Du terrorisme au terrorisme d’État – par Jean Ziegler

Jean Ziegler - Gaza - LVSL
© Visuel par Joseph Edouard, à partir d’une photographie de Jean Ziegler prise à Paris en 2018, par Vincent Plagniol pour LVSL

La question palestinienne est au coeur des écrits de Jean Ziegler depuis des décennies. Comme témoin, militant, rapporteur pour les Nations-Unies sur le droit à l’alimentation puis vice-président du Comité consultatif de l’ONU sur les Droits de l’homme, il a pu l’aborder sous ses multiples facettes. Dans son dernier ouvrage Où est l’espoir ? (Seuil, à paraître le 11 octobre), il revient sur le 7 octobre, l’année qui s’est écoulée, et remonte aux sources de l’impasse actuelle. Évoquant ses rencontres avec Yasser Arafat, il témoigne d’un temps où l’espérance d’une solution rayonnait. Puis il retrace la « chronique d’une catastrophe annoncée », suivant l’expression de l’écrivain Michel Warschawski, dont l’assassinat de Yitzhak Rabin constitue le catalyseur. Et appelle à une « insurrection des consciences » pour faire pour le triompher le droit.

[L’article qui suit constitue un extrait édité du dernier livre de Jean Ziegler, Où est l’espoir ? à paraître aux éditions du Seuil le 11 octobre 2024 NDLR]

Les emmurés n’ont aucun lieu où fuir

La CNUCED notait en 2022 : « Gaza a connu seize années d’anti-développement et de destruction du potentiel humain, et a été dépossédé du droit au développement. » L’organisation confirmait qu’avant le 7 octobre 2023, le blocus israélien avait vidé l’économie de Gaza de sa substance et rendu 80 % de ses habitants dépendants de l’aide internationale.

Samedi 7 octobre 2023 à l’aube, cinquante ans jour pour jour après le début de la guerre du Kippour le 6 octobre 1973, plus de 1 500 combattants des Brigades Al-Qassam, la branche militaire du mouvement de résistance islamique Hamas, ont envahi les kibboutz immédiatement voisins du ghetto de Gaza, une rave party et des villes côtières au sud d’Israël.

Simultanément, les techniciens du Hamas et de leurs alliés du Djihad islamique ont lancé sur Tel-Aviv, à 60 kilomètres au nord du ghetto, sur Jérusalem et d’autres villes une attaque de plus de 5 000 tirs de roquettes, dont une majorité a été interceptée par l’Iron Dome, le système de défense antimissile de l’État hébreu.

Totalement surprise, l’armée israélienne a mis cinq jours pour repousser les envahisseurs. Pendant ce temps, les combattants du Hamas ont commis des crimes abominables. Ils ont assassiné plus de 1 400 personnes, en majorité des civils fauchés par balles, brûlés vifs ou morts de mutilations, et ont pris en otage 259 civils et soldats israéliens, dont une trentaine d’enfants, qu’ils ont transférés dans le ghetto. Quiconque massacre des civils et prend des otages est un terroriste. Quels que soient les motifs religieux ou politiques invoqués, ces crimes sont impardonnables et imprescriptibles.

En plus de chasser, blesser, tuer, le terrorisme d’État israélien poursuit un autre but : tester l’efficacité des armes nouvelles développées par son industrie d’armement.

Le soir même du 7 octobre, le gouvernement de Tel-Aviv a déclenché la guerre contre le Hamas, guerre légitime selon l’article 51 de la Charte de l’ONU autorisant le droit à l’autodéfense. Mais en même temps, Israël a initié une guerre d’anéantissement contre la population civile de Gaza, contre une population innocente des crimes du Hamas.

Les emmurés n’ont aucun lieu où fuir. Depuis le 7 octobre au soir, les avions israéliens bombardent sans relâche, jour et nuit, les quartiers d’habitation, les écoles, les boulangeries, les magasins, les églises, les mosquées, les hôpitaux de Gaza. Postés tout autour et au-dessus du ghetto, les canons de l’artillerie israélienne, les navires de guerre croisant dans les eaux territoriales, les bombardiers F-35 le pilonnent.

En plus de terroriser, chasser, blesser, tuer, le terrorisme d’État poursuit un autre but : tester l’efficacité des armes nouvelles développées par son industrie d’armement. Depuis 2006, Israël a attaqué Gaza à peu près tous les deux ans. En 2008 une commission d’enquête de l’ONU, présidée par le juge sud-africain Richard Goldstone, a mis au jour cette façon si particulière de tester ses nouveaux armements1.

Israël est le quatrième pays exportateur d’armes du monde. Le pays dispose d’une industrie d’armement d’une redoutable efficacité. En 2008, une des principales armes « testées » sur les civils de Gaza était la DIME (Dense Inert Metal Explosive). Aisément transportable par un drone, cette bombe expérimentale contient, dans une enveloppe de fibres de carbone, un alliage de poudre de tungstène avec également du cobalt, du nickel et de fer, qui explose à l’intérieur du corps et déchire littéralement la victime.

En 2023 et 2024, les armes testées par Israël auront d’abord été deux bombes au napalm particulièrement meurtrières. Elles sont transportées par un nouveau drone de combat, développé en commun par le trust d’armement israélien Elbit Systems, à Haïfa, et l’entreprise d’armement suisse Ruag. Ce nouveau drone (Hermes 900) est majoritairement financé par les contribuables suisses.

