État, femmes, Covid : l’impossible équation

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Marche des infirmières australiennes, 1942 © Museums Victoria

Le 22 décembre, nous célébrions les 48 ans de la première loi relative à l’égalité de rémunération entre les hommes et les femmes. Pourtant, l’écart de salaire s’élève encore à 25,7%. Le plus frappant dans cette inégalité reste le contexte très immédiat dans lequel elle s’inscrit : pendant la Covid-19, les métiers les plus utiles socialement, ceux qui ont assuré la continuité de la vie sociale et domestique, sont en majorité féminins. Pourtant, les femmes restent encore les grandes absentes des arbitrages politiques qui répondent à la crise. Ce choix, en plus d’être révélateur de dysfonctionnements structurels vis-à-vis de celles qui composent 50% de la population, est lourd de conséquences. Les femmes  en majorité les femmes les plus socialement vulnérables sont professionnellement indispensables, mais politiquement inutiles, économiquement précaires et médiatiquement invisibles.

Certains emplois se sont révélés essentiels à la continuité de la vie ordinaire, familiale, sociale et professionnelle pendant la pandémie de la Covid-19 qui dure depuis bientôt un an. La crise a révélé notre vulnérabilité quotidienne, individuelle et collective, des plus favorisés aux plus modestes, dans la dépendance que nous entretenons avec un bon nombre de professions invisibles et pourtant essentielles à la vie sociale : celles qui prennent en charge le soin et la protection des citoyens, dans les domaines de la santé, la salubrité, l’éducation, la précarité, la pauvreté, la vieillesse, le handicap. 

Or tous ces métiers du « prendre soin » sont en grande partie féminins : ce sont des infirmières (87%) et aides-soignantes (91%), les aides à domicile et des aides ménagères (97%), des agentes d’entretien (73%), des caissières et des vendeuses (76%). Ce sont aussi des couturières (97%), ou encore des travailleuses sociales et des enseignantes. Elles sont souvent d’origine étrangère, parfois sans-papiers. Réduits au moins partiellement à notre vie domestique, nous avons toutes et tous été frappés par cette réalité.

Métiers dits « de femmes » où il s’agit d’éduquer, de soigner, d’assister, de nettoyer, d’écouter, de servir… : compétences présumées naturelles chez les femmes, et qui précisément pour cette raison sont économiquement, socialement et professionnellement dévalorisées. 

Ces secteurs reposent sur une éthique inverse à la prise de risque, la compétition, ou la concurrence, or ce sont ces compétences-là qu’on rémunère le plus aujourd’hui, et ce en vertu d’une logique darwiniste et viriliste du travail. L’utilité sociale, le soin à autrui et les bénéfices collectifs que génèrent les métiers du « prendre soin » sont méprisés, ce qui explique pourquoi ces métiers sont aujourd’hui, plus nettement encore qu’avant la crise, déconnectés de leur niveau de rémunération.

Les bénéfices sociaux et économiques que génèrent les métiers du « prendre soin » sont aujourd’hui, plus nettement encore qu’avant la crise, déconnectés de leur niveau de rémunération.

Des métiers plus que jamais dévalorisés et invisibilisés

Car si elle a révélé notre dépendance quotidienne à ces métiers, la crise de la Covid-19 n’a pour autant pas débouché sur le rééquilibrage économique que méritent ces professions. On aurait pourtant eu l’occasion, par exemple, d’augmenter vraiment les infirmières, qui exigeaient, comme le reste des soignants, 300€ de plus pour valoriser des professions dont l’intérêt en nombre et en utilité pour la collectivité n’est plus à discuter. Or les infirmières gagnent toujours, au bout de 10 ans de carrière, 2 100 € brut (soit un peu moins de 1 700 € net). Le salaire médian d’une infirmière est de 14.77 € par heure. Dans le classement de l’OCDE, la France est 26ème sur 29 dans les pays qui rémunèrent le plus mal cette profession. Les infir­miè­res fran­çai­ses sont par ailleurs payées 20% de moins que le salaire infir­mier moyen, selon le syndicat infirmier, qui explique que même après la revalorisation du Segur (90 + 93 euros), elles resteront sous-payées de 10%. Dans le Ségur, rien n’a par ailleurs été prévu par le gouvernement pour les infir­miè­res et les aides-soi­gnan­tes de la fonc­tion publi­que ter­ri­to­riale (PMI, cen­tres de santé, crè­ches, etc) et de l’Education nationale. Ces femmes ont pourtant largement contribué à ren­forcer les équipes hos­pi­ta­liè­res pen­dant la pandémie. Les oublier ainsi n’est donc pas seulement dommage, c’est criminel : on ne compte plus les départs des infirmières vers d’autres secteurs et le sous-effectif problématique qu’elles laissent derrière elles.

Mobilisées par milliers depuis mars 2020, les couturières offrent aussi un exemple éloquent de cette dévalorisation des métiers du « prendre soin » à forte composante féminine : la production industrielle de masques et de blouses qu’elles ont assurée pendant les premiers mois de la pandémie n’a jamais été rétribuée, sous prétexte qu’elle était le fruit d’un « hobby » et non d’un « vrai travail ». Absolument indispensables, les couturières ont en même temps été invisibilisées, puis cavalièrement sorties des processus de commercialisation dès l’instant que l’industrie et l’État ont pu reprendre les commandes. Là encore, et alors que les appels aux bénévoles continuent de résonner partout en France, les entreprises et les communes prospèrent sur une main d’œuvre gratuite. Le gouvernement n’a prévu aucune disposition de réglementation ou de rétribution idoine. 

Paupérisation et recul des droits des femmes

Cette interrogation sur la nécessaire refonte en profondeur de la rémunération des métiers en fonction de leur utilité sociale a donné lieu à la publication de l’ouvrage La société des vulnérables : leçons féministes d’une crise par Najat Vallaud-Belkacem et Sandra Laugier. Par-delà cette réflexion, ces exemples doivent nous inquiéter quant à la paupérisation et au recul des droits des femmes, qui occupent, comme on l’a dit, l’écrasante majorité de ces métiers à la fois surexposés et sous-protégés.

En effet, les rapports internationaux font état de leur préoccupation sur la situation des femmes partout dans le monde. On en conclut unilatéralement que la crise de la Covid-19 remet en question des décennies de progrès pour l’égalité entre les femmes et les hommes. Surtout, cette situation confirme le mouvement de précarisation  dont les femmes sont les premières victimes. Un récent rapport britannique montrait qu’en Angleterre, les mères ont 47 % plus de chance que les pères d’avoir perdu ou quitté leur emploi depuis février 2020. La crise de la Covid-19 est venue renforcer, comme pour le reste, les dysfonctionnements sociétaux des dernières décennies, la tendance structurelle de la précarisation féminine. Cette tendance participe nécessairement à l’augmentation des taux de pauvreté et d’inégalités de niveaux de vie entre les sexes. La lutte contre la pauvreté et la précarité au travail doit donc prendre en compte cet état des lieux : les femmes constituent un groupe social particulièrement touché par ces deux fléaux qui sévissent de manière d’autant plus aiguë que la pandémie a frappé en premier lieu les personnes les plus vulnérables. La question n’est donc pas seulement une problématique de genre à régler avec des politiques publiques, mais bien une question sociale, qui passe par la reconnaissance d’un nouveau phénomène de pauvreté.

 

« Il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question » Simone de Beauvoir

On note une absence totale de réflexion stratégique sur ces nouveaux phénomènes, absence qui perpétue de fait la précarisation des femmes. Rien n’est plus révélateur que les décisions prises pour répondre à la crise : dans les plans de relance destinés à sauver l’économie et les travailleurs, l’État oublie encore les femmes. Ces plans ont concerné en priorité les secteurs à majorité masculine de l’automobile ou de l’aéronautique (respectivement 8 et 15 milliards d’euros). Le secteur des services, dans lequel les femmes sont particulièrement nombreuses (84% des employés de l’hôtellerie, 64% des vendeurs en magasin, 57% des serveurs) bénéficie simplement d’allégements de charges.  

Aucune éga-conditionnalité, pourtant largement défendue par le Haut conseil à l’égalité, n’a été mise en place, pour lier l’attribution des fonds publics de sortie de crise au respect des règles paritaires ou des actions pour l’égalité femmes-hommes. De même, les banques perçoivent des aides considérables de la puissance publique pour limiter l’insolvabilité et la perte de confiance bancaire, sans qu’il leur soit imposé de veiller à la neutralité dans l’accord de prêts, et ce alors que les femmes créatrices d’entreprise se voient encore refuser un crédit près de deux fois plus souvent que les hommes. Ces omissions plus ou moins volontaires, plus ou moins ancrées dans l’inconscient collectif, tiennent aussi à l’abîme qui sépare les nouvelles réalités sociales des orientations prises par nos décideurs.

C’est aussi oublier, enfin, que l’argent public sert à impulser les évolutions économiques et sociales. Il est un levier pour agir contre les stéréotypes de genre dans l’emploi, contre les inégalités sociales et la pauvreté. En l’employant, dans les politiques publiques arbitrées par l’État, sans intégrer les femmes ni aux priorités de dépenses ni à leur fléchages, l’État conforte au contraire ces stéréotypes et ces inégalités. La pandémie aura fini de révéler la mascarade de la macronie : derrière la grandiloquence de sa « stratégie nationale contre la pauvreté » et de sa « grande cause du quinquennat pour l’égalité femmes-hommes », se dresse la réalité d’une société où les conditions d’existence continuent de se dégrader.

 

La crise sanitaire va-t-elle enterrer la démocratie ?

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© Jacques Paquier

Au-delà des difficultés économiques et sociales liées à la pandémie de la Covid-19, la crise sanitaire vient renforcer le malaise parlementaire et démocratique, alimenté par une pratique toujours plus verticale du pouvoir. L’annonce martiale du Président de la République déclarant la guerre à un ennemi invisible et la politique de gestion de « crises » ouvrent un boulevard pour renvoyer l’élaboration démocratique de la décision publique au second plan. Justifié par une situation d’urgence, le pouvoir macroniste a choisi de raviver le « gouvernement des experts ». Décider vite et décider bien, plutôt que de s’encombrer des lourdeurs et ralentissements démocratiques, telle semble être la doctrine défendue au sommet de l’État. Mais à quel prix, selon quelles garanties d’efficacité et avec quels garde-fous ?


Un centre de décision opaque, entre gouvernement des experts et hyperprésidence

La mise en place d’un conseil scientifique dans la lutte contre la Covid-19, dès le 11 mars, pose question, notamment en matière d’organisation d’expertise en santé. La légitimité d’un tel conseil se heurte, d’une part, à l’absence initiale de base légale de son fonctionnement [1], doublée d’une absence d’évaluation par les pairs ainsi que de contrôle sur les nominations et, d’autre part, à la préexistence d’organes spécialisés en matière de gestion de la santé publique (Santé Publique France, Haute Autorité de santé, Haut conseil de la santé publique, Agence du médicament et 18 Agence régionales de santé). Ces derniers ont pourtant des fonctions similaires et complémentaires : production de données statistiques (Santé Publique France), acteurs opérationnels (ARS) ou encore aide à la décision (HAS et HCSP). Ce dernier, précisément, est composé de 80 experts (bénévoles) en santé et a pour fonction d’apporter l’expertise nécessaire à la gestion des risques sanitaires. Ainsi, le Haut conseil de la santé publique aurait pu être davantage pertinent dans le rôle de conseil scientifique que celui créé ex-nihilo – bénéficiant par la même de son ancienneté et de sa fine connaissance du secteur de la santé.

À ces insuffisances s’ajoute l’absence de rôle clairement identifiable de ce comité d’experts. Tantôt émetteur d’un avis consultatif, détenteur de l’autorité du savoir, ou porteur de la bénédiction médicale, le comité, qui est à l’origine des prises de décision du gouvernement et du Président de la République, se confond entre un organe de conseil et un « aéropage de sages » dans le milieu scientifique. Les experts, par ailleurs, désormais ordonnés à l’impératif opérationnel, pourraient bientôt ressembler à ces députés trop zélés, se rêvant déjà ministres, que le philosophe Alain décrivait ainsi : « C’est qu’envoyés pour contrôler, ils partiront pour gouverner. » Le gouvernement des experts pointe au bout du tunnel, au détriment de l’ambition démocratique qui nous enjoint à limiter sa mainmise.

Enfin, le trouble de la décision publique s’épaissit avec le centre opérationnel de décisions qu’est le Conseil de défense et de sécurité nationale, véritable bras exécutif venant compléter le cerveau scientifique. Depuis le début de la crise sanitaire, le Président de la République réunit presque toutes les semaines cet organe composé de quelques responsables politiques et administratifs [2]. Comme le souligne le juriste, Dominique Rousseau, la réunion d’un Conseil de défense dans la lutte contre une maladie est juridiquement discutable [3]. À l’origine, cette formation apparue sous la IIIème République, a pour objet de coordonner les activités de la défense nationale. Cette tradition s’est poursuivie sous la Vème République et s’est consolidée avec l’adoption du Code de la défense en 2004. En 2009 [4], le champ de ces conseils s’est élargi en matière de sécurité intérieure comme extérieure dont Emmanuel Macron use depuis le début de son mandat (conseil de défense « classique », sanitaire ou encore écologique).

À ceci s’adjoint le caractère restreint et confidentiel des échanges [5], allant à l’encontre la transparence souhaitable en matière de santé publique, ainsi que la convocation régulière d’un tel conseil sur le temps long (40 depuis mars dernier contre 10 en 2015, 32 en 2016 et 42 en 2017). Le recours systémique au conseil de défense témoigne une fois de plus de la présidence « jupitérienne » d’Emmanuel Macron, où s’articulent à présent l’hyperconcentration du pouvoir décisionnel et le contrôle discrétionnaire de la parole gouvernementale. Thibaud Mulier, maître de conférences en droit public, souligne également combien cette transformation progressive du conseil de défense témoigne d’un infléchissement de l’équilibre institutionnel [6] vers la fonction présidentielle. « Au Conseil de défense, c’est moi le patron » affirmait sans équivoque Emmanuel Macron [7].

L’absence du contradictoire comme origine du pouvoir de crise

L’exercice de prise de décisions dans ce contexte sanitaire contrevient à la faculté délibérative de la démocratie. Celle-ci reposant sur la vertu du contradictoire éclairant la réflexion, et sur le possible contrôle des orientations prises par les « sages », garant de la légitimité de la décision et du consentement à la décision publique. Or, ce mépris du débat au nom de l’« efficacité » retranche l’exécutif, pour nombre de citoyens, du côté de l’arbitraire. Désormais, seuls 35% des Français accordent leur confiance au gouvernement dans la lutte contre le coronavirus, contre 55% au mois de mars. Sanction est faite contre cette dérive hyper-régalienne du pouvoir. Au ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, qui affirmait dans les colonnes du Parisien que « le cancer de la société, c’est le non-respect de l’autorité »[8], il conviendrait de rappeler que cette dernière est fonction d’un pacte de confiance et non de subordination.

Même au cœur de l’arène parlementaire, le gouvernement n’a pas hésité à manœuvrer avec les règles du parlementarisme rationnalisé [9] pour la prorogation de l’état d’urgence sanitaire, en dépit du désaccord exprimé et voté par l’opposition. Le gouvernement s’est en effet retrouvé désavoué par l’Assemblée nationale lorsque l’opposition est parvenue à faire adopter un amendement sur la fin anticipée de l’état d’urgence sanitaire, contre son avis et celui du rapporteur du texte. En réaction, Olivier Véran a eu recours à la « réserve de vote » qui permet au gouvernement de repousser à plus tard les votes sur lesquels il a opposé sa réserve. En termes simples : le vote n’est pas comptabilisé. L’Assemblée pourra de nouveau voter quand le gouvernement l’aura décidé – autrement dit, quand les députés de la majorité seront présents dans l’hémicycle, cette fois-ci. Un épisode parlementaire à nouveau symptomatique de la conception de l’équilibre des pouvoirs de la macronie.

Le récit du pouvoir de crise s’inscrit également au cœur de la stratégie de mise à distance du contradictoire. Un récit débuté sur la sémantique martiale de l’allocution présidentielle du 16 mars 2020 voulant imposer une union nationale dans la lutte contre le virus. Or, cette logique est l’instrument de paralysie de toute interrogation : on ne peut s’opposer à la lutte contre le virus. Confortée par le conseil scientifique pour « produire et reproduire la croyance et donc l’ordre »[10], la stratégie narrative se poursuit et entend bâtir la voix d’une seule solution possible, auréolée de la légitimité du rationnel. Pourtant, ce récit du pouvoir présidentiel s’est vite heurté à ses propres incohérences et contradictions, précisément propres à l’absence de délibération réelle : port du masque inutile puis obligatoire, isolement contraint ou assoupli des personnes en EHPAD, politique de tests sans réelle stratégie initiale, absence de mesure d’allègements du confinement pour les personnes atteintes de handicap psychique… La verticalité assumée et l’aristocratie à demi-camouflée – il fallait, dans l’urgence, confier la décision aux meilleurs ! – s’érodent ainsi de l’intérieur et rappelle combien la situation est loin d’être maîtrisée comme l’écrit, à juste titre, Yves Charles Zarka : « Le récit du pouvoir, pour paraphraser Pascal, cache et montre à la fois : il montre le contrôle de la situation, il cache les atermoiements, les erreurs, les décisions absurdes. » [11]

Bien que la notion de démocratie sanitaire se soit développée depuis les années 1980, avec pour objectif la participation citoyenne à l’élaboration des politiques de santé, et se soit accélérée depuis une vingtaine d’année en France avec la Loi Kouchner du 4 mars 2002 [12], la crise du coronavirus a souligné la difficile mise en œuvre de la doctrine et dévoilé la gestion unilatérale des questions de santé. Les instances (associatives, expertes, citoyennes) n’ont pas été mobilisées ni prises en compte, alors même que J.-F. Delfraissy, président du Conseil scientifique, recommandait l’« inclusion et [la] participation de la société à la réponse au Covid-19 »[13]. Une déclaration qui révèle également, en creux, la considération minime accordée par le Président de la République à un Conseil qu’il a cependant lui-même contribué à mettre en place. Stratégie supplémentaire pour recourir à l’argument d’autorité de la voix « scientifique » dans l’espace médiatique, tout en conservant la mainmise sur les orientations adoptées pour faire face à la pandémie.

L’étrange défaite : les élites désavouées

La situation actuelle revêt, enfin, une sensation d’étrange défaite comme le décrivait Marc Bloch. Cette défaite est celle du paternalisme démocratique et sanitaire. Une défaite résultant également d’une défection des élites depuis plusieurs années, entre la perte d’une vision stratégique de l’État et les recettes néolibérales économicistes en matière de santé dont la tarification à l’activité – T2A, en est le résultat et Jean Castex l’architecte. L’action face à la délibération en situation d’urgence est une antienne propre aux tenants d’un pouvoir concentré autour d’une élite éclairée. L’idée négative de la démocratie inefficace et lente en temps de crise n’est pas nouvelle ; comprenons bien que le temps, lors d’une crise, est une denrée rare et sa contraction enferme le débat dans un étau de l’unanimisme autour de la décision présidentielle.

Pourtant, il y a une alternative : le débat, public et transparent. Celui-ci est même vital en temps de crise puisqu’il permet de libérer le conflit qui n’est pas un obstacle à la décision mais qui, au contraire, l’alimente. Spinoza formulait cette vertu en ces termes : « Dans un État démocratique, l’absurde est moins à craindre, car il est presque impossible que la majorité des hommes unis en un tout, si ce tout est considérable, s’accordent en une seule et même absurdité [14]. » Le temps de la délibération n’affaiblit pas la démocratie, mais le surgissement « des discours d’inquiétude et des procédures d’exception qui sacrifient la puissance au pouvoir » comme le retient Michaël Foessel [15].

