives d’octobre 2019 et la large majorité obtenue par le PS. Et, côté européen, si António Costa a cherché, avec son ministre des Finances – et président de l’Eurogroupe -, Mário Centeno, a desserrer l’étau financier, c’est sans grand succès qu’il a tenté de lever les réserves du « club des radins » néerlandais et allemands, désignant cette crise comme « un moment décisif » pour l’Europe, non sans avoir stigmatisé à plusieurs reprises l’attitude des autorités néerlandaises, qualifiée de « répugnante » : « Nous devons savoir si nous pouvons continuer à 27 dans l’Union européenne, à 19 – dans l’eurozone -, ou s’il y a quelqu’un qui veut être laissé de côté. Naturellement, je parle des Pays-Bas ».

À l’heure où les dogmes néolibéraux (« austérité expansionniste », « croissance potentielle ») qui sous-tendaient l’économie mainstream sont invalidés par les faits, cette déclaration du premier ministre portugais a fait l’effet « d’un coup de pistolet dans un concert », pour paraphraser Stendhal évoquant la politique dans un roman. Il n’est pas inutile de rappeler ici que, depuis son adhésion à l’Europe communautaire en 1986, le Portugal a été de tous les modèles d’intégration. Pour ce pays géographiquement et économiquement « périphérique », la raison, plus encore que le cœur, a conduit les différents exécutifs portugais depuis près de 35 ans à considérer que ne pas répondre aux appels de l’Europe aurait été une erreur historique. Après avoir pris le train de l’Europe en marche, rester dans le wagon de queue aurait signifié une sorte de suicide collectif aux yeux des responsables politiques portugais au pouvoir (alternance centre-droite/centre-gauche), au point de vouloir incarner ce « bon élève de l’Europe », reconnu comme tel au début des années 1990 par le président de la Commission européenne, Jacques Delors. À l’heure où celui-ci évoque le risque d’une implosion de l’Europe, à l’heure où l’intégration européenne est fragilisée de toutes parts, les déclarations du premier ministre portugais, pour stimulantes et détonantes qu’elles soient en termes d’inflexion vers une Europe plus solidaire et sociale, semblent relever plus d’un exercice rhétorique salutaire que de la realpolitik : au  jeu des intérêts « bien compris », des « coûts et avantages », le maître reste l’Allemagne, figure tutélaire de l’arbre généalogique d’une « famille européenne », proche de devenir cette famille en déclin de Lübeck au cœur du XIXeme siècle, Les Buddenbrook. Mais, comme le rappelait un des personnages du roman d’Eça de Queiroz (1845-1900) Les Maia, « pour pouvoir parler haut en Europe comme ministre des Affaires étrangères, il faut avoir derrière soi une armée de deux cent mille hommes et une escadre munie de torpilles. Malheureusement, nous sommes faibles… Et moi, pour jouer les rôles subalternes, pour qu’un Bismarck ou un Gladstone vienne me dire : « Il en sera ainsi », je ne marche pas »! [6]

À la fin des fins, le constat historique de Gary Lineker, sorte de loi d’airain de l’Union européenne, pourrait bien se vérifier une nouvelle fois. Et de répéter alors en boucle « it’s the Covid, stupid. » À moins que le jour soit venu d’identifier clairement cette forme d’union économique comme la source des difficultés et de se mobiliser pour en changer complètement le logiciel et rétablir la souveraineté du politique. À moins de s’imprégner des senteurs de ces œillets d’avril et de Lisbonne, qui, en avril 1974, « donnait de l’espoir à tous les déçus de Varsovie et de Prague, même à ceux qui étaient si jeunes qu’ils n’avaient pas encore eu l’occasion de savoir ce qu’était une illusion ». À moins, pour mieux sortir du confinement, de faire sien ce pacte des « Capitaines d’avril » : « Nous avons juré. Nous avons juré que dorénavant les mots je, tu, il, nous, vous, allaient disparaître et qu’on n’utiliserait plus que la troisième personne, la personne collective, englobant tout un chacun, ils, eux. J’en ai été le témoin, ça a été enregistré. Aucun de nous ne souhaitait qu’on se réfère à ses actes individuels ou qu’on en garde le souvenir, ce souvenir devait être à tout jamais un et indivisible, le souvenir d’un groupe de cinq mille, et tous diraient ils, eux. »[1]

[1] Cf. Lídia Jorge, Les Mémorables (2014), Paris, traduction Geneviève Leibrich, Editions Métailié, 2015

[1] José Saramago, L’aveuglement, Paris, Seuil, 1997 (traduction en français par Geneviève Leibrich de Ensaio sobre a cegueira, 1995)

[2] Cf. V-Dem Institute, « Democracy Facing Global Challenges, Annual Democracy Report 2019 », University of Gothenburg, https://www.v-dem.net

[3] State of Health in the EU · Portugal · Perfil de saúde do país 2019, OCDE, European commission, 2019

[4] Cf. enquête réalisée du 6 au 9 avril par Cesop-Universidade Católica Portuguesa pour RTP et Público.

[5] Cf. étude « O Impacto Social da Pandemia », ICS/ISCTE, Universidade de Lisboa, 10 avril 2020.

https://ics.ulisboa.pt/docs/RelatorioInqueritoICSISCTE.pdf

[6] Eça de Queiroz, Les Maia, 1888, traduction Paul Teyssier, Editions Chandeigne, 1996, p. 606.

Confinement et Covid-19 : la protection de l’enfance dans la tourmente

Les restrictions qu’impose le confinement, les inquiétudes et les risques sanitaires que provoque la pandémie de Covid-19 n’épargnent pas le secteur de la protection de l’enfance. Comme toutes les crises, celle-ci met en évidence les dysfonctionnements d’un système : aujourd’hui, les enfants bénéficiant de ce service public essentiel sont plus fragilisés qu’ils ne l’étaient déjà. Les travailleurs sociaux à leurs côtés sont dans une situation d’autant plus délicate et précaire que l’accompagnement des enfants ne connaît aucune interruption. Retour sur un service public déjà sous tension, qui subit la crise sanitaire de plein fouet.


Temps de crise et temps normal, même situation ?

La politique publique de protection de l’enfance vise à « garantir la prise en compte des besoins fondamentaux de l’enfant, à soutenir son développement physique, affectif, intellectuel et social et à préserver sa santé, sa sécurité, sa moralité et son éducation. » Ses actions consistent en la prévention, à destination des parents et des enfants, mais aussi dans le repérage des situations de danger ou de risque de danger pour l’enfant, ainsi qu’en des décisions administratives et judiciaires pour protéger l’enfant. Cette politique s’inscrit dans un triple cadre : international, national et local. La Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE), traité ratifié par la France et presque tous les pays du monde, est censée garantir les droits de chaque enfant dans tous les pays signataires. Dans le cadre national, c’est le Ministère des solidarités et de la santé qui mène la politique générale de la protection de l’enfance. Cette politique étant décentralisée, elle relève donc des départements.

La crise de Covid-19 et le confinement mettent à rude épreuve le respect des différentes mesures prises en temps normal ou qui pourraient l’être dans les différents cas de violences subies par l’enfant. Si l’enfant bénéficie d’un suivi éducatif à domicile, un travailleur social, en temps normal, passe régulièrement le voir en présence de ses parents au domicile familial pour les assister dans l’éducation de leur enfant. Or, pendant le confinement, toutes les mesures d’accompagnement éducatif au domicile des parents ont été interrompues. Le risque de subir des violences est donc accru. De manière générale, même les enfants qui ne font pas l’objet d’un suivi éducatif à domicile sont, du fait du confinement, s’il se passe en présence des parents, plus exposés aux violences potentielles dans le cadre familial. Dans certains cas, le seul fait d’être confiné avec des parents dans un espace très restreint peut être considéré comme une violence faite à l’enfant (et aux autres membres de la famille). Certains enfants sont même hébergés dans des chambres d’hôtel, comme c’est le cas pour 300 mineurs suivis par l’Aide sociale à l’enfance (ASE) des Hauts-de-Seine, dont certains, comme le reportait Le Parisien le 1er avril dernier, vivent à plusieurs dans une toute petite chambre. Les éducateurs qui suivent ces jeunes sont contraints de maintenir le contact avec eux à distance comme ils le peuvent (par le biais de l’application WhatsApp par exemple).

« Le seul fait d’être confiné avec des parents dans un espace très restreint peut être considéré comme une violence faite à l’enfant. »

Si l’enfant a été placé au sein d’une structure éducative, comme une Maison d’enfants à caractère social (MECS), un foyer de l’enfance, une pouponnière à caractère social, un village d’enfants, une famille d’accueil, cela engendre d’autres problèmes. En effet, au début de la période de confinement, les travailleurs du secteur social ne faisaient pas partie des professionnels désignés prioritaires pour bénéficier de la garde d’enfants, de l’accès aux écoles et collèges, de l’accueil en crèche et de la scolarisation de leurs enfants. Les effectifs d’éducateurs étaient alors insuffisants. La garde de leurs propres enfants ou leur état de santé les retenait chez eux, ils ne pouvaient donc pas se rendre au travail.

Lyes Louffok, membre du Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE) et de l’association SOS Enfants Placés, rapportait à France Inter le 21 mars dernier que certains foyers se retrouvaient même avec moins de 50 % des effectifs. Les conditions d’hébergement étant très inégales d’un établissement à l’autre sur le territoire national, les foyers ont connu des difficultés différentes : quand ils se situent en milieu urbain, le manque de place est plus problématique, comme le montre l’exemple dans le 6e arrondissement de Paris d’un foyer qui n’a qu’une petite cour intérieure pour une trentaine d’enfants. Un article du 20 mars dernier dans Le Monde rapportait qu’une bagarre au couteau y avait eu lieu parmi des adolescents atteints de troubles psychiques. D’autres problèmes se sont manifestés, comme le manque de matériel de protection (certains travailleurs accueillant les mineurs non accompagnés travaillent sans masques) ou encore le manque d’ordinateurs pour les enfants qui doivent pouvoir poursuivre leur scolarité en ligne pendant le confinement. La réponse du gouvernement : un appel aux dons et la mise en place d’une plateforme qui y est dédiée. Cette plateforme, « Des ordis pour nos enfants », a pour but de combler le manque de plus de 10 000 ordinateurs. Et ce matériel s’avère d’autant plus nécessaire que, comme le rapporte Lyes Louffok, 70 % des enfants placés qui sortent de l’Aide sociale à l’enfance se retrouvent sans diplôme ; il s’agit donc d’éviter que les enfants soient dans une extrême précarité aggravée par l’absence de diplôme.

« 70 % des enfants placés qui sortent de l’Aide sociale à l’enfance se retrouvent sans diplôme. »

L’autre problème est que les effectifs d’éducateurs n’étaient pas forcément préparés à d’éventuels retours d’enfants vivant habituellement en foyer, mais exceptionnellement partis dans leur famille pendant le confinement. D’autres difficultés étaient plus propres à certains établissements : par exemple, la gestion des addictions de certains jeunes placés et confinés. L’association SOS Enfants Placés, qui a fait remonter l’information au gouvernement par Twitter, a revendiqué la mise à disposition de médecins addictologues dans les établissements et la facilitation de l’accès à des substituts. Après la mobilisation de certains acteurs de la protection de l’enfance, Adrien Taquet, secrétaire d’État auprès du ministre des Solidarités et de la santé chargé de la protection de l’enfance, dans un communiqué de presse du 24 mars dernier, a enfin reconnu aux travailleurs du secteur de la protection de l’enfance les droits des professionnels désignés prioritaires. Enfin, dans le cas où l’enfant serait victime de violences pendant le confinement et qu’il n’aurait jamais eu affaire à la protection de l’enfance auparavant, le problème serait alors celui du repérage et du signalement des violences subies. Pour cela, un numéro d’appel existe et le confinement n’empêche pas la poursuite du service : il s’agit du 119. Il existe aussi le 114 auquel on peut envoyer des SMS. Ces services sont gratuits, accessibles nationalement 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7.

Depuis le début du confinement, le gouvernement a pris une mesure particulièrement exceptionnelle, que certains militants de la protection de l’enfance n’espéraient plus. Il s’agit de la prolongation de la prise en charge des jeunes majeurs jusqu’à 21 ans, pour qu’ils ne se retrouvent pas à la rue une fois leur suivi terminé à l’Aide sociale à l’enfance.

© Capture d’écran Twitter

 

Or, cette mesure, qui apparaît dans la « loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19 » du 23 mars dernier, est limitée dans le temps jusqu’à la fin du confinement. On voit donc les priorités : on limite la durée d’une mesure pour la protection de l’enfance, mais quand il s’agit de faire travailler certaines franges de la population plus longtemps, aucune date limite n’apparaît dans le texte de loi. On peut donc dire que le temps normal et le temps de crise ont tendance à ne pas être très différents l’un de l’autre. Certaines améliorations ne seront en place que pendant le confinement, tandis que d’autres mesures prises rendent les conditions de travail et de vie pour les travailleurs et les enfants encore plus difficiles qu’en temps normal.

Un service public et des enfants déjà abandonnés ?

Avant cette période de crise, certaines mesures libérales ont été prises en matière de protection de l’enfance, notamment dans la loi Bourguignon. Le suivi des enfants à l’Aide sociale à l’enfance se fait jusqu’à 18 ans, voire 21 ans. Après le suivi, la précarité guette souvent ces jeunes. On estime qu’un SDF sur quatre est un ancien enfant placé. Pour éviter ce phénomène, les départements peuvent décider de prolonger le suivi jusqu’à 21 ans en concluant avec le jeune un « contrat jeune majeur ». Mais Brigitte Bourguignon, députée La République en Marche à l’origine de la proposition de loi, a fait état des lacunes du dispositif et d’une ambiguïté législative permettant aux départements de considérer ce prolongement comme facultatif. Bourguignon a donc proposé, dans la version initiale de son texte, de rendre obligatoire la conclusion d’un contrat jeune majeur pour les majeurs de moins de 21 ans qui cumulent un certain nombre de difficultés. Adoptée en commission en juillet 2018, la proposition de loi a pour objectif d’en finir avec les difficultés rencontrées par les jeunes placés quand ils atteignent la majorité. Mais le dispositif est finalement modifié peu avant son examen dans l’hémicycle. Le 6 mai 2019, Brigitte Bourguignon présente devant la commission des affaires sociales un amendement réécrivant totalement l’article 1er du texte. Le nouvel amendement inclut notamment une mesure décisive : le jeune souhaitant conclure un contrat devra avoir été confié à l’aide sociale à l’enfance pendant au moins 18 mois, entre l’âge de 16 ans et celui de 18 ans. Lyes Louffok trouve cette mesure discriminatoire. Selon lui, 44 % des personnes bénéficiant d’un contrat jeune majeur ont été placées après l’âge de 16 ans et cette mesure discriminerait certaines populations comme les mineurs isolés étrangers, les enfants placés tardivement, les jeunes LGBT exclus de leur domicile et les victimes de la traite d’être humain.

En somme, cette mesure prise en temps normal tend à confirmer ce que la crise a révélé : là où la générosité pourrait s’exprimer de la part du gouvernement, elle est inexistante. En revanche, elle s’exprime vis-à-vis d’autres personnes, comme par exemple les plus favorisés, quand il s’agit de supprimer l’Impôt de solidarité sur la fortune (ISF).

La protection de l’enfance, une question politique

On peut donc dire que la protection de l’enfance n’incombe pas seulement aux familles, mais que c’est bien une question politique, un problème auquel il s’agit de répondre collectivement. On peut penser que le collectif doit agir comme un filet de sécurité pour les plus fragiles. À l’inverse, on peut dire que considérer la protection de l’enfance comme relevant seulement des familles serait le signe d’une conception libérale.

« La protection de l’enfance n’incombe pas seulement aux familles, c’est bien une question politique, un problème auquel il s’agit de répondre collectivement. »

Plus largement, tout ce qui se passe dans le cadre familial est politique. On peut penser aux violences domestiques envers les enfants, mais aussi à celles faites aux femmes, qui sont l’expression d’un système de domination patriarcale. La famille n’est pas séparée du reste de la société. Si des moyens collectifs pour rendre des situations familiales plus supportables sont mis en place, il y a fort à parier que cela constitue une amélioration pour l’ensemble de la société. Les mesures néolibérales, à l’inverse, laissent les inégalités s’amplifier et permettent la maltraitance. Le libéralisme laisse les individus « libres », sans prendre en compte leurs conditions de vie matérielles de départ, ignorant par là que certains sont nés dans des conditions qui les pénalisent, là où d’autres ont eu plus de chance. En somme, c’est la liberté sans l’égalité ni la fraternité. Ainsi, bien des sujets, pourtant politiques, se retrouvent relégués par certains traitements médiatiques parmi les faits divers : les violences faites aux femmes, celles subies par les enfants ou encore, les accidents du travail. Autant de problèmes qui pourraient être compris comme le produit d’un système dont il s’agirait de faire la critique, sont présentés comme un propos sensationnel, qui n’a aucune analyse critique de la situation.