Israël bombarde Gaza au moyen, notamment, de bombes GBU-28 américaines de 2 tonnes, capables de pénétrer jusqu’à 10 mètres sous terre avant d’exploser. Des milliers d’habitations ont ainsi été détruites, enterrant sous des amas de béton et de fer des milliers d’enfants, de femmes et d’hommes. Il arrive que l’agresseur bombarde deux fois de suite en l’espace de quelques heures les mêmes quartiers, blessant ou tuant alors les nombreux secouristes à l’œuvre pour dégager les victimes.

C’est, par exemple, ce qui est arrivé au camp de réfugiés de Jabaliya le jeudi 2 novembre 2023. Les secouristes fouillaient les décombres quand les pilotes israéliens sont revenus pour déverser une seconde cargaison meurtrière. Des centaines d’habitants et d’habitantes, tous âges confondus, qui tentaient de dégager leurs parents et leurs voisins victimes de la première frappe ont été mutilés ou tués.

Le Premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, justifie ces massacres par un seul mot : « vengeance2 ».

Pour les emmurés de Gaza, il n’existe absolument aucun refuge. La basilique chrétienne orthodoxe de Gaza City, remplie de familles de réfugiés, a été détruite par les bombes israéliennes. La plupart des mosquées où se pressaient des milliers de Gazaouis ont été attaquées et souvent rasées.

Animalisation des Palestiniens

Pour justifier le siège qu’Israël impose à Gaza, Yoav Gallant, ministre israélien de la Défense, déclare : « Nous combattons des animaux et nous agissons en conséquence3 . » Cette rhétorique de la déshumanisation fait craindre le pire pour les Palestiniens. L’animalisation est un processus qui doit alarmer, car il présage souvent un massacre à grande échelle. On se souvient des Arméniens de Turquie transformés en « microbes » avant le génocide en 1915‑1916, ou des Tutsi du Rwanda désignés comme des « cafards » avant les massacres de masse en 1994.

La Cour internationale de justice est l’autorité judiciaire suprême des Nations unies. Le chapitre XIV de la Charte et le règlement annexe fixent sa compétence. Dix-sept juges la composent. Tout État membre de l’ONU peut porter plainte contre un autre État qui violerait la Charte, la Déclaration universelle des droits de l’homme ou toute autre convention internationale de droit public. Or, le 29 décembre 2023, l’Afrique du Sud, en la personne de son formidable ambassadeur des droits de l’homme Pizo Movedi, a porté plainte contre Israël pour violation de la Convention sur le génocide de 1948. La plainte comporte 84 pages. Elle est soutenue par 46 États et par plus de 1 000 mouvements sociaux et organisations non gouvernementales. 600 citoyens israéliens la soutiennent à titre individuel.

Le 26 janvier 2024, la Cour a reconnu la validité de la plainte et ordonné de prendre plusieurs mesures conservatoires sans délai : protection de la population civile, accès à l’aide humanitaire, interdiction des discours de haine, lutte contre la déshumanisation de l’une ou l’autre partie du conflit, etc Le mot « génocide » (du grec genos, clan, et du latin cidere, tuer) a été forgé en 1943 par le juriste polonais Raphael Lemkin pour qualifier l’anéantissement des Juifs et des Tziganes par l’Allemagne nazie et celle des Arméniens par les Turcs. La notion apparaît dans les actes d’accusation du tribunal de Nuremberg. En 1948, le génocide est consacré comme crime spécifique, à l’initiative de l’ONU, dans la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide.

Le statut de Rome de 1998 définit précisément le terme :

Article 5 : Crime de génocide

Aux fins du présent statut on entend par crime de génocide l’un des actes ci-après commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel : a) meurtre de membres du groupe ; b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe : c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction totale ou partielle.

Personne ne dénie à Israël le droit de se défendre conformément à l’article 51 de la Charte des Nations unies. Mais le droit à l’autodéfense contre un agresseur armé ne comporte pas celui de massacrer toute une population civile. Des dizaines de milliers d’habitants de Gaza, parmi lesquels une majorité d’enfants, sont déjà mutilés, des dizaines de milliers d’autres sont morts. L’hypocrisie des États occidentaux est abyssale. Les États-Unis, les États occidentaux, y compris mon pays, la Suisse, supplient les massacreurs de « réduire » les pertes civiles. En même temps, ces États livrent à Israël les armes les plus puissantes et quantité de munitions alors que les massacres sont en cours. Ils se rendent coupables de complicité d’actes qui seront traduits un jour devant un tribunal international.

L’assassinat de Yitzhak Rabin intervient dans le contexte d’une campagne de haine déclenchée par les leaders d’extrême droite Ariel Sharon et Benyamin Netanyahou.

Crimes de guerre ? Crimes contre l’humanité ? Crime de génocide ? La justice tranchera. L’urgence est à la préservation des vies, celles des Gazaouis comme celles des otages israéliens.

Quelques heures aux côtés d’Arafat

Un souvenir lointain me revient à l’esprit. C’était un jour de novembre 1988 à Alger, au Palais des Congrès. Le ciel était gris et pluvieux, balayé par les vents venus de la mer. La 19e session du Conseil national palestinien s’était ouverte. Historien et poète, Boualem Bessaih était à l’époque ministre des Affaires étrangères de l’Algérie. Nous sommes liés d’amitié depuis son exil à Lausanne. Il m’avait invité à assister au Conseil. « Tu verras, des choses inouïes vont se passer, tu ne regretteras pas ton voyage », m’avait-il dit.

