En marche vers la fin de l’unité républicaine ?

Ce sont souvent les réformes qui font le moins de bruit qui transforment le plus la société. Votée en 2022, la loi 3DS, technique et obscure, pourrait bien avoir un impact plus significatif sur notre régime social que la réforme des retraites. Loin de ne toucher que la Corse, les propositions faites par Emmanuel Macron, concernant l’inscription du droit à la différenciation territoriale dans la Constitution, semblent conduire notre pays sur la pente de la dislocation, voire vers la reconnaissance d’un système communautarien. Alors que le monde politique a ignoré ces réformes, qu’elles ne font l’objet d’aucun appel à la mobilisation et qu’elles sont menées dans l’indifférence générale, voire avec une large approbation, elles sont néanmoins en passe de rompre tout ce qui fait notre monde commun. Sans prise de conscience immédiate, notre pays sera demain dénué du cadre légal pour mener des politiques publiques ambitieuses et contraint de voir ses services publics privatisés, ainsi que sa protection sociale désunifiée. Par Benjamin Morel, professeur de droit public.

Le piège des compétences décentralisées

Passée en partie inaperçues en septembre dernier, les 40 propositions de Valérie Pécresse et de la région Île-de-France méritent une attention particulière. Il s’agit pour la collectivité de dresser la liste des compétences qu’elle voudrait voir décentraliser en vertu de l’article L.4221-1 du code général des collectivités territoriales, modifié par la loi n° 2022-217 du 21 février 2022, dite « loi 3DS ». L’État a un an pour répondre à celle qui aurait pu elle-aussi devenir présidente de la République.

La région propose ainsi la régionalisation du SMIC. Le coût de la vie en Île-de-France étant plus élevé qu’ailleurs, on serait tenté d’applaudir cette proposition. Toutefois, il faut bien comprendre toute la perversité de ce qui apparaît au départ comme une bonne intention. En effet, élever le SMIC dans un territoire pour des raisons de coût de la vie, c’est légitimer qu’on l’abaisse dans d’autres. Même si à terme cela ne devait pas arriver en valeur absolue, on peut s’attendre à ce que le « coup de pouce » au SMIC ne soit plus que régional, jusqu’à ce que les régions les plus pauvres voient leurs salaires minimums s’effondrer par rapport à l’inflation, et soient peu à peu paupérisées. La politisation du niveau du SMIC deviendrait impossible, dispensant le gouvernement de toute pression pour agir dessus. Si cela se justifie pour le SMIC, cela se justifie aussi, nécessairement, pour les traitements des fonctionnaires et les pensions. In fine, c’est l’ensemble des bas revenus des territoires les plus pauvres qui subiront de plein fouet et avec violence les conséquences de la différenciation territoriale. La péréquation économique se faisant en France pour une grande part grâce aux pensions et aux traitements, si fonctionnaires, retraités et bas salaires consomment moins faute de revenus, c’est le tissu commercial et économique de régions entières qui pourrait bien s’effondrer.

« À terme, le service public de l’éducation est menacé de disparition. »

Autre exemple, la région souhaite pouvoir créer des écoles privées sous contrat disposant d’une totale liberté pédagogique. Ces dernières seraient évidemment sélectionnées par la clairvoyance de la Région, mais financées par les rouages obscurs de l’État. Il s’agit en fait d’importer le modèle, qui a pourtant totalement échoué, en Grande-Bretagne, en créant des écoles fondées sur une approche strictement managériale et économique de l’éducation. À terme, le service public de l’éducation est menacé de disparition. On peut rompre avec l’héritage de Jules Ferry par une grande loi supprimant l’École publique, ou par le bas, en laissant aux régions le soin de la concurrencer aux frais de l’État en s’appuyant sur des établissements-entreprises, équivalents d’une business school. C’est ce que propose Valérie Pécresse. Que l’on se rassure, si elle ne va pas encore si loin pour l’hôpital public et la politique de l’emploi, ces autres grands services publics ne sont pas oubliés dans ses 40 propositions…

Pour faire de telles demandes, Valérie Pécresse s’appuie sur une loi que certes les communistes et les insoumis ont rejetée, mais pour laquelle les socialistes ont voté. Peut-on leur en vouloir ? Sans doute. Ont-ils voulu cela ? Clairement pas. Seulement, la différenciation présentée comme une mesure sympathique et inoffensive permettant aux « collectivités de demander des compétences afin de les exercer au plus près du terrain » est un slogan qui, accompagné d’une technicité législative folle et d’un désintérêt politique pour le droit des collectivités, a mené à ne pas voir qu’à travers le concept de différenciation on pouvait détruire les services publics et saper les fondements de la protection sociale. Autre mesure très consensuelle, technique et peu mobilisatrice, Emmanuel Macron propose d’inscrire ce droit dans la Constitution. La gauche est à présent prévenue de ce que cela implique. Ceux qui la voteront au nom des mêmes slogans inoffensif n’auront plus l’excuse de la naïveté.

Déroger à la loi commune ?

Emmanuel Macron propose également, toujours au nom du droit à la différenciation, de permettre aux collectivités de « déroger » à la loi. Lorsque Laurent Wauquiez a annoncé ne pas vouloir appliquer le zéro artificialisation nette, l’ensemble de la gauche a crié au scandale. On peut contester ce choix, mais en soi, il est conforme au droit. On a permis aux collectivités de ne pas appliquer la loi en question. On peut juger cela absurde, mais on ne peut pas en appeler au droit à la différenciation, en permettant aux élus de déroger, et s’étonner et s’indigner qu’ils le fassent. Certains, comme Europe Écologie Les Verts, qui se sont fendus d’un communiqué salé à l’encontre du président d’Auvergne-Rhône-Alpes au nom de l’unité de la loi, tout en appelant de leurs vœux cette différenciation, devraient en tirer des leçons.

Ce qu’Emmanuel Macron propose va encore plus loin puisqu’il s’agit d’accorder un droit à l’adaptation pour toutes les collectivités. Là aussi, l’idée plaît ! Les lois sont bavardes et grèvent la marge de manœuvre politique des collectivités. C’est vrai et cela conduit à remettre en cause leur libre administration. Nous pourrions cesser de légiférer n’importe comment et utiliser les nombreux instruments constitutionnels présents aux articles 41 ou 37-2 de la Constitution pour faire le ménage et desserrer le corset qui les entoure. À la place, le chef de l’État, sous les applaudissements presque généraux, propose plutôt de déroger. Il va falloir que les partisans de la différenciation expliquent comment mener des politiques cohérentes de transition écologique si chacun peut faire à sa guise. Ajoutons à cela que Valérie Pécresse, dans ses 40 propositions, veut définir elle-même les règles de performance énergétique des logements. Autant renoncer à lutter contre le réchauffement climatique en espérant que sa collectivité saura « déroger » à ses effets…

« Imagine-t-on qu’on accorde un droit à déroger au Code de la route ? »

Par ailleurs, il convient de s’arrêter sur cette idée de dérogation. Ce n’est pas là une affaire de jacobins ou de girondins, ni même de fédéralistes ou d’anti-fédéralistes. Dans aucun État à peu près constitué, aussi décentralisé soit-il, on n’a fait de la dérogation le principe de l’application de la loi. C’est le fondement même de l’État de droit et de l’ordre juridique qui est attaqué ici… Imagine-t-on qu’on accorde un droit à déroger au Code de la route ? Supposez qu’en raison de ma préscience des accidents, qui fait de moi un être surconscient, je m’autorise à déroger à la règle m’interdisant de m’arrêter au feu rouge. Poussé à l’absurde, c’est le même principe. Emmanuel Macron constitutionnalise la boutade de Churchill selon laquelle « en France tout est autorisé, même ce qui est interdit », et le reste de la classe politique ne semble pas y voir un problème, voire applaudit.

Le cheval de Troie du communautarisme

Ce que le président a annoncé en Corse est également très grave et hypothèque l’avenir du pays. D’abord, ce dernier propose de consacrer la Corse comme « communauté culturelle ». En faisant cela, il veut éviter de parler de « Peuple corse », ce qui introduirait une rupture dans la souveraineté et ouvrirait un droit à la sécession. Dans notre Constitution, le Peuple n’est pas défini culturellement ; le Peuple est identifié comme souverain. On pourrait donc penser qu’il propose une voie plus acceptable, mais, sans doute par inconséquence, il ouvre un chemin extrêmement mortifère. En effet, la République ne reconnaît aucune communauté. Elle ne reconnaît que des citoyens, indépendamment de leur culture, leur religion ou leur ethnie. Reconnaître une communauté dans la Constitution, c’est se confronter à un choix cornélien. Soit cela implique de les reconnaître toutes. Si l’on reconnaît une communauté culturelle corse, il faut aussi considérer l’existence d’une communauté culturelle bretonne, basque… mais aussi musulmane, afrodescendante ou asiatique. Si on s’y refuse, considérant que certaines de ces communautés n’ont pas à être reconnues car d’une moindre dignité, alors on les hiérarchise. Peu importe comment on le présente, quelles justifications on donne, quelle précaution on y met… cela s’appelle du racisme. Si la rédaction proposée par Emmanuel Macron entre dans la Constitution, nous n’aurons d’autre choix que de mettre en place une République communautariste ou un État raciste. Il n’y aura pas de troisième voie.

« La République ne reconnaît aucune communauté. »

Ensuite, le Président propose de reconnaître une autonomie à la Corse. Disons-le d’emblée : cela ne veut rien dire juridiquement. Être autonome, c’est se donner sa propre norme, comme le fait une commune lorsqu’elle prend un arrêté municipal. Toutefois, derrière l’idée d’autonomie se cache l’idée d’un statut particulier qui n’aurait de fondement que l’identité. Évidemment, accorder un statut à la Corse en reconnaissance de son identité, c’est montrer du mépris pour celle d’autres régions qui ne pourraient acquérir ce même statut. La Bretagne ne s’y est pas trompée et a le jour même soumis un rapport sur l’autonomie à Élisabeth Borne, son président demandant « la même chose » que la Corse. Ce phénomène de surenchère que nous analysions il y a quelques mois dans La France en miettes et dans les colonnes de LVSL semble se confirmer. D’autres ont emboîté le pas de la Bretagne, jugeant aussi qu’une identité reconnue exigeant un statut soit-disant taillé pour une « Île-Montagne »… Si elles devaient l’obtenir, gageons que la Corse, se sentant normalisée, demanderait un statut de plus grande autonomie, puis à terme l’indépendance, au regard de ses caractéristiques propres. Nous avons déjà analysé ce phénomène de surenchère et nous permettrons aussi d’être court. Cela a eu lieu sans guère d’exception partout où en Europe où l’on a fait le choix de lier statut et identité. Sans revenir dessus en détail, rappelons qu’une fois cette dynamique lancée, personne n’a trouvé la clé pour en sortir. La vie politique espagnole ou belge est même structurellement bloquée par ce problème. La première victime de ce phénomène est d’ailleurs la solidarité nationale. On ne veut pas payer pour ceux qui n’apparaissent pas comme appartenant à la même nation… l’ERC catalane, parti de gauche indépendantiste, appelle ainsi à garder les impôts catalans en Catalogne et à ne pas financer les pauvres Andalous… Que ceux qui prônent aujourd’hui le régionalisme assument cette rupture de solidarité, car elle s’impose à terme nécessairement, quelles que soient les bonnes intentions professées.

Par des mesures techniques ou qui semblent ne toucher qu’une île, que les élites parisiennes ont pris l’habitude de négliger, c’est bel et bien l’ensemble de ce qui constitue notre pays, notre modèle social, notre modèle de service public et notre avenir commun qui est menacé. Soit, nous continuons à nous aveugler en nous gargarisant d’une apologie niaise des irréductibles différences entre les « territoires », soit nous commençons à travailler sur les conséquences de ce qui est proposé. Quoique non. Ceux qui voulaient détruire la République, la Nation, les services publics, le système social ont déjà, eux, travaillé, et nous en mettent les conséquences devant les yeux. Il convient simplement de s’opposer fermement, ou bien d’accepter de faire partie des fossoyeurs de tout ce que nous disons défendre.

Le péril ignoré des régionalismes français

Manifestation de régionalistes alsaciens en 2014 contre la fusion des régions créant l’actuelle région Grand Est. © Claude Truong-Ngoc

Les profiteurs de crise ne se limitent pas aux multinationales prétextant l’inflation pour s’enrichir sur le dos des Français. À chaque aveu de faiblesse du pouvoir central, les mouvances régionalistes saisissent l’occasion au vol pour exiger des transferts de compétences et accélérer le dépeçage de l’Etat. L’évocation de cette nouvelle menace fait généralement sourire et laisse rapidement place aux déclarations apaisantes des élus, voguant entre lâcheté et candeur. Pourtant, de la péninsule armoricaine aux falaises corses en passant par la côte basque, les germes de l’implosion sont déjà bien enracinés. Il y a de cela seulement quelques mois, la seule flambée des violences en Corse à la suite de la mort d’Yvan Colonna avait entraîné des menaces de reprise des combats de la part d’indépendantistes de toute la France. L’escalade des sécessions est vite arrivée si nous ne prenons pas garde à ne pas trébucher par manque de fermeté. Récit d’une démission des élites, de l’abandon de l’idée « France ».

L’État français, premier artisan de son détricotage

Nul besoin de chercher bien loin les agents du détricotage du pays. C’est devant nos yeux que politiques et hauts-fonctionnaires se relaient depuis une quarantaine d’années, depuis la loi Defferre de 1982, pour morceler le territoire. Incapables de réaliser que le déficit – ou la négation – démocratique provient avant toute chose de la « vassalisation » de la France. Ils s’entêtent alors à promouvoir la « démocratie de proximité », ne laissant en vérité aux citoyens que le luxe de débattre de broutilles insignifiantes. Voici où nous mènent la consécration du droit à l’expérimentation pour les collectivités territoriales en 2003, comme celle du droit à la différenciation territoriale en 2022.

Loin de renouveler le feu démocratique, ces avènements de la singularité des localités préparent le terrain à une citoyenneté à géométrie variable ; les collectivités gagnant à toujours plus se démarquer pour rester attractives. C’est ainsi qu’un habitant de Poitiers, Lodève ou encore Pau peut bénéficier du dispositif « territoire zéro chômeur de longue durée » faisant de l’emploi un droit garanti, tandis que d’autres territoires en sont privés. Si ces spécificités restent temporaires, elles s’inscrivent dans un élan général de multiplication des collectivités à statut particulier, donnant une place croissante à des entités locales nouvelles et illisibles, à l’image de la Communauté européenne d’Alsace. Le Français du Béarn pourrait bientôt faire face à un appareil normatif distinct de celui de Picardie, et la France n’aura de diversité plus qu’un brouillage technocratique. Le fil rouge de ces réformes, lui, reste le même : la mise à mal de l’unité française.