Revendications et questionnements

Il y a plusieurs revendications visant à améliorer la protection de l’enfance. Lyes Louffok demande notamment la revalorisation du travail social. En effet, il semblerait que les travailleurs du secteur social souffrent de la même violence structurelle que subissent les personnels de santé, due à des conditions de travail dégradées (manque d’équipements et de personnels), laquelle se répercute sur les enfants sous forme de maltraitances institutionnelles, que les travailleurs les plus zélés ne peuvent que commettre à contrecœur. Dans la santé comme dans le social, il existe cette même tendance à faire reposer le poids de tous les dysfonctionnements sur les épaules des travailleurs, comme si chacun était responsable individuellement de tous les maux. En tout cas, cette volonté de revaloriser le travail social questionne, d’autant plus en temps de crise. Quelles professions sont essentielles au fonctionnement de notre société ? Qui sont les élites ? Pourquoi telle ou telle fonction est plus valorisée qu’une autre ?

Par ailleurs, Lyes Louffok revendique un encadrement des formations professionnelles des travailleurs sociaux. Il propose, par exemple, de créer un ordre professionnel pour cadrer la profession, comme les médecins, et ainsi éviter les dérives dues au fait que certaines personnes ne sont pas diplômées.

Une autre revendication est la renationalisation de la protection de l’enfance. Avant l’Aide sociale à l’enfance, l’instance qui s’occupait de la protection de l’enfance était la DDASS (Direction départementale des affaires sanitaires et sociales), qui était gérée par l’État. Aujourd’hui, la libre administration des départements peut avoir des effets pervers : il y a d’importantes inégalités entre les territoires, notamment en ce qui concerne les financements : les établissements se retrouvent avec plus ou moins de moyens, selon qu’ils sont dans tel ou tel département. Si on a la chance de naître dans un département et d’être suivi dans un établissement bien financé, tant mieux. Sinon, tant pis. Les inégalités entre départements sont telles que le rapport d’information de juillet 2019 sur l’Aide sociale à l’enfance réalisé à l’Assemblée nationale mentionne que : « La décentralisation engendre autant de politiques d’aide sociale à l’enfance qu’il existe de départements. » Nous sommes bien loin du principe d’une République une et indivisible.

« La décentralisation engendre autant de politiques d’aide sociale à l’enfance qu’il existe de départements. »

Un autre argument évoqué est celui, plus spécifique, qui concerne les familles d’accueil. Pour devenir famille d’accueil, il faut avoir reçu un agrément. À la suite de maltraitances subies par un enfant dans une famille, celle-ci, condamnée dans un département, peut, si elle le veut, déménager et redevenir famille d’accueil dans un autre département. C’est pourquoi Lyes Louffok propose la création d’un fichier national répertoriant les familles maltraitantes, pour éviter que celles-ci ne reproduisent leurs méfaits.

Enfin, un questionnement émerge quant à la Convention internationale des droits de l’enfant. Bien qu’elle soit censée être contraignante pour les pays signataires, on constate que certains des droits de ce traité ne sont pas respectés en France. À titre d’exemple, qu’en est-il du droit « d’avoir une alimentation suffisante et équilibrée » alors que l’interdiction du glyphosate est sans arrêt repoussée ? Qu’en est-il du droit « d’être protégé de la violence, de la maltraitance et de toute forme d’abus et d’exploitation » si la protection de l’enfance qui, précisément, devrait s’employer à cette tâche, est contrainte de maltraiter du fait de conditions de travail dégradées dues à une politique d’austérité ? Qu’en est-il du droit « d’être protégé contre toutes les formes de discrimination » quand on voit les mesures prises dans la loi Bourguignon qui discriminent certaines populations ? Qu’en est-il du droit « d’avoir un refuge, d’être secouru, et d’avoir des conditions de vie décentes » quand on sait qu’un SDF sur quatre est un ancien enfant suivi par l’Aide sociale à l’enfance ? Autant de questions pour témoigner du fait qu’il reste encore du travail pour améliorer ce service public trop longtemps invisibilisé.

L’audace de commencer : stratégie pour un autre monde

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Grande horloge, Musée d’Orsay, Paris © Erik Witsoe

« Le jour d’après ne sera pas comme le jour d’avant » a promis Emmanuel Macron, dans son discours aux Français, le 16 mars dernier. On voudrait y croire. À condition qu’il ne soit pas le jour que nous préparent ceux qui ont démontré leur goût pour la morale des indifférents : il faut que tout change pour que rien ne change. À condition qu’il soit le véritable commencement d’un nouveau siècle, libéré de la force d’inertie vertigineuse provoquée par la soumission de l’avenir à la répétition du présent. À condition qu’il débute « dès maintenant » et que dans le vacarme du moment, nous parvenions à distinguer les paroles salutaires des lieux communs. Stratégie alors pour temps de détresse : 1. Se prémunir contre ceux qui prédisent, un peu trop vite, l’effondrement du capitalisme. 2. Comprendre ce qui nous arrive. 3. Agir pour faire naître l’autre monde.


I. L’effondrement qui ne viendra pas et l’arnaque du « monde d’après »

Le glas du capitalisme ?

Un refrain médiatique et politique voudrait que l’on sonne enfin le glas du capitalisme et de ses avatars : productivisme, mondialisme, néolibéralisme. La pandémie de Covid-19 viendrait en effet comme radicaliser les failles d’un système et le précipiter dans sa chute. Une hypothèse largement partagée depuis la gauche de la gauche jusqu’aux plus réactionnaires, qui entretiennent l’espoir secret de leurs grands soirs respectifs : révolution pour les uns, retour à la tradition pour les autres. Cette convergence, pourtant, loin de nous réjouir, devrait susciter notre méfiance. Comment expliquer en effet que les plus farouches adversaires s’accordent soudainement dans un même requiem ? Par-delà leur détestation conjointe des « enchantements démocratiques du narcissisme marchand » [2] et la désignation sans équivoque de leur ennemi commun, c’est aussi le recours tacite à un logiciel historique, que l’on croyait obsolète, qui vient éclairer cette conjonction. Le marxisme vulgairement diffusé, prévoyant l’effondrement nécessaire du capitalisme sous le poids de ses contradictions, trouve à s’hybrider avec les nouvelles thèses effondristes et collapsologistes qui annoncent la fin prochaine du monde. Curieux climat apocalyptique d’époque, qui conduit à faire ressurgir les vieux démons déterministes et téléologiques, où tout est joué d’avance et où chaque signe des temps est interprété à la lumière d’un : « On vous l’avait bien dit ! ».

“Curieux climat apocalyptique d’époque, qui conduit à faire ressurgir les vieux démons déterministes et téléologiques, où tout est joué d’avance et où chaque signe des temps est interprété à la lumière d’un : « On vous l’avait bien dit ! »”

Il convient pourtant de rappeler les nombreuses critiques qui se sont élevées contre cet historicisme de boulevard, certes commode par sa prétention à l’explication exhaustive, mais faisant l’impasse sur la véritable dimension historique de l’expérience collective, à savoir son irréductible contingence. Dans un entretien daté de 1974, Hannah Arendt mettait ainsi en garde contre tous les prophètes de la nécessité historique : « Comment est-il possible qu’après coup il semble toujours que ça n’aurait pas pu se passer autrement ? Toutes les variables ont disparu et la réalité a un impact tellement puissant que nous ne pouvons pas prendre la peine d’envisager une variété infinie de possibilités ». [3] Face au choc mondial provoqué par l’apparition du coronavirus, il est en effet tentant d’oublier son origine : une zoonose supplémentaire (maladies transmissibles de l’animal à l’être humain), dont la propagation n’avait rien d’inscrit dans l’ADN du capitalisme. Non qu’il faille entièrement dédouaner ce dernier, le saccage environnemental auquel il s’adonne n’a pas été sans effets sur le biotope et a multiplié les risques pandémiques, mais tout du moins se prémunir des raisonnements trop mécanistes. Car la célébrité fulgurante du pangolin – petit animal qui aurait fait office d’agent transmetteur du SARS-CoV-2 – semble avoir éclipsé un autre spectacle qui suivait très bien son cours, où l’on renvoyait déjà chacun chez soi, à coup de réduction des libertés publiques, pour faire avaler la pilule des réformes à l’agenda. Manière de rappeler que le néolibéralisme, mutation contemporaine du capitalisme, est loin d’avoir épuisé ses ressources et qu’il est prêt à tous les sacrifices pour assurer sa survie.

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René Magritte, La Décalcomanie, 1966. Centre Pompidou, Paris © Ωméga *

Penser « le monde d’après »

L’injonction soudaine à penser « le monde d’après » de la part de ceux qui se contentaient très bien du « monde d’avant », apparaît déplacée sinon hypocrite à la lumière de cet autre possible, où l’heure actuelle pourrait tout aussi bien être à la bataille pour les « droits qui restent ». Fiers cependant de leur indépassable dialectique de crise – d’ailleurs, elle-aussi, fille de l’historicisme –, ils brandissent partout qu’au négatif succèdera le positif. Et d’autres de concert, y compris leurs opposants, les rejoignent pour être « force de proposition ». Florilège des promesses et des initiatives qui menacent de se solder par leur insignifiance. Celle, bien sûr, du président de la République, Emmanuel Macron, qui par un revirement de stratégie communicationnelle a souhaité s’afficher comme un nouveau héros national. C’est tout juste s’il n’affirmait pas : « Je vous ai compris ». Gloire pourtant de courte durée ; lorsqu’il a assuré, par exemple, vouloir placer la santé « en dehors des lois du marché », on a cru à une mauvaise plaisanterie – tandis que l’ensemble du personnel soignant est demeuré bouche bée face à tant de cynisme. Les masques n’ont pas tardé à tomber, comme en témoignent les récentes déclarations du directeur de l’Agence régionale de santé du Grand Est [4]. En dépit de la pression sanitaire, ce dernier n’a pas remis en cause la suppression de 598 postes et 174 lits d’ici 2025. Pilotée par le « comité interministériel de performance et de la modernisation de l’offre de soin », la subordination de l’hôpital public aux logiques de rentabilité est donc loin d’être enterrée.

“L’injonction soudaine à penser « le monde d’après » de la part de ceux qui se contentaient très bien du « monde d’avant », apparaît déplacée sinon hypocrite à la lumière de cet autre possible, où l’heure actuelle pourrait tout aussi bien être à la bataille pour les droits qui restent.”

Les responsables politiques n’ont pas fait beaucoup mieux. « 58 parlementaires appellent les Français à construire le monde d’après » titrait ainsi LCP, à la suite de la publication d’un communiqué commun. Parmi les signataires, des macronistes déçus et convaincus ainsi que des députés affiliés à divers groupes (Libertés et territoires, Mouvement démocrate, Socialistes et apparentés, UDI Agir et Indépendants, non-inscrits) et un constat d’une lucidité éblouissante : « [Cette crise] a violemment révélé les failles et les limites de notre modèle de développement, entretenu depuis des dizaines d’années ». Fort heureusement, une nouvelle plateforme vient d’ouvrir, lejourdapres.parlement-ouvert.fr, afin de procéder à une concertation collective et d’envisager des mesures, capables d’alimenter « un grand plan de transformation de notre société et de notre économie » ! L’épiphanie collective semble être de mise et certaines propositions, pareilles à de véritables oasis dans le désert : « Revalorisation de 200 euros nets mensuels pour les aides à domicile, aides-soignantes, infirmières et autres agents hospitaliers, TVA réduite sur les biens de consommation issus de l’économie circulaire, relocalisation de l’activité industrielle en France et en Europe, etc. » Un sursaut de bonne volonté, qui enverrait presque au chômage technique les dangereux « gauchistes ». Chez eux, néanmoins, la riposte se prépare aussi : « Effondrement, décroissance, relocalisation… Comment la gauche pense l’après-coronavirus », résume Le Monde. Cette dernière risque pourtant d’achopper sur les mêmes dilemmes qui la traverse depuis l’échec de la troisième voie et du social-libéralisme.

Une de presse au lendemain de la signature des Accords de Grenelle, 28 mai 1968 © Archives Le Monde

Plus révélateur encore est l’appel de certains universitaires à un « Grenelle du Covid-19 » dont la bienpensance démocratique fragilise l’ambition de son apostrophe. « Concertation », « efficacité », « transparence » disent en creux les promesses édulcorées d’une modernité libérale à bout de souffle. Le choix même d’emprunter la mémoire du Grenelle traduit une flexibilité, sinon une méconnaissance historique ; comment comparer les accords qui surviennent au terme d’un des plus longs conflit social [5] de ces dernières décennies, à l’immobilisation forcée engendrée par la crise du coronavirus ? Rien n’assure non plus que, du côté des citoyens, s’affirme la volonté de négocier avec des dirigeants qui n’ont cessé de les trahir. Enfin, on ne saurait trop mettre en garde contre l’espérantisme dont témoigne la tribune : « Nul ne peut dire quand nous pourrons sortir du confinement. Pourtant, nous avons besoin d’espoir. […] Préparer collectivement l’avenir, s’affranchir de l’imminence de la fin du mois pour mieux surmonter la fin du monde, voilà ce qui nous donne espoir ». Outre le mauvais détournement du slogan « fin du monde, fin du mois, même combat », il est nécessaire de réaliser qu’on ne « surmonte pas la fin du monde » et que l’on ne s’affranchit pas miraculeusement de la fin du mois. Bien au contraire, il s’agit de les affronter avec la plus grande exigence et la plus grande responsabilité. L’« espoir », sinon, aura bientôt la même couleur que celui des timides progressistes de l’entre-deux-guerres, qui, en fantasmant l’horizon, laissent brûler la maison.

II. Crises et châtiments : stratégie du choc et illusions perdues

Le pire est à venir

Et il y a de nombreuses raisons de s’en inquiéter ; car avant la crise rédemptrice viennent d’abord les signes de normalisation d’un état d’exception. Parmi les avertissements les plus radicaux, celui d’Agamben qui, interrogé par Le Monde [Comment sera, selon vous, le monde d’après ?], n’a pas hésité à répondre : « Ce qui m’inquiète, ce n’est pas seulement le présent, mais aussi ce qui viendra après. » [6] Si l’avis du philosophe n’a pas manqué de déclencher des polémiques en Italie [7], conduisant certains à l’accuser de minimiser la crise sanitaire au nom de la liberté, il n’en demeure pas moins que sa mise en garde conserve de sa pertinence : « Une société qui vit dans un état d’urgence permanent ne peut pas être une société libre », renchérit-il. État d’urgence qui devient également prétexte, lors de chaque crise, à pratiquer abondamment la stratégie du choc, formalisée par Naomi Klein [8]. Des mesures « provisoires » deviennent bientôt des mesures durables et contribuent à abattre les derniers régimes de protection, s’interposant entre les velléités néolibérales et les droits des citoyens. Pour s’en convaincre, la loi urgence coronavirus a démontré sa formidable capacité à démanteler le droit du travail, en ouvrant la voie à la multiplication des dérogations post-crises pouvant, par exemple, orchestrer le passage de la semaine de 35h à la semaine de 60h. Autre cas, celui de la généralisation d’un capitalisme de surveillance, où les méthodes de récolte des données et de traçage des individus, d’abord présentées comme des moyens d’assurer la « sécurité sanitaire publique », présagent de se transformer en outils supplémentaires de l’arsenal sécuritaire dont dispose déjà l’État. Agamben, loin alors d’être le seul à appeler à la prise de conscience, est secondé par la voix des juristes et des avocats : tandis que Dominique Rousseau a pris soin de retracer la logique d’urgentisation qui gagne nos sociétés depuis plusieurs années, François Sureau a, quant à lui, invité à se demander si nous voulions « vivre dans une société où l’État sait en permanence qui se trouve où » [9].