En effet, après une magnifique intervention du poète palestinien Mahmoud Darwich intitulée « Palestine, terre des messages divins révélés à l’humanité », Yasser Arafat avait pris la parole. Au terme d’une longue analyse des luttes de libération menées par les Palestiniens depuis les années 1930, des conditions de leur expulsion de leur terre sous l’effet de la création de l’État d’Israël en 1948, de l’épuration ethnique, de l’occupation, de la première et de la deuxième Intifada, il avait proposé de réviser la charte de l’OLP et de reconnaître le droit à l’existence d’Israël.

À 1 h 30 du matin, le Conseil avait voté : « Au nom de Dieu et du peuple arabe palestinien, la résolution de l’ONU recommandant le partage de la Palestine en deux États, l’un arabe, l’autre juif, assure les conditions de légitimité internationale qui garantissent également le droit du peuple arabe palestinien à la souveraineté et à l’indépendance. » Le mot-clé de cette résolution est « également ».

J’avais écouté, fasciné, les paroles d’Arafat. Je n’avais eu ensuite avec lui qu’une brève conversation au cours de la réception qui avait suivi. J’étais étonné par la constitution frêle, la petite taille du leader de l’OLP. On mesure mal aujourd’hui le courage physique et mental qu’il lui avait fallu alors, lui, le chef révolutionnaire d’un peuple privé de sa terre, pour recommander le droit à l’existence de son ennemi. J’en avais conçu pour lui une grande admiration.

La reconnaissance par l’OLP du droit d’Israël à vivre en sécurité et en paix et sa renonciation à la lutte armée avaient ouvert la voie à des négociations de paix secrètes de plusieurs années, sous l’impulsion du gouvernement norvégien. Celles-ci ont conduit à la signature à Washington, il y a trente ans, des accords d’Oslo.

Le 13 septembre 1993, en effet, devant plusieurs centaines d’invités alignés sur le gazon ensoleillé de l’aile occidentale de la Maison-Blanche, le président des États-Unis Bill Clinton recevait le Premier ministre israélien Yitzhak Rabin et le président de l’OLP Yasser Arafat. Les deux hommes se serrèrent la main. Ils se fixaient comme objectif l’établissement d’une autorité autonome intérimaire pour les Palestiniens de Cisjordanie et de la bande de Gaza, ainsi que le tracé définitif des frontières entre les deux États d’Israël et de Palestine, conformément aux résolutions antérieures des Nations unies.

Il s’agissait des résolutions 181 (1947), 242 (1967) et 338 (1973) du Conseil de sécurité, fondement juridique de l’évacuation par Israël des territoires conquis en 1967 – dont certains avaient été purement et simplement annexés – et du démantèlement des implantations juives dans les territoires occupés. Pour aboutir, les deux parties se fixaient une période transitoire ne devant pas excéder cinq ans. Soirée du 4 novembre 1995 sur la place des Rois d’Israël à Tel-Aviv. Plusieurs centaines de milliers de personnes sont rassemblées dans une ferveur extraordinaire pour célébrer la paix.

Yitzhak Rabin prononce un discours sur les négociations en cours. Rabin est un mauvais orateur au débit lent, à la voix monocorde, mais la foule est suspendue à ses lèvres, communiant dans une espérance ardente. À la fin de son discours, comme intimidé par l’ouragan des applaudissements, Rabin descend rapidement de la tribune pour rejoindre sa voiture. C’est alors qu’il est atteint par deux balles de pistolet automatique tirées dans son dos. Grièvement blessé, il mourra peu de temps après sur la table d’opération de l’hôpital Ichilov de Tel-Aviv. Son assassin, aussitôt arrêté, est un jeune extrémiste juif religieux, ancien étudiant en droit opposé aux accords d’Oslo. Son nom : Amir Yigal.

L’assassinat intervient dans le contexte d’une campagne de haine déclenchée par les leaders d’extrême droite Ariel Sharon et Benyamin Netanyahou. Ce dernier, leader du Likoud, a accusé le gouvernement d’être « déconnecté de la tradition juive et des valeurs juives ». Dans les manifestations publiques contre les accords d’Oslo, certains contestataires ont été jusqu’à agiter des pancartes représentant Rabin en uniforme nazi ou dans le viseur d’un sniper.

Dans son livre À tombeau ouvert, Michel Warschawski dresse le portrait d’un colon, conducteur d’un gigantesque bulldozer blindé. Porté par l’ivresse de sa haine raciale, il fonce sur les maisons et les écoles palestiniennes. Cette figure a valeur de parabole.

Shimon Perez, ministre des Affaires étrangères, un homme que Rabin méprisait, est alors nommé Premier ministre. Il est effrayé par le climat de violence et de haine créé par l’extrême droite et n’a pas le courage de poursuivre dans la voie tracée par Rabin. Aux élections suivantes, Benyamin Nétanyahou sort vainqueur. Il coupe tout contact avec l’OLP et met fin aux négociations de paix.