La fabrique des régionalismes à marche forcée

Ces mêmes politiques ont fait de la région, sans même l’avoir demandé aux Français, un nouvel échelon « démocratique ». Un nouveau vote sans conséquences qui a vite lassé les électeurs. Il est pourtant apparu dans l’indifférence générale comme une aubaine pour les partisans du régionalisme. Ils ont alors pu rapidement et artificiellement gagner en audience, donnant une place croissante à la question de l’autonomie, promettant à leurs concitoyens ce que l’Etat central était incapable de leur procurer, sublimant savamment le sentiment d’impuissance nationale dans le renouveau d’une puissance régionale.

L’exemple corse est à cet égard criant : loin des fantasmes régionalistes, les Corses avaient voté en 2003 contre la création d’une collectivité unique dotée de pouvoirs exorbitants du droit commun. Au fil des scrutins, les renoncements et les scandales de corruption des partis nationaux ont fini par offrir une écrasante victoire aux régionalistes lors des élections régionales de 2015. Cette même année, le projet refusé par référendum il y a 12 ans est instauré par la loi NOTRe, scellant cette décentralisation à marche forcée qui a fait de l’épiphénomène régionaliste une présence pérenne. 

Vers une « Europe des régions » ?

Le rêve d’universel renforce encore et toujours l’importance de cultiver sa singularité. Face à la constitution du marché mondial, la disparition des frontières, il est devenu bien difficile de réguler ce que Michel Debray appelle le « thermostat de l’identité ». Noyé dans l’ère du « vide », l’individu est pris dans la fièvre identitaire la plus exacerbée et caricaturale et se rattache alors à l’attachement qui lui semble le plus proche, le plus palpable, mais aussi le plus dynamique : l’identité régionale.

Noyé dans l’ère du « vide », l’individu est pris dans la fièvre identitaire la plus exacerbée et caricaturale et se rattache alors à l’attachement qui lui semble le plus proche, le plus palpable, mais aussi le plus dynamique : l’identité régionale.

Le cheval de Troie de la mondialisation qu’est l’Union européenne nourrit ce processus d’autant plus explicitement que renforcer les régions lui permet de contourner les Etats nationaux beaucoup moins dociles. C’est ainsi que la Corse, au même titre que les autres régions, s’est trouvée gestionnaire des aides du FEDER et bénéficiaire de 275 millions d’euros d’aides communautaires de 2014 à 2020. Il n’est alors pas surprenant d’entendre Edmond Simeoni, père du nationalisme corse moderne, louer la construction européenne car celle-ci ouvrirait « à la Corse des perspectives largement insoupçonnées voici seulement 20 ans ». C’est bien dans le rêve d’universel de la mondialisation désincarnée que prend racine le chauvinisme régionaliste et nulle part ailleurs.

Aujourd’hui l’autonomie, demain la sécession

Se superposent au cadre mondialisé ces gouvernements successifs ne cessant d’alimenter les prétentions régionalistes. Lorsqu’il n’est pas question de la création de la collectivité européenne d’Alsace, c’est le référendum sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie qui est sur la table. Ainsi, dans la même veine, la faiblesse de Darmanin en Corse a réveillé les velléités autonomistes en Guyane qui cherche une nouvelle évolution statutaire, comme en Bretagne où le FLB menace de reprendre du service. Or, il ne faut pas se leurrer, il n’est pas ici question de simples réformes territoriales, mais bien de potentielles indépendances. Dominique de Villepin nous avait déjà averti : « Entre l’autonomie et la dérive vers une indépendance, on peut penser qu’il y a quelque chose, malheureusement, d’un peu automatique. » La spirale des mimétismes régionaux est implacable. Plus l’Etat central perd du terrain, fait acte de faiblesse, plus les ambitions sécessionnistes grandissent, et nos espoirs se diluent.

Ainsi, la légèreté avec laquelle nos dirigeants traitent l’enjeu régionaliste en dit long sur leur attachement à la France et à la République. S’il convient de cultiver cette diversité linguistique et régionale, il n’est nul besoin de leur offrir une expression politique. L’égalité entre les citoyens, émanation directe des Lumières, doit être préservée. Ne laissons pas des barons locaux polluer le débat public au profit de revendications quasi-féodales. Apprenons de nos voisins européens, ne nous laissons pas aveugler par un « exceptionnalisme français » aujourd’hui plus espéré qu’effectif. Comprenons bien que, à travers le cri régionaliste, se cache la frustration face à l’impuissance publique et au recul de l’Etat. C’est de notre démission collective que les régionalistes se repaissent. Montrons aux Français, dans toute leur pluralité, qu’il n’y a pas à désespérer, que nous avons autre chose à leur offrir que notre lâcheté.

Corse : pourquoi l’autonomie n’est pas la solution

La mort d’Yvan Colonna a embrasé la Corse. © Marius Petitjean pour LVSL

Les émeutes qui ont suivi l’attaque, puis le décès, d’Yvan Colonna ont conduit le gouvernement à proposer officiellement des négociations sur l’autonomie de l’île. Un tel statut serait pourtant doublement problématique : pour la France, il acterait la fin d’un modèle de solidarité nationale et d’unicité de la République, ouvrant la boîte de Pandore du nationalisme régional ; pour la Corse, il mettrait celle-ci aux mains d’une oligarchie locale qui n’a guère fait ses preuves depuis 2015. Une véritable solidarité nationale avec l’île et une enquête impartiale sur le décès de Colonna sont indispensables pour faire baisser la tension et éviter la balkanisation de la France.

Depuis une semaine, de violentes manifestations ont lieu en Corse. Celles-ci font suite à l’agression et au décès d’Yvan Colonna, reconnu coupable de l’assassinat du préfet Claude Erignac en 1998 et figure des groupes armés indépendantistes. Depuis, sous la pression populaire, le statut de détenu particulièrement surveillé (DPS, empêchant jusqu’ici le rapprochement pénitentiaire en Corse) a été levé d’abord pour Yvan Colonna le 8 mars avant son décès puis pour Alain Ferrandi et Claude Alessandri, tous deux membres du « commando Erignac » le 11 mars.

Le contexte nationaliste

Le retour de la violence de rue en Corse marque un tournant depuis l’arrivée au pouvoir de la coalition nationaliste en 2015. Au sein d’un paysage politique qui s’est encore recomposé aux dernières élections territoriales en 2021, les différents groupes politiques espèrent capitaliser sur cet événement autour de ce personnage clé du récit nationaliste, pour obtenir la « libération des prisonniers politiques » et « l’autonomie de plein droit et de plein exercice ». Sur fond de relations tendues depuis deux ans avec les autorités de l’État, marquées par des faiblesses et échecs successifs de la collectivité de Corse à peine masqués par les « gesticulations » de Simeoni (autonomiste, fondateur de « Femu a Corsica »), lui-même mordu aux talons par les autres formations nationalistes, plus radicales…

Gilles Simeoni semblait régner en maître sur la collectivité de Corse, depuis qu’il s’est débarrassé de ses encombrants comparses Jean-Guy Talamoni (indépendantiste, membre de « Corsica Libera ») et Jean-Christophe Angelini (autonomiste, membre de « Partitu di a Nazione Corsa »). Ces anciens alliés siègent désormais séparément, et non sans rancœur, du parti de Simeoni, et ont été rejointes en 2021 par une autre formation nationaliste : Core in Fronte, indépendantiste, largement critique du bilan jugé faible de Simeoni.

Ces formations nationalistes (regroupant 70% des suffrages aux dernières élections territoriales), comme l’ensemble de la classe politique insulaire sur les bancs de l’assemblée de Corse, réclamaient la levée du statut de DPS pour l’ensemble des membres du commando Erignac. Cette revendication nationaliste ancienne est reprise dernièrement par un collectif « L’ora di u ritornu » (« l’heure du retour », mené notamment par le fils d’Alain Ferrandi) dont une poignée de jeunes membres s’étaient introduits à la préfecture de Corse le 22 février 2021 et avaient été finalement expulsés manu militari. Le spectre de l’action violente, tant récusée par Simeoni commençait déjà à ressurgir, au sein d’une jeunesse issue des organes « préparationnaires » des partis nationaliste implantés à l’université de Corte, des « syndicats » étudiants, exclusivement de mouvance nationaliste plus ou moins prononcée, mais sans positionnement gauche-droite.

Mais au-delà, où en est la Corse après 7 ans de nationalisme ?

Loin de la sympathie guévaro-trotskiste des militants de la première heure qui mêlaient à leur combat contre la « France coloniale » dans les années 70-80 celui d’un reversement social alter-mondialiste au sein de cette société clanique méditerranéenne où les dynasties de propriétaires terriens se succédaient au pouvoir politique, le nationalisme de Gilles Simeoni est bourgeois. Centriste, urbain, avec un accent identitaire moins affiché, il manie les allers-retours avec la ligne originelle (« anti-coloniale », rurale, quasi-xénophobe, issus de classes sociales prolétarisées) avec une souplesse qui s’est dégradée à mesure de son installation au pouvoir. Nombre de communications de militants historiques « retraités » du FLNC publiées dans la presse se montraient critiques de l’action des nationalistes élus sur les autres fondamentaux : urbanisation galopante, renforcement des oligarques locaux, tourisme effréné…

Si les nationalistes étaient attendus comme ceux qui mettraient enfin un terme à la défaillance généralisée de la classe politique traditionnelle corse, vassalisée auprès de partis continentaux, sans discours politiques, ils ont fortement échoué sur ce point. Un clan a remplacé l’autre, c’est l’ère du « néo-clan ».

La composition même du parti de Simeoni a considérablement évoluée ces dernières années, comme autant de signes clairs envoyés aux électeurs, dans une île où la présence « au côté de » dit plus de chose qu’un programme électoral : anciens « giacobbistes » (Paul Giacobbi, ancien président PRG du conseil exécutif de Corse de 2010 à 2015) recyclés : promoteurs immobiliers, patrons locaux, cadres territoriaux, portes flingue de tel ou tel oligarque… Et toujours moins de militants de la première heure.

Clientélisme et népotisme

Pour beaucoup sur l’île, il a vite repris les recettes du clanisme tant honnis, comme si la volonté de conserver le pouvoir dépassait l’un des piliers du nationalisme 2.0 : l’anti-clanisme. En effet, si les nationalistes étaient attendus comme ceux qui mettraient enfin un terme à la défaillance généralisée de la classe politique traditionnelle corse, vassalisée auprès de partis continentaux, sans discours politiques, ils ont fortement échoué sur ce point. Un clan a remplacé l’autre, c’est l’ère du « néo-clan ».

Le renouveau attendu n’aura donc jamais été appliqué sur l’île. Pour ce qui est gestion de la collectivité, celle-ci est toujours autant déficitaire, endettée et les dépenses de fonctionnement sont très largement supérieur aux investissements : 73% contre 27% pour l’investissement public insulaire. Il faut dire qu’un emploi sur cinq provient de la collectivité, ce chiffre ayant augmenté significativement depuis la victoire des autonomistes en 2015 pour atteindre le nombre de 4420 agents en 2021. Malgré une augmentation du PIB régional plus importantes que dans d’autres régions françaises, l’île reste la région la plus pauvre de France, les infrastructures publiques tombent en ruine et les denier publics sont toujours aussi mal gérés.

Cette embellie économique ne profitant qu’à un cercle très restreints d’entreprises et d’hommes d’affaires surfant sur les situations quasi-monopolistiques d’un grand nombre d’entreprises dans le secteur du traitement des déchets, du BTP, de la grande distribution ou de l’agroalimentaire. Or, la majorité territoriale ne s’est nullement occupée de casser ces monopoles ou de réformer son fonctionnement. Pire, celle-ci aura récemment approuvé un rapport visant à maintenir les inégalités patrimoniales à la succession au profit des grands patrimoines immobiliers (en lien avec la fin annoncé des abattements de droits de succession en 2028, régime dérogatoire propre à la Corse).

Cette absence de rupture avec les mesures libérales et de consolidation de l’oligarchie locale se marie avec le « business as usual » et les anciennes pratiques frôlant le conflit d’intérêt. Un exemple parlant de pratique de « l’ancien monde » est celui de l’affaire « de la Fibre optique » corse. Ce marché monopolistique attribué contre toute attente à SFR aux dépens d’Orange, opérateur historique sur l’île, et de Covage, spécialisé dans la construction de fibre optique n’aurait pas autant fait grincer des dents s’il ne faisait pas un pont d’or à l’entreprise « Corsica Fibra », créé pour l’occasion avec, entre les lignes, le recrutement pour l’occasion du frère de Gilles Simeoni, Marc, au sein de l’exécutif local de SFR. Le divorce de « Corse GSM » et SFR, validé par la Collectivité de Corse en 2021 au profit d’un entrepreneur s’étant attaché les services de Marc Simeoni a également suscité les questions et des tags injurieux sur les façades d’SFR visant Simeoni sur une île où tout se sait, mais rien ne se dit publiquement. Une affaire qui relance les soupçons autour des marchés publics corses longtemps sujet aux conflits d’intérêts et aux affaires mafieuses.

Une situation explosive

C’est donc dans ce brasier de pauvreté et de désespoir social que le feu s’allume avec l’agression violente d’Yvan Colonna en prison à Arles dans un premier temps, puis avec son décès le lundi 21 mars dernier. Yvan Colonna était un membre avéré d’un commando ayant assassiné dans des circonstances macabres le préfet Claude Erignac, en 1998. Un assassinat ayant eu pour conséquence une marche blanche le lendemain de l’événement rassemblant plus de 40 000 personnes. Le criminel est alors quasi-unanimement mis au ban de la société, tant son geste fou discrédite durablement la rhétorique nationaliste.

C’est dans ce brasier de pauvreté et de désespoir social que le feu s’allume avec l’agression violente d’Yvan Colonna en prison à Arles.

Mais l’État, à travers une enquête désastreuse et une procédure rocambolesque, ouvre des brèches pour une réhabilitation inespérée du commando, repeint en victimes d’une « vengeance » par les avocats d’un procès où le nationalisme corse peut tout perdre. Et le miracle se produit, grâce au récit victimaire de la défense, où l’on retrouve Gilles Simeoni à la barre, ainsi que l’actuel ministre de la justice Eric Dupont-Moretti.

Il n’en faut pas plus pour ressaisir les troupes sur fond de récit identitaire où le droit serait bafoué en raison de l’origine corse des accusés. Fusent, toute honte bue, les « Yvan, gloria a tè » et les soutiens publics face à ce qui parfois, il faut le reconnaître, tient du véritable acharnement judiciaire. Seulement en s’opposant à l’irrégularité de la procédure, les nationalistes corses en profitent également pour réhabiliter l’homme et son geste. Pour une génération entière, Colonna est donc un « martyr de la cause nationale », niant même son implication dans l’assassinat, pourtant avérée. Le refus des autorités gouvernementales de lever le statut de DPS pourtant acquis devient ensuite la nouvelle bataille pour la « justice ».

