Mathieu Slama : « La crise sanitaire finit comme elle a commencé, dans l’arbitraire »

Mathieu Slama © Pablo Porlan pour LVSL

L’essayiste Mathieu Slama est une des figures de l’opposition aux mesures sanitaires. Il souligne toutefois que les critiques dont ces dernières ont fait l’objet ont été captées par les extrêmes et les complotistes, au détriment d’une appropriation politique des questions scientifiques. La « démocratie sanitaire » s’est en effet très largement absentée des débats publics, laissant orphelins les derniers républicains attachés à l’État de droit ou à la souveraineté populaire. Mathieu Slama se revendique de la première filiation, protectrice des libertés individuelles, et alerte contre l’émergence d’une société disciplinaire. Dans son ouvrage Adieu la liberté (Presses de la cité, 2022), il invite à ne pas considérer comme une victoire la liberté retrouvée depuis la fin du passe et de l’obligation de port du masque. La levée des restrictions ne signifie pas nécessairement la fin des dispositifs qui ont été mis en oeuvre pendant la pandémie. Pis encore, la demande croissante de sécurité qui traverse la société pourrait bien légitimer des pratiques de gouvernement de plus en plus autoritaires. Entretien réalisé et édité par William Bouchardon et retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL – Après le pic Omicron en janvier, l’épidémie a fortement reflué et le passe vaccinal et le port du masque viennent d’être levés. On peut y voir un geste électoraliste à l’approche des élections mais le gouvernement répète toujours le même argument selon lequel « c’est le virus qui décide des libertés ». Cela pose la question suivante : toutes ces mesures dites sanitaires sont-elles prises ou supprimées pour des raisons de santé ou faut-il y voir des décisions purement politiques ?

Mathieu Slama – C’est une bonne question. D’abord, la première chose dont on se rend compte, c’est à quel point c’est arbitraire : tout d’un coup le président de la République annonce la fin du passe le 14 mars mais on ne sait pas sur quels critères. C’est le fait du prince. Pourtant, deux jours avant, il y avait eu une audience au Conseil d’État sur un recours pour demander la fin du passe, mené par quelques juristes, comme Paul Cassia. De même la Commission d’enquête du Sénat l’a demandée et le Conseil d’État a dit non. Tout cela symbolise tout ce qu’on vit depuis deux ans : cela finit comme cela a commencé, dans l’arbitraire. Alors qu’on parle de l’une des mesures les plus graves qui aient jamais été prises, les décisions politiques sont prises sans réelles justifications et le droit ne veut plus rien dire. C’est inquiétant qu’il n’y ait plus de base juridique rationnelle, car cela signifie que tout est possible et que c’est le règne de l’arbitraire.

La deuxième chose c’est qu’on savait que l’épidémie reculait et que le virus devenait de moins en moins grave. L’inquiétude que nous devrions avoir c’est qu’au fond pendant deux ans, nous avons brisé tous les tabous et nous avons accepté des choses qui étaient auparavant inacceptables. Surtout, des monstres politiques et juridiques comme le confinement, le masque dans la rue, le passe ont été créés. Ce sont en réalité de nouvelles méthodes de gouvernement. Le passe par exemple, c’est quand même l’idée d’exclure des gens de la vie sociale pour les amener à se comporter comme on veut. On a inventé et normalisé de nouvelles méthodes qui sont maintenant dans la “boîte à outils”, comme le disait une députée LREM. Certains veulent faire entrer le passe dans le droit pour ne plus passer par des lois d’exception. Le passe pourrait bien réapparaître si nous avons une recrudescence épidémique ou sous d’autres formes, pour d’autres crises.

LVSL – Cette normalisation de mesures d’exception est en effet inquiétante. Mais le gouvernement a toujours affirmé qu’il n’y était pour rien et que ses choix étaient contraints par l’épidémie…

M.S. – C’est, de fait, un argument qui a beaucoup été utilisé par le pouvoir, qui a affirmé que c’est le virus qui est liberticide. Mais cela signifie que la politique disparaît ! Depuis deux ans, on nous présente les choses comme s’il n’y avait pas d’autres alternatives et qu’on ne faisait que suivre ce que disent les scientifiques. Sauf que la politique consiste à faire des choix, des arbitrages entre différentes alternatives. Évidemment il faut lutter contre le virus mais il y a aussi d’autres considérations à prendre en compte : des considérations pratiques, éthiques, psychologiques, économiques, sociales, etc. C’est le rôle du politique de filtrer des recommandations scientifiques à l’aune de ces différents critères.

« Évidemment, il faut lutter contre le virus mais il y a aussi d’autres considérations à prendre en compte : des considérations pratiques, éthiques, psychologiques, économiques, sociales, etc. C’est le rôle du politique de filtrer des recommandations scientifiques à l’aune de ces différents critères. »

C’est très inquiétant parce que cela signifie que dans l’urgence, face à une crise, la fin justifie tous les moyens. Le politique peut alors prendre des mesures sans considération éthique. L’évolution est de plus en plus inquiétante : face au terrorisme, des mesures très problématiques ont été mises en place comme des assignations à résidence totalement arbitraires, mais il y avait un débat public. Par exemple sur la déchéance de citoyenneté, beaucoup de Français ont dit qu’il ne fallait pas céder sur nos valeurs, qu’il fallait qu’on reste dans un État de droit. À l’époque, le Défenseur des droits, Jacques Toubon, ancien ministre de l’Intérieur très sécuritaire qui s’est ensuite trouvé une âme de républicain, a fait un travail remarquable. Il disait notamment que la citoyenneté, comme la République, doit être indivisible.

Il y a eu débat sur cette question. Lorsqu’on voit comment ce débat a été évacué pendant la crise sanitaire, il y a lieu de s’inquiéter. Les nombreuses crises qui arrivent vont nous poser des questions d’ordre démocratique. Par exemple, la crise ukrainienne a conduit à la suppression de médias de propagande étrangers (Russia Today et Sputnik ont été interdits, ndlr). Si ces médias posent d’énormes problèmes, cela soulève néanmoins des questions au sujet de la liberté de la presse ou sur le fait que cela a été décidé au niveau européen (en France, seul l’ARCOM, ex-CSA, peut normalement décider de telles interdictions, ndlr).

LVSL – Vous estimez donc que le confinement, le couvre-feu, les passeports ou encore les attestations peuvent revenir, soit à la faveur d’une nouvelle vague de COVID, soit pour d’autres motifs. Vous allez jusqu’à parler de l’émergence d’une « société disciplinaire ». De quoi s’agit-il ?

M.S. – Cette société disciplinaire renvoie à un vieux débat. C’est Foucault qui l’amène dans toutes ses réflexions sur les hôpitaux psychiatriques, les prisons et tous les lieux où la norme se matérialise concrètement. Il étudie comment se construit la norme, comment elle se matérialise, comment certains membres du corps social sont mis en dehors de la société, comment les comportements se normalisent de cette manière. Toute l’idée de Foucault consiste à dire que les sociétés libérales ne l’ont jamais vraiment été et que c’est avec l’avènement des sociétés libérales au XVIIIe siècle qu’apparaissent des techniques disciplinaires modernes. A partir du XVIIIe, on régule de plus en plus les corps, les comportements, les normes etc. Je pense qu’on vit aujourd’hui l’aboutissement de ce processus ; nos vies s’inscrivent de plus en plus dans le droit, le pouvoir peut réguler tous les aspects de nos vies et joue de plus en plus le rôle de distributeur de droits. C’est le grand paradoxe de l’État de droit, même si j’en reste un grand défenseur.