Chronique d’une catastrophe annoncée

Un des livres les plus brillants que j’aie lus récemment sur la tragédie israélo-palestinienne, le plus prémonitoire aussi, est signé Michel Warschawski. Il est intitulé Israël : Chronique d’une catastrophe annoncée… et peut-être évitable4. Michel Warschawski est né en 1949 à Strasbourg d’une prestigieuse lignée d’intellectuels et de rabbins alsaciens d’origine polonaise. À seize ans, il part à Jérusalem pour y entreprendre des études talmudiques. Il est, depuis de nombreuses années, l’un des leaders les plus respectés de la gauche de combat en Israël

Dans sa magnifique postface au livre de Jacques Pous, L’Invention chrétienne du sionisme. De Calvin à Balfour, Warschawski déclare : « Après cent vingt ans, le projet national de créer un État juif qui s’inscrirait dans la conquête coloniale du Proche-Orient a donné naissance à un régime fascisant au militarisme agressif qui sape la sécurité de ceux qu’il est censé représenter et protéger. En réalité, cet État représente un danger mortel pour la plus grande communauté juive de notre planète5. »

L’œuvre littéraire de Michel Warschawski contient maintes évocations de ce gouffre effrayant vers lequel, selon lui, se dirige le régime israélien. Un certain récit, datant de 2003, est resté gravé dans ma mémoire tant l’image qu’il véhicule est puissante. Dans son livre À tombeau ouvert. La crise de la société israélienne1, Warschawski dresse ainsi le portrait d’un jeune conducteur juif d’un de ces gigantesques bulldozers Caterpillar blindés, que j’ai moi-même vus à l’œuvre à Rafah et à Naplouse.

Porté par l’ivresse de son pouvoir, de sa haine raciale, témoignant d’une jouissance pathologique à détruire, il fonce sur les maisons, les écoles et les étables palestiniennes. Sa rage destructrice le rend ostensiblement heureux. Il ignore le monde qui l’entoure. Cette figure a valeur de parabole. Pareil au conducteur du bulldozer, coupé de la réalité, ignorant la souffrance de ses victimes, aveugle et inconscient des conséquences de ses actes, le présent gouvernement israélien d’extrême droite fonce à tombeau ouvert vers sa propre destruction.

Avec sa moustache à la Georges Brassens, son rire facile, son ironie, son goût du débat, Michel Warschawski est le contraire d’un critique doctrinaire. Écoutons-le encore : « Je suis de ceux qui refusent aujourd’hui d’entrer dans le débat sur ce qui devrait venir après le démantèlement du régime colonial : un État uni et démocratique ? deux États ? une fédération ? des cantons ? Les solutions théoriques sont multiples, mais c’est le rapport des forces, et lui seul, qui déterminera, quand elle sera à l’ordre du jour, la nature de la solution. À l’heure actuelle, c’est au changement du rapport des forces qu’il faut s’atteler, et ce ne sera qu’avec son retournement que la solution s’imposera, d’elle-même1. »

Arik Grossman, Charles Enderlin, Michel Warschawski, Lea Tsemel, Uri Avnery, Ilan Pappé, Amnon Kapeliouk, Jeff Halper, Ofer Bronchtein et tous leurs collègues du mouvement « Peace now » (« La Paix maintenant ») sont l’honneur d’Israël. À leurs yeux à tous, l’assassinat d’Yitzhak Rabin a été une catastrophe.

Les humains font l’histoire

Amir Ygal, le soir du 4 novembre 1995, sur la place des Rois d’Israël de Tel-Aviv, a tué l’espoir partagé par les Israéliens et les Palestiniens de parvenir à une paix négociée, juste et durable, conformément aux résolutions des Nations unies. Les Palestiniens, et notamment Yasser Arafat, ont certainement éprouvé au même moment le même désespoir. Je regarde souvent, affichée dans mon bureau, une certaine photographie de groupe prise au troisième étage de la Moukhata.

Elle date de ma première mission de Rapporteur spécial dans les territoires palestiniens occupés. Arafat se tient au milieu de nous. La plupart des autres personnes présentes (interprètes, gardes, collaborateurs, etc.) le dépassent d’une tête. Il a le regard soucieux. Arafat nous avait invités tous ensemble – nous étions une vingtaine – à passer dans une salle voisine. Une longue table en bois nous attendait, recouverte d’une nappe brodée, de gobelets, d’assiettes et de plats contenant des racks d’agneau, des tomates, des courgettes, des salades, des haricots. Des soldats servaient les plats, versaient l’eau. Arafat a insisté pour être servi en dernier.

Le repas a été long, l’atmosphère chaleureuse. Les ventilateurs grinçaient au plafond. Arafat a fait un exposé approfondi de la situation, puis il a répondu longuement à chacune de nos questions. Un échange particulier me reste en mémoire. Au moment même de notre rencontre à Ramallah, des manifestations violentes de jeunes Palestiniens avaient lieu sur l’esplanade des Mosquées à Jérusalem. Lieu sacré des Musulmans, l’esplanade surplombe le Mur des lamentations en contrebas, où prient les Juifs pieux. Les gardes-frontières, policiers et soldats israéliens empêchaient tout Palestinien de moins de quarante ans de s’approcher des lieux saints de l’islam.