Cette génération est aujourd’hui entrée à l’assemblée de Corse. Et pour cause, Colonna lui a servi de tremplin dans le système de sélection du mouvement nationalisme : celui de la violence étudiante organisée autour des syndicats de l’université de Corte dont sont issus tous les « responsables » politiques nationalistes (souvent sans avoir jamais exercé le moindre métier ni obtenu leur diplôme). Ceux qui ne se sont pas illustré par des faits de violence (vites repeints en martyrs et prisonniers politiques) ne sont autres que les « fils de » pour qui l’accession aux fonctions est plus aisée.

« Sept ans de dialogue institutionnel, de négociations, moins efficaces que 7 jours d’émeute ». C’est en ces termes que les mouvements concurrents Core in fronte et Corsica Libera, tous deux indépendantistes, résument la situation.

Ainsi, quand Yvan Colonna est ignoblement passé à tabac par un co-détenu islamiste radicalisé, pas question de laisser passer l’occasion de faire ses preuves. Tout le monde le sait, des lycées aux bancs de la fac : des occasions comme celle-ci n’arrivent que tous les 10 ans. La xénophobie, la violence et le complotisme s’affichent depuis sans état d’âme, avec le soutien des médias locaux – certains journalistes reconnus de l’île, tels que Jean-Vitus Albertini, étant des anciens du FLNC – , pour certains à la main de l’oligarchie locale qui voit les nationalistes comme un facteur de l’affaiblissement de l’État, propice aux affaires. Gilles Simeoni en tête, accusant publiquement l’État d’avoir commandité l’agression ; n’hésitant pas à se faire menaçant à travers une exclamation « on sait d’où on vient » (faisant référence au rôle de son père Edmond dans l’occupation de la cave d’Aleria en 1975). Dans le cortège des manifestations, à Corte puis à Bastia, le message dépasse largement la demande, légitime, d’un traitement impartial du commando Erignac : « État Français assassin », « Français de merde », « I Francesi Fora » « Français = sous-race » : le vernis craque sous le poids de la haine et d’une apologie à peine voilée du terrorisme.

« Sept ans de dialogue institutionnel, de négociations, moins efficaces que 7 jours d’émeute ». C’est en ces termes que les mouvements concurrents Core in fronte et Corsica Libera, tous deux indépendantistes, résument la situation à quelques heures de la manifestation de Bastia. Car, suite aux événements de Bastia et de Corte, un démon s’est bel est bien réveillé en Corse, celui de la violence, et même de la violence essentialiste : sous l’apparence d’une « francophobie », les partisans d’une France unie ou ceux qui n’ont pas de liens familiaux sur plusieurs générations en Corse sont stigmatisés par une partie du mouvement nationaliste.

Une autonomie dangereuse

Car si les nationalistes se targuent d’une légitimité électorale, la question de l’autonomie et du rôle de la collectivité de Corse divisent au sein de la société insulaire et n’a jamais fait l’objet d’un questionnement et d’un débat démocratique frontal et via une parole libérée. La moindre des choses avant d’envisager une évolution institutionnelle est de comprendre la dynamique du territoire et ses enjeux. Or, tout conduit à penser que la Corse devrait revenir dans un régime moins décentralisé. Une meilleure application de la loi, la réalisation des objectifs de politique publique et un développement plus harmonieux ne seront pas possibles en conférant toujours plus de marges de manœuvre à l’île. Car si la gestion ubuesque des nationalistes de la collectivité peut interroger, naturellement, le problème est en réalité structurel : entre soi, corruption, pression mafieuse, effet d’aubaine et conflits d’intérêt font le lot quotidien des élus et de la fonction publique territoriale insulaire. Une véritable solidarité nationale, pas seulement financière mais également législative et humaine, est donc nécessaire de la part de la France à l’égard de la Corse.

L’analyse des mouvements régionalistes européens prouve qu’accorder des statuts dérogatoires aux régions nourrit les velléités sécessionnistes.

En outre, l’autonomie apparaît également comme la dynamite qui pourrait faire exploser le pays, en rompant non seulement avec le principe d’une République une et indivisible mais en étant également le cheval de Troie d’une dislocation progressive de la France. L’analyse des mouvements régionalistes européens prouve qu’accorder des statuts dérogatoires aux régions nourrit les velléités sécessionnistes. Au Royaume-Uni, le cas de l’Ecosse, à qui l’État a accordé au fur et à mesure davantage d’autonomie, a alimenté les demandes toujours plus fortes des ethno-régionalistes gallois. Cette compétition résultant dans la situation que nous connaissons aujourd’hui : des régions britanniques toujours plus autonomes et une Ecosse demandant aujourd’hui une indépendance vis-à-vis du royaume britannique, accentuée par la sortie de ce dernier de l’Union européenne. Un scénario déjà en œuvre en France, les ethno-régionalistes alsaciens et bretons ayant déjà réagi à la proposition de discuter l’autonomie pour la Corse, en demandant le même statut.

En l’occurrence, le statut demandé par les autonomistes est hérité d’une France coloniale. L’article 74, centre des tractations entre une partie des autonomistes et l’État, a pourtant été accordé aux actuelles collectivités françaises d’Outre-mer et anciennes colonies comme Wallis et Futuna, historiquement autonomes à l’époque coloniale et dont le statut a peu évolué. Or, la Corse, depuis son rattachement à la République française, a toujours été considérée comme une région pleine et entière de la métropole française, dotée consécutivement d’un département unique au 19ème siècle, puis de deux départements en 1975, et est donc traitée de la même façon que le département du Rhône ou de Belfort. Profitant pleinement de la solidarité nationale, les salariés corses cotisant avec les salariés du Havre et du Midi pour profiter des mêmes retraites et de la même Sécurité sociale. Ce qui, dans le cadre d’une région aussi pauvre que la Corse, est bénéfique à l’ensemble de l’île qui n’aurait rien à gagner à se couper progressivement de la solidarité des continentaux… En particulier pour les salariés les plus pauvres et les populations les plus fragiles.

L’exemple même qu’une partie des problèmes corses pourraient être traités à l’échelle nationale est celui de l’accès à l’immobilier en Corse. En février dernier, les nationalistes plaidaient, dans le cadre du statut actuel, pour instaurer une taxation anti-spéculative sur l’île. Une mesure rejetée car considérée comme anticonstitutionnelle par Jacqueline Gourault, alors ministre en charge de la cohésion des territoires. Or, si cette mesure s’avérait efficace, pourquoi son application se limiterait-elle à un territoire particulier alors que la crise liée à la spéculation immobilière est un problème national, partagé par bon nombre de régions comme le montre l’exemple breton ? C’est là toute la manipulation ethno-régionaliste, détournant des problèmes concrets pour les insérer dans un discours ethnique. Jean-Félix Acquaviva, député nationaliste et cousin de Gilles Simeoni en charge de cette proposition de loi, n’a ainsi pas hésité à parler « d’indiens dans la réserve » pour évoquer les citoyens insulaires.

NDLR : Pour une analyse de la stratégie du mouvement nationaliste breton, lire sur LVSL l’entretien avec Françoise Morvan : « En Bretagne, l’État oeuvre à sa propre destruction. »

Selon lui, « une société, ce n’est pas un agrégat informe d’individus, ce n’est pas la coexistence plus ou moins pacifique de communautés », faisant à demi-mots une critique applicable à son propre discours. La France ne peut être l’agrégation de plusieurs identités nationales locales, comme le souhaitent les nationalistes corses.

En Corse, personne n’est dupe sur la finalité de la question autonome : si celle-ci est atteinte, l’étape d’après sera l’indépendance. La jeunesse du pays étant formée par les organisations indépendantistes, qui pèsent déjà 15% des voix au premier tour des élections territoriales et 26% au second tour en étant alliés au « Parti de la nation Corse ». L’autonomisme n’étant plus une finalité lorsque celle-ci sera atteinte, elle laissera place aux demandes toujours radicales de cette frange du mouvement nationaliste corse qui aura bercé les générations futures dans un climat de crise sociale, identitaire et environnementale très forte.

L’autonomie n’est qu’une solution de façade, puisqu’elle prône un désengagement de l’État toujours plus poussé, phénomène pourtant à la source de nombreux maux de l’île et de sa société.

Il est compréhensible que le discours autonomiste prenne racine là où l’abandon de l’État est le plus criant. Le souhait, toujours plus fort, d’une gestion autonome et locale des affaires publiques apparaît comme une solution face aux désordres du néolibéralisme, au mépris des gouvernements et à l’urgence écologique, en particulier dans une région où l’identité locale est résolument conservatrice, sur les mœurs comme sur la préservation de l’environnement. Or, l’autonomie n’est qu’une solution de façade, puisqu’elle prône un désengagement de l’État toujours plus poussé, phénomène pourtant à la source de nombreux maux de l’île et de sa société. Des problèmes partagés par une grande partie de la population des banlieues populaires à celles des régions désindustrialisées… Au final, l’autonomie n’est que l’autre nom du repli sur soi voulu par les ethno-régionalistes. Ceux-ci profitent des problèmes insulaires pour faire avancer un discours – sous couvert d’une identité culturelle incompatible avec la France – en faveur d’une sécession de l’île vis-à-vis des Français. Ces Français avec qui, pourtant, la Corse actuelle s’est construite et a évolué, faisant de l’île la région la plus riche de Méditerranée de l’Ouest.

FN au plus haut et régionalisme en expansion : le nouveau visage de la Corse ?

Gilles Simeoni et Marine Le Pen, des politiques plébiscités par les corses. © mondeedition et ©Jérémy-Günther-Heinz Jähnick via Wikimedia Commons.

Longtemps un bastion de la droite gaulliste, la Corse vote désormais massivement pour le RN aux élections nationales et pour les régionalistes aux élections locales. La situation sociale difficile, conjuguée à l’implantation forte du conservatisme, renforce le rejet des appareils politiques traditionnels et bénéficie à l’extrême-droite qui défend la préférence nationale. Alors que le PCF était longtemps puissant sur l’île, la gauche radicale a subi de cuisants revers en 2017 et 2019. Au-delà des fantasmes d’une Corse exigeant à tout prix l’indépendance, la relation des insulaires au jacobinisme historique de l’État français est plus ambiguë qu’il n’y parait. Alors comment faut-il comprendre la politique corse ?

 


Entre 1981 et 2002, la Corse semble épargnée par la montée de l’extrême droite et du Front national, qui atteint pourtant tout le pourtour méditerranéen et les territoires en « périphérie » de la métropole, que ce soit le Sud-Est ou le Nord. Au début de son ascension, le vote pour Jean-Marie Le Pen reste assez restreint en Corse, ne se situant qu’entre 10 et 13 % entre 1988 et 1995. Le cœur de son électorat se situait alors du côté du vote des pieds-noirs, encore très important dans la Plaine Orientale (le long de la côte en Haute-Corse entre Sari-Solenzara et Aléria) où ceux-ci ont notamment développé de grandes exploitations agricoles dans les années 1970. Soit un espace assez réduit. Le positionnement de Jean-Marie Le Pen sur la Corse, l’avait également rendu persona non grata sur l’île, à tel point qu’il dut annuler un meeting à Bastia en février 1992 à cause de manifestations nationalistes qui l’empêchaient d’atterrir, au moment où on l’accusait d’avoir « demandé la peine de mort pour les prisonniers politiques corses ».

Mais la Corse devient vite une terre de conquête pour l’extrême droite : non seulement Jean-Marie Le Pen ne recule pas en proportion entre les échéances de 2002 et 2007 sur l’île (contrairement au continent) mais il y gagne plus de voix, en se situant à 15 % et, en 2012, Marine Le Pen réalise sur la région un de ses meilleurs scores, avec 24,39 % des voix (17,89 % à l’échelle nationale). En 2017, pour la première fois à une élection présidentielle, la Corse offre la première place à la candidate du Front national, devant François Fillon.

Un électorat populaire attiré par le FN

Que s’est-il passé ? Cela est d’autant plus impressionnant que, alors que les régionalistes enchaînent les succès sur l’île depuis 2012, le FN n’a absolument pas changé sa position concernant l’identité corse et le régionalisme en général : Marine Le Pen, de passage à Ajaccio lors d’un meeting de campagne le 8 avril 2017 avait elle-même rappelé son opposition à un statut particulier pour la Corse en annonçant sa volonté de dissoudre les conseils régionaux, et donc l’Assemblée territoriale de Corse qui allait bientôt être élue, pour revenir à une organisation jacobine « commune – département – nation ». Tout au plus a-t-elle accepté l’idée de fusionner les deux départements de Haute-Corse et de Corse-du-Sud. Elle avait même promis de réviser la Constitution pour y inscrire « La République ne reconnaît aucune communauté », selon un principe centralisateur et jacobin. On se rappelle aussi qu’elle s’était félicité de l’échec de la fusion entre la région Alsace et les départements des Haut et Bas-Rhin en 2013 suite à un référendum en louant « l’attachement indestructible » des « Français d’Alsace » « à la nation française et à la République une et indivisible ».

Une donnée, sociale, pourrait permettre d’éclairer la situation : dans cette région qui vit principalement du tourisme saisonnier, la précarité et la grande pauvreté augmentent considérablement, faisant de la Corse la région la plus pauvre de France, où une personne sur cinq y vit avec moins de 970 euros par mois en 2018. Sans oublier le chômage qui y progresse plus vite que sur le continent. Alors que la demande de logements sociaux est forte, la plupart des constructions sur l’île, en augmentation, concernent des résidences secondaires qui représentent déjà 47 % des habitations dans la région ! Le prix du foncier ne cesse d’augmenter : entre 2006 et 2017, la surface moyenne des terrains a diminué de 36 % et les prix ont pourtant augmenté de 51 %. Pour les habitants les plus modestes de l’île, certaines communes entières deviennent ainsi inaccessibles.

L’exploitation de la main-d’oeuvre immigrée à très bas coût est particulièrement visible en Corse, notamment dans le secteur agricole de la Plaine orientale. Ce qui ne laisse pas de marbre le petit prolétariat corse, vivant en grande partie du secteur primaire, qui craint l’impact de l’immigration sur ses revenus.

Dans toute la région, la problématique de l’immigration finit également par faire les affaires du Front national, au moment où l’UMP puis le PS s’effondrent au niveau national après avoir déçu tour à tour. L’exploitation de la main-d’oeuvre immigrée à très bas coût est particulièrement visible en Corse, notamment dans le secteur agricole de la Plaine orientale. Ce qui ne laisse pas de marbre le petit prolétariat corse, vivant en grande partie du secteur primaire, qui craint l’impact de l’immigration sur ses revenus. Un électorat vite attiré par la proposition mariniste phare, à savoir la « préférence nationale » à l’embauche (rebaptisée « priorité nationale »). Interviewée en avril 2017 par France 3 Corse ViaStella, Marine Le Pen le dira elle-même, les problématiques des Corses sont les mêmes de ceux des habitants du continent, et ciblera elle-même ce qu’elle définira comme les problématiques communes : l’immigration, la sécurité, et sa fameuse « priorité nationale » à l’embauche.

