Victoire écrasante en Iowa : en 2024, le retour de Donald Trump ?

Donald Trump en 2021. © Gage Skidmore

Malgré les affaires et sa tentative de putsch en 2020, Trump a triomphé à la primaire de l’Iowa le 16 janvier dernier, devançant son plus proche adversaire de 30 points. Archi-favori pour représenter le camp républicain, l’ancien Président devrait vraisemblablement affronter de nouveau Joe Biden à la fin de l’année, candidat par défaut du camp démocrate. Compter sur les affaires de Trump, une mobilisation de dernière minute pour « défendre la démocratie » ou un bilan macro-économique positif, comme semble le faire l’actuel locataire de la Maison Blanche, paraît risqué. La ferveur de la base trumpiste tranche en effet avec le manque d’enthousiasme des électeurs démocrates.

Du fait du poids des États-Unis dans le monde, la présidentielle américaine nous concerne tous. Celle de 2024 aura lieu dans un peu moins de dix mois et devrait logiquement voir s’affronter les mêmes candidats qu’en 2020 : le vieillissant Joe Biden côté démocrate, le multi-inculpé Donald Trump côté républicain. Ce dernier vient de triompher dans l’Iowa, première étape des primaires républicaines. Archi-favori pour remporter la nomination de son parti, il semble disposer de sérieuses chances de revenir au pouvoir. Pourquoi l’Amérique semble condamnée à rejouer le match de 2020, alors que trois électeurs sur quatre rejettent cette affiche opposant un criminel putschiste à un octogénaire au charisme d’huître ? Un troisième candidat pourrait-il créer la surprise ?

Côté démocrate : pourquoi Biden est le seul « véritable » candidat

Ceux qui pensaient que Joe Biden ne briguerait pas de second mandat ne connaissent sans doute pas bien le personnage ni son rapport au pouvoir. Lorsqu’il annonce son souhait de se représenter à l’hiver 2023, le Président sortant dispose de solides arguments. Son bilan législatif est largement supérieur à celui d’Obama, avec quatre lois majeures votées en deux ans : le plan de relance Covid, le plan d’investissement dans l’économie (« Build Back Better »), le plan d’investissement dans le secteur électronique (« Chips Act ») et le plan pour la transition énergétique (« Inflation Reduction Act »). En outre, le Parti démocrate a réalisé une performance inespérée lors des élections de mi-mandat, habituellement synonyme de déroute pour le parti au pouvoir : les démocrates ont gagné un siège au Sénat et de nombreux postes de gouverneurs et ont manqué de peu de conserver leur majorité à la Chambre des représentants.

Le bilan législatif de Biden est largement supérieur à celui d’Obama, avec quatre lois majeures votées en deux ans.

Par ailleurs, Biden a profité de sa mainmise sur le Parti démocrate pour redessiner le calendrier des primaires. En plaçant l’État de Caroline du Sud en tête des scrutins, il s’assure un démarrage optimal en cas de challenger sérieux. Si cet État vote largement républicain à l’élection générale, Biden y avait triomphé lors des primaires démocrates de 2020, grâce aux électeurs afro-américains qui lui sont durablement acquis. C’était justement en Caroline du Sud qu’il était parvenu à inverser la tendance dans sa bataille contre Bernie Sanders il y a quatre ans, alors que son concurrent de gauche avait remporté les premiers scrutins dans l’Iowa et le New Hampshire.

Etant donné le bilan honorable de Biden, la difficulté objective à le battre dans des primaires biaisées en sa faveur et le risque de diviser leur camp, les grands argentiers du Parti démocrate n’ont pas jugé utile de convaincre un autre candidat de défier le président sortant. Autrement dit, Biden représente le choix des élites du parti contre celui de ses électeurs, qui préféraient très majoritairement qu’il ne se représente pas. 

Le Parti démocrate ne manque certes pas de talents. Des gouverneurs très en vue et biens financés comme Gavin Newsom (Californie) et Gretchen Whitmer (Michigan) ont préféré patienter. Les gouverneurs Josh Shapiro (Pennsylvanie) et Andy Beshear (Kentucky) avaient également de solides arguments : le premier a remporté l’État clé de l’élection 2020, le second s’était fait élire en terre ultra-trumpiste. Mais l’un comme l’autre doivent d’abord faire leurs preuves au pouvoir dans leur État. Restaient les anciens poids lourds de la primaire 2020, à commencer par l’ambitieux ministre des Transports Pete Buttigieg. L’option logique aurait été la vice-présidente Kamala Harris, mais du fait de son inaptitude politique, elle n’a pas été en mesure de se construire une stature nationale. Moins populaire que Joe Biden, elle aurait eu toutes les peines du monde à justifier de le défier. Tous ces candidats potentiels issus de l’establishment démocrate n’ont donc pas envie de s’opposer à leur chef et préfèrent attendre 2028 pour laisser libre cours à leurs ambitions. 

Biden représente le choix des élites du parti contre celui de ses électeurs, qui préféraient très majoritairement qu’il ne se représente pas. 

Et à gauche ? Bernie Sanders a un an de plus que Joe Biden et aurait fait face à des difficultés structurelles plus importantes qu’en 2020 pour le battre dans des primaires. Il a donc préféré poursuivre sa stratégie d’entrisme en misant sur la réélection de Biden. Dans cette logique, il a rapidement soutenu la candidature du président sortant, coupant l’herbe sous le pied d’un potentiel challenger issu de l’aile gauche.

Alexandria Occasio-Cortez est quant à elle trop jeune et isolée pour se sentir capable de défier Joe Biden. D’autres progressistes comme la présidente du Progressive Caucus Pramala Jayapal ou l’élu californien Ro Khanna restent davantage liés à l’appareil du parti. Du reste, Biden avait pris soin de décourager tous les candidats potentiels mentionnés plus haut en leur réservant une place dans son administration (Harris, Buttigieg) ou en les intégrant dans son dispositif de campagne (les gouverneurs, Ro Khanna…). Quant aux petits candidats qui lui disputeront la primaire démocrate, ils n’ont pas d’envergure nationale. 

Sauf accident de santé ou retournement de dernière minute des cadres du parti, Biden sera donc investi candidat démocrate cet été. Il aurait probablement été plus responsable de sa part de laisser la place, mais Biden a toujours été attiré par le pouvoir. Il est, par bien des aspects, le stéréotype d’un politicien ayant passé toute sa vie à Washington. 

Trump assuré d’obtenir la nomination des Républicains

Si Donald Trump porte mieux son âge (77 ans) que Joe Biden, sa candidature n’était pas nécessairement évidente. En premier lieu, les sondages suggèrent que n’importe quel autre républicain ferait mieux. Cette impression est renforcée par ses performances électorales : en 2018, il perd largement les élections de mi-mandat. En 2020, il rejoint le club très fermé des présidents sortants battus, ce qui n’était pas arrivé depuis 1992, lorsque la droite conservatrice avait aligné deux candidats. En 2021, les républicains perdent le contrôle du Sénat par sa faute lors d’élections spéciales en Géorgie. En 2022, les candidats qu’il avait appuyés aux élections de mi-mandat se sont fait écraser. En cause, sa formidable capacité à mobiliser l’électorat démocrate et indépendant contre lui. 

Deuxièmement, Donald Trump a essayé de renverser le résultat des élections lors d’une tentative de putsch ayant abouti à la mise à sac du Capitole le 6 janvier 2021. Il est d’ailleurs inculpé dans deux procès liés à son rôle dans cette insurrection. Lui-même passe son temps à proclamer qu’une fois réélu, il mettra tout en œuvre pour expédier ses adversaires politiques en prison. Si cette rhétorique mobilise sa base, elle constitue un handicap évident pour l’élection générale. De plus, ses procès risquent de mobiliser une partie de son temps et de ses ressources pendant les derniers mois de la campagne, en plus de présenter le risque d’aboutir sur des condamnations politiquement désastreuses et de générer une couverture médiatique défavorable. 

Pour toutes ses raisons, les cadres du Parti républicain auraient pu tenter d’imposer un autre candidat. Seulement, Trump reste de loin la personnalité la plus populaire auprès de la base qui vote aux primaires et se déplace régulièrement aux élections intermédiaires. Les poids lourds républicains n’ont pas osé défier leur base électorale en prenant des mesures pour stopper Trump en amont. Ils ont ainsi refusé de le destituer après sa tentative de putsch, puis de coopérer avec les démocrates lors de la Commission parlementaire chargée d’enquêter sur le sac du Capitole.

Trump reste de loin la personnalité la plus populaire auprès de la base qui vote aux primaires et se déplace régulièrement aux élections intermédiaires.

Aidé par un écosystème médiatique conservateur extrêmement puissant, Trump a réussi à convaincre une majorité d’électeurs républicains que Joe Biden avait volé l’élection de 2020 et que les violences du 6 janvier 2021 avaient été commises par des agents du FBI infiltrés et des militants antifas venus polluer une « manifestation patriotique ». Un pan entier de l’électorat et de nombreux élus républicains vivent ainsi dans une réalité alternative.

Pour rappel, les tribunaux et la Cour suprême ont tranché plus de 40 fois et de manière unanime contre Trump dans toutes ses plaintes. Trump lui-même a admis dans des conversations enregistrées qu’il cherchait à renverser le résultat sans preuve, de nombreux témoignages de ses équipes et de sa famille attestent qu’il a reconnu en privé avoir perdu l’élection et fabriqué les allégations. Et de multiples gouverneurs républicains et membres de son administration ont rejeté en public et en privé ses allégations de fraudes.

L’establishment républicain et la justice impuissants face à la popularité de Trump

Si des candidats a priori sérieux le défient dans les primaires républicaines, Trump s’est placé au-dessus du lot en refusant de participer aux débats télévisés. Ses adversaires ont majoritairement refusé de l’attaquer de front et promis de le soutenir s’il obtenait la nomination, reconnaissant implicitement leur impuissance.

Parmi les outsiders figurait son ancien vice-président Mike Pence, considéré comme un traître à la cause par la base trumpiste pour avoir osé s’opposer à leur chef. Il a jeté l’éponge avant le scrutin de l’Iowa. Un temps pressenti comme adversaire sérieux, le gouverneur de Floride Ron DeSantis a fait de la lutte contre le wokisme sa marque de fabrique. Sa candidature s’est rapidement effondrée, alors qu’il s’est révélé être dénué de charisme et de capacité à toucher les électeurs. Ses soutiens financiers ont déchanté en observant sa dégringolade dans les sondages, confirmée par une seconde place dans l’Iowa très loin derrière Trump (21%, contre 51 %).  

L’ancienne gouverneur de Caroline du Sud et ambassadrice de l’administration Trump aux Nations-Unies Nikki Haley incarnait, avant la victoire de Trump en 2016, une des étoiles montantes du parti. Cataloguée comme « modérée », elle a su soutenir Trump lorsque cela comptait sans pour autant apparaître comme une extrémiste. Pour autant, ses positions bellicistes (elle avait appelé à bombarder préventivement l’Iran le lendemain de l’attaque du Hamas du 7 octobre) et sa fidélité à la ligne du parti en matière programmatique (baisse des impôts sur les riches, dérégulations de l’industrie, privatisations du secteur public et de la Sécurité sociale, climato-scepticisme…) en font une politicienne extrémiste à tous égards. Mais contrairement à Trump, elle respecte les codes des institutions. Sur les questions internationales, elle est une digne héritière de l’ère Bush, ce qui en faisait le nouvel espoir des grands donateurs du parti républicain. Elle a néanmoins échoué à détrôner DeSantis en Iowa, finissant 3e avec 19 % des voix. L’entrepreneur Vivek Ramaswamy, enfin, avait fait parler de lui comme plus trumpiste que Trump. Après son échec en Iowa, il a mis un terme à sa campagne et apporté son soutien à l’ancien Président.

Au vu des scores réalisés par les différents candidats dans l’Iowa et des faiblesses des concurrents de Trump, ce dernier est donc déjà quasi-assuré de remporter la nomination de son parti. Pour le bloquer, certains placent leurs espoirs dans les procédures judiciaires, mais ce pari semble hasardeux. Certes, lorsque vous tentez un coup d’État, vous n’avez généralement pas le droit à l’erreur ni de seconde chance. Trump ayant maladroitement tenté un coup d’État, le fait qu’il puisse se représenter à une élection paraît incongru. Pourtant, si certains procès devraient déboucher sur une condamnation, la plupart risquent d’avoir du mal à arriver à un verdict avant les élections de 2024. Et Trump pourra, dans presque tous les cas, faire appel. Appel qui sera suspensif, sauf décision contraire du juge.