“État qui, aux mains des gouvernements actuels, trouve d’ailleurs très bien à s’allier avec leur projet économique. La mise en place d’un néolibéralisme autoritaire articule en effet le projet historique de ce dernier avec sa condition d’effectivité pratique.”

État qui, aux mains des gouvernements actuels, trouve d’ailleurs très bien à s’allier avec leur projet économique, contrairement aux idées reçues. La mise en place d’un néolibéralisme autoritaire articule en effet le projet historique de ce dernier avec sa condition d’effectivité pratique. L’ouvrage de l’historien François Denord, Néolibéralisme : version française, retrace notamment les ramifications intellectuelles d’une idéologie, construite autour d’un paradoxe : celui « d’imaginer l’État comme l’acteur de son propre dessaisissement » et de faire naître « un interventionnisme libéral » [10]. À mille lieux donc du libéralisme classique et son « laissez-faire ». Précieux rappel qui devrait nous vacciner contre les mirages d’une politique de « relance », en pleine crise sanitaire, dès lors qu’elle est menée par ceux qui ne savent que trop bien comment employer les ressources de l’État à leurs avantages. Problème, pour imposer un tel programme de dérégulation régulée, il faut parvenir à passer outre les forces sociales qui manifestent leur résistance à cette marchandisation intégrale et à ce désencastrement de l’économie des structures collectives, selon la thèse de Karl Polanyi [11]. Quelle meilleure stratégie alors qu’un gonflement de l’appareil répressif, désormais régisseur disciplinaire et organe centralisé de contrôle [12], profitant de chaque prétendue « menace », pour s’inventer de nouveaux instruments, capables de décourager et de faire taire les plus farouches ?

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La surveillance généralisée pourrait bien être une des caractéristiques du “monde d’après” © Rostyslav Savchyn

La difficile reconquête

Face à cet « état d’exception dans lequel nous vivons [qui est devenu] la règle », Walter Benjamin nous pressait, déjà en 1940, de « faire advenir le véritable état d’exception » [13]. Celui qui, nourri de la tradition des opprimés, entendait instaurer un ordre émancipé d’une histoire reproductrice des injustices. Si l’injonction du philosophe allemand n’a pas pris une ride, elle semble pour l’heure difficile à accomplir. Et pour cause : le défi premier est celui de la solidarité, mise à mal par l’« individualisme possessif » [14] et peinant à faire corps, par-delà les moments de crise. La rhétorique de l’union nationale et l’applaudissement enthousiaste des soignants par « les Français » chaque soir à leurs fenêtres cachent une méfiance réciproque, qui ne manquera pas de ressurgir, une fois que la vie aura repris son cours – et dont on a pu voir les traces dans les comportements pointés comme « inciviques », à l’instar des razzias en règle, dans les supermarchés. Mais il serait trop facile d’en rester là, de jeter l’opprobre sur les « méchants égoïstes », renvoyant à nouveau chacun à sa morale personnelle. Il s’agit aussi de souligner les mots trop bien choisis : « distance sociale ». Circulez, il n’y a rien à voir. L’espace public devient désert et l’on comprend la prudence de ceux qui garderont « leurs distances » une fois le confinement levé. On comprend aussi ceux qui, de nouveau prisonniers de l’ombre après l’épisode d’une gloire éphémère, garderont rancune face à cette « société du mépris » [15], soucieuse de retrouver sa confortable apathie. On comprend enfin ceux qui, en colère, cèderont à la vindicte et chercheront, à tout prix, « des responsables ». Autant d’indignations qui, à défaut d’un nouveau contrat social mis clairement sur la table, s’exposent à se concurrencer et à défaire les véritables liens, dont nous avons tant besoin.

“Autant d’indignations qui, à défaut d’un nouveau contrat social mis clairement sur la table, s’exposent à se concurrencer et à défaire les véritables liens, dont nous avons tant besoin.”

Autre danger, celui du « retour » d’une gauche palliative – certes volontaire, mais condamnée à l’enfermement des « mesurettes », répondant à un impératif démocratique immédiat, mais perdant de vue la force d’innovation qu’il s’agit désormais d’incarner. Éloquent est à ce titre le débat qui s’annonce autour du revenu de base, dont il ne faut pas laisser le monopole aux libéraux de tous bords. Auquel cas, ces derniers se réjouiront de s’en servir pour s’acheter bientôt une conscience sociale et écologique ; on distribuera des « minimums », non par souci de la vie bonne et digne, mais pour mieux pallier les chocs subis par le système économique. L’interruption de la machine productiviste pourrait même trouver grâce à leurs yeux, à condition qu’elle soit temporaire, qu’elle permette de « refaire une santé à la planète », et qu’on puisse reprendre de plus belle. L’enjeu, désormais, pour le camp adverse, est d’articuler aux « mesures » un « modèle » : qu’au revenu de base réponde toujours une conception renouvelée du travail, à l’image de celle développée par le sociologue Bernard Friot [16]. Une « révolution » d’autant plus urgente que la crise sanitaire, que nous traversons a jeté une lumière plus crue sur les inégalités socio-économiques, dépendantes d’une organisation du travail à deux vitesses, où les plus nécessaires sont aussi les plus précaires, et subissent la romantisation outrancière du confinement des bullshit jobs temporaires. D’aucuns y déchiffreraient une manifestation supplémentaire de l’opposition entre bloc populaire et bloc élitaire [17], qui, si rien n’est fait, pourrait favoriser l’arrivée au pouvoir des populistes de droite. En Italie, où la pandémie de Covid-19 a sévi avec le plus de virulence, l’on s’inquiète déjà de l’après, qui sera fonction de « la qualité ou de la médiocrité de nos dirigeants actuels ». « S’ils échouent, l’histoire nous enseigne que ce genre de crises profite souvent au pire », remémore Jacques de Saint-Victor. [18]

III. Une crise peut en cacher une autre

Crises et catastrophe

À la crise sanitaire succédera la crise économique, « pire que celle de 2008 » annoncent les médias, en passe de transformer le coronavirus en « coronakrach ». Les observateurs plus avisés feront néanmoins remarquer que la pandémie n’est que l’« élément détonateur » et non l’origine directe de la nouvelle crise financière. Les signaux étaient déjà au rouge depuis plusieurs mois, ce qui témoigne là encore de l’instabilité d’une économie financiarisée. Parmi les lanceurs d’alerte, Gaël Giraud, ancien évaluateur de risques bancaires et ex-chef économiste de l’Agence française du développement, soulignait dans nos colonnes, en novembre 2019 : « Nous sommes probablement à la veille d’une nouvelle crise financière majeure. » Une succession de crises qui n’en finit donc pas, à tel point que le sentiment de vivre dans un monde en crise permanente, ne cesse de s’intensifier. Un double-piège puisqu’il conduit à deux phénomènes contraires : insécurité radicale pour les uns, habituation pour les autres. Et l’on finit par manquer cruellement de discernement à l’égard de toutes les menaces, qui tantôt se complètent, s’annulent ou s’aggravent mutuellement. Pour échapper à cette matrice « de crises », une distinction s’impose entre deux termes, rendus trop souvent équivalents par le discours médiatique et politique : « crise » et « catastrophe ». Tandis que la crise, aussi éprouvante soit-elle, peut se prévaloir d’un « après », la catastrophe, elle, est suspendue à un temps conditionnel. Bruno Latour peut ainsi déclarer : « Si nous avons de bonnes chances de « sortir » de la première [la crise du coronavirus], nous n’en avons aucune de « sortir » de la seconde [la catastrophe écologique]. » [19]

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Le sociologue et philosophe, Bruno Latour © Wikimedia Commons

Le schéma, pourtant, n’est pas binaire. Il se complexifie dès lors qu’on comprend que la catastrophe englobe toutes les crises présentes et à venir et inversement, que les crises ne sont pas sans effets sur la catastrophe. Le SARS-CoV-2 est une « maladie de l’anthropocène », a notamment indiqué Philippe Sansonetti, microbiologiste et professeur au Collège de France [20]. D’aucuns préféreraient le terme de « capitalocène » [21] qui met en cause, non pas les conséquences des actions de l’homme sur l’environnement, mais bien plutôt le modèle productiviste, adopté depuis l’entrée dans l’ère industrielle. La dénomination semble en effet mieux choisie. Pour preuve, le confinement de la moitié de l’humanité a enrayé la machine : retour du chant des oiseaux, transparence retrouvée des canaux vénitiens, respiration du ciel de Chine, le temps de la dissipation du nuage de pollution provoqué par la suractivité des usines.

“Immense paradoxe : nous voilà arrivés à un stade de développement tel, qu’une maladie du capitalocène conduit finalement à modérer les conséquences néfastes de ce dernier. […] Il est au moins à envisager que cette « coronapocalypse » réveille ceux que le sommeil capitaliste a enveloppés.”

Immense paradoxe cependant, car nous voilà arrivés à un stade de développement tel, qu’une maladie du capitalocène conduit finalement à modérer les conséquences néfastes de ce dernier. Absurdité, cercle vicieux, c’est selon, mais il est au moins à envisager que cette « coronapocalypse » réveille ceux que le sommeil capitaliste a enveloppés. Elle pourrait aussi agir comme ces « récits de la fin du monde », dont parle J.-P. Engélibert, dans un livre d’époque, Fabuler la fin du monde – La puissance critique des fictions d’apocalypse. À l’heure où la fiction et le réel s’entrecroisent, il est salvateur d’entendre le message qu’il délivre : « Fabuler la fin du monde n’est synonyme ni de l’espérer ni de désespérer de l’éviter, mais peut signifier tenter de la conjurer et ainsi rouvrir le temps. » [22]

Leçons d’indifférence collective

À condition toutefois que l’on parvienne à se défaire de notre indifférence collective, plus ou moins librement consentie, loin d’ailleurs d’être le seul fait de notre contemporanéité. Dès le début du dix-neuvième siècle, ce qu’on ne nomme pas encore « catastrophe écologique » est présagée, dès lors que les idéaux des Lumières se marient avec les transformations économiques et donnent naissance aux rêves du progrès et de l’abondance – rêves aujourd’hui sérieusement remis en cause. Malgré cela, la catastrophe, bien que de mieux en mieux documentée, n’en a pas perdu sa puissance déresponsabilisante. Au contraire, à mesure que croît la banalisation du désastre à venir, s’affaiblit la conviction de pouvoir s’y opposer. Günther Anders, journaliste et philosophe allemand, a formulé avec une grande justesse, la morale qui tend à s’imposer face au danger de la catastrophe : « On crèvera tous ensemble. » [23] Et s’il rapporte cette expression, à la suite d’un échange avec un passager, lors d’un voyage en train, à propos de la menace nucléaire, elle continue de nous permettre de déchiffrer une certaine attitude face à la catastrophe écologique. « Le défaut dont il souffrait, écrit Anders, n’était manifestement pas un aveuglement face à l’apocalypse mais plutôt une indifférence à l’apocalypse. » Autre genre d’une tragédie des communs, la catastrophe est trop immense, « trop grande pour être seulement mienne ou tienne », qu’elle annule la capacité à s’y rapporter, tandis que la doctrine des « petits gestes » subit l’effet pervers inverse. La question est, en définitive, toujours la même : comment quitter l’indifférence ?

L’hypothèse du moment voudrait que le choc causé par la pandémie de coronavirus agisse comme un « déclic » – qu’elle soit enfin « la crise de trop ». Dans les pages du Monde, on pouvait lire : « La crise due au nouveau coronavirus est vue comme l’occasion de faire table rase. Un moment de conscientisation collective express, une sorte de crise salvatrice. » [24] Plus prudente, la philosophe Cynthia Fleury précise : « L’un des enjeux majeurs de cette épidémie est d’apprendre à construire un comportement collectif face au danger. » [25] Il y a en effet de sérieuses raisons de douter de l’équation crise est égal à collectif ; il est, en revanche, plus juste d’affirmer la nécessité de recréer ce dernier. Comment ? En débutant par valoriser le projet d’une ambitieuse refondation du lien générationnel. Abîmé par de multiples causes [26], il est aujourd’hui, plus que jamais, nécessaire de réinscrire une continuité entre les générations qui cohabitent au sein d’une même société, mais aussi entre celles passées et à venir. Car nous sommes toujours déjà précédés : biologiquement, certes, par nos parents, mais aussi, historiquement, par ceux qui nous lèguent, sans testaments, leurs combats. Nous sommes également, non pas « responsables » de ceux « d’après », mais à notre tour de futurs légataires, « On ne crèvera pas encore tous ensemble. » Alors, dans ce temps qui reste, il nous faut perpétuer l’élan du « prendre soin les uns des autres » qu’a ranimé la crise sanitaire et lutter contre toutes les causes des violences intergénérationnelles qu’elle a également dévoilées en opposant, par exemple, « les jeunes » intouchables et les « vieux » vulnérables.

“Dans ce temps qui reste, il nous faut perpétuer l’élan du « prendre soin les uns des autres » qu’a ranimé la crise sanitaire et lutter contre toutes les causes des violences intergénérationnelles qu’elle a également dévoilées.”

Une page de notre histoire, qui s’est déroulée pendant la Révolution française, nous rappelle qu’il avait jadis été question de créer deux chambres parlementaires : l’une des anciens, l’autre de la jeunesse. « La première sera la sagesse de la République, la seconde, son imagination » proclamaient les révolutionnaires [27]. Et pour ceux que l’éloquence ne saurait persuader, une autre proposition, plus subversive encore, est sur la table : elle s’appelle Métamorphoses. « La métamorphose est la continuité entre tous les vivants présents, passés et futurs […] Chacun de nous est la vie des autres » soutient le philosophe Emanuele Coccia [28]. Vertige que de se figurer tous dépendants d’une même existence ? Il y a de ça, oui. Mais également une perspective tout aussi palpitante, car la métamorphose est imprévisible et source intarissable de renouveau : « Les virus nous rappellent que n’importe quel être peut détruire le présent et établir un ordre inconnu. » [29]

IV. Le temps du changement

« Comme si de rien n’était »

On voudrait y croire. « Est-ce vrai, enfin, rien ne sera plus comme avant ? » Avant de se laisser séduire, il nous faut faire détour par une dernière étape et renverser la question. Pourquoi les choses continuent-elles toujours comme avant ? Pourquoi, après chaque crise et ses mirobolantes promesses, cet insupportable retour au même ? L’écrivain Franz Kafka peut nous guider, lui qui écrit, dans la fulgurance de l’aphorisme : « « Il retourna alors à son travail comme si de rien n’était. » Cette observation nous est familière parce qu’elle procède d’une grande quantité obscure de vieux récits, même si elle n’apparaît peut-être dans aucun d’eux. » [30] C’est qu’il ne faut pas sous-estimer la puissance des histoires – de celles qu’on se raconte, mais surtout de celles qu’on nous raconte. D’abord, celle de « l’état naturel des choses » : elle a grandi à mesure de la victoire du libéralisme économique. Si bien que nous voici désormais dans ce qui ressemble à une étrange impasse : comment se libérer du libéralisme ? Puis, celle de « l’absence d’alternative » : elle s’est confirmée à mesure que nous rendions nos armes. Enfin, celle de « la fin de l’histoire », qui, pour sa part, s’est ridiculisée. Mais la rengaine est déjà ancienne, on a prédit beaucoup de fins qui ne sont pas arrivées. Pour autant, il ne faut pas sous-estimer la force d’inertie qui travaille l’Histoire. Marx, dans Misère de la philosophie, insistait déjà : « Il y a eu de l’histoire, mais il n’y en a plus. » [31] La « bourgeoisie », une fois arrivée au pouvoir, maintient sa domination et perpétue des « lois naturelles indépendantes de l’influence du temps » [32]. À moins que nous ne reprenions le contrôle du temps, à moins que nous ne parvenions à nous tirer des filets de la résignation, à moins que, cette fois-ci, nous n’y retournions pas. Pas comme ça. Pas avec les mêmes conditions. Pas avec cette existence au rabais, où il faut apprendre à « se contenter de ce qu’on a » et à « s’estimer heureux d’avoir un toit sur la tête ». « Le bonheur n’a de valeur que s’il est commun et partagé » rappelle Thomas Branthôme [33]. Pour conjurer alors la tentation du renoncement, c’est à l’expression de tous les « quand même », qu’il faut s’attaquer ; à tous ceux qui essaieront, « quand même, il faut y retourner… », on répondra non.