Enfin, l’accélération des politiques libérales et austéritaires depuis les années 1990 amplifie évidemment le rejet de l’UE et du libre-échange économique, et pousse très vite toute une partie l’électorat, surtout sa frange populaire, dans les bras du FN, alors que PS et UMP faisaient campagne pour le « Oui » en 2005. En effet, il ne faut pas oublier que lors des référendums de 1992 et 2005 sur Maastricht et sur le TCE la Corse figurait parmi les régions les plus « Non » aux deux référendums (plus de 55 % de « Non » en 1992 et 57,5 % en 2005). Bref, le rejet du libéralisme économique, la volonté de protection des frontières économiques contre le libre échange porté par l’Union européenne, la crainte du travail détaché et d’une immigration exploitée comme une « armée de réserve » au service du patronat jettent des milliers d’électeurs corses dans les bras du FN.

Les résultats des européennes de 2019 par département (jaune : LREM, bleu : RN). © Mélencron via Wikimedia Commons

Depuis 2002, il apparaît en effet flagrant que le FN devient hégémonique dans les communes et les quartiers les plus populaires des villes de l’île. Dans les plus grandes villes de l’île, comme Ajaccio et Bastia, le vote FN passe à 25 % en 2012, puis à plus de 30 % en 2017 et 2019, offrant ainsi au FN la première place. Et, alors qu’il réalise 30,41 % à Bastia le 26 mai 2019, le RN obtient 54,4 % dans le bureau de la salle polyvalente de Lupinu, dans les quartiers sud de la ville, populaires. Autre exemple : le bureau de vote du quartier de Bodiccione, quartier très populaire excentré d’Ajaccio, qui a donné 70,45 % de ses suffrages exprimés au second tour des présidentielles à Marine Le Pen (contre 49,9 % sur toute la ville d’Ajaccio) (7). Le vote Le Pen croît également considérablement dans les anciennes cités communistes de l’île, comme Cuttoli-Corticchiato, près d’Ajaccio, où le FN obtient la première place aux échéances de 2012, 2017 et 2019, ou encore à Sartène, perdue par le PCF en 2001, où Marine Le Pen arrive en tête au premier tour de l’élection présidentielle de 2017 et à l’élection européenne de 2019, devant les candidats soutenus par le PCF, que ce soient Jean-Luc Mélenchon ou Ian Brossat.

Une droite ultra-dominante bousculée par Marine Le Pen

La sociologie de la Corse, avec une population historiquement très rurale vivant de l’élevage et de l’agriculture, de tradition fortement catholique, en fait un des plus importants réservoirs de voix de la droite depuis la Libération. Cet électorat se caractérise par son caractère très conservateur, marqué par la tradition catholique, et par son souverainisme très prononcé, que l’on rattache à la tradition bonapartiste de l’île. Le culte du chef d’État fort explique ainsi qu’aux diverses échéances présidentielles sous la Ve République, la branche gaulliste de la droite ait été toujours dominante, quelque soit la configuration : ainsi aux élections présidentielles de 1981, 1988 et 1995, le gaulliste Jacques Chirac y surclasse systématiquement non seulement les candidats du PS mais aussi ses rivaux issus de la droite modérée, centriste et libérale pro-européenne (Valéry Giscard d’Estaing, Raymond Barre puis Édouard Balladur). Cela explique aussi le positionnement très droitier des députés de la droite parlementaire élus de l’île, même très récemment : on se souvient à Bastia de Sauveur Gandolfi-Scheit, élu entre 2007 et 2017, qui avait rejoint le groupe de la « Droite populaire » qui militait pour un durcissement des positions de l’UMP en 2010 sur les questions d’immigration, de sécurité et de rapport à l’UE. Le fameux Camille de Rocca Serra (héritier du clan Rocca Serra qui tenait la ville et la circonscription de Porto-Vecchio depuis 1921 avant la défaite de Camille en 2017) avait quant à lui appuyé la motion « Droite forte » au Congrès de l’UMP de 2012, afin de revendiquer l’héritage droitier de Nicolas Sarkozy et de Patrick Buisson. La culture de la droite en Corse, partagée autant par la bourgeoisie urbaine que par les agriculteurs et éleveurs ruraux explique aussi le fort rejet de l’UE dans l’île.

Tout cet électorat va également constituer un vivier de plus en plus important pour le FN, surtout après l’adoption du Traité de Lisbonne en 2008 par la droite au pouvoir, et ce malgré la large victoire du « Non » en 2005, en France et en Corse. D’autant que, dès 2007, Nicolas Sarkozy avait lui-même participé à la banalisation du discours de Jean-Marie Le Pen en axant sa campagne sur la nécessité de lutter contre l’immigration, ce qui a participé à la « radicalisation » de l’électorat de droite dans la région.

Ainsi, entre 2007 et 2017, Le Pen siphonne une large part de l’électorat de l’UMP, notamment dans les petits villages et surtout dans les zones périurbaines, autour des villes de Bastia et d’Ajaccio, comme à Scolca et Biguglia où elle arrive en tête dès 2012. Le meilleur exemple est le village de Rosazia (où Marine Le Pen réalise son meilleur score en Corse avec 78 % au second tour de l’élection présidentielle de 2017), où le FN passe de 29 à 57 % des voix entre les premier tour de 2007 et 2012, alors que Nicolas Sarkozy passe de 36,5 à 19 %. Après l’échéance présidentielle de 2012, le chef de file des indépendantistes de Corsica libera, Jean-Guy Talamoni, qui deviendra président de l’Assemblée territoriale de Corse en décembre 2015, prétendra lui-même que « les électeurs du Front National viennent de tous horizons, mais surtout de droite : la responsabilité de ce vote incombe à Nicolas Sarkozy qui l’a dédiabolisé en chassant sur son terrain ».

Il est vrai que les passerelles entre la droite et le FN, qui avaient tendance depuis 2012 à se multiplier, sont réelles en Corse quand on observe leurs électorats respectifs : ainsi, en 2017, il est évident que les suffrages qui vont permettre à Le Pen d’avoisiner les 50 % au second tour sur l’île proviennent de l’électorat de François Fillon (25,5 % au premier tour). En témoigne les scores records qu’elle obtient contre Macron dans les communes rurales où François Fillon ses meilleurs scores au premier tour, comme Mela, près de Porto-Vecchio, Pianotolli, ou encore Solenzara et Aléria situées sur la Plaine orientale. La palme revient à Borgo où François Fillon obtint plus de 55 % au premier tour, où Nicolas Sarkozy avait lui-même recueilli 80 % face à François Hollande en 2012, et qui donna même 41 % des voix à la liste de François-Xavier Bellamy aux européennes de 2019 (!). Dans cette ville, 68 % des suffrages exprimés se porteront vers Marine Le Pen au second tour.

La question nationale, et celle du rapport entre la France et la Corse, peut également expliquer une partie des reports de voix élevés des électeurs de la droite classique vers Marine Le Pen en 2017, comme l’explique Jérôme Fourquet. Dans des territoires insulaires comme la Corse et la Nouvelle-Calédonie où le candidat Fillon réalisait de très bons scores, la candidate du FN voyait ses scores exploser au second tour, alors que dans là-bas la question du rapport à la métropole devenait de plus en plus sensible – surtout en Nouvelle-Calédonie où un référendum sur l’indépendance a été organisé en 2018. Dans ces régions excentrées, il est également possible d’analyser ce report de voix vers Le Pen, candidate opposée à toute velléité régionale, comme un ” Non ” clair d’une part de l’électorat, notamment de droite, à une quelconque indépendance et ou autonomie vis-à-vis de la métropole. Ce qui invite à penser que la position anti-régionaliste de Le Pen suscite soit l’indifférence des électeurs corses, soit lui permet aussi d’en rallier de nouveaux…

Aux européennes de 2019, c’est finalement le camp lepéniste qui remporte la « bataille des droites » en Corse, écrasant la liste des pourtant très conservateurs LR portés par François-Xavier Bellamy et Laurent Wauquiez. S’il n’augmente que légèrement son score sur l’île par rapport à 2017, de 27,8 à 28 %, le RN domine néanmoins de très loin la liste LR qui plafonne à 12 %, faisant moitié moins que François Fillon deux ans plus tôt. Dans la plupart des villes très à droite de l’île, remportées par Fillon en 2017, la liste RN arrive en tête et gagne plusieurs points, comme à Biguglia, Mela ou Aléria. Ce résultat est plus du à une démobilisation énorme de l’électorat de droite (il ne faut pas oublier que l’abstention s’élève tout de même à plus de 61 % en Corse, loin devant la moyenne nationale) qui profite aux votes RN et EELV, surmobilisés pour l’occasion, plus qu’à un réel siphonnage des voix restantes de la droite par le RN.

Peu probable donc que les dernières échéances permettent au FN de supplanter la droite dans l’île : en effet, malgré ses succès aux présidentielles de 2012 et 2017, le FN était retombé à un étiage nettement inférieur aux élections législatives (9 % en 2012 et 5 % en 2017) et aux régionales suivantes (10,6 % en 2015 et seulement 3 % en décembre 2017). De même, aux élections municipales de 2014, dans les rares villes où il était parvenu à présenter des listes en 2014, comme à Ajaccio, il n’avait obtenu aucun élu. D’autant plus que, depuis 2017, ses effectifs militants dans l’île ont fondu, ce qui peut se révéler très handicapant pour des scrutins locaux. Pour la droite insulaire, le danger aux prochaines élections municipales pourrait venir des forces politiques nationalistes, comme Femu A Corsica, qui pourrait lui ravir ses derniers bastions comme Ajaccio ou Porto-Vecchio – affaire à suivre.

Les régionalistes : dominants aux élections locales, désavoués aux élections nationales

Gilles Simeoni, président du Conseil exécutif de Corse depuis janvier 2018, chef de file de Femu A Corsica (” Faisons la Corse “), principale force autonomiste corse. © mondeedition – le courrier du parlement via Wikimedia Commons

La croissance du FN en Corse, sans obstacle depuis 2012, paraît en parfaite contradiction avec l’explosion du vote en faveur des partis régionalistes aux élections à caractère local, qui dirigent la Corse depuis décembre 2015. En effet, cette année-là, la liste des régionalistes de Femu A Corsica conduite par Gilles Simeoni (élu maire de Bastia en 2014), arrivée deuxième sur la région derrière celle du PRG conduite par le sortant Paul Giacobbi, l’emporte au second tour, après s’être allié à la liste des indépendantistes de Corsica libera conduite par Jean-Guy Talamoni. Une première pour la Corse. Les deux listes prennent le contrôle de la région avec un projet en tête : jouer le bras de fer avec Paris pour parvenir à obtenir la co-officialité de la langue corse sur l’île, un statut particulier pour la région avec une autonomie politique renforcée (notamment en matière fiscale) et un statut de résident pour les habitants de l’île. Et la reconnaissance du peuple corse comme spécifique, en contradiction avec la Constitution française de 1958. La fusion des départements et de la région en une seule collectivité territoriale unique, actée en 2017, sera une première concession faîte aux nationalistes au pouvoir dans l’île (alors que les Corses avaient déjà rejeté le projet d’une telle collectivité unique par référendum le 6 juillet 2003).

Aux législatives de 2017, la Corse n’échappe pas à la règle selon laquelle la prime revient aux sortants et aux élus locaux. Les élus de droite retrouvent des scores plus ou moins élevés au premier tour. Les réseaux régionalistes, bénéficiant de leur nouveau poids régional acquis en 2015, profiteront à fond du caractère plus local du scrutin et la coalition nationaliste Pe À Corsica (rassemblement des autonomistes de Femu A Corsica et des indépendantistes de Corsica libera) parvient à remporter trois circonscriptions sur quatre, en profitant notamment de la déconfiture de la droite après le premier tour de la présidentielle. Aux élections territoriales qui suivent, l’alliance nationaliste confirme sa domination de la vie politique locale avec près de 56,5 % des voix.

Malgré leur succès aux élections à caractère local, il faut relativiser l’impact des régionalistes sur les élections nationales : en effet, aux échéances nationales, l’électorat corse ne vote que très faiblement sur des considérations régionales ou en fonction des revendications régionalistes, comme en témoigne les succès des candidats Le Pen et Fillon sur l’île, tous deux très peu portés sur les réclamations régionalistes. Autre exemple : en 2019, sur une participation moindre qu’en 2017, l’alliance entre EELV et Pe À Corsica (concrétisée par la reconduction sur la liste EELV de François Alfonsi, représentant sur la liste EELV de « Femu À Corsica », composante de la coalition nationaliste) n’obtient “que” 22 % (contre plus de 50 % pour toutes les listes nationalistes cumulées au premier tour des élections territoriales de décembre 2017) alors que le FN bat un nouveau record sur l’île. Même chose en 2014 quand, aux élections européennes, la liste régionaliste conduite dans la circonscription du Sud-Est par Bernard Vaton n’arrive que troisième sur la région avec 21 % des voix, derrière le FN et l’UMP.

Encore plus flagrant : le candidat apprécié des régionalistes corses aux dernières élections présidentielles, Jean Lassalle (qui s’était déclaré favorable à la co-officialité de la langue corse, à un référendum sur l’autonomie de la Corse et à la constitution d’un statut de résident en 2017), obtient certes un de ses meilleurs scores en France, mais celui-ci est de seulement 5 %. De même, la candidate EELV à l’élection présidentielle de 2012, Eva Joly, n’a obtenu en Corse que 2,2 %, soit le même score qu’au niveau national, et ce malgré la proximité entre les EELV et des responsables de Femu A Corsica, comme Jean-Christophe Angelini et François Alfonsi.

Le succès des régionalistes sur l’île depuis 2012 tient en réalité à plusieurs facteurs, où la question de l’autonomie ou de l’auto-détermination de la Corse est finalement secondaire pour les électeurs : il repose d’abord sur leurs réseaux locaux, très développés depuis les années 1980, dans une région où le clanisme aux élections locales est déterminant.

Le succès des régionalistes sur l’île depuis 2012 tient en réalité à plusieurs facteurs, où la question de l’autonomie ou de l’auto-détermination de la Corse est finalement secondaire pour les électeurs : il repose d’abord sur leurs réseaux locaux, très développés depuis les années 1980, dans une région où le clanisme aux élections locales est déterminant. En témoigne le fait que le PRG soit resté dominant dans la vie politique locale entre 2002 et 2015 malgré son effondrement aux élections nationales sur l’île depuis 2002 et l’échec de la gauche plurielle. Paradoxalement, Femu A Corsica et Corsica Libera ont aussi et surtout profité d’un fort mécontentement populaire envers les clans politiques corses, notamment envers le clan Giacobbi, qui tenait la Collectivité territoriale entre 2010 et 2015 sous la mandature de gauche et qui a vu son image gravement marqué par les affaires de détournement de fonds de Paul Giacobbi.