Enfin, la crise sanitaire soulève des réflexions sur la place du Parlement et son rôle en temps d’urgence. Il n’a pas été aisé pour le Parlement d’exister dans la gestion de la crise sanitaire. Pour la France, la majorité macroniste à l’Assemblée s’est montrée d’une grande docilité lorsqu’elle a permis au gouvernement d’adopter les 62 ordonnances régissant notre vie quotidienne sous prétexte d’état d’urgence sanitaire. Or, le parlementarisme ne se limite pas à une fonction législative. Il dispose également d’une fonction de contrôle de l’action gouvernementale, particulièrement essentiel en temps de crise. Ce contrôle s’opère notamment par les séances de questions au gouvernement (« QAG »), de questions écrites [16] au gouvernement ou par les commissions d’informations ou d’enquête parlementaire [17].

Le parlementarisme peut d’ailleurs s’articuler avec l’efficacité comme le montre l’exemple du Bundestag, en Allemagne, durant cette même pandémie. L’assemblée parlementaire allemande a été le lieu d’importants débats au moment fort de la crise où des propositions de lois avaient été déposées (mesures économiques et sociales, adaptation du droit procédural en matière civile et pénale, amélioration de la situation sanitaire et financement des hôpitaux). Les parlementaires allemands ont su conserver leur responsabilité en adaptant temporairement son fonctionnement sans toutefois entrer dans un régime d’exception. En agissant sur son règlement intérieur, le Bundestag a par exemple réorganisé ses travaux selon les circonstances sanitaires : les groupes politiques ont attribué des heures de présence à chaque député (pour s’alterner), la durée des votes obligatoires a été étendue (1 heure au lieu de quelques minutes), les urnes se sont multipliées, la tenue de conférences audiovisuelles et hybrides a été assurée… autant de modifications qui prouvent la plasticité du parlementarisme, pouvant épouser les traditions nationales et offrir un lieu privilégié de la prise de décision publique.

« La France n’a pas le temps de délibérer » écrivait un éditorialiste du Figaro le 6 septembre 1870 au lendemain de la chute de l’Empire et de la formation du gouvernement républicain – à la veille aussi du soulèvement communard de 1871, un épisode inscrit les atermoiements français au cœur de l’histoire : entre aspiration bonapartiste et exaltation du « grand homme » capable d’imprimer une direction forte au sommet de l’État, attachement républicain au parlementarisme et au légicentrisme nourri par « l’amour des lois » hérité de la tradition rousseauiste, et insurrection populaire refusant la confiscation du pouvoir par ceux d’en haut. Un siècle et demi plus tard, ces tensions habitent encore les souterrains de nos crises contemporaines et plus encore ceux de nos inédites « crises sanitaires ».

La pandémie de Covid-19 aura rebattu les cartes de la légitimité des pouvoirs en place et apporté un coup supplémentaire à l’édifice présidentiel, en dénonçant la concentration du pouvoir autour de l’exécutif et en désolidarisant l’équation « président », « rapidité », « efficacité ». Elle aura, paradoxalement, démontré la persistance d’un ethos démocratique, qui cherche à se réaliser et ne tolère plus d’être renvoyé dans l’ombre. La reconquête démocratique de la décision publique pourrait bien être désormais à l’ordre du jour.


[1] Le Conseil scientifique mis en place le 11 mars reposait sur une annonce par un communiqué de presse du même jour. Sa création fut officialisée par le décret du 3 avril 2020. Son règlement intérieur ne date que du 15 avril 2020, dont la version corrigée et définitive date du 30 avril 2020.
[2] L’article R*1122-2 du Code de la défense dispose que ce conseil se compose du Premier ministre, des ministres des Armées, de l’Intérieur, de l’Économie, du Budget, des Affaires étrangères ainsi que d’autres membres du gouvernement selon l’ordre du jour. Le Président de la République peut également convoquer toute personne en raison de sa compétence.
[3] L’article 15 de la Constitution de la Vème République dispose que « Le Président de la République est le chef des armées. Il préside les conseils et comités supérieurs de la Défense nationale ». Le lien juridique est véritablement flou. La seule base juridique probable pourrait être la référence à la « planification des réponses aux crises majeures » (art. R*1122-1 du code de la défense) comme motif de tenue d’un conseil de défense dans ce contexte de crise sanitaire.
[4] Décret n°2009-1657 du 24 décembre 2009 relatif au conseil de défense et de sécurité nationale et au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale.
[5] Contrairement au conseil des ministres, le conseil de défense ne présente pas de compte-rendu.
[6] Thibaud Mulier, « La présidentialisation de la Vème République à l’aune de la transformation du conseil de défense et de sécurité nationale », Le Blog du Droit Administratif, 9 juin 2020.
[7] « Le Puy du Fou, théâtre d’une montée de tensions au sommet de l’État », Le Figaro, 24 mai 2020.
[8] Entretien avec G. Darmanin, Le Parisien, 14 novembre 2020.
[9] Face à l’adoption d’un amendement sur la fin de l’état d’urgence sanitaire par l’opposition, contre son avis et celui du rapporteur, le gouvernement a choisi la réserve de votes. Lire « [Etat d’urgence sanitaire] Démonstration de force du parlementarisme rationalisé »
[10] Zarka, Y. « Éditorial:  Biopolitique du coronavirus »,  Cités, 82, 2020.
[11] Zarka, Y., art. cit.
[12] La loi prévoit une nouvelle gouvernance sanitaire avec les droits de l’usager du système de soin, tant à l’échelle individuelle (droit à sa participation dans les décisions médicales, d’accès à son dossier médical, au refus d’un traitement) que collective (représentation des usagers dans les instances sanitaires, à savoir les conseils d’administrations des hôpitaux, les conférences d’organisation des soins et autres comités consultatifs en matière de santé).
[13] Voir l’enquête de Claire Legros « La démocratie en santé, victime oubliée du Covid-19 », Le Monde, 25 septembre 2020.
[14] B. Spinoza, Traité théologico-politique [1670], éd. de Charles Appuhn, Paris, Flammarion, 1965, p. 267.
[15] M. Fœssel, « Interminable démocratie », Esprit, vol. octobre, n°10, 2020.
[16] 521 questions écrites ont été adressées au Gouvernement entre le 17 mars et le 31 mars (contre 412 la première quinzaine de mars), voir Le Parlement face à la crise du covid-19 (2/2) Par Elina Lemaire – JP blog (juspoliticum.com).
[17] Précisément, ce sont des missions d’informations qui ont été créées par une commission d’enquête au Sénat et à l’Assemblée nationale.

NETFLIX : main basse sur l’audiovisuel français

La Révolution © Netflix

L’épidémie de COVID 19 et les confinements qu’elle a engendrés ont renforcé la puissance des plateformes SVOD dans le monde en prenant la place des salles de cinéma fermées et qui connaissent une crise sans précédent. Depuis son arrivée en France en 2014, Netflix, la plus célèbre de ces plateformes, n’aura cessé de créer la polémique en forçant l’économie du cinéma français à s’adapter à sa puissance de plus en plus colossale. Aujourd’hui, ce n’est plus seulement sur l’avenir des salles que pèse Netflix mais aussi sur la production de films et de séries dans l’hexagone. Avec ses 7 millions d’abonnés (un chiffre qui continue de se renforcer) Netflix impose progressivement sa puissance culturelle. De plus, il ne faut pas oublier que Netflix n’est que la tête d’une locomotive numérique qui compte derrière elle des mastodontes comme Amazon Prime et Disney+.


En octobre dernier, dans un entretien accordé aux Échos, la ministre de la Culture Roselyne Bachelot a annoncé que les plateformes de SVOD (Service de Vidéos à la Demande) tels que Netflix, Disney+ ou Amazon Prime devront contribuer à la production d’œuvres nationales ou européennes en investissant 20 à 25% de leur chiffre d’affaires français. Même si le taux annoncé est moins élevé que le minimum de 25% proposé en Conseil des ministres, cette mesure est l’une des premières prises contre l’influence grandissante des plateformes américaines sur l’industrie cinématographique (et audiovisuelle) française.

Déconstruction de la diffusion et de la production audiovisuelles

Depuis son arrivée en France en 2014, Netflix a suscité beaucoup d’inquiétudes. La plus évoquée concerne l’assouplissement progressif de la chronologie des médias. Créée dans les années 1980 suite à l’émergence de la VHS, cette chronologie a pour but de protéger la projection des films en salle, en définissant un ordre légal d’exploitation, du cinéma à la vidéo, en passant par la télévision. Cette politique de diffusion permettait aussi d’inciter les télévisions françaises à investir dans des films français, et de financer des projets ambitieux ou originaux. Depuis 2018, son organisation est la suivante (elle devrait continuer de s’assouplir en 2021) :

Délais d’attentes d’exploitation des films à partir de la sortie au cinéma Modes d’exploitations des films
4 mois Vente et location de vidéo à la demande (VOD) avec paiement à l’acte
8 mois Diffusion sur les chaînes privées ayant signé un accord avec les organisations du cinéma (comme Canal+ ou OCS)
17 mois Diffusion sur les télévisions payante de cinéma (comme Ciné+)
17 mois Vidéo à la demande (VOD) par abonnement pour les plates-formes respectant une série d’engagements dans le financement de la création française.
22 mois Première fenêtre gratuite : télévision en clair investissant au moins 3,2 % de sa part antenne dans le financement d’œuvres européennes (TF1, France Télévisions, M6).
30 mois Deuxième fenêtre gratuite : télévision en clair n’ayant pas d’engagement d’investissement dans le financement d’œuvres européennes.
30 mois Vidéo à la demande par abonnement : plates-formes ayant signé un accord avec les organisations du cinéma mais qui ne contribuent pas à la création française.
36 mois Vidéo à la demande par abonnement SVOD n’ayant signé aucun accord et ne financant pas la création française (Netflix, Disney+, Amazon Video).
44 mois Mise à disposition en vidéo à la demande gratuite (Youtube).

Cette politique de diffusion est remise en question. Depuis 2018 et les nombreux prix festivaliers amassés par Roma d’Alfonso Cuaron, Netflix s’est imposé comme un producteur influent de films d’auteurs hollywoodiens largement plébiscités par la critique. On pense par exemple à The Irishman de Martin Scorsese, un film de 3h30 ayant coûté plus de 100 millions de dollars, ou Uncut Gems, le dernier film en date des frères Safdie. Netflix a préféré garder ses productions sur sa plateforme plutôt que de s’adapter aux règles françaises de la chronologie des médias. Mise à part quelques happy few qui ont pu voir ces films sur des écrans de cinéma, ils n’ont été diffusés que sur Netflix et il est impossible de les voir sans être abonné à la plateforme. Son succès grandissant a forcé la France à revoir peu à peu son système de diffusion.

Cet agenda de conquête se manifeste par l’installation des bureaux de Netflix, en janvier dernier, dans le cœur du IXe arrondissement de Paris. À proximité d’Opéra, voisin avec Mozilla, Netflix construit peu à peu un ilot qui se pense en Silicon Valley française.

À première vue, on pourrait penser qu’une mise à jour de la chronologie des médias, adaptée à la nouvelle façon de consommer des images, serait bénéfique pour tous. Elle permettrait par exemple permettrait de projeter au cinéma certains chef d’œuvres contemporains. Il ne faut cependant pas oublier qu’une déconstruction brutale de cette règle de diffusion bouleverserait totalement la production française.

En ne diffusant pas ses films au cinéma, Netflix ne se contente pas de prendre une part de l’audience originellement captée par les exploitants des salles : il réduit le rôle de la télévision dans la diffusion et dans la production française en prenant sa place (si ce n’est en l’écrasant). L’investissement télévisuel est pourtant indispensable aux financements de projets français. Néanmoins, certains distributeurs se plaignaient du rôle déjà minime que les télévisions ont joué ces dernières années dans le cinéma français. C’est le cas, par exemple, de Vincent Maraval, distributeur de films pour Wild Bunch dans un entretien accordé au magazine La Septième Obsession en décembre 2018 : « Personne ne veut toucher à la chronologie des médias, car ce serait avouer que la télévision est morte, qu’elle n’a plus d’obligations à tenir. Soit la diffusion a des devoirs, soit elle n’en a plus, ce qui est le cas actuellement ; à ce moment-là, il faut rendre les droits aux ayants droit : cela passe par l’obligation ou l’assouplissement de la chronologie des médias. »

L’une des craintes vient du fait que, si Netflix écrase la télévision française, il prendrait la place de l’un des principaux financeurs du cinéma français qu’est Canal+. Ce contributeur financier a mis plus de 150 millions en pré achetant des films, dépensés dans plus de 130 films français et de co-productions européennes. Néanmoins, il connaît un chiffre d’affaire en baisse, dû au rachat mouvementé du milliardaire Vincent Bolloré en 2015, ainsi qu’à une érosion de ses abonnés et à la perte des droits de diffusion du foot.

L’investissement de Netflix menace cet écosystème à court terme. Les chaînes de télévision française, désormais concurrencées par des entreprises mondiales, risquent de ne plus répondre à l’injonction qui leur était faite de financer un cinéma français dont elles se préoccupent de moins en moins.

Dans un dossier des Inrockuptibles au sujet des plateformes numériques, paru en décembre 2019, François Aymé, le président de l’Association française des cinémas d’art et d’essai (AFCAE) s’interrogeait sur les éventuelles dérives d’une implication trop forte des plateformes dans la diffusion d’œuvres françaises : « si les plateformes prennent trop de place, j’ai peur qu’elles vident de leur substance la production indépendante. Il y a un risque d’uniformisation qui, par ailleurs, existe déjà dans le cinéma. Est-ce que l’intervention publique sera suffisamment forte pour qu’il y ait une alternative aux plateformes ? » Il redoute également une invisibilisation de certains films, habituellement soutenus et exposés par voie traditionnelle (presse, festival, programmateur), noyés dans le bain des algorithmes (qui pousse les utilisateurs, selon leurs profils, vers tel ou tel type de contenu) : « il y a une large part de la production qui, sur une plateforme, ne sera jamais vue parce qu’il n’y a pas ce travail d’éditorialisation qu’il peut y avoir dans les salles, sur une chaîne comme Arte ou dans un festival. »

Si l’on se fie aux statistiques du CNC d’avant janvier 2020, Netflix ne serait pas responsable d’une baisse de la fréquentation des salles. Ces dernières affichaient même des records de spectateurs, avec près de 215 millions de tickets vendus en 2019. Cependant, les salles de cinéma, plus que jamais en difficulté économique suite aux confinements, pourraient être touchées par l’importance que les plateformes ont désormais prises dans la consommation de séries ou de films.

Toujours dans le dossier des Inrockuptibles, le directeur du cinéma parisien Le Louxor, Emmanuel Papillon, était moins critique vis-à-vis de la plateforme que la plupart des membres de sa profession : « je ne suis pas opposé à ce que les films sortent en VOD et en salle en même temps. Il faut penser aux œuvres, à la façon dont elles vivent. La meilleure façon pour que des films trouvent un public, c’est peut-être cette sortie conjointe, mais seulement sur une certaine typologie de films, des films art et essai, très pointus. Je ne pense pas que Netflix retire des spectateurs aux salles de cinéma. C’est peut-être même le contraire. Plus les gens regardent des films, plus ils sont exigeants et cinéphiles. Il n’y a pas de réelle opposition. La salle est un socle incontournable, c’est un lieu social que toutes les plateformes du monde ne pourront pas supprimer. »

Certains acteurs du monde du cinéma accueillent ces changements comme la possibilité d’une rénovation d’un écosystème français qui serait de plus en plus verrouillé. Thomas Ordonneau, le directeur de la société de production, de distribution et d’édition Shellac, engagé auprès d’un cinéma d’auteur ambitieux, envisage la possibilité d’un changement d’organisation : « ces dernières années, il y a eu un désengagement massif des investisseurs télé du cinéma recherche et découverte. Il va peut-être y avoir un renouvellement de la demande des chaînes qui, pour se distinguer de la concurrence, devront cultiver leur niche. Il faut croiser les doigts pour que la régularisation du marché soit suffisamment intelligente pour maintenir une diversité, un renouvellement des formes, des talents. C’est là que le politique a un rôle à jouer, mais je crois que ça fait un moment qu’il ne le joue plus. La façon dont ils produisent, qui est une façon un peu studio, de carte blanche, est plutôt tentante pour un cinéaste. »

Ce sentiment de désengagement du gouvernement est partagé par Saïd Ben Saïd, producteur des derniers films de Paul Verhoven. Jugeant comme irréversible le mouvement de cette révolution numérique, il ne renonce pas à la possibilité de travailler un jour avec Netflix ou d’autres plateformes ; il reste néanmoins attaché à l’idée « qu’un film est un objet pensé pour la salle. »

Pour Maraval, cette résignation s’explique : « Netflix est né d’un vide qu’on a laissé. Les principaux responsables sont les plus gros exploitants qui aimeraient que les films se financent tous seuls et avoir un taux de rotation le plus grand possible, avoir toujours du passage. Netflix est une émanation de l’incapacité de la distribution indépendante à amener des films vers des gens qui voulaient les voir. Il a répondu à un besoin que les salles de cinéma et la distribution indépendante ne satisfaisait pas, ainsi qu’un manque que la télévision ne comblait plus. On dit que Netflix veut tuer la salle mais ce n’est pas vrai. C’est la loi qui oblige à choisir. De nombreux exploitants sont pris en otage par la Fédération nationale des cinémas français, noyauté en grande partie par UGC, Gaumont et Pathé. On a mené une politique qui ne favorise que les gros, et donc ni les petits films, ni les petites salles. Cet appel d’air a créé Netflix. Ils ne tuent pas la salle : ils prennent juste un créneau qu’on a laissé vacant. »

Ce n’est pas tant pour les salles que Netflix serait néfaste, mais pour une partie de la production française en fragilisant son financement.

Entre terre promise et mirage pour la création

Reed Hastings, PDG et fondateur de Netflix, le revendique : « Netflix devient un producteur français majeur et plus seulement une machine à exporter des contenus hollywoodiens. » L’entreprise n’interfère pas seulement avec le mode de diffusion français : elle s’infiltre au sein même de la production culturelle.

Cet agenda de conquête se manifeste par l’installation des bureaux de Netflix, en janvier dernier, dans le cœur du IXe arrondissement de Paris. À proximité d’Opéra, voisin avec Mozilla, Netflix construit peu à peu un ilot qui se pense en Silicon Valley française.

En 2020, l’entreprise a annoncé avoir investi 100 millions d’euros dans l’Hexagone pour enrichir ses contenus Made in France, comme l’adaptation sérielle d’Arsène Lupin avec Omar Sy ou encore Balle perdue, un film d’action avec Ramzy Bedia. Le géant du streaming signe un nombre croissant de contrats avec des créateurs français, comme par exemple Fanny Herrero, la scénariste de la série Dix pour cent diffusé sur France 2.

Les contenus français de Netflix ont pourtant un fort accent hollywoodien. Le formatage de référents culturels hexagonaux dans un style américain ne peut qu’interroger sur le potentiel de soft power qui pourrait s’exercer par ce biais. La série La Révolution, qui évoque les prémices du bouleversement de 1789, s’apparente entièrement à une œuvre hollywoodienne fantastique et anachronique ; c’est en vain que l’on y chercherait la moindre vraisemblance historique, ou le moindre intérêt politique, alors qu’elle renvoie à un épisode fondamental de l’histoire de France. Dans la même veine, Marseille (produite en partenariat avec TF1), une série avec Gérard Depardieu, est davantage inspirée par la série House of cards sur la Maison blanche, que par la réalité sociale, politique ou géographique de la ville, réduite au rang de carte postale. Au vu des échecs publics et critiques que ces œuvres ont connus, la firme américaine semble cependant (pour le moment) incapable de s’adapter à la demande française, à cause de ce décalage culturel.