« On a banalisé le QR code, que l’État peut activer ou désactiver, et instauré des systèmes de checkpoint dans les endroits de la vie sociale. Or, cette technologie du QR code permet de réguler les comportements des individus. »

Comment cela peut-il se manifester demain ? Je n’en sais rien. Mais je sais qu’on a banalisé le QR code, que l’État peut activer ou désactiver, et instauré des systèmes de checkpoint dans les endroits de la vie sociale. Or, cette technologie du QR code permet de réguler les comportements des individus. On peut faire toutes sortes de choses avec, ça peut marcher pour les questions de délinquance, de régulation des comportements par rapport à l’écologie… Un rapport de trois sénateurs, assez peu médiatisé, proposait par exemple de désactiver les moyens de paiement ou le permis de conduire (pour ceux qui ne respecteraient pas les règles sanitaires, ndlr). Au Canada, lors du mouvement des « convois de la liberté », le gouvernement a retracé les individus qui avaient fait des dons aux bloqueurs. On se rend compte de ce que peut faire l’État avec la technologie, en désactivant certains aspects de la vie sociale ou des finances d’un individu.

Dans le rapport sénatorial, il y avait une phrase incroyable, qui pour moi, dit quelque chose du tournant que nous vivons : « Si une “dictature” sauve des vies pendant qu’une “démocratie” pleure ses morts, la bonne attitude n’est pas de se réfugier dans des positions de principe. » Ainsi, on relativise la démocratie, on se dit que, finalement, on pourrait s’inspirer de certaines mesures totalement attentatoires à nos libertés prises dans les dictatures. Donc tout est imaginable et c’est ce qui fait peur. Bien sûr, le gouvernement n’a pas de plan de manipulation et il n’y a pas de complot, mais le problème c’est qu’à partir du moment où nous généralisons de nouvelles méthodes, on s’y habitue. Imaginons que demain nous ayons un gouvernement d’extrême-droite : il aurait carte blanche pour sortir de l’État de droit…

LVSL – Pourtant, on entend souvent que la société française est rebelle, que notre peuple est traversé par une sorte d’ethos révolutionnaire, comme nous l’avons vu pendant les gilets jaunes. On aurait donc pu s’attendre à un mouvement social majeur face aux mesures sanitaires. Au contraire, vous estimez que les Français ont avant tout exprimé une demande d’autorité et de fermeté lors de la crise sanitaire. Comment expliquer ce paradoxe ?

M.S. – C’est un peu ce que j’ai cherché à comprendre dans le livre, bien que je n’aie pas totalement réussi. Ce qui est certain, c’est que tous les sondages montrent que les Français sont majoritairement ou très majoritairement en faveur de toutes les mesures qui ont été prises. Le confinement était soutenu par 80 ou 90% des Français au début, le couvre-feu, le masque, le passe. Toutes ces mesures étaient largement plébiscitées. Il faut donc relativiser le discours selon lequel cela a été imposé par le pouvoir. Même si Emmanuel Macron a décidé seul de mettre un passe pour toutes les activités sociales, il savait qu’il allait être approuvé par une majorité de Français.

La question est : pourquoi ? De fait, dans les moments de crise, les Français ont tendance à privilégier la demande de sécurité et de protection par rapport à leurs libertés. Je rappelle dans mon livre un sondage effectué juste après les attentats du Bataclan où 95% des Français étaient d’accord pour des mesures de sécurité très dures, y compris celles qui étaient attentatoires à leur propre liberté et aussi à leur vie privée. Par ailleurs, il est vrai qu’il n’y a eu aucun mouvement d’ampleur contre le confinement en France, contrairement à des pays comme l’Allemagne. Une telle obéissance, surtout à la suite des Gilets jaunes, doit nous interroger. J’ai essayé d’élaborer un concept, qui vaut ce qu’il vaut, pour résumer cela : l’idéologie du safe. En fait, je trouve qu’un paradigme de la sécurité s’est instauré, qui conduit à une surenchère, comme on le voit chez les candidats du centre à l’extrême-droite. Sur la sécurité, face au terrorisme et même sur le climat on voit aujourd’hui que des mouvements réclament des mesures très attentatoires aux libertés. Bien sûr, il est essentiel de se protéger du terrorisme ou du virus, mais encore une fois les principes ne sont pas là pour rien.

« Sur la sécurité, face au terrorisme et même sur le climat on voit aujourd’hui que des mouvements réclament des mesures très attentatoires aux libertés. »

C’est la même chose concernant la liberté d’expression : on est très loin des années 70 libertaires. Ce que les humoristes se permettaient à l’époque est impossible aujourd’hui. De même, quand un rappeur insulte un policier, la droite demande son interdiction. Mais c’est la même chose chez une certaine gauche puritaine, qui veut plus de peines de prison, notamment pour les crimes sexuels et sexistes. Or, si ce sont évidemment des problèmes de fond, la réponse ne peut pas être uniquement sécuritaire. Pourtant, dans les années 1970, la gauche voulait la fin des prisons voire sortir du système judiciaire ! Elle avait toute une réflexion sur la façon de régler les différends en dehors du pénal, elle était pour la liberté des mœurs, contre la censure… Je me sens d’ailleurs assez proche de cette gauche qui disait « interdit d’interdire ».

L’hypothèse que je fais, ce que j’appelle l’idéologie du safe, c’est donc qu’un nouveau paradigme très sécuritaire s’installe à gauche comme à droite. On assiste à un mouvement de fond où, in fine, l’idée de liberté devient menaçante. Cette société qui s’éloigne de nos idéaux républicains m’inquiète.

LVSL – L’opinion publique adhère peut-être en effet à cette idéologie du safe. Mais qu’en est-il des partis politiques, des syndicats, du monde intellectuel, de tous les corps intermédiaires qui auraient pu prendre position sur ces questions de défense des libertés ? Pourquoi ont-ils eu tant de mal à se positionner sur cette gestion de crise ?

M.S. – C’est une vraie question. Les partis politiques ont globalement soutenu les mesures sanitaires. Les syndicats ont eux souligné l’injustice entre ceux qui étaient confinés donc protégés et ceux qui allaient travailler dans les usines ou les supermarchés au début de l’épidémie. Mais dans la deuxième phase, celle du passe, on ne les a pas entendus sur le licenciement des personnes non-vaccinées, alors qu’il y avait des atteintes fondamentales sur le droit du travail. 

En ce qui concerne les intellectuels, il y a eu quelques courageux. Bernard-Henri Lévy, dont on peut penser ce que l’on veut, mais qui connaît l’histoire de la République, a écrit un livre remarquable lors du premier confinement (Ce virus qui rend fou, Grasset, 2021), mais il a ensuite lâché ce combat. Il y a aussi André Comte-Sponville ou Barbara Stiegler (philosophes, ndlr). Mais globalement le monde intellectuel a été silencieux et notamment à gauche. Tous les grands intellectuels comme Alain Badiou, Jacques Rancière, Slavoj Zizek, Noam Chomsky et d’autres n’ont non seulement rien vu mais ont même soutenu les mesures. Par exemple, Badiou disait qu’il n’était pas contre le confinement car cela ne changeait rien au problème central qui était le capitalisme. Chomsky a même dit qu’il fallait isoler les non-vaccinés ! Bref, ils se sont tous plantés. Le seul intellectuel de gauche qui a vu juste c’est Giorgio Agamben (philosophe italien, ndlr), même si je pense qu’il va parfois trop loin.

LVSL – Comment l’expliquez-vous ?

M.S. – D’une part, on pourrait presque dire qu’on a vécu un moment communiste. Les mesures qui ont été prises, au nom du collectif et du bien commun, impliquaient la planification étatique et la solidarité. Or, le principe du communisme est justement d’effacer l’individu devant le collectif. Au contraire, pour moi, la Révolution française et la modernité politique, c’est l’individu. Donc quelque part, idéologiquement, les atteintes aux libertés fondamentales ne dérangent pas les marxistes car c’est au nom du bien commun.

Mathieu Slama © Pablo Porlan pour LVSL

Pourquoi Agamben est-il le grand penseur de l’époque ? Parce qu’il est foucaldien ! Il maîtrise le marxisme comme personne mais ne vient pas de cette culture-là. Il vient plutôt de la gauche critique, qui n’est pas vraiment marxiste, mais plutôt libertaire, qui pense l’individu. C’est pour cela qu’il est obsédé par les normes, parce qu’il refuse cette injonction du collectif. Cette tradition part de Nietzsche, en passant par Deleuze et Foucault. Cela renvoie au célèbre débat entre Foucault et Chomsky dans une université anglo-saxonne : Chomsky fait son grand discours sur la Révolution et Foucault lui rétorque que ce qui importe ce sont les systèmes de pouvoir que le peuple mettra en place une fois qu’il aura triomphé. C’est un discours qui naît dans la bourgeoisie du XVIIIe siècle, qui ne sacralise pas la lutte des classes et se concentre sur les normes et l’individu. Pour moi, cette tradition philosophique et politique foucaldienne, dont Agamben est le représentant actuel, a quasiment disparu. Si on regarde le courant woke par exemple, c’est une mécompréhension de Foucault : Foucault était libertaire, pas puritain ! On se demande où sont les libertaires aujourd’hui…

LVSL – On aurait pu penser que les intellectuels libéraux se seraient mobilisés, non ?