En 2011, la cellule anti-blanchiment Tracfin du ministère de l’Économie et des Finances s’aperçoit ainsi que le Conseil départemental de Haute-Corse avait versé 480 000 euros de subventions frauduleuses entre 2008 et 2011 sous la présidence de Giacobbi à toute la clientèle politique de ce dernier. Cette affaire “des gîtes ruraux” a mis au jour les pratiques clientélistes du PRG et renvoyé une image déplorable de la classe politique corse à l’électorat, au moment où la précarité faisait des ravages dans l’île. Ce qui a sans aucun doute profité aux nationalistes, portés par une forme de “dégagisme” en 2015, au détriment du PRG et de ses alliés de gauche depuis 2010, dont le PCF.

La force des régionalistes repose ensuite sur le grignotage de la droite traditionnelle depuis plus de dix ans aux élections locales en insistant sur la défense des traditions et du mode de vie corse – plus que sur une réelle volonté d’auto-détermination politique. Cela se voit dans les résultats des élections législatives, où les candidats de la coalition Pè A Corsica décrochent la première place au premier tour dans plusieurs villes qui l’avaient attribué au candidat Fillon, comme à Aléria ou Corte. Cette stratégie de drague de la droite est particulièrement efficace dans un contexte où la droite est malmenée depuis 2012 à l’échelle nationale par ses défaites électorales et ses divisions internes et dans un contexte local de division, fracturant la domination des potentats locaux traditionnels. La défaite de Camille de Rocca Serra aux régionales de 2010 a en effet ouvert une grave crise de succession à droite au moment des régionales de 2015 : celle-ci se présente ainsi fortement divisée au premier tour de décembre 2015, entre la liste de l’UMP officielle José Rossi et la liste dissidente de Rocca Serra, qui réunissent respectivement 13,2 % et 12,7 % au premier tour avant de fusionner au second tour, sans succès. Rebelote en décembre 2017, où la liste LR conduite par Valérie Bozzi se retrouve confrontée aux deux tours à la liste de Jean-Martin Mondoloni. De même, dans la Deuxième circonscription de Haute-Corse, la droite échoue à se qualifier au second tour contre le régionaliste Jean-Félix Acquaviva et le candidat En Marche, minée par une guerre fratricide entre la candidate LR Stéphanie Grimaldi et le dissident Jean-Martin Mondoloni. Par trois fois donc, en quelque sorte, la droite locale, jadis toute puissante, aura facilité le succès des régionalistes.

Enfin les régionalistes captent depuis 2015 l’électorat populaire qui peut voter aussi bien pour la gauche radicale (PCF, Front de gauche, France Insoumise…) que pour le Front National, en dénonçant tantôt les politiques d’austérité pratiquées au niveau national, tantôt en défendant une « préférence régionale à l’embauche » sensée lutter contre le chômage et le dumping social qui ne laisse pas l’électorat populaire insensible. Leur positionnement en faveur de la création d’un « statut de résident » pour les habitants de l’île permettant d’accéder à la propriété après cinq ans de résidence dans l’île séduit également ces électeurs modestes qui y voient une façon de lutter contre la spéculation immobilière.

La drague de l’électorat « de gauche » a aussi été illustrée en 2014 par la curieuse alliance passée entre le chef de file de Femu A Corsica en Corse du Sud dans la ville de Porto-Vecchio et le PCF derrière Jean-Christophe Angelini. Il est possible de voir les succès de cette stratégie dans les résultats obtenus par le candidat régionaliste Paul-André Colombani dans la ville populaire de Sartène aux législatives de 2017, où il y réalise ses meilleurs scores aux deux tours en y devançant notamment au premier le candidat du PCF. Sans oublier le cas de la ville populaire de Cuttoli-Corticchiato, anciennement communiste, passée ensuite au PRG, qui a élu un maire régionaliste en 2010.

Les résultats du second tour des régionales de 2015. Alors que le FN arrive premier parti de France, les régionalistes (jaune), le PRG (rose) et la droite (bleue) dominent. © Wikimedia Commons / Titudu11.

Le siphonnage des voix du FN par les régionalistes se constate dès le premier tour des régionales de décembre 2015, où les listes Simeoni et Talamoni réalisant leurs meilleurs résultats dans les villes où Marine Le Pen faisait ses meilleurs scores en 2012. Le FN tombe alors à 10,6 % sur l’île, très loin des 24,4 % obtenus par Le Pen en 2012. Cela se voit surtout à Scolca (29 % pour Le Pen en 2012, 67 % pour Simeoni et Talamoni au premier tour des régionales de 2015), et dans plusieurs communes de la Plaine orientale comme à Serra-di-Fiumborbo ou Prunelli-di-Fiumborbo.

Bref, c’est avec un attelage très variable et hétérogène que la coalition nationaliste triomphe en Corse, notamment aux dernières législatives. Un attelage hétérogène certes, mais toujours d’inspiration très libérale, comme en témoigne la position de ses députés à l’Assemblée Nationale, dans le groupe Territoire et Libertés, composé de dissidents de la droite, de centristes et de macronistes, de radicaux de gauche, avec entre autres le député de Sarcelles François Pupponi élu sous l’étiquette PS (proche de Dominique Strauss-Kahn et ancien partisan de Manuel Valls). Enfin, les alliances répétées des régionalistes avec EELV (aux présidentielles de 2002 et 2007 et aux européennes de 2009 et 2019) signalent une vision de l’écologie comme devant être compatible avec le marché et une passivité face à une intégration européenne toujours plus renforcée.

Le « macronisme » à la peine

77,11 % pour Emmanuel Macron au premier tour de l’élection présidentielle de 2017 dans la commune de Bigorno. Tout est dit ou presque… Coincé entre la précarité galopante et le traditionalisme de la droite, En Marche n’a qu’un faible espace politique sur l’île. Le socle de LREM reste à un étiage assez stable entre le premier tour des présidentielles et les européennes, entre 18,48 % en avril 2017 et 15,04 % pour la liste de Nathalie Loiseau en 2019. Dans cette région où le centre-droit a toujours été très faible, le macronisme puise non seulement dans le score de François Bayrou de 2012 (5,01 %) mais surtout dans celui de François Hollande (24,28 %). En effet, les quelques rares appuis du macronisme en Corse proviennent des rangs du Parti Radical de Gauche conduit par Paul Giacobbi, qui avaient fait campagne pour Hollande en 2012 avant de se reporter vers Macron dès le premier tour de 2017.

Paul Giacobbi, président du Conseil exécutif de Corse entre 2010 et 2015, fuit suivi par tous les ténors et élus du PRG dans l’île dans son soutien au candidat Macron : le président du conseil départemental de Haute-Corse François Orlandi, le conseiller départemental de Ghisonaccia Francis Giudici ou le maire de Bonifacio, Jean-Charles Orsucci, proche du PRG et du PS. Les bons scores de Macron en avril 2017 dans les dernières zones d’influence du PRG démontrent l’efficacité de cette alliance, comme à Venaco où Paul Giacobbi fut maire pendant 20 ans, Bigorno (où la liste de Giacobbi avait réalisé 77 % au premier tour des régionales de 2015) ou encore Tomino, fief de François Orlandi. Dans toutes ces municipalités, où François Hollande avait réalisé ses meilleurs scores de toute la Corse en 2012 (avec notamment 70,9 % à Bigorno), c’est le candidat d’En Marche qui est arrivé en tête au premier tour. Mais le faible score de Macron sur toute l’île aux deux tours de la présidentielle en Corse montre bien les limites d’un appui sur les réseaux déclinants du PRG.

La faiblesse du vote macroniste dans l’île pourrait s’expliquer d’abord par un facteur très local, à savoir le fait que ses relais dans l’île soient justement issus du PRG et par la famille Giacobbi, entachés par les affaires de détournements de fonds publics.

Ce confinement de LREM se confirme aux élections suivantes. Aux législatives qui suivent la présidentielle, En Marche choisit de limiter l’investiture aux seuls élus locaux issus ou proches du PRG : Maria Guidicelli, conseillère territoriale qui figurait sur la liste de Paul Giacobbi au premier tour des élections territoriales de 2015, François Orlandi, Francis Giudici et Jean-Charles Orsucci (devenu chef de file d’En Marche en Corse) (16). Cela ne sera pas suffisant pour que l’« effet Macron » atteigne la Corse : seulement Maria Giudicelli et Francis Giudici passent au second tour avant d’être très largement battus par leurs adversaires. Puis, aux élections territoriales qui suivent, en décembre 2017, la liste En Marche conduite par Jean-Charles Orsucci se retrouve loin du podium, avec seulement 11,26 % des voix au premier tour, en quatrième position, pour ne faire élire que six conseillers territoriaux au second. De même, aux dernières élections européennes, la liste LREM ne profite absolument pas de l’effondrement de la droite, à la différence d’autres territoires traditionnellement à droite comme l’Alsace ou l’Ouest de l’Île-de-France, et se maintient en revanche aux mêmes scores dans ces mêmes villes sous influence radicale de gauche.

La faiblesse du vote macroniste dans l’île pourrait s’expliquer d’abord par un facteur très local, à savoir le fait que ses relais dans l’île soient justement issus du PRG et par la famille Giacobbi, entachés par les affaires de détournements de fonds publics. L’assimilation d’En Marche à la politique clientéliste et “clanique” du PRG a très probablement joué des tours à Emmanuel Macron, alors que les radicaux enchaînent les défaites dans l’île depuis 2014 (perte de Bastia aux municipales et celle de la région en 2015). Toutefois, les faibles scores d’En Marche en Corse rappellent ceux obtenus dans d’autres régions « périphériques », comme le Nord, le Pas-de-calais, la Picardie, l’Est et le Sud-Est de la France, où le chômage, la précarité et le vote FN ne font qu’augmenter. En ce sens, le vote en Corse est cohérent avec le reste du continent, le vote En Marche étant depuis 2017 celui des grandes agglomérations et des métropoles. Une situation qui explique également la marginalité de la gauche radicale et de la France Insoumise dans la région.

 Quand la gauche radicale se tire une balle dans le pied

Malgré la précarité en hausse et le déclin de la droite sur l’île, la gauche radicale ne parvient pas à tirer son épingle du jeu. Historiquement, le PCF était pourtant plus fort dans l’île que dans bien d’autres territoires du continent, même si son influence se limitait aux communes populaires et ouvrières proches du littoral, comme Sartène, et aux quartiers populaires des grandes villes de Bastia et d’Ajaccio.

Si le PCF réalise toujours dans la région des résultats sensiblement plus élevés que la moyenne nationale (5% en 2002, 4% en 2007, 3,9% en 2019) cela reste plus faible que dans d’autres territoires (comme la banlieue parisienne) et surtout on constate très vite, aux échéances présidentielles depuis 2012, que celle-ci se heurte à un plafond de verre alors que Le Pen explose ses scores là bas, un peu comme dans le Nord et la Picardie, ou même dans les Outre-mers à l’occasion des européennes de 2019. Les scores plus ou moins élevés du PCF dans la région sont à comprendre au regard du poids et de l’importance de son réseau (certes déclinant) d’élus et de militants. Même si, dans cette région, le recul du PCF reste une réalité. Pour donner une idée, le PCF passe d’un peu plus de 16 % à l’élection présidentielle de 1981 à 3,9 % à l’élection européenne de 2019. Sans oublier la défaite de Dominique Bucchini, président communiste de l’Assemblée territoriale entre 2010 et 2015 avec la majorité d’Union de la gauche, aux municipales de 2001 à Sartène, qui a porté un coup dur au PCF de l’île.

Dominique Bucchini, ancien président de l’Assemblée de Corse et figure du PCF local. © Pierre Bona via Wikimedia Commons

De même, entre les échéances régionales de 2010 et de 2015, entre lesquelles il a pourtant participé à la majorité régionale d’Union de la gauche avec le PRG et Paul Giacobbi, le PCF poursuit sa descente : de 7,5 % en 2010 la liste conduite par Bucchini passe à 5,5 % en 2015. Au moment où le total des forces nationalistes explose. En cause, le fait d’avoir sans aucun doute appuyé la politique du PRG sur l’île, qui laissait exploser les prix de l’immobilier et la spéculation immobilière, tout en ayant ouvert le débat sur la co-officialité de la langue corse en 2013, légitimant de fait les arguments identitaires des nationalistes et ayant inévitablement impacté la crédibilité du discours anti-libéral du PCF et du Front de gauche dans la région. Sans oublier, bien sûr, les affaires de Paul Giacobbi qui ont mis à mal le PRG et ses alliés.

En 2012, Jean-Luc Mélenchon, soutenu par le PCF, obtient tout de même un score proche de 10 %, loin d’être insignifiant. À l’époque, le candidat du Front de gauche, qui assume son discours jacobin, n’hésite pas à se rendre sur l’île pendant la campagne et à assurer un grand meeting de campagne en février 2012 à Bastia. Mais déjà, Le Pen est haute… En 2017, le candidat JLM réalise un peu plus de 13,8 % sur l’île : une hausse de 4 points, contre 8,5 points au niveau national (et à Paris !), et des hausses de dix à vingt points dans les grandes villes du pays. Ainsi, la progression modérée du vote Mélenchon en Corse est similaire à d’autres régions où le FN réalise de gros scores, comme la Somme (hausse de seulement 7 points entre 2012 et 2017), et les Hauts-de-France (+7-7,5 points). Pire encore, si Mélenchon réalise de bons scores dans les villes populaires de Sartène (23,53 %), Cuttoli-Corticchiato ou même à Bastia, il y arrive systématiquement derrière Le Pen. Il réalise en revanche ses meilleurs résultats dans les communes encore tenues par le PCF et où l’appareil militant s’est mobilisé en sa faveur, comme en 2012, par exemple dans le village de Bilia (64,58 %). De la même façon que pour le vote en faveur d’Emmanuel Macron, le vote Mélenchon est donc très limité et confiné à certaines zones en 2017.

Si elle espérait combler son retard dans une région “périphérique” et défavorisée en reniant son héritage jacobin et étatiste, sans chercher à rendre sa ligne politique cohérente avec les aspirations populaires, la gauche radicale s’est bien trompé de stratégie. L’évolution du paysage politique révèle bien que la grande majorité des corses se moquent complètement d’une quelconque autonomie politique ou d’une rupture avec l’État-nation.