Affiche de la série La révolution © Netflix

Néanmoins, pour Vincent Maraval, l’influence qu’a pu avoir la plateforme en France répond bel et bien à une certaine demande, à laquelle le cinéma français n’aurait pas su répondre : « Netflix a été là pour une tranche d’âge, les 18-35 ans. La France a mis en place un système qui était vertueux au départ mais qui se retrouve contre-productif aujourd’hui, car c’est la télé qui finance le cinéma. Sauf qu’à un moment, comme ces gens n’aiment pas perdre de l’argent, ils financent des téléfilms, en priorité pour la ménagère de plus de cinquante-ans qui ne va pas au cinéma. En France on a qualifié d’œuvres de cinéma ce qui s’apparente globalement à des téléfilms. On a abandonné l’idée de créer des œuvres pour ces 18-35 ans, qui sont plus des prototypes ou des films de genre. En répondant aux plus jeunes générations, Netflix cherche à créer ce que Canal+ a pu amener à ses origines. L’arrivée de Netflix sur le marché a été possible car il y avait un désert culturel et une impossibilité d’accès vers une certaine typologie de films. »

Ce constat générationnel est partagé par Joelle Farchy, professeure en science de l’information et de la communication à Paris 1. Dans un débat pour l’émission La Grande table des idées sur France Culture, la professeure reconnaît un mérite à Netflix : « Il y quatre ou cinq ans, quand je demandais à mes étudiants quelle serait leur disposition à payer pour voir des films, leur réponse était : « zéro ». Netflix a eu le mérite de voir l’évolution des usages et d’être capable de transformer la manière dont les gens, notamment les jeunes, consomment. »

« Ces financements servent à créer une génération de « créateurs Netlfix » en France »

Dans la continuité de ces remarques, Netflix a su s’affirmer comme un révélateur de jeunes talents et un espoir créatif, dans un système de production français de plus en plus verrouillé. Depuis quelques années, la firme collabore avec des écoles de cinéma comme La Fémis ou Les Gobelins, ou plus récemment avec l’école Kourtrajmé à Saint-Denis, ouverte par le réalisateur des Misérables (2019), Ladj Ly. En mécène, Netflix finance les courts métrages de fin d’année et des équipements, et propose également des ateliers destinés à développer l’écriture de séries et à organiser des tables rondes ou des conférences (avec le réalisateur Spike Lee notamment), ainsi que des séances de coaching sur l’expression orale, avec son propre jury.

Tweet de ©Netflix France

Ces financements servent à créer une génération de « créateurs Netflix » en France. Cette approche générationnelle se perçoit dans les sujets de films français diffusé par la plateforme, comme Paris est à nous (2019) réalisé et écrit par Elisabeth Vogler qui, malgré un accueil critique très mitigé, souhaitait montrer la jeunesse française de son époque, au lendemain des attentats de 2015 durant les manifestations de la loi Travail ; autre exemple avec le film Banlieusards (2019) écrit par le rappeur Kery James, inspiré de l’affaire Adama Traoré.

Pour continuer d’accroître son influence en France, Netflix la met plus que jamais en avant avec un service de diffusion continue de ses programmes, nommé « Direct », pour 2021. La France serait-elle le laboratoire de innovation qui cherche désormais à concurrencer les télévisions nationales en produisant sa propre programmation en temps réel ? Cette stratégie cherche à conquérir le public de la télévision tricolore ; mais quelle contre-stratégie utilise la télévision française face à ce conquérant ?

SALTO, une riposte peine perdue

© Capture d’écran Salto.fr

Avec SALTO, une riposte française aux plateformes mondialisées serait-elle née ? Ce SALTO est un SVOD née d’une alliance entre les chaînes concurrentes TF1, M6 et France Télévisions pour faire face à leurs adversaires américains. SALTO permettrait de voir des productions inédites des trois chaînes, comme la série Ils étaient dix (adapté du roman d’Agatha Christie) ou The pier, la nouvelle série des créateurs de La casa de papel rachetée par TF1. Elle diffuserait surtout des épisodes de soap ou de télé-réalité avant la télévision ; les abonnés pourront y découvrir en avance des épisodes de Plus belle la vie, Scènes de ménage ou L’amour est dans le pré… Mais il n’est pas certain que les fans de soap et de télé-réalité trouvent un intérêt à payer pour voir en avant-première ce qui s’apparente aux derniers vestiges de la télévision. En termes de films, la plateforme chercherait à diffuser des valeurs sûres, avec des oeuvres de Jacques Demy ou de François Truffaut, bien que ceux-ci soient déjà diffusés sur Netflix…

Plutôt que de séduire un jeune public, SALTO servirait surtout à conserver un public plus âgé, qui délaisse la télévision au profit de Netflix ou d’Amazon. Cependant, on peut se demander si les téléspectateurs réguliers cesseront de suivre leur programme quand le prix de la redevance télé est de 138 euros en France métropolitaine.

La présidente de France Télévisions Delphine Ernotte décrit sa plateforme comme une « offre d’appoint » qui n’aurait pas pour vocation de concurrencer Netflix, Prime Video ou Disney+ et n’en serait que « complémentaire. » Pourtant, les prix de SALTO, qui vont de 6,99€ par mois à jusqu’à 12,99€ par mois pour quatre écrans (soit un euro de moins que Netflix), sont excessivement chers pour une « offre d’appoint. » Sans oublier que les abonnés à Netflix peuvent également compter sur des programmes originaux. Autrement dit, SALTO fait une erreur en calquant ses tarifs sur ceux des SVOD américains.

La situation devient paradoxale : d’un côté, la direction affirme vouloir faire de SALTO une « offre d’appoint », complémentaire à celle des grands SVOD américains ; tandis que de l’autre, les véritables ambitions de la plateforme semblent de récupérer l’audimat traditionnel des grands groupes télévisuels français. Autrement dit, si SALTO veut véritablement récupérer l’audimat traditionnel des groupes TF1, France Télévisions et M6, il devra afficher de grandes ambitions artistiques.

À l’origine, la plateforme des géants de l’audiovisuel français n’envisageait d’investir que 45 millions d’euros en trois ans, un montant bien dérisoire face aux milliards de dollars de Netflix et consorts. Les maisons mères de SALTO ont fini par revoir leur investissement à la hausse en mobilisant 250 millions d’euros, toujours sur trois ans, ce qui reste une goutte d’eau contre les mastodontes américains ; surtout quand TF1, France Télévisions et M6 dépensent ensemble chaque année près de 3 milliards d’euros dans la création de contenus.

De plus, si SALTO peut s’appuyer sur une flopée de programmes déjà existants, la plateforme aura fort à faire pour trouver sa place sur un marché déjà très concurrentiel. Entre Netflix, plébiscité par les moins de trente ans, Disney+ ou encore myCANAL, apprécié par les cinéphiles et les amateurs de séries comme Engrenages, Baron noir ou Le Bureau des légendes, le pari n’est pas aisé.

Toutefois, pour les directeurs de chaînes Gilles Pélisson, Delphine Ernotte et Nicolas de Tavernost, l’enjeu serait de montrer que les grands groupes de l’audiovisuel français sont capables de s’adapter aux nouveaux modes de consommation des programmes audiovisuels tout en offrant davantage de visibilité à leurs contenus. SALTO devra faire office de vitrine digitale pour les trois groupes désireux de parvenir à retirer l’étiquette de télé de la vieille école leur collant à la peau, et qui fait fuir les moins de 30 ans.

Pour l’agence économique Bloomberg, le géant du streaming aura été l’une des rares entreprises à bénéficier de la crise. « La sagesse populaire voulait que le modèle de développement de Netflix ne marche qu’en période de croissance économique. Nous voilà en pleine récession et Netflix – tout comme Zoom, Instagram, TikTok et Amazon – définit l’époque. »

Néanmoins, certains ne cachent pas leur scepticisme à l’égard de la plateforme, comme par exemple Pascal Rogard, directeur général de la SACD, l’une des principales sociétés françaises de droits d’auteur : « SALTO n’a aucune chance contre Netflix, la seule réponse crédible est une plateforme regroupant les services publics européens et proposant le meilleur de la création européenne ».

Qui plus est, la plateforme SALTO semble déjà abandonnée par ceux qui ont lancé le projet : Julien Verley, l’homme en charge du projet pour France Télévision a quitté l’entreprise audiovisuelle publique en juin 2019 pour lancer France+ Channel, une nouvelle offre de programmes français et européens à destination des marchés anglophones, hispanophones et sinophones.

Des initiatives similaires à celles de SALTO se multiplient en Europe, comme BritBox, fruit de l’alliance entre les deux grandes chaînes de télévision BBC et ITV pour freiner Netflix en Angleterre. À l’heure qu’il est, quelques alternatives aux plateformes mondiales existent, comme par exemple celle d’Arte, qui est gratuite, en proposant des séries internationales qui ne sont pas diffusées en France autrement. Seulement, le cas d’Arte en France n’est qu’une exception ou une alternative, incapable de stopper la loi des multinationales en les concurrençant.

La fiscalité, seule issue pour concurrencer Netflix

La réforme proposée par le Conseil des ministres est annoncée comme l’un des grands chamboulements du secteur depuis la loi de 1986, qui impose aux chaînes d’investir dans la création d’œuvres. Cette réforme viserait à soumettre la SVOD internationale aux mêmes contraintes que celles prescrites aux financiers historiques de l’audiovisuel français en consacrant une partie de leur chiffre d’affaires à l’achat de programmes.

Le projet de loi stipule notamment un renforcement de l’indépendance des productions investies dans les programmes achetés. Comme les télévisions, Netflix, Amazon Prime ou encore Disney+ devraient recourir à des producteurs indépendants et respecter, notamment, le quota instauré par la directive qui exige une intégration de 30% d’œuvres européennes à leur catalogue.

À ces obligations d’investissement s’ajoute la taxe vidéo de 2% du CNC entrée en vigueur depuis le 1er janvier 2018. Elle a augmenté au début de 2020 pour passer à 5,15%, permettant d’égaliser l’engagement financier, moindre pour l’instant, des plateformes vis-à-vis des chaînes. L’objectif est d’instaurer une équité entre les nouveaux entrants et les acteurs traditionnels afin d’instaurer une « concurrence équitable » sur le territoire et que « la vision française du droit d’auteur soit bien assurée ».

Seule une politique fiscale à échelle nationale – voire européenne – est à même de répondre à cette implantation de la SVOD américaine en France. À cette condition s’ajoute la nécessité que la télévision et le cinéma française produisent des œuvres qui puissent répondre aux demandes du public.

Pour l’agence économique Bloomberg, le géant du streaming aura été l’une des rares entreprises à bénéficier de la crise. « La sagesse populaire voulait que le modèle de développement de Netflix ne marche qu’en période de croissance économique. Nous voilà en pleine récession et Netflix – tout comme Zoom, Instagram, TikTok et Amazon – définit l’époque. » La crise de coronavirus aura permis aux SVOD d’exploser dans le monde entier, mais il n’est pas le seul facteur de cette conquête. L’expansion de Netflix et des plateformes sur le territoire français provient de l’incapacité de l’industrie à avoir anticipé le marché du SVOD et de l’avoir laissé aux mains de firmes américaines. Netflix a prospéré en sachant répondre à une demande faite par une génération que le cinéma français commençait à ignorer. Riposter contre Netflix en Europe ne pourra se faire qu’en mettant en place une politique fiscale assez forte qui permettrait de produire des réalisateurs ambitieux ou originaux, sans reposer sur l’argent des géants américains.

Dans les universités, la situation des agents d’entretien fait tache

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© Mohamed Hassan

Avec le début d’un nouveau confinement, depuis le vendredi 30 octobre, les universités ne donnent plus de cours en présentiel aux étudiants. Seuls les bibliothèques universitaires et les bâtiments restent ouverts. Dans ce décor quasi vide, les agents d’entretien de ces lieux continuent de travailler. Pour majorité employés via des sociétés sous-traitantes, ils ont le sentiment d’être laissés sur le carreau. Contraints d’exercer avec la peur d’une contamination depuis la rentrée, leur travail n’a pourtant pas été revalorisé et leur situation reste invisibilisée.


Depuis les années 1980, un marché du nettoyage se développe en France et n’a de cesse de s’accroître avec un mouvement d’externalisation. Alors que le nettoyage est une activité peu qualifiée, les métiers d’entretien font de plus en plus l’objet d’une forte concurrence du fait de la multiplication des entreprises sous-traitantes spécialisées. Avec le durcissement des normes techniques de nettoyage, les entreprises ont diversifié et spécialisé leurs activités. Le marché représente plus de 16 milliards d’euros en France et emploie plus de 500 000 personnes. Suivant la tendance globale, les universités font appel à des entreprises sous-traitantes, par exemple l’entreprise Cervin Propreté pour les Universités de Lyon. Le recours à ces sociétés via des appels d’offre permet aux universités de ne pas embaucher directement du personnel, donc de réaliser une économie budgétaire.

Une situation exacerbée par un milieu ultra-concurrentiel

Le boom du secteur cache une réalité plus précaire pour les employés, avec des conditions de travail peu avantageuses. Ainsi la relation devient triangulaire entre universités, entreprises sous-traitantes et leurs salariés, avec une contractualisation pour ceux-ci en termes d’obligation de résultats. Cette externalisation se fait au détriment des salariés, qui perdent un statut protecteur (congés payés, accès à une mutuelle, stabilité de l’emploi).

Les sociétés d’entretien recourent notamment abusivement au temps partiel et exigent des salariés une mobilité sur différents sites (un tiers des salariés du secteur travaillent dans plusieurs entreprises à la fois, et la moitié cumule deux emplois). Avec le système de sous-traitance, les agents d’entretien se succèdent sur un même site. Cela renforce leur isolement et la difficulté à s’organiser collectivement pour la valorisation de leur travail. Pourtant, avec un salaire moyen d’environ 1 600 euros brut par mois, nombre d’agents d’entretien font face à des difficultés économiques.

La proportion élevée de femmes dans le secteur, souvent âgées de plus de 45 ans, accroît la fragilité sociale des employés du secteur. Saphia Doumenc, doctorante sur la question du syndicalisme dans le secteur du nettoyage au sein du laboratoire Triangle (CNRS), explique à LVSL : « 80% des emplois à temps partiel sont occupés par des femmes. Ce sont justement souvent des femmes qui sont prises dans des situations de vie assez précaire, elles ne peuvent pas se permettre d’être licenciées. Elles vivent vraiment dans l’urgence mensuelle. Et aussi c’est une main-d’œuvre très interchangeable ».

Face à cela, les entreprises sous-traitantes du secteur n’hésitent pas à user de moyens de pression pour dissuader toute revendication, comme la doctorante le précise :

« Ce sont des pratiques patronales assez frauduleuses, s’il y a un souci avec le salarié, ils peuvent licencier très rapidement sans souci. Comme par exemple, en recourant à des fausses lettres de témoignages de collègues, qui font office de motifs de licenciement pour faute. »

En ce sens, le syndicat CNT-SO souligne auprès de LVSL qu’il y a eu une nette hausse des licenciements dans le secteur du nettoyage à Lyon depuis le début de l’épidémie de coronavirus : « Beaucoup de licenciements économiques sont déguisés par une multiplication de micro-reproches d’un seul coup pour pouvoir monter des dossiers, afin ensuite de licencier les gens pour faute grave ».

Depuis la rentrée, une pression supplémentaire au travail

Dès la rentrée, l’épidémie de coronavirus avait contraint les universités à développer, ou plutôt à bricoler, des protocoles et des enseignements qualifiés d’hybrides, mêlant cours à distance et en présentiel. Sur les campus, distribution de masques lavables, fléchage pour marquer la distanciation physique, mise à disposition de gel hydroalcoolique étaient bien les seules mesures qu’elles ont été en capacité de prendre.

À Lyon, la mise en place de ces nouveaux protocoles exigés par le gouvernement ne suffit pas à rassurer les agents d’entretien qui sont entre 80 et 100 sur chaque campus. Ce sont les entreprises sous-traitantes qui fournissent aux agents le matériel, en se fondant sur les recommandations ministérielles, mais sans consignes de la part des universités. Louise*, la quarantaine, travaille à l’Université Lyon III depuis 2010. Elle témoigne : « On a de nouveaux produits notamment pour les désinfections, aussi du gel pour les mains, on se lave les mains, on a tout, mais on a peur ». Isadora*, qui travaille sur le campus des quais de l’Université Lyon II, complète : « Les nouveaux produits me rassurent un peu, savoir qu’ils sont contre le coronavirus. Ça nous rassure d’avoir les blouses, les charlottes, les produits désinfectants mais je fais vraiment attention aux poignées de porte et des fois quand je rentre ici, avec toutes les tables, les gens de passage, ça me donne des palpitations, ça fait peur quoi ». Le métier d’agent d’entretien était déjà l’un des plus exposés aux risques physiques avant la pandémie, notamment aux risques infectieux. D’après le ministère du Travail, neuf salariés sur dix sont exposés à des risques sur leur lieu de travail.

En parallèle de cela, la situation est parfois psychologiquement difficile. Sur le terrain, le sentiment d’être délaissé est prégnant. Ces personnels regrettent notamment un manque de suivi de leur situation personnelle, à l’image d’Isadora* : « On a trop peur, moi j’ai trop peur. Quand je rentre à la maison j’y pense toujours parce que j’ai mon mari qui est très malade, très fragile. Il est diabétique, paralysé après un AVC. Pendant 4 mois je n’avais pas travaillé, le médecin d’ici et son médecin à lui nous avaient fait deux attestations pour que j’arrête de travailler. J’aimerais bien avoir la possibilité de prendre ma retraite parce que je commence à avoir peur. Pour moi-même déjà ». Si le droit de retrait au travail existe pour les agents d’entretien, permettant à ceux-ci de refuser d’exercer si l’environnement de travail présente un risque ou une défectuosité de protection du salarié, il est en réalité difficile de l’obtenir. Pierre, développeur syndical de la branche lyonnaise du syndicat CNT-SO, auquel sont syndiqués certains agents d’entretien de l’Université Lyon I, l’explique : « Ce sont des procédures d’arrêt maladie gérés par la CPAM (caisse primaire d’assurance maladie) mais c’est ça le problème, la CPAM a une vision du cas contact particulière. Si la personne bosse en étant protégée elle est considérée comme n’étant pas cas contact ».

Pourtant, le risque de contamination est aussi une crainte quotidienne des agents d’entretien à l’université. Il représente une charge mentale supplémentaire hors du cadre du travail, une fois rentré à la maison, comme Isadora* l’exprime : « J’essaie de faire des aménagements à la maison pour éviter que mon mari l’ait. Ce sont mes enfants qui l’aident parce que moi je travaille je ne peux pas».

Au-delà de la prégnance du risque d’une contamination sur le lieu de travail, la fermeture des universités fait aussi planer le risque d’un transfert de site pour certains des agents d’entretien embauchés par des sociétés sous-traitantes. Une situation plus que précaire qui mérite de questionner le recours de plus en plus fréquent à l’embauche de personnel en sous-traitance par les universités.

 

*Afin de préserver l’anonymat, les prénoms ont été changés

« Le droit à la santé passe par une société plus égalitaire » – Entretien avec Sofie Merckx (PTB)

Sofie Merckx © Page personnelle de Sofie Merckx.

Sofie Merckx est médecin et députée du Parti du Travail de Belgique. Elle nous explique l’action de Médecine pour le Peuple, une initiative de son parti qui propose depuis près de 50 ans des soins médicaux gratuits et mobilise patients et soignants dans de nombreuses campagnes thématiques, ce qui a longtemps déplu à l’Ordre des médecins belge. Pour elle, le droit à la santé ne se limite pas à la médecine curative, mais implique de pouvoir vivre en bonne santé dans tous les aspects de la vie, notamment au travail. Elle revient également sur la gestion de la pandémie et l’actualité politique belge, alors qu’un nouveau gouvernement vient d’être formé. Retranscription par Cindy Mouci et Perrine Pastor. Entretien réalisé par William Bouchardon.


LVSL – En quoi consiste le programme « Médecine pour le peuple » (MPLP) ?

Sofie Merckx « Médecine pour le peuple » est avant tout un réseau de onze centres médicaux qui se trouvent un peu partout en Belgique, mais surtout dans des régions ou des villes ouvrières. 

D’une part, nous offrons des soins de première ligne, avec des médecins généralistes, des infirmiers et infirmières, des diététiciens, mais aussi des assistants sociaux, du personnel d’accueil et administratif, etc. Par ailleurs, nous sommes également une organisation qui se bat, comme l’affirme notre slogan, pour le droit à la santé dans une société en bonne santé.