M.S. – Le libéralisme français est inspiré de Raymond Aron. Or, Aron était contre Mai 68. Comment peut-on être libéral et contre Mai 68 ? Mai 68, c’est un cri de libération face aux structures, face à l’étouffement d’une société ultra-normée, ultra-disciplinaire ! En fait, les libéraux français n’ont jamais été libéraux, ils n’ont jamais vraiment été les défenseurs des libertés. Ils défendent la liberté d’entreprendre, mais celle-ci n’a rien à voir avec la liberté des hommes, c’est même antinomique pour moi. Donc il n’est pas si surprenant que des libéraux aient défendu des mesures très liberticides et autoritaires.

« Les libéraux français n’ont jamais été libéraux, ils n’ont jamais vraiment été des défenseurs des libertés. Ils défendent la liberté d’entreprendre, mais celle-ci n’a rien à voir avec la liberté des hommes. »

Ensuite il y a la question managériale, qui pour moi est centrale. Une des explications à ce que l’on a vécu, c’est aussi que l’on vit dans un monde de l’entreprise, dont les valeurs rejaillissent dans toute la société. On le voit par exemple à travers le succès du développement personnel. Ce paradigme du management nous imprègne tous, en particulier les macronistes, qui sont des managers, des cadres, des personnes sans culture politique, républicaine ou démocratique. Donc ils prônent un système managérial où il faut mettre en place des mesures très efficaces à l’aune des critères de performance. C’est l’utilitarisme, le dogme de l’efficacité.

En fait, tout ce qui se passe depuis deux ans, c’est une grande opération de management. Le confinement et le passe sont des outils de management de la population. Le management consiste à amener un salarié à être plus productif et plus efficace à travers des mécanismes pour diriger les comportements. Il y a des versions plus ou moins hard ou soft. Ainsi, on a aussi mis en place des outils de nudge, c’est-à-dire des dispositifs qui nous contraignent en donnant l’impression qu’il n’y a pas de contrainte, que notre décision est souveraine. Un cabinet de conseil en nudge a conseillé le gouvernement par exemple (la BVA Nudge Unit, ndlr). Donc ils ont fait du management de population en oubliant totalement que ce n’est pas ça la politique ! En politique, on ne manage pas, on ne considère pas les citoyens comme des salariés. Ce sont des citoyens qui ont des droits, des systèmes juridiques, des contre-pouvoirs, des principes fondamentaux…

« L’entreprise est une dictature plus ou moins douce. Ce sont des univers, des imaginaires, des habitudes qui nous amollissent d’un point de vue démocratique. »

Mais on ne peut pas accuser les macronistes de tout. Je fais l’hypothèse que si nous avons accepté toutes ces mesures et cet autoritarisme, c’est parce que la plupart d’entre nous sommes des salariés. Or, dans la pensée des libertés, il y a toujours cet angle mort de l’entreprise : en fait un citoyen arrête d’être citoyen dans l’entreprise, il est salarié…

LVSL – C’est ce que disait Jaurès : « La liberté s’arrête aux portes de l’entreprise »

M.S. – C’est exactement ça. Dans l’entreprise on reçoit des ordres, on est soumis à des objectifs de performance, à de la compétition… Bref on n’est plus du tout libre. L’entreprise est une dictature plus ou moins douce. Ce sont des univers, des imaginaires, des habitudes qui nous amollissent d’un point de vue démocratique. Elle nous conditionne à accepter les ordres et les injonctions politiques. Il y a quelques décennies, il y avait des syndicats d’entreprise forts, un rapport de force, cette culture du salarié contre le patron. Aujourd’hui ce n’est plus le cas : les syndicats n’existent pratiquement plus, on a remplacé ça par des psys d’entreprise ! C’est la toute puissance du management.

LVSL – Vous avez mentionné Barbara Stiegler tout à l’heure. Dans son livre De la démocratie en pandémie (Tracts Gallimard, 2021), elle rappelle qu’il n’y a pratiquement pas eu de débat scientifique sur notre gestion de la pandémie, alors même que les professionnels de santé étaient partagés sur les différentes mesures, comme on a pu le voir une fois que des psychiatres ont intégré le conseil scientifique. Comment en sommes-nous arrivés à la quasi-unanimité observée dans les médias depuis deux ans ? Pourquoi est-ce si difficile de débattre politiquement des questions scientifiques ?

M.S. – C’est une vraie question, que j’aborde néanmoins assez peu dans mon livre. Je pense que les médias ont été terrorisés par la désinformation et que beaucoup se sont dit qu’il fallait faire très attention, car il y aurait des morts à la clef. Il y a eu cette espèce de réflexe d’affirmer : « On va donner la parole à des scientifiques qui sont validés, qui vont dans le sens de la protection maximum. » Cela a fait émerger des figures scientifiques qui sont devenues des sortes de prophètes médiatiques, des oracles qui ont toujours adopté des positions très dures. Nous avons besoin de paroles scientifiques. Cependant, lorsqu’ils commencent à dire qu’il faut un confinement ou un passe, ce n’est pas une parole scientifique mais politique. Par exemple, lors d’un débat face à Karine Lacombe, je lui ai dit que je la respectais énormément en tant que scientifique, mais qu’elle outrepassait ses compétences lorsqu’elle se prononçait sur ces questions. C’est aussi une déformation professionnelle car ils voient tout par la lorgnette sanitaire et n’ont pas forcément conscience des autres aspects.

D’autre part, et c’est peut-être encore plus grave, l’opposition s’est retrouvée, au fond, soit chez les extrêmes, soit chez les complotistes. Ces derniers étaient évidemment minoritaires, mais dans l’opposition médiatique, ce sont eux que nous avons entendus. Le problème c’est qu’il n’y avait plus vraiment d’opposition crédible, raisonnable, audible, qui ne soit pas dans l’hystérisation mais dans un discours rationnel. D’ailleurs, il s’agissait de gens souvent très hypocrites et très opportunistes, tel Florian Philippot, qui demandait de durcir le premier confinement. Comment peut-il ensuite être crédible sur la défense des libertés ? Surtout que c’est quelqu’un qui propose par ailleurs des mesures tout à fait attentatoires à l’Etat de droit sur la sécurité ou l’immigration. Je ne critique pas tous les opposants aux mesures, mais ceux que nous avons entendus, comme Philippot, Dupont-Aignan, Asselineau ou l’avocat Fabrice di Vizio, n’étaient pas cohérents et étaient les plus mauvais. Ce kidnapping de la question des libertés par les extrêmes a rendu le sujet inaudible. Pour moi, cela explique beaucoup l’incapacité de l’opposition à se faire entendre.

« Les opposants que nous avons entendus n’étaient pas cohérents et étaient les plus mauvais. Ce kidnapping de la question des libertés par les extrêmes a rendu le sujet inaudible. »

Il suffisait pourtant qu’il y ait des paroles censées qui ne soient pas anti-vaccin. Comte-Sponville et moi-même avons été invités par exemple. François Ruffin (député LFI de la Somme, ndlr) et François-Xavier Bellamy (eurodéputé LR, ndlr) ont pris des positions courageuses et modérées, censées, argumentées. Je pense aussi à Charles Consigny (avocat, ndlr), représentant d’une droite modérée et républicaine, attachée aux libertés. Dommage qu’il n’y en ait pas eu plus, qu’il y ait eu une certaine lâcheté des modérés. Je pense donc que c’est un peu facile d’incriminer les médias, il suffisait qu’il y ait une parole sérieuse. 