Le score décevant de la France Insoumise à la présidentielle de 2017 en Corse s’explique principalement par deux éléments : le fait que Mélenchon ne soit pas venu faire campagne en Corse, à la différence de Le Pen, et la focalisation de sa campagne sur les grandes métropoles. A la différence du FN qui bâtit son succès dans des territoires désindustrialisés comme le Pas-de-calais, Belfort ou le Doubs, la campagne de la FI s’est centrée sur les grandes villes, avec des marches parisiennes, des meetings dans les grandes villes à répétition et une tournée en péniche dans les territoires du Paris “bobo” dans la dernière ligne droite de la campagne. Enfin, le fait de ne pas avoir suffisamment insisté sur la volonté de combattre l’exploitation de l’immigration économique par le patronat (via la défense de l’adage juridique “A travail égal salaire égal”, que la Chambre sociale de la Cour de cassation avait cherché à consacrer en 1996), ou de ne pas durcir davantage son discours sur l’UE ont aussi pu être défavorables au candidat de la gauche radicale dans une région aussi précarisée.

Malgré la drague des régionalistes par la gauche radicale (alliance du PCF avec certains leaders régionalistes en 2014 comme à Porto-Vecchio et quasi-soutien de Mélenchon au chef de fil des régionalistes Gilles Simeoni aux territoriales de 2017), le PCF reste cantonné à son noyau dur d’électeurs et la FI s’effondre à 3 % dès 2019, derrière le PS et le PCF. La position de Mélenchon, un jacobin qui a passé sa vie politique à raison à dénoncer le régionalisme, en a surpris plus d’un : après les yeux doux envers la coalition régionaliste en 2017, le leader de la FI a engagé une purge des militants insoumis corses qui restaient depuis la présidentielle de 2017 et qui défendaient majoritairement une alliance avec le PCF aux territoriales. Quoi que l’on pense de cette alliance, cela a privé LFI de dizaines de militants pour les campagnes et batailles à venir. Le discours de LFI aux élections européennes, inaudible par bien des aspects comme sur les questions de l’UE et de l’immigration, n’est sûrement pas non plus pour rien dans son effondrement par rapport à la présidentielle.

Si elle espérait combler son retard dans une région “périphérique” et défavorisée comme la Corse en reniant son héritage jacobin et étatiste, sans chercher à rendre sa ligne politique cohérente avec les aspirations populaires, la gauche radicale s’est bien trompé de stratégie. L’évolution du paysage politique révèle bien que la grande majorité des corses se moquent complètement d’une quelconque autonomie politique ou d’une rupture avec l’Etat-nation. Bien au contraire, dans cette région comme ailleurs, le recul de l’État et des services publics et la mise à mal de la souveraineté nationale est à l’origine d’un vote de défiance envers les formations politiques traditionnelles et modérées et du rejet du libéralisme économique porté par l’Union Européenne. Un enseignement que les formations politiques se revendiquant de la “révolution citoyenne” et d’un interventionnisme étatique devraient vite tirer s’ils ne veulent pas laisser éternellement la voie libre aux forces réactionnaires et identitaires.

 

“Les élites ont fait sécession et fonctionnent en vase clos” Entretien avec Jérôme Fourquet

Directeur du département Opinion et Stratégies d’Entreprise de l’Ifop, Jérôme Fourquet est l’auteur d’une note remarquée sur la “sécession des élites” françaises. Il est notamment l’auteur de deux ouvrages, l’un sur la droitisation des catholiques français et l’autre sur la situation politique corse. Nous avons voulu l’interroger sur l’état de la situation politique, un an après l’élection d’Emmanuel Macron. 


LVSL : Vous êtes l’auteur d’une note sur la “sécession des élites” françaises. Vous y expliquez que les cadres et les professions intellectuelles se sont recroquevillés sur les métropoles, et se sont coupés des catégories sociales moyennes et populaires. Comment ce processus de ségrégation sociale s’est-il opéré ?

C’est un processus au long cours qui s’étend sur une trentaine d’années et qui touche différents paramètres. Vous avez mentionné le facteur géographique. Il est tout à fait déterminant. On a une concentration des catégories favorisées (que l’on raisonne en termes de diplômes ou de revenus), dans le cœur des grandes métropoles – et plus spécifiquement dans certains quartiers de ces métropoles. Il y a toujours eu des quartiers bourgeois mais on atteint là un taux d’homogénéité exceptionnel.

Dans l’ouest francilien (en particulier, dans toute une série de communes des Hauts-de-Seine et des Yvelines) et dans l’ouest parisien, les cadres, les professions intellectuelles et les chefs d’entreprise sont majoritaires. Ce sont des niveaux de concentration qui relèvent du jamais vu, et cela sur des territoires très vastes, ce qui permet de fonctionner en vase clos. Tout un écosystème s’est mis en place pour permettre de répondre à toutes les attentes de cette population. Ce faisant, elle s’est éloignée. Elle n’est plus autant arrimée que par le passé au reste de la population.

 

On a une concentration des catégories favorisées, dans le cœur des grandes métropoles – et plus spécifiquement dans certains quartiers de ces métropoles. Tout un écosystème s’est mis en place pour permettre de répondre à toutes les attentes de cette population. Ce faisant, elle s’est éloignée. Elle n’est plus autant arrimée que par le passé au reste de la population.” 

 

Cette ségrégation sociale et géographique a été renforcée par toute une série de phénomènes. Au bout de 30 ans, on aboutit à une ségrégation scolaire de plus en plus poussée : les CSP+ sont de plus en plus enclines à placer leurs rejetons dans des établissements privés. Au sein même d’une ville, on constate des disparités scolaires en fonction de la profession et du milieu social des parents qui sont parfois très spectaculaires.

1982 – 2013 : Evolution de la population active à Paris. Source : 1985-2017 : quand les classes favorisées ont fait sécession, Jérôme Fourquet

 

On a également assisté au long déclin des colonies de vacances que l’on pourrait qualifier de généralistes. Or, on y constatait un brassage de la population qui était important. Aujourd’hui, beaucoup moins d’enfants vont dans les colonies de vacances. Sur la même période, du milieu des années 1980 à aujourd’hui, on a eu la suppression du service militaire qui cahin-caha faisait passer sous les drapeaux deux tiers d’une classe d’âge masculine, quel que soit le niveau de diplôme des appelés.

Il y avait certes des exemptions, du piston et des réformés. Néanmoins, cette institution se distinguait par une certaine hétérogénéité sociale. En parallèle de la ségrégation spatiale qui trouve sa cause dans la hausse du prix de l’immobilier, on peut décrire un processus de suppression ou de déclin d’institutions qui permettaient une certaine mixité : le service national a disparu, la carte scolaire est de plus en plus contournée et les colonies de vacances se spécialisent, laissant une grande partie des enfants issus des familles moyennes et populaires sur le quai.

On peut d’ailleurs affiner l’analyse en pointant le fait que, dans les partis politiques, en particulier au PS, le poids des classes moyennes et populaires a décliné au profit de celui des cadres. Ce sont des endroits où il y avait un certain échange, une certaine confrontation même parfois. Tout cela s’est considérablement étiolé. En bout de course, les représentants des CSP+ sont de plus en plus enclins à ne plus avoir de contact avec le reste de la population.

LVSL : Au sujet des inégalités scolaires et du repli des élites sur le privé, quelles peuvent-être, selon vous, les pistes pour réduire ces inégalités ? Faut-il rallumer la guerre scolaire public/privé pour réunifier la nation ?

Emmanuel Macron insiste sur sa volonté de recréer un service national universel. En avançant cette idée, je pense qu’il a ce constat de fracturation de la nation en tête. Évidemment, cela peut aussi passer par l’école. Est-ce qu’il faut réanimer la guerre scolaire ?  Ce n’est pas évident. Il faut s’interroger sur les raisons de la désertion de l’enseignement public par une partie croissante des catégories supérieures. Il y a sans doute un problème de niveau.

Là encore, la volonté de remettre en place l’enseignement des langues anciennes et des classes bilingues est sans doute pensée comme un moyen de rendre de l’attractivité aux établissements publics et de ralentir le départ des enfants des classes moyennes supérieures de ces établissements. C’est un très vaste chantier qui ne concerne pas uniquement la question du rapport entre l’enseignement public et l’enseignement privé.

LVSL : Les catégories populaires et moyennes sont majoritaires dans la société française. Le vote sur le Traité Constitutionnel Européen a mis à jour cette réalité. Comment expliquez-vous qu’un homme issu de la France d’en haut ait été élu en mai dernier ? Les oppositions populaires semblent faibles alors qu’Emmanuel Macron met en place un agenda libéral à marche forcée…

Il faut rappeler les conditions de son élection. Emmanuel Macron obtient 24% des voix au premier tour, ce qui peut paraître beaucoup pour un primo-candidat. Or, en comparaison, en 2012, François Hollande avait obtenu 28% des voix au premier tour. Quant à Nicolas Sarkozy, il avait totalisé 31% des voix au même stade de la compétition électorale. Le score d’Emmanuel Macron n’est donc pas si considérable que cela. Quant au second tour, il a un caractère atypique. C’est davantage un plébiscite contre Marine Le Pen qu’un vote en faveur de l’agenda porté par Emmanuel Macron.

Ensuite, s’il a été soutenu majoritairement par les populations des quartiers dont on a parlé toute à l’heure, ce serait réducteur de le présenter seulement comme le candidat de ces quartiers-là. La spécificité du vote Macron, réside dans le fait que, dans la « France périphérique » chère à Christophe Guilluy, comme dans les banlieues du 93, il y a un minimum de 15% de voix qui s’expriment en sa faveur au premier tour. Cela monte à 30-35% des voix dans les quartiers les plus huppés des grandes métropoles.

 

“Macron a t-il converti la France aux réformes libérales ? J’en doute. S’il n’y a pas de contestation forte, c’est qu’une part croissante de la population est acquise, de manière résignée, à la nécessité de réformer. Ce n’est pas du tout de gaieté de cœur. On sent confusément que tout ne peut continuer comme avant. Il n’y a pas d’enthousiasme de la réforme. Il y a un sentiment partagé de la nécessité de sortir du statu quo.”

 

Cependant, les 15% qu’il réalise dans les quartiers populaires démontrent qu’il a agrégé toute une partie de la population, qui, toutes classes sociales confondues, était en attente d’un renouvellement générationnel, d’un renouvellement des pratiques politiques et qui jugeait le modèle gauche-droite comme complètement épuisé. Macron a capitalisé là-dessus. Avec une certaine habileté, il a énormément insisté sur ce point davantage que sur son agenda libéral. Cela explique sa victoire.

Pourquoi n’y a-t-il pas un puissant mouvement de contestation qui s’exprime ? D’une part, nous sommes en début de mandat. Il y a une légitimité forte de l’élection et le gouvernement use de l’argument selon lequel ce qui est fait maintenant a été présenté il y a un an aux Français, ce qui n’était pas forcément le cas pour tous ses prédécesseurs. Deuxièmement, il y a un constat répandu que notre modèle social et éducatif est mal en point, insuffisamment performant et qu’on ne peut pas se contenter du statu quo.

On voit cela clairement pour l’enseignement supérieur avec le fiasco d’APB. Si Emmanuel Macron peut proposer des mesures impliquant une sélection à l’université, c’est parce que tout le monde a en tête la fiasco que représente APB. On peut avoir le même raisonnement sur la SNCF : nous ne sommes plus en 1995. Emmanuel Macron arrive après le tragique accident de Bretigny-sur-Orge, après les pannes géantes de la gare Montparnasse. et après la hausse des billets de train. Tout ceci sans compter la dette faramineuse de la SNCF. Statut du cheminot ou pas, il y a un constat partagé qu’il faut remettre les choses à plat. Ce constat est présent dans la société française. Macron en joue et en bénéficie.

Macron a t-il converti la France aux réformes libérales ? J’en doute. S’il n’y a pas de contestation forte, c’est qu’une part croissante de la population est acquise, de manière résignée, à la nécessité de réformer. Ce n’est pas du tout de gaieté de cœur. On sent confusément que tout ne peut continuer comme avant. Il n’y a pas d’enthousiasme de la réforme. Il y a un sentiment partagé de la nécessité de sortir du statu quo.

Quant au référendum de 2005, c’est évidemment un moment très important pour comprendre ce qui s’est passé dans le pays. À ceci près que nous étions justement dans la configuration d’un référendum. Le camp du non était largement majoritaire. Cependant, il agrégeait des supporters de Laurent Fabius, de Jean-Luc Mélenchon, de Philippe de Villiers et de Jean-Marie Le Pen. Toute la difficulté des oppositions, c’est qu’elles sont morcelées. Elles ne sont pas en désaccord sur la même chose vis-à-vis de la politique du gouvernement.

Macron bénéficie de l’adhésion résignée et de la fragmentation des oppositions. Si on veut rentrer dans le détail, les partis qui doivent symboliser les oppositions, FN, PS, LR et la France Insoumise sont tiraillés par des tensions internes. Pour ce qui est du PS, à ces divisions s’ajoute le coup fatal pris lors de la présidentielle. L’opposition est fortement déstabilisée. Cette situation n’est sans doute pas définitive mais ouvre un espace dans lequel Emmanuel Macron peut dérouler son agenda de réformes à l’abri de la légitimité  de son élection.

LVSL : N’y a-t-il pas une prise de conscience de cette désaffiliation du côté de Macron ? Que ce soit sur le plan électoral, raison pour laquelle il donne des signes en direction des chasseurs, mais également sur le plan de la cohésion nationale, raison pour laquelle il œuvre à la remise en place d’un service national ? On sent qu’il mobilise une gestuelle gaullienne pour conquérir la France exclue de la mondialisation…

Il y a en effet quelque chose de paradoxal dans le positionnement d’Emmanuel Macron : son entourage pourrait s’apparenter à cette élite déconnectée de la majorité de population. Cette élite l’a massivement soutenu électoralement et financièrement. Or, Macron semble être conscient de l’état des fractures françaises et essaie, par le biais du cérémonial républicain, par la remise en place de lieux de brassage sociaux comme le service militaire, de ressouder la nation française. Toute la question est de savoir si tout cela sera suffisant. Des réformes comme la suppression de l’ISF, la réforme du Code du Travail, ou la réforme de l’assurance chômage sont plutôt de nature à fragiliser sa position et à l’empêcher de raccrocher la population exclue par les élites françaises.

LVSL : Vous êtes également auteur d’un ouvrage sur la droitisation des catholiques français. Cette petite bourgeoisie catholique a surpris son monde en faisant irruption sur la scène politique française à l’occasion du débat sur le mariage pour tous. Aujourd’hui, la PMA, le mariage homosexuel et l’adoption pour les couples homosexuels sont majoritaires dans la société française. Comment expliquez-vous ce double mouvement contradictoire ?

 À la droite de Dieu, Jérôme Fourquet

Il y aura sans doute des répliques de la Manif’ pour tous lors du débat sur la PMA. S’il y a eu une opposition si vive de la part de ces catholiques de droite lors du débat sur le mariage pour tous, c’est d’une part parce qu’ils étaient fondamentalement opposés à ce projet mais aussi parce qu’ils ont pris conscience qu’ils étaient socialement et culturellement minoritaires dans la société française.

