Pouvoir d’achat : pourquoi les primes sont une arnaque

Manifestation de la CGT contre la réforme des retraites en janvier 2020. © Jeanne Menjoulet

Chèque inflation, prime carburant, « prime Macron »… Face à la diminution du pouvoir d’achat, les primes en tout genre se multiplient. Si un coup de pouce financier ponctuel est évidemment un bon moyen d’aider les plus démunis à court terme, l’inefficacité des petits chèques est désormais manifeste. Mais si les gouvernements successifs les apprécient tant, c’est d’abord car les primes ne constituent pas un salaire. Dès lors, bien que de plus en plus courantes, elles n’augmentent pas les revenus de manière pérenne et surtout ne comportent pas de cotisations sociales. Une focalisation excessive sur le pouvoir d’achat conduit ainsi souvent à nier l’importance du salaire comme vecteur de progrès social.

Alors que l’inflation atteint des niveaux non observés depuis des décennies et que les salaires stagnent, les Français s’inquiètent de plus en plus pour leur pouvoir d’achat. A l’approche des élections législatives, et alors que l’alliance de gauche promet de porter immédiatemment le SMIC à 1500 euros nets, le gouvernement évoque une future « loi pouvoir d’achat » afin d’attirer les suffrages. Si le texte n’est pas encore abouti, les mesures phares devraient être le versement d’un chèque alimentaire par l’Etat pouvant atteindre 60€ pour les foyers très modestes, la prolongation de la remise de 18 centimes par litre de carburant ou encore le triplement de la « prime Macron », défiscalisée et exonérée de cotisations patronales.

Ce type d’outils n’est pas nouveau : depuis le début des années 2000, les primes dont la vocation première est de lutter contre la diminution du pouvoir d’achat se sont multipliées. La première est créée sous le gouvernement de Lionel Jospin, en mai 2001 : la prime pour l’emploi. L’article unique de cette loi disposait ainsi : « Afin d’inciter au retour à l’emploi ou au maintien de l’activité, il est institué un droit à récupération fiscale, dénommé prime pour l’emploi ». Bien qu’issue d’un gouvernement de gauche, cette mesure pose plusieurs questions : d’abord, en excluant les chômeurs, le dispositif est conçu comme un moyen de creuser l’écart entre les prestations sociales et les revenus du travail. Ensuite, si ces derniers sont augmentés, cela se fait sans toucher au salaire minimum [2]. Enfin, la prime est originellement pensée comme étant un crédit d’impôt, et non un versement monétaire direct [3].

L’acharnement dans une voie inefficace

D’emblée, la mesure séduit jusque dans les rangs des plus libéraux ; Alain Madelin, par exemple, y est grandement favorable. Les gouvernements successifs de Jean-Pierre Raffarin (2003) puis de Dominique de Villepin (2006), décident tour à tour d’augmenter le montant de cette prime [4]. Pourtant, face à son efficacité toute relative, le dispositif fusionne finalement avec le RSA activité en 2015 pour donner naissance à la prime d’activité, encore en vigueur aujourd’hui.

De manière assez prévisible, Emmanuel Macron et le gouvernement d’Edouard Philippe ont prolongé cette série de primes pour le pouvoir d’achat au moment du soulèvement des Gilets Jaunes, dans l’espoir de calmer la colère. A l’automne dernier, face à l’augmentation forte des prix du carburant, c’est à nouveau une prime, de 100 euros, que le gouvernement a décidé d’instaurer. La future « loi pouvoir d’achat » n’invente donc rien.

La seule multiplication de toutes ces primes devrait faire figure de preuve par l’exemple qu’elles ne sont pas assez efficaces.

La seule multiplication et succession de toutes ces primes devraient a minima interpeller ou, mieux, faire figure de preuve par l’exemple qu’elles ne sont pas assez efficaces. Il ne semble en être rien dans les rangs de la droite. Pourtant, ces dispositifs présentent des défauts criants, à-mêmes de les disqualifier pour de bon.