LVSL – Vous évoquiez la tribune de François Ruffin et François-Xavier Bellamy contre le passe sanitaire. Ces manifestations en plein été 2021 ont tout de même constitué un tournant : pour la première fois depuis le début de la crise, une forte opposition s’est exprimée. Comment analysez-vous ce mouvement et son échec ?

M. S. – C’est complexe à expliquer. S’il y a eu un émoi, certes minoritaire, mais qui a poussé des dizaines de milliers de gens dans la rue en plein été, je pense que c’est notamment car le passe représente une rupture d’égalité, alors que le confinement, le couvre-feu, les fermetures de commerce s’appliquaient à tous. Le fait que ce tabou a été brisé et qu’on exclut ceux qui ne voulaient pas se faire vacciner a choqué beaucoup de monde, y compris des vaccinés.

Ensuite, cela s’est accompagné d’un discours incendiaire de la part du gouvernement, qui a traité les non-vaccinés d’irresponsables et en a fait les coupables d’un potentiel reconfinement. Cette stratégie de bouc émissaires, totalement assumée, a mis de l’huile sur le feu. Le gouvernement voulait visiblement envenimer les choses, pour ensuite accuser les manifestants anti-passe d’être des excités ou des antisémites, qui existaient bien sûr, mais étaient très minoritaires. Cela a marché, même si on voyait des différences entre les jeunes et les personnes âgées. 

Dans les manifestations, il y avait de tout. Mais dans les sondages, on voyait un clivage générationnel, au sens où les jeunes étaient moins favorables au passe et plus favorables aux manifestants que les personnes âgées. C’est assez simple à expliquer : évidemment les plus âgés sont plus à risque face au virus, ont moins de vie sociale, et puis plus on est âgé, plus on est conservateur et on veut de l’ordre. On voit d’ailleurs que l’électorat de Macron et des Républicains est quand même assez âgé. Ce n’est pas très étonnant que ce clivage entre partisans de l’ordre et défenseurs de la liberté se retrouve d’un point de vue générationnel. Cela représente-il un espoir, au sens où la jeunesse aurait réalisé qu’elle peut tout perdre très rapidement, que l’État peut à peu près tout faire, y compris les enfermer ? Je l’espère, mais je ne suis pas sûr que c’est ce à quoi on assiste actuellement. On a été libéré gracieusement par le pouvoir et les gens vont passer à autre chose.

« Certains disent qu’il n’y a pas eu assez de démocratie, mais s’il y avait un référendum, on aurait eu la même chose ! »

De manière générale, il faut revenir à la question centrale, qui est la demande d’autorité. Certains disent qu’il n’y a pas eu assez de démocratie, mais s’il y avait un référendum, on aurait eu la même chose ! C’est là où la République est importante. La République c’est bien sûr la souveraineté populaire, mais aussi l’État de droit, les principes fondamentaux, la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen. La liberté, c’est le cœur de la République, c’est le premier des droits imprescriptibles de l’homme. Même Clémenceau, qui a pourtant été très dur, disait que la République, c’est la protection des libertés et que l’autorité ne peut être que la garantie du droit à la liberté des citoyens. De même, Rousseau disait que le contrat social consiste à « forcer les hommes à être libres ». Pour moi, la République c’est ça, c’est le contraire du populisme démagogique. La République naît de la rupture avec l’Ancien Régime et l’arbitraire. L’idée républicaine consiste à poser des règles pour l’empêcher, en se fondant sur l’individu, la citoyenneté, les droits fondamentaux. Donc, par exemple, si le peuple veut des caméras de surveillance ou des policiers partout, l’État de droit doit lui dire non.

Mathieu Slama © Pablo Porlan pour LVSL

Or, les contre-pouvoirs n’ont pas fonctionné, ils n’ont pas su nous protéger de l’arbitraire du pouvoir. Il faut se demander pourquoi. Mon explication, c’est qu’aujourd’hui il n’y a plus de républicains. Les institutions ne fonctionnent qu’à condition qu’il y ait des hommes derrière qui sont attachés à ce que ces institutions représentent. Quand on voit les scores de l’extrême-droite ou de la droite sécuritaire que défend Valérie Pécresse, c’est inquiétant. De même, je débattais récemment avec un professeur de droit spécialiste des libertés et des droits fondamentaux, qui défendait le passe, et il a dit quelque chose qui m’a profondément frappé : selon lui, le principe de la République, c’est le primat du collectif sur l’individu. Pour un spécialiste des droits de l’homme, c’est une aberration philosophique et politique ! Il semble qu’il n’y ait plus de vigie aujourd’hui.

LVSL – Votre livre aborde assez peu le rôle joué par le progrès technologique dans cette crise sanitaire. Ainsi, on peut se demander si le confinement aurait été autant respecté si l’épidémie avait eu lieu il y a dix ans, alors qu’internet était beaucoup moins développé qu’aujourd’hui. De même, le chercheur Félix Tréguer a par exemple évoqué une forme de « solutionnisme technologique » dans les réponses apportées à la crise par le gouvernement, c’est-à-dire une sorte de foi dans des dispositifs techniques : les applis de tracing, le passe sanitaire, l’école en ligne… Comment analysez-vous l’impact du progrès technologique dans la crise sanitaire ?

M. S. – Effectivement c’est moins mon sujet, mais il y a une réflexion à avoir sur cette question. Frédéric Taddeï (animateur de débats à la télévision, ndlr) me disait quelque chose de très juste à ce sujet : il y a 20 ou 30 ans, ce que nous avons vécu n’aurait pas été possible, parce que le télétravail n’existait pas. Tout cela a été rendu possible par le monde capitaliste moderne. Finalement tous ces outils qui étaient censés nous libérer, et qui peuvent nous libérer, peuvent aussi nous asservir. Finalement, la technique n’est qu’un moyen supplémentaire qui permet au pouvoir de faire appliquer ses injonctions. Le passe par exemple n’est possible que grâce à la technique du QR code. On sait aussi que l’État a les moyens de surveiller tous les citoyens, jusque dans leur vie privée. Donc la technique donne au gouvernement des possibilités de discipline infinies. Par ailleurs, elle rend les gens plus à même d’accepter ces injonctions puisqu’elle adoucit les effets de la privation de liberté. 

« Des mesures très archaïques comme le confinement ou la ségrégation s’inscrivent dans une modernité technologique et économique. »

Ce qui est également frappant, c’est que ces technologies ont émergé dans les régimes capitalistes occidentaux. Le QR code par exemple n’est pas une invention chinoise, mais vient du monde de l’entreprise et du management. Le premier pays à avoir instauré un passe, c’est Israël, qui est un pays occidental. On pourrait aussi aller plus loin et évoquer l’hygiénisme qui est aussi un produit de la modernité occidentale, même si la Chine fait de même. C’est intéressant de se dire que des mesures très archaïques comme le confinement ou la ségrégation s’inscrivent dans une modernité technologique et économique.

En fait, le solutionnisme technologique est une sortie du politique. C’est une forme d’utilitarisme ou de managérialisme, puisqu’on met en place des technologies considérées comme plus efficaces. Bien sûr, cela peut être efficace, mais la politique ce n’est pas ça. La politique consiste à arbitrer entre de grands principes, c’est ce que Max Weber appelait la « guerre des Dieux ». S’en remettre à une technocratie managériale, c’est le contraire. 