Quand ils allaient à l’église, ils savaient qu’ils n’étaient pas très nombreux. Cependant, jusqu’à présent, aucun gouvernement n’était allé les chercher sur leurs fondamentaux. Mais avec ce projet, il s’est attaqué à leurs convictions profondes. La mobilisation contre la loi Taubira et le raidissement d’une parti des catholiques a à voir avec la prise de conscience de ce fait minoritaire.

Ils prennent conscience que, comme ils ne sont pas assez organisés, ils s’exposent à des textes qui sont contraires à leurs valeurs. Pour contrer cela, ils s’organisent soit dans la rue, soit en faisant de l’entrisme dans des partis politiques, soit en développant des think-tanks, des associations, des revues et en essayant de prendre les armes de leurs adversaires sociétaux, ceux qu’ils appellent le “lobby LGBT” en se disant : « ils sont minoritaires mais ils ont su habilement faire avancer leur pions. Nous pouvons faire de même. »

 

S’il y a eu une opposition si vive de la part de ces catholiques de droite lors du débat sur le mariage pour tous, c’est qu’ils ont pris conscience qu’ils étaient socialement et culturellement minoritaires dans la société française. Pour contrer cela, ils s’organisent en essayant de prendre les armes de leurs adversaires sociétaux, ceux qu’ils appellent le “lobby LGBT”

 

C’est un choc culturel immense puisque les catholiques continuaient à considérer la France comme la fille aînée de l’Église. Ils voyaient la France comme un pays sous le régime d’une certaine forme de catho-laïcité. Les catholiques déclinants s’en accommodaient plutôt bien jusque-là. De ce point de vue, les années 2012-2013 constituent une rupture : les catholiques se rendent compte qu’ils sont minoritaires, et que, s’ils ne s’organisent pas, s’ils ne mènent pas de lutte culturelle, ils devront accepter des changements de société fondamentalement contraires à leurs valeurs.

LVSL : La droite et l’extrême-droite sont dans une situation paradoxale. Marine Le Pen a comptabilisé plus de 10 millions de voix en mai dernier. Elle semble cependant affaiblie par les critiques qui se dévoilent depuis l’échec de son débat d’entre-deux-tours.  De son côté, Laurent Wauquiez est à la tête d’un parti essoré par ses contradictions internes et la défaite à la présidentielle. Quelles perspectives peut-on raisonnablement tracer pour ces deux pôles du bloc conservateur/réactionnaire ?

Si une jonction se produisait, elle ne concernerait pas l’ensemble des deux blocs. Il y aurait une frange, dans les deux blocs, qui ne s’y retrouverait pas vraiment. Surtout, cela ne se ferait pas en termes institutionnels, avec des accords électoraux. Cela se ferait à la base avec toute une partie de l’un ou de l’autre des électorats qui se mettrait à voter pour le chef de l’autre camp.

Wauquiez veut refaire le coup qu’a fait Nicolas Sarkozy en 2007 : siphonner l’électorat du FN sans signer un accord avec Marine Le Pen. Est-ce possible ? Pour répondre à cette question, il faut d’abord rappeler qu’il s’est passé énormément de choses depuis l’élection présidentielle de 2007. Toute la frange modérée de l’UMP a quitté le giron commun soit pour aller directement dans la majorité macronienne soit pour se mettre en orbite et en soutien d’Emmanuel Macron. C’est le cas d’Alain Juppé par exemple. Ce faisant, l’audience de LR s’est réduite. Il y a évidemment des franges différentes. On voit bien que Valérie Pécresse, même si elle est minoritaire, veut incarner un courant modéré. Le courant incarné par Laurent Wauquiez est lui majoritaire au sein du parti Les Républicains. Il est majoritaire dans des proportions opposant deux-tiers de son parti à un tiers centriste. Cela lui suffit pour être majoritaire, sans être hégémonique.

Reste que le centre de gravité de LR, par la stratégie de Laurent Wauquiez, elle-même conditionnée par ce nouvel échiquier politique, s’est considérablement droitisé. Cela rend possible un rapprochement à la base avec une partie du Front national. Il y a une course contre la montre entre Laurent Wauquiez et Marion Maréchal Le Pen pour préparer l’après Marine Le Pen.

Ce mano a mano reste une hypothèse. Il ne faut enterrer ni Marine Le Pen ni le Front national. Les causes profondes qui ont abouti à l’émergence du Front national n’ont pas du tout disparu et le FN a connu des crises bien plus graves que celle-ci. En 1998, la scission mégrétiste était bien plus importante que celle que vient de provoquer Florian Philippot. De même, en 2007, quand Nicolas Sarkozy siphonne l’électorat du Front national, il le laisse exsangue : au moment des législatives, des centaines de candidats ne passent pas la barre des 5% et ne sont donc pas remboursés. Il y a, à la fois, un espace idéologique qui se rétrécit considérablement, parce que c’est l’époque du Kärcher et puis organisationnellement et financièrement, le parti est au point mort.

 

“Le centre de gravité de LR, par la stratégie de Laurent Wauquiez, elle-même conditionnée par ce nouvel échiquier politique, s’est considérablement droitisé. Cela rend possible un rapprochement à la base avec une partie du Front. Il y a une course contre la montre entre Laurent Wauquiez et Marion Maréchal Le Pen pour préparer l’après Marine Le Pen.”

 

Laurent Wauquiez, en visite à Villeneuve-d’Ascq. ©Peter Potrowl

Pour autant, quelques années après la scission mégrétiste, Jean Marie Le Pen était au second tour de l’élection présidentielle. Par ailleurs, quelques années après l’OPA de Nicolas Sarkozy sur l’électorat du Front National, Marine Le Pen est adoubée au congrès de Tours. C’est un nouveau départ pour le FN. Il ne faut donc pas surestimer leurs difficultés. Il y a un énorme doute au sein de l’électorat FN, par rapport à ce qu’ils auraient pu attendre de la présidentielle. Il n’en demeure pas moins que Marine Le Pen a réalisé presque 11 millions de voix au second tour. Elle a obtenu huit députés élus. Le Front national reste une marque électorale tout à fait puissante.

Cependant, dans l’hypothèse où l’image de Marine Le Pen l’empêcherait de relancer le Front, il y aura des voix pour réclamer autre chose. La récente séquence autour de Marion Maréchal Le Pen est assez éloquente. Son positionnement entrerait en concurrence frontale avez Laurent Wauquiez.

LVSL : Marion Maréchal Le Pen est récemment intervenue devant les conservateurs américains. Elle semble à la croisée de la droite conservatrice et libérale, de la droite catholique réveillée par la Manif’ pour tous et de la droite identitaire qui centre son combat sur l’Islam et l’immigration. Peut-elle être le point d’appui pour cette droite d’après qu’espérait construire Patrick Buisson il y a quelques années  ?

On sauterait de génération. Marine Le Pen, ce n’était déjà pas la même chose que son père. Même si la configuration était très différente, Marine Le Pen a réalisé un score deux fois supérieur à celui de son père lorsqu’elle est arrivée au second tour de l’élection présidentielle. La marque Le Pen reste connotée négativement bien sûr. Cependant, le pedigree de la personne qui le porte peut aboutir à un poids supérieur dans l’équation personnelle vis-à-vis de la charge négative que porte le nom Le Pen.

Quant à Marion Maréchal Le Pen, elle ne semble pas pressée de revenir. Elle est issue d’une famille où les contentieux politiques ont provoqué des clashs et des blessures très profondes. Elle n’a pas hâte de vivre une brutale confrontation avec sa tante. Cela étant, elle voit ce que Laurent Wauquiez essaie de faire. Elle fait le constat que quelque chose s’est abîmé autour de sa tante. Elle veut prendre date, se rappeler à la mémoire de tous. Tout cela ne va pas se faire dans les prochains mois. Cela prendra du temps.

Les européennes seront une échéance importante. On verra le rapport de forces entre le FN et la droite. On verra ce qui se passera du côté du bloc souverainiste. Quel sera l’étiage qui sortira vainqueur ? Est-ce que ce sera un match nul ? A partir de là, si le FN revient à des scores importants et laisse sur place la liste Wauquiez, on n’est pas du tout dans la même situation que si la FN reste encalminé. Là, la pression qui s’est exercée sur Marine Le Pen dès le soir du débat d’entre-deux-tours va se faire de plus en plus forte.

LVSL : Vous êtes l’auteur de La Nouvelle Question Corse. Les nationalistes corses ont surpris en conquérant l’île dans un laps de temps extrêmement court entre les municipales à Bastia en 2014 et l’élection pour la collectivité unique de Corse en 2018. Comment expliquez-vous cette fièvre nationaliste qui prend les Corses ?

C’est la concrétisation électorale d’un travail d’implantation et d’influence idéologique et métapolitique qui a 40 ans d’existence. Les « natios » ont commencé ce travail en 1975. Ils ont mis 40 ans à convaincre les Corses. Par ailleurs, certaines circonstances leur ont permis de transformer leur victoire culturelle en une victoire électorale. Le très fort dégagisme et la volonté de renouvellement qui ont porté Macron soufflaient aussi en Corse. Ils soufflaient même de manière plus forte en Corse.

Jusque-là, les Corses faisaient face à une classe politique fossilisée, constituée d’héritiers de grande famille et de dynasties politiques et claniques qui se partageaient le pouvoir sur l’île depuis des dizaines et des dizaines d’années. La volonté de renouvellement est encore plus forte là-bas. De manière paradoxale, Emmanuel Macron a réalisé des scores modestes à la présidentielle et ses candidats ont été défaits aux législatives, ce qui est très rare. Ce créneau dégagiste, ce sont les nationalistes qui l’ont occupé.

La volonté de renouvellement et de changement a été un des grands atouts des « natios ». La figure de Simeoni s’apparente à celle d’un Macron corse. Cette comparaison ne lui plairait sans doute pas mais l’équation personnelle lui a fortement bénéficié. Par ailleurs, ce score est le résultat d’une longue bataille culturelle et politique autour de revendications typiquement insulaires : la défense du littoral, la défense de la langue, la question du rapatriement des prisonniers « politiques », la question du non-bétonnage du foncier. Tout cela est largement majoritaire dans la société corse.

 

“Le très fort dégagisme et la volonté de renouvellement qui ont porté Macron soufflaient aussi en Corse. Jusque-là, les Corses faisaient face à une classe politique fossilisée, constituée d’héritiers de grande famille et de dynasties politiques et claniques qui se partageaient le pouvoir sur l’île depuis des dizaines et des dizaines d’années. Ce créneau dégagiste, ce sont les nationalistes qui l’ont occupé.”

 

Un verrou empêchait cependant la concrétisation de cette domination culturelle en victoire politique : c’était le rapport à la violence et les organisations clandestines. A partir du moment où la violence politique a décliné sur l’île, et qu’en 2014, après la victoire des « natios » aux municipales de Bastia, les représentants du FLNC annoncent l’auto-dissolution des organisations clandestines et une trêve unilatérale, ce verrou a sauté. Tout le travail des nationalistes a ensuite payé électoralement.

Gilles Simeoni, président de la collectivité unique de Corse. ©Nationalita

On peut ajouter deux derniers éléments dans cet alignement des planètes : on leur reprochait leur inexpérience gestionnaire et leur division. Les divisions ont été dépassées par un front commun et la stratégie de la liste unique. Le manque de culture gestionnaire a été également très vite dépassé : ils gouvernent Bastia, et ont pris le contrôle de la collectivité un an plus tard. Le reproche du manque de culture gestionnaire tombe alors. Cela leur permet d’obtenir trois députés sur les 4 que compte l’île de beauté. Tout cet alignement de planètes a permis aux nationalistes corses d’être majoritaires et de prendre le pouvoir.

LVSL : Il y a quand même un paradoxe. Le FN a fait des scores très élevés lors de la présidentielle en Corse. Cependant, il n’a pas du tout capitalisé sur ce score au moment des législatives et de l’élection à la collectivité unique de Corse. Comment l’expliquez-vous ?

On se souvient des événements du quartier de l’empereur à Ajaccio : en décembre 2015, après une embuscade contre deux pompiers corses, dans un quartier immigré d’Ajaccio, des centaines de manifestants sont venus crier « Arabes dehors ». Plus proches de nous, on se souvient des événements de Sisco.

 

“En proportion, la Corse est la première ou deuxième région en matière d’actes racistes. Il y a un terreau sensible. Une partie de la population corse vote Marine Le Pen dans un vote anti-immigré et vote pour les nationalistes ensuite afin de défendre son identité corse.”

 

Le vote nationaliste est un vote identitaire. Historiquement, la fibre identitaitre s’est orientée contre l’État jacobin qui empêcherait le développement de l’île, et la conservation de l’identité corse. Cette dimension n’a pas disparu. Cependant, depuis 30 ans, une partie de la population corse, très attachée à son identité, ne se sent pas seulement menacée par la domination d’un État jacobin mais également par la présence d’une forte communauté immigrée maghrébine.

En proportion, c’est en Corse que la population immigrée est la plus importante. La Corse est la première ou deuxième région en matière d’actes racistes. Il y a un terreau sensible. Une partie de la population corse vote Marine Le Pen dans un vote anti-immigré et vote pour les nationalistes ensuite afin de défendre son identité corse. Il faut néanmoins dire qu’il n’y a pas totalement des vases communicants. Quand on regarde, ce n’est pas aussi simple que cela : une partie de l’électorat a pu passer de l’un à l’autre, mais sociologiquement, on ne peut pas mettre de signe égal entre les deux.

Propos recueillis par Lenny BENBARA.

La grand retour de la question corse

©Patricia.fidi. Licence : Creative Commons CC0 1.0 Universal Public Domain Dedication

2 janvier 2018. Après deux raz-de-marée électoraux – aux législatives et aux élections territoriales de 2017 -, les nationalistes corses savourent leur succès. Le président de l’assemblée de Corse, Jean-Guy Talamoni fait un discours – en Corse – lors de son investiture pour exiger de l’Etat la reconnaissance de l’identité corse. Pour conclure la cérémonie, on prête serment sur la constitution rédigée par Pasquale Paoli, père du nationalisme corse. Comme chez Beaumarchais, tout finit par des chansons. Cette fois-ci, il s’agit du Dio vi salvi Regina, une ode à la vierge Marie adoptée comme hymne national de la République Corse après la sécession de la Corse vis-à-vis de la République de Gênes.  Le décors est planté. Le rapport de forces avec l’Etat peut commencer. Retour sur les raisons du changement de la donne politique en Corse. 