Une véritable chasse aux jeunes se déroulait – gaz lacrymogènes et balles à l’appui – à travers la Vieille Ville. Arafat était furieux. Il s’est tourné vers moi et m’a dit dans son anglais hésitant : « Vous vous imaginez, c’est intolérable, Yitzhak Rabin m’a donné sa parole d’officier que nos jeunes pourraient prier le vendredi au dôme du Rocher et déambuler sur l’esplanade, et voilà le résultat ! » La « parole d’officier »… L’expression me parut bizarre. Comme si la parole d’un militaire était plus fiable que celle d’un individu ordinaire. À ses yeux, elle l’était.

Le soleil se couchait derrière les montagnes de Judée lorsque nous avons pris congé. Le président nous a accompagnés au bas de l’escalier, mais s’est arrêté sur la dernière marche de sorte de ne pas s’offrir, dans l’encadrement de la porte, à la vue des snipers israéliens postés sur les immeubles alentour.

L’abîme hante Michel Warschawski. La course vers le suicide de l’État israélien, raciste et colonial, lui apparaît presque inévitable. Et pourtant, dans son livre, fuse un rayon d’espoir. Écoutons-le :

Les humains font l’histoire et ils peuvent défaire ce qu’ils ont créé. […] Organisés et unissant leurs forces, les hommes et les femmes peuvent faire bouger les montagnes, faire tomber des régimes et obtenir ce qui leur revient de droit. […] Il n’y a aucune raison pour que ce ne soit pas le cas pour le peuple palestinien ; il n’y a pas de raison non plus qu’on mette définitivement une croix sur la capacité du peuple juif-palestinien à se ressaisir et à stopper la dégénérescence de sa propre société8.

Notes :

1 Rapport Richard Goldstone, Conseil des droits de l’homme, Genève, 2008.

2Le Monde, 9 octobre 2023

3Le Monde, 26 janvier 2024.

4 Paris, Éditions Syllepse, 2018

5 Jacques Pous, L’Invention chrétienne du sionisme. De Calvin à Balfour, Paris, Éditions L’Harmattan, 2018, p. 460.

6 Paris, La Fabrique, 2003

7 Michel Warschawski, Israël : Chronique d’une catastrophe annoncée… et peut-être évitable, op. cit.

8 Ibid.

Tribunal de La Haye : jusqu’à quand Israël échappera-t-il au droit international ?

Afrique du Sud Israël - Le Vent Se Lève
© LHB pour LVSL

Le 26 janvier 2024, la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye ordonnait la mise en place de « mesures conservatoires » contre la « plausibilité » d’un génocide à Gaza. Si la Cour ne s’est pas prononcée sur la pertinence du qualificatif de « génocide », sa décision constitue un revers pour la guerre menée par Israël. Elle oblige les États signataires de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (CPRCG) à agir pour protéger les Gazaouis, et permet d’envisager des poursuites contre les soutiens militaires d’Israël pour complicité potentielle de crime de génocide. Au nom de l’arrêt de la CIJ, la justice néerlandaise a ainsi interdit aux Pays-Bas l’exportation de pièces de bombardiers F-35 vers Israël. Mais hormis cette décision, le statu quo demeure. Tandis que les bombardements continuent de pleuvoir sur Rafah et qu’une « puissante » offensive sur la ville est annoncée par Benjamin Netanyahu, faisant craindre des milliers de victimes civiles supplémentaires, les États-Unis et l’Europe appellent pieusement à la désescalade, sans œuvrer à sa mise en œuvre. Au risque de morceler sans retour un ordre international déjà atone. Reportage à La Haye.

Dans la nuit du 10 au 11 janvier 2024, la requête de l’Afrique du Sud contre Israël n’a pas encore commencé qu’une poignée de personnes attend déjà devant les grilles du Palais de la Paix, qui abrite la Cour internationale de Justice. Venues de toute l’Europe et du Maghreb, mais aussi des États-Unis, de l’Inde ou du Liban, elles espèrent assister aux plaidoiries des deux parties. Depuis l’attaque du Hamas, le 7 octobre dernier, c’est en effet la première fois qu’Israël, en réponse à l’accusation de crime de génocide, présentera des arguments juridiques devant la communauté internationale.

Malgré le froid glacial de l’hiver néerlandais et l’incertitude quant au nombre de places restantes, l’ambiance est à la patience. En tête de file, trois Néerlandaises munies de couvertures de camping et de thermos font tourner des beignets et des baklavas. Vers cinq heures du matin, la foule grossit d’une vingtaine de nouveaux arrivants, parmi lesquels on reconnaît l’ancien président tunisien Moncef Marzouki, le leader de la France insoumise Jean-Luc Mélenchon et le député Arnaud le Gall, l’ancien ambassadeur britannique Craig Murray, ainsi que le député travailliste britannique Jeremy Corbyn – qui passera la nuit suivante devant le Palais pour être certain de pouvoir assister à la plaidoirie israélienne.

Bombardements non intentionnels de civils ? Afin de contrecarrer ce récit, les avocats sud-africains ont mis en exergue les appels à l’anéantissement de Gaza, le vocabulaire de déshumanisation de ses habitants, ainsi que la confusion rhétorique entre les membres du Hamas et la population palestinienne.