On voit d’ailleurs que les macronistes, les sociaux-démocrates et les néolibéraux plus largement, adorent les termes de « pédagogie » et « d’acceptabilité ». Selon eux, il faut de la pédagogie car les gens comprennent mal. C’est Barbara Stiegler qui résumait cela dans son livre Il faut s’adapter (NRF essais, Gallimard, 2019). Jacques Rancière avait une très bonne formule qui résumait également cet impératif néolibéral : « La société se représente ainsi à la manière d’une vaste école ayant ses sauvages à civiliser et ses élèves en difficulté à rattraper », c’est-à-dire qu’il y a les bons élèves et les mauvais élèves et qu’il faut discipliner les mauvais. On l’a vu avec les non-vaccinés, qui sont présentés comme des gens qui n’ont pas compris et qui doivent rentrer dans le rang. On essaie même pas de réfléchir, de leur parler comme à des adultes, on en revient à l’ordre moral, à un puritanisme avec des gentils et des méchants. Donc ce solutionnisme technologique rejoint la question du managérialisme, d’autant plus quand ce sont des chefs d’entreprise qui nous dirigent…

J’en viens parfois à regretter les professionnels de la politique, cumulards et corrompus, mais qui avaient au moins une culture politique. Nous avons aujourd’hui en responsabilité des gens qui ne savent plus ce qu’est la République et qui sont autoritaires sans même le savoir. J’ai beaucoup débattu avec les macronistes, ils ne sont pas mal intentionnés, mais ils ne se rendent pas compte des ruptures qu’ils introduisent. Beaucoup d’entre eux ne voient pas le problème avec la répression des Gilets jaunes, le fait d’entourer les manifestations de policiers, les gardes à vue préventives, les états d’exception…

LVSL – Globalement, votre livre est assez pessimiste sur l’avenir de nos libertés. Comment pensez-vous que nous pourrions repolitiser cette question de la liberté ? Comment faire en sorte que la culture républicaine ou celle de Mai 68, dont vous vous réclamez, retrouvent un écho auprès des citoyens ?

M.S. – Il nous faut une inspiration démocratique. Le mouvement des Gilets jaunes était critiquable à certains égards, mais il a montré qu’il y avait un désir de plus de démocratie. De fait, une démocratie sans mouvements sociaux, sans résistance à des mesures estimées injustes, ce n’est plus vraiment une démocratie, encore moins un pays libre. Ce type de résistance est un indicateur de la vitalité démocratique. On dit beaucoup que les gens ne votent plus, personnellement je trouve cela très bien, cela veut dire qu’ils refusent le système tel qu’il est. Le RIC est une piste intéressante mais à une seule condition : qu’il ne soit jamais contraire à la constitution. C’est mon anti-populisme.

Deuxièmement, la priorité c’est de rétablir l’État de droit. Quand on voit la nomination de Jacqueline Gourault (ministre de la Cohésion des territoires, ndlr) au Conseil constitutionnel ce n’est pas possible. Il faut que ce soit des personnes irréprochables, des grands experts, de grands juristes, comme Jacques Toubon. Je n’ai pas la solution mais il faut le réformer. Quant au Conseil d’État, je crois que c’est peine perdue. Il faut aussi rendre beaucoup plus difficiles les états d’urgence ou d’exception. Je ne suis pas juriste mais j’estime qu’il faut un congrès pour rendre cet état beaucoup plus compliqué, en créant des mécanismes de dialogue démocratique. Sur la liberté d’expression, il faut sortir des lois liberticides, il faut une liberté totale. Il faut peut-être renforcer la loi de 1881 sur les métiers de la presse avec une spécialité réseaux sociaux pour que les traitements soient plus rapides, mais les plateformes ne doivent rien censurer. De même, en matière de sécurité, je suis contre le fait que les policiers demandent la carte d’identité – les Anglais n’en ont pas de carte d’identité d’ailleurs.

Pour résumer, il faut renforcer les contre-pouvoirs. Aujourd’hui la séparation exécutif-législatif, qui est au cœur de la séparation des pouvoirs et est censée nous protéger de la dictature, n’existe plus. Quand l’exécutif n’est plus séparé du législatif, Carl Schmitt (juriste et philosophe, ndlr) dit que c’est une dictature. Cela implique-t-il de la proportionnelle ? Je ne sais pas. En Allemagne par exemple, ce sont des coalitions qui gouvernent, cela évite l’autoritarisme. Faire renaître un esprit démocratique ou un attachement à la liberté ex nihilo est un vœu pieux, mais par contre renforcer l’État de droit est possible. Il suffit d’une volonté politique. Même si cela peut être très impopulaire, sur les questions d’insécurité par exemple.

Adieu la liberté, essai sur la société disciplinaire.

Mathieu Slama

Les Presses de la Cité, janvier 2022.

20 €.

Présidentielle : vers un clivage liberté / sécurité sanitaire ?

À l’automne dernier, on pensait la crise sanitaire enfin terminée grâce à la vaccination quasi-générale. Mais voilà que le sujet est une nouvelle fois revenu sur le devant de la scène à la suite des déclarations du chef de l’État et des débats autour du passe vaccinal. En choisissant de cliver autour du vaccin, Emmanuel Macron espère serrer les rangs derrière lui et affaiblir ses adversaires politiques, quitte à faire monter encore le niveau de tension. Si cette stratégie peut fonctionner, elle n’en demeure pas moins fragile, à condition pour les opposants de proposer un plan alternatif face au virus.

Après plus d’un an de confinements et de couvre-feux à répétition, puis six mois de vie contrainte au passe sanitaire, la patience des Français n’a pas cessé d’être mise à l’épreuve. Mais, bon an, mal an, la crise sanitaire semblait progressivement s’éloigner il y a encore un mois. En témoignait la campagne présidentielle, centrée autour d’enjeux plus traditionnels : identité, pouvoir d’achat, environnement, sécurité… Jusqu’à ce que le variant Omicron ne se propage et que le gouvernement ne décide de renforcer encore la pression sur ceux qui refusent les injections régulières de vaccin.

Dans un contexte de crise de nerfs provoquée par la cinquième vague, les quelques millions de non-vaccinés, d’ores-et-déjà fortement hostiles à Emmanuel Macron, étaient une cible parfaite.

Sur fond de records de contaminations, la tension politique est fortement montée à partir de l’annonce, au début des vacances de Noël, de la transformation du passe sanitaire en passe vaccinal et de la réduction de la durée entre les doses de vaccin. À la rentrée, les débats houleux à l’Assemblée nationale et les déclarations du président de la République, annonçant vouloir « emmerder » les non-vaccinés « jusqu’au bout » et considérer que « les irresponsables ne sont plus des citoyens », ont achevé de polariser le débat politique autour des questions sanitaires. Désormais, il est vraisemblable que l’élection présidentielle doive en grande partie se jouer sur cet enjeu.

Le « camp de la raison » contre les complotistes ?

Comme cela a été remarqué par la plupart des observateurs de la vie politique, les propos du chef de l’État ont été mûrement réfléchis. En effet, dans un contexte de crise de nerfs provoquée par la cinquième vague, les quelques millions de non-vaccinés, d’ores-et-déjà fortement hostiles à Emmanuel Macron, étaient une cible parfaite. Une bonne partie de l’électorat, principalement les plus âgés, les voient en effet comme les responsables des contaminations et de la surcharge des hôpitaux. En focalisant l’attention sur cette minorité de citoyens, le gouvernement réalise d’ailleurs un autre coup politique : éviter d’aborder la question de la destruction de l’hôpital, du caractère liberticide des mesures prises au nom de la santé et des nombreux ratés et mensonges qui ont caractérisé sa « stratégie » depuis deux ans.

Sur le fond, l’opprobre quotidienne des non-vaccinés n’a pourtant pas lieu d’être. D’abord, en ce qui concerne les contaminations, les vaccinés propagent tout autant le virus que les non-vaccinés, d’autant plus que ces derniers sont déjà largement exclus de la vie sociale. Par ailleurs, si des centaines de milliers de personnes sont testées positives chaque jour, les formes graves sont beaucoup moins fréquentes qu’auparavant, à la fois en raison du vaccin et de la dangerosité bien plus faible du variant Omicron. Comme le soulignait par exemple récemment le journaliste David Pujadas, alors même qu’Omicron se diffuse tous azimuts, les décès et les réanimations augmentent peu, tandis que la durée d’hospitalisation chute. Enfin, comme l’expliquent de nombreux soignants, la surcharge des services de santé était antérieure au Covid et s’explique surtout par les politiques d’austérité et le manque de personnel, phénomène qui s’est singulièrement aggravé ces derniers mois. Dès lors, si les non-vaccinés sont évidemment plus susceptibles de finir à l’hôpital, il s’agit là d’un risque personnel et les accuser d’être les seuls responsables de l’engorgement des hôpitaux est tout à fait mensonger.