Parmi les innombrables affaires de l’ancien Président, l’une sera tranchée par la Cour Suprême. Elle fait suite à une condamnation de Trump dans l’Etat du Colorado, qui le rend inéligible dans cet État, en s’appuyant sur la section 3 du 14ème amendement de la Constitution, qui interdit à quelqu’un ayant participé ou soutenu des actes insurrectionnels d’exercer des postes à responsabilité. Dominée par le camp républicain – à 6 juges contre 3, dont 3 nommés par Trump – la Cour Suprême reste critique du trumpisme. Cette élite ultra-conservatrice préfère des candidats tout aussi radicaux sur le fond mais moins instables, comme Ron DeSantis ou Nikki Haley. Toutefois, là encore, s’opposer à une figure aussi populaire dans la base républicaine délégitimerait fortement les juges républicains et le Cour suprême. Ainsi, compter sur la justice américaine pour bloquer Trump paraît illusoire.

Pourquoi Trump est légèrement favori d’après les sondages

Si l’affiche de l’élection 2024 devrait donc être la même que celle de 2020, cette élection ressemble par bien des aspects davantage à celle de 2016. Trump est vu comme un dangereux personnage, mais fascine les médias. Le candidat démocrate est choisi par défaut, incarne la continuité et n’a pas de grand projet politique à proposer à l’Amérique mis à part la sauvegarde des institutions contre la menace incarnée par le milliardaire. Enfin, l’électorat est tout sauf emballé par l’affiche qu’on lui propose et risque de bouder les urnes. Une recette qui avait permis à Trump de l’emporter il y a bientôt huit ans.

Les sondages sont historiquement et objectivement mauvais pour Joe Biden.

Au mieux, les sondages à dix mois de l’élection livrent une photographie de l’état de l’opinion. Aux États-Unis plus qu’en France, ils sont connus pour leur marge d’erreur importante, autour de 4 points aux présidentielles de 2016 et 2020. Et les intentions de vote à l’échelle nationale ne valent pas grand-chose puisque l’élection se joue au niveau des États via le système de Collège électoral. Cela étant, les sondages sont historiquement et objectivement mauvais pour Joe Biden. Si on ne considère que les moyennes compilées par les agrégateurs, sa côte de popularité (38 %) est désastreuse pour un président sortant qui vise un second mandat. Seul Harry Truman, en 1948, était aussi bas. Dans l’hypothèse d’un duel avec Trump, Biden est donné à 1,5% en dessous de son adversaire.

Surtout, des signaux préoccupants inquiètent les stratèges démocrates, à commencer par l’effondrement de Biden auprès des jeunes électeurs. Les sondeurs ont différentes théories pour expliquer ce constat, mais on peut l’expliquer par un mécontement assez général de cette tranche d’âge du fait du manque d’action climatique de Biden, sa complicité avec Netanyahou dans sa guerre atroce à Gaza et des conditions économiques dégradées pour les jeunes actifs et les étudiants. L’annulation de montants considérables de dette étudiante, malgré une tentative de blocage par la Cour Suprême, n’aura visiblement pas suffi à convaincre cette génération qui doit faire face à un coût de la vie de plus en plus élevé.

Une tendance similaire s’observe pour d’autres sous-groupes d’électeurs votant traditionnellement démocrate. Le soutien à Biden chez les Américains musulmans serait par exemple passé de 70 % à 18 % à cause de sa gestion des questions au Moyen-Orient. De même, Biden reculerait auprès des Hispaniques et Afro-Américains. Or l’issue de nombreux États clés dépend fortement du vote de ces minorités.

Ces sondages confirment donc un manque d’enthousiasme de la base militante démocrate pour son candidat. Or, contrairement à 2020, Joe Biden va devoir faire campagne sans se cacher derrière le Covid pour éviter les déplacements. Et il porte son âge d’une manière embarrassante. Au-delà des multiples gaffes, lapsus, il suffit de l’entendre s’exprimer et de comparer sa diction avec ses performances de 2008, lorsqu’il faisait campagne pour Obama, pour réaliser à quel point il est diminué. 

Etat de l’économie, autres candidats, mobilisation… Des facteurs qui comptent

Si Biden part à priori avec plusieurs handicaps majeurs, l’élection est encore loin. D’ici à novembre, de multiples facteurs vont s’inviter dans la campagne et peuvent inverser la tendance. Sauf crise majeure, comme une guerre étendue au Moyen-Orient, la situation économique et les prix à la pompe devraient jouer un rôle majeur. Sur ce plan, Joe Biden a du souci à se faire.

Pour l’américain moyen, Biden est le Président qui leur a sucré divers aides tout en causant une inflation galopante.

Malgré ses victoires législatives indéniables, Biden a présidé pendant une période de forte inflation. Les arguments attribuant celle-ci à ses plans de relance et d’investissement sont peu convaincants : l’Europe a connu une inflation plus forte et persistante sans bénéficier de ce type de politique. Quoi qu’il en soit, la présidence Biden a également coïncidé avec l’expiration de certaines dispositions sociales mises en place par Trump et Biden pour faire face au Covid. En particulier, le moratoire sur le remboursement des prêts étudiants, celui sur les expulsions de logements, la fin du programme d’allocations familiales mis en place entre 2021 et 2023, la fin des subventions publiques pour l’assurance maladie Obamacare et des subventions supplémentaires à l’aide alimentaire.

Autrement dit, pour l’américain moyen, Biden est le Président qui leur a sucré divers aides tout en causant une inflation galopante. Si la réalité est bien plus nuancée, et que le projet du parti républicain est de faire pire, le retour de l’inflation à des niveaux « normaux » n’efface pas le fait que les prix restent élevés. En particulier, l’accès au logement est devenu très difficile, entre les loyers qui explosent et les taux d’intérêt qui ont flambé suite à la politique monétaire de la FED.

Certes, les chiffres de l’emploi et de la croissance feraient pâlir d’envie un dirigeant européen. Sous Biden, l’économie américaine a créé de l’emploi à un rythme sans précédent. Les salaires ont également augmenté, en partie sous son impulsion et celle des syndicats qu’il soutient ouvertement. Mais ces excellents résultats macroéconomiques cachent des perspectives plus difficiles pour l’américain moyen, celui qui ne vote qu’à la présidentielle et se souvient avant tout du mandat Trump comme d’une période – crise de Covid exceptée – où l’économie se portait plutôt bien.

Si l’état ressenti de l’économie est un signal négatif pour les Démocrates, ceux-ci espèrent néanmoins inverser la tendance en rejouant le match des élections de mi-mandat de 2022. Dans d’autres scrutins à l’échelle locale ou au niveau des Etats (référendums locaux, élections de gouverneurs ou autres mandats locaux), les Démocrates ont également réalisé des scores en moyenne supérieur de dix points aux sondages ou résultats de 2020. La suppression du droit à l’avortement à l’échelle fédérale et l’extrémisme du parti républicain ont notamment joué pour mobiliser les électeurs contre ce dernier. Biden aurait ainsi de quoi se rassurer. Mais ces scrutins intermédiaires sont marqués par une faible participation et une surreprésentation d’électeurs aisés ou politisés. Un socle insuffisant pour remporter une présidentielle. 

Inversement, on se souvient de la performance remarquable de Donald Trump en 2020, lui qui avait gagné 12 millions d’électeurs par rapport à 2016 et fait quatre points de mieux que les sondages à l’échelle nationale. Il avait aisément remporté des États qu’on disait disputés comme la Floride, l’Ohio voire le Texas, tout en perdant sur le fil les États qui décidèrent l’élection (de 40.000 voix au total). De nombreux experts estiment ainsi que la portion de l’électorat qui ne se déplace qu’aux présidentielles va favoriser Trump. 

Enfin, reste l’inconnu des candidatures tierces. En 2016, la candidate du Green Party Jill Stein avait potentiellement coûté quelques États à Hillary Clinton. En 2020, c’est le candidat du parti libertarien qui avait peut-être fait perdre Trump. Mais on parle alors de scores marginaux (entre 0.5 et 2 %) et d’électeurs qui n’auraient pas nécessairement voté pour un autre candidat. En 2024 la candidature indépendante de l’excentrique et réactionnaire Robert F. Kennedy est, pour le moment, créditée de 16 points dans les sondages. Reste à savoir comment ce score évoluera, à qui Kennedy prendra le plus de voix et s’il sera capable de figurer sur les listes électorales d’un nombre suffisant d’États clés. Sans le soutien d’un parti institué, il est en effet difficile de figurer sur les bulletins de vote.

Tout pronostic reste donc à cette heure encore incertain. Mais l’hypothèse d’un remake du match de 2020 se profile et la ferveur de la base républicaine en faveur de Trump tranche par rapport au peu d’enthousiasme que suscite Biden dans son camp.

Midterms : une victoire pour Biden et l’aile gauche démocrate ?

© Alison Drake

La vague conservatrice tant annoncée n’a pas eut lieu. Les démocrates conservent leur majorité au sénat et ne perdent que 9 sièges à la Chambre, alors que le parti au pouvoir en concède historiquement 27 en moyenne et depuis 1946. Ce succès est avant tout celui de l’aile gauche pro-Sanders, qui renforce sa présence au Congrès et voit son orientation politique validée par les urnes, alors que les choix tactiques de l’aile droite démocrate ont vraisemblablement coûté la majorité à la Chambre des représentants. Joe Biden sort renforcé de ce scrutin, lui qui depuis deux ans a été réticent à céder aux désidératas de l’establishment démocrate. À l’inverse, Donald Trump subit un véritable camouflet sur fond de recul de l’extrême droite américaine.

S’il fallait retenir une image de la soirée électorale, ce serait celle de la salle de fête louée par le Parti républicain pour célébrer les résultats. Le président de l’opposition à la Chambre des représentants, Kevin McCarthy, avait convié la presse et les militants aux alentours de 22h pour prononcer un discours triomphal. Selon Politico, ses équipes projetaient un gain historique de 60 sièges. À l’inverse, les démocrates n’avaient prévu aucun événement public, anticipant une soirée compliquée. Pourtant, à minuit, le hall de réception républicain demeurait désespérément vide et les perspectives d’une victoire toujours incertaines. Au grand dam de McCarthy, la vague conservatrice n’a jamais atteint le rivage.

Sept jours plus tard, Kevin McCarthy peut enfin célébrer la reconquête de la Chambre des représentants, avec un gain net de 9 sièges (1), soit une des pires performances de l’Histoire des midterms qui débouche sur une courte majorité (cinq sièges, 222-213). Le Parti démocrate conserve le Sénat et pourrait y étendre sa majorité. Aux élections locales, il progresse au sein des parlements des États et gagne trois postes de gouverneur. Enfin, les démocrates battent tous les candidats pro-Trump et potentiellement putschistes qui briguaient des postes liés à la certification des élections dans des États clés. Autrement dit, le spectre d’une tentative de subversion de la présidentielle est écarté pour 2024. 

Du fait de son hétérogénéité territoriale et de la multitude des scrutins, ces élections de mi-mandat restent complexes à analyser, et riches en enseignements.

Un camouflet pour Donald Trump et l’extrême-droite « MAGA »

Le raté historique de la droite américaine est d’autant plus embarrassant que ses cadres et médias n’ont eu de cesse d’annoncer une vague rouge (couleur du Parti républicain) dans les jours et heures précédant l’élection.

Interrogé par un journaliste la veille du vote, Donald Trump avait déclaré : « je pense que l’on va assister à une vague rouge. Je pense qu’elle sera probablement plus grande que ce que tout le monde imagine. (…) Si on gagne, ça sera grâce à moi. Si on perd, ça ne sera pas de ma faute, mais on me désignera comme responsable ». Il a eu raison sur ce dernier point. 