“Il ne faut pas sous-estimer la force d’inertie qui travaille l’Histoire. […] À moins que nous ne reprenions le contrôle du temps, à moins que nous ne parvenions à nous tirer des filets de la résignation, à moins que, cette fois-ci, nous n’y retournions pas. Pas comme ça. Pas avec les mêmes conditions. Pas avec cette existence au rabais.”

La seule stratégie d’immunité collective qui vaille est donc désormais celle contre l’oubli, car il est la véritable assurance vie d’un système injuste. « Nous n’oublierons pas » écrivait Andy Battentier, dans nos pages, pour appeler chacun d’entre nous à exiger que nos gouvernants rendent leurs comptes – eux, qui d’ailleurs s’en inquiètent déjà [34]. Plus encore, il s’agit de ne pas oublier tous les « héros du quotidien », tous ceux qui ont continué à prendre des risques pour assurer le confort des autres. Et quelle violente réalité, quand Paris découvre, par exemple, que ceux qui la font vivre sont ceux « d’au-delà du périph’ », pour qui elle n’a d’habitude guère d’égards [35]. Enfin, il s’agira plus fondamentalement de ne pas oublier que le changement ne doit plus être fonction de nouveaux drames ; qu’il ne faut plus attendre des milliers de morts, dont nombreux ne bénéficient plus même d’un deuil honorable, pour finalement comprendre que nous devons entièrement modifier nos priorités. Car chaque vie doit être protégée – et toutes celles qui le peuvent, être sauvées. Très loin, très loin de cette « médecine guerre », dont il nous faudrait nous accommoder « en temps de crise », et qui cherche à nous expliquer lesquels méritent de ne pas mourir [36].

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Le temps à l’arrêt © Emiel Van Betsbrugge

Si l’on se promet alors qu’il n’y aura pas de crise de plus, accepterions-nous de tout arrêter ? La pandémie de coronavirus est décrite, sous la plume de plusieurs intellectuels, comme « un signal d’alarme », venant « mettre à l’arrêt le train fou d’une civilisation fonçant vers la destruction massive de la vie » [37]. D’autres théorisent la révolution comme « frein d’urgence », dans le sillage des travaux de Walter Benjamin [38]. Mais cette dernière pour se parachever tient peut-être, non pas seulement au geste d’interruption, mais à notre capacité de faire durer cette suspension, au moins le temps qu’il faudra. Serions-nous assez visionnaires pour parier ainsi sur un autre avenir ? Face au « confinement temporel » [39], qui est l’autre nom de notre absence d’horizon, il faut écrire un avenir qui ne ressemblera pas à tous les autres. Un avenir qui doit se penser depuis le moment radicalement singulier qui est le nôtre : à la fois temps conditionnel de la catastrophe écologique qui guette, mais aussi temps résolument ouvert. François Hartog, dont les travaux font autorité sur l’histoire et la sociologie du temps [40], vient tout juste d’écrire, « trouble dans le présentisme », où il affirme que « la crise actuelle pourrait bien ouvrir sur un temps nouveau. » [41]

Le courage de commencer

Notre tâche toutefois est grande, car si le temps est ouvert, encore faut-il s’y infiltrer. Rappelons Blanchot qui, commentant René Char, poète de la Résistance, n’a pas manqué de clairvoyance : « L’avenir est rare, et chaque jour qui vient n’est pas un jour qui commence. » [42] Il n’y a en effet de commencements, que là où nous passons à l’action. Certains ont déjà pris les devants, « les forces vives » ont fissuré l’immuable et l’inéluctable. Les brèches sont nombreuses, entre celles creusées depuis les anciennes places occupées, jusqu’aux derniers soulèvements des gilets jaunes, sans évidemment négliger toutes les batailles sociales, pour le droit du travail, pour les retraites, pour l’hôpital. Non qu’elles soient équivalentes et qu’elles « convergent » entre elles, avec le projet d’un programme commun, dont on leur a toujours reproché le défaut. Leurs finalités n’étaient pas de préparer les élections, mais de préparer le terrain. Désormais, il est l’heure d’être à la hauteur des premiers, qui ont été courageux. « Avec le souci d’agir. Dès maintenant » écrit Serge Halimi « car, contrairement à ce que le président français a suggéré, il ne s’agit plus d’« interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde ». La réponse est connue : il faut en changer. » [43] Nous en avons une occasion historique, comme en atteste l’intuition soudainement partagée d’un « kairos », pour reprendre un terme des Grecs, qui voulaient, par-là, signifier « cet instant opportun qui transforme un événement en commencement historique, qui produit un avant et un après » [44]. Et l’historien Jérôme Baschet d’ajouter : « Le XXIe siècle a commencé en 2020, avec l’entrée en scène du Covid-19. » [45] Précisons, à condition que nous soyons prêts, car le virus, lui, n’a que faire de nos calendriers.

“Rappelons Blanchot qui, commentant René Char, poète de la Résistance, n’a pas manqué de clairvoyance : « L’avenir est rare, et chaque jour qui vient n’est pas un jour qui commence. » Il n’y a en effet de commencements, que là où nous passons à l’action.”

Le sommes-nous ? « L’alternative » tant fantasmée est-elle disponible ? Le débat est ouvert : certains n’y croient pas. Le sociologue Michel Wieviorka persiste, dans une tribune publiée dans Libération [46], « Les jours heureux sont pour demain », pas pour maintenant. En cause selon lui, l’absence « d’acteurs et de pensées politiques », capables de « se projeter vers un futur » et de « transformer la situation ». Il poursuit : « Nous ne voyons guère pour l’instant se constituer les lieux, les forces et les idées d’un New Deal ou d’une Reconstruction. » À l’inverse, nous répliquons qu’il y a des acteurs et des pensées politiques et que ne se profile, à travers ces dernières lignes, qu’un délit d’attentisme, qui risque d’ailleurs de nous faire perdre notre « kairos ». L’autre monde ne sera pas « livré », il ne sera pas prêt-à-l’emploi. Il n’adviendra seulement que si la multiplicité des forces à l’œuvre dans nos sociétés se conjuguent. Beaucoup sont déjà là, dès lors qu’on apprend à mieux observer : forces programmatiques (scénarios et plans de financement de la transition écologique ; préservation et réinvention de l’État social ; rénovation de la démocratie et réaffirmation la souveraineté populaire [47]), forces idéologiques (renaissance d’un socialisme-écologique, non-productiviste, porté par le Green New Deal [48] ; renouveau du républicanisme, coloré de l’héritage jacobino-marxiste), forces intellectuelles (refondation épistémologique de l’histoire soutenue par Jérôme Baschet [49], éclairage des idées politiques apporté par Pierre Charbonnier [50], renaissance d’un féminisme anticapitaliste venu des États-Unis et des travaux de Nancy Fraser [51]), forces citoyennes, enfin – nombreux sont ceux qui s’activent partout sur le territoire et qui sont prêts.

“Le défi, à présent, n’est plus de « penser » l’autre monde, mais de le concrétiser.”

Le défi, à présent, n’est plus de « penser » l’autre monde, mais de le concrétiser. Dans son ouvrage, ambitieusement nommé Utopies réelles, traduit en français en 2017, le sociologue Erik Olin Wright insiste sur la nécessité de combiner trois stratégies que le socialisme a pourtant historiquement dissociées : une stratégie révolutionnaire et « rupturiste », une stratégie interstitielle correspondant au développement en marge de l’État de communautés « alternatives », une stratégie symbiotique fidèle au jeu institutionnel des démocraties et reposant sur les luttes de la social-démocratie. Il se pourrait que les deux premières soient adoptées : kairos révolutionnaire, brèches communautaires. Manque à l’appel la subversion du jeu institutionnel, dont une force politique émergente doit absolument se saisir. Mais ne nous y trompons pas, la transformation du monde ne sera envisageable que si les forces politiques se changent en forces socio-politiques. Pour cela, il nous faut gagner une autre bataille : celle du probable et du possible. Nous avons désormais “grâce” à la crise sanitaire, de notre côté, la preuve qu’une volonté politique ambitieuse peut prendre des décisions tout aussi ambitieuses. Il nous reste à convaincre de la possibilité d’un another way of life. La société de production, la société de consommation, la société du spectacle ont fait leur temps. Ces dernières ont su conquérir les imaginaires ; notre tâche est d’en faire de même.

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“La Liberté guidant le peuple” d’Eugène Delacroix, actualisé par les Gilets jaunes. Graff par PBOY © Wikimedia Commons

Ainsi, la politique commence avec l’imagination. Jacques Rancière affirme, qu’au moment de la Révolution française, « c’est cette imagination politique qui a changé le monde » [52]. Et si elle « manque cruellement aujourd’hui », selon lui, charge à nous de l’alimenter ; en détournant les médiums qui nous enferment, en lisant, en écrivant, en parlant, en créant [53]. En retrouvant une « joie brute », que Spinoza considérait comme le remède aux passions tristes, qui ont plus facilement tendance à gagner la population [54]. En luttant, ultimement, contre nous-mêmes ; car notre pire ennemi, outre l’infinie résilience « du système », est aussi notre douce servitude. Faire tomber alors la stratégie du passager clandestin et déminer le cercle infernal du « j’agis, seulement si toi d’abord » ; voilà également un projet d’époque. En prenant la mesure des dépendances qui nous asservissent et de celles qui nous protègent, en consacrant le passage d’un régime normatif du devoir (« Nous devrions assurer la santé de tous ») à un régime performatif du pouvoir (« J’assure la santé de tous, si… »), il nous sera à nouveau permis d’espérer. Osons, cette fois, faire Cité commune. Osons, cette fois, collectivement commencer.

Remerciements tout particuliers à la rédaction du Vent Se Lève et aux « amis » qui ont rendu ce texte possible, au fil de leurs riches contributions et de nos inépuisables discussions.

[1] Voir S. Halimi, « Dès maintenant », Le Monde diplomatique, Avril 2020.

[2] J. Rancière, En quel temps vivons-nous ? Paris : La Fabrique éditions, 2017. In extenso : « Il y a quand même une chose que Badiou, Zizek ou le Comité invisible partagent avec Finkielkraut, Houellebecq ou Sloterdijk : c’est cette description basique du nihilisme d’un monde contemporain voué au « service des biens » et aux enchantements démocratiques du narcissisme marchand. »

[3] R. Errera, Entretiens avec H. Arendt, New York, 1973. [en ligne]

[4] Le directeur de l’Agence régionale de santé du Grand Est a, dans le temps de la rédaction de cet article, été limogé. Il a précisé, dans un entretien donné à Libération : « Je ne suis pas en colère. Je ne fais pas de politique, je suis un fonctionnaire loyal. », 8 avril 2020.

[5] Les accords de Grenelle résultent en effet du conflit social de « Mai 1968 », qui paralysa toute la société française. La révolte des étudiants se transforme bientôt en grève générale et ce sont près de 8 millions de grévistes, soit plus de la moitié des salariés, qui cessent les activités afin d’exiger des conditions de travail et des rémunérations plus dignes. Les accords de Grenelle réunissent ainsi à la table des négociations gouvernement, patronats et syndicats, avant d’aboutir notamment à l’augmentation des salaires, à la réduction du temps de travail, ou encore à l’élargissement du droit syndical.

[6] G. Agamben, « L’épidémie montre clairement que l’état d’exception est devenu la condition normale », Le Monde, Samedi 28 mars 2020.

[7] La première tribune du philosophe est publiée dans le journal italien Il Manifesto (« Coronavirus et état d’exception », 26 février 2020).

[8] N. Klein, La stratégie du choc, Montée d’un capitalisme du désastre, Paris : Actes Sud, 2008.

[9] M. Siraud, « Coronavirus: l’exécutif ouvre la voie au «tracking» », Le Figaro, 6 avril 2020.

[10] F. Denord, Néo-libéralisme version française. Histoire d’une idéologie politique. Paris : Demopolis, 2007.

[11] K. Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps [1944]. Paris : Gallimard. 1983.

[12] Voir G. Deleuze, « Post-Scriptum sur les sociétés de contrôle », Pourparlers, Paris : Minuit, 1990.

[13] W. Benjamin, « Thèse VIII », Thèses sur le concept d’histoire [1940]. in : Oeuvres, Tome III, Paris : Gallimard, 2000.

[14] C. B. Macpherson, La Théorie politique de l’individualisme possessif. De Hobbes à Locke, Paris : Gallimard, 1971.

[15] A. Honneth, La société du mépris, Vers une nouvelle théorie critique, Paris : La découverte, 2008.

[16] Voir par exemple, B. Friot, Puissances du salariat, nouvelle édition augmentée, Paris : Éditions La Dispute, 2012.

[17] J. Sainte-Marie, Bloc contre bloc, La dynamique du macronisme, Paris : Éditions du Cerf, 2019.

[18] J. Saint-Victor, « L’Italie n’est plus conciliante avec les pays du Nord qui l’ont laissée seule face au virus », Le Figaro, 4/5 avril 2020.

[19] B. Latour, « Imaginer les gestes- barrières contre le retour à la production d’avant-crise », AOC, 30 mars 2020.

[20] Voir la conférence donnée par P. Sansonetti au Collège de France : https://www.college-de-france.fr/site/actualites/Covid-19ChroniqueEmergenceAnnoncee.htm.

[21] Voir, par exemple, A. Campagne, Le capitalocène : aux racines historiques du dérèglement climatique, Paris : Éditions divergences, 2017.

[22] J.-P. Engélibert, Fabuler la fin du monde. La puissance critique des fictions d’apocalypse, Paris : La Découverte, 2017. Accessible en ligne gratuitement, pendant le confinement.

[23] G. Anders, Le temps de la fin, Paris : L’Herne, 1960.

[24] A. Mestre, S. Zappi, « Comment la gauche pense l’après-coronavirus », Le Monde, 4 avril 2020.

[25] C. Fleury, « Construire un comportement collectif respectueux de l’Etat de droit », Le Monde, 28 mars 2020.

[26] Parmi les signes les plus récents de cette dégradation, on peut souligner par exemple le procès en génération des « boomers ». Cependant, par-delà les causes « culturelles », ce sont pourtant des causes politiques qui détissent plus profondément les liens entre les générations. Songeons par exemple, à la récente réforme des retraites, souhaitée par le gouvernement Macron, « retraites à points » qui ne signifiait rien de moins que le passage d’un système de solidarité intergénérationnel à un système de capitalisation individuel.

[27] Voir J. Saint-Victor, T. Branthôme, Histoire de la République en France, Des origines à la Ve République, Paris : Economica, 2018.

[28] E. Coccia, « Les virus nous rappellent que n’importe quel être peut détruire le présent et établir un ordre inconnu », Libération, 14/15 Mars 2020.

[29] Ibid.

[30] F. Kafka, Aphorismes de Zürau, 1931. [en ligne : Œuvres ouvertes].

[31] K. Marx, Misère de la philosophie, 1847.

[32] Ibid.

[33] T. Branthôme, « Il ne faut pas avoir peur de faire une critique de la République lorsqu’on est républicain », Marianne, 10 juin 2019.

[34] M. Rescan, O. Faye, « Coronavirus : l’exécutif sur la défensive face aux critiques de sa gestion de la crise », Le Monde, 1er avril 2020.

[35] L. Couvelaire, « L’inquiétante surmortalité en Seine-Saint-Denis : « Tous ceux qui vont au front et se mettent en danger, ce sont des habitants du 93 », Le Monde, 4 avril 2020.

[36] C. Fleury, « Construire un comportement collectif respectueux de l’Etat de droit », art. cit. « Les médecines de guerre et de catastrophe connaissent bien ce dilemme, qui ne se focalise plus sur la singularité du patient mais sur une logique collective. Ce qu’il faut comprendre, c’est que nous pouvons tous retarder, voire empêcher, cette priorisation. »

[37] J. Baschet, « Le XXIe siècle a commencé en 2020, avec l’entrée en scène du Covid-19 », Le Monde, 2 avril 2020. Voir également B. Latour, « Imaginer les gestes- barrières contre le retour à la production d’avant-crise », AOC, 30 mars 2020.

[38] M. Löwy, La révolution est le frein d’urgence, Paris : L’Éclat, 2019. Accessible en ligne gratuitement, pendant le confinement.

[39] J.-L. Nancy, « La pandémie reproduit les écarts et les clivages sociaux », Marianne, 28 mars 2020.

[40] Voir à ce sujet les travaux de F. Hartog, Temps, histoire, régimes d’historicité, Paris : Points, 2003 (préface de 2012).