Ces éléments permettent d’ailleurs de comprendre la position du gouvernement sur l’obligation vaccinale. Après tout, si les non-vaccinés sont si dangereux, pourquoi ne pas rendre le vaccin obligatoire ? À cette question, les macronistes rétorquent que les sanctions seraient trop compliquées à mettre en œuvre, ce qui rendrait la mesure inopérante en pratique. Or, au regard de la grande créativité en matière de mesures répressives durant ce quinquennat, des appels odieux à refuser de soigner les non-vaccinés ou encore des amendes bientôt en vigueur pour ces derniers en Grèce (100 euros/mois) et en Autriche (600 euros tous les trois mois), cette réponse paraît peu convaincante.

Le pouvoir a besoin des non-vaccinés, du moins jusqu’à l’élection présidentielle.

Ainsi, tout porte à croire que le pouvoir en place a besoin des non-vaccinés, du moins jusqu’à l’élection présidentielle. La stratégie mise en place actuellement rappelle d’ailleurs celle observée durant le mouvement des gilets jaunes, où Emmanuel Macron avait focalisé l’attention sur les violences d’une infime minorité de casseurs pour justifier la répression et éviter de répondre aux demandes de justice fiscale et de démocratie directe, populaires dans l’opinion. Comme il y a trois ans, l’usage d’un vocabulaire très violent et l’instauration de mesures qui accroissent la colère (répression policière à l’époque, passe vaccinal aujourd’hui) permet d’envenimer la situation afin que des violences décrédibilisent les contestations et permettent au Président de se poser en chef du parti de l’ordre. Et qu’importe si cela conduit à des menaces de mort sur des parlementaires ou à des attaques contre des pharmacies ou des centres de vaccination…

Des oppositions désemparées ?

En plus de servir d’écran de fumée pour cacher l’état de l’hôpital, le passe vaccinal vise également à fracturer les oppositions. En effet, étant donné que son socle électoral est faible, Emmanuel Macron a besoin d’affaiblir autant que possible ses concurrents pour la présidentielle. Or, si les électeurs macronistes soutiennent à une large majorité le passe vaccinal (89% selon un sondage IFOP conduit les 4 et 5 janvier), ce n’est guère le cas chez les autres formations politiques. De manière générale, deux groupes émergent : celui des électeurs socialistes et républicains, plutôt en accord avec la politique actuelle (respectivement 71% et 72% pour le passe vaccinal), et celui des électorats de la France Insoumise (opposé à 72%) et du Rassemblement National (contre à 58%), qui rejettent majoritairement le passe. Quant à EELV, les enquêtes d’opinion indiquent une très forte division sur le sujet, avec environ 50% des sympathisants de Yannick Jadot dans chaque camp.

En semant la zizanie, Emmanuel Macron semble avoir réussi à torpiller la candidature de Valérie Pécresse, qui vise le même électorat que lui.

À ce titre, les débats enflammés à l’Assemblée nationale ont permis d’observer la difficulté dans laquelle se trouvent les oppositions. Ainsi, le groupe socialiste, qui défend depuis plusieurs mois l’obligation vaccinale, s’est retrouvé très fracturé lors du vote : 7 de ses députés ont voté pour, 10 ont voté contre et 3 se sont abstenus. De même, alors que Valérie Pécresse avait déclaré que son parti « ne s’opposerait pas au passe », les votes des députés LR se sont dispersés en trois blocs quasi-équivalents : 28 pour, 24 contre et 22 abstentions. Des divisions internes qui promettent de durer avec l’examen de la loi au Sénat, qui s’ouvre lundi 10 janvier, où la droite est majoritaire, et suite à la proposition du député LR Sébastien Huyghe d’instaurer une « franchise médicale particulière pour les non-vaccinés ». En semant la zizanie, Emmanuel Macron semble donc avoir réussi à torpiller la candidature de Valérie Pécresse, qui vise le même électorat, plutôt âgé et aisé, que lui.

Si cette opération de déstabilisation a bien fonctionné auprès des deux partis historiques, la France Insoumise et le Rassemblement National ont eux clairement choisi l’opposition au passe. Toutefois, alors que les députés insoumis se sont illustrés par des propositions alternatives en matière sanitaire (grand plan pour l’hôpital public, gratuité du masque FFP2, installation de purificateurs d’air et de capteurs CO2 dans les écoles…), le parti de Marine Le Pen s’est contenté de dénoncer la politique gouvernementale sans proposer une autre voie. Des nuances complètement ignorées par la majorité LREM, qui a immédiatement accusé les deux partis d’irresponsabilité et de sympathie à l’égard des antivax, sans preuves à l’appui. Le discours du gouvernement est donc désormais bien rodé : selon eux, La République en Marche représente le camp de la raison scientifique, tandis que ses adversaires sont soit trop divisés pour pouvoir prétendre gouverner le pays, soit caractérisés par un complotisme qui les décrédibilise quasi-immédiatement.

Une stratégie payante ?

Cette tactique sera-t-elle efficace pour remporter l’élection ? Il est encore trop tôt pour le dire. Selon les sondages, le passe vaccinal partage aujourd’hui la population française en deux moitiés égales, l’une opposée, l’autre favorable. Si des différences apparaissent suivant le secteur d’activité (les commerçants et artisans étant largement opposés au passe) ou le niveau d’éducation (les diplômés du supérieur y étant plus favorables que les autres), la position des Français sur le passe, et plus généralement les mesures « sanitaires », dépend surtout de l’âge. Ainsi, d’après un sondage de IFOP, seuls un tiers (33%) des 18-24 ans sont favorables au passe vaccinal, contre 69% des 65 ans et plus, avec une hausse corrélée à l’âge pour les tranches intermédiaires. Cet impact déterminant de l’âge, également visible dans une enquête sur la réaction des Français aux propos du Président à l’égard des non-vaccinés, s’explique assez facilement : les plus âgés, plus menacés par le virus, ont tendance à approuver une mesure présentée comme protectrice, alors que les jeunes, qui courent moins de risques et ont une vie sociale plus intense, se considèrent plus facilement « emmerdés ».

Or, malgré de multiples tentatives de communication pour séduire les jeunes (vidéo avec McFly et Carlito, compte TikTok, affiches à la Netflix…), Emmanuel Macron mise avant tout sur le vote des retraités, chez qui l’abstention est faible et la demande de stabilité et d’ordre élevée. Dès lors, la stratégie du gouvernement semble très bien calibrée pour attaquer Valérie Pécresse, dont l’électorat est en grande partie composé de personnes âgées. À l’inverse, la position de la France insoumise, outre qu’elle s’articule autour du primat de la liberté sur la sécurité, peut aussi se lire comme une tentative de séduction des jeunes, chez qui Jean-Luc Mélenchon réalise généralement ses meilleurs scores. Pour les autres candidats, la gêne que suscite ce clivage liberté/sécurité sanitaire les conduit à changer de thématique, en espérant mettre leurs enjeux favoris au centre du débat. C’est notamment le cas d’Éric Zemmour, qui, bien qu’opposé aux mesures actuelles, reste très silencieux sur le sujet, préférant parler d’islam, d’immigration ou d’identité. Comme il l’a récemment déclaré à des militants, le candidat d’extrême-droite y voit en effet « un piège d’Emmanuel Macron » afin de « voler l’élection ».

Étant donné combien la population est partagée entre les opposants aux mesures et les inquiets du Covid, seul un discours global sur une politique alternative de santé publique sera en mesure de convaincre largement.

Plus généralement, s’il est maintenant certain que l’enjeu sanitaire sera au cœur de cette campagne présidentielle, la perception des Français sur la crise sanitaire devrait encore évoluer fortement dans les trois prochains mois. Les records de contamination finiront-ils par démontrer l’inefficacité du passe à ceux qui le voyaient comme un bon outil ? Le fait qu’une grande partie de la population aura été touchée par le virus sans formes graves conduira-t-elle à relativiser sa dangerosité ? Quel pourcentage de vaccinés refuseront la troisième dose ? La stratégie du tout-vaccin sera-t-elle remise en cause au profit d’une panoplie de mesures, mobilisant notamment les récents traitements développés contre le Covid ? Autant de questions qui se poseront inévitablement et dessineront d’autres clivages que celui que le gouvernement cherche à instaurer en fonction du statut vaccinal.