Depuis l’ouverture de la première maison médicale en 1971, nous avons toujours combiné le travail médical à des actions politiques, comme l’accessibilité aux soins de santé ou la baisse des prix de médicaments. Nous estimons que la concrétisation du droit à la santé passe par une société plus égalitaire. La santé, c’est bien plus que l’accessibilité aux soins, cela veut également dire avoir un logement décent, avoir un emploi et de bonnes conditions de travail…

Énormément de maladies sont causées par les conditions de vie et de travail des gens. Il suffit de penser au stress, voire au burn-out. Par exemple, à Hoboken, l’une des premières communes où MPLP s’est implanté, il y avait une forte pollution au plomb et nous nous sommes battus contre l’usine qui en était à l’origine. Nous avons aussi été très actifs dans la ville d’Anvers contre la construction d’une nouvelle autoroute qui allait amener beaucoup plus de poussière, mauvaise pour les poumons et causant de l’hypertension. Nous avons donc toujours été actifs pour bâtir une société en bonne santé. 

LVSL – Les patients que vous recevez à Médecine pour le peuple sont-ils des gens qui, normalement, renonceraient à certains soins et sont réintégrés dans le système de santé grâce à vos activités ?

S.M. – Au départ notre système de santé est tout à fait fonctionnel. Nous n’avons pas créé nos centres pour pallier un problème systémique d’exclusion. Nous estimons que la Sécurité sociale, qui est la conquête majeure du mouvement ouvrier après la Seconde Guerre mondiale, répond à ce problème. C’est toujours notre principe de travail.

Ceci dit, il est vrai que nous avons, dans nos centres, une proportion plus grande qu’ailleurs de personnes qui sont, soit exclues, soit des travailleurs pauvres. La plupart de nos patients appartiennent à cette dernière catégorie. Nous recevons beaucoup de femmes de ménage, de postiers, d’employés de supermarché, d’aides-soignants, de personnes travaillant dans des emplois qui rapportent peu. Durant le confinement, ce sont ces personnes à bas revenus qui ont dû continuer à travailler pour faire tourner la société.

LVSL – Pouvez-vous nous parler des revendications spécifiques au domaine de la santé que vous portez ? Par exemple la campagne sur les prix des médicaments ? 

S.M. – Cette lutte pour des médicaments moins chers est en effet une de nos grosses campagnes depuis plus de 10 ans. Je ne sais pas si en France cette affaire a fait du bruit mais l’année passée, en Belgique, une petite fille s’est vue prescrire un nouveau médicament, le Zolgensma, qui coûte 1.9 million d’euros la piqûre ! C’était le médicament le plus cher au monde. Or, il faut administrer ce médicament assez rapidement car il permet de soigner en une fois la ASP (amyotrophie spinale proximale), une maladie qui touche les enfants et les rend complètement paralysés.

Cette histoire a fait beaucoup de bruit car les recherches sur ce médicament révolutionnaire ont été en partie financées grâce au téléthon en France. C’est une française qui a trouvé le mécanisme d’action de cette thérapie génique, avant que la firme Avexis ne le commercialise. Ces dernières années, on constate de plus en plus que les brevets obtenus par la recherche publique sont rachetés par les firmes pharmaceutiques, qui font ensuite des études cliniques et mettent sur le marché des traitements à des prix relativement hauts, que nous repayons une seconde fois avec notre sécurité sociale. En fait, nous payons aussi bien au début qu’à la fin, et les firmes pharmaceutiques font beaucoup de bénéfices au passage. C’est un phénomène que l’on retrouve partout. 

Nous nous battons pour changer la manière de rembourser les médicaments en organisant des appels d’offres pour les médicaments. Beaucoup de nouveaux médicaments sont en effet des variantes d’anciens médicaments. Vous pouvez tout à fait les mettre en concurrence en faisant des achats plus groupés, plus grands, et ainsi faire baisser les prix. Ça s’applique par exemple en Nouvelle-Zélande et c’est ce que nous appelons le modèle kiwi. Aux Pays-Bas, certains assureurs privés font ces appels d’offre et certains médicaments sont à un dixième du prix belge. Nous avons même des patients qui vont au Pays-Bas pour chercher les médicaments là-bas : même si ce n’est pas remboursé, cela leur revient malgré tout moins cher. 

Ce principe d’appel d’offres permet non seulement de faire baisser le prix, mais aussi de supprimer l’influence du marketing sur la prescription du médicament.  On constate en effet que les médecins prescrivent souvent les médicaments les plus chers et pas forcément les meilleurs. Nous voulons rompre avec cette logique et prescrire uniquement les médicaments dont nous avons vraiment besoin, en nous basant seulement sur des critères scientifiques. 

LVSL – Quelle a été la réponse du gouvernement belge ?

S.M. – Nous avons eu, et avons encore, pas mal d’influence sur ces débats. Désormais, les médicaments génériques sont davantage prescrits, ce qui n’était pas le cas avant. Néanmoins, notre gouvernement est très libéral et travaille main dans la main avec les firmes pharmaceutiques. Par exemple, ces firmes envoient des représentants chez les médecins (les visiteurs médicaux, ndlr) pour présenter leurs études et faire prescrire leur produit. Depuis quelques années, la Belgique avait mis en place un programme pour envoyer des représentants neutres chez les médecins généralistes. Cela commençait à bien fonctionner puisqu’un médecin sur deux recevait ces délégués et une étude a même montré que les médecins qui avaient reçu les visites de ces représentants neutres prescrivaient globalement des médicaments moins chers et meilleurs. Mais ce programme a été arrêté par la ministre de la Santé Maggie De Block il y a trois ans ! On a alors vu d’énormes flambées du prix des médicaments. Par ailleurs, nous sommes confrontés à un nouveau problème : les accords secrets avec des firmes sur le prix, qui existent aussi en France. Le prix reste secret, et personne ne sait combien nous payons pour ces médicaments avec notre sécurité sociale. 

Maggie de Block, ministre de la Santé belge de 2014 à 2020. © Nils Melckenbeeck CC-BY-SA 4.0

LVSL – Puisque nous parlons justement de questions financières, lorsque des gens vont dans vos centres, ils peuvent recevoir des soins gratuitement. Concrètement, comment est-ce possible ? 

S.M. – En Belgique, quand vous allez voir le médecin, vous le payez environ 27€ et vous êtes remboursés d’une partie de cette somme par votre mutuelle. Dans nos centres, on demande uniquement la part remboursée par la sécurité sociale, nous ne pratiquons pas de dépassement d’honoraires. C’est donc gratuit pour le patient. 

Après quelques années, nous avons également mis en place des systèmes forfaitaires. Cela consiste à être payé par mois et par patient inscrit, un montant fixe. Le patient vient s’inscrire chez nous et peut bénéficier gratuitement des soins infirmiers et de la médecine générale, sans payer pour cela. C’est un autre système de financement qui n’est plus à l’acte mais au forfait, et 300.000 belges l’utilisent, y compris ailleurs qu’à MPLP. Certes, il y a des critères pour ajuster le coût par rapport à la charge de travail, par exemple si la personne est diabétique. Cela a été pratique au début de la crise sanitaire, lorsque nous ne pouvions plus consulter les patients, faute de matériels de protection : contrairement aux médecins libéraux payés à la prestation, nous n’avons pas eu de chute de revenus. Par ailleurs, comme nous avons les coordonnées des patients inscrits chez nous, nous avons appelé tous ceux qui appartenaient à des groupes à risque pour savoir s’ils allaient bien, s’ils avaient besoin de médicaments, et pour leur proposer les services de notre réseau de bénévoles, pour faire leurs courses par exemple.

LVSL – Ce système de tarification forfaitaire a donné lieu à un très long conflit avec l’Ordre des médecins de Belgique. Pourquoi l’Ordre des médecins refusait-il ce système ? Comment ce conflit s’est-il réglé ?

S.M. – Médecine pour le peuple est né en 1971, en pleine période post-mai 68. Les initiateurs de MPLP (dont le père de Sofie Merckx, le docteur Kris Merckx, ndlr) étaient issus de ce mouvement et voulaient se lier à la classe ouvrière. Comme il s’agissait de gens qui participaient aux mouvements de protestation, cette manière de faire de la médecine a été mal vue par la caste de médecins qui avaient une vision paternaliste de leur métier, se considérant supérieurs à leurs patients.

Par ailleurs, à MPLP, il n’était pas question de faire payer les gens. A l’époque, il n’y avait pas beaucoup de dépassements d’honoraires. Mais à partir des années 1980, quand on a commencé à couper dans les soins de santé, cette différence est devenue plus importante. Pour l’Ordre des médecins, nous faisions donc de la concurrence déloyale. Il y a donc eu des procès.

« Cette manière de faire de la médecine a été mal vue par la caste de médecins qui avaient une vision paternaliste de leur métier, se considérant supérieurs à leurs patients. »

Un autre reproche de l’Ordre des médecins à MPLP, c’était notre campagne proactive de vaccination contre la grippe. Nous recrutions soi-disant des patients pour les vacciner ! Aujourd’hui, au contraire, cette politique préventive fait consensus. Il n’y avait pas de vision de santé publique, le médecin était vu comme un commerçant.

Donc dès le départ, l’Ordre des médecins n’acceptait pas notre manière de travailler. De notre côté, nous commencions à trouver que la manière avec laquelle l’Ordre des médecins représentait les intérêts des médecins indépendants qui cherchaient plus à s’enrichir qu’à servir le peuple, n’était pas correcte. Nous avons donc refusé de faire partie de cet Ordre et refusé d’y cotiser pendant 40 ans. 

Mais entre-temps, il y a eu des avancées au niveau de l’État, notamment la reconnaissance de la médecine forfaitaire dans les années 1990. Et puis les mentalités ont changé : les gens ont vu que nous avions une vision de santé publique que tout le monde de la santé devait avoir. Désormais, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts : de manière générale, parmi les médecins et même au sein de l’Ordre, beaucoup ont estimé que nous avions une bonne manière de faire de la médecine et que nous avions été des pionniers sur certains points. Puisque notre manière de travailler a été reconnue, nous avons décidé d’enterrer la hache de guerre entre l’Ordre des médecins, même si nous continuons de nous battre sur le plan législatif pour réformer cet Ordre des médecins. 

LVSL – Vous évoquiez le droit à la santé et son lien avec l’environnement de travail, avec l’air que l’on respire… Concrètement, comment parlez-vous de droit à la santé aux personnes qui viennent dans vos centres et comment abordez-vous vos autres combats politiques ? N’est-ce pas une façon d’abuser de la détresse des patients ? 

S. M. – Nous l’abordons de manière spontanée. Nous sommes à l’écoute des patients et de leurs problèmes. Nous ne regardons pas la santé de manière étroite, mais évoquons aussi leurs conditions de vie et leurs conditions de travail. Puis, nous en venons à parler de sujets sur lesquels nous pourrions se battre ensemble, avec les patients. En fait, nous n’avons pas de vision paternaliste de la médecine. En tant que médecins ou soignants, nous essayons d’avoir une relation d’égal à égal avec les patients, au lieu de se placer au-dessus d’eux.

Par exemple, il y a 3 ans, lorsque Maggie De Block a décidé d’augmenter le prix des antibiotiques et d’autres médicaments, donc de moins bien les rembourser aux patients, ces derniers en étaient directement victimes et ils le savaient. Donc nous abordions cette question spontanément. Nous avons fait une campagne avec des cartes postales de Noël sur lesquelles les gens s’exprimaient pour envoyer un message à la ministre. Nous avons ensuite organisé une action devant son cabinet à Bruxelles, pour déposer ces cartes, et avons été reçus par la ministre.

Nous encourageons également nos patients à adhérer à un syndicat dans leur entreprise, à aller parler aux délégués syndicaux lorsqu’ils ont un problème de conditions de travail, etc. Si on veut vraiment arriver à changer les choses dans ce monde, cela passe par la mobilisation collective.

Il faut rappeler que nous avons un lien avec le PTB (Parti du Travail de Belgique, gauche radicale, ndlr) et nous sommes très ouverts là-dessus. Nous avons fait une enquête qui a montré que plus de 90 % de nos patients savent que nous avons un lien avec un parti politique. De même, plus de 90 % s’étaient exprimés positivement sur le fait que nous nous mobilisons pour leurs problèmes. La plupart de mes patients (Sofie Merckx continue d’exercer sa profession de médecin, ndlr) sont contents que je défende leurs droits au Parlement, et avant cela au conseil communal à Charleroi. 

Bien sûr, tous ne viennent pas manifester avec nous, cela se fait sur une base volontaire. On ne propose pas une manifestation à un patient qui a 40 de fièvre… Bien sûr, certains de nos patients sont membres d’autres partis et ont d’autres d’opinions et nous y sommes très attentifs. Bref, nous agissons dans le respect des opinions de chacun, mais avec l’idée qu’il faut se mobiliser pour que les choses changent. C’est ce qu’on appelle la médecine communautaire : essayer de faire bouger les gens, faire de l’empowerment

LVSL – Pendant la crise sanitaire, comment vous êtes-vous mobilisés, à la fois avec Médecine pour le peuple et avec le PTB ?

S. M. – Pour les manifestations, c’était compliqué, même si nous avons essayé de faire des manifestations virtuelles. Mais surtout, avec Médecine pour le peuple et nos groupes locaux du PTB, nous essayons d’être dans l’aide concrète. D’une part nous avons contacté nos patients pour organiser la solidarité comme je vous l’expliquais. Comme les écoles sont restées longtemps fermées, des groupes ont organisé des récoltes d’ordinateurs portables pour les enfants qui n’en avaient pas à la maison. D’autres groupes ont fabriqué des masques en tissu pour la population. Par ailleurs, nous n’avions pas de matériel de protection permettant de recevoir des patients. Nous avons donc fait un achat groupé nous-mêmes, avec d’autres médecins, pour faire venir des masques de Chine, puisque le gouvernement ne nous livrait pas. 

« Avec Médecine pour le peuple et nos groupes locaux du PTB, nous essayons d’être dans l’aide concrète. »

Et puis il y avait aussi un manque de tests. En Belgique, nous avons eu un des plus hauts taux de décès au monde dans les maisons de retraite, où le virus est arrivé parce que le personnel soignant n’était pas équipé. Il était clair qu’il fallait tester l’ensemble du personnel et des résidents dans les maisons de repos, mais le gouvernement tardait à trouver les asymptomatiques, pour pouvoir les écarter. Avec d’autres médecins généralistes, nous avons été les premiers à aller faire des testings dans les maisons de retraites. Nous avons été à l’avant-garde et nous sommes organisés nous-mêmes pour montrer au gouvernement qu’il fallait faire ces tests. De même, il y a quelques semaines, deux ouvriers se sont retrouvés dans le coma après avoir été contaminés sur leur lieu de travail chez AB InBev (leader mondial de la bière, ndlr). Médecine pour le peuple a donc testé le personnel. Malgré la mauvaise gestion de l’épidémie par notre gouvernement, cette solidarité entre le personnel soignant et dans la population même a permis de faire face à cette pandémie. 

Dans un deuxième temps, nous avons commencé à organiser des manifestations avec distanciation sociale, notamment une grande manifestation avec du personnel de santé (La santé en lutte) le 13 septembre. Le personnel soignant belge a été directement envoyé au front, puis il y a eu une énorme colère vis-à-vis de l’action du gouvernement. Lors d’une visite d’hôpital par Sophie Wilmès, notre première ministre, le personnel a tourné le dos. C’était un symbole très important. Suite à cela, le gouvernement a dû négocier avec les syndicats, qui ont obtenu 400 millions d’euros supplémentaires par an pour améliorer les conditions de travail et augmenter les salaires dans les hôpitaux non marchands. Donc les gens se sont quand même mobilisés malgré la crise sanitaire, et ils ont obtenu des victoires.

La crise sanitaire a été mal gérée parce que notre gouvernement ne fait confiance qu’au marché libre. Ça a été un grand problème : des masques ont été commandés tardivement au lieu de faire en sorte dès le départ qu’il y ait une production en Belgique. Le gouvernement a mis des mois avant de demander aux firmes d’en produire en Belgique. Par ailleurs, il y a neuf ministres de la santé (en raison de la décentralisation très forte du pays. L’unité du pays est un point essentiel du programme du PTB, ndlr) ! Quand on leur pose une question au Parlement, ils nous expliquent les réunions qu’ils vont organiser avec les autres ministres sans expliquer ce qu’ils vont faire ni les décisions qu’ils vont prendre. C’est une catastrophe.

Le deuxième problème est qu’ils mettent énormément de responsabilité sur les individus. Dès que la première vague est passée, on savait qu’on avait besoin de beaucoup de personnel pour faire le traçage des contacts des cas positifs. Ce système de protection collective est complètement inefficace, ce qui a fait qu’aujourd’hui, au lieu de prendre soin des autres, chacun prend soin de lui. On est complètement défaillant. Depuis la réouverture des écoles, nous avons une explosion de la demandes de tests, notamment à Bruxelles. Il faut parfois deux jours avant de pouvoir trouver un endroit où se faire tester, puis encore deux jours au minimum pour avoir le résultat, donc le test ne sert presque plus à rien parce que la personne est contagieuse sept jours. Entretemps elle a pu contaminer d’autres personnes. Ce système est complètement inefficace. Nous payons maintenant toutes les économies faites ces dernières années. Et pourtant, nous n’investissons pas massivement dans la santé. L’hiver s’annonce très compliqué…

LVSL – Des élections législatives ont eu lieu en Belgique il y a un peu plus d’un an. Le PTB a bien progressé, passant de 2 députés à 12, dont vous. Pendant quelques mois, il n’y a pas eu de gouvernement, puis Sophie Wilmès a été nommée Première ministre. Récemment, le 1er octobre, un nouveau gouvernement nommé « coalition Vivaldi » a été mis en place. Quelle est votre analyse de la situation ? Pensez-vous que la crise sanitaire et la crise économique vont faire évoluer le jeu politique en Belgique ?

S. M. – La question que tout le monde se pose est « qui va payer cette crise ? ». Partout dans le monde, on dit qu’il faut taxer les grandes fortunes. Cela n’existe pas en Belgique et nous nous battons pour cela depuis des années. Nous avons proposé une « taxe corona » exceptionnelle sur les fortunes de plus de 3 millions d’euros. Mais, au vu de l’accord de gouvernement, ce n’est pas d’actualité. Donc la question n’est pas résolue.  

Un autre point important qui paraît essentiel est le salaire minimum. On l’a vu pendant la crise : tous ces métiers essentiels qui devaient continuer à travailler (les aides-soignant.e.s, les postiers, les éboueurs, les caissières…) sont très mal payés, 11€ de l’heure seulement ! Les salaires sont bloqués, et l’accord de gouvernement ne revient pas non plus là-dessus. 

Cette grande coalition, qui réunit sept partis, reste dans la même lignée de flexibilisation du monde du travail que le gouvernement précédent. Le PTB devient la seule opposition de gauche, les autres opposants sont soit séparatistes (la Nieuw-Vlaamse Alliantie, parti de droite qui revendique l’indépendance de la Flandre, ndlr), soit fascistes (le Vlaams Belang, parti d’extrême-droite qui revendique également l’indépendance de la Flandre, ndlr). Apparemment, nous allons encore une fois battre le record du nombre de ministres. Et cela n’améliore pas la confiance des citoyens en la politique. Nous ne voyons pas de différence entre l’avant et l’après coronavirus. 

LVSL – Vous avez une grande responsabilité en tant que seule opposition de gauche. Peut-on espérer que les électeurs en seront conscients la prochaine fois ?