[41] F. Hartog, « Trouble dans le présentisme : le temps du Covid-19 », AOC, 1er avril 2020.

[42] M. Blanchot, à propos de R. Char, La parole en archipel [1962], Paris : Gallimard, 1986.

[43] S. Halimi, « Dès maintenant », Le Monde diplomatique, art.cit.

[44] C. Fleury, « Construire un comportement collectif respectueux de l’Etat de droit », art. cit. Voir également : F. Hartog, « Trouble dans le présentisme : le temps du Covid-19 », art cit. ; H. Rosa. « Le miracle et le monstre un regard sociologique sur le Coronavirus », AOC, 8 avril 2020.

[45] J. Baschet, « Le XXIe siècle a commencé en 2020, avec l’entrée en scène du Covid-19 », Le Monde, art. cit.

[46] M. Wieviorka, « Les jours heureux sont pour demain », Libération, 5 avril 2020.

[47] Voir par exemple les récentes notes de l’Institut Rousseau : « Comment financer une politique ambitieuse de reconstruction écologique ? », « Décentralisation et organisation territoriale : vers un retour à l’État ? », « Listes citoyennes, municipalisme : Quelle démocratie locale après les gilets jaunes ? ».

[48] Un renouveau du socialisme venu des États-Unis, dont Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez se sont faits les porte-voix politique et médiatique.

[49] J. Baschet, Défaire la tyrannie du présent, Temporalités émergentes et futurs inédits, Paris : La Découverte, 2018.

[50] P. Charbonnier, Abondance et liberté, Une histoire environnementale des idées politiques, Paris : La Découverte, 2020. Accessible en ligne gratuitement, pendant le confinement.

[51] N. Fraser, Le féminisme en mouvements. Des années 1960 à l’ère néolibérale, Paris : La Découverte, 2012. Voir également : C. Arruzza, N. Fraser, T. Bhattacharya, Féminisme pour les 99 % : Un manifeste, Paris : La Découverte, 2019.

[52] J. Rancière, En quel temps vivons-nous ?, op.cit.

[53] Parmi les derniers grands élans de créativité collective, songeons à celle qui s’est déployée au cours du mouvement des gilets jaunes. Voir à ce sujet : D. Saint-Amand, « Parce que c’est notre rejet » : poétique des Gilets Jaunes », AOC, 30 juillet 2019.

[54] « Méfiance », « Lassitude », « Morosité », arrivaient ainsi toujours en tête pour caractériser « l’état d’esprit actuel » des Français, dans le dernier Baromètre de la confiance politique (Février 2020).

Le Covid-19 : une bombe à retardement pour les Outre-mer

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Port de Pointe-à-Pitre © LPLT

Le constat d’après lequel les Français d’Outre-mer sont moins touchés en proportion de cas confirmés que ceux de l’Hexagone est un trompe-l’œil. En l’attente d’un vaccin, tout concourt à redouter une évolution catastrophique de la situation sanitaire dans ces territoires, dont le système de santé est bien plus défaillant qu’ailleurs. Sur fond de vétusté d’infrastructures de première ligne, de problèmes de développement et d’une situation démographique qui est pour plusieurs d’entre eux très propice à ce que le virus atteigne ses plus hauts taux de mortalité, les particularités des Outre-mer en font les territoires français les plus vulnérables face au virus. Le gouvernement se voit contraint d’envisager une politique nationale différenciée selon les territoires pour remédier dans l’urgence à une désertion de longue date de l’État.


Le 31 mars, dans une posture de maîtrise de la situation sanitaire comme l’exige depuis le début de l’épidémie la rhétorique gouvernementale, la ministre des Outre-mer Annick Girardin déclarait qu’ « il n’y a pas d’impréparation dans les Outre-mer ». C’est néanmoins dans le même discours qu’elle annonçait la forte augmentation du nombre de lits en réanimation, devant être triplés pour certains territoires au cours des prochaines semaines. Cette nécessité témoigne d’elle-même de deux grandes préoccupations : d’une part l’important sous-équipement du secteur hospitalier ultramarin et d’autre part, la vulnérabilité supérieure des populations face au Covid-19. L’imprévisibilité de la propagation du virus dans les prochains mois nourrit chez les citoyens ultramarins des inquiétudes bien légitimes.

Depuis le 5 avril, nous en sommes à ce diagnostic : tous les départements et collectivités d’Outre-mer déclarent désormais des cas positifs au SARS-CoV-2 à l’exception de Wallis-et-Futuna. La Réunion est en tête du décompte en passant le 8 avril la barre des 350 cas, et Saint-Pierre-et-Miquelon est pour l’heure le territoire le moins touché avec un seul cas d’infection. Si l’on regroupe l’ensemble des territoires, la barre des 1000 cas est elle aussi passée. La propagation du virus y a été plus lente que dans l’Hexagone, sauf à Mayotte où l’évolution exponentielle des cas dans les deux premières semaines du confinement a surpassé dramatiquement la tendance nationale, et se poursuit. Mais partout aux Outre-mer, le manque d’infrastructures qui assurent les services publics et hospitaliers et les caractéristiques sanitaires et démographiques propres aux territoires exposent les populations à un risque d’hécatombe bien plus grand qu’ailleurs à chaque pandémie de ce type, tant que la négligence des problématiques ultramarines à échelle nationale perdurera. Le Conseil scientifique mandaté par le ministère de la Santé pour suggérer la stratégie à adopter pour les Outre-mer va jusqu’à encourager, dans son rapport du 8 avril, des mesures renforcées dans ces territoires pour pallier les inégalités des risques qu’ils encourent.

Services publics “à la peine”

La casse des services publics par les gouvernements successifs n’a pu qu’avoir des conséquences plus dramatiques encore dans les territoires où ils étaient déjà très défaillants, comme c’est le cas dans l’ensemble des Outre-mer. Les territoires ultramarins accusent un déficit à la fois quantitatif et qualitatif de leurs services publics. Le rapport du Conseil économique, social et environnemental (CESE) de janvier 2020 rend compte de carences en termes d’éducation, d’offres de soins, de logements sociaux, d’accès au numérique, etc. Plus ou moins importantes selon les territoires, ces carences ne sont néanmoins que le symptôme des développements à plusieurs vitesses des territoires d’Outre-mer. Réciproquement, ces mêmes carences continuent d’alimenter leurs retards de développement vis-à-vis de l’Hexagone.

Si dans les départements d’Outre-mer (Guadeloupe, Guyane, Martinique, Mayotte, la Réunion), ces services publics doivent prétendre à être les mêmes que dans l’Hexagone, il n’en est pas de même pour les collectivités d’Outre-mer (Nouvelle-Calédonie, Polynésie française, Saint-Barthélémy, Saint-Martin, Saint-Pierre et Miquelon, Wallis-et-Futuna) dont l’autonomie conférée par leur statut crée une distribution complexe des prérogatives. Ce flou dans la responsabilité de la gestion des services publics ne sert pas le bien-être de la population. À titre d’illustration, on relève seulement 21 Maisons des services publics (lieux d’accueil des citoyens afin qu’ils bénéficient d’un service de proximité et d’un accompagnement administratif pour répondre à leurs divers besoins) situées dans les départements d’Outre-mer pour environ 1,9 million d’habitants, contre 1 383 en France hexagonale pour environ 66,7 millions d’habitants. Ramené en pourcentage, cela signifie que 1,5% des Maisons des services publics sont situées dans des départements qui abritent pourtant 3% de la population française. En revanche, les autres territoires statutairement et anciennement moins intégrés au territoire national (Nouvelle-Calédonie, Polynésie française, Saint-Pierre-et-Miquelon, Wallis-et-Futuna), ne comptent pas une seule de ces Maisons. Elles sont remplacées par des structures d’initiative locale. Quant à Saint-Martin et Saint-Barthélémy, alors que leur intégration au département de la Guadeloupe jusqu’en 2007 leur avait permis d’avoir accès à davantage de services publics que les autres collectivités d’Outre-mer, les ravages de l’ouragan Irma en septembre 2017 ont aplani les différences. Ainsi, l’égalité de l’intégration économique et sociale des populations, censée être garantie par l’accès aux services publics, n’est pas atteinte dans les départements d’Outre-mer, et va jusqu’à être rompue dans les collectivités d’Outre-mer, lorsqu’ils manquent de moyens pour financer eux-mêmes les structures locales.

On pourrait croire que la situation des Outre-mer n’est guère différente de celle de zones périurbaines et rurales délaissées dans l’Hexagone. Cependant, l’éclatement géographique aux quatre coins du globe et l’insularité sont des facteurs aggravants. Cet isolement de fait, qui n’est donc pas compensé par un égal accès aux services publics, est rarement compris dans toutes ses implications. Il est pourtant décisif dans la fracture partagée par tous les Outre-mer. En effet, qui peut raisonnablement imaginer qu’un citoyen vivant en Guadeloupe, où le seul Centre hospitalier universitaire (CHU) de l’île est en cours de reconstruction suite à un incendie, et les autres hôpitaux publics de l’île saturés ou n’assurant pas tous les services, doive s’en remettre à des cliniques privées ou à se soigner dans des territoires voisins ? Voire, dans de nombreux cas, devoir partir vers l’Hexagone distant de 7 000 km pour effectuer certains examens, traitements et opérations chirurgicales ? Dans la dernière situation, les frais de déplacement en avion ne sont pas toujours pris en charge par la Sécurité sociale ou ne le sont que partiellement. Or les urgences, par définition, ne peuvent pas attendre les prix de basse saison.

“Le député Gabriel Serville déplorait que les patients guyanais soient “les otages du manque de considération des gouvernements successifs vis-à-vis de la santé”, avant qu’explosent les manifestations qui ont emporté un an plus tard l’ensemble du territoire national.”

En 2014, un rapport cinglant de la Cour des comptes en appelait à la responsabilité républicaine des gouvernements, en révélant pour les Outre-mer des « systèmes de santé à la peine » qui imposaient un rattrapage important à effectuer. Bien qu’au moment de dicter les plans de retour à l’équilibre budgétaire (PRE) pour le secteur de la santé, la dissociation des territoires d’Outre-mer de celui hexagonal leur permettent en général de subir des mesures moins drastiques, ces décisions même pondérées sont toujours plus lourdes de conséquences que dans l’Hexagone. L’état de saturation dans lequel sont ordinairement plongés les hôpitaux aux Outre-mer, aggravé dans certains territoires par la suppression insensée de postes et de lits, avait provoqué à de nombreuses reprises la colère des personnels et des syndicats. Elle s’est exprimée par des grèves en février 2018 à la Réunion suite à la suppression de 155 postes et d’une centaine de lits, ou encore par la démission collective de 17 médecins urgentistes en mai 2018 en Guyane. En soutien à ce mouvement de contestation, le député Gabriel Serville déplorait que les patients guyanais soient « les otages du manque de considération des gouvernements successifs vis-à-vis de la santé », avant qu’explosent les manifestations qui ont emporté un an plus tard l’ensemble du territoire national.

Déserts médicaux et populations désarmées

Alors que la Guadeloupe, la Martinique, et la Réunion ont toujours été plus proches que les autres territoires d’Outre-mer du niveau de qualité de soin hexagonal, l’épisode désastreux de l’incendie du CHU de Guadeloupe fait sortir l’île de ce trio et fragilise dans le même temps le système de santé de la Martinique, qui accuse un afflux de patients supplémentaire en tant que territoire voisin. Déclenché le 28 novembre 2017, cet incendie a débouché sur une grave crise sanitaire conduisant le personnel à soigner des patients dans la partie de l’hôpital épargnée mais dans un état d’insalubrité critique, et à prendre en charge de nombreux autres dans des tentes durant plusieurs mois, pendant que des services de l’ancien CHU étaient progressivement délocalisés vers des communes de l’île. À Mayotte, qui n’a pas connu ce type de drame, la situation n’est pas plus glorieuse. Le seul centre hospitalier du territoire compte 300 lits alors qu’il est estimé qu’il devrait pouvoir accueillir 900 malades pour satisfaire intégralement les demandes de soins de la population.

La situation de Mayotte est souvent reconnue comme la plus préoccupante d’un point de vue structurel, mais n’est pas la seule à prendre en considération. Cet archipel anciennement intégré aux Comores fait partie de la liste des territoires ultramarins qui sont tristement répertoriés comme étant les plus grands déserts médicaux français avec la Guyane, la Polynésie et Wallis-et-Futuna. Ces autres territoires doivent donc également attirer l’attention nationale pour déterminer comment y vaincre le Covid-19 en l’attente d’un vaccin, car les armes n’y sont pas.

Selon une enquête de Statiss de janvier 2016, on comptait en Guyane 55 médecins généralistes pour 100 000 habitants contre 104 en Hexagone, et 27 médecins spécialistes contre 94 en Hexagone. Cette forte inégalité d’accès aux soins en Guyane résulte certes davantage de problèmes de recrutement et de formation que de budget, qui relèvent en majorité des pouvoirs publics locaux, mais elle n’est qu’une conséquence de son retard de développement global que l’État a échoué à réduire. Pour aller plus loin au sujet des retards de développement de la France des Outre-mer, voir l’article paru dans LVSL en janvier 2019 « Les gilets jaunes en Outre-mer : l’insurrection citoyenne à la Réunion, la résignation ailleurs ».

Dans d’autres territoires, des modalités de gestion financière hasardeuses sont cette fois en cause. En Polynésie française, le seul centre hospitalier offre des soins de haute technicité dans des domaines chirurgicaux et obstétricaux mais dispose de services de petite taille et son activité ambulatoire est insuffisamment développée. Malgré une compétence en matière de santé qui revient à la collectivité d’Outre-mer depuis 1984, le centre hospitalier est lui censé être sous la responsabilité du ministère de la Santé. Seulement, l’hôpital a l’étrange particularité de ne pas même posséder le statut officiel d’établissement public de santé malgré ce rattachement, ce qui implique la négociation de ses dotations budgétaires en dehors du cadre légal [1] et contrevient à la transparence de leur usage et à l’expansion des services de l’hôpital.

« À Mayotte, l’après-confinement ne laisse rien présager de bon : parmi les écoles, lieux où le virus se répand le plus rapidement, 80% ne respectent pas les normes de sécurité et d’hygiène minimales »

Comment, dans ces conditions qui préexistaient à la crise, concevoir une prise en charge complète des patients atteints du Covid-19 dans les mois à venir, qui ne laisse pas à l’abandon le reste de la population ultramarine habituellement en demande de soins ? L’état des lieux ne s’arrête pas là. Aux problèmes structurels propres au secteur hospitalier qui réduiront les capacités de résilience en bout de chaîne, s’ajoutent des problèmes infrastructurels en amont qui empêchent d’effectuer tous les gestes-barrière. Plusieurs communes de Guadeloupe ont subi depuis le début du confinement des coupures d’eau durant parfois plus de 24h, qui à l’évidence entravent le lavage régulier des mains. D’autres coupures d’eau devraient se produire fréquemment en Martinique, comme souvent à l’approche de la saison sèche, mais d’une durée bien plus courte. À Mayotte, territoire le moins développé de France du fait de sa départementalisation récente, un tiers des logements n’a pas accès à l’eau courante. Dans ce territoire du canal du Mozambique, l’après-confinement ne laisse rien présager de bon : parmi les écoles, lieux où le virus se répand le plus rapidement, 80% ne respectent pas les normes de sécurité et d’hygiène minimales selon la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH).

Quelle solidarité avec les Outre-mer ?

Fort de ces inégalités, malgré le décalage épidémique observé dans les Outre-mer du fait du moins grand nombre de cas déclarés, le chef de l’État a annoncé dans son discours du 16 mars que les mêmes mesures de confinement s’y appliqueraient que pour l’Hexagone. Néanmoins, la solidarité nationale appelée de ses vœux n’avait pas prouvé dès le départ qu’elle incluait les Outre-mer, en laissant à la ministre des Outre-mer Annick Girardin le soin de faire de la pédagogie aux habitants d’Outre-mer au sujet des premières mesures (fermeture des écoles, des commerces non essentiels et interdiction des rassemblements). Ce double-discours avait laissé croire à une politique différenciée dans le mauvais sens et amplifiait l’inquiétude des populations ultramarines qui craignent que le virus ne se propage massivement. L’inquiétude tournait à la psychose lorsque les Martiniquais et les Réunionnais voyaient jusqu’au début du mois de mars atterrir dans leurs aéroports des avions en provenance de régions italiennes où les cas étaient en constante hausse, et arriver jusqu’à la mi-mars sur leurs côtes des bateaux de croisière faisant voyager dans la plus grande proximité des touristes internationaux. Cette irresponsabilité criante avait même lancé des appels à manifester de la part des populations.