La presse conservatrice a mis l’échec du GOP (surnom du Parti républicain) sur le dos de l’ancien Président. Reconnaître le caractère politiquement toxique de la suppression du droit à l’avortement par la Cour suprême ou critiquer la stratégie électorale de Kevin McCarthy et Mitch McConnell (leader républicain au Sénat) impliquerait d’admettre l’extrême impopularité de l’agenda conservateur. McConnell avait assumé de ne pas présenter de programme, convaincu du fait que la colère des Américains face à l’inflation suffirait. À l’inverse, McCarthy avait indiqué vouloir utiliser sa majorité à la Chambre pour forcer Joe Biden à choisir entre des coupes budgétaires drastiques dans la sécurité sociale ou un défaut sur la dette américaine. Puisqu’il n’était pas question de remettre en cause l’idéologie du Parti, la responsabilité de cet échec a été attribuée à la mauvaise qualité des candidats imposés par Trump. Sélectionnés pour leur dévouement à sa cause (la négation du résultat des élections de 2020), ils brillaient par leur extrémisme et leur inexpérience. Ils ont été spectaculairement battus dans tous les scrutins clés, lorsqu’ils n’ont pas échoué à conserver des sièges réputés imperdables.

La soirée électorale commençait pourtant bien pour Donald Trump. En Floride, le gouverneur d’extrême-droite Ron DeSantis est réélu avec 20 points d’écart, le sénateur conservateur Marco Rubio avec 16 points, malgré les lourds investissements démocrates dans ces scrutins. Ces derniers perdent deux sièges à la Chambre et reculent dans tous les comtés de cet ancien « swing state » repeint en nouveau bastion républicain. Dans l’État de New York, les démocrates apparaissent immédiatement en difficulté. Ils perdront un record de 5 sièges à la Chambre, coûtant la majorité aux Démocrates. La vague rouge semble alors se matérialiser, prête à tout emporter sur son passage. Avant que le dépouillement du New Hampshire vienne semer le doute. La sénatrice démocrate sortante, une centriste vendue aux intérêts financiers, écrase le candidat d’extrême-droite imposé par Donald Trump face à elle. Au fil des dépouillements, cette dynamique va se répéter à travers tout le pays, ou presque : la grande majorité des candidats proches de Donald Trump ont été battus.

Les bons résultats républicains – en Floride et dans l’État de New York, notamment – ne sont pas à proprement parler des « victoires » pour Donald Trump. À New York, les candidats républicains victorieux appartiennent à l’aile modérée du parti, l’un d’entre eux déclarant peu de temps après son élection qu’il était temps de tourner la page Trump. Quant à la Floride, le triomphe évident est d’abord celui du gouverneur Ron DeSantis, pressenti comme le principal adversaire de Trump pour obtenir la nomination du Parti en 2024.

Une primaire opposant les deux hommes pourrait fracturer le camp républicain. La base électorale reste – pour le moment – acquise à Trump. Mais l’establisment et son écosystème médiatique sont de plus en plus ouvertement hostiles à l’ancien président. L’annonce précipitée de sa candidature est un premier signe de faiblesse. Elle s’explique avant tout par sa volonté de reprendre la main et de couper l’herbe sous le pied de ses adversaires républicains. Mais c’est également le produit de son mauvais calcul : il avait annoncé l’imminence de sa candidature en pensant pouvoir se déclarer après des élections de mi-mandats triomphales. Sauf à reconnaître son échec, il lui était difficile de faire machine arrière en repartant la queue entre les jambes.

De même, la courte majorité républicaine à la Chambre des représentants repose autant sur la réélection sur le fil de candidats ultra-tumpistes comme Lauren Boebert que sur celle des modérés ayant ravi des sièges aux démocrates dans l’État de New York. Faire tenir cette coalition sans affaiblir le parti va s’avérer délicat. 

À l’inverse, la performance historique des Démocrates renforce leur coalition et offre une seconde jeunesse à Joe Biden, qui voit son action validée par ce « succès » électoral. Il doit beaucoup à son aile gauche, qui l’a poussé à gouverner de manière plus populaire, a fait activement campagne et vient de remporter de nombreux scrutins déterminants.

Porté par son aile gauche, le Parti démocrate obtient des résultats inespérés

Les progressistes ont enchaîné des succès électoraux à travers tout le pays. Les huit membres emblématiques du « squad » associés à la socialiste Alexandria Ocasio-Cortez ont été réélus. Ils peuvent en outre se féliciter de la réélection de Keith Ellison, le procureur général du Minnesota. Ce proche de Bernie Sanders avait fait parler de lui en obtenant la condamnation du policier ayant tué Georges Floyd. Connu pour son acharnement contre la corruption et le crime en col blanc, il faisait face à un candidat soutenu par les intérêts financiers locaux et les puissants syndicats de police. Sa victoire sur le fil permet de contrer le discours sur la toxicité politique du soutien au mouvement Black Lives Matter. 

À cette réussite au fort potentiel symbolique s’ajoutent de nombreux succès dans les référendums locaux : le Massachusetts a voté une taxe exceptionnelle sur les très hauts revenus ; le Michigan, le Vermont et la Californie vont constitutionnaliser le droit à l’avortement ; une loi visant à renforcer le pouvoir des syndicats a largement été adoptée en Illinois ; le cannabis sera légalisé dans le Maryland et le Missouri. Preuve que les idées progressistes sont populaires, y compris dans les États républicains, le Nebraska a voté pour le doublement du salaire minimum (à 15 dollars), le Kentucky a voté contre un référendum antiavortement et le Dakota du Sud a choisi d’étendre la couverture santé gratuite Medicaid, un programme fédéral réservé aux bas revenus. Autant de référendums qui ont contribué à la mobilisation des électeurs démocrates et viennent valider la ligne politique et stratégique de la gauche américaine.

Les démocrates centristes ne peuvent pas se targuer d’un tel bilan. Tous les sièges de sortants perdus par les démocrates sont le fait de néolibéraux ou « modérés ». En Iowa et en Virginie, deux élues s’étant opposées à la proposition de loi visant à interdire aux parlementaires d’investir en bourse, du fait des potentiels délits d’initiés, ont été battues. Leurs adversaires avaient fait campagne sur cette question. Dans l’État de New York, l’obsession des dirigeants démocrates locaux contre l’aile gauche du parti a provoqué les conditions structurelles d’une défaite, en plus de la campagne désastreuse de la gouverneure, qui sauve le siège de justesse dans ce bastion démocrate. Le directeur de la campagne nationale démocrate et cadre du parti, Sean Patrick Maloney, est lui-même battu dans sa circonscription de New York City.

La direction du Parti démocrate a également pris des décisions tactiques désastreuses. En refusant de soutenir le progressiste Jamie McLeod-Skinner en Oregon (5e district), elle perd ce siège de seulement deux points. McLeod-Skinner avait battu le candidat démocrate sortant Kurt Schrader lors des primaires. Il appartenait au « gang des 9 » qui avait torpillé l’agenda social de Biden en 2021, mais avait tout de même été soutenu par la direction du parti. Autrement dit, l’aile droite démocrate rend des candidats inéligibles en s’opposant à l’agenda politique de Biden, puis abandonne les progressistes élus par la base électorale pour les remplacer. L’inventaire des ratés similaires contraste avec le récit officiel de l’habileté des cadres du Parti à aborder ces élections de mi-mandat. 

Si les démocrates ont su capitaliser sur le fait marquant de cette campagne – la suppression du droit à l’avortement par la Cour suprême – , la stratégie gagnante demeure celle mise en œuvre par les progressistes. Celle d’un discours axé sur les problématiques économiques et sociales, ancré dans une rhétorique de lutte des classes et une critique des multinationales.

Droit à l’avortement, inflation, sauvegarde de la démocratie, vote de la jeunesse : les clés du scrutin

À quelques jours des élections de mi-mandat, le Parti démocrate semblait divisé entre deux stratégies. La première, portée par les cadres et la majorité néolibérale, consistait à repeindre les Républicains en extrémistes et faire du scrutin une forme de référendum contre le trumpisme. Cette stratégie plaçait la protection du droit à l’avortement au cœur du discours démocrate. La détérioration brutale des sondages et les enquêtes d’opinions plaçant l’inflation en tête des préoccupations des Américains, très loin devant le droit à l’avortement et l’avenir de la démocratie, avaient provoqué un vent de panique. La presse proche du Parti démocrate attribua l’imminente défaite à cette mauvaise lecture de l’électorat. La gauche démocrate insistait également sur l’importance de faire campagne sur l’économie et le social tout en dénonçant le programme de coupes budgétaires porté par les Républicains. Dans les deux dernières semaines, la direction du Parti démocrate a pivoté dans ce sens, sans renoncer à sa stratégie initiale pour autant.

Les résultats semblent lui donner raison. Les enquêtes réalisées en sortie des urnes et sur des échantillons bien plus vastes que les sondages électoraux montrent que la question du droit à l’avortement figurait parmi les priorités des électeurs, aux côtés de l’inflation et de la hausse de la criminalité. Elle a certainement permis aux démocrates de mobiliser leur base, en particularité dans des États où ce droit est menacé. Les Démocrates triomphent ainsi dans le Michigan et la Pennsylvanie, tout en réalisant des contre-performances à New York et en Californie, où l’avortement est bien protégé et la hausse de la criminalité plus marquée. 

Traditionnellement, les électeurs se déclarant indépendants votent avec l’opposition par une marge de 10 à 20 points lors des midterms. Cette fois, ils ont préféré le parti du Président de 1 point (49-48). L’idée selon laquelle les élections se sont jouées au centre, et que l’extrémisme des républicains a antagonisé les indépendants, s’est naturellement imposée comme la clé de lecture du scrutin.

Mais elle n’explique pas la débâcle des Démocrates en Floride ni leurs bons résultats dans les comtés ruraux du Midwest. L’économie a également joué un rôle important. Or, les enquêtes en sortie des urnes montrent que l’opinion est divisée 50-50 sur la question de la responsabilité de Biden dans la hausse des prix. Ce qui témoigne de l’échec du Parti républicain et de la machine médiatique conservatrice à imprimer l’idée que les politiques sociales de Biden avaient provoqué l’inflation. Les Démocrates sont parvenus à contrer ce discours en pointant du doigt la responsabilité accablante des grandes entreprises et en comparant leur bilan économique à celui de l’opposition. Entre un pari républicain qui ne proposait aucune solution et les avancées modestes réalisées par Joe Biden, les électeurs ont souvent favorisé la seconde option.

Les Démocrates ont pu s’appuyer sur sa politique de hausse salariale, de baisse des prix des médicaments, d’investissement dans la transition énergétique et de hausse de l’imposition sur les multinationales. Le protectionnisme visant à réindustrialiser l’ancien cœur industriel du Midwest (la « Rustbelt ») a pu également jouer un rôle marginal dans les excellents résultats obtenus par les démocrates dans cette région. De même, la politique résolument pro-syndicale de Joe Biden, une première depuis Carter pour un président américain, a permis de fédérer les syndicats ouvriers derrière les candidats démocrates. Un élément qui semble avoir été déterminant en Pennsylvanie, dans le Nevada, l’Ohio et le Michigan. 

Enfin, les 18-29 ans se sont fortement mobilisés et ont plébiscité les démocrates, également majoritaires auprès des 30-44 ans. Là aussi, les politiques de Joe Biden semblent avoir joué un rôle, que ce soit son annulation partielle de la dette étudiante ou sa volonté de dépénaliser progressivement l’usage de cannabis.

Des implications importantes pour le futur

Contrôler le Sénat va permettre aux Démocrates de poursuivre les nominations de juges fédéraux, un élément essentiel pour contrer la dérive conservatrice du pouvoir judiciaire. Cela va également offrir de multiples opportunités de placer les Républicains de la Chambre face à leurs contradictions. 

Ces derniers vont disposer d’un pouvoir de véto législatif, d’un levier de négociation pour le vote du budget, et de la capacité de lancer des procédures de destitution et des commissions d’enquête parlementaires. Mais leur courte majorité rend leur situation aussi complexe que précaire. 

À l’échelle locale enfin, il sera intéressant d’observer les dynamiques dans l’État de New York, où Alexandria Ocasio-Cortez réclame la tête du président de l’antenne démocrate. La Floride étant perdue pour 2024, Joe Biden n’a plus à craindre de froisser la diaspora cubaine en levant le blocus de Cuba.

Sur le moyen terme, l’attention va désormais se tourner vers la présidentielle de 2024. Côté démocrate, Joe Biden dispose d’un solide argument pour justifier une nouvelle candidature. L’aile gauche démocrate sort également renforcée de ce cycle électoral, tant sur le plan du nombre de sièges obtenus que du point de vue purement idéologique et stratégique.