S. M. – Oui. Avec le PTB, nous avons déjà obtenu une grosse victoire cette année avec ce qu’on appelle le « fonds blouses blanches ». Je vous ai parlé de la victoire qu’ils ont obtenue après avoir tourné le dos à la Première ministre, mais il faut savoir que le personnel soignant était déjà dans la rue les années passées. Dans le cadre du gouvernement provisoire qui était en place, il n’y avait pas de budget annuel mais un budget voté tous les 3 mois au Parlement pour que l’État puisse fonctionner. Ce vote a eu lieu un jour d’action des blouses blanches en Belgique. Avec le PTB, nous avions déjà proposé d’augmenter les moyens de la santé, mais ça n’avait pas été approuvé. Mais cette action le jour du deuxième vote nous a permis d’obtenir, tout d’un coup, ce fonds des blouses blanches de 400 millions d’euros annuels qui pourra créer 5 000 emplois en Belgique. C’est la plus grosse victoire qu’a obtenue le PTB jusqu’ici. Cela montre que le PTB n’est rien sans la mobilisation des gens sur le terrain. 

Les quatre frugaux, ventriloques d’une Union européenne dans la débâcle

Alors que se déroule le Conseil européen, moines soldats et autres condottieres eurobéats se livrent à d’irréalistes prédications où l’Union européenne serait, enfin, à même d’être à la hauteur de l’enjeu. De ces vaticinations demeure une réalité intangible, à savoir de multiples divisions entre États-membres. Les coupables d’un éventuel échec lors du Conseil sont déjà trouvés : les bien-nommés « quatre frugaux ». L’Autriche, le Danemark, les Pays-Bas et la Suède ne défendent pourtant que ce qu’est intrinsèquement l’Union européenne depuis trois décennies : une libre circulation totale des capitaux, des biens et services et des hommes dans un marché libéré de toute contrainte étatique. L’idée qu’il faudrait se montrer solidaires dans le jeu à somme nulle européen leur est étrangère. Leur reprocher de ne pas respecter à la lettre les commandements de l’Union européenne, sans remettre en cause la concurrence institutionnalisée par les Traités européens, qui rend inévitables les passagers clandestins, est la dernière coquecigrue des élites néolibérales européennes.


Les dramaturges européens ont trouvé un nouvel acte à leur pièce. Celle-ci a démarré en février 2020, lorsque le président du Conseil européen Charles Michel a réuni les chefs d’États pour négocier à Bruxelles le prochain budget pluriannuel européen, de 2021 à 2027. La propagation du Covid-19 n’alarmait pas davantage les cénacles dans les capitales européennes. Le départ, effectif, du Royaume-Uni, vint pourtant troubler ce qui aurait pu être une négociation coutumière, à savoir le maintien du ratio accordé à la Politique agricole commune (PAC) ou l’augmentation du budget consacré à la Politique extérieure de sécurité commune (PESC). Comment parvenir à maintenir un budget équivalent avec le départ d’un de ses plus importants contributeurs ?

[Pour eux], davantage d’intégration européenne ne peut mener à rien si aucune politique d’ajustement structurel des finances publiques n’est pas menée par les États – comprendre, les États du Sud.

C’était sans compter sur la volonté de plusieurs États-membres, dont la France, de profiter de la situation pour augmenter le budget européen. Verhoging van de Europese begroting ? (« un accroissement du budget européen ? ») se sont inquiétés les Néerlandais. Les Pays-Bas, orphelins du Royaume-Uni, ont donc commencé à jouer leur nouveau rôle, celui d’opposants à tout renforcement de l’intégration européenne. Le premier ministre libéral néerlandais, l’inamovible Mark Rutte, est venu à Bruxelles avec une biographie de Frédéric Chopin sous le bras. L’idée était entendue : les Pays-Bas étaient prêts à négocier, mais à budget constant, voire avec un budget très légèrement diminué, de 1100 milliards, soit 1% du budget total de l’Union. La pensée calviniste qui irrigue les élites amstellodamoises depuis le XVIe siècle rappelle un point essentiel : un sou est un sou. Si un État-membre quitte l’Union européenne, alors il est logique que l’on contribue moins au budget européen.

[Pour une analyse de l’idiosyncrasie hollandaise en la matière et du rôle des Pays-Bas dans l’Union européenne, lire sur LVSL, par le même auteur : « Les Pays-Bas, nouveaux champions de l’égoïsme néolibéral en Europe ? »]

Charles Michel, en piètre négociateur, a cru pouvoir faire vaciller celui qu’on surnomme Mister Teflon. Après tout, le budget européen est voté à l’unanimité et avec le ralliement des Néerlandais, la négociation pourrait s’avérer fructueuse, l’Allemagne ayant intégré l’idée qu’une augmentation sensible du budget européen pouvait servir ses propres intérêts. Le président du Conseil européen a donc invité son homologue néerlandais à un échange bilatéral pour négocier les principaux points de crispation. Mark Rutte est de fait venu… accompagné de trois de ses homologues, à savoir les premiers ministres respectifs de l’Autriche, du Danemark et de la Suède, Sebastian Kurz, Mette Frederiksen et Stefan Löfven. Les quatre frugaux dévoilaient leur alliance.

La ligue hanséatique des ladres

La comédie des sommets européens a trouvé ses nouveaux histrions. Subtile évolution de la nouvelle ligue hanséatique, popularisée par le Financial Times, les quatre frugaux ont la particulière délicatesse d’être, pareillement à Harpagon dans l’Avare de Molière, des avaricieux. Non seulement ils se refusent à participer activement à l’avenir budgétaire de l’Union européenne, mais la crise du coronavirus va dévoiler leur allergie à toute solidarité financière à l’égard des États-membres sévèrement touchés par la pandémie, au premier chef l’Italie. De fait, un mois après leur coming out médiatique, les quatre frugaux se sont retrouvés sur une position commune lorsque l’idée d’émettre des coronabonds, de mutualiser la dette des États ou d’accorder des subventions fut proposée par une dizaine d’États européens, à commencer par la France, l’Italie ou encore l’Espagne. L’attitude du ministre des Finances néerlandais, le conservateur Wopke Hoekstra, qui suggéra l’idée qu’une enquête européenne soit menée pour savoir pourquoi certains États-membres ne pouvaient gérer à eux seuls les conséquences économiques et sociales du confinement suffit pour saisir la haute idée que se font les frugaux de la solidarité européenne.

D’aucuns parleraient de dogmatisme. Mais les quatre frugaux se révèlent être surtout d’éminents descendants de Pyrrhon, dont le scepticisme dont ils font preuve à l’égard de leurs homologues dépasse la stricte opposition entre Europe du Nord et Europe du Sud. Après tout, l’Irlande, la Belgique ou encore les États baltes ont apposé leur signature à la proposition d’émission des coronabonds. Derrière cette alliance conjoncturelle se cache en définitive trois orphelins du Royaume-Uni et un État isolé, orphelin de sa relation privilégiée avec l’Allemagne. Il ne fait mystère à personne que l’Autriche, depuis des décennies, a globalement calqué, et tout particulièrement depuis son entrée dans l’Union européenne en 1995, ses positions européennes sur celle de l’Allemagne. Ce positionnement correspond, pour la diplomatie autrichienne, à une neutralité à laquelle tient le pays. La proximité culturelle, politique sinon spirituelle entre Vienne et Berlin n’est plus à établir. Seules les embardées extrémistes autrichiennes, lorsque l’extrémiste Jörg Haider gouverna pour la première fois dans un pays européen après 1945 en coalition avec la droite en 1999, ont pu crisper les relations.

Les élections législatives de 2017 ont permis l’arrivée au pouvoir de l’ambitieux et jeune ministre des Affaires étrangères Sebastian Kurz, qui a de nouveau rompu la tradition séculaire de cogestion entre conservateurs et sociaux-démocrates autrichiens pour s’allier avec le parti d’extrême droite d’Heinz-Christian Strache, le FPÖ. La coalition entre les deux partis n’a pas été du goût des hiérarques de la CDU ni même, et c’est plus surprenant, de la CSU bavaroise. Les nouvelles élections législatives de 2019, qui ont obligé Kurz à s’allier avec les Verts, n’a pas fondamentalement changé la nature de la relation entre le Premier ministre autrichien et la chancelière allemande. Angela Merkel reproche à Kurz de s’être allié avec l’un des partis les plus extrémistes d’Europe. Tandis que ce premier reproche à la chancelière allemande ses positions trop hétérodoxes en matière économique (!) et trop éloignées des valeurs conservatrices. L’épisode de l’ouverture des frontières aux migrants en Allemagne a profondément marqué une Autriche très réticente à l’immigration de masse. L’émacié jeune leader autrichien a donc trouvé en la figure de Mark Rutte un allié idéal pour barrer la route aux soi-disant largesses budgétaires dont pourrait faire preuve l’Union européenne.

Si l’alliance avec l’Autriche va très probablement demeurer circonstanciée à la négociation sur le « Recovery Fund » portée par la présidente de la Commission von der Leyen et le président du Conseil Michel, les Pays-Bas peuvent compter sur l’assertivité des dirigeants sociaux-démocrates danois et suédois. Tout comme La Haye, Copenhague et Stockholm avaient pour habitude de rester discrets lors des négociations européennes et se suffisaient de l’intransigeance des leaders britanniques pour que leurs revendications soient transmises. À eux seuls, bien que contributeurs nets au budget européen, les Danois et les Suédois pèsent très peu sur la scène européenne et ne sont même pas membres de la zone euro.

Le Danemark, autant que les Pays-Bas, a toujours difficilement accepté que les choix décisifs pour l’Union européenne se limitent à l’action du couple – en France – ou du moteur – en Allemagne – franco-allemand. Le petit royaume scandinave a donc mené une politique étrangère atlantiste – d’aucuns parlent de superatlantisme – dans une étroite collaboration avec les États-Unis et le Royaume-Uni, à même de contrebalancer l’axe Paris-Berlin. C’est en ce sens qu’on peut lire la décision de l’ancien Premier ministre danois Anders Fogh Rasmussen d’entrer en guerre contre l’Irak en 2003, à l’image du Royaume-Uni et de la Pologne. Naturellement, le Brexit a été difficilement vécu à Copenhague et le pays cherche depuis à s’appuyer sur des États à même de partager ses orientations.

Cette inclinaison diplomatique est encouragée par l’éloignement relatif des États-Unis sur la scène européenne depuis que l’ancien président américain Barack Obama a opéré ce qu’on nomme le « pivot » vers l’Asie. À rebours de croyances populaires, Donald Trump poursuit cette politique, suscitant l’embarras des pays pro-Washington au sein de l’Union européenne, comme la Pologne mais également le Danemark. Ne pouvant plus contrebalancer son retrait des affaires européennes par un atlantisme soutenu, le Danemark a vu dans les Pays-Bas, pays lui aussi atlantiste et rigoriste sur les finances publiques, un nouvel État leader capable de porter la voix de l’Europe du Nord. Il n’est étranger à personne que le Danemark s’est toujours montré frileux dès qu’est abordée la question de l’intégration budgétaire et économique de l’Union européenne. La visite officielle d’Emmanuel Macron en août 2018 au Danemark pour rencontrer son homologue Lars Løkke Rasmussen n’a pas dissipé le clivage.

Pour la Suède, qui comme l’Autriche, est entrée dans l’Union européenne en 1995, la position officielle dans les affaires internes s’est limitée à une intégration en retrait et à un alignement des positions avec le Royaume-Uni. Plus qu’au Danemark, le Brexit a été un cataclysme pour le royaume scandinave bien qu’il s’en cache. Le pays a continuellement contribué main dans la main avec Londres pour obtenir des rabais lors de l’élaboration du budget européen et Stockholm s’est toujours vivement opposé à davantage d’intégration. Pour les Suédois, et la ministre actuelle des Finances Magdalena Andersson le confirme, davantage d’intégration ne peut mener à rien si aucune politique d’ajustement structurel des finances publiques n’est pas menée par les États – comprendre, les États du Sud. C’est ainsi que la ministre s’exprimait en 2016 : « Pour une économie petite et ouverte comme celle de la Suède, le fait d’appartenir à son marché [le plus grand marché intérieur du monde] est un grand avantage. Pour que le marché demeure efficient et soit renforcé, des réformes doivent être menées dans l’intérêt des citoyens ». Si la Suède ne souhaite aucunement quitter l’Union européenne, le statu quo est préférable à toute intégration. Il a de fait paru naturel au gouvernement social-démocrate de Löfven de s’allier avec les euroréalistes Néerlandais.

Giuseppe Conte a ajouté, non sans acrimonie, que les quatre frugaux avaient tout intérêt à signer le plan, au risque que la destruction des économies du Sud ait un effet d’entraînement dans l’ensemble de la zone euro et plus largement au sein de l’Union européenne.

Lors de la crise grecque, en 2014, le Danemark mais surtout la Suède avaient pu compter sur une alliance déjà conjoncturelle entre le britannique David Cameron, le néerlandais Mark Rutte, l’allemande Angela Merkel et le suédois Fredrik Reinfeldt. L’on se souvient des quatre dirigeants européens ensemble sur une petite embarcation dans la résidence d’été du Premier ministre suédois, en opposition frontale aux États dépensiers de l’Europe du Sud. Le rapprochement récent de l’Allemagne avec la France a de nouveau braqué les deux États scandinaves, qui ne supportent plus de voir les deux principales puissances économiques élaborer des solutions sans consulter les autres dirigeants européens. L’alliance avec les Pays-Bas, pourtant dirigés par le néolibéral Rutte, ne les a pas encombrés outre mesure. Au contraire, les logiques économiques l’emportent aisément sur les revendications partisanes au Danemark et en Suède. L’attachement européen reste relatif dans les pays scandinaves et il est inconcevable, peu importe la couleur politique, que la sobriété économique revendiquée au Nord serve à payer les déboires du Sud.

Le Premier ministre suédois Stefan Löfven, pourtant issu de la même famille politique sociale-démocrate que son homologue espagnol Pedro Sanchez, n’a pas hésité, non sans quérulence, à menacer d’un veto suédois les négociations s’il s’avérait que l’Espagne n’acceptait pas des prêts avec contreparties lors d’une rencontre entre les deux chefs d’États cette semaine dans la résidence d’été du Premier ministre suédois. Quant à Mette Frederiksen, la Première ministre danoise, elle ne cesse de répéter que les premiers bénéficiaires de toute politique à l’échelle européenne doivent être les Danois et l’État-providence danois.

Une alliance de circonstance prête à abcéder

Si les quatre frugaux mettent en surchauffe les cabinets des chancelleries européennes, il convient de replacer à sa juste mesure leur degré d’influence. Mark Rutte et ses estafiers ne sont que pure construction médiatique et leur alliance ne sert que des intérêts très conjoncturels. C’est toute la singularité de s’allier entre pingres, puisque ce sera au plus frugal (sic) que cette alliance profitera. Personne n’est assez dupe pour croire que Rutte, Frederiksen, Löfven et Kurz partagent outre mesure des objectifs communs. L’unique et véritable convergence réside dans la volonté pour les trois premiers de prolonger, dans le prochain budget européen, les rabais qu’ils ont obtenus au même titre que le Royaume-Uni pour le cadre financier pluriannuel. D’ailleurs, la France est prête à abandonner l’exigence de disparation des ristournes pour convaincre ses homologues frugaux d’accepter le plan de soutien de 750 milliards d’euros proposé par la Commission européenne suite à la proposition conjointe d’Emmanuel Macron et d’Angela Merkel.

[Pour une analyse détaillée de ce plan, lire sur LVSL : « Plan de relance européen : la montagne accouche-t-elle d’une souris ? »]

De nombreux dirigeants européens, à commencer par Emmanuel Macron, Pedro Sanchez, Giuseppe Conte et Angela Merkel, qui a pris la tête de la présidence tournante de l’Union au 1er juillet jusqu’au 31 décembre 2020, l’ont parfaitement intégré. L’objectif pour les partisans du plan de relance européen, aussi critiquable soit-il par ailleurs, est de convaincre chacun des frugaux sur ce qui les intéresse de prime abord pour mieux tuer dans l’œuf l’alliance circonstanciée. Autrement dit, de faire abcéder cette nouvelle ligue. Ce sont de fait les intérêts nationaux, à la fois politiques et économiques qui priment.

Sebastian Kurz semble être le premier à vouloir lâcher du lest en se contentant de limiter le montant des subventions accordées aux États les plus touchés mais en acceptant le principe que l’ensemble du plan ne contienne pas uniquement des prêts. Aussi anecdotique cette position soit-elle, elle tranche de fait avec la position jusqu’au-boutiste tenue le premier ministre néerlandais qui conditionne le plan de relance à l’unanimité des États. Cette inclinaison est le résultat d’une pression douce mais réelle de ses partenaires écologistes au sein de la coalition gouvernementale d’une part, les Grünen étant favorables à des mécanismes de solidarités plus approfondis. D’autre part, la proximité économique et géographique entre Vienne et Rome pourrait convaincre le leader autrichien de prendre en compte le projet de réformes porté par Conte afin d’avaliser le plan de relance. Le Premier ministre italien n’a pas hésité à se rendre à Vienne, mais également à Berlin et à La Haye pour convaincre ses homologues du sérieux de son agenda de réformes.

Pedro Sanchez, dont le capital politique interne est fortement entamé en raison d’un confinement sévère de la population, a également pris soin de rencontrer un par un ses homologues pour tenter de faire les faire incliner en faveur du plan. Sans réel succès jusqu’à présent, Mark Rutte lui ayant signifié qu’il ne signerait l’accord qu’en cas « d’efforts substantiels réalisés par l’Espagne ». Sa rencontre, comme évoquée plus haut, avec le Premier ministre suédois n’a pas permis de réelles avancées. Néanmoins, au contraire de la position quinteuse du Néerlandais, Stefan Löfven n’a pas écarté l’idée qu’un accord puisse être trouvé en dernière instance. Il a de fait indiqué aux journalistes « qu’on n’entre pas dans une négociation avec cette attitude, on entre dans une négociation pour essayer de trouver une solution ». Il s’est d’ailleurs rendu à Paris jeudi pour arrondir les angles avec le président Emmanuel Macron avant de s’envoler pour Bruxelles. La position suédoise est similaire à la position danoise. Le gouvernement social-démocrate de Mette Frederisken a indiqué vouloir faire en sorte qu’un compromis aboutisse. L’intérêt particulier des deux royaumes scandinaves réside dans la capacité qu’auront l’un et l’autre de voir leurs gouvernements respectifs sortir gagnant de cette négociation. C’est déjà un pari réussi au Danemark, Mette Frederisken ayant obtenu le soutien de l’opposition libérale au Parlement danois. En Suède, Stefan Löfven compte maintenir jusqu’au bout cette attitude pour paralyser la progression des Démocrates suédois, situés à l’extrême droite, qui demeure la deuxième ou troisième force politique dans les intentions de votes.

Non, le véritable caillou dans la chaussure des Européens demeure les Pays-Bas de Mark Rutte. La visite officielle d’Emmanuel Macron fin juin à La Haye, rapidement suivi par Giuseppe Conte puis par Pedro Sanchez ne sont pas étrangères à la situation, pas plus que l’invitation d’Angela Merkel adressée à Mark Rutte pour qu’il se rende à Berlin au début du mois. Tel un stylite, le chef de gouvernement néerlandais fait monter les enchères en menaçant de mettre un veto batave au plan européen, même si ses trois spadassins finissent par apposer leur signature au Recovery Fund. Le Premier ministre n’a pas, d’après sa lecture personnelle des événements, à s’inquiéter outre mesure d’un veto néerlandais. Ce dernier est au zénith dans les sondages, avec des alliés peu encombrants depuis que la CDA du ministre des Finances Wopke Hoekstra se débat en interne pour savoir qui serait en mesure de se présenter aux élections législatives néerlandaises de mars 2021.

61% des Néerlandais rejettent le plan européen proposé par la Commission européenne et ces derniers considèrent Mark Rutte comme le meilleur Premier ministre d’après-guerre. C’est ainsi qu’il a déclaré, en cas de pressions de ses homologues, qu’il n’est pas « fait de massepain » – pâte friable – pouvant « supporter sans problème » cette pression. La seule véritable concession qu’il a apportée étant qu’il trouvait le projet de budget européen de Charles Michel plus présentable qu’en février. Aussi, il s’est décidé à ne pas ramener la biographie de Frédéric Chopin avec lui à Bruxelles.