Les primes contre le salaire

En premier lieu, ces primes sont pensées comme étant ponctuelles, alors même que l’aspect multifactoriel de l’inflation et de la pauvreté, dont elles aspirent à juguler les conséquences, tend à rappeler que le problème n’est pas uniquement conjoncturel. Des mesures simples et pérennes, comme la simple augmentation du SMIC, seraient ainsi autrement plus efficaces. C’est par exemple le point de vue de Noé Gauchard, qui affronte Elisabeth Borne pour la députation dans la sixième circonscription du Calvados, sous les couleurs de la NUPES. Pour lui, le constat est sans appel : « Toutes ces mesures sont évidemment nécessaires dans l’urgence, mais elles sont utilisées par l’exécutif actuel pour faire diversion. En refusant de porter le SMIC à 1500€, l’actuel gouvernement se rend coupable de ne pas permettre durablement à tous les travailleurs de remplir dignement leur frigo ».

Des mesures simples et pérennes, comme l’augmentation du SMIC, seraient autrement plus efficaces.

Par ailleurs, le caractère temporaire de ces primes maintient en permanence ses bénéficiaires dans l’insécurité. Gauchard estime ainsi que « l’imprévisibilité de tous ces dispositifs successifs et illisibles empêche les bénéficiaires de se projeter durablement et sereinement ». L’exemple de la prime Covid des personnels soignants est à ce titre éloquent : nombre de travailleuses et travailleurs ne savaient pas, jusqu’au dernier moment, s’ils toucheraient cette fameuse prime. La déception fut grande pour bon nombre d’entre elles et eux, en atteste le documentaire Debout les femmes.

Ensuite, ces dispositifs sont non seulement illisibles, mais également complexes – et donc coûteux – à mettre en œuvre. Les nombreux critères à prendre en compte, très stricts et techniques, génèrent une activité compliquée à gérer pour les administrations, alors qu’une simple augmentation du salaire minimum ne présenterait pas cet inconvénient.

En outre, ces primes, exclusivement orientées pour répondre au thème du pouvoir d’achat, sont orientées. Si la première prime pour l’emploi consistait en un crédit d’impôt, ses plus récentes déclinaisons sont bien des versements, mais le plus souvent sous forme de chèques à un usage pré-affecté. En effet, comme le rappelle le sociologue Denis Colombi, auteur de Où va l’argent des pauvres (Payot, 2020), le regard de la société sur la façon dont les plus modestes gèrent leur argent est souvent très moralisateur. Dans cette vision, les pauvres seraient avant tout des personnes incapables de bien gérer leur budget, comme l’illustrent les polémiques annuelles autour de l’allocation de rentrée scolaire. Ainsi, les aides financières apportées aux plus démunis ont de plus en plus tendance à être fléchées vers un poste de consommation.

Surtout, les primes, en plus de n’être que ponctuelles, sont aussi isolées et déconnectées de tout autre droit. Le salaire, au contraire, en tant que fruit d’une importante lutte syndicale, est le socle de beaucoup d’autres droits. La focalisation des discours libéraux sur le pouvoir d’achat tend ainsi à éclipser un constat autrement plus lourd de sens et de conséquences : le seul travail ne paie plus. Un constat corroboré par les chiffres de l’INSEE : en 2019, avant même les conséquences néfastes de la pandémie, dont on peine encore à mesurer toute la portée, 6,8% des salariés étaient pauvres, de même que 17,6% des travailleurs indépendants, c’est-à-dire plus que la moyenne de la population générale (14,6%).

C’est pourtant là le nœud de bien des problèmes sociaux : ces primes, temporaires et complexes à mettre en œuvre, ne peuvent prétendre les prendre à bras-le-corps dès lors qu’elles se focalisent sur le seul besoin traduit par le pouvoir d’achat et n’épousent pas une vision globale et sociale plus émancipatrice, tournée sur les salaires. Au-delà du pouvoir d’achat, la question qui se pose en creux est celle du pouvoir sur le travail.