Au sein du Parti républicain, Trump tente de manœuvrer pour éteindre l’incendie et se placer en vue de 2024. S’il reste la figure dominante du parti, sa position s’est considérablement affaiblie. Tout comme celle de ce qu’il portait : une extrême droite dénuée du moindre égard pour les institutions démocratiques et persuadée de sa capacité à tordre la réalité à son avantage. Les résultats de ces midterms prouvent, au contraire, que les faits sont têtus. 

États-Unis : pourquoi les républicains restent maîtres de l’agenda politique

Des partisans de Trump devant le Capitole le 6 janvier 2021. © Colin Lloyd

Bien que les démocrates contrôlent la Maison Blanche et le Congrès depuis 2020, c’est pour une large part le parti républicain qui fait preuve d’initiative et fixe les termes du débat politique. Une tendance qui devrait s’accélérer après les élections de mi-mandat en novembre. Le refus de la part des démocrates de mettre en cause le statu quo économique et social devient chaque jour plus flagrant et démobilise leur base électorale. Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

La principale promesse de campagne de Joe Biden, à supposer qu’il en avait une, était que s’il était élu, « rien ne changerait fondamentalement », comme il l’avait affirmé à de grands donateurs en 2019. À bien des égards, cette prédiction s’est avérée exacte : bien qu’ils ne soient plus aux manettes ni à la Maison Blanche, ni même au Congrès, les républicains continuent de diriger l’agenda politique du pays.

Le GOP (Grand Old Party, ndlr) y parvient pour deux raisons essentielles : d’abord parce que l’aile dominante du Parti démocrate a échoué à plusieurs reprises à présenter au pays une vision politique convaincante, et, deuxièmement, parce que les républicains ont trouvé les moyens de renforcer leur pouvoir par des tactiques de plus en plus antidémocratiques.

Les démocrates ont légitimement utilisé leur majorité au Congrès pour enquêter sur la grave violation des normes démocratiques à laquelle se sont livrés Donald Trump et d’autres personnalités du Parti républicain lors de l’insurrection du 6 janvier 2021 au Capitole. Contrairement à de nombreux autres pays démocratiques, il est en effet particulièrement rare que les politiciens américains aient à répondre de leurs actes devant la justice. En ce sens, ces enquêtes constituent un changement bienvenu par rapport au statu quo, même si elles se sont jusqu’à présent révélées insuffisantes pour faire face à la menace réelle pour la démocratie que représentent encore de nombreuses franges du Parti républicain.

Alors que l’enquête du Congrès s’éternise, révélant de plus en plus malversations à la Maison Blanche de Trump et que la possibilité de voir Trump lui-même être accusé d’avoir planifié un coup d’État s’approche, la cote de popularité de ce dernier auprès des électeurs reste remarquablement stable.

Mais, paradoxalement, alors que l’enquête du Congrès s’éternise, révélant de plus en plus malversations à la Maison Blanche de Trump et que la possibilité de voir Trump lui-même être accusé d’avoir planifié un coup d’État s’approche, la cote de popularité de ce dernier auprès des électeurs reste remarquablement stable. En réalité, le taux d’approbation de Trump a même augmenté depuis le début de 2021, époque où l’on en savait beaucoup moins sur le degré d’organisation et de planification de l’insurrection du Capitole. 

Pendant une grande partie de l’été, la cote de confiance de Biden était inférieure à celle de Trump, ne se stabilisant à peu près à égalité que lorsque Biden a annoncé une annulation partielle de la dette étudiante. En d’autres termes, l’enquête peut encore faire courir un risque juridique à Trump, mais jusqu’à présent, elle a échoué à diminuer son attrait auprès des électeurs. 

L’enquête a surtout maintenu l’attention des démocrates sur un président qui n’est plus au pouvoir, alors que l’agenda de celui qui est en poste passe presque inaperçu. La législation majeure de Biden, finalement votée sous le nom d’Inflation Reduction Act, a fait l’objet d’un débat interne intense et complexe au sein du Parti démocrate au cours des deux dernières années, qui a fait perdre espoir à de nombreux électeurs désabusés par l’incapacité des démocrates à se mettre d’accord. Pire encore, les aspects de cette législation qui profiteraient le plus immédiatement et le plus manifestement aux électeurs ont été largement écartés. Le PRO Act, une loi visant à faciliter la constitution de syndicats – un objectif qui devrait être un projet facile à implémenter dans un gouvernement contrôlé par les démocrates – n’a abouti à rien. Même pour cette seule victoire claire et sans ambiguïté qu’est l’élimination partielle de la dette étudiante, Biden a dû être contraint et poussé à l’action à de multiples reprises par l’aile gauche de son parti pour agir. Là encore, ses efforts sont restés bien en deçà de ce qui était requis.

Ainsi, les démocrates sont décidés à faire en sorte que Trump reste le centre de gravité politique du pays. Deux raisons peuvent l’expliquer : d’une part, et cela est légitime, afin de dénoncer sa conduite scandaleuse. D’autre part, et cela est beaucoup moins justifiable, car ils tentent de faire oublier qu’ils sont au point mort. 

Ce paradigme convient parfaitement aux républicains. Loin de s’engager dans une autocritique sur l’éthique civique du trumpisme, le principal débat au sein du Parti républicain consiste à savoir qui de Trump lui-même ou du gouverneur de Floride Ron DeSantis est le plus à même de poursuivre cette dérive ploutocratique, ultra-conservatrice, xénophobe et autoritaire. Cela ne se limite pas aux coups d’éclat cruels de DeSantis et à ceux des autres gouverneurs de droite qui tentent de l’imiter. Depuis la défaite de Trump face à Biden, les républicains, de la base au sommet du parti, ont surtout concentré leurs efforts sur la falsification des règles électorales et sur la nomination de fidèles partisans de Trump à des postes clés de l’administration électorale, ceux-ci ayant bien sûr peu de considération pour la loi ou l’équité. Les citoyens américains sont donc en train d’assister impuissants au vol de leur processus électoral équitable et les démocrates n’ont pratiquement rien entrepris pour y mettre fin, que ce soit d’un point de vue juridique ou en travaillant à saper la popularité politique de ceux qui détruisent ce processus.

Le principal débat au sein du Parti républicain consiste à savoir qui de Trump lui-même ou du gouverneur de Floride Ron DeSantis est le plus à même de poursuivre cette dérive ploutocratique, ultra-conservatrice, xénophobe et autoritaire.

Ensuite, malgré l’élection de Biden, les républicains contrôlent un organe essentiel du pouvoir : la Cour suprême. Après avoir passé cette année à révoquer le droit à l’avortement et tant d’autres droits qu’il est difficile de suivre, le décor est planté pour un nouveau mandat où l’on sapera allègrement la liberté de chaque individu. Non seulement la Cour souhaite désormais s’attaquer au principe même d’élections équitables, mais comme l’a rapporté le média Vox, la Cour semble prête également à réduire considérablement la capacité du gouvernement à réduire la pollution, à l’empêcher de s’assurer que les patients de Medicaid (assistance publique médicales pour les personnes âgées, les pauvres et les handicapés, ndlr) reçoivent des soins appropriés, et à permettre encore plus de « gerrymandering » racial (manipulation des frontières d’une circonscription en vue d’en tirer un avantage électoral, ndlr) que jusqu’à présent. Et ce ne sont là que quelques exemples.

Même si les démocrates trouvaient la volonté politique de faire capoter ces désastres quasi-certains par voie législative, – ce qu’ils ne feront pas – il s’agirait d’un grand chantier de plusieurs années consistant à répliquer inlassablement à la droite pour réussir seulement à rétablir le statu quo ante. Pendant ce temps, les conservateurs inventeraient sans doute de nouvelles façons d’infliger souffrance et indignité au pays, et tout autre programme prétendument progressiste serait bloqué. 

Enfin, même ce scénario improbable suppose que les démocrates conservent leur majorité au Congrès. Bien que les sondages des démocrates se soient légèrement améliorés par rapport au début de l’année, il semble toujours probable que les républicains reprennent la Chambre des représentants, voire le Sénat. Comme l’a souligné le journaliste Ross Barkan dans le New York Magazine, le caucus (groupe parlementaire, ndlr) républicain de la Chambre des représentants qui prendra ses fonctions en 2023 sera encore plus radical que celui qui a largement fait couler le programme de Barack Obama. Tout cela alors même que Biden est un président plus faible et plus désorganisé que son prédécesseur démocrate. Et alors que les républicains ont passé les deux dernières années à utiliser les bases du pouvoir dont ils disposent encore – la Cour suprême et les gouvernements de nombreux États – pour faire avancer leur programme de manière relativement cohérente, rien ne prouve que les démocrates, à quelque niveau de gouvernement que ce soit, aient un véritable programme, et encore moins une stratégie similaire pour le réaliser dans les deux années à venir. 

Depuis que Biden a pris ses fonctions, le pays tout entier semble coincé dans un ascenseur bondé. Il est difficile de bouger et la compagnie chargée de l’entretien, en l’occurrence les démocrates, semble absente. On a beau parler dans l’interphone d’urgence, on ne sait pas s’il y a quelqu’un à l’autre bout. Après novembre, à quelle vitesse les Etats-Unis vont-ils tomber vers le pire ?

Texas : quel avenir pour la loi restreignant l’avortement ?

La Cour suprême des États-Unis
La Cour suprême des États-Unis au moment de la décision Whole Woman’s Health v. Hellerstedt, juin 2016 Photo : Adam Fagen

La très impopulaire Senate Bill 8 texane, qui prohibe l’avortement au-delà de 6 semaines, reste pour l’instant en vigueur. Les juges de la Cour suprême des États-Unis ont rendu une décision qui ne se concentre que sur la procédure judiciaire et non sur le fond de l’affaire. Dans le même temps, le gouverneur de la Californie annonce vouloir s’inspirer de cette loi pour empêcher la vente de fusils d’assaut dans son État. Pourtant, aucune de ces deux lois ne semble promise à une longue vie.

Rendue le 10 décembre par la Cour suprême, la décision tant attendue dans l’affaire Whole Woman’s Health v. Jackson a suscité autant d’interrogations que d’incompréhensions. Pour bien saisir l’opinion de la Cour comme les opinions concurrentes et dissidentes des juges, il convient de revenir sur les origines de l’affaire.

Une législation texane inconstitutionnelle

Au cœur du problème : la Senate Bill 8 texane (SB8), entrée en vigueur le 1er septembre. Conçue comme un moyen habile d’esquiver les fourches caudines des tribunaux (elle délègue au grand public le soin de faire appliquer ses dispositions par des recours au civil), cette législation qui interdit le recours à l’IVG au-delà de six semaines fait fi de la jurisprudence Roe v. Wade de 1973, déclarant l’IVG comme un droit constitutionnel.

Retour sur le déroulé des événements. Peu avant l’entrée en vigueur de la SB8, la clinique Whole Woman’s Health a déposé une plainte visant à bloquer l’exécution de cette dernière au moyen d’une injonction. En réponse, la défense a déposé une requête en irrecevabilité, laquelle a été rejetée en cour de district. Elle s’est donc pourvue en appel, appel au terme duquel la Cour d’Appel pour le 5e circuit, réputée pour son inclination conservatrice, a suspendu toutes les procédures entamées par la cour de district. Whole Woman’s Health, qui avait demandé à la Cour suprême d’intervenir d’urgence, a finalement obtenu de celle-ci un « certiorari avant jugement », ce qui a permis ainsi à la plus haute juridiction fédérale de s’emparer de l’affaire sans attendre un jugement en appel.

Cependant, la Cour suprême était appelée à statuer sur une question procédurale et non sur la constitutionnalité de la loi : son rôle se bornait à déterminer si les pétitionnaires (Whole Woman’s Health et autres) peuvent poursuivre une contestation préalable à l’application de la SB8.

Qu’est-ce que « Ex Parte Young » ?

Dans cette affaire, Whole Woman’s Health cherchait à obtenir une injonction contre les juges et les clercs. L’objectif étant d’une part que les juges ne puissent statuer contre les cliniques et d’autre part que les clercs, qui remplissent une mission administrative, ne puissent inscrire au registre (docket, en anglais) les affaires relatives à la SB8. 

Pourquoi cette particularité ? Parce que l’application de la SB8 n’est pas du ressort de l’État, elle est déléguée au grand public, lequel est autorisé à engager des poursuites au civil. Habituellement, quand ce sont les pouvoirs publics qui font appliquer une loi, les plaignants cherchent à obtenir une injonction visant lesdits pouvoirs publics (par exemple le procureur général, Attorney General). Par conséquent, Whole Woman’s Health vise les juges et clercs du Texas puisque ces deux fonctions interviennent dans l’application de la loi. « Les tribunaux fédéraux ont le pouvoir d’enjoindre les personnes chargées de faire appliquer les lois et non les lois elles-mêmes », avait ainsi souligné la Cour en septembre.