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Paquebot de croisière © Jean-Louis Lascoux

À la Réunion, alors qu’aucun cas de Covid-19 n’avait encore été déclaré, des heurts ont éclaté à l’arrivée d’un paquebot le premier mars, sans que des mesures sérieuses ne soient décidées pour encadrer la circulation des touristes dans l’île. Deux semaines plus tard, la crise sanitaire avait pris une ampleur grave : les préfets des régions Martinique et Guadeloupe ont alors pris des mesures pour encadrer le débarquement des passagers à l’accostage du paquebot Costa Magica, transportant 2 300 personnes. L’interdiction du rassemblement de plus de 100 personnes sera déclarée le même jour par le Premier ministre… À bord, de nombreux passagers antillais devaient être rapatriés, mais avaient été potentiellement au contact de croisiéristes déclarés positifs au SARS-CoV-2. Ce laxisme, en fin de compte national, aux frontières maritimes et aériennes, nourrit dans les territoires ultramarins les plus isolés l’amère impression que le virus a été importé là où il aurait pu n’avoir jamais mis les pieds.

“La solidarité nationale montre la limite de ses capacités envers des territoires négligés médicalement et infrastructurellement depuis des décennies.”

La frustration est d’autant plus grande que le matériel de première ligne a parfois plus de difficultés à franchir les mers et les océans que le virus. Même si l’État a sorti l’artillerie lourde le premier avril pour faire acheminer du matériel médical aux territoires des océans Atlantique et Indien grâce aux porte-hélicoptères Mistral et Dixmude, cette aide fera difficilement oublier la réception par les soignants réunionnais d’une livraison de 30 000 masques FFP2 moisis, datant de l’épisode de la grippe H1N1. Alors que la Réunion était à ce moment et demeure encore le département d’Outre-mer le plus touché en nombre de cas infectés, cette dangereuse négligence avait achevé de susciter l’indignation des ultramarins et de provoquer une levée de boucliers contre l’Agence régionale de santé (l’ARS) et le gouvernement.

Le renfort humain n’est pas non plus au rendez-vous dans les Outre-mer. Du fait de leur distance, ces territoires ne pourront pas être soulagés aussi régulièrement que des régions comme le Grand Est grâce à l’évacuation des patients vers des centres hospitaliers voisins en cas de saturation. Ils ont donc d’ores et déjà besoin d’un personnel suffisamment nombreux et compétent sur place, et qui regroupe surtout l’ensemble des spécialités médicales de première ligne pour lutter contre le virus, spécialités qui font défaut dans de nombreux territoires. À cette fin, mais par un moyen ironique, le Premier ministre s’est résolu dès le 31 mars à accepter l’aide de médecins en provenance de Cuba, en donnant aux territoires de la zone Atlantique la possibilité de recourir à des médecins diplômés hors de l’Union européenne. Cette aide est indispensable pour le désert médical qu’est la Guyane, et l’occasion pour certains élus de faire valoir une entraide caribéenne, souvent encouragée pour pallier les manquements des gouvernements français. La solidarité nationale montre la limite de ses capacités envers des territoires négligés médicalement et sur le plan infrastructurel depuis des décennies.

Antilles et Mayotte : des poudrières démographiques faisant craindre l’explosion des taux de mortalité

Le 26 mars, Jérôme Viguier, directeur de l’ARS Martinique, livrait à l’oral les résultats très alarmants des modélisations statistiques pour l’île : 180 000 à 190 000 personnes sont susceptibles de contracter le Covid-19, soit la moitié de la population martiniquaise [2]. Il poursuit en estimant à 5% le nombre de malades qui iraient en réanimation, soit près de 9500 personnes. La temporalité sur laquelle s’étalerait le nombre de cas n’est pas précisée et il est évidemment difficile de connaître la fiabilité de la modélisation elle-même, car l’évolution de la propagation du virus, mais aussi de sa capacité à s’aggraver dans les infections qu’il déclenche, comporte encore plusieurs inconnues. Au moment de cette annonce, après la mise en place de lits et d’équipements supplémentaires commandée par la ministre Annick Girardin, le CHU de l’île possédait seulement 85 lits de réanimation et 76 respirateurs, sans compter la pénurie nationale de masques qui touche encore plus durement les Outre-mer.

“Le scandale sanitaire du pesticide chlordécone a fait exploser le taux de cancer de la prostate aux Antilles, porté au rang de plus élevé au monde.”

Malgré de nombreuses inconnues sur l’avenir de la pandémie, ces capacités d’accueil semblent largement dérisoires si le virus venait à s’accélérer dans les prochains mois, au regard d’un facteur essentiel : le nombre de personnes identifiées comme « fragiles », et donc plus exposées à contracter une forme grave du virus, est très élevé aux Antilles. La Martinique, comme la Guadeloupe, sont les départements-régions les plus vieux de France : en 2014 selon l’Insee, près de 25% de la population avait plus de 60 ans. En 2020, ce chiffre est encore plus élevé car le phénomène de vieillissement est identifié aux Antilles comme rapide et massif, devant porter le pourcentage à 35% à l’horizon 2030. Ces territoires sont aussi gravement sujets aux maladies chroniques, avec en tête le diabète, l’hypertension, les insuffisances cardiaques et les cancers, dont le scandale sanitaire du pesticide chlordécone – au cœur duquel la liquidation des stocks de ce pesticide cancérogène dans les champs de bananes antillais, alors que celui-ci était déjà interdit dans l’Hexagone, et depuis plus longtemps dans un pays comme les États-Unis ! – a fait exploser le taux de cancer de la prostate, porté au rang de plus élevé au monde. Ainsi, plus de 35% des Guadeloupéens et 38% des Martiniquais déclaraient en 2018 souffrir de maladies chroniques selon le rapport de la Direction de la recherche statistique affiliée au ministère de la santé (DREES).

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La crise du Covid-19 impose de protéger les personnes les plus vulnérables.

Afin de protéger ces populations qui sont à l’évidence plus vulnérables, c’est en toute lucidité que des députés martiniquais ont adressé le 30 mars une lettre ouverte au président de la République pour appeler à un renforcement de l’aide matérielle, à la reconversion de sites pour accueillir des malades à placer en quarantaine, et veulent obtenir l’autorisation de pratiquer le dépistage généralisé de la population à l’appui des laboratoires locaux. Si ces demandes sont restées sans réponse de la part du gouvernement, elles reçoivent cependant l’assentiment indirect du Conseil scientifique qui a rendu ses conclusions sur les Outre-mer le 8 avril. Il y recommande des mesures « différenciées selon les territoires et élaborées avec les autorités et les acteurs impliqués ». Une utilisation plus large de tests est envisagée, ainsi qu’une nouvelle augmentation du nombre de lits, en plus de l’annonce qui avait déjà été faite par Annick Girardin.

Le second facteur démographique qui tend à faire craindre une propagation plus mortelle du virus que dans le reste de la France est la surpopulation, entraînant la promiscuité : la Guyane dans une certaine mesure, mais surtout Mayotte, en feront les frais. La pression démographique mahoraise, qui fait stagner l’ancien territoire de l’archipel des Comores dans un état de sous-développement, entraîne la mise en confinement de la population dans des conditions très précaires. Les logements sont délabrés et insuffisants pour confiner dignement toute la population, une grande partie de la population n’a pas accès à l’eau courante, et, pour terminer, le territoire est frappé en ce moment par une épidémie de dengue, alors qu’il dispose pour l’instant de moins de 20 lits en réanimation. Si les autres territoires d’Outre-mer venaient à se sortir de cette crise malgré leur grande vulnérabilité, Mayotte aura définitivement plus de mal à s’en relever. Pour contenir autant que possible le risque élevé d’hécatombe, le Conseil scientifique préconise vivement un « confinement aménagé » pour Mayotte qui relève selon lui d’une « catégorie à part ». Cet aménagement se traduirait notamment par la mise en quatorzaine préventive de tous les arrivants sur le territoire pour un temps à définir et le placement des cas avérés dans des structures extra-hospitalières qu’il reste à installer.

Mener ou non une politique différenciée : un faux dilemme ?

À l’issue de ces propositions du Conseil scientifique, la ministre des Outre-mer rappelle par une formule pour le moins tautologique que « le Conseil scientifique conseille, mais ne décide pas », même si elle semble poursuivre son discours en donnant son accord de principe à des mesures renforcées pour les Outre-mer. Pourquoi cette prudence dans le saut décisionnel à effectuer pour protéger comme il se doit les populations ? Par ailleurs, ces propositions sont les mêmes que celles ordinairement souhaitées par les citoyens quel que soit le territoire : contrôle des flux entrant, tests massifs, expansion des capacités d’accueil hospitalières. En réalité, si l’État venait à passer outre les recommandations du Conseil scientifique et donc à refuser les exigences particulières des citoyens et élus d’Outre-mer, ce ne serait pas à déplorer. Les accepter reviendrait à appliquer une politique différenciée sur le territoire national ; choix épineux pour un État républicain que de mieux protéger certains citoyens que d’autres selon leur région de résidence. L’ennui est plutôt que l’État ait justement à considérer ces exigences comme des privilèges, alors que l’ensemble de la nation devrait avoir droit à des mesures à la hauteur de la crise sanitaire en cours, plutôt qu’à quémander chaque jour des masques pour équiper dignement ne serait-ce qu’1% de la population.

“La mortalité qui s’annonce plus grande serait donc à la fois le résultat sinistre de la négligence des Outre-mer par les gouvernements successifs, et le dommage collatéral de choix dangereux et de politiques irresponsables à échelle nationale.”

À chaque épidémie de ce type, plus les armes sont insuffisantes dans l’ensemble de la France, plus les facteurs aggravants dans des territoires comme les Outre-mer auront de l’espace pour s’exprimer. Et de ces facteurs, la plupart auraient pu être éradiqués préventivement par une politique plus volontariste de développement. La mortalité qui s’annonce plus grande aux Outre-mer serait donc à la fois le résultat sinistre de la négligence des Outre-mer par les gouvernements successifs, et le dommage collatéral de choix dangereux et de politiques irresponsables à échelle nationale : le refus de tester massivement la population, l’imprévision et les délocalisations ayant causée la pénurie de masques et de médicaments et, la gestion managériale en flux-tendu des services publics de santé. Les populations subissent avec une inégalité flagrante les risques encourus par des politiques sacrificielles, qu’il est impossible de conjurer en quelques mois.

[1] Rapport de la Cour des comptes, p.77 : https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/EzPublish/20140612_rapport_thematique_sante_outre_mer.pdf

[2] https://www.rci.fm/martinique/infos/Politique/Les-parlementaires-martiniquais-exigent-le-depistage-generalise-de-la-populationhttp:/ ; /www.fxgpariscaraibe.com/2020/03/190-000-cas-potentiels-de-coronavirus-en-martinique-selon-le-directeur-de-l-ars.html

« Si on nationalise, alors allons vers la démocratie économique » – Entretien avec François Morin

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François Mitterrand en meeting à Strasbourg en 1981 © Philippe Roos

Face à la crise économique qui vient, même l’actuel gouvernement français envisage la nationalisation de grandes entreprises. Or, les débats sur le poids du secteur public dans l’économie ont disparu de la scène politique depuis presque quarante ans, durant lesquels les privatisations se sont succédé. En tant que conseiller auprès du secrétaire d’État à l’extension du service public, l’économiste François Morin a vécu les nationalisations bancaires et industrielles de 1981 de l’intérieur. C’est cet épisode vite oublié, y compris à gauche, qu’il raconte dans « Quand la gauche essayait encore ». À l’heure où s’annonce un grand retour de l’État dans l’économie, nous nous sommes entretenus avec lui sur la mise en œuvre et les limites des nationalisations de l’époque et les leçons à en tirer pour aujourd’hui. Retranscription par Dany Meyniel.


LVSL – Vous débutez votre ouvrage par le récit des nationalisations. La première chose qui vous frappe est l’impréparation des gouvernants de l’époque, alors même que le sujet était central pour la gauche dès le programme commun approuvé en 1972. Comment expliquer cette situation ?

François Morin – Le programme commun, signé en 1972, avait quand même tracé les grandes lignes des objectifs de nationalisation. Pendant neuf ans, jusqu’en 1981, il y eut d’importants débats au sein de la gauche, c’est-à-dire entre les partis communiste et socialiste, sur des questions qui se sont avérées importantes par la suite. D’abord il y avait la question des filiales : devait-on les nationaliser ou pas ? Un autre débat portait sur le fait de nationaliser à 100% ou à 51% : une nationalisation de 100% du capital d’une entreprise permet de changer l’exercice du pouvoir dans les entreprises publiques, tandis qu’une prise de contrôle à 51% permet simplement à l’État de contrôler les principaux leviers de l’économie pour mener une autre politique industrielle. Dans le programme commun, on retrouvait aussi l’idée de nationaliser le crédit. Or, la formule était assez vague : est-ce que cela signifie nationaliser toutes les banques ou juste les principaux centres du pouvoir bancaire et financier ?

Quand la gauche arrive au pouvoir, ces débats ne sont pas tranchés. François Mitterrand avait pris position en interne en faveur de nationalisations à 100% car il savait qu’il avait besoin du vote communiste au second tour pour remporter l’élection, mais il restait discret sur le sujet. Ainsi, tous ces débats vont resurgir très vivement durant la préparation du projet de loi.

LVSL – Un passage de votre livre est très contre-intuitif : vous attestez qu’une nationalisation totale, soit 100% des parts, est moins coûteuse que l’obtention de 51% des parts.

F.M – Concrètement, quand on prend 51%, on est obligé de procéder par accord de l’assemblée générale des actionnaires. En effet, on ne peut pas passer par un rachat en bourse parce que le volume d’achats est trop important et que cela encouragerait la spéculation. En faisant donc appel à l’assemblée générale, l’État demande de procéder par augmentation de capital de la société en question, et, bien entendu, les actionnaires ont tout intérêt à faire monter les enchères puisque le prix est librement négocié. Donc, même par rapport à un cours boursier, le prix payé pour ces achats peut rapidement s’envoler. Et comme il s’agit d’une augmentation de capital où l’on double les fonds propres de l’entreprise, on va finalement payer toute la valeur originelle de celle-ci.

Si on nationalise à 100%, c’est plus simple : on procède par une loi d’expropriation au nom de l’intérêt général. Il y a certes un débat sur la valeur de l’entreprise, mais pour simplifier, son prix équivaudra au cours de bourse. Et l’avantage de prendre 100% d’une entreprise, c’est qu’il n’y a pas d’actionnaire minoritaire, donc pas de minorité de blocage des actionnaires privés qui pourraient faire valoir leur opposition à certaines décisions.

Tout ceux qui ont lu mon livre relèvent ce point, qui est effectivement complètement contre-intuitif. Encore récemment, j’ai déjeuné avec Lionel Jospin, qui était le premier secrétaire du Parti socialiste en 1981 et il m’a dit qu’il aurait bien aimé en avoir eu connaissance pour ses rencontres hebdomadaires avec Mitterrand ! Mais il faut dire que ce débat est resté confiné à quelques conseillers et responsables politiques impliqués dans la préparation du projet de loi, et ce sont des notes auxquelles j’avais contribué qui ont finalement convaincu Jean Le Garrec (secrétaire d’Etat à l’extension du service public, NDLR) et Pierre Mauroy, alors premier ministre.

LVSL – L’un des enjeux des nationalisations était donc le contrôle du crédit, qui conduira à nationaliser les plus grandes banques de l’époque, c’est-à-dire celles dont les dépôts dépassaient 1000 milliards de francs. Cette mesure est prise au nom du fait que la monnaie est un « bien public ». Expliquez-nous cela.

F.M – Comme la monnaie est créée au moment des opérations de crédit, celui qui a le pouvoir d’émettre des créances détient un grand pouvoir, qui fait partie des prérogatives de souveraineté. À l’époque, ce sujet était considéré comme fondamental. La banque centrale était alors dépendante de l’État, mais le secteur privé bancaire était plus important que le secteur public. Certes, il y avait des banques nationales mais il y avait surtout deux compagnies financières, Suez et Paribas, qui contrôlaient un grand nombre de banques et cela leur conférait un grand poids dans les circuits de financement de l’économie française. La gauche considérait donc que la monnaie était devenue un bien privé parce que l’essentiel des banques était des banques privées et que l’émission monétaire devait revenir à l’État par la nationalisation du crédit.