Le salaire brut, foyer de droits impensés

Mais quand il est question de salaire, nombreux sont ceux à opposer salaire net et salaire brut. Le discours dominant se satisfait de la vision selon laquelle la part de salaire brut, à laquelle il faut soustraire les cotisations sociales (qui ne sont pas des impôts) pour obtenir le net, représente un coût – celui du travail, paraît-il. Toutefois le travail n’est un coût que pour celui qui l’exploite et partant, cette vision s’avère d’emblée biaisée et insusceptible d’apporter une réponse pertinente car ratant l’essentiel. D’Eric Zemmour à François Hollande en passant par Emmanuel Macron et Valérie Pécresse, les promesses d’augmentation du niveau de vie se fondant sur le rapprochement du salaire net vers le salaire brut, une obsession au moins relie tous ceux à qui le mot socialisation fait peur : la lutte contre les cotisations sociales.

Augmenter le salaire net en diminuant le brut est un cadeau empoisonné.

C’est pourtant ce salaire brut qui permet de financer le régime général de Sécurité sociale, c’est-à-dire de financer les allocations chômage et famille, les APL, les pensions de retraites ou l’hôpital public et d’alimenter nos cartes vitales. Bien peu lucide serait donc quiconque refuserait de voir le lien évident entre politique de baisse des cotisations d’un côté et destruction du système hospitalier aboutissant à la fermeture de toujours plus de maternités ou de lits d’hôpitaux de l’autre. En réalité, le salaire brut est le vecteur privilégié d’au moins deux éléments décisifs pour l’amélioration des conditions de vie et la rémunération du travail.

D’une part, le salaire brut fait partie intégrante du salaire. Au moment de payer avec la carte Vitale, c’est bien grâce au salaire socialisé par la cotisation au régime général que chacun de nous est solvabilisé en tant qu’usager du système de soins conventionnés. En supprimant ou allégeant les cotisations (c’est-à-dire en faisant triompher le net sur le brut), peut-être le salaire net s’en trouverait augmenté. Il n’en demeure pas moins qu’à chaque rendez-vous chez le médecin ou passage à la pharmacie, le coût en serait automatiquement renchéri. Dans ce sens, toute augmentation du salaire net serait mécaniquement contre-productive, car la mutuelle à laquelle il faudrait souscrire représenterait un coût plus important que la part de brut. Le programme défendu par les candidats de la NUPES s’inscrit ainsi à rebours de cette logique de destruction du système de protection sociale, en proposant au contraire d’instaurer un système de prise en charge intégrale des soins prescrits, en intégrant donc dans la Sécurité sociale les complémentaires santé qui renchérissent le coût des prestations, aujourd’hui non remboursées.

Augmenter le salaire net en diminuant le brut est un cadeau empoisonné et aurait pour première conséquence de supprimer ce qui fait l’hôpital public et ce qui le finance.

D’autre part, s’il ressort donc que le salaire brut est bien du salaire qui nous permet à chacune et chacun d’avoir accès à des prestations autrement souvent inaccessibles, le salaire brut permet surtout de générer du travail. C’est le cas du système hospitalier qui, financé par les cotisations, ne fonctionne que grâce à l’avance monétaire permise par le subventionnement des caisses du régime général à partir des années 1950-1960. Augmenter le salaire net en diminuant le brut est un cadeau empoisonné et aurait pour première conséquence de supprimer ce qui fait l’hôpital public et ce qui le finance. Si cette position constitue une proposition ultra-libérale, il est nécessaire d’insister sur un enchaînement qui ne peut être aisément démenti : défendre la diminution des cotisations en même temps que l’amélioration de l’hôpital public est un non-sens.