Ce qui s’exprime ici est moins une attitude individualiste que la conséquence de la logique de l’Union européenne. Les élites pro-européennes ont beau jeu de vouloir dénoncer l’attitude des quatre frugaux. Mais ces derniers ne tentent-ils pas de respecter à la lettre le Traité de fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) ?

L’impétueux chef d’État néerlandais sait que sa position de leader des quatre frugaux sert à la fois les intérêts des Pays-Bas mais également les siens sur la scène politique intérieure. Ce dont ne se rend pas compte Mark Rutte est qu’il risque d’être rapidement isolé en cas de veto néerlandais. N’est pas le Royaume-Uni qui veut. De fait, la préservation de la monnaie unique et du marché commun sont ce qui a fait basculer Angela Merkel et son gouvernement dans le camp adverse. Le ministre des Finances allemand Olaf Scholz exerce d’ailleurs une pression sur Stefan Löfven et Mette Frederiksen. Plus inquiétant pour Mark Rutte, Angela Merkel, en conférence de presse avec son homologue italien, a mis en garde le chef d’État néerlandais et les autres frugaux en expliquant clairement qu’aucune concession réelle ne sera accordée sur une réduction globale du plan. Giuseppe Conte a ajouté, non sans acrimonie, que les quatre frugaux avaient tout intérêt à signer le plan, au risque que la destruction des économies du Sud ait un effet d’entraînement dans l’ensemble de la zone euro et plus largement au sein de l’Union européenne.

Le véritable problème est à l’échelle de l’Union

L’attitude qu’ont chacun des quatre États est certes sujette à caution. Mais les quatre frugaux ne sont pas les seuls à tenter d’obtenir des concessions sur le plan de relance et, par ricochet, sur le futur budget européen. La Hongrie et la Pologne, pourtant largement bénéficiaires du plan à venir, réclament à leur tour qu’aucune contrepartie en matière de respect de l’État de droit ne soit invoquée pour le prochain budget européen. La République Tchèque semble de son côté vouloir accepter le plan tel quel, mais à condition qu’elle bénéficie sur le prochain budget de rallonges.

Ce qui s’exprime ici est moins une attitude individualiste que la conséquence de la logique de l’Union européenne. Les élites pro-européennes ont beau jeu de vouloir dénoncer l’attitude des quatre frugaux. Mais ces derniers ne tentent-ils pas de respecter à la lettre le Traité de fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) et le Traité de l’Union européenne (TUE), dont la naissance a été rendue possible par le Traité de Maastricht ? Dans un colloque organisé à Zurich en février 2019, Mark Rutte rappelait à juste titre qu’il était pour davantage d’Europe et pour un accroissement du rôle de cette dernière sur la scène géopolitique mondiale. Il ajoutait, non sans malice, que chacun devait en interne respecter scrupuleusement les règles fixées en commun et ratifiées par tous les États membres : « Mais un accord est aussi un accord en ce qui concerne l’euro et le Pacte de stabilité et de croissance. Car ici aussi, faire entorse aux règles peut contribuer à l’érosion du système tout entier et nous ne pouvons rien accepter de tel ».

La pandémie du coronavirus est bien venue ébranler l’édifice européen et son caractère exceptionnel oblige les États et l’Union européenne à activer des outils eux-mêmes exceptionnels. C’est d’ailleurs la ligne portée par l’Allemagne qui a effectué un retournement spectaculaire sur la question en quelques mois. Suffirait-il dès lors d’une crise exogène pour affriander les plus frugaux des Européens, alors que ce sont ces derniers qui se sont montrés, en apparence, comme les plus droits dans leur respect des institutions et des règles budgétaires ?

Prise dans cette configuration, cette analyse montre toute l’absurdité de l’architecture européenne qui oblige, in fine, à ce que les États se livrent, à coups d’artifices juridiques, à une concurrence rude et imparfaite. Les Pays-Bas sont l’un des pays qui a le plus profité de l’Union européenne, contrairement à la France ou à l’Italie mais personne ne s’était réellement ému jusqu’à présent du dumping fiscal exercé par les Néerlandais, tant que ces derniers respectaient le pacte de stabilité budgétaire. Le problème n’est donc pas tant que les Néerlandais se soient montrés plus malicieux dans leur gestion des affaires européennes que des règles édictées qui, de fait, montrent l’impasse, sinon la débâcle qu’offre l’Union européenne. Ce dont souffre l’Union européenne et son élite néolibérale est l’aboulie que même une crise de l’ampleur du Covid-19 ne semble que partiellement soigner. C’est cette même élite, qui, sans vergogne, n’a pas hésité à appliquer l’austérité, dont les conséquences sont loin d’être terminées, à la Grèce, à l’Espagne, à Chypre, au Portugal ou encore à l’Irlande. C’est encore cette même élite qui a, coûte que coûte, souhaité préserver la monnaie unique, avec les conséquences dramatiques que l’on mesure chaque jour au niveau du chômage et de la pauvreté, là encore au Sud de l’Europe.

De nombreux éditorialistes font mine de s’étonner de l’attitude des Pays-Bas, de la Suède, du Danemark et de l’Autriche. Ils constatent à quel point ce sont d’affreux radins nocifs à l’intégration européenne. Mais de quelle intégration parle-t-on ? Une intégration qui consiste à poursuivre l’affaiblissement de nombreuses économies car trop divergentes les unes des autres ? Une intégration qui accepte en son sein le non-respect de la question des droits humains les plus élémentaires, à l’image de ce qui s’est déroulé durant la campagne présidentielle polonaise ? Ils oublient en définitive que le problème de ces interminables sommets européens est intrinsèquement, ontologiquement lié à la nature même de l’Union européenne et de sa construction.

Ce ne sont pas quelques milliards en plus ou en moins, à coup de prêts ou de subventions qui changeront quoi que ce soit au problème. Les élites néolibérales et autres cénobites eurobéats pourront toujours se consoler à coups de discours et autres arguties antiphonaires.

Plan de relance européen : la farce et les dindons

© Pierre Castellin

Ce vendredi 17 juillet, le Conseil européen entame une réunion destinée à élaborer une réponse économique et sociale à la crise de Covid-19. Au terme de longs mois d’attentisme, les institutions européennes ont accouché d’un plan de relance présenté en grande pompe le 27, 28 et 29 mai dernier par la Commission européenne. Calqué sur la déclaration franco-allemande 10 jours plus tôt, ce plan consiste à emprunter 750 milliards en commun pour les distribuer en trois ou quatre ans sous la forme de transferts budgétaires et de prêts à taux réduits aux pays déjà très endettés. Une somme destinée à calmer le mécontentement des États du Sud et à maintenir le statu quo face aux velléités souverainistes de l’Italie, pourtant jugée insuffisante par certains face à l’ampleur de la récession – d’autant qu’elle risque d’être conditionnée par des mesures d’austérité. Refusant d’entrer en confrontation frontale avec l’Allemagne et les « frugaux », la France est d’ores et déjà l’une des grandes perdantes de ces négociations. Retour sur les enjeux de la réunion du Conseil. Par Lorenzo Rossel. 


L’inertie européenne face à la pandémie

Depuis le début de la crise sanitaire, les institutions européennes se sont signalées par leur lenteur face à la progression de la pandémie, mettant plus d’un mois à réagir aux préoccupations soulevées par l’Italie et subissant les fermetures unilatérales des frontières nationales.

Les exceptions à la politique de concurrence font peser un risque d’accroissement des divergences entre le sud de l’Europe, où les entreprises seront à genoux dans quelques mois, et le nord, où les gouvernements auront tiré partie de leurs marges pour recapitaliser leur secteur privé et accroître la compétitivité de leurs industries

En matière économique et budgétaire, la réaction européenne a d’abord consisté à trouver le plus petit dénominateur commun entre les États membres, en accélérant le décaissement des dépenses UE de la politique de cohésion par des mesures de flexibilité sur les conditions (dispositifs CRII et CRII+), en relâchant les règles qui contraignent habituellement les actions des États-membres (suspension des objectifs de 3% de déficit et de 60% de dette publique, allègement du dispositif de suivi des politiques des États-membres – Semestre européen – et surtout relâchement du dispositif cœur de la politique de concurrence européenne : la limitation des aides d’État) et en votant de nouvelles dépenses à cadre constant (lancement du programme d’urgence sanitaire pour un montant de 3 milliards déjà utilisé au bénéfice de la Grèce, utilisation du fonds de solidarité de l’Union européenne).

Ces mesures ont un caractère ambigu, car si elles bénéficient à tous les États-membres, ce n’est pas dans les mêmes proportions, et elles semblent mal calibrées pour répondre à la crise. Ainsi, les facilités sur la politique de cohésion bénéficient d’abord aux États de l’Est de l’Union européenne : la Pologne et la Hongrie ont ainsi bénéficié chacune de plus d’argent en valeur que l’Italie dans le cadre de ces dispositifs, alors même que le PIB italien est près de quatre fois plus important que le PIB polonais et représente plus de dix fois le PIB hongrois – et que l’Italie a bien davantage souffert des mesures de confinement1Le relâchement des règles européennes qui limitaient les aides d’États a laissé libre cours aux subventions directes et aux recapitalisations… pour les États qui en avaient les moyens ! Or sur les 1900 milliards de dépenses publiques en soutien de l’économie validées fin mai à l’échelle de l’Union par la Direction générale de la concurrence, plus de la moitié sont distribuées ou utilisées par l’État fédéral allemand (l’Allemagne ne représentant que le quart de l’économie européenne) pour ses entreprises2 3. 

De même, les plans des pays nordiques sont plus importants en €/habitant que les plans italiens et français, alors qu’ils sont moins touchés. Ces différences permises par la marge budgétaire plus importante des États du Nord (marge qui est elle-même le produit des modèles économiques du Nord fondés sur les exportations, qui ont acquis une compétitivité-prix plus importante depuis l’introduction de l’euro) représentent une exception temporaire à la politique de concurrence promue par l’UE. Elle risque d’accroître les divergences entre le Sud, où les États et les entreprises seront à genoux dans quelques mois, et le Nord, où les gouvernements auront tiré partie de leurs marges pour recapitaliser leur secteur privé et accroître la compétitivité de leur industrie, accentuant ainsi la polarisation de l’économie européenne.

[Pour une analyse des déséquilibres à l’œuvre dans la zone euro, lire sur LVSL : « Pourquoi la crise du coronavirus impose de faire le procès de l’Union européenne »]

Ce dernier point menace l’avenir de la zone euro et les hauts-fonctionnaires du Trésor semblent en être bien conscients. Bruno Le Maire a plusieurs fois évoqué ce risque, à la fois en France4 5 et auprès de ses alter ego européens. C’est ce qui motive la position française, visant à accroître le budget européen des États-membres pour soulager l’économie des pays du Sud, en contraignant les États du Nord à prendre part à la solidarité continentale – soit en facilitant les emprunts sur les marchés des pays les plus fragiles par une garantie commune (les coronabonds, qui impliquent un endettement commun), soit par des transferts budgétaires accrus à destination du Sud, soit par une combinaison des deux instruments.

Les négociations ont démarré dès mars, et mobilisé les différentes institutions européennes. En annonçant l’extension massive de son programme de rachat des dettes souveraines sur les marchés secondaires, la BCE a également invité le Conseil de l’UE à mettre en place un cadre commun pour des politiques budgétaires de soutien à l’économie. Le Conseil européen, s’étant réuni, a décidé de renvoyer cette question vers l’Eurogroupe qui a acté mi-avril son échec à harmoniser les positions entre nouvelle ligue hanséatique et pays méditerranéens [l’Eurogroupe est une institution ad hoc, qui regroupe de manière informelle les ministres des Finances de la zone euro ndlr]. Ces derniers, menés par l’Italie et l’Espagne, redoutant la saignée infligée à la Grèce depuis 2011, ont refusé de recourir au Mécanisme européen de stabilité, qui, s’il accorde des prêts à taux réduits, le fait à des conditions de réformes drastiques.

La tâche a donc échu à la Commission à travers le budget européen de mettre en place ce cadre commun de solidarité budgétaire. La Commission a mis plus d’un mois à formuler cette proposition, qui venait en réalité compléter les négociations sur le cadre financier pluriannuel 2021-2027. Considérant la ressemblance avec le plan franco-allemand (tant en termes de montants que de conditions et de modalités) élaboré par Emmanuel Macron et Angela Merkel, la Commission a sans doute attendu le feu vert venu de Paris et Berlin pour calquer ses propositions sur celui-ci.

Pourquoi le budget européen plutôt que les coronabonds ou le Mécanisme européen de stabilité ?

Les coronabonds constituaient d’emblée une ligne rouge infranchissable pour les États du Nord, Pays-Bas en tête. La ministre des Finances finlandaise a même laissé entendre en avril qu’une telle mesure entraînerait une sortie de son pays de la monnaie unique. Ces États craignaient que cette mutualisation des dettes publiques soit un prélude à d’autres transferts, et qu’ils finissent par devoir assumer le défaut italien anticipé pour les prochaines années – tant l’Italie, par la fragilité de son économie et de sa finance, inspire peu confiance, malgré le soutien de la BCE.

[Pour une analyse du risque que fait peser l’Italie sur la zone euro et les institutions européennes, voir notre dossier « L’Italie, poudrière de l’Europe ? »]

Pourquoi les pays du Nord, après avoir rejeté les coronabonds, ont-ils opté pour une extension du budget européen plutôt que pour un instrument ad hoc comme l’a été le Mécanisme européen de stabilité ? Le budget européen présente l’avantage d’être fortement encadré par des plafonds divers et variés, ainsi que des procédures où la règle de l’unanimité est privilégiée. La modification de la décision relative aux ressources propres6, en particulier lorsqu’elle encadre les contributions des États membres (toute contribution supplémentaire au-dessus de 1,20% du RNB de l’Union nécessite un amendement de cette décision) doit en effet être ratifiée par les procédures constitutionnelles nationales ; elle induit ainsi pour chaque État un passage presque systématique devant le Parlement. Seules des modifications dans les limites de ces plafonds se font à la majorité qualifiée du Conseil et par vote du Parlement européen.

Cette rigidité a pour première conséquence de fixer le montant total du dispositif ainsi que les clefs de répartition dès sa mise en place, rendant ainsi impossible un ajustement du montant et une modification de la destination des fonds au fur et à mesure de la crise. Le choix du budget européen doit donc être interprété comme une victoire des pays du Nord, qui veulent éviter toute forme de solidarité budgétaire – autre qu’exceptionnelle et limitée – à destination des États du Sud. Les pays du Nord espèrent également s’appuyer sur cet accroissement du budget pour imposer une conditionnalité dans les aides aux pays du Sud – qui passe par de nouvelles mesures d’austérité.

500 milliards de transferts et 250 milliards de prêts à taux réduits

Le montant de 500 milliards de transferts budgétaires représente un succès diplomatique de la France, même s’il est largement inférieur aux demandes communiquées par Bruno Le Maire et les conseillers Europe d’Emmanuel Macron de 1000 milliards. Les premiers montants évoqués (selon des papiers ayant fuité fin avril de la part de la Commission) étaient de 160 milliards de subvention et de 160 milliards d’emprunts mutualisés pour l’ensemble de l’Union – 1 % + 1 % du PIB de l’UE, sur plusieurs années.

On doit comprendre que les montants divers qui sortent dans la presse ne sont pas tous comparables entre eux. es emprunts communs ou les prêts accordés par l’Union sont la manifestation d’une forme minimale de solidarité dans la mesure où le caractère commun de ces emprunts, et l’appui de pays mieux notés sur les marchés financiers, permet de réduire le taux d’emprunt nominal des obligations émises. Les subventions sont la manifestation d’une forme plus étendue de solidarité ; c’est le cas du cœur de 500 milliards du plan de relance. En effet, les États ont non seulement en partage la charge des intérêts de l’emprunt commun, contrairement aux prêts-relais, mais ils remboursent en plus les sommes qu’ils ont empruntées au prorata de leur part dans le revenu national brut européen. Ils représentent cependant une couleuvre moins difficile à avaler pour les pays du Nord, pour les raisons évoquées plus haut – un plafond sévèrement contrôlé et la possibilité ouverte à l’imposition d’une conditionnalité.

Outre des dépenses pour un montant total de 190 milliards en pluriannuel qui viennent renforcer des programmes européens existants (15 milliards pour la politique agricole, 50 milliards pour des nouvelles dépenses de cohésion, un fonds de transition énergétique et environnementale passant de 7,5 à 40 milliards, etc.), le cœur du plan de relance se situe bien davantage dans la « facilité de résilience et de reprise », d’un montant de 310 milliards. Cette facilité consisterait en des remboursements de dispositifs nationaux éligibles aux critères européens : la Commission a notamment insisté sur l’investissement dans la « transition écologique et numérique », pilier consensuel et en phase avec les orientations de la Commission Von der Leyen (Thierry Breton étant le promoteur d’un Green Deal et d’une « stratégie numérique »). Elle a également mentionné un pilier davantage crispant : des réformes structurelles de la fonction publique et des systèmes sociaux, dans la plus pure tradition ordo-libérale.

Les pays du Sud, bénéficiaires de l’accord ?

La Commission européenne, en liant le déblocage des fonds aux « recommandations » prodiguées par elle-même dans le cadre du Semestre européen et en se posant comme juge de la mise en œuvre de celles-ci, propose paradoxalement une gouvernance qui semble moins défavorable aux pays du Sud. Dans la configuration institutionnelle actuelle, avec un Parlement européen politiquement nain, une gouvernance plus « démocratique » se traduirait nécessairement par un renforcement des prérogatives du Conseil des États-membres – et dans les faits par un pouvoir d’action beaucoup plus étendu de la part des « frugaux »7, partisans d’une ligne plus dure à l’égard des pays du Sud que les technocrates bruxellois.

Sur le long terme, ce plan ne résout rien des défauts de l’union économique et monétaire et fait peser plusieurs menaces austéritaires sur l’économie européenne, et plus particulièrement sur les pays du sud

[Pour une analyse du rôle des Pays-Bas dans l’Union européenne, pays leader de la nouvelle ligue hanséatique, lire sur LVSL : « Les Pays-Bas, nouveaux champions de l’égoïsme néolibéral en Europe ? »]

En analysant les chiffres des enveloppes par État-membre publiées par la Frankfurter Allgemeine Zeitung8 (notons au passage qu’aucun journal français n’a pu obtenir de telles précisions issues de fuites de la Commission), on constate que les grands bénéficiaires budgétaires de ce plan de relance sont l’Italie et l’Espagne en termes quantitatifs. L’Italie, étant le premier bénéficiaire en volume du plan, va bénéficier de 30 milliards de plus que ce qu’il devra par la suite rembourser ; il pourra également emprunter pour un coût d’environ 10 milliards moins les sommes qu’il va donner, puis recevoir. L’Italie passe ainsi de contributeur net (situation anormale de la période précédente alors que dans le même temps le RNB/habitant de l’Italie était déjà inférieur avant la crise à la moyenne UE-27 en tenant compte des parités de pouvoir d’achat) à bénéficiaire net du budget européen. De même, l’Espagne augmente sa clef de retour nette (une fois sa contribution au plan déduite).

Source : Frankfurter Allgemeine Zeitung,  Pour lecture : en euros 2018, à gauche les transferts budgétaire, à droite les prêts à taux réduits accordés aux pays endettés/mal notés sur les marchés.

L’ampleur de ces sommes est l’objet de vifs débats. Trop élevées selon les pays du Nord, elles sont dérisoires face à la récession pour les analystes les plus critiques de la zone euro. Cet article ne s’étend pas davantage sur ce sujet mais invite le lecteur à consulter les analyses dédiées de l’OFCE9 ou de l’économiste Jacques Sapir10.

Cette répartition se fait au désavantage relatif des pays de l’Est, ceux-ci restant bénéficiaires mais de manière beaucoup moins conséquente que dans le cadre du budget pluriannuel – en accord avec le caractère contracyclique du plan de relance, et en rupture avec la politique de cohésion traditionnelle de l’Union, tournée vers les économies où la richesse par habitant est la plus faible.