Pour bien comprendre l’opinion de la Cour, il faut revenir sur certains éléments cruciaux. L’un de ces éléments est Ex Parte Young, une décision datant de 1908. Dans cette affaire, la Cour suprême avait considéré qu’en dépit de l’immunité souveraine dont disposent les États, la justice fédérale pouvait agir pour empêcher l’exécutif d’un État de faire appliquer une loi en violation du droit constitutionnel fédéral. En effet, selon le principe de l’immunité souveraine, un gouvernement ne peut être poursuivi par une personne privée s’il n’y consent pas. Néanmoins, l’exception d’Ex Parte Young ne s’applique pas ici : si une personne privée peut poursuivre, par exemple, un procureur général, elle ne peut poursuivre les juges et clercs de l’État. Pour la majorité de la Cour, citant ce précédent, « une injonction contre un tribunal d’État ou ses mécanismes serait une violation de l’ensemble du système de notre gouvernement ». Par conséquent, Whole Woman’s Health ne peut poursuivre les juges et clercs de l’État texan afin d’obtenir une injonction à leur égard. Premier revers.

Second écueil pour les juges de la majorité : l’absence de différend entre les plaignants et le personnel de la magistrature. Un point qui découle d’une disposition constitutionnelle (Art. III, Section 2, Clause 1) qui ne permet pas aux cours fédérales d’émettre d’« opinion consultative ». L’existence d’un préjudice, concret ou imminent, est par conséquent indispensable.

Pour le juge Neil Gorsuch, auteur de l’opinion, il n’existe pas de différend « entre un juge qui statue sur des demandes en vertu d’une loi et un plaignant qui attaque la constitutionnalité de la loi ». En réponse à la diatribe de la juge Sotomayor, seule magistrate en désaccord sur ce point, la majorité note : « Dans cette affaire [Shelley v. Kraemer, invoquée par la juge Sotomayor, nldr], les requérants cherchaient simplement à invoquer la Constitution comme moyen de défense contre d’autres parties privées cherchant à faire appliquer une convention restrictive [l’objectif de ces conventions était d’interdire la vente de biens immobiliers à des personnes africaines-américaines, ndlr], tout comme les requérants ici seraient en mesure d’invoquer la Constitution comme moyen de défense dans toute action d’application de la SB8 intentée par d’autres contre eux. »

Enfin, en ce qui concerne la possibilité d’enjoindre le procureur fédéral du Texas, là encore la majorité balaie cette hypothèse d’un revers de main, considérant que ce dernier n’a aucun rôle dans l’application de la SB8. En conclusion, en s’appuyant sur Ex Parte Young, la Cour autorise Whole Woman’s Health à poursuivre seulement les personnes pouvant retirer aux cliniques leur autorisation d’exercer (en l’occurrence, la direction des Texas Medical Board, Texas Board of Nursery, Pharmacy et Human Services). En cela, elle renverse en partie la décision de la cour de district.

La SB8 n’a pas encore gagné

Est-ce une victoire pour la loi texane ? Rien n’est moins sûr. Pour l’instant, la situation reste plus que préoccupante pour toute personne ayant besoin d’une IVG au Texas, puisque la loi reste en vigueur et produit un effet dissuasif certain. Si ce point a été souligné par la juge Sotomayor dans son opinion dissidente, la majorité de la Cour balaie une fois de plus son argument : « Comme l’explique notre jurisprudence, l'”effet dissuasif” associé au fait qu’une loi potentiellement inconstitutionnelle est “en vigueur” ne suffit pas à “justifier l’intervention fédérale” dans une action en justice préalable à la mise en œuvre. Au contraire, cette Cour a toujours exigé la preuve d’un préjudice plus concret […] ».

Si la Cour reconnaît la possibilité pour quiconque de contester la constitutionnalité de la loi, ce point est pour le moins paradoxal, puisque le mécanisme même de SB8 est de se soustraire au contrôle juridictionnel… Un mécanisme pour l’instant plutôt efficace, puisque la Cour affirme que ni le procureur général du Texas ni les juges et clercs de l’État ne peuvent faire l’objet d’une injonction. Bien qu’elle autorise Whole Woman’s Health à poursuivre son recours, elle semble également donner un blanc-seing aux États, lesquels ne manquent pas de s’inspirer de ce type de législation. Dernier exemple en date : la Californie.

La Californie et le contrôle des armes en embuscade

Résumons : Whole Woman’s Health peut poursuivre la direction de certaines entités publiques puisqu’elles peuvent légalement retirer le droit d’exercer aux cliniques qui viendraient à être reconnues coupables d’avoir enfreint la SB8. En d’autres termes, une rédaction plus subtile de la loi aurait pu contourner cette possibilité, renvoyant la seule possibilité d’un contrôle de constitutionnalité à une affaire entre une personne ayant prêté concours à une IVG et un « chasseur de primes ».

Dans le même temps, le gouverneur démocrate de Californie, Gavin Newsom, vient d’annoncer vouloir s’inspirer de la SB8 pour interdire toute vente de fusils d’assaut dans son État, remarquable pied-de-nez dirigé à l’endroit des juges de la Cour suprême. Toutefois, outre les questions de constitutionnalité relatives respectivement au droit de posséder des armes et au droit à l’IVG, le mécanisme de la SB8, aussi ingénieux soit-il, pourrait irrémédiablement se heurter à la question de l’intérêt à agir, dont le point primordial est celui de l’existence d’un préjudice (injury in fact).

De quel préjudice pourraient se prévaloir les plaignants ? Lors des plaidoiries, le représentant du Texas, Judd Stone, avait évoqué l’« indignation » (outrage injury), ce qui n’avait pas manqué de laisser le juge Thomas, pourtant très conservateur, particulièrement dubitatif… Pour l’instant, la question demeure et n’échappe pas à la Cour suprême : « Nous ne déterminons pas non plus si un plaignant particulier […] possède un intérêt à agir en vertu des doctrines de justiciabilité des États » note ainsi le juge Gorsuch dans une note de bas de page. Comme un air de plaisanterie macabre qui s’éternise…

La Cour suprême des États-Unis : une institution partisane ?

The Roberts Court, April 23, 2021 Seated from left to right: Justices Samuel A. Alito, Jr. and Clarence Thomas, Chief Justice John G. Roberts, Jr., and Justices Stephen G. Breyer and Sonia Sotomayor Standing from left to right: Justices Brett M. Kavanaugh, Elena Kagan, Neil M. Gorsuch, and Amy Coney Barrett. Photograph by Fred Schilling, Collection of the Supreme Court of the United States

La Cour suprême des États-Unis ne serait-elle qu’un organe politique parmi d’autres ? Une législature « en robes » ? Trois des neuf juges de la plus haute cour du pays s’activent publiquement pour défendre la légitimité d’une institution au cœur de vives polémiques après un suite de décisions controversées et à l’aube de décisions cruciales sur les armes et l’avortement.

C’est au doyen de la Cour qu’est revenu le privilège d’entrer dans l’arène. Stephen Breyer a entamé son 83e printemps en remontant sur la scène littéraire avec la publication de The Authority of the Court and the Perils of Politics, un opuscule d’à peine cent pages. Il n’en faut guère plus pour l’octogénaire, soucieux de rappeler que l’hétérogénéité de la Cour suprême des États-Unis s’exprime davantage par une opposition d’ordre philosophique plutôt que politique. Un point que le magistrat itinérant a martelé à de nombreuses reprises lors de sa tournée et qui lui a valu quelques animosités : pour le juge, la récente décision relative à la loi texane sur l’avortement est certes « très mauvaise », mais elle est selon lui dénuée de toute motivation politique. Une opération de réhabilitation de la Cour menée tambour battant et sans réelle délicatesse.

Les juges Clarence Thomas et Amy Coney Barrett lui ont depuis emboîté le pas, montant sur l’estrade pour défendre la légitimité de la Cour, attaquée de toutes parts à la suite de plusieurs décisions particulièrement décriées.

Faire preuve d’une « hyper vigilance »

La cadette de la Cour, Amy Coney Barrett, a eu beau dire que les juges doivent être « hyper vigilants pour s’assurer qu’ils ne laissent pas leurs préjugés personnels s’immiscer dans leurs décisions », son apparition aux côtés du leader de la minorité républicaine au Sénat Mitch McConnell a été perçue comme une auto-contradiction majeure. S’exprimant au micro du McConnell Center de l’Université de Louisville, elle a été introduite par le briscard du GOP en personne, un moment qui ne fut pas sans rappeler les événements survenus presque un an jour pour jour : celui qui était alors le leader la majorité républicaine au Sénat avait alors entrepris de remplacer au plus vite feu la juge Ginsburg. Quatre ans plus tôt, le même sénateur McConnell avait refusé d’auditionner le juge Merrick Garland (actuel Attorney General des États-Unis) à la suite du décès inattendu du juge Scalia au motif que 2016 était une année d’élection. Il devient dès lors très délicat de parvenir à être audible et à défendre l’idée selon laquelle la Cour suprême serait impartiale tout en s’affichant aux côtés de celui à qui l’on doit sa confirmation…

La juge a pourtant tenu à insister sur le fait que « dire que le raisonnement de la Cour est imparfait est différent de dire que la Cour agit de façon partisane ». Pour l’ex-professeure de droit à l’Université Notre Dame comme pour le juge Stephen Breyer, il convient de distinguer philosophies judiciaires et partis politiques. Un argument également repris par le juge Clarence Thomas à l’endroit même où a étudié et enseigné la juge Barrett.

L’image écornée de la Cour

Pour ce juge habituellement connu sa taciturnité et son tempérament conservateur, l’image partisane de la Cour est directement imputable aux médias, qui selon lui tombent trop facilement dans un schéma binaire qui oppose Parti républicain et Parti démocrate : « Je pense que les médias donnent l’impression que vous vous orientez toujours en fonction de vos préférences personnelles. Si vous êtes personnellement opposé à l’avortement, ils pensent que c’est toujours ce qui en ressortira ». 

L’exemple est pour le moins frappant puisque le juge Thomas est sans nul doute l’opposant le plus acharné à la jurisprudence Roe v. Wade de 1973 qui consacre un droit constitutionnel à l’interruption volontaire de grossesse. Rappelons que cette décision historique de 1973 s’appuie sur une décision prononcée huit ans plus tôt. Dans Griswold v. Connecticut, la Cour suprême avait invalidé une loi interdisant le recours à la contraception, considérant que plusieurs amendements de la Constitution créent un droit à la vie privée dans les relations conjugales. Une hérésie pour le juge Thomas, qui interprète la Constitution selon le sens qu’elle avait au moment de sa ratification (originalisme). « L’idée selon laquelle les auteurs du quatorzième amendement ont sous-entendu que la clause de procédure régulière protégeait le droit à l’avortement est grotesque » affirmait-il ainsi l’an dernier dans une opinion dissidente : une animadversion difficilement séparable de sa foi catholique affirmée.

Si cette apparition soudaine des juges de la plus haute juridiction des États-Unis peut surprendre, elle ne semble en rien être un hasard du calendrier : les neuf sages vont reprendre leurs dossiers et les prochaines affaires sont particulièrement brûlantes. Entre 2e amendement (NYSRPA v. Bruen) et avortement (Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization), la légitimité de l’institution pourrait à nouveau être mise à mal. Dans un contexte de forte polarisation politique, les juges semblent prendre conscience, bien que tardivement, que l’image de la Cour s’étiole au fil des polémiques. Un étiolement progressif qui inspire au juge Thomas une métaphore, évoquant une « voiture à trois roues ».

Un tournant à droite ? 