Travail contre capital : l’histoire de rémunérations rivales

Les défendeurs des projets libéraux se drapent souvent des meilleures intentions pour défendre ce qui relèverait d’une hypothétique « valeur travail ». Souvent partisans d’un dialogue « apaisé » et « raisonné », ils aspirent à contenter à la fois le syndicat patronal et les syndicats des salariés. C’est, là encore, commettre une erreur rédhibitoire relativement à la rémunération du travail.

L’augmentation pure et simple du salaire n’est pas la redistribution d’un impôt collecté, mais impose au contraire une nouvelle répartition primaire de la valeur dans l’entreprise.

En vérité, la valeur ajoutée produite par toute entreprise [5] est répartie entre les différentes parties prenantes. Ainsi, au-delà de l’autofinancement ou des taxes, la valeur ajoutée est notamment répartie entre les salaires à verser et les dividendes à distribuer. Les premiers rémunèrent le travail, les seconds le capital. Dès lors, il s’agit d’un jeu à somme nulle : défendre une meilleure rémunération du travail sans remettre en cause celle du capital est tout simplement impossible.

Finalement, l’augmentation du salaire minimum (et de tous les salaires en conséquence) permet donc de mieux rémunérer le travail, durablement, sans se contenter de primes subordonnées à la volonté imprévisible d’un exécutif par ailleurs réticent à accéder aux demandes du camp du travail. Surtout, les primes dites de pouvoir d’achat et versées par l’Etat présentent enfin le fâcheux inconvénient d’être financées par les contribuables eux-mêmes ! Au contraire, l’augmentation pure et simple du salaire, en plus de permettre l’augmentation de la cotisation donc l’amélioration de la protection sociale, n’est pas la redistribution d’un impôt collecté, mais impose une nouvelle répartition primaire de la valeur dans l’entreprise. C’est là un tout autre projet, véritablement social et émancipateur.

Notes :

[1] Le seuil de pauvreté correspond à 60% du niveau de vie médian.

[2] Se trouve ici illustré le mythe selon lequel les bénéficiaires des minimas sociaux, confortablement installés avec leurs quelques centaines d’euros mensuelles, préféreraient cette situation à celle de l’emploi.

[3] Toutefois, le IV de l’article unique de la loi du 31 mai 2000 prévoit que « si l’impôt sur le revenu n’est pas dû ou si son montant est inférieur à celui de la prime, la différence est versée aux intéressés ».

[4] Voir « Prime contre salaire. Histoire et sous-entendu d’une lutte menée au nom du pouvoir d’achat », article paru dans La vie des idées, mars 2022.

[5] Etant néanmoins entendu ici que l’entreprise lucrative n’est pas la seule entité productive où le travail est et doit être rémunéré. Ne doivent ainsi pas être oubliées les associations, les coopératives ou encore la fonction publique.

Et si on revenait sur les exonérations de cotisations sociales ?

En 2013, Pierre Gattaz, alors président du MEDEF, promet un million d’emplois en contrepartie d’allègements de cotisations sociales. Hollande offre le CICE, mais les emplois promis ne voient jamais le jour. © Aymeric Chouquet pour LVSL

Les premières exonérations de cotisations sur les bas salaires sont apparues il y a près de trente ans. Destinées à soutenir l’emploi, celles-ci se sont généralisées au point où une entreprise ne paye presque plus de cotisations patronales sur un salaire au niveau du Smic, ce qui coûte la bagatelle de 66 milliards d’euros pour les finances publiques. Est-ce à l’État de payer cette facture ? Ne serait-il pas temps de revenir sur ces exonérations en exigeant que les entreprises garantissent collectivement l’ensemble des cotisations et ce, sans effet négatif sur l’emploi ? C’est possible en établissant une Sécurité économique, complémentaire de la Sécurité sociale, qui mettrait hors-marché une partie de la production privée pour garantir un socle de revenus, cotisations sociales inclues, à celles et ceux qui la réalisent.