Cette répartition ne profite en revanche guère à la France : son retour national sur le plan de relance est même en dessous de ses retours habituels11 sur le budget pluriannuel, alors que l’économie française est l’une des plus touchées du continent européen, et que son taux de chômage moyen sur les 10 dernières années est proche de 10%. Ce faible taux de retour serait dû notamment à la méthode d’allocation retenue pour la « facilité de résilience et de relance »12 qui plafonne arbitrairement, pour les pays au-dessus de la moyenne UE en richesse par habitant (ce qui cible exclusivement la France et la Belgique, les autres pays riches ayant un faible taux de chômage), le critère chômage de la France (plus de 125% de la moyenne UE sur la période 2015-2019) à 75% de la moyenne UE, baissant de plus de 30% le retour français sur cet instrument – le plus conséquent du fonds de relance.

Dernier point de ce plan et non des moindres : pour le financement de ce plan, la Commission a proposé de lever 750 milliards sur les marchés et de rembourser cette somme entre 2028 et 2058. En calculant les intérêts sur les subventions, la France va dépenser entre 3,5 et 4 milliards par an sur 30 ans pour des retours inférieurs à 50 milliards au total, soit un solde net négatif compris entre – 55 et – 70 milliards en tout. La France est donc bien, conformément à une blague qui tourne dans les institutions européennes, le convive au repas européen qui, même fauché, propose d’inviter ses partenaires (italien et espagnol) en payant l’addition.

En apparence, le plan est donc un succès diplomatique pour le président de la République, qui aurait convaincu Angela Merkel de la nécessité d’un instrument budgétaire temporaire pour contenir l’accroissement des divergences de la zone euro. Il semble réaliser le vieux fantasme des élites françaises de « clouer les mains des Allemands sur la table » par la mutualisation budgétaire. Pourtant, la dynamique de négociations et l’opposition des « quatre frugaux » à toute idée de mutualisation vont nécessairement accroître le coût pour la France d’un tel plan, alors que selon les données macroéconomiques du premier trimestre, la France est le pays le plus touché de l’Union européenne par les conséquences du confinement. Sur le long terme, ce plan ne résout rien des défauts de l’union économique et monétaire et fait peser plusieurs menaces austéritaires sur l’économie européenne, et plus particulièrement sur les pays du Sud.

Analyser les conséquences à long terme de ce plan de relance dépasse largement le cadre de cet article – dédié à l’étude des dispositifs techniques du plan et des enjeux de négociation. Le Vent Se Lève en publiera un second à l’issue de la réunion du Conseil européen, dédié à cette question (et l’auteur invite d’ores et déjà son lecteur à écouter l’hymne à la joie pour accompagner sa lecture).

Notes :

11 (Si on cherche un étalon de comparaison, le lecteur averti pourra retrouver les tableaux en ligne de la Commission sur les exercices budgétaires précédents : ou les calculs de la direction du budget (jaune budgétaire annexé au PLF 2020)).

Moyen-Orient : comment la crise du Covid renforce les « États-gladiateurs »

Bombardements de la coalition saoudienne au Yémen © Khaled Abdullah

Au Moyen-Orient, la crise du Covid-19 a fourni une fenêtre d’opportunité à certaines puissances émergentes pour s’affirmer, alors qu’elle risque d’être fatale pour d’autres. La Turquie et l’Arabie saoudite apparaissent comme les grandes gagnantes de la pandémie, qui leur a permis de renforcer leur leadership régional. Interventions militaires, ingérences larvées, guerre économique, instrumentalisation de la crise sanitaire à des fins d’exercice du soft power : la crise a été l’occasion d’une accentuation des logiques conflictuelles pré-existantes. Alors que de nombreux théoriciens des relations internationales prédisaient l’érosion de la figure de « l’État-gladiateur » et l’obsolescence de la géopolitique « stato-centrée », consécutives à l’effacement de l’hyper-puissance américaine, celle-ci semble au contraire être le prétexte au renforcement des puissances étatiques régionales et de leur logique belliciste. Par Livia Perosino et Max-Valentin Robert.


Les concepts de hard power, soft power et smart power ont été élaborées par Joseph Nye entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, a contrario de certaines thèses d’alors qui annonçaient une relativisation de la puissance américaine dans un contexte post-guerre froide. L’auteur définit le soft power comme étant « la capacité de changer ce que les autres font en fonction de sa force d’attraction », à travers le recours aux « ressources de pouvoir intangibles comme la culture, l’idéologie et les institutions », alors qu’« un hard power est un acteur capable de recourir non pas seulement à la force mais à la coercition. […] Le hard power suscite la crainte, tandis que le soft power séduit sans faire peur ».

Le smart power implique un mélange avisé de ces deux types de pouvoir, qui permettrait à une puissance de consolider ou maintenir son hégémonie. La crise du Covid-19 nous oblige à explorer non seulement les différentes facettes du pouvoir d’État, mais aussi les diverses traductions possibles de l’idée même de puissance. La pandémie (et la réponse à cette dernière) semble avoir contribué au redéploiement des hard et soft powers, notamment dans une région où l’assise des structures étatiques est souvent l’objet de profondes contestations : le Moyen-Orient.

La situation géopolitique régionale évolue aussi par rapport au changement de stratégie américain, qui semble avoir oublié l’importance du smart power. Sa capacité à influencer la diplomatie internationale semble diminuer au fur et à mesure qu’elle réduit les fonds alloués aux organisations internationales.

Pour la Turquie, L’expression du soft power ne saurait suffire si elle n’était secondée par des démonstrations de force. Au cours de la crise du Covid-19, la Libye est devenue la scène d’expression du hard power turc, qui, comme dans le cas syrien, doit néanmoins tenir compte de la présence russe au Moyen-Orient.

Au niveau militaire, la présence de Washington dans la région demeure importante, mais le retrait est spectaculaire depuis les années Bush. Les sanctions économiques apparaissent désormais comme l’outil privilégié, malgré l’efficacité encore limitée dont elles ont fait preuve dans les cas russe et iranien. De nouvelles puissances cherchent désormais à occuper le vide – relatif – laissé par les États-Unis. La crise du Covid-19 est susceptible d’avoir fourni une occasion en or pour les ambitions hégémoniques des puissances régionales émergentes.

[À lire sur LVSL, notre entretien avec Thierry Coville : « Les sanctions américaines contre l’Iran sont d’une grande brutalité et les Européens laissent faire »]

Turquie : une quête de soft power médical via la « diplomatie du masque »

La crise du coronavirus semble avoir nourri les inquiétudes des autorités turques quant aux conséquences éventuelles de cette pandémie sur les plans économique et financier. En effet, entre janvier et le début du mois de mai, la lire turque a vu sa valeur fondre de plus de 17 %, et les estimations de Goldman Sachs prévoient qu’un dollar pourrait valoir plus de huit lires en 2021. Au premier trimestre 2020, le tourisme a d’ailleurs vu ses revenus décliner de 11,4 % (alors que ce secteur représente entre 11 et 13 % du PIB depuis quelques années) et ses exportations chuter de 18 % en mars par rapport à l’année dernière. Le pays pourrait d’ailleurs connaître sa première récession depuis 2008, en enregistrant -1,4 % de croissance en 2020. Selon le Fonds Monétaire International, qui prévoit une rétractation de l’économie turque de 5 % cette année, l’inflation pourrait atteindre 12 % et le chômage s’élever à 17,2 %.

Malgré ces difficultés économiques objectives, Ankara semble avoir voulu déployer un surcroît de soft power en se présentant comme une puissance humanitaire et solidaire. Le 2 mai 2020, le ministère turc du Commerce suspendit les restrictions concernant l’exportation d’incubateurs, de produits désinfectants et de respirateurs. Le même jour, le ministère de la Défense affirma avoir envoyé du matériel médical en Somalie. Ces envois de matériel se sont également dirigés vers certains pays membres de l’Union européenne, comme l’Espagne qui reçut vingt-cinq tonnes de lunettes, masques et gel antibactérien de la part de la Turquie.

Une telle démarche a d’ailleurs été présentée explicitement par les autorités d’Ankara comme un argument en faveur de l’adhésion turque à l’UE. En témoignent les déclarations du porte-parole du gouvernement, İbrahim Kalın : « La candidature de la Turquie à l’Union européenne est bonne pour la Turquie, mais la présence de la Turquie est aussi bonne pour l’Europe. À vrai dire, cette épidémie nous a donné raison. » Si, comme le rappelle la politiste Jana Jabbour, « Le président Erdoğan a toujours voulu positionner la Turquie comme une puissance humanitaire », ces exportations ont pour objectif de « démontrer que la Turquie est une puissance forte qui a les moyens d’offrir l’aide aux Etats européens ».

Si cette « diplomatie du masque » a été déployée en direction de son environnement proche (à l’instar de certains pays balkaniques, Ankara considérant cette région comme une zone d’influence « naturelle » en raison de son passé ottoman), une aide médicale a également été fournie à certains États entretenant des relations plus houleuses avec la Turquie (tels qu’Israël ou l’Arménie), ainsi qu’en Libye, où le gouvernement de Fayez el-Sarraj bénéficie du soutien de Recep Tayyip Erdoğan. Le référentiel religieux s’est aussi avéré central dans l’activation de cette diplomatie humanitaire. Par exemple, les colis destinés à l’Italie et à l’Espagne étaient accompagnés d’une citation traduite du poète mystique soufi Djalâl ad-Dîn Rûmî (une figure centrale de l’Islam turc, dont le corps repose dans la ville anatolienne de Konya) : « Derrière le désespoir se cachent de nombreux espoirs. Derrière l’obscurité se cachent de nombreux soleils. »

Cette solidarité sanitaire a été abondamment relayée par les sites d’information turcs francophones, tels que TRT ou Red’Action. Une tonalité propagandiste s’est aussi manifestée du côté des médias pro-gouvernementaux, plusieurs d’entre eux (comme Star, Yeni Şafak ou A Haber) affirmant que nombre d’Européens chercheraient à émigrer en Turquie et à obtenir la nationalité turque pour bénéficier du système de santé local, du fait de l’effondrement supposé de la situation sanitaire dans leurs pays d’origine. Ce discours était d’ailleurs particulièrement dirigé contre les autorités françaises, comme en témoignent les déclarations suivantes d’Anadolu Ajansı : « Alors que l’exemple de la solidarité turque aujourd’hui envers ses alliés ne passe pas inaperçu, ainsi que la solidarité, restant néanmoins partielle et limitée, des voisins européens de l’Hexagone, le manque de solidarité de la France envers ses alliés de l’OTAN et l’UE se remarque également. Mais la France peut-elle s’aider elle-même ? » Le tabloïd conservateur Takvim souligna également le soutien demandé par la France aux hélicoptères de l’armée allemande pour le transport de patients.

[Pour une analyse de l’ambivalence du rôle de la Turquie dans l’Alliance atlantique-nord, lire sur LVSL : « La Turquie, membre indocile de l’OTAN »]

L’hyperactivité militaire de la Turquie inquiète ses alliés de l’OTAN, et froisse particulièrement la France. Le soutien turc à al-Serraj en Libye avait déjà placé ces deux alliés supposés sur des positions antagonistes.

L’ostentation des capacités médicales turques est une des stratégies mises en place par Ankara pour s’affirmer au niveau régional et mondial comme une puissance complète. L’expression du soft power ne saurait toutefois suffire si elle n’était secondée par des démonstrations de force militaire. Au cours de la crise du Covid-19 la Libye est devenue la scène d’expression du hard power turc, qui, comme dans le cas syrien, doit néanmoins tenir compte de la présence russe au Moyen-Orient.

De Sanaa à Tripoli : ingérences étrangères et démonstrations de force

Le 23 mars, lorsque l’Europe et le Moyen-Orient commençaient à prendre au sérieux les conséquences possibles du virus, Antonio Guterres faisait appel à la communauté internationale pour instaurer une trêve globale. En effet, nul n’aurait su imaginer la catastrophe qu’une propagation massive aurait pu provoquer dans des pays aux systèmes de santé détruits – tant au niveau logistique que structurel – par plusieurs années d’affrontements, et dans les zones où les combats constituent la réalité quotidienne. Les affrontements n’ont cependant pas cessé pendant cette période, bien au contraire.

Depuis l’intervention militaire de l’OTAN de 2011, la Libye n’a plus pu retrouver la paix. Les affrontements pour le contrôle du pays sont aujourd’hui alimentés par un nombre consistant de mercenaires et forces étrangères, expression de la volonté des puissances mondiales à avoir leur mot à dire. La capitale est tenue par le gouvernement de Fayez al-Serraj, gouvernement d’union nationale reconnu par la communauté internationale et soutenu par les forces turques. De l’autre côté, le général Khalifa Haftar, soutenu par les Emirats arabes unis, l’Arabie saoudite et l’Egypte, et de manière moins assumée par la France, les États-Unis et la Russie, menait une attaque sur Tripoli depuis plus d’un an. Alors que les médias européens ne traitaient que du Covid-19, la Turquie se montrait décidée à maintenir al-Serraj au pouvoir. Haftar a renoncé à sa campagne de quatorze mois qui avait pour but la prise de Tripoli, et a été forcé à se retirer à Syrte. Il s’agit d’un tournant majeur, mais la guerre est loin d’être gagnée.

Les revers subis par le général Haftar risquent d’encourager ses nombreux alliés à déployer plus de moyens sur le territoire libyen pour assurer leur emprise sur la Libye orientale, région la plus riche en pétrole du pays. L’Egypte a adopté une posture guerrière au cours des derniers jours, qui laisse entendre que ses troupes pourraient prêter main forte aux mercenaires russes de Wagner, déjà présents dans les rangs de l’Armée nationale libyenne (ANL). En ce qui concerne la Turquie, le soutien à al-Serraj constitue certainement une démonstration de ses capacités militaires. Le pays est actif sur tous les fronts : depuis seulement quelques jours, une nouvelle opération a été lancée au Nord de l’Irak, dans le Kurdistan irakien. Dans cette région, ainsi qu’au Nord de la Syrie, Recep Tayyip Erdoğan continue sa guerre contre la mouvance autonomiste kurde. La Turquie accroît donc sa présence militaire de manière conséquente et, par conséquent, son poids diplomatique sur la scène régionale. Il semble désormais évident qu’elle ne compte pas laisser la Russie être le seul arbitre des conflits régionaux.

L’hyperactivité militaire de la Turquie inquiète ses alliés de l’OTAN, et froisse particulièrement la France. Le soutien turc à al-Serraj en Libye avait déjà placé ces deux alliés supposés sur des positions antagonistes. En effet, malgré un soutien officiel au GNA, la France a mal caché son alliance de facto avec le général dissident Haftar. Un accident advenu il y a quelques jours en Méditerranée entre un cargo turc et la frégate française Courbet a été l’occasion pour Paris d’exprimer clairement son agacement par rapport à la nouvelle attitude d’Ankara.

[À lire sur LVSL, notre entretien avec Jean Marcou : « les ambitions expansionnistes d’Erdogan »]

Une remise en cause des alliances traditionnelles s’est également manifestée sur le terrain yéménite, où le gouvernement actuel, soutenu jusqu’à présent par l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis pour combattre les insurgés Houtis (une organisation armée soutenue par l’Iran et se revendiquant du chiisme zaïdite), a subi une dissension profonde en son sein. Une dissension qui n’est pas sans implications sur la guerre par procuration que se livrent indirectement Riyad, Abou Dabi et Téhéran.

L’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, avait contribué à assombrir l’image du royaume saoudien. La crise du coronavirus a permis un retour en vogue de l’Arabie saoudite dans les sphères financières et commerciales mondiales. une tendance consolidée par l’attitude favorable du géant de la gestion de placements financiers BlackRock à l’égard du Royaume.

Une relativisation de la prégnance du hard power militaire ne s’est donc pas manifestée dans le pays (plongé dans la guerre civile depuis 2014), en dépit des effets locaux de la pandémie. On estime actuellement que plusieurs centaines d’individus seraient morts du Covid-19 à Aden. Au 1er juin, le gouvernement officiel recensait 354 malades et 84 morts dans les zones qu’il administre, tandis que les insurgés Houthis ne reconnaissaient l’existence que de quatre infectés et un décès. Certes, une baisse de l’intensité générale du conflit peut être constatée depuis le début de la pandémie, en raison de la diminution des frappes aériennes. Les combats continuent toutefois entre les forces gouvernementales et l’insurrection Houthi : depuis mai, ces affrontements se sont déplacés du gouvernorat de Marib à celui d’Al Bayda.

Au-delà de ce seul gouvernorat, l’Ouest du pays a été dans son ensemble le théâtre de combats particulièrement rudes. A Sahn al-Jinn (gouvernorat de Marib), le 26 mai, un tir de missile Houthi contre des locaux de l’armée yéménite provoqua la mort de sept soldats loyalistes. Par ailleurs, l’opposition s’est intensifiée entre les armées gouvernementales (soutenues par l’Arabie saoudite) et les séparatistes du Conseil de Transition du Sud, bénéficiant de l’appui des Emirats arabes unis. Entre le 4 mai et le 11 juin, plus de cent soldats ont été blessés ou tués durant ces combats entre troupes loyalistes et sudistes. Le 21 mai, une délégation menée par le dirigeant du CTS (Aïdarous al-Zoubaïdi) a été reçue à Riyad à l’invitation du prince Salmane, et des pourparlers ont été engagés avec le président yéménite Abdrabbo Mansour Hadi : un accord de cessez-le-feu a été conclu à l’occasion de la célébration de l’Aïd al-Fitr (24 mai), mais les affrontements ont repris dès le lendemain. Entre le 26 et le 2 juin, 45 morts étaient recensés dans le cadre des affrontements entre l’armée loyaliste et les forces sud-yéménites.

L’expansionnisme saoudien au Yémen ne se manifeste pas seulement sur les plans militaire et diplomatique : similairement à Ankara, Riyad a aussi tenté de se présenter comme une puissance humanitaire. Le 2 juin dernier, l’Arabie saoudite mis sur pied une conférence visant à recueillir des financements à destination des missions humanitaires onusiennes stationnées au Yémen. À cette occasion, le pouvoir saoudien a promis 500 millions de dollars d’aide financière, suscitant les louanges de Melissa Fleming (secrétaire générale adjointe à la communication globale de l’ONU) qui définissait Riyad comme étant  « le principal financeur de la réponse humanitaire au Yémen ces dernières années ».

D’après Maysaa Shuja al-Deen, journaliste et chercheuse yéménite affiliée au Sana’a Center for Strategic Studies, le pouvoir saoudien « a toujours essayé de changer le récit de la guerre et de se présenter comme un bailleur de fonds pour le gouvernement légitime, et non comme faisant partie du conflit ». Le soutien à l’ONU fait partie intégrante de la stratégie saoudienne visant à améliorer l’image du royaume au sein des organisations internationales, dans le but de faire oublier ses violations récurrentes des droits de l’Homme. Le pays a d’ailleurs été rayé de la liste des Nations unies à propos des États violant les droits des enfants, décision critiquée par de nombreuses organisations humanitaires.

Les capacités financières de l’Arabie saoudite constituent indéniablement un atout essentiel, particulièrement suite à la baisse importante du soutien économique en provenance des États-Unis. L’ébranlement subi par l’industrie des hydrocarbures au cours de la crise du Covid-19 était cependant susceptible de mettre à mal le seul avantage économique considérable dont dispose le royaume.

La stratégie économique de Ben Salmane : quand le prince contourne l’échec et mat

Comme toute économie profondément intégrée dans les échanges mondiaux, le royaume saoudien a été lourdement affecté par la crise provoquée par la pandémie, notamment en raison de la contraction de la demande mondiale d’hydrocarbures. Les mesures d’austérité adoptées en réponse à la crise sont abruptes, et incluent le triplement de la TVA et la suspension des indemnités de subsistance des fonctionnaires. Ce seront donc les couches basses et moyennes de la population qui paieront le prix fort du Covid-19.