En dépit d’une large majorité dite « conservatrice » (6 – 3), les décisions de la Cour continuent à être prises à l’unanimité pour 43 % d’entre-elles. Statistiquement, seules 36 % des décisions s’illustrent par une division entre juges du camp « conservateur » et du camp « progressiste » ou à 5-4, avec un « juge-pivot » rejoignant les juges Breyer, Sotomayor et Kagan. Pourtant, les dernières décisions en date (et en particulier celles du shadow docket) ont attisé les ressentiments vis-à-vis de la Cour : bien que votée à l’unanimité, l’opinion de la Cour dans Fulton v. Philadelphia a été perçue publiquement comme consacrant un droit religieux à discriminer les personnes LGBTQI+. De même, la décision attendue dans Brnovich v. DNC a été interprétée comme une estafilade portée au Voting Rights Act de 1965. Quant à Terry v. United States, la décision de la Cour a suscité l’émotion après un refus à l’unanimité d’un aménagement de peine, une décision pourtant conforme en tous points aux dispositions du texte visé dans l’affaire. Enfin, les deux dernières décisions d’urgence — au sujet du moratoire et de la Senate Bill 8 texane relative à l’avortement — ont achevé la réputation de la Cour et redonné de l’écho à une opposition politique qui réclame un « court-packing » (augmenter le nombre de juges) ou, à minima, l’instauration d’un mandat d’une durée fixe. Rappelons qu’à l’heure actuelle, les juges qui siègent au niveau fédéral siègent « à vie », et ce conformément à l’interprétation retenue de l’Article III, Section 1 de la Constitution, qui dispose que les juges siégeront “during good behavior“. L’avenir proche de la Cour pourrait donc exercer une influence considérable sur la respectabilité accordée à l’institution. À l’heure où nombre d’esprits sont préparés à un renversement du précédent Roe et où l’on craint une extension de la jurisprudence Heller relative au port d’armes, le statu quo apparaît comme la solution la plus raisonnable pour préserver à la fois la légitimité de la Cour comme la stabilité du droit. Pour l’instant, parmi les juges nommés par le Parti républicain, seul le Chief Justice John Roberts consent à appliquer la règle du précédent (stare decisis) à cette fin, bien qu’il soit opposé au raisonnement qui sous-tend la célèbre décision de 1973.

Une Cour partisane ?

Les juges pourront bien jurer la main sur le cœur faire preuve d’impartialité, la réalité dévoile un tout autre visage. Pour autant, il serait tout aussi incorrect d’y voir une Cour entièrement partiale ou pire, une troisième chambre législative, surplombant les deux autres. On accordera à la juge Amy Coney Barrett qu’il convient de faire la distinction entre théorie interprétative et positionnement politique, car cela constitue une grille d’analyse autrement plus fine. Néanmoins, le second subordonne allègrement la première : une juge politiquement conservatrice comme la juge Barrett a naturellement une appétence pour l’approche interprétative dite « originaliste » (qui interprète la Constitution à l’aune du sens qu’elle avait lorsqu’elle a été ratifiée). A contrario, un juge tel que le juge Breyer, proche de l’approche dite « organiste » (ou living constitutionalism), pour qui la Constitution est un texte dont le sens évolue avec la société, sera politiquement plus « progressiste ».

Pour conclure, rappelons que dans un ouvrage paru en 1993 (The Supreme Court and the Attitudinal Model), les professeurs Harold J. Spaeth et Jeffrey A. Segal avaient analysé le facteur d’influence que représentent les préférences idéologiques des juges dans l’élaboration de leurs décisions. Pour autant, si les juges ne sauraient être des parangons d’impartialité, il convient de noter que le droit lui-même est intrinsèquement politique : il n’est en effet rien d’autre que la matérialisation des préférences idéologiques du pouvoir législatif. Le juge William Douglas disait d’ailleurs que « le droit peut être considéré comme une couverture permettant de mettre en œuvre les préférences de ceux qui sont au pouvoir ». L’impartialité de la Cour repose par conséquent d’abord et avant tout sur les compétences du corps législatif, à qui il revient d’écrire le droit de manière claire pour ne laisser que peu de place à l’interprétation des juges.

Texas : une loi sur l’avortement déjà condamnée ?

© Aymeric Chouquet pour LVSL

Le Texas, sous l’impulsion de son ultra-conservateur gouverneur républicain Greg Abbott, a adopté une loi, la Senate Bill 8, qui interdit quasiment de fait l’Interruption volontaire de grossesse (IVG). Ainsi, dès les premières six semaines de grossesse, aucune femme ne pourra avorter. Il n’est pas surprenant qu’elle soit qualifiée de Texas heartbeat act (loi texane du battement du cœur). Saisie en urgence par des associations pro-avortement, et non sur le fond, la Cour suprême (SCOTUS) des États-Unis n’a pas suspendu la loi qui est entrée en vigueur au 1er septembre. Sur le plan juridique, qu’importe la décision de la Cour suprême, la Senate Bill 8 devra bientôt faire face à des obstacles juridiques insurmontables. Même si la décision, historique, de la Cour suprême de 1973 Roe v. Wade, qui a légalisé l’avortement, venait à être renversée, ce qui fait la singularité même de la loi pourrait la mener à sa perte.

Il y a quelque chose d’apocalyptique dans le Lone Star State. La Senate Bill 8, qui est l’une des 666 lois qui sont entrées en vigueur le 1er septembre au Texas, interdit de recourir à une IVG au-delà de six semaines. De l’autre côté de l’Atlantique, le journaliste de Slate USA Mark Joseph Stern proclame gravement : « Par son inaction, la Cour suprême a mis fin à Roe v. Wade ». Décision historique de 1973 ayant consacré un droit constitutionnel à l’interruption volontaire de grossesse, les acquis de Roe v. Wade apparaissent de plus en plus affaiblis au fil des jurisprudences relatives à l’avortement.

Le constat alarmant de Mark Joseph Stern est, en terres américaines, globalement partagé. Bien que tout le monde ne considère pas que la jurisprudence Roe v. Wade a été renversée au terme de cette décision sortie du « shadow docket », elle résonne presque unanimement comme un signal funeste : cet automne, la Cour suprême devrait rendre sa décision dans Dobbs v. Jackson Woman’s Health Organization, une affaire relative à une loi de l’État du Mississippi prohibant l’IVG après quinze semaines. Cette décision très attendue pourrait sonner le glas de la célèbre jurisprudence vieille de près de 50 ans.

Au Texas, où les ressentiments pro et anti-IVG s’exacerbent chaque jour un peu plus, l’entrée en vigueur de la SB8 se ressent déjà : le recours à l’avortement se délocalise dans les États voisins pour les personnes qui en ont les moyens financiers. Néanmoins, la survie de cette loi n’en demeure pas moins incertaine tant ses dispositions sont juridiquement discutables… Des points volontairement éludés par la Cour suprême, qui ne s’est pas exprimée sur le fond.

Qu’a dit la Cour suprême ?

« La demande d’injonction ou, à titre subsidiaire, d’annulation de la suspension de la procédure devant le tribunal de district présentée au juge Alito et renvoyée par ce dernier à la Cour est rejetée. » Pour les militants pro-choix, la colère est grande : outre la réaction tardive de la plus haute juridiction fédérale, la décision leur laisse un goût amer puisque la situation va devenir insoutenable pour de nombreuses personnes ayant besoin de recourir à l’IVG. Il convient cependant de revenir sur ce qui a été dit.

Ce 1er septembre, la Cour suprême a rendu une décision relative à une requête d’urgence, laquelle lui est parvenue après épuisement des voies de recours auprès des cours inférieures : un processus ordinaire conforme aux dispositions des règles fédérales de procédure d’appel. Ces requêtes sont étudiées à l’aune de quatre critères, parmi lesquels la probabilité d’obtenir gain de cause sur le fond. En dépit du fait que cette condition puisse être considérée comme remplie tant l’inconstitutionnalité de la loi au regard la jurisprudence Roe semble flagrante, la Cour a mis en avant la complexité de certaines questions procédurales consécutives aux dispositions atypiques de la loi — la possibilité pour quiconque d’engager des poursuites contre toute personne ayant pratiqué un avortement au-delà de six semaines ou ayant prêté concours —, l’opinion majoritaire rappelant que « les tribunaux fédéraux ont le pouvoir d’enjoindre les individus chargés d’appliquer les lois et non les lois elles-mêmes ». Toujours selon la majorité, « Il n’est pas non plus clair si, en vertu des précédents existants, cette Cour peut émettre une injonction à l’encontre des juges d’État appelés à statuer sur un procès en vertu de cette loi ». Bien que l’on puisse s’étonner puisque que c’est précisément le rôle de la Cour suprême de clarifier ce point, les juges de la majorité ont néanmoins achevé leur argumentation en affirmant que dans cette affaire le seul défendeur privé — Mark Lee Dickson, directeur de l’association Right to Life pour l’Est du Texas — a déclaré sous serment ne pas avoir l’intention de faire appliquer la loi et que par conséquent, les requérants ne peuvent obtenir une injonction. Il est vrai que l’opposition à l’avortement est particulièrement forte au sein de la Cour suprême : d’aucuns se souviennent sans nul doute de l’opinion dissidente du juge Clarence Thomas dans Stenberg v. Carhart (2000). « Bien qu’un État puisse autoriser l’avortement, rien dans la Constitution n’impose à un État de le faire » avait tonné le magistrat taciturne, opposant résolu à la jurisprudence Roe. Pourtant, il convient de noter que la Cour s’est prononcée sur une requête d’urgence et non sur le fond de l’affaire. Un détail qui a toute son importance.

La constitutionnalité de la Senate Bill 8 remise en cause

L’opinion majoritaire a choisi l’euphémisme, affirmant que « les requérants […] ont soulevé de sérieuses questions concernant la constitutionnalité de la loi […] » quand la juge Sonia Sotomayor, dans son opinion dissidente, assène un tonitruant « manifestement inconstitutionnelle ». Dans ses propos conclusifs, la majorité réitère, rappelant que « cette ordonnance n’est pas fondée sur une quelconque conclusion quant à la constitutionnalité de la loi […] ». En clair : aux yeux des cinq juges de la majorité, la loi est inconstitutionnelle, mais ce point devra être traité en bonne et due forme, conformément aux procédures standards de la Cour et non à travers le shadow docket. Une retenue qui interpelle tant ces mêmes juges n’ont pas eu cette rigueur en ce qui concerne le moratoire fédéral sur les expulsions.

Ainsi, il reste tout à fait possible d’engager des recours auprès des tribunaux d’État texans et auprès des cours fédérales, lesquelles pourront juger le cas échéant de la constitutionnalité du texte de loi. Par ailleurs, outre la question de la constitutionnalité, ce qui fait la particularité de la Senate Bill 8 pourrait causer sa propre perte : les recours intentés par celles et ceux qui voudraient faire condamner le corps médical pourraient bien être jugés irrecevables.

Quid de l’intérêt à agir et quelle suite au droit à l’avortement  ?

Question précédemment soulevée dans une lettre ouverte par un ensemble hétéroclite de personnalités issues du domaine du droit, la problématique de l’intérêt à agir (standing) a été dans l’ensemble assez peu commentée depuis l’entrée en vigueur de la loi alors que ce point sera central lorsque surviendront les premiers recours.

Procureure fédérale durant plus de vingt ans, Elizabeth de la Vega s’est exprimée sur Twitter pour rappeler quelques fondamentaux : « La création d’un droit d’action privé ne confère pas, en soi, d’intérêt à agir à quiconque a envie d’intenter un procès.  Le droit texan suit le droit fédéral en ce qui concerne la définition de l’intérêt à agir. […] Je répète : la loi ne confère pas d’intérêt à agir. Elle crée la capacité d’intenter une action en justice, mais ne donne pas, et ne peut pas donner aux plaignants, même à ceux qui ne peuvent revendiquer aucun préjudice (la grande majorité), d’intérêt à agir. »

En effet, les jurisprudences, qu’il s’agisse du droit fédéral ou du droit texan, conditionnent l’intérêt à agir à l’existence (ou à la menace imminente) d’un préjudice. Ainsi, rappelons-le, dans Pike v. Texas EMC Management, LLC (2020), la Cour suprême du Texas a réaffirmé le principe selon lequel « pour intenter une action en justice, capacité et intérêt à agir sont nécessaires. […] Un plaignant a un intérêt à agir lorsqu’il est personnellement lésé […] ».