Ainsi, il est possible que le calcul du gouvernement se retourne contre lui d’ici les élections d’avril, si les électeurs réalisent que les mesures mises en place, et en particulier le passe vaccinal, n’ont qu’une très faible plus-value sanitaire. Et s’il est encore trop tôt pour dire quel candidat bénéficierait le plus d’un tel retournement de situation, il est certain que, pour rassembler une majorité, les différents partis en compétition devront éviter toute action ou parole qui puisse les faire passer pour des antivax, faute de finir avec un score similaire à celui de Florian Philippot. Par ailleurs, étant donné combien la population est partagée entre les opposants aux mesures et les inquiets du Covid, seul un discours global sur une politique alternative de santé publique sera en mesure de convaincre largement. Avec 70% des Français estimant que le Ségur de la santé n’a pas été suffisant (contre seulement 17% qui pensent l’inverse), la question de l’avenir du service public hospitalier constitue par exemple un angle d’attaque pour la gauche face aux tenants de l’austérité et de l’immigration zéro. Voilà peut-être la ligne politique permettant de réunir enfin la protection des libertés fondamentales et l’impératif de santé publique.

« Les États jouent le rôle de mécènes du capital » – Entretien avec Paolo Gerbaudo

Joe Biden et Boris Johnson au G7 de Carbis Bay (UK). © Number 10

Les poussées populistes des années 2010 et la crise du COVID ont-elles sonné la fin du néolibéralisme ? S’il reste prudent, le sociologue Paolo Gerbaudo constate un retour en force de l’État, des plans de relance aux mesures sanitaires en passant par le retour de la planification. Mais au bénéfice de qui ? À l’aide d’une vaste littérature de théorie politique, son essai The Great Recoil. Politics after populism and pandemic (Verso Books, 2021) décrit finement la recomposition politique en cours et les visions antagonistes du rôle de l’État de la gauche socialiste et de la droite nationaliste. Selon lui, si la gauche souhaite parvenir au pouvoir, elle doit renouer avec le patriotisme inhérent à son histoire et ne pas avoir peur du protectionnisme économique. Entretien réalisé, traduit et édité par William Bouchardon.

LVSL – Votre livre s’articule autour de ce que vous appelez un « Grand recul » du néolibéralisme et de la mondialisation, qui ont été hégémoniques depuis les années 1980. A sa place, vous affirmez qu’un nouveau Zeitgeist (« esprit du temps » en allemand, ndlr) est en train d’émerger, vous parlez de « néo-étatisme ». Quelles sont les raisons qui expliquent ce changement d’hégémonie ? 

Paolo Gerbaudo – Le « Grand recul » est le moment où le capitalisme néolibéral atteint ses limites ultimes, tant économiques que politiques et écologiques. Ce rebondissement est le résultat net du succès même du projet néolibéral et de la manière dont il a intégré toujours plus de marchés et de pays dans son giron. Cependant, comme toute ère idéologique, le néolibéralisme tend à un moment donné à épuiser son élan initial et à se heurter à ses propres contradictions. Cela ouvre à son tour la voie à l’émergence d’un nouveau consensus, qui englobe l’ensemble de l’espace politique et imprègne tous les acteurs politiques, qui doivent se positionner par rapport à ce discours dominant.

Ce « Grand recul » est une réponse de la société au stress produit par la mondialisation néolibérale, sous la forme d’une exposition à des forces économiques incontrôlables, de l’agoraphobie, de la peur de l’ouverture, de cette peur d’être à découvert, sans défenses contre des forces qui échappent visiblement à tout contrôle politique. En bref, il s’agit du sentiment d’être l’objet de la politique plutôt que le sujet de la politique. Cela conduit à un réajustement du sens commun qui est le plus visible au sein du mainstream

« Les représentants du capitalisme mondial abandonnent certains dogmes du néolibéralisme et s’approprient certaines formes d’interventions étatiques. Mais leur objectif est plus de sauver le capital de lui-même que de changer le système économique. »

Même les défenseurs du néolibéralisme et de l’austérité font aujourd’hui des concessions sur la nécessité d’équilibrer les excès de l’économie de marché, et font une embardée dans la direction opposée. On peut citer l’exemple de Joe Biden, qui a eu une longue carrière de démocrate centriste et modéré, mais qui a lancé un important programme d’investissements publics. Mario Draghi (Premier ministre italien non élu, à la tête d’un gouvernement technocratique, ancien président de la BCE, passé par Goldman Sachs, ndlr) est un autre exemple, il parle maintenant de « bonne dette ». Les représentants du capitalisme mondial abandonnent donc certains dogmes du néolibéralisme et s’approprient certaines formes d’interventions étatiques. Mais leur objectif est plus de sauver le capital de lui-même que de changer le système économique. 

LVSL – Cette fin du néolibéralisme a si souvent été annoncée, notamment après la crise de 2008, que beaucoup de gens peuvent être assez sceptiques. Vous nous avez donné quelques exemples de ce retour de l’État, mais le cas de Biden semble également montrer les limites de cette nouvelle ère idéologique : il a signé un grand plan d’investissements dans les infrastructures de 1000 milliards de dollars, mais le « Reconciliation Bill », qui est plus axé sur les dépenses sociales, est toujours bloqué par le Sénat américain. Finalement, n’assistons-nous pas à une intervention plus forte de l’Etat dans certains secteurs de l’économie, afin de soutenir le capital – ou des sections du capital – mais pas à un retour d’un Etat-providence qui protège les travailleurs ?

P. G. – La théorie marxiste de l’État et les travaux de Louis Althusser, Ralph Miliband ou Nikos Poulantzas nous apprennent que l’État que nous connaissons est un État capitaliste. C’est donc un État qui vise à reproduire les mécanismes de l’économie capitaliste. Plus précisément, nous sommes entrés depuis un certain temps dans un capitalisme monopolistique, par opposition à un capitalisme plus concurrentiel qui existait en partie au début de la mondialisation. Aujourd’hui, il existe d’énormes concentrations de pouvoir et d’argent dans de nombreuses industries : Big pharma, Big tech, les médias, la fabrication de microprocesseurs… Les secteurs stratégiques de notre économie sont marqués par d’énormes niveaux de concentration. Il suffit de penser à Jeff Bezos et Elon Musk, qui se battent pour être l’homme le plus riche du monde et sont des démonstrations des concentrations grotesques de ressources qui existent dans nos sociétés. Dans ce contexte, le rôle de l’État est de soutenir le capital, et en particulier le capital monopolistique, c’est-à-dire de protéger le butin des vagues précédentes d’accumulation capitaliste qui ont constitué les empires d’aujourd’hui.

Comme vous le dites, ce néo-étatisme capitaliste permet certaines choses et en interdit d’autres. Le projet de loi sur les infrastructures a été approuvé parce qu’il était dans l’intérêt des grandes entreprises, puisqu’il signifie des profits pour les entreprises de construction. Au contraire, les mesures sociales n’ont pas d’utilité directe pour le capital. Par exemple, les congés maternité et les congés maladie, que nous considérons comme acquis dans des États-providence comme la France, l’Italie ou le Royaume-Uni, ne sont pas des droits statutaires nationaux aux États-Unis ! Cette composante de dépenses sociales du programme de Biden a jusqu’à présent été entravée par des centristes tels que Joe Manchin et Kyrsten Sinema, qui sont financés par de grandes entreprises et se sont opposés aux mesures qui réduiraient le coût des produits pharmaceutiques.