Cette situation n’a toutefois pas empêché l’Arabie saoudite de continuer à placer ses pions sur l’échiquier économique mondial. Depuis le début de la crise, la monarchie a largement mobilisé son fonds d’État pour investir dans des domaines variés, souvent en pariant sur des secteurs lourdement affectés par le ralentissement de l’économie globale. Les fonds d’État sont des fonds d’investissement détenus par les gouvernements, et souvent liés aux surplus dégagés à travers l’exportation de matières premières (et notamment d’hydrocarbures). Parfois regardés avec suspicion en raison des liens entre intérêts économiques et stratégie politique, ces fonds pourraient également constituer un danger pour la stabilité du système financier global en raison de leur manque de transparence et de régulation.

Entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, nombreux sont les théoriciens des relations internationales qui avaient prédit une relativisation de l’idée de puissance. Le regain du recours à la force militaire stricto sensu au Moyen-Orient semble cependant aller à contre-courant de ces prédictions.

Les investissements saoudiens des derniers mois se sont concentrés en grande partie sur l’industrie des loisirs, parmi les secteurs les plus touchés par la crise. Le fonds a notamment investi dans la compagnie de croisières Carnival, dont on avait beaucoup entendu parler en janvier en raison du nombre de ses passagers positifs au Covid-19. Dans le contexte actuel, nombreuses sont les entreprises prêtes à accepter les investissements saoudiens pour survivre, ce qui n’était pas le cas il y a seulement quelques mois.

Le manque de considération pour les droits de l’Homme et les libertés individuelles, récemment mis en lumière par le scandale qui a suivi l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, avait longtemps contribué à assombrir l’image du royaume et dissuadé certaines entreprises de se rapprocher du pouvoir saoudien. La crise du coronavirus a permis un retour en vogue de l’Arabie saoudite dans les sphères financières et commerciales mondiales, tendance consolidée par l’attitude favorable du géant de la gestion de placements financiers BlackRock. À la fin du mois de mai, son directeur général Terrence Keeley a présenté le royaume comme un investissement attractif, « autant en termes relatifs qu’absolus ».

Le fonds d’investissement saoudien a également parié sur des géants du secteur énergétique (notamment ENI et Shell). Ces derniers avaient été lourdement affectés par la chute du cours du pétrole au mois de mars, provoquée par la guerre des prix menée précisément par l’Arabie saoudite. Suite à l’impossibilité de trouver un accord avec la Russie sur la production de pétrole au cours de la pandémie, le royaume avait augmenté sa production et inondé le marché, causant une chute historique du prix du brut au mois d’avril. Alors que les économies d’un grand nombre de pays se remettent doucement en marche, notamment en Asie, le royaume a décidé d’augmenter le prix de ses variétés plus légères de brut. Il s’agit d’une manoeuvre risquée, qui parie sur la plus grande désirabilité des variétés saoudiennes par rapport aux américaines.

L’attitude de la monarchie au cours de la pandémie s’est donc avérée bien téméraire. La guerre des prix avec la Russie montre une confiance considérable dans sa capacité à influencer et orienter le marché à sa guise. Les investissements forcenés au cours de la période de crise sont une preuve supplémentaire de l’assurance saoudienne par rapport à ses capacités d’anticipation. Désormais pleinement acceptée comme une puissance économique mondiale, l’Arabie saoudite agit comme telle et adopte des tactiques ambitieuses. S’il est encore trop tôt pour évaluer les futures retombées de la stratégie économique saoudienne au cours de la pandémie, il est cependant possible que la crise du Covid-19 ait fourni au royaume une occasion précieuse pour accélérer l’avancement de ses pions sur l’échiquier.

Le mirage de l’érosion du pouvoir des États

Entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, nombreux sont les théoriciens des relations internationales qui avaient prédit une relativisation de l’idée de puissance, ou du moins, de ces modalités d’expression « traditionnelles » et stato-centrées. À titre d’exemple, le politiste Bertrand Badie annonçait l’obsolescence de la figure de l’« État-gladiateur » pour le XXIè siècle, et Zaki Laïdi prévoyait l’apparition d’une nouvelle conception de la puissance, fondée non pas sur la force mais sur la capacité à définir et instituer des normes.

Le regain du recours à la force militaire stricto sensu au Moyen-Orient semble cependant aller à contre-courant de ces prédictions. Après de longues années de violence armée, le Yémen et la Libye s’engouffrent dans le chaos, alors que les ingérences étrangères ne font que se multiplier. L’actuelle crise sanitaire souligne tristement la prépondérance des intérêts des grandes puissances (ou par les États aspirant à le devenir), indépendamment des considérations autour de la préservation de la vie humaine. L’approche humanitaire de certains États peut, par ailleurs, elle aussi être appréhendée comme l’une des déclinaisons du pouvoir d’État. La crise du Covid-19 a fourni une occasion à des puissances émergentes de s’affirmer sur le plan diplomatique, comme nous l’avons vu dans le cas de la Turquie et de l’Arabie saoudite.

Les difficultés liées à la mise en veille d’une énorme partie de l’économie globale sont présentées uniquement comme des difficultés marginales – Riad semblant même avoir profité de la situation de crise. La notion de smart power semble pertinente pour analyser les trajectoires de ces deux pays, qui cherchent à la fois à s’affirmer aux niveaux militaire, diplomatique et économique afin de se présenter comme des puissances pleines et entières. Nombreux sont néanmoins les acteurs ayant leur mot à dire sur la scène moyen-orientale : la Russie semble vouloir s’imposer comme arbitre dans la plupart des conflits régionaux ; Israël, occupé par les difficultés liées à l’annexion de la Cisjordanie, intensifie tout de même ses attaques en Syrie ; l’Iran, sans doute affaibli par les sanctions américaines et l’impact du Covid-19, est prêt à tout pour maintenir ses intérêts en Syrie, notamment le couloir stratégique qui permet à ses milices alliées de se déplacer entre le Liban et l’Irak. Au Moyen-Orient, l’effacement – relatif – du monde unipolaire lié à l’hégémonie américaine risque d’inaugurer une géopolitique nouvelle, caractérisée par des rivalités multiples, qui semble déjà marquée par les guerres par procuration.

La nationalisation des compagnies aériennes : une fenêtre d’opportunité pour la gauche

Un avion de la compagnie américaine Delta Airlines à l’aéroport de Chicago. © maswdl95

Alors que la pandémie du Covid-19 a mis à terre nos économies, les États capitalistes s’engagent de plus en plus dans la planification. Pour l’économiste britannique Grace Blakeley, autrice d’un livre contre la financiarisation, la période qui s’ouvre offre une fenêtre d’opportunité inédite pour exiger des transformations économiques radicales. Article de notre partenaire Novara Media, traduit par Lauréana Thévenet et édité par William Bouchardon.


Entre les banques centrales qui injectent des milliers de milliards de dollars sur les marchés financiers et dans le secteur privé et les États qui nationalisent des entreprises en difficulté, la frontière entre “l’État” et le “marché” construite par l’économie politique libérale est plus mince que jamais. Mais une plus forte intervention de l’État dans l’économie n’est pas synonyme d’avènement du socialisme. Ce n’est pas en se contentant de quelques nationalisations stratégiques que les États capitalistes deviendront socialistes.

Dans le meilleur des scénarios, nous pourrions assister à une renaissance de certaines pratiques sociales-démocrates de gestion économique courantes dans l’après-guerre. Il est toutefois beaucoup plus probable de voir émerger un modèle de gestion économique nationaliste-corporatiste qui associe quelques aides de l’État en faveur des sections les plus politiques de l’électorat et une aide financière à destination des riches et des puissants.

Les transformations de nos systèmes politico-économiques suite aux crises génèrent inévitablement de nouvelles lignes de fracture et contradictions, dont les socialistes (au sens anglo-saxon du terme, c’est-à-dire la gauche radicale, nldr) peuvent tirer profit à condition d’être suffisamment organisés. Une de ces lignes de fracture concerne la politisation croissante de questions jusqu’ici cantonnées à la sphère économique.

Vers la nationalisation totale du secteur aérien ?

Avec le confinement, la circulation des capitaux, des individus et des marchandises a été drastiquement réduite. Pour protéger leurs entreprises nationales des conséquences de ce ralentissement, les États capitalistes ont prêté des milliards d’euros aux entreprises, et parfois pris des participations dans leur capital. L’industrie aérienne a été l’un des secteurs les plus touchés par la pandémie. C’est aussi un secteur d’une importance stratégique pour les États qui souhaitent garder des liens avec les marchés internationaux pour échanger travail, biens et services et capitaux. Ainsi, les compagnies aériennes – dont la plupart ont été créées par les États lors de la période d’après-guerre et ont été privatisées dans les années 80 et 90 – sont parmi les premières firmes à être complètement nationalisées suite à la pandémie.

En Allemagne, après avoir entamé des négociations avec la compagnie nationale Lufthansa, le gouvernement a affirmé sa volonté de nationalisation de Lufthansa et de Condor (autre compagnie aérienne allemande, ndlr). Le gouvernement français, qui est déjà un actionnaire d’Air France-KLM, est actuellement en pourparlers avec Air France pour une éventuelle nationalisation totale de cette dernière. Quand à l’Italie, elle a pris le plein contrôle d’Alitalia. Quand on sait que des compagnies comme British Airways, Singapore Airlines et Cathay Pacific ont toutes été forcées d’immobiliser plus de 90% de leur flotte, on peut s’attendre à davantage de nationalisations dans les mois qui viennent.

En entreprenant ces nationalisations, les États cherchent à protéger les emplois et les entreprises nationales afin que l’accumulation de capital puisse repartir rapidement lorsque la pandémie se terminera, ce qui permettra alors de privatiser à nouveau ces compagnies. Mais ce processus de nationalisation pourrait s’avérer plus compliqué que ce que les décideurs imaginent.

La propagande libérale ne tient plus

Les entreprises qui ont reçu un soutien de l’État pendant la pandémie vivront un cauchemar dans leurs relations publiques et leur communication si elles décident de poursuivre des pratiques courantes pour maximiser leurs bénéfices comme l’évasion fiscale, le sabotage de l’action syndicale ou les licenciements de masse. De nombreux militants demandent déjà aux États d’imposer de rigoureuses normes environnementales aux compagnies aériennes nationalisées. Ces entreprises peuvent se trouver bien plus contraintes à la fin de la pandémie, du fait de la législation et de l’opinion publique.

Mais le plus important est que cette action de l’État ayant pour but de protéger les entreprises nationales fragilise l’idéologie au coeur du capitalisme libéral : l’idée qu’il y a une séparation stricte entre “l’économie” et la politique. Cette théorie affirmant que certains problèmes appartiennent au domaine de “l’économie” et d’autres à celui de la “politique” est une fiction, purement idéologique, qui a été utilisée pour masquer les tensions entre capitalisme et démocratie qui existent depuis l’avènement du suffrage universel. 

Pour un certain nombre d’intellectuels libéraux, certains sujets ne devraient pas faire l’objet du débat public et devraient plutôt être réservés aux soi-disant experts économiques. En réalité, ces intellectuels sont surtout préoccupés par l’idée que les gens revendiquent des mesures radicales pour faire combattre les inégalités, socialiser l’économie et rendre les institutions de l’État plus démocratiques. En prétendant que l’économie est séparée de la politique, et en confinant la prise de décision économique à des espaces technocratiques extérieurs au contrôle populaire, les classes dirigeantes ont largement empêché la formulation de revendications économiques radicales par les travailleurs.

Mais cette séparation entre l’économie et la politique sera difficile à maintenir au vu des interventions de l’État durant la pandémie. Les gens commencent à demander à l’État d’utiliser son contrôle sur des entreprises clés pour développer l’emploi, réduire les inégalités et promouvoir la résilience environnementale. Si ses demandes réussissent et aboutissent, la pression populaire pour des mesures beaucoup plus radicales ne fera que s’intensifier.

Un nouveau monde adviendra, mais lequel ?

Dans la plupart des économies capitalistes marquées par un fort contrôle de l’industrie par l’État, le système politique tend à être autoritaire, ou, au mieux, illibéral. L’autoritarisme est souvent nécessaire pour maintenir le fragile équilibre du pouvoir entre le travail et le capital dans un contexte d’une forte intervention étatique. Cette dérive autoritaire est une conséquence probable de la pandémie et est clairement en cours dans des pays comme les Etats-Unis ou la France.

Cependant, la reconstruction qui suivra la pandémie pourrait aussi être un temps de transformation politico-économique radicale et d’autonomisation de la classe ouvrière, à condition que les socialistes s’organisent mieux qu’ils ne l’ont fait après la crise financière de 2008. De plus, un mouvement socialiste qui parviendrait à prendre le pouvoir étatique serait dans une position bien plus avantageuse après la série de nationalisations en cours, qu’un gouvernement entrant après une décennie de privatisation. Les États capitalistes sont contraints de s’adapter à la plus importante crise économique mondiale depuis des siècles, et ils le font rapidement. Les socialistes doivent s’adapter plus vite.

Hôtel-Dieu, ou comment transformer un hôpital en hôtel de luxe

Hôtel-Dieu de Marseille © Margarita Lukjanska

La crise sanitaire que nous traversons a révélé des hôpitaux au bord de l’effondrement, laminés par des cures d’austérité budgétaire à répétition. Après des décennies de délabrement au service de l’enrichissement privé, et au-delà de quelques mesures de façade et autres distribution de médailles en signe de récompense, il semble essentiel de repenser les services publics. Les services de santé doivent notamment faire l’objet d’une attention particulière, car leur capacité à répondre à des crises comme celle du Covid 19 a été fortement amoindrie. Ils constituent autant d’organes vitaux indispensables au bon fonctionnement d’une société équitable et respectueuse de l’humain. 


Les hôpitaux publics souffrent régulièrement de coupes budgétaires au profit de cliniques privées concurrentielles, jusqu’à parfois disparaître complètement. L’Hôtel-Dieu en est un exemple emblématique. Le terme générique « Hôtel-Dieu » s’est imposé à partir de la fin du Moyen Âge pour désigner l’hôpital principal des grandes villes, établissement charitable placé en général près de la cathédrale, fondé et géré par l’évêque pour accueillir tous les indigents, les infortunés, les vieillards impotents et les malades. S’il fût un temps où l’Hôtel-Dieu était là pour soigner, de nos jours son bâtiment sert d’hôtel de luxe, voire de galerie marchande.

L’Hôtel-Dieu converti en complexe hôtelier de luxe à Lyon et Marseille

Dans les deuxième et troisième ville de France, Lyon et Marseille, l’Hôtel-Dieu a été reconverti en complexe hôtelier de luxe pour le groupe InterContinental Hotels. À Marseille, le bâtiment construit à la fin du XVIIIe siècle a été acheté par la ville en 2007, avant d’être loué pour 99 ans au géant français de l’immobilier AXA Real Estate Investment Managers, qui a investi 120 millions d’euros pour la réhabilitation. Axa REIM a ensuite confié la gestion de l’hôtel, personnel compris, au groupe InterContinental Hotels Group. Après trois ans de travaux, l’ancien Hôpital-Dieu classé monument historique a cédé la place en juin 2013 à un Hôtel Intercontinental cinq étoiles flambant neuf, avec une vue imprenable sur le Vieux-Port.

Fût un temps, l’Hôtel-Dieu était là pour soigner. De nos jours son bâtiment sert d’hôtel de luxe, voire de galerie marchande.

À Lyon, le prestigieux Hôtel-Dieu, fondé au XIIe siècle en bordure du Rhône, est agrandi au XIXe siècle pour abriter près d’un millier de malades. Le premier hôpital lyonnais va connaître lui aussi une profonde transformation, bien éloignée de ses aspirations premières. En septembre 2009, le maire de Lyon Gérard Collomb présente la feuille de route du projet de réhabilitation. Celui-ci « doit permettre l’accueil d’un hôtel de classe internationale (4 ou 5 étoiles) et des services associés (restaurants, centres de remise en forme et de séminaires), l’installation d’activités commerciales (axées sur le design et la décoration), la prise en compte de surfaces dédiées aux activités tertiaires (avocats, banques, assurances…) »[1]. Définitivement fermé, le bâtiment reste désaffecté de 2010 à 2015, avant d’être complètement réhabilité. À la fin des travaux, cet ensemble ouvre enfin ses portes en juin 2019 et le site du flambant neuf Grand Hôtel Dieu de Lyon, invite alors à la flânerie : « Hier hospice, hôpital ou maternité, il brillait par ses techniques médicales à la pointe. Aujourd’hui, c’est un lieu aux multiples facettes, mais toujours tourné vers l’hospitalité. C’est un Hôtel 5 étoiles, un espace de shopping tendance, un parcours imaginé autour de 4 univers traversant dômes, cours et jardins historiques. »

Hôtel-Dieu de Lyon en 1901 © E. de Rolland & D. Clouzet

La disparition programmée du plus ancien hôpital de France à Paris

Situé au cœur de l’île de la Cité, bordant le parvis de Notre-Dame-de-Paris, l’Hôtel-Dieu fondé en 651 par l’évêque parisien Saint Landry, est le plus ancien hôpital encore en activité dans le monde. En mai 2019, un mois à peine après l’incendie de Notre-Dame, l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) annonce par la voix de son directeur général Martin Hirsch céder plus d’un tiers de la surface du patrimoine exceptionnel de l’Hôtel-Dieu au privé. Le promoteur immobilier Novaxia récupère ainsi près de 20 000 m² donnant sur le parvis de Notre-Dame, pour un bail de quatre-vingts ans moyennant 241 millions d’euros[2] – un montant qui semble bien faible au regard du prix du mètre carré dans le quartier – pour y installer des commerces, cafés et restaurants, ainsi qu’un incubateur d’entreprises de santé et, sans doute pour faire bonne figure, une maison du handicap et une crèche[3].  « Nous sommes fous de joie, c’est un lieu mythique, le berceau de Paris » s’enthousiasme le président de Novaxia, Joachim Azan, dans le journal Le Monde.

Plusieurs soignants réclament la réquisition de l’espace encore chauffé et vide pour y installer des lits afin de prendre en charge les patients atteints du Covid-19.

Pour sa part, l’hôpital, qui comptait près de 400 lits il y a une dizaine d’années, en est désormais dépourvu. Plusieurs soignants, dont l’urgentiste Christophe Prudhomme, réclament la réquisition de l’espace encore chauffé et vide (puisque les travaux n’ont pas encore démarré) pour y installer des lits afin de prendre en charge les patients atteints du Covid-19. Pendant ce temps, le service des Urgences vient de fermer ses portes le 15 mars dernier pour ouvrir un centre de dépistage Covid-19, alors qu’il existe d’autres espaces hospitaliers pour cela à Paris. Les malades doivent dorénavant s’orienter vers le service des urgences de l’hôpital Cochin.

La Maire de Paris Anne Hidalgo – pourtant membre du jury avalisant le projet de transformation de l’hôpital – semblait avoir entendu l’appel de l’urgentiste Patrick Peilloux, rejoint par plusieurs personnalités politiques, lorsqu’il lançait un cri d’alarme début avril face à la crise sanitaire en cours : « il faudrait ouvrir immédiatement 500 lits de réanimation et soins continus, soit en ouvrant de nouveau l’hôpital des armées du Val de Grace [lui aussi fermé], soit l’Hôtel-Dieu de Paris ». Elle répondait alors : « Des projets sont à l’étude, je les soutiendrai en intégrant si besoin Hôtel-Dieu et le Val de grâce. »[4] Des projets qui tardent pourtant à se concrétiser en pleine crise sanitaire où le personnel soignant mal équipé s’épuise dans des infrastructures souvent saturées.

 

[1]« Quel avenir pour l’Hôtel-Dieu de Lyon ? », 23 décembre 2010. http://archive.wikiwix.com/cache/?url=http%3A%2F%2Fwww.pointsdactu.org%2Farticle.php3%3Fid_article%3D1448%23chapitre1

[2]Point d’étape sur le projet Hôtel-Dieu, AP-HP, 16 décembre 2019. https://www.aphp.fr/actualite/point-detape-sur-le-projet-hotel-dieu

[3]Les travaux de rénovation étaient censés démarrer en 2020, pour s’achever en 2025. http://novaxia-dev.fr/realisations/hotel-dieu-espace-parvis/

[4]Voir sur le compte Twitter d’Anne Hidalgo : https://twitter.com/Anne_Hidalgo/status/1245372906877652993