Dès lors, au regard de ces éléments, comment les plaignants pourraient-ils avoir un intérêt à agir en l’absence d’un quelconque préjudice ? Une question à laquelle devront répondre les cours de justice et qui pousse le professeur de droit constitutionnel Anthony M. Kreis à ironiser : « Et si New York adoptait une loi permettant aux particuliers de poursuivre le clergé pour avoir refusé de célébrer des mariages de personnes de même sexe ? »

Qu’importe que la survie de la SB8 soit soumise à de nombreuses interrogations. Dans les rangs du Parti républicain, son entrée en vigueur a fait des émules et a inspiré d’autres États, à commencer par la Floride : une offensive conservatrice à rebours de l’opinion publique, majoritairement favorable au droit à l’interruption volontaire de grossesse. Selon le Pew Research Center, près de 60 % de la population américaine considère que l’IVG doit être légale dans la plupart des cas. Galvanisés par la foi (l’opposition à l’avortement est particulièrement prégnant chez les évangélistes), la fronde anti-IVG profite également d’une fragilité inhérente à Roe v. Wade, reconnue tant par ses détracteurs que par les juges progressistes, dont Ruth Bader Ginsburg herself, pour qui la célèbre décision de 1973 aurait dû s’appuyer sur la clause d’égale protection plutôt que sur le droit à la vie privée, dont l’exégèse fut débattue dès Griswold v. Connecticut, une décision de 1965 concernant le droit à la contraception.

Parmi l’exécutif fédéral, le président Biden lui-même s’est fendu d’une déclaration sans équivoque, évoquant un « chaos inconstitutionnel » et appelant de ses vœux une réponse globale. Un vœu pieux qui tient davantage d’une opération de communication politique à destination de l’électorat démocrate et de l’Amérique pro-choix : la marge de manœuvre est en effet particulièrement étroite et en partie suspendue à la survie de la jurisprudence Roe v. Wade.

Aux États-Unis, la Cour suprême tente-t-elle d’entraver le vote des minorités ?

En 1965, les États-Unis tournaient le dos à des décennies de discrimination raciale sur l’accès au vote. La loi sur les droits civiques, le Voting Rights Act, venait remettre en cause les tentatives dans les États du Sud en particulier d’empêcher les minorités et notamment les Afro-Américains de voter. Plus de cinquante ans après, la Cour suprême est venue remettre en cause des dispositions de la loi dans la décision Brnovich v. DNC. Pourtant, cette remise en cause ne semble pas se traduire dans la réalité.

Huit ans après la terrible décision Shelby County v. Holder, qui avait invalidé la Section 5 du Voting Rights Act qui prévoyait l’accord préalable du gouvernement fédéral (preclearance) dans les anciens États ségrégationnistes avant toute modification de leurs lois électorales et trois ans après Abbott v. Perezla Cour suprême vient de rendre son opinion au sujet deux lois électorales votées en Arizona. Renversant le jugement de la Cour d’Appel du 9e Circuit, la Cour suprême affirme qu’elles ne sont pas de nature à nuire à l’exercice du droit de vote des minorités et que par conséquent, elles n’enfreignent pas la Section 2 du Voting Rights Acts.

Out-of-Precinct policy” et “ballot harvesting

En vigueur depuis 2016, les articles A.R.S. §§ 16-122,-135,-584 d’Arizona prévoient l’annulation des bulletins déposés dans le mauvais district de vote (out-of-precinct policy). En parallèle, l’article A.R.S. § 16-1005(H)-(I) (issu de la House Bill 2023) prévoit l’interdiction et la pénalisation de ce qui est péjorativement désigné comme de la « moisson de bulletin » (ballot harvesting), une pratique consistant à confier son bulletin de vote anticipé à autrui, hors exceptions prévues par la loi. 

La Cour d’Appel, dans son jugement rendu le 27 janvier 2020, avait abouti à la conclusion que cette loi porte atteinte au droit de vote des minorités. La Cour, s’appuyant sur le jugement de première instance (DNC v. Reagan (2018)) avait à la fois mis en avant le manque de transports en commun, la faible proportion de personnes disposant d’un véhicule personnel et la forte proportion de la population concernée à occuper un emploi aux horaires inflexibles. « Les Hispaniques, Amérindiens et Africains-Américains sont nettement moins susceptibles que les autres de posséder un véhicule, plus susceptibles de dépendre des transports publics et plus susceptibles d’avoir des horaires de travail rigides ».

Pire encore, le Département de la Justice de l’administration Biden s’est rangé du côté de l’État d’Arizona à travers un brief en amicus curiæ

Des arguments qui manquent cruellement d’éléments statistiques selon le très conservateur juge Alito qui a renversé le jugement de la Cour d’Appel par le truchement d’un test qui, selon toute vraisemblance, validera les nombreuses lois électorales qui fleurissent dans les États républicains. Des lois qui sont, à l’instar de la House Bill 2023, censées lutter contre la fraude électorale.

Une bataille entre Alito et Kagan

S’étalant sur 84 pages, les opinions du juge Alito (joint par les juges Roberts, Thomas, Kavanaugh, Gorsuch et Barrett) et de la juge Kagan (jointe par les juges Breyer et Sotomayor) s’apparentent à une véritable passe d’armes, le premier reprochant à la seconde d’avoir perdu son « zèle pour la signification statistique », la seconde accusant le premier de « passer sous silence les mots forts que le Congrès a rédigé pour atteindre un objectif tout aussi fort : faire en sorte que les citoyens issus des minorités puissent accéder au système électoral aussi facilement que les Blancs. » Bien que l’argumentation du juge Samuel Alito renferme quelques éléments sujets à interrogation, force est de constater que le camp progressiste n’a pas su démontrer le caractère discriminatoire des deux textes en question. Pire encore, le Département de la Justice de l’administration Biden s’est rangé du côté de l’État d’Arizona à travers un brief en amicus curiæ (amie de la Cour).

Pour les démocrates, le refus de l’État de compter les bulletins de vote déposés dans la mauvaise circonscription et la restriction de la collecte des bulletins de vote « affectent de manière négative et disparate les citoyens amérindiens, hispaniques et afro-américains de l’Arizona », en violation de la Section 2 de la loi sur les droits civiques (Voting Rights Act). Le Comité national démocrate (DNC) avance ainsi que les bulletins rejetés car déposés dans le mauvais district (out-of-precinct) le sont davantage pour les populations issues des minorités et pointe du doigt le nombre considérable de bulletins rejetés en Arizona entre 2008 et 2016, un argument rapidement balayé par le juge Alito qui note que le nombre de bulletins rejetés décroît depuis 2012 et que cette décrue s’est poursuivie en 2016 (année d’entrée en vigueur des textes). 

Précisant qu’il renonçait à annoncer un test qui régirait toutes les affaires impliquant la Section 2 du Voting Rights Act, le juge Alito a présenté alors les cinq facteurs d’évaluation permettant de juger la conformité des lois visées ici :

1 – L’importance de la charge imposée par une loi : « Voter demande du temps et, pour presque qui que ce soit, un déplacement, ne serait-ce que jusqu’à la boîte aux lettres la plus proche. Le fait de voter […] exige le respect de certaines règles », a-t-il précisé.

2 – La mesure dans laquelle une loi visée s’écarte de ce qui était la pratique courante lorsque le paragraphe 2 de la Section 2 a été amendé en 1982.

3 – L’importance de toute disparité dans l’impact d’une loi sur les membres de différents groupes raciaux ou ethniques est également un facteur important à prendre en considération, soulignant qu’« il ne faut pas amplifier artificiellement des différences qui sont au fond très minimes. »

4 – L’existence de possibilités offertes par l’ensemble du système de vote d’un État au moment d’évaluer le fardeau imposé par une disposition contestée. Ce qui fait dire au juge Alito que « lorsqu’un État propose plusieurs moyens de voter, toute charge imposée aux électeurs qui choisissent l’une des options disponibles ne peut être évaluée sans tenir compte également des autres moyens disponibles. »

5 – L’importance des intérêts de l’État.

Parmi ces cinq facteurs, le 2e et le 5e sont ceux qui font le moins l’unanimité. « Si telle ou telle chose n’existait pas en 1981 ou 1982, il est normal que les États l’éliminent. C’est un raisonnement circulaire qui n’a aucune base légale et qui est très opportuniste » tonne Leah Litman, professeure de droit à l’Université du Michigan et co-animatrice du podcast Strict Scrutiny. Néanmoins, ce facteur n’est pas vu par le juge comme étant un critère contraignant. Ce dernier a en effet nuancé en précisant que la Cour ne décidait pas si l’adhésion ou le retour au cadre qui était celui de 1982 était licite en vertu de la Section 2. Ainsi, pour le juge Alito, la longévité d’une loi comme l’étendue de son adoption sont seulement des paramètres dont il faut tenir compte.

Le 5e facteur est tout aussi disputé puisque le juge adoube la crainte somme toute très républicaine de la fraude électorale, bien que cette dernière apparaisse comme tout à fait marginale. Anticipant ce contre-argument, le juge a pris à témoin la commission Carter-Baker de 2004, laquelle avance que le vote par correspondance peut conduire à des pressions et à des manœuvres d’intimidation. Elle conclut ainsi que « les États devraient donc réduire les risques de fraude et d’abus dans le vote par correspondance en interdisant aux tierces parties — organisations, candidats et militants de partis politiques de manipuler les bulletins de vote par correspondance. » En outre, le juriste prétend rappeler une évidence en précisant qu’un État a le droit d’agir pour prévenir la fraude sans attendre que celle-ci ne se manifeste.

Enfin, lorsqu’il s’agit d’analyser le caractère discriminatoire des deux lois, la juge Kagan note la plus forte probabilité pour les minorités de voir leurs bulletins rejetés. Reprenant les éléments mis en avant par la Cour d’Appel, elle rappelle que les bulletins des populations hispanique, africaine-américaine et amérindienne ont une probabilité deux fois plus élevée d’être rejetés. Un trompe-l’œil pour le juge de la majorité qui retourne les statistiques à son avantage.

« Manipulation statistique »

Sans remettre en cause les chiffres énoncés par la juge Elena Kagan, le juge Alito précise qu’une politique qui fonctionne pour plus de 98 % de l’électorat, minorités comprises, a peu de chances de rendre un système « inégalement ouvert ».

Dénonçant une utilisation « très trompeuse », le juge s’attarde sur la méthodologie utilisée par la Cour d’Appel pour le 9eCircuit. « La Cour de District a constaté que, parmi les comtés qui ont déclaré des votes hors circonscription lors de l’élection générale de 2016, environ 99 % des électeurs hispaniques, 99 % des électeurs africains-américains et 99 % des électeurs amérindiens qui ont voté le jour de l’élection ont déposé leur bulletin dans la bonne circonscription, tandis qu’environ 99,5 % des électeurs non issus des minorités l’ont fait. Sur la base de ces statistiques, le 9e circuit a conclu que “les électeurs issus des minorités en Arizona ont voté hors circonscription deux fois plus souvent que les électeurs blancs”. Il s’agit précisément du type de manipulation statistique que le juge Easterbrook a critiqué à juste titre, à savoir 1,0 ÷ 0,5 = 2. Bien comprises, les statistiques ne montrent qu’une petite disparité qui ne permet guère de conclure que les processus politiques de l’Arizona ne sont pas ouverts de manière égale. »

Une démonstration à laquelle semble souscrire la juge Kagan elle-même, qui reconnaît dans une note de bas de page être « d’accord avec la majorité pour dire que les “très petites différences” entre les groupes raciaux n’ont pas d’importance. Certaines disparités raciales sont trop faibles pour étayer une conclusion d’inégalité d’accès parce qu’elles ne sont pas statistiquement significatives – c’est-à-dire qu’elles pourraient être le fruit du seul hasard. […] En outre, il peut exister un certain seuil de ce que l’on appelle parfois la “signification pratique” – un niveau d’inégalité qui, même s’il est statistiquement moyen, est tout simplement trop insignifiant pour que le système juridique s’en préoccupe. »

Cependant, si la juge progressiste semble souscrire aux propos de la majorité, elle persiste à voir dans la loi interdisant la collecte de bulletins de vote (House Bill 2023) une disposition discriminatoire.

Querelle postale

« Les faits critiques pour l’évaluation de la loi sur collecte des bulletins de vote ont trait au service postal » nous dit la juge Kagan. Ainsi, elle affirme que la population amérindienne se repose essentiellement sur ces services de collecte compte tenu du manque criant d’accès aux services postaux. Elle souligne l’absence de service public postal de proximité dans les zones rurales d’Arizona, conduisant la population amérindienne à faire jusqu’à deux heures de route pour trouver une boîte aux lettres. Des preuves considérées comme « circonstancielles et anecdotiques » selon le brief de l’administration Biden. Aux remarques de la majorité, qui reprochent l’absence de données statistiques ou de témoignages, la juge Kagan rétorque que l’Arizona n’a jamais compilé de données sur la collecte des bulletins de vote par des tiers.