Le dégagisme nationaliste chasse le système clanique

C’est une lame de fond qui traverse la société corse depuis des années. Alors que les nationalistes peinaient à rassembler 15% des voix dans les années 1990, ils passent la barre des 30% en 2010 (25,89 % pour la liste “Femu a Corsica” et 9.85% pour la liste “Corsica Libera”). Le point de bascule intervient lors des législatives de 2012 lorsque Jean-Christophe Angelini échoue de peu à renverser la famille Rocca-Serra implantée depuis des lustres dans la seconde circonscription de la Corse du Sud. En 2014, le même Jean-Christophe Angelini, avec 46,9% des suffrages, faillit remporter la victoire à Porto-Vecchio contre la liste rocca-serriste. C’est l’instant où les Corses commencent à se servir des nationalistes pour chasser les systèmes claniques et clientélistes qui contrôlent la Corse depuis des années.  En trois ans, les Corses chassent les trois clans qui contrôlaient le système politique corse : la famille Rocca-Serra, la famille Giacobbi, et la famille Zuccarelli.

Jusqu’en 2017, c’est une hécatombe. En 2014, l’autonomiste Simeoni renverse la famille Zuccarelli à Bastia et prend le contrôle de la ville. Il met alors fin à une hégémonie zuccarelliste qui durait depuis 1968 ! En 2015 , les autonomistes Corses gagnent la région avec 35% des voix. En 2017, trois des 4 députés corses élus sont des nationalistes. Et les scores sont larges. L’héritier de la famille Rocca-Serra est chassé de sa circonscription du sud par Paul-André Colombani qui l’emporte avec 55.2% des voix. En Haute-Corse les deux candidats nationalistes font 61% et 63%, terrassant notamment le député-maire LR sortant : M.Gandolfi-Scheit.

“L’exode rural, l’élévation du niveau d’étude et la tertiarisation de l’économie rendent en effet moins efficace les pratiques clientélistes qui s’appuyaient sur des maires et des populations rurales, âgées et principalement agricoles.”

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Gilles Simeoni, fils d’Edmond Simeoni et ancien avocat d’Yvan Colonna, président du conseil exécutif de Corse.

C’est le grand basculement : la défaite du clanisme et la grande victoire du nationalisme. Historiquement, c’est le grand affrontement en Corse. Les nationalistes reprochaient aux clans leurs pratiques clientélistes qui empêchaient le développement de la Corse quand les clans amalgamaient les nationalistes corses aux violences des années 1990. C’est le résultat de mutations sociologiques profondes dans la société corse. L’exode rural, l’élévation du niveau d’étude et la tertiarisation de l’économie rendent en effet moins efficaces les pratiques clientélistes qui s’appuyaient sur des maires et des populations rurales, âgées et principalement agricoles. J’ajoute que la perte des collectivités locales et de leur leviers (subventions, emplois publics, investissements) font s’effondrer mécaniquement l’édifice clientéliste des familles qui contrôlaient, jusque-là, la politique corse. Les vieux leaders caciques (entre 58 et 71 ans) sont chassés par le jeune et fringuant Simeoni qui affiche fièrement ses 48 ans.

Une domination qui s’affranchit des clivages habituels de la société corse

Ce qui est marquant dans l’hégémonie du camp nationaliste Corse, c’est son homogénéité à l’échelle de l’Île. Les nationalistes l’emportent aussi bien dans leurs bastions que dans les fiefs historiques de leurs adversaires. Ils en finissent avec la division entre le Sud (contrôlé notamment par la famille Rocca-Serra) et le Nord de l’île (plutôt acquis au clan Giacobbi) et obtiennent des scores similaires dans les espaces ruraux et dans les espaces urbains. Les nationalistes corses parviennent à rassembler tant les classes populaires rurales et agricoles que les classes moyennes supérieures urbaines. Seule ombre au tableau : la faiblesse des nationalistes parmi les populations âgées.

Ainsi, lors des élections législatives de 2017, si les nationalistes confirment leur domination dans leurs fiefs de Bastia (64% des voix) et de Corte (70%) où se développe l’université corse qui forme de jeunes élites nationalistes corses, ils mordent aussi sur le terrain des vieux caciques corses. Ils sont majoritaires à Porto Vecchio, le fief de la famille Rocca-Serra et à Biguglia, le domaine de l’ancien député-maire LR Sauveur Gandolfi-Scheit.

Autre signe de l’homogénéité de cette domination politique : les nationalistes corses ont réussi à réconcilier la Corse du Sud et la Haute Corse. En 2015, alors que pour les partis traditionnels, la Corse se sépare entre la Haute-Corse Giacobbiste et la corse du sud Rossiste et Rocca-Serriste, Talamoni fait quasiment les mêmes scores au Nord et au Sud (7,9 et 7,6%). Les proportions sont certes moins homogènes chez Simeoni (20% en Haute-Corse et 15% en Corse du Sud).

“Les nationalistes unifient la population à travers un électorat plutôt transclassiste (…) Le vote pour les nationalistes est d’autant plus puissant chez les jeunes, moins sensibles au clientélisme.”

Aussi, les nationalistes unifient la population à travers un électorat plutôt transclassiste. Si les caciques ont essayé d’activer les réseaux locaux en inscrivant par exemple beaucoup de maires sur leurs listes lors des élections régionales de 2015, et s’il bénéficient du vote des populations âgées, le vote pour les nationalistes est d’autant plus puissant chez les jeunes, moins sensibles au clientélisme. C’est aussi le résultat de l’influence de l’université de Corte qui accueille 4000 étudiants et constitue un centre de production de jeunes intellectuels nationalistes. Preuve que les nationalistes arrivent à dépasser le clivage urbain/rural : si Simeoni réalise de bons scores à Corte, Bastia et Porto-Vecchio (entre 24 et 27%), ses résultats ne diffèrent guère entre les petits villages comptant moins de 100 inscrits (17,2%) et les villes de plus de 3000 habitants (20% des voix).

Au fond les listes indépendandistes et autonomistes se complètent bien. Alors que les autonomistes sont très populaires chez les classes moyennes supérieures urbaines, les indépendantistes font de très bons scores chez les classes populaires rurales et en particulier chez les agriculteurs, un groupe social très important en Corse.

La constitution d’un sujet politique corse à vocation majoritaire

©Baldeadly. Licence : l'image est dans le domaine public.  https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Liberty_for_Yvan_Colonna.jpg
Liberté pour Yvan Colonna scande cette banderole affichée par le groupe Ghjuventù Indipendentista près de l’université de Corte.

Les nationalistes corses ont réussi à imposer leurs termes dans le débat public. De quoi débat-on en Corse aujourd’hui ? De la protection du littoral (interdiction du bétonnage des côtes) qui menace d’être défiguré par les riches métropolitains qui convoitent les villas sur l’île de beauté, de la co-officialité de la langue corse, du rapprochement des “prisonniers politiques” sur l’île (Nicolas Sarkozy a fini par le promettre lors de la campagne des primaires), de la maîtrise du foncier (qui flambe du fait de spéculation immobilière engendrée par l’afflux d’acheteurs métropolitains), du statut de résident, de la préférence insulaire à l’embauche, etc. Autant de thèmes particulièrement populaires, qui permettent aux nationalistes corses d’unifier des demandes hétérogènes en construisant un sujet politique à vocation majoritaire, le peuple Corse, en lui définissant des ennemis – Paris – et en traçant une ligne d’horizon : l’autonomie du “Peuple corse”, à même de régler tous ces problèmes si spécifiques à la Corse.

La force allant à la force, quand les vieux caciques, prenant conscience de l’hégémonie culturelle des nationalistes, ont essayé de préempter leurs thèmes (comme ce fut le cas pour Paul Giacobbi), ils n’ont fait que renforcer la légitimité des autonomistes et des indépendantistes corses.

 

“Les nationalistes unifient des demandes hétérogènes en construisant un sujet politique à vocation majoritaire, le peuple Corse, en lui définissant des ennemis – Paris – et en traçant une ligne d’horizon : l’autonomie du “Peuple corse”.”

Un dernier élément est à considérer pour comprendre la domination des nationalistes corses sur leur île : c’est le sentiment qu’ils donnent d’être les garants d’une identité culturelle. Cette crainte identitaire s’exprime aux élections nationales par le vote pour le Front National et lors des élections plus locales ou lors des législatives à travers le vote pour les nationalistes. Après avoir dominé l’élection présidentielle avec 28% des voix au premier tour, Marine Le Pen a fait le plein de voix au second tour en réalisant son meilleur score (48%) en Corse. Elle arrive loin devant François Fillon (25%) et Emmanuel Macron (18%), tandis que Jean-Luc Mélenchon se contente de 13%.

Si l’échec d’En Marche en Corse peut s’expliquer par ses liaisons avec le clan Giaccobi, il s’exprime également à travers l’incapacité de la formation d’Emmanuel Macron à incarner l’identité corse, sa sauvegarde contre la domination de Paris et face à la crainte que provoquent la forte immigration en Corse ainsi que l’Islam. Si la relation conflictuelle avec Paris est ancienne, on a vu ces dernières années les actes anti-musulmans se multiplier. Désormais, les inscriptions “Francesi fora” (“les Français dehors”, en Corse) alternent avec les inscriptions “Arabi fora”. Les chiffres du ministère de l’Intérieur indiquent que proportionnellement à sa population, la Corse est la région la plus touchée par les actes anti-musulmans. Les événements du quartier des Jardins de l’Empereur en décembre 2015 comme ceux de Sisco à l’été dernier ont montré que les tensions communautaires pouvaient prendre une tournure violente.

Evidemment, pour garder une centralité politique, les nationalistes corses se distinguent régulièrement du Front National. Les militants corses perturbent régulièrement les meetings du Front National aux cris de “Les Français dehors”. D’ailleurs, les électeurs nationalistes viennent aussi bien du Front National, que de la gauche qui est devenue marginale en Corse. Les législatives ont montré que les candidats nationalistes bénéficiaient aussi bien du report de voix de la droite classique que de la République En Marche. Les nationalistes corses articulent un discours assimilationniste pour capter cette crainte identitaire, ce trouble culturel, ce rapport conflictuel à l’immigration qu’entretiennent de nombreux Corses.

“Si la relation conflictuelle avec Paris est ancienne, on a vu ces dernières années les actes anti-musulmans se multiplier. Désormais, les inscriptions “Francesi fora” (“les Français dehors”, en corse) alternent avec les inscriptions “Arabi fora”.”

Dernière bataille gagnée par les nationalistes : celle de l’unité et de la crédibilité. L’annonce du dépôt des armes par le Fronte di Liberazione Naziunale Corsu en 2014 a permis à l’indépendantisme et à l’autonomisme corses de fusionner dans l’entre deux tours des élections régionales de 2015. C’est ce qui leur a permis de remporter la quadrangulaire avec “seulement” 35% des voix. Cette unité réaffirmée en 2017 a permis à la liste nationaliste Corse de progresser de 10 points en 2 ans seulement. Cette unité contraste avec la division de la droite et avec l’inexistence de la gauche locale. Surtout, les nationalistes ont gagné la bataille de la crédibilité. En remportant la mairie de Bastia, Simeoni peut désormais mettre en avant leur capacité à gouverner, ce qui permet de transformer le moment destituant – la chasse des clans – en un projet instituant – l’affirmation d’un projet de gouvernement autonomiste.

Cette volonté de gagner en gouvernabilité se signale d’ailleurs par la volonté de Simeoni de se distinguer de l’indépendantisme catalan en reléguant aux calendes grecques un éventuel référendum d’autodétermination et en demandant principalement la reconnaissance de l’identité particulière de la culture Corse, ainsi qu’une dévolution afin d’améliorer la situation économique et sociale corse. Les autonomistes sont bien conscients que la Corse fait face à un fort taux de pauvreté (un cinquième de la population) et à une forte dépendance vis-à-vis de la métropole sur le plan économique. On voit cette évolution dans les rapports de forces entre indépendantisme et autonomisme. Alors que tous deux étaient proches des 5% en 1998, les indépendantistes passent à 7,7% en 2015 et les autonomistes sont proches des 18% lors de cette même élection.

En Corse, on assiste à un fait politique majeur que peu de leaders politiques semblent avoir saisi. Hier, le nationalisme corse était essentiellement une force politique minoritaire et parfois très violente. Les 5 dernières années sont marquées par la construction d’une force gouvernementale culturellement hégémonique au milieu de vieilles forces décimées par des années de clientélisme et d’affairisme. C’est d’ailleurs le moment de pointer l’état de mort clinique dans laquelle se trouve la gauche corse. L’hégémonie culturelle et politique dont bénéficie le nationalisme corse le pousse à la normalisation et à traiter ses relations avec Paris sur le plan du rapport de force politiques. Les nationalismes essaient d’incarner un principe d’ordre et de protection, refusant des envolées avant-gardistes qui effraieraient la plupart de leurs nouveaux électeurs.

D’ors et déjà, le président de l’assemblée de Corse, Jean-Guy Talamoni, rappelle Emmanuel Macron à ses promesses de campagnes. En visite à Furiani, il avait alors envisagé une modification de la constitution pour satisfaire les revendications nationalistes. Or, dans un entretien au quotidien espagnol, El Mundo, Emmanuel Macron a indiqué que des évolutions pour la Corse ne se feraient que dans le cadre de la constitution, ce qui exclue la co-officialité de la langue corse ou le statut de résidant. Sans pousser hâtivement la comparaison avec le fait Catalan, il n’en demeure pas moins que la question corse a ceci de difficile qu’elle touche la République Française dans son identité de République “une et indivisible”, dans la conviction jacobine de nombre de ses Hommes politiques et dans la suprématie de la langue française établie depuis l’ordonnance de Villers-CotterêtsL’identité corse touche à quelque chose de très profond et mêle des éléments qui pourraient lui être étranger comme la sauvegarde d’un mode de vie face à un consumérisme et à des pratiques immobilières qui défigurent le littoral corse. Ce fait politique majeur pointe une contradiction centrale au sein de la République française qu’il sera impossible de traiter par quelques amuse-bouches.

L’investiture des élus nationalistes l’a d’ailleurs révélé. Ultime provocation, Jean-Guy Talamoni, Gilles Simeoni et ses comparses ont prêté serment sur la constitution corse datant de 1755 écrite par le père du nationalisme corse Pascal Paoli. La totalité du discours de Jean-Guy Talamoni était en Corse. Ce long rituel symbolique s’est terminé par le chant du Dio vi salvi Regina. Hymne national de la République corse (1755-1769), ce chant est initialement une ode à la vierge Marie. Au chant religieux initial, s’est ajouté un couplet sur la victoire contre les ennemis de la Corse. Il fut adopté au moment où la Corse a fait sécession de la République de Gênes. Tout ce cérémonial s’est accompagné de demandes politiques claires faites par Messieurs Simeoni et Talamoni. Ils ont mis l’accent sur l’insuffisance de la décentralisation des compétences pour répondre aux problèmes particuliers de la Corse, sur la reconnaissance de la co-officialité de la langue corse ainsi que sur un loi d’amnistie concernant les prisonniers issues des violences des années 1990. En affrontant la République française au cœur de son identité, les nationalistes mettent en lumière les contradictions entre la constitution et le souhait exprimé par les Corses et poussent l’Elysée au rapport de force politique.

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Pour aller plus loin : 

La Nouvelle Question Corse, Jérôme Fourquet