Ici, on vient pour « voir l’histoire en train de s’écrire ». On espère assister à la réalisation d’une vieille promesse : le triomphe du droit international sur la Realpolitik. « Il y a bien des façons émotionnelles de percevoir ce conflit », avance ainsi Shakki, un jeune indo-américain tout juste diplômé en sciences politiques qui fera partie des treize finalement admis. « J’ai le sentiment qu’avec la démarche initiée par l’Afrique du Sud, c’est la première fois dans l’histoire récente qu’il est possible de rassembler de façon rationalisée différentes perspectives et interprétations sur ce qu’il se passe dans cette région, quels que soient les intérêts particuliers des États », ajoute-t-il. Les représentants de la presse occidentale sont peu nombreux. Ce n’est que plus tard, quand le petit jour poindra sur La Haye, que les premiers journalistes arriveront. Vers 9 heures, nous entrons finalement sous les majestueux lustres du Palais de la Paix.

« Victimes collatérales » ? Contrecarrer le récit des dirigeants israéliens

Les avocats sud-africains ont débuté l’audience par une condamnation sans appel des « actions terroristes et de la prise d’otage du 7 octobre », précisant de surcroît qu’ils se refuseraient à projeter des images « explicites » des massacres à Gaza, afin de « ne pas transformer la Cour en théâtre ». Durant trois heures, mises en perspective historiques, analyses chirurgicales d’événements récents et points juridiques se sont succédés.

La singularité de la bande de Gaza a fait l’objet d’un long développement. Longue d’à peine quarante kilomètres, cette zone est l’une des plus densément peuplées au monde et la moitié de ses habitants sont des enfants, a-t-il été rappelé. Depuis 2007 elle fait l’objet d’un blocus illégal, à la fois terrestre, maritime et aérien. L’État israélien dispose du contrôle de la sphère électro-magnétique, de l’acheminement en eau et en électricité, ainsi qu’une mainmise de fait sur les infrastructures civiles et gouvernementales essentielles.

La requérante a rappelé que durant les trois premières semaines, 6000 bombes par semaine ont en moyenne ont été larguées sur Gaza. Parmi celles-ci, au moins 200 bombes d’environ une tonne au Sud de la bande, pourtant décrétée « zone de sécurité » par l’armée israélienne, vers laquelle elle enjoignait les Gazaouis à se réfugier. Preuve s’il en est, ont ajouté les avocats sud-africains, que ces massacres de civils ont été causés « de manière délibérée ».

La plaidoirie a tenu à rappeler que « tout acte de violence ne constitue pas un génocide ». Crimes de guerre, nettoyages ethniques, punitions collectives ou attaques d’hôpitaux sont autant de pratiques qui peuvent être commises sans intention génocidaire. Cependant, les modalités et l’intensité de la campagne de bombardements – l’une des plus massives du XXIe siècle – incitent l’Afrique du Sud à considérer qu’Israël « a violé et continue de violer les obligations qui lui incombent en vertu de la Convention sur le génocide », et qu’il existe « un risque de préjudice irréparable » pour les Palestiniens.

Évoquant les chiffres officiels à jour du 9 janvier 2024, l’Afrique du Sud a rappelé que 1% de la population de Gaza avait été tuée, qu’une personne sur 40 avait été blessée et que, sur les 180 accouchements ayant lieu chaque jour, l’Organisation Mondiale de la Santé estimait à près de 15% les femmes risquant de souffrir de complications graves sans pouvoir bénéficier des soins médicaux. Mentionnant le risque d‘une famine aiguë et de la propagation d’épidémies, elle a fait appel à l’article II-c de la Convention pour la prévention du crime de génocide, qui fait entrer dans le champ d’application de la Convention la « soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ».

Victimes collatérales ? Bombardements non intentionnels de civils ? Afin de contrecarrer ce récit israélien – qui plaide le caractère accidentel des tueries de civils, là où les actions du Hamas visent délibérément des cibles non militaires –, l’Afrique du Sud a longuement égrené des notes ministérielles, des déclarations officielles, des entretiens télévisés de dirigeants. Il s’agissait de souligner les appels décomplexés à l’anéantissement de la bande de Gaza, le vocabulaire de déshumanisation de ses habitants, ainsi que la stratégie rhétorique visant à confondre les membres du Hamas avec la population gazaouie dans son ensemble. Parmi les personnes concernées : le Premier ministre Benjamin Netanyahu, le président israélien, plusieurs ministres, de hauts gradés de l’armée aussi bien que de simples soldats.

Ces « propos génocidaires ne sont donc pas l’exception, ils sont ancrés dans la politique de l’État d’Israël » a ainsi martelé le demanderesse. En outre, cette « intention de détruire » serait « bien comprise par les soldats sur le terrain », ce que la projection d’une vidéo devait appuyer. Dans la salle du tribunal a ainsi résonné, durant une minute, le vacarme d’un groupe de soldats, armes sous le bras, dansant, riant et chantant à tue-tête en récitant des extraits de la Bible : « Que brûlent leurs villages. Que Gaza soit effacée », « Tu effaceras la mémoire d’Amalek de dessous les cieux » – référence biblique à un peuple dont le Dieu de la Torah aurait demandé l’extermination.