LVSL : Faisons un petit bilan des nationalisations de l’époque : en fait, elles vont plutôt loin si on considère les lignes de fracture au sein du gouvernement. Ce que vous appelez le camp de la « rupture » gagne un certain nombre d’arbitrages contre le camp plus « modéré ». Mais paradoxalement, un tournant néolibéral s’engage au même moment un peu partout dans le monde, alors que la France s’ouvre à la mondialisation et que la construction européenne s’accélère. Seulement deux ans après l’arrivée au pouvoir de la gauche, François Mitterrand décide le célèbre « tournant de la rigueur » et abandonne la défense des nationalisations, qui seront défaites par le gouvernement Chirac à partir de 1986, puis par tous les gouvernements suivants. Faut-il en conclure que les nationalisations ont échoué ? L’ouverture de notre économie sur le monde est-elle responsable ?

F.M – Le contexte est en effet celui de la montée du néolibéralisme, doctrine qui s’est déjà affirmée dans le courant des années 1970 : quand Mitterrand arrive au pouvoir, Thatcher est aux commandes en Grande-Bretagne et Reagan aux États-Unis. Le contexte mondial n’est donc pas favorable évidemment à cette rupture induite par les nationalisations en France, que les autres pays surveillent de très près.

Ensuite, au sein même du gouvernement français, deux lignes politiques s’affrontaient : la première, la ligne de rupture (qui regroupe Pierre Mauroy, Jean Le Garrec, les quatre ministres communistes et parfois Jean-Pierre Chevènement, NDLR), estimait qu’à l’intérieur d’un pays comme la France on pouvait faire de grandes réformes structurelles en faveur de nouveaux rapports sociaux, notamment grâce aux nationalisations. La deuxième ligne (portée par le ministre de l’Économie et des Finances Jacques Delors, celui du Plan Michel Rocard et celui de l’Industrie Pierre Dreyfus) se disait favorable au changement mais en tenant compte avec précaution du contexte international qui évoluait très vite. Avec ce contexte international qui n’était pas particulièrement favorable, en particulier suite aux attaques sur le franc, la ligne de rupture n’a donc pas pu aller aussi loin qu’elle l’aurait voulu.

Très vite, on s’est aperçu que les tentations de s’aligner progressivement sur ce qui se faisait à l’étranger étaient très fortes au sein du gouvernement. On aboutit à ce programme de rigueur dès 1983, puis à la réforme bancaire de 1984 où les banques nationalisées deviennent pratiquement des banques comme les autres. Et puis le changement de gouvernement de 1986 enclenche des privatisations massives, c’est-à-dire l’arrêt brutal de cette expérience. En 1988, le « ni…ni » mitterrandien (ni nationalisations, ni privatisations, NDLR) consacre qu’on ne peut plus rien faire à gauche et fait apparaître les nationalisations comme un échec. La gauche émancipatrice, qui voulait changer les rapports sociaux, se retrouve désorientée, comme en témoignent les privatisations massives du gouvernement Jospin. Jusqu’à récemment, la gauche a donc un souvenir traumatisant des nationalisations. On peut même dire que le sujet était tabou dans la politique française : en 2008, la droite n’a pas osé nationalisé les banques en difficulté alors que cela se faisait en Grande-Bretagne, aux États-Unis et dans d’autres pays.

Mais la crise actuelle a fait resurgir ce terme. Je crois qu’on a compris que la situation était suffisamment grave pour qu’il n’y ait pas d’autres solutions que de nationaliser certaines entreprises le temps que l’économie se redresse. Avec le krach rampant qu’on connaît actuellement, beaucoup de grandes entreprises vont perdre quasiment tous leurs fonds propres et voir leur cours boursier s’effondrer considérablement. On parle ici d’Air France ou d’entreprises dans le secteur de l’automobile, et certains évoquent déjà la nationalisation des banques. Bien sûr, tout cela est pensé comme seulement temporaire.

LVSL – Oui, la question de la nationalisation temporaire d’entreprises en grande difficulté, c’est-à-dire de la socialisation de leurs pertes, va évidemment devenir de plus en plus pressante dans les semaines à venir. Mais ce qui reste de la gauche française, notamment la France Insoumise, n’a guère parlé de nationalisations jusqu’à la crise actuelle…

F.M – C’est vrai. Par exemple, lors de la dernière élection présidentielle, les communistes avaient dit qu’il fallait nationaliser les trois plus grandes banques du pays – la Société Générale, BNP Paribas et le Crédit Agricole – mais ils n’évoquaient pas Natixis, qui était pourtant considérée comme une banque systémique au même titre que les trois autres.

Mais ça, c’était la dernière présidentielle ; la prochaine élection sera évidemment marquée par la crise que nous connaissons. La mondialisation va d’une façon ou d’une autre être remise en question, la question du rôle de l’État, de son rapport aux grandes entreprises, et sans doute aussi aux banques, va très vite se poser. Même si on sent pour l’instant une certaine prudence de la part des responsables politiques à aller au-delà de nationalisations temporaires, bientôt la question d’aller plus loin se posera.

« La question du rôle de l’Etat, de son rapport aux grandes entreprises, et sans doute aussi aux banques, va très vite se poser. »

Dans un article sur Mediapart, Laurent Mauduit fait une grande étude rétrospective des nationalisations et se demande ce qui risque de se passer prochainement. À la fin, il pose la même question que moi : à partir du moment où l’on dit qu’il faut changer de modèle, n’est-il pas judicieux d’aller vers la démocratie économique plutôt que de simples étatisations ?

LVSL – Votre livre s’achève en effet sur un plaidoyer pour la démocratie économique, c’est-à-dire donner du pouvoir aux travailleurs et aux usagers dans la prise de décision des entreprises. Vous écrivez « nationaliser des entreprises sans les démocratiser aboutit nécessairement à l’étatisation de leur gestion ». Comment éviter de reproduire les écueils du passé ?

F.M – Cette question taraude effectivement une partie de la gauche. Quelle place pour les salariés ? Dans les très grandes entreprises capitalistes ou les très grandes banques, les actionnaires qui détiennent le capital ont le pouvoir d’organiser les activités de l’entreprise et de répartir les fruits de l’activité comme ils l’entendent : soit en dividendes, soit en financement d’investissements nouveaux, soit en laissant ces revenus dans les fonds propres de l’entreprise. Même s’il y a certaines formules de participation, les salariés n’ont pas vraiment leur mot à dire à la fois dans l’organisation et la répartition des résultats.

Ne faut-il pas aller plus loin dans la reconnaissance du pouvoir des salariés ? Dans mon ouvrage, je fais référence à ce qui se passe à ces débats sur le plan théorique mais aussi ce qui se passe dans différents pays comme l’Allemagne ou les pays scandinaves, où il existe des formules de cogestion ou de co-détermination. Pour ceux que cela intéresse, les travaux de l’OIT ou d’Olivier Favereau sur ce sujet sont assez aboutis.

Pour ma part, j’estime qu’il faut aller vers une co-détermination à parité, c’est-à-dire reconnaître autant de droits aux salariés qu’à ceux qui apportent des ressources financières. Et pas simplement dans les organes délibérants de l’entreprise, comme l’assemblée générale ou le conseil d’administration, mais aussi dans les organes de direction. En effet, c’est bien à ce niveau-là que se joue les rapports de subordination qu’on connaît bien dans le monde de l’entreprise, donc il faut s’y attaquer si l’on souhaite vraiment aller vers une égalité des droits entre apporteurs de capitaux et apporteurs de force de travail.

LVSL – La conclusion de votre ouvrage aborde aussi la démocratisation de la monnaie…

F.M –  En effet. Dans la littérature économique, beaucoup reconnaissent désormais que la monnaie est devenue un bien totalement privé, puisque les banques centrales sont indépendantes des États et que les plus grandes banques sont des banques privées. Comme l’émission monétaire est désormais le fait d’acteurs privés, elle échappe complètement à la souveraineté des États. De plus les deux prix fondamentaux de la monnaie que sont les taux de change et les taux d’intérêt sont régis uniquement par les forces du marché.

Aujourd’hui, on voit bien que l’indépendance de la Banque centrale européenne (BCE)  aboutit à des choses complètement hallucinantes : cette institution applique des pratiques non-conventionnelles depuis une décennie et décide, de son propre chef, d’injecter des quantités phénoménales de monnaie. Les banques et les plus gros investisseurs financiers s’en servent pour spéculer en bourse, préparant des krachs financiers, et ces liquidités n’atteignent pas l’économie réelle qui en aurait besoin.

« Il est temps que la monnaie redevienne soit un bien public, soit un commun. »

Mais tout cela n’est nullement une fatalité. Durant les Trente Glorieuses, la monnaie était largement contrôlée par les États. Il est temps que la monnaie redevienne soit un bien public, soit un commun. Il faut que les parlements, les assemblées élues, puissent décider démocratiquement des objectifs de la politique monétaire, et des instruments à utiliser pour la mettre en œuvre.

On pourrait d’ailleurs envisager d’étendre ce principe à des monnaies locales afin d’encourager les relocalisations et l’économie circulaire. Pour l’instant les monnaies locales sont de fausses monnaies qui ont une contrepartie en devises nationales. De vraies monnaies locales citoyennes auraient la capacité de faire des avances sans contreparties, comme le font les banques avec les crédits. On me rétorquera qu’on ne peut confier ça à des collectifs, mais si on veut démocratiser l’économie, est-ce qu’on ne peut pas s’appuyer sur des autorités démocratiques locales ou régionales ?

LVSL – À travers l’exemple de la BCE, vous soulevez l’enjeu du pouvoir des technocrates. Lors des nationalisations du début des années 80, la technocratie a justement été un frein important, en particulier les hauts-fonctionnaires du Trésor. Si un gouvernement était élu en France aujourd’hui et souhaitait mener un programme ambitieux de nationalisations, la technostructure le laisserait-il faire ?

F.M – Pour en avoir fréquenté de près, je pense surtout que ces hauts-fonctionnaires, comme la plupart de nos responsables politiques, sont formatés par une certaine idéologie. Il y a donc un travail politique et idéologique important à avoir pour leur expliquer qu’on peut conduire l’État autrement que selon des principes du néolibéralisme. Tout cela passe par à la fois une bagarre politique et par une bagarre idéologique au niveau des idées.

Si on prend l’exemple de la monnaie, les néolibéraux ont une vision très néoclassique, celle d’une monnaie neutre, dont il faut simplement vérifier qu’elle ne soit pas produite en trop grande quantité pour éviter une inflation du prix des biens et des services. Selon eux, il faut des banques centrales indépendantes qui veillent à ce qu’on appelle la valeur interne de la monnaie, c’est à dire l’inflation, ne dérape pas. Le néolibéralisme pense donc que tout part de l’épargne, et donc de la rente, qui se transforme ensuite en investissements. Alors qu’en réalité, c’est tout le contraire : c’est l’investissement qui fait l’épargne. La monnaie est endogène, il faut partir des besoins des villages, des entreprises, des services publics. Une fois qu’on sait ce qui doit être financé, on accorde des crédits correspondant à ces besoins et ensuite, en bout de chaîne, vous avez de l’épargne grâce à l’activité économique.

Une fois qu’on a compris ça, on peut s’autoriser à utiliser la monnaie pour financer des activités économiques, et il appartient au politique de déterminer lesquelles. Si l’on comprend ce processus, on peut aussi s’autoriser des déficits afin de financer certains besoins… Tout ce que je viens d’expliquer, ce sont des choses que la pensée néolibérale n’intègre pas. Pour elle, ce qui compte c’est le profit et l’accumulation du capital. Ainsi, il y a d’abord une question très politique sur ce qu’il est possible de faire collectivement.

LVSL – Dans le livre, vous racontez votre rencontre avec Michel Rocard il y a quelques années, qui vous disait à quel point il signe à contrecœur l’autorisation de mobilité totale des capitaux en 1990. Or, avant même l’élection de François Mitterrand, une fuite des capitaux a affecté la France et c’est notamment pour éviter d’accroître ce phénomène que les textes de nationalisations sont préparés dans le plus grand secret. Aujourd’hui, la mobilité des capitaux est absolue, garantie comme une des quatre libertés fondamentales permises par l’Acte unique européen, et rendue immédiate par l’informatique. Peut-on éviter un scénario catastrophe où on verrait l’élection d’un nouveau gouvernement ambitieux rendue impuissante par la fuite des capitaux ?

F.M. : Effectivement j’ai eu l’occasion d’en discuter avec Michel Rocard, il avait bien l’intuition à l’époque que c’était une décision importante et j’ai senti que ça lui pesait. Il ne voulait pas prendre cette décision et s’est ensuite rendu compte qu’il avait fait une erreur. C’est à partir de cette libéralisation, au début des années 1990, que les marchés monétaires et financiers se globalisent véritablement, que vont se multiplier toutes les dérives et que les crises deviennent de plus en plus systémiques. J’étais au conseil de la Banque de France à l’époque et j’ai pu constater à quel point la spéculation internationale était démentielle.

« C’est à partir de cette libéralisation que vont se multiplier toutes les dérives et que les crises deviennent de plus en plus systémiques. »

J’ai vécu la crise du SME (Système monétaire européen) en septembre 1992, où la livre sterling a été attaquée sur les marchés, qui décidera les Anglais à ne pas participer à la construction de l’euro. J’ai aussi traversé deux autres crises du SME, en décembre 1992 et surtout en juillet 1993, et la crise asiatique des années 1996-1997, une crise systémique très grave qui a touché un grand nombre de pays. Bref, l’ouverture totale des frontières déstabilise complètement le marché des changes mais aussi le marché financier puisque les mouvements boursiers globalisés sont totalement soumis, en tout les cas pour les plus grandes économies, aux vents de la spéculation.

Ainsi, à partir du moment où vous interdisez des mouvements de capitaux les plus courts, vous limitez forcément la casse sur le marché des changes et les autres marchés et vous limitez le rôle de la spéculation. Il restera toujours le commerce international, c’est-à-dire les importations et exportations, et cela permettra toujours de la spéculation sur le marché des changes, mais vous empêchez les grandes bourrasques financières. Je pense donc qu’il faut revenir sur cette libéralisation, au moins sur cette possibilité de déplacer des masses énormes de capitaux à la vitesse de la lumière. Il faut que les échanges de capitaux s’orientent vers des investissement de long terme, pas de la spéculation. Rien que ça serait un vrai bouleversement de ce qui se passe aujourd’hui dans la sphère financière.

« Nous avons besoin de dire que les vies des livreurs valent plus que ça » – Entretien avec Édouard Bernasse, secrétaire général du CLAP

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Édouard Bernasse est secrétaire général du CLAP, le Collectif des livreurs autonomes de Paris. En pleine épidémie de coronavirus, tandis que de nombreux Français sont invités à demeurer chez eux, les livreurs qui travaillent auprès de plateformes continuent leurs courses. Cette situation tant étonnante que scandaleuse illustre la grande précarité de ces livreurs : du statut à l’absence de considération politique, au laisser-faire des plateformes… Entretien pour mettre en lumière celles et ceux qui demeurent exposés.

LVSL – Pouvez-vous au préalable présenter l’origine du Collectif des livreurs autonomes de Paris à nos lecteurs ?

Édouard Bernasse Le CLAP (Collectif des livreurs autonomes de Paris) est un collectif réuni sous forme d’association (loi 1901) qui a vu le jour début 2017. Sa création est une réponse à la chute de Take Eat Easy (une plateforme de mise en relation comme Deliveroo, Uber Eats), c’est-à-dire une plateforme de foodtech, qui a emporté avec elle l’argent qu’elle devait aux coursiers et au restaurateurs. Les livreurs qui travaillaient avec Take Eat Easy à temps plein ou à temps partiel, n’ont jamais été payés pour les derniers mois travaillés avec cette plateforme.