Depuis l’établissement de la Sécurité sociale en 1946, les cotisations sociales ont toujours été considérées par le syndicalisme comme une partie intégrante du salaire destinée, entre autres, à assurer des revenus hors emploi. Pourtant, depuis presque trente ans, des exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires ont été instaurées au nom de la protection de l’emploi. Si une partie de la gauche a toujours dénoncé ces exonérations, leur remise en cause ne fait cependant pas partie des programmes.

Toujours plus d’exonérations

Les exonérations de cotisations sociales autour des bas salaires sont apparues dès 1993 lorsque le gouvernement Balladur décrète l’exonération totale des cotisations sociales de la branche « famille » sur les salaires jusqu’à 1,1 Smic et de 50 % jusqu’à 1,2 Smic. À partir de 1995, les dispositifs « Juppé » ont combiné les exonérations des cotisations « famille » avec celles d’assurance maladie jusqu’à 1,3 fois le Smic. La gauche gouvernementale a pris le relais avec les lois Aubry sur la réduction du temps de travail qui ont étendu ces exonérations à 1,8 fois le Smic. Les lois Fillon réduiront ce seuil à 1,6 fois le Smic tout en augmentant les exonérations sous ce seuil.

Un très fort coup de pouce à cette tendance a été donné sous la présidence Hollande avec l’instauration du Crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE) entré en vigueur en 2013. Ce crédit d’impôt s’établissait à 4 %, puis 6 % de la masse salariale en dessous de 2,5 Smic. S’il ne s’agissait officiellement pas de réductions de cotisations sociales sur les bas salaires, cela y ressemblait fort à tel point qu’en 2019, sous la présidence Macron, ce crédit d’impôt a été transformé en baisse pérenne de cotisations. La situation est telle qu’aujourd’hui, pour un emploi au Smic, une entreprise ne paye quasiment plus de cotisations patronales. Malgré cela, certains candidats à la présidentielle, tels Eric Zemmour et Valérie Pécresse, propose de baisser encore davantage les cotisations, au nom du pouvoir d’achat.

Jusqu’à présent toutefois, la justification de ces baisses de cotisations sociales a surtout été l’emploi : il s’agit de diminuer le coût du travail pour les entreprises à faible valeur ajoutée par salarié. Ceci se comprend aisément et sans celles-ci, on pourrait s’attendre à ce qu’un chômage largement plus important se soit développé ces dernières années. Mais à quel prix ?

Les trois défauts des exonérations de cotisations sociales

Le CICE a coûté 19 milliards d’euros en 2018. Lors de sa mise en œuvre en 2013, Pierre Gattaz, président du Medef à l’époque, annonçait fièrement que cela devait créer un million d’emplois. Après quatre années de mise en œuvre, l’Insee a chiffré l’impact du CICE : 160 000 emplois créés ou sauvegardés entre 2013 et 2016. Coût annuel de chaque emploi privé pour l’État : 118 750 euros. Un peu cher, non ? Pourtant, un simple calcul nous montre que pour 19 milliards d’euros, l’État aurait pu embaucher environ un million de personnes au Smic, exactement le million d’emplois que le Medef promettait de la part du secteur privé. Sauf que cela ne s’est pas produit parce que ces exonérations de cotisations sur les bas salaires profitent à toutes les entreprises, que celles-ci aient les moyens de payer ou pas. L’effet d’aubaine, qui constitue le premier défaut de ces exonérations, explique ce décalage entre le million d’emplois qu’on aurait pu en attendre et les 160 000 emplois évalués.

Le second défaut est le coût de ces exonérations sur les budgets publics. Le rapport 2019 des comptes de la Sécurité sociale indiquait que le total des exonérations a atteint 66 milliards d’euros en 2019 dont une grande partie a été compensée par l’État. En comparaison, l’impôt sur les sociétés rapporte environ 35 milliards d’euros. Cet impôt ne compense donc même pas les exonérations de cotisations sociales accordées aux entreprises. Pour le dire autrement, si ces exonérations avaient été conçues comme des crédits d’impôt, à l’instar de ce que fut le CICE en son temps, le produit de l’impôt sur les sociétés aurait alors été négatif : l’État paye les entreprises pour fonctionner !