Pour justifier sa démarche, l’Afrique du Sud a souhaité rappeler que la lutte contre le crime de génocide échappe à la « compétence exclusive d’un État » et oblige la communauté internationale dans son ensemble. Elle s’est appuyée sur la jurisprudence de la CIJ dans l’affaire « Gambie contre Myanmar ». En 2019, la Cour internationale de justice avait en effet été saisie par la Gambie après le dépôt d’une plainte contre le Myanmar pour un éventuel génocide des Rohingyas, bien que ces deux pays se situent sur deux continents différents. Des « mesures conservatoires » avaient alors été exigées contre le Myanmar. À présent, l’Afrique du Sud en requérait de nouvelles à l’égard d’Israël, incluant notamment l’arrêt des opérations militaires à Gaza ainsi que l’interdiction de la destruction de preuves pouvant servir une enquête ultérieure.

La CIJ est habilitée à exiger des mesures conservatoires dans un bref délai, dès lors qu’il est établi que « des actes susceptibles de causer un préjudice irréparable » sont commis. Et ce, bien avant que « la Cour se prononce de manière définitive sur l’affaire », c’est-à-dire sur l’existence, ou non, d’intentions génocidaires réelles. Ce n’est qu’au bout d’un long travail d’enquête que la CIJ est habilitée à statuer sur ce dernier aspect.

Éradiquer le terrorisme : la défense israélienne

Le lendemain, la Cour devait entendre la plaidoirie de l’État inculpé durant trois heures. Changement de méthode avec la défense israélienne. Par contraste avec la précédente, des images d’otages détenus par le Hamas ont été affichées pendant plusieurs minutes.

« Israël connaît bien le contexte de création du concept de génocide dont il est accusé », a mentionné la défense, soulignant que le plus jamais ça était bien plus qu’un slogan pour le pays, mais son « obligation morale suprême ». À l’inverse, « s’il y a eu des actes que l’on pourrait qualifier de génocidaires, c’est contre Israël ». Et de citer des déclarations de dirigeants du Hamas prônant l’annihilation de l’État hébreu. Dans cette logique, celui-ci mènerait une « guerre défensive », où primerait le droit à prendre toutes les mesures pour défendre ses ressortissants et assurer la libération des otages. Un droit, a-t-il été ajouté, menacé par les demandes itérées de cessez-le-feu.

La résolution de la CIJ pourrait avoir de nombreuses conséquences indirectes pour les États continuant à soutenir Israël. À commencer par son premier pourvoyeur d’armes, les États-Unis.

Les avocats israéliens ont souhaité mettre en exergue une supposée naïveté dans la plaidoirie sud-africaine : « bien malheureusement, les souffrances civiles en temps de guerre ne sont pas le monopole de Gaza », ajoutant que ces pertes n’interviennent que « dans la poursuite légitime d’objectifs militaires ». « Ce qui au contraire est sans précédent », ont-ils poursuivi, c’est « l’enracinement du Hamas dans la population civile », évoquant la propension du groupe armé à utiliser (« de manière systématique ») des infrastructures civiles pour s’y cacher, allant jusqu’à affirmer que la population gazaouie serait « gouvernée par une organisation terroriste qui préfère anéantir ses voisins que protéger ses propres civils ».

Rejetant une quelconque intentionnalité dans les bombardements de Palestiniens non armés, les avocats ont allégué que l’armée israélienne agissait toujours « de manière proportionnée », cherchant à éviter les victimes en les prévenant d’actions militaires imminentes, par des appels téléphoniques ou l’envoi de feuillets depuis les hélicoptères. De même, la défense israélienne a mentionné une aide humanitaire « extraordinaire » qui aurait été offerte aux Gazaouis, avant d’ajouter qu’il n’y avait « aucune restriction d’eau à Gaza » et que des infrastructures avaient été réparées par les Israéliens eux-mêmes.

L’argumentation s’est ensuite voulue plus offensive. La partie israélienne n’a pas hésité à multiplier les attaques ad hominem contre les avocats sud-africains, qualifiant leurs accusations de « calomnies » qui viseraient « à bander les yeux des juges et de la Cour ». Ils ont ainsi affirmé que l’acceptation par la CIJ des mesures conservatoires demandées risquerait de transformer le droit international un « instrument agressif et non protecteur, qui saperait les droits plus qu’il ne les protégerait ». La Convention pour la prévention du crime de génocide serait ainsi tournée en une « charte de l’agresseur », punissant les États cherchant à se « protéger du terrorisme ».

Enfin, la défense israélienne a cherché à inscrire l’Afrique du Sud dans les pas du Hamas : ses représentants nieraient « l’histoire juive » et ses avocats partageraient « la même rhétorique et la même grille d’analyse » que l’organisation terroriste palestinienne.

Mesures conservatoires sans cessez-le-feu

Le 26 janvier 2024, après deux semaines de délibération, la Cour devait rendre une première décision : ayant reconnu sa compétence dans l’affaire, elle a indiqué plusieurs mesures conservatoires, dans l’attente du verdict final, portant sur la réalité des intentions génocidaires. Dans l’ordonnance publiée, elle affirme ainsi qu’il en va « du droit des Palestiniens de Gaza d’être protégés contre les actes de génocide » et que « les faits et circonstances mentionnés ci-dessus suffisent pour conclure qu’au moins certains des droits que l’Afrique du Sud revendique et dont elle sollicite la protection sont plausibles ». Parmi ces « faits et circonstances mentionnés », ont notamment été pris en compte les modalités de l’opération militaire conduite à Gaza.