À l’époque, il existait déjà des groupes de coursiers sur les réseaux sociaux, afin d’échanger sur la vie quotidienne, partager des expériences et sourire un peu aussi. Ainsi quand Take Eat Easy a annoncé sa fermeture de manière soudaine, les coursiers de ces groupes ont très vite compris que la liquidation serait prononcée sans que l’argent qu’il leur était dû ne leur soit versé. Le sentiment de colère a vite pris le dessus dans la communauté des coursiers, accentué par le partage des ex-dirigeants de la plateforme de leurs photos de vacances en Toscane sur Instagram.

Les coursiers sont majoritairement allés vers une autre plateforme qui s’était installée à Paris en 2015 : Deliveroo. Celle-ci a profité de cette manne de coursiers pour augmenter sa capacité de livraison et sa flotte de livreurs. Les livreurs ont donc signé un contrat avec une rémunération à l’heure (7,50€), à laquelle s’ajoutait une rémunération par course pouvant aller jusqu’à 4€.

« Résultat de leur communication start-up cool et flexible, elles étaient présentées dans la presse comme un moyen sympa pour les étudiants de gagner un peu d’argent tout en faisant du sport, avec des horaires flexibles, ainsi qu’une liberté qui se traduisait par l’absence de manager sur le dos. »

Et puis petit à petit, les livreurs, qui étaient déjà sur la défensive avec le traumatisme Take Eat Easy, ont pu s’apercevoir que leur méfiance était justifiée puisque Deliveroo commençait à leur supprimer quelques petits euros à gauche à droite, de manière très sournoise.

Mobilisation des livreurs © Marion Beauvalet
Mobilisation des livreurs © Marion Beauvalet

Par exemple, des minimums garantis qui était promis sur certains soirs ont un peu diminué. C’est ensuite logiquement que sont arrivées les rumeurs concernant les changements de tarification de Deliveroo. Nous avons alors pensé que, plutôt que d’avoir plusieurs groupes d’échanges sur les réseaux sociaux, nous devions passer à l’étape supérieure et créer une structure avec un message fort, des porte-paroles, une identité ; un collectif qui soit un véritable contre-pouvoir aux plateformes, à la fois au niveau médiatique qu’institutionnel.

Il s’agissait de lever le voile sur la réalité des conditions de travail des livreurs de plateformes, qui avaient plutôt bonne presse à cette époque. Résultat de leur communication start-up cool et flexible, elles étaient présentées dans la presse comme un moyen sympa pour les étudiants de gagner un peu d’argent tout en faisant du sport, avec des horaires flexibles ainsi qu’une liberté qui se traduisait par l’absence de manager sur le dos. Sauf qu’on a très vite compris que ce n’était que de la communication, comme souvent avec ces plateformes, qui sont avant tout des boîtes de com’.

Puis, ce qu’on craignait est arrivé : fin 2016, Deliveroo supprime la tarification à l’heure et passe à une tarification à la course. 5,75€ pour tous les nouveaux livreurs. Les anciens, eux, recevaient un avenant pour passer à cette nouvelle tarification. Avenant qu’ils ont bien sûr refusé, car il était moins avantageux, contrairement à ce que la plateforme arguait. En mars 2017, les anciens reçoivent à nouveau cet avenant. Mais cette fois-ci, le choix présenté par Deliveroo était différent : soit ils signaient, soit ils étaient « déconnectés », c’est-à-dire virés. Les masques tombaient. Les primes pluie et les minimums se sont d’ailleurs très vite détériorés, puis ont été supprimés.

C’est ainsi qu’après un rassemblement pour contester ces pratiques, le CLAP est né. L’objectif est de faire exister ces travailleurs pour qu’ils aient leur mot à dire dans les conditions essentielles de leurs contrats, comme ce devrait être naturellement le cas puisqu’ils sont auto-entrepreneurs.

LVSL – À l’heure où chacun est invité à se confiner, quelle est la situation des livreurs concernant leur travail notamment ? Qu’a fait ou n’a pas fait le gouvernement ? Enfin, est-ce que vous avez eu des communications particulières avec les plateformes comme Uber Eats ou Frichti ?

É. B.  Nous n’avons aucunes communications particulières avec les plateformes qui sont de toute façon dans une logique de contournement des travailleurs et de leurs représentants. Pour vous donner un exemple, il y a un mois, le responsable de la communication et des affaires publiques de Deliveroo nous a convié à une réunion pour nous présenter son « forum », une farce d’élection organisée et maîtrisée par la plateforme, et n’est même pas venu à cette réunion. Il a envoyé des collaborateurs qui n’ont bien sûr aucun pouvoir de décision et qui nous ont rabâché pendant une heure que c’était un problème de transparence, de communication et qu’ils avaient « targuetté le feedback ». On a fini par claquer la porte de la réunion.

Quand on voit les mesures d’hygiène qu’a prôné le gouvernement, qui a affirmé s’être concerté avec les les représentants sociaux, déjà, il y a un problème. Les représentants sociaux pour le gouvernement Macron, ce sont les entreprises. Aucun livreur n’a été sollicité pour donner son avis sur une manière de livrer plus hygiénique. Forcément, livreur ou pas, médecin ou pas, une personne raisonnable et responsable vous dira que la meilleure mesure barrière, c’est de fermer les plateformes et d’indemniser les livreurs.

« Il nous faudrait une paire de gant par commande minimum et une dizaine de masques par jour. Impossible en l’état actuel des stocks. »

La plupart des restaurants sont fermés, certains continuent à faire de la livraison de repas exclusivement, mais pour nous c’est irresponsable. Irresponsable au regard du nombre de parties prenantes qu’un livreur est amené à fréquenter pour une seule commande : le restaurateur, le cuisinier, les autres coursiers, le client… C’est irresponsable aussi quand on voit tout ce qu’il est obligé de toucher : digicodes, interphones, portes d’entrée, boutons et portes d’ascenseur. Il nous faudrait une paire de gants par commande minimum et une dizaine de masques par jour. Impossible en l’état actuel des stocks.

De toute manière, il n’y a plus beaucoup de commandes et de nombreux livreurs ont été obligés de s’arrêter. Soit parce qu’ils ont bien constaté cette baisse ou parce qu’ils craignent pour leur santé. Les mesures hygiéniques mises en place, comme la fameuse livraison sans contact, ne sont pas suffisantes.

Les mesures des plateformes, c’est uniquement de la communication, une position, une image : on se doute bien que lorsque vous livrez une commande ce n’est pas parce que vous respectez une distanciation sociale de deux mètres que vous n’êtes pas porteur du virus.

Les livreurs suent, sont dans la pollution, font des efforts, toussent et évidemment, c’est extrêmement dangereux… Il faudrait être cohérent : on est en guerre ou est-ce qu’on se fait livrer des burgers et des pizzas ? Nous préconisons d’arrêter les plateformes car elles ne sont pas essentielles, les gens disposent d’autorisations pour aller faire les courses. Il faut indemniser les travailleurs des plateformes au même titre qu’on indemnise les salariés qui sont au chômage partiel.

« Qu’ils commencent par payer leurs impôts en France s’ils veulent vraiment aider les hôpitaux. Qu’ils ferment leurs plateformes pour ne pas amener plus de malades dans les hôpitaux. »

Les mesures qui ont été annoncées par Bruno Le Maire, notamment celle sur le fond d’aide forfaitaire à 1500 euros, ne sont pas adaptées aux indépendants des plateformes. Les conditions d’éligibilité évincent tous les livreurs qui ont commencé leur activité récemment, car il y a beaucoup de turn-over dans ces boîtes (un indépendant doit prouver qu’il a perdu 50% de son chiffre d’affaire, en comparaison avec le mois de mars 2019), ainsi que ceux qui ne l’exercent pas à titre principal. Lorsqu’on regarde toutes ces conditions, on sait que la majorité des coursiers ne toucheront jamais cette aide. C’est pour cela que les plateformes en profitent pour dire qu’elles instaurent leurs propres aides, palliant ainsi aux mesures du gouvernement, en se réservant le bon rôle. Quand vous êtes atteint du Covid-19, Deliveroo vous indemnise à hauteur de 230€ : c’est dérisoire. C’est aussi cohérent avec la communication visant à se faire passer comme étant les bienfaiteurs et les nouveaux héros du service public français, en livrant les hôpitaux. Qu’ils commencent par payer leurs impôts en France s’ils veulent vraiment aider les hôpitaux. Qu’ils ferment leurs plateformes pour ne pas amener plus de malades dans les hôpitaux.

Le constat c’est que nous sommes non seulement des travailleurs récréatifs, mais récréatifs « sacrifiables » car nous ne sommes pas essentiels, contrairement aux pompiers, infirmières et infirmiers, policiers, médecins… Nous livrons des burgers et des sushis et nous avons besoin de dire que nos vies valent plus que ça.

LVSL  Si on se place du côté des plateformes, outre les questions de l’indemnisation, est-ce qu’aujourd’hui vous disposez de masques ? Quand Édouard Philippe ou Olivier Véran parlent de livraison de masques qui vont être distribués à certaines entreprises qui auront elles-mêmes à les répartir, vous faites partie de ce dispositif ?

É. B. – Même si on nous donne des masques, nous restons le petit personnel qui va au contact pour faire plaisir à la clientèle alors que celle-ci reste confinée. Il faut, à un moment donné, être cohérent.

LVSL  La France n’est pas le seul pays où des mesures de confinement ont été prises, savez-vous s’il y a des endroits dans le monde qui font face à l’épidémie et où des plateformes auraient accompagné différemment les livreurs, ou globalement vous observez les mêmes choses ?

É. B. On observe à peu près les mêmes mesures partout dans le monde parce que le principe est le même : les plateformes font appel à des travailleurs indépendants et donc qui se débrouillent par eux-mêmes. C’est l’idée mais c’est totalement hypocrite parce que nous sommes clairement subordonnés, la justice l’a d’ailleurs reconnu.

Je pense que les plateformes ont également peur de devoir distribuer ce genre de choses parce que, justement, on pourrait y voir un lien de subordination et c’est vraiment l’élément qui déclenche les sirènes dans les bureaux des plateformes. C’est pareil partout sauf peut-être, je l’ai lu, dans certaines régions d’Italie, où les plateformes ont été obligées de fermer.

LVSL – Dans un premier temps, peut-on revenir sur le lien qu’il peut y avoir ou non entre les travailleurs des plateformes, notamment les livreurs, et les syndicats traditionnels ? Ces derniers se font-ils le relais de votre situation, avez-vous des échanges avec ces structures ?

É. B. D’abord les gens apprécient le CLAP, car nous sommes un collectif autonome. Quand on voit les différents groupes de discussion des coursiers partout en France, dans lesquels aussi il y a des représentants de la CGT, certains coursiers n’adhèrent pas au discours de la CGT et veulent une structure comme à Paris, qui est autonome.

C’est un choix personnel. Je pense que le CLAP a fait ses preuves et que les livreurs ont pu apprécier nos actions, notre efficacité médiatique et notre gouvernance en dehors des logiques d’apparats syndicalistes. La crise des gilets jaunes démontre bien que les gens ne croient plus vraiment aux syndicats traditionnels et c’est malheureux. Je pense que les livreurs sont également dans cette logique là.

Il reste que nous échangeons tous les jours avec nos collègues qui sont membres de la CGT. Ils ont leur vision et leurs moyens, tandis que nous avons envie de rester autonomes. Nous considérons qu’il incombe au syndicat de s’adapter à sa base. Ce n’est pas la base qui doit s’adapter à la politique que veut mener le syndicat. Et je pense que beaucoup se reconnaissent dans cette logique. C’est très bien qu’il existe aujourd’hui deux fronts. Évidemment, l’entraide et le partage d’informations prédominent avec nos collègues de la CGT.

LVSL  Est-il possible de développer ce point des revendications des syndicats par rapport à vous ? En quoi est-ce que cela ne correspond pas totalement à ce à quoi les livreurs peuvent aspirer ? Quel est ce décalage justement entre les structures classiques et les nouvelles formes de travail ?

É. B. – Les syndicats défendent traditionnellement des salariés et non des indépendants, c’est un premier point. Cela veut dire qu’au niveau statutaire, le syndicat doit changer et aller expliquer dans une confédération qu’elle doit changer de statut pour apporter de l’aide aux livreurs des plateformes, qui en plus sont des travailleurs qui changent tous les six mois donc difficiles à fédérer.

Ce sont des travailleurs qui sont atomisés, qui sont en plus à la fois jeunes et dans une logique de simplicité absolue. Quand on est livreur Deliveroo, on a l’indépendance, ça se fait en deux clics, on travaille avec une plateforme, à la fin de la journée on peut voir combien d’argent on a gagné. Nous n’avons pas le temps de base pour aller voir une union syndicale puisque quand nous ne travaillons pas, nous ne gagnons pas d’argent, donc les livreurs sont dans quelque chose de plus direct et plus autonome, parce qu’ils se considèrent eux-mêmes comme des autonomes.

Et c’est cette autonomie là qu’ils essaient de gagner, parce que dans les statuts de leurs contrats, ils sont censés être indépendants. Mais ils ont bien compris qu’en fait, ils ne l’étaient pas du tout. Les syndicats, qui sont dans la logique du salariat classique, n’ont forcément que peu d’écho auprès de ces jeunes.

« On est travailleur 2.0, alors on sera un collectif de défense 2.0. »

Nous préférons nous organiser nous-mêmes, faire les choses comme on l’entend avec nos éléments de langage, les outils dont nous disposons. On est travailleur 2.0, alors on sera un collectif de défense 2.0. De fait, on ne va pas se mêler de politique, même si ça l’est toujours un peu, parce que nous estimons que notre syndicat doit être avant tout et surtout professionnel, alors qu’intégrer un syndicat existant, c’est intégrer des luttes intestines, des luttes politiques, des luttes d’ego.

Nous connaissons très bien notre métier, de même que nos arguments. Pour être efficaces, nous avons besoin des ressources nécessaires à la bonne et pleine exécution de nos objectifs et que les syndicats ne sont pour l’instant pas disposés à nous offrir. C’est pour cela qu’il nous faut nous adapter.

« À force de ne pas être écoutés, de recevoir toujours les mêmes éléments de langage, les livreurs se rendent compte qu’on les a pris pour des imbéciles pendant deux, trois ou quatre ans et décident de se battre. »

LVSL – Lorsqu’un livreur va jusqu’aux prud’hommes, son contrat est souvent requalifié par les personnes qui instruisent son cas. Aspirez-vous tous à tendre vers le salariat ?

É. B. Notre travail c’est de relayer la volonté de notre base, donc des livreurs. Et ils ne veulent pas être salariés mais veulent être tout de même respectés et c’est ce respect qui n’existe pas pour l’instant. S’il faut passer par une forme de salariat, mais plus autonome pour avoir la garantie de conditions décentes de travail, tous les livreurs seraient prêts à signer, prêts à faire partie de ce salariat-là, mais pas celui qu’on entend classiquement.

Pourquoi, bien qu’ils veuillent rester indépendants, ils veulent ou sont allés en justice devant les prud’hommes ? Parce qu’il y a un préjudice qui doit être réparé. Un préjudice qui est matériel, on perd de l’argent, mais aussi préjudice moral ; le fait de vous demander tout le temps d’être disponible, notamment les week-ends, je pense aux pics obligatoires chez Deliveroo par exemple, d’être soumis à un agenda très contraignant qui vous empêche de mener à bien votre projet professionnel, familial et autre. Et puis il y a un préjudice politique. À force de ne pas être écoutés, de recevoir toujours les mêmes éléments de langage, les livreurs se rendent compte qu’on les a pris pour des imbéciles pendant deux, trois ou quatre ans et décident de se battre.

Il faut bien comprendre qu’à l’origine nous ne sommes pas pro-salariat dans le sens classique du terme. Toutefois, nous avons travaillé avec le groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste au Sénat (CRCE), lequel a rendu une proposition de loi relative au statut des travailleurs des plateformes numériques. Dans cette proposition de loi, on se base sur ce qui existe déjà dans le code du travail, notamment le livre sept, qui est très complet et contient beaucoup de bases sur lesquelles nous pouvons nous appuyer pour construire ce salariat que nous appelons « salariat autonome ».

Il permettrait à un livreur qui est salarié de négocier avec les plateformes de manière régulière, annuellement admettons, ses conditions essentielles de travail avec un prix fixe juste et décent de la course, par l’intermédiaire de représentants que lui et ses pairs auraient élus. D’un côté, cela permet de remettre tout le monde autour de la table des négociations afin d’obtenir des garanties sur les conditions de travail, et de l’autre, de rattacher les travailleurs à la protection sociale.