Ces exonérations de cotisations sociales créent une trappe à bas salaires.

Le troisième défaut de ces exonérations de cotisations sociales est la formation d’une trappe à bas salaires. Les taux de cotisations sociales ont toujours été conçus comme proportionnels : si une entreprise augmente un salarié, le coût total augmente dans la même proportion. Avec ces exonérations, les entreprises sont fortement dissuadées d’augmenter les salariés puisque que le coût total progressera proportionnellement plus que l’augmentation des salaires nets et bruts. C’est sans doute en partie ce qui explique que 13 % des salariés sont aujourd’hui bloqués au niveau du Smic.

Ces trois défauts majeurs prêchent pour un abandon définitif de ces exonérations. Si la gauche « de gouvernement » a participé à leur mise en place, la gauche de transformation sociale les a régulièrement dénoncé. Et pourtant, au moment des élections, aucun candidat ne prévoit de revenir sur celles-ci. Ceci se comprend aisément : restaurer des cotisations sociales au niveau du Smic reviendrait à passer d’un montant total du salaire minimum, avec l’ensemble des cotisations sociales, d’environ 1600 euros à 2400 euros, soit une augmentation de 50 % sans augmentation du salaire net. En dépit de quelques études qui cherchent à démontrer que le niveau du salaire minimum n’est pas un frein à l’emploi, on comprend aisément que de nombreuses entreprises, notamment dans le cadre de l’économie solidaire, seraient incapables d’encaisser une telle hausse, ce qui produirait des licenciements en série. L’expérience des territoires zéro chômeurs de longue durée nous montre même l’inverse : c’est le mécanisme de la subvention de l’emploi qui permet d’éradiquer le chômage sur un territoire donné. Comment pourrions-nous donc revenir sur ces exonérations de cotisations sociales sans dommage pour l’emploi ?

Pour sauvegarder l’emploi, mettons les entreprises riches à contribution

Supposons maintenant que nous rétablissions l’intégralité des cotisations sociales sur les bas salaires. Si nous voulons annuler l’effet négatif que cela pourrait avoir sur l’emploi, il faudrait alors compenser cette hausse par une subvention mensuelle. Mais plutôt que de faire appel à l’État, ne serait-ce pas aux entreprises dans leur ensemble d’assurer cette subvention de façon à ce que le rétablissement des cotisations patronales n’ait aucun effet sur l’emploi ? Ceci pourrait se faire par un double mouvement. Toutes les entreprises recevront une allocation mensuelle et fixe par emploi mesuré en équivalent temps plein et, pour financer un tel budget, elles seront prélevées d’un pourcentage donné de leur richesse produite. Cette richesse produite sera mesurée par les Flux de trésorerie d’activité (FTA), qui se définissent comme la différence entre les encaissements de ventes et de subventions moins les paiements de fournisseurs et d’impôts.

Si nous voulons que la fin des exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires n’ait aucun effet sur l’emploi, il faut donc que l’entreprise qui n’était en mesure de payer qu’un salaire total de 1600 euros puisse demain payer la somme de 2400 euros pour une personne au Smic. Il lui faut donc obtenir 800 euros supplémentaires. Comme il ne s’agit plus d’une subvention de l’État mais d’une allocation payée par l’ensemble des entreprises, cette entreprise sera aussi prélevée d’un pourcentage uniforme de sa richesse produite pour obtenir une allocation, de façon telle que le solde net des deux opérations soit de 800 euros. Sur la base d’un calcul sur les données 2019 de l’INSEE, il nous faudra établir une allocation d’environ 1300 euros par personne en équivalent temps plein, ce qui nécessite de prélever en contrepartie 30 % de ces flux de trésorerie d’activité (calcul : 1300 + 1600×30 %, soit un petit peu plus de 800 euros).