Surtout, la Cour a « [pris] note » de plusieurs déclarations tenues par les hauts responsables israéliens eux-mêmes. Parmi ces derniers, le ministre israélien de la Défense, Yoav Gallant qui, le 10 octobre 2023, a déclaré dans une allocution aux troupes israéliennes à la frontière de Gaza : « Nous combattons des animaux humains […] Gaza ne reviendra pas à ce qu’elle était avant. Il n’y aura pas de Hamas. Nous détruirons tout. Si un jour ne suffit pas, cela prendra une semaine, cela prendra des semaines, voire des mois, aucun endroit ne nous échappera. »

La déclaration du président d’Israël, Isaac Herzog, tenue le 12 octobre 2023, a elle aussi été mise en avant : « C’est toute une nation qui est responsable. Tous ces beaux discours sur les civils qui ne savaient rien et qui n’étaient pas impliqués, ça n’existe pas. » La Cour a ainsi ordonné à Israël de prévenir et de sanctionner toute incitation au génocide dans la bande de Gaza, et de se conformer aux obligations lui incombant en vertu de la Convention pour la prévention du crime de génocide afin de protéger le peuple palestinien d’ « un risque réel et imminent de préjudice irréparable ». De même, elle a enjoint l’État d’Israël à « prévenir la destruction […] des éléments de preuve relatifs aux allégations d’actes entrant dans le champ d’application » de cette même Convention, afin de permettre à l’enquête de la Cour d’avoir lieu.

Cette décision a pu être jugée décevante par les partisans du cessez-le-feu, étant donné qu’aucun appel à la cessation des hostilités n’a été prononcé. Elle a coïncidé, ce même 26 janvier, dans les heures suivant la décision de la Cour, avec des accusations lancées contre l’UNRWA – l’agence onusienne chargée de répondre aux besoins essentiels des réfugiés palestiniens au Moyen-Orient. Après qu’Israël a présenté à l’ONU des informations selon lesquelles au moins douze membres de l’agence auraient été impliqués dans les attaques menées par le Hamas le 7 octobre, d’importants donateurs ont décidé de suspendre leurs financements, parmi lesquels les États-Unis (premier contributeur de l’agence), le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Australie ou encore les Pays-Bas. Un coup dévastateur porté aux deux millions de réfugiés de Gaza, qui dépendent directement de cette assistance humanitaire. La France, quant à elle, a décidé de ne pas effectuer de nouveau versement à l’UNRWA pour le premier semestre 2024 suite à ces « accusations d’une extrême gravité », et n’a pas communiqué de date pour une éventuelle reprise du financement. Quelques jours après la décision de la CIJ, celle-ci était-elle déjà frappée de nullité ?

Elle pourrait cependant avoir de nombreuses conséquences indirectes pour les États continuant à soutenir Israël. À commencer par son premier pourvoyeur d’armes, les États-Unis. Dans son ordonnance, la Cour a en effet très explicitement rappelé que la Convention pour la prévention du crime de génocide condamne également « la complicité dans le génocide » (article III, litt. e). Ainsi, si la CIJ n’a pas appelé à un cessez-le-feu, le non-respect des mesures conservatoires n’est pas sans implications juridiques.

Une lueur d’espoir malgré les bombardements sans trêve ?

Pour l’heure, l’arrêt de la CIJ ne semble nullement peser sur les dirigeants israéliens. Lors d’un entretien accordé à la chaîne de télévision états-unienne ABC News et diffusé le 11 février, le premier ministre Benjamin Netanyahu a ainsi annoncé une offensive imminente sur Rafah, déclarant : « La victoire est à portée de main. Nous allons le faire. Nous allons prendre les derniers bataillons terroristes du Hamas et Rafah, qui est le dernier bastion. » Une annonce qui n’a pas été sans alerter un grande nombre de dirigeants politiques et susciter de vives réactions, y compris parmi les proches soutiens d’Israël. Lors d’une rencontre le 12 février à la Maison-Blanche avec le roi de Jordanie Abdallah II, le président des États-Unis Joe Biden a ainsi affirmé la nécessité d’un plan « crédible et réalisable » pour protéger la population concentrée à Gaza – rejetant cependant dans le même temps l’idée d’un cessez-le-feu durable dans la région. Cette préoccupation n’a cependant pas empêché l’armée israélienne de bombarder Rafah.

Seul un arrêt de la justice néerlandaise, frappant d’interdiction l’exportation de pièces de bombardiers F-35 vers Israël, fait figure à ce jour de mesures contraignantes. Les plaignants avaient saisi les tribunaux des Pays-Bas, soulignant qu’une telle action pourrait rendre le pays coupable de complicité de crime de génocide, en vertu de la décision de la Cour de La Haye. Une décision surtout symbolique – les États-Unis pouvant fournir l’ensemble des pièces de F-35 en lieu et place des Pays-Bas – mais donc certains espèrent qu’elle fera tâche d’huile.

Une maigre consolation, à l’heure où malgré quelques déclarations inquiètes, les leaders du camp occidental ne se défont pas de leur soutien militaire à Israël. Alors que les bombes continuent de pleuvoir sur Rafah, la décision de la CIJ appartient-elle déjà au passé ? Si les prochaines semaines devaient signer son obsolescence, c’est une nouvelle brèche qui serait ouverte dans le droit international et l’ordre mondial actuel. Un gouffre béant qui se creuserait entre l’OTAN et les BRICS. Et une disgrâce durable qui frapperait les pays qui s’alignent sur un État qui proclame son mépris pour les Nations-Unies.