Des preuves considérées comme « circonstancielles et anecdotiques » selon le brief de l’administration Biden

En réponse, la majorité s’appuie sur les dispositions légales en vigueur concernant le service public postal, notamment l’article 39 U.S.C. §101(b) qui dispose que le service postal doit fournir un maximum de services postaux efficaces et réguliers aux zones rurales, aux communautés et aux petites villes où les bureaux de poste ne sont pas autonomes et qu’aucun petit bureau de poste ne doit être fermé pour la seule raison qu’il est déficitaire. Par conséquent, le juge Alito conclut qu’ « un prétendu manquement du service postal à ses obligations légales dans un endroit particulier ne constitue pas en soi un motif pour annuler une règle de vote qui s’applique à l’ensemble d’un État. »

À l’heure actuelle, il est donc difficile de soutenir l’argument selon lequel la fin du ballot collection nuit considérablement à l’exercice du droit de vote des populations amérindiennes, à fortiori quand, en 2020, le taux de participation de ladite population a augmenté de 12 et 13 % dans les deux réserves les plus importantes. En outre, la House Bill 2023 prévoit des exceptions permettant à un membre de la famille, du foyer ou à un personnel soignant d’apporter un bulletin : une disposition qui demeure plus permissive qu’en AlabamaNevada, ou Pennsylvanie.

Une décision en demi-teinte

L’opinion du juge Alito a laissé un goût amer aux progressistes et pour cause : son cheminement a abouti à mettre davantage la charge de la preuve sur les minorités que sur les États, lesquels n’ont plus vraiment à justifier la modification de leur droit électoral puisqu’invoquer la lutte contre la fraude suffit à opérer des changements qui ont un impact, même marginal, sur l’exercice du droit de vote des minorités. En cela, le juge Alito ne déroge pas à ce qu’il avait écrit dans Abbott v. Perez : « Chaque fois qu’un plaignant prétend qu’une loi étatique a été promulguée avec une intention discriminatoire, la charge de la preuve incombe au plaignant et non à l’État. » Comme l’a souligné la juge Elena Kagan : « Bien sûr, prévenir l’intimidation des électeurs est un intérêt public important. Bien sûr que la prévention de la fraude électorale l’est aussi. Mais ces intérêts sont également faciles à faire valoir sans fondement ou en guise de prétexte dans les cas de discrimination électorale. »

Pour autant, Brnovich v. DNC ne doit pas être vue comme sonnant le glas du Voting Rights Act : si ni l’intention ni la conséquence discriminante n’ont été reconnues en ce qui concerne l’Arizona, la Section 2 du VRA demeure. Peut-on s’attendre à d’autres lois du même acabit ? Oui, assurément. Il est néanmoins encore trop tôt pour tirer des conclusions sur leurs effets.

Le 14e amendement peut-il barrer la route à Donald Trump ?

Acquitté pour la seconde fois par le Sénat, l’ancien président Donald Trump n’entend pas tirer un trait sur la vie politique et a plusieurs fois laissé entendre qu’il pourrait briguer la prochaine élection présidentielle. Le camp démocrate, quant à lui, envisage de recourir à la Section 3 du 14e amendement pour lui barrer la route en raison de son implication dans les événements survenus au Congrès le 6 janvier. 

À nouveau acquitté, le premier président à avoir été visé par deux procédures d’impeachments s’est fendu d’un communiqué de presse plutôt révélateur sur ses ambitions futures et celles de ses fidèles. Non seulement l’ancien locataire de la Maison-Blanche ne dément pas son désir de revenir aux affaires, mais il semble tout à fait disposé à continuer à s’investir d’une manière ou d’une autre sur le terrain politique : « Notre historique, patriotique et merveilleux mouvement Make America Great Again ne fait que commencer », a-t-il déclaré à l’issue de son second procès.

De son côté, la majorité démocrate laisse la porte ouverte à un recours à la Section 3 du 14e amendement, qui dispose que toute personne ayant pris part à une insurrection ou rébellion après avoir prêté serment ne pourra assumer une charge civile ou militaire. Ce recours, envisagé par le sénateur Schumer, leader de la majorité démocrate au Sénat, pose néanmoins de nombreuses questions quant à son applicabilité concrète.

L’amendement de la Reconstruction

« Vestige de la Constitution » selon le professeur Gerard N. Magliocca, la Section 3 du 14e amendement est un héritage de la période de la Reconstruction, période ayant succédé à la guerre de Sécession (1861 – 1865). Elle visait à exclure les anciens Confédérés de toute charge publique fédérale ou étatique. Ratifiée en 1868, trois ans après la fin de la guerre de Sécession, la Section 3 n’a été utilisée que quelques fois pendant la courte période entre sa ratification et la promulgation de la loi d’amnistie de 1872 (Amnesty Act). Depuis, elle n’a été invoquée qu’à une unique reprise en 1919, à l’encontre du socialiste Victor L. Berger. Le 14e amendement est en effet plus connu pour ses clauses d’Equal Protection et de Due Process. Ceux-ci ont joué un rôle décisif dans les décisions de la Cour suprême relatives aux droits civiques en donnant naissance, dans la première moitié du XXe siècle, à la doctrine de l’incorporation, permettant d’appliquer les dix premiers amendements (connus sous le nom de Déclaration des Droits — Bill of Rights) aux États fédérés.

Trump disqualifié à la majorité simple ?

L’amendement, dans sa Section 5, précise simplement : « Le Congrès aura le pouvoir de donner effet aux dispositions du présent article par une législation appropriée ». Il est dès lors aisé d’imaginer que le Congrès peut, à la majorité simple, voter une législation signée du président afin d’appliquer les dispositions de la Section 3 et disqualifier une personne. Néanmoins, comme le rappelle le professeur Daniel Hemel de la Chicago Law School dans une tribune publiée dans le Washington Post, cette théorie pourrait venir se heurter à une disposition de la Constitution (Article 1, Section 9, Clause 3) prohibant toute bill of attainder. Dans la décision Cummings v. State of Missouri (1866), la Cour suprême définit une bill of attainder comme « tout acte législatif qui inflige une sanction sans procès judiciaire ». Cette théorie divise, comme souvent, les constitutionnalistes : selon le professeur Magliocca, la Section 3 du 14e amendement est une exception à la bill of attainder clause. À l’inverse, pour le Chief Justice Salmon P. Chase, la Section 3 « cherche à confirmer et à améliorer, plutôt qu’à affaiblir et à altérer l’esprit général de la Constitution ». 

Ces mots de Salmon P. Chase, issus de la décision nommée Griffin’s Case (1869), ont été suivis d’une loi permettant d’appliquer la Section 3 (First Ku Klux Klan Act) après que le Chief Justice eut, dans la même décision, affirmé que la Section 3 n’était pas auto-exécutoire. Le First Ku Klux Klan Act a ainsi permis à des procureurs fédéraux de poursuivre et disqualifier un nombre important de fonctionnaires inéligibles. Comme le note le professeur Hemel, si Donald Trump venait à être déclaré inéligible par une loi du Congrès, nul doute que cela donnerait lieu à une bataille judiciaire au cours de laquelle l’ancien président avancerait que ladite loi viole la clause dite de la bill of attainder. En outre, le camp républicain ne parviendrait très probablement pas à réunir deux-tiers des voix de chaque chambre, condition nécessaire à lever l’inéligibilité prévue par la Section 3 du 14e amendement. L’exemple du First Ku Klux Klan Act semble en conséquence indiquer que l’application de la Section 3 requiert davantage une réponse de la branche judiciaire que de la branche législative. A contrario, le professeur Mark A. Graber, dans son ouvrage The Forgotten Fourteenth Amendment avance une interprétation originelle compatible avec le vote d’une loi nominative.

« Les républicains ont vigoureusement rejeté les affirmations selon lesquelles la section 3 était une bill of attainder »

Dans un échange avec Just Security, média basé au sein du Reiss Center de l’école de droit de l’Université de New York, le professeur Mark A. Graber rappelle, à travers ce qu’il appelle une approche « originaliste historique », que l’intention originelle des auteurs du 14e amendement était de pouvoir disqualifier tout individu s’étant prêté à un acte insurrectionnel à travers une législation idoine. Une législation, qui, au regard de son analyse historique, ne constituerait pas une bill of attainder pour peu que l’on considère, à l’instar des auteurs de l’amendement, qu’une disqualification n’est pas une sanction mais une modification des qualifications requises pour assumer une fonction publique. L’auteur cite à ce titre le sénateur Waitman T. Willey, pour qui l’inéligibilité n’est « pas intrinsèquement pénale mais préventive. Elle ne se tourne pas vers le passé, mais elle se réfère, selon ma compréhension, entièrement à l’avenir. C’est une mesure d’autodéfense. Elle est conçue pour empêcher la répétition de la trahison par ces hommes, et étant une disposition permanente de la Constitution, elle est destinée à fonctionner comme un moyen de prévention de la trahison dans l’avenir en faisant comprendre au peuple des États-Unis que telle sera la peine s’ils osent commettre cette infraction. Il ne s’agit donc pas d’une mesure de punition, mais d’une mesure de légitime défense ». Toutefois, au regard de certains précédents tels que Nixon v. Administrator of General Services (1976), est considéré comme critère de sanction l’intention de punir du législateur (motivational test). Joanna R. Lampe rappelle dans une note du Congressional Research Service que « les tribunaux qui appliquent ce critère examinent le projet de loi le texte et l’historique législatif pour déterminer si le législateur a exprimé une intention punitive ». Après une seconde procédure d’impeachment, comment le Congrès pourrait-il nier l’intention de punir l’ex-président Trump en le rendant inéligible pour les faits qui lui sont reprochés à la suite des événements du 6 janvier ?

« Le président Trump doit être poursuivi en vertu du Titre 18 de l’US Code »

La réponse judiciaire est celle privilégiée par Sam Liccardo, ancien procureur fédéral et actuel maire de San José, dans l’État de Californie. Dans un communiqué daté du 8 janvier, l’édile demande que Donald Trump soit poursuivi et condamné en vertu du 18 USC § 2383, lequel « implémente » en quelque sorte la Section 3 du 14e amendement en disposant que « Quiconque incite, met en œuvre, assiste ou se livre à une rébellion contre les États-Unis ou ses lois […] sera condamné à une amende en vertu du présent titre ou à une peine de prison maximale de dix ans […] et sera incapable d’exercer une fonction quelconque sous l’autorité des États-Unis ».

Interrogé sur les alternatives envisageables, le constitutionnaliste de la Harvard Law School, Laurence Tribe, précise qu’« une législation appropriée adoptée en vertu de la section 5 du 14e amendement pourrait bien inclure la création d’une procédure civile plutôt que pénale ». De cette manière, une partie privée lésée pourrait demander à un juge d’émettre un writ de quo warranto afin d’empêcher toute personne s’étant livrée à des activités pouvant être disqualifiantes. Néanmoins, note la juriste Jennifer K. Elsea pour le Congressional Research Service, des doutes persisteraient sur qui aurait une qualité à agir (standing) pour intenter une telle action.

Dans sa tribune, le professeur Hemel plaide ainsi pour la mise en œuvre d’un mécanisme juridique de disqualification plutôt qu’une loi nominative votée à la majorité simple qui rendrait Donald Trump inéligible. Fort d’une solide majorité conservatrice à la Cour suprême, une telle loi ne résisterait probablement pas à l’interprétation très « originaliste » de ladite majorité constituée des juges Roberts, Gorsuch, Kavanaugh, Alito, Thomas et Barrett. Une exception à la bill of attainder clause pourrait être interprétée comme contraire à l’intention initiale des Pères fondateurs comme en témoigne Alexander Hamilton qui, dans l’un des Federalist Papers, disait : « Par constitution limitée, j’entends une constitution qui contient certaines exceptions précises à l’autorité législative, par exemple le fait qu’elle ne doit pas adopter de bills of attainder, de lois ex-post facto […] ». De même, la volonté des démocrates de « punir » l’ex-président pourrait être retenue. La voie judiciaire semble en conclusion la plus sûre si les démocrates veulent s’appuyer sur le 14e amendement pour empêcher un éventuel retour de Donald Trump aux affaires publiques. Ce qui fait dire au professeur Daniel Hemel : « Ce sera peut-être un long travail, mais il montrera le respect des processus constitutionnels qui fait défaut de manière si flagrante à Trump lui-même ».