Un tel système pourrait fonctionner sur la base de l’auto-déclaration/liquidation. À la fin de chaque mois, chaque entreprise évalue ses flux de trésorerie d’activité, et devra 30 % de ceux-ci. En contrepartie, elle a droit à une allocation de 1300 euros par emploi en équivalent temps plein. Comme le budget est équilibré – les recettes égalent les dépenses – certaines entreprises seront bénéficiaires du système alors que d’autres seront contributrices, ce qui nécessite l’établissement d’un régime obligatoire, à l’image de la Sécurité sociale.

Seule cette approche permettra de revenir sur les exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires, sans dommage pour l’emploi, en exigeant que le surplus soit pris en charge collectivement par l’ensemble des entreprises. Ce régime obligatoire réalisera donc des transferts des entreprises riches, qui généralement réalisent d’énormes profits, vers des entreprises qui ont tout juste la possibilité de payer des salaires au Smic exonérés de cotisations sociales patronales.

Ce sont donc 66 milliards d’euros de plus pour les budgets publics, évidemment tempérés par un produit moindre de l’Impôt sur les sociétés. Mais ceci rompt définitivement avec l’idée que le rôle de l’État serait de palier les déficiences du secteur privé. Il institue une obligation collective pour les entreprises de respecter le paiement des cotisations sociales.

La Sécurité économique, un prolongement de la Sécurité sociale

30 % environ de mutualisation permettent de restaurer les cotisations sociales sur les bas salaires sans aucun effet sur l’emploi. Mais il est possible d’aller plus loin de façon à obtenir un effet positif sur celui-ci. Si nous mutualisons 54% de la richesse produite, nous serions alors capable d’assurer une allocation de 2400 euros mensuelle par personne en équivalent temps plein, ce qui permet d’assurer la totalité du Smic avec ses cotisations patronales rétablies.

Ceci signifierait que toute personne qui s’établit comme indépendant touchera d’office le Smic, plus 46 % de ce qu’il a produit. C’est une situation largement plus favorable que la situation actuelle dans laquelle nombre d’entre eux, notamment les agriculteurs et les travailleurs ubérisés, peinent à obtenir le Smic. C’est, pour toute personne qui souhaite entreprendre, la possibilité de le faire en toute sécurité. La démocratisation de l’entrepreneuriat se profile avec, à la clé, une fantastique opportunité de développement de l’économie sociale et solidaire.

Mais c’est aussi, pour toute entreprise traditionnelle, une formidable opportunité d’embaucher sachant que la partie du salaire inférieure au Smic est garantie par l’ensemble des entreprises. Et devant la profusion d’emplois qui pourraient être proposés, outre la perspective du plein emploi, la possibilité pour les individus de pouvoir réellement choisir leur entreprise.

Le montant de l’allocation – et le pourcentage de mutualisation afférent – sera un paramètre de délibération politique. Mais la mise en place d’une telle mutualisation interentreprises ouvre la perspective d’une Sécurité économique pour tout emploi dans la mesure où une partie de la rémunération du travailleur ou de la travailleuse est garantie par l’ensemble des entreprises indépendamment du comportement économique de l’unité de production. C’est la perspective de vaincre définitivement la pauvreté dans nos sociétés, car cette Sécurité économique pose comme principe que toute personne qui souhaite occuper un emploi – indépendant comme salarié – se verra garantir un socle de revenu avec l’ensemble de la protection sociale afférente.

C’est une mise hors-marché d’une partie de la production privée qui s’effectue, avec une répartition égalitaire de celle-ci entre celles et ceux qui l’ont réalisée. En tant que régime obligatoire interentreprises, cette Sécurité économique permettrait de préserver la Sécurité sociale en rétablissant la logique, toujours aussi pertinente, de la cotisation sociale.