Pour en savoir plus sur les combats internes au parti démocrate sur le projet de Reconciliation Bill promis par Biden, lire sur LVSL l’article de Théo Laubry : « L’aile gauche démocrate, dernière chance pour le plan d’investissements ? »

Les mesures qui étaient bénéfiques pour le capital – et qui créent également des emplois, il ne faut pas le nier – ont été approuvées, tandis que celles qui visaient plutôt une sorte de redistribution douce sont bloquées. Un grand nombre des mesures les plus radicales promises par Biden vont être sévèrement édulcorées. Il semble maintenant que ce soi-disant « nouveau cadre » des dépenses sociales et du pacte climatique sera approuvé, mais que le chiffre initial de 3 000 milliards de dollars sera ramené à 1 750 milliards de dollars. Ce sera toujours une amélioration des conditions de vie pour des millions d’Américains, mais sa réduction révèle les nouveaux défis de l’ère néo-étatiste, les nouveaux dilemmes politiques qui émergent dans l’ère post-néolibérale. 

Fondamentalement, toute politique de redistribution est aujourd’hui un jeu à somme nulle, ce qui signifie que vous devez aller chercher l’argent qui est déjà là. Or, il y en a beaucoup, et pas seulement dans l’expansion de l’offre monétaire. Par exemple, Apple a 500 milliards de dollars en réserve ! Mais les propositions de Biden sont loin des taux d’imposition élevés de l’après-guerre, que l’on a connus sous Eisenhower ou Lyndon Johnson. Les riches refusent furieusement de tels taux d’imposition, ils ne veulent même pas céder une petite partie de leur richesse. Si cette résistance gagne la bataille, nous risquons d’avoir un autre Donald Trump, car les petites mesures redistributives de Biden ne suffiront pas à calmer le mécontentement de la classe ouvrière américaine. La nouveauté de Biden est qu’il a réalisé, avec d’autres membres de l’establishment néolibéral, que Trump ne vient pas de nulle part, mais qu’il émerge des effets de la mondialisation, de la douleur subie par les travailleurs laissés pour compte. Ainsi, il comprend la nécessité de politiques pragmatiques pour résoudre ces problèmes. Sauf que si celles-ci sont édulcorées, elles risquent de ne pas être suffisantes pour affronter les forces qui ont conduit à l’élection de Donald Trump.

LVSL – Vous avez parlé de l’agoraphobie et du mécontentement des travailleurs, mais l’émergence de la Chine, et les rivalités géopolitiques que cela entraîne, ne sont-elles pas une autre raison de ce changement de paradigme vers le « néo-étatisme » ?

P. G. – Oui, sans aucun doute. La montée en puissance de la Chine et le succès de l’économie chinoise, certes temporairement obscurci par l’affaire Evergrande, sont l’un des principaux moteurs de ce réajustement du mainstream. Cela conduit à abandonner certains principes du néolibéralisme, tels que les politiques monétaristes, et au retour à une gestion keynésienne de la demande avec des dépenses de relance sous forme d’investissements publics. Certains piliers du néolibéralisme tiennent toujours, mais ceux qui ont été le plus affaiblis sont la vénération fanatique des budgets serrés et de la prudence fiscale, d’où le retour d’une gestion keynésienne de la demande. 

Le capitalisme d’État chinois a obtenu de bien meilleurs résultats, en termes de productivité, d’innovation ou de prospérité, que le modèle néolibéral de capitalisme. Sous la direction de Xi Jinping, la Chine, après avoir brièvement poursuivi les politiques d’ouverture mises en place par Deng Xiaoping, est revenue à des politiques plus étatistes. D’une certaine manière, la Chine a déjà fait marche arrière face au néolibéralisme. 60 % de l’économie chinoise est directement ou indirectement contrôlée par l’État. Il semble donc que les États-Unis souhaitent ressembler davantage à la Chine, qu’ils veulent un « État activiste », pour reprendre les termes de Boris Johnson. Le Royaume-Uni et les États-Unis sont les deux pays où ces changements sont les plus visibles.

« Contrairement à la Chine, l’État américain ne contrôle pas les entreprises les plus stratégiques de l’économie. Cela signifie que le “néo-étatisme” aux États-Unis ou dans d’autres pays équivaut à un “État sous-traitant”. »

En même temps, il existe des différences significatives entre l’État américain et l’État chinois : l’État américain ne contrôle pas le coeur névralgique de l’économie, c’est-à-dire les entreprises les plus stratégiques, celles qui sont fondamentales pour l’efficacité et la compétitivité du système dans son ensemble, comme les réseaux, l’énergie, la construction… Cela signifie que le néo-étatisme aux Etats-Unis ou dans d’autres pays équivaut à un « État sous-traitant ».  Certes, l’État recommence à dépenser et à investir par rapport à l’austérité des années 2010, mais ces dépenses alimentent le marché privé. Les projets financés sont réalisés par des entreprises privées, aux conditions des entreprises privées et à leur profit. Ainsi, cette expansion de l’État ne s’accompagne pas d’une expansion du contrôle politique et démocratique réel sur l’économie comme on pourrait s’y attendre.

LVSL – Une des évolutions contemporaines de l’État que vous avez peut-être moins étudié dans votre livre est le renforcement de la surveillance, notamment depuis la guerre contre le terrorisme et la pandémie de COVID. Ne s’agit-il pas là aussi d’une autre évolution de l’État qui favorise les intérêts des grandes entreprises plutôt que ceux du peuple ?

P. G. – L’État comprend différents appareils. Comme nous le savons depuis Althusser (philosophe marxiste français, connu notamment pour son ouvrage Idéologie et appareils idéologiques d’État, publié en 1970, ndlr), il y a les appareils répressifs, les appareils idéologiques, et le grand phénomène du 20e siècle a été le développement de l’appareil économique de l’État. Historiquement, une part importante de l’appareil répressif est tournée vers la surveillance des activistes et des mouvements de protestation. Il est tout à fait évident que la pandémie a introduit, dans l’urgence, des mesures de surveillance et de contrôle généralisées, par le biais de l’endiguement de la contagion, du contact tracing, de l’État qui dit aux gens ce qu’ils sont autorisés à faire, s’ils peuvent voyager ou non, de la nécessité de se faire tester en permanence, de se faire vacciner… 

C’est un élément de l’État qui est assez peu familier à beaucoup de gens, surtout pour ceux d’entre nous qui n’ont jamais traversé de cataclysme majeur ou de conflit guerrier, ou qui n’ont même pas eu à servir dans l’armée pendant un an comme c’était le cas pour nos pères ou nos grands-parents. Dès lors, il est évident que ces formes de surveillance suscitent des réactions de colère. Elles sont en effet perçues par beaucoup comme un intrusion de l’État dans leur vie quotidienne, alors même que l’État a essentiellement renoncé à de nombreuses autres interventions qui auraient été bien plus positives. Ainsi, à mesure que l’appareil économique de l’État reculait sous le néolibéralisme, les structures répressives de l’État étaient renforcées, tandis que, dans le même temps, l’appareil idéologique de l’État s’effaçait ou devenait confus à cause de l’idée de la centralité du marché. Je pense que cela risque de créer un discours de suspicion culturelle à l’égard de l’autorité, sous quelque forme que ce soit, comme on peut le voir dans le mouvement antivax ou anti-masque, qui exprime de la suspicion et de la colère à l’égard de mesures qui, en fait, affectent surtout matériellement certaines personnes, tels que les travailleurs de la restauration ou du tourisme, où les dommages ont été considérables.

Paolo Gerbaudo, sociologue au King’s College London. © Paolo Gerbaudo

Dans ce contexte, je pense que l’attitude stratégique de la gauche devrait être la même qu’après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les travailleurs se sont tournés vers l’État qui leur avait demandé tant de sacrifices et ont dit en gros « maintenant, il est temps que nous soyons récompensés pour nos efforts ». Il était temps que l’État assume financièrement le coût des sacrifices et les difficultés que les gens ordinaires ont subi. Par exemple, à l’automne dernier, Andy Burnham, le maire de Manchester, s’est exprimé très fermement, en demandant à l’État une véritable protection sociale qui vienne compenser les effets économiques néfastes des mesures de distanciation sociale. Telle devrait être l’attitude de la gauche selon moi : au lieu de considérer le contrôle de l’État comme quelque chose à dénoncer pour des raisons éthiques ou juridiques, la gauche devrait le considérer comme quelque chose qui ne peut être accepté que dans la mesure où, en même temps, l’État apporte un soulagement économique. En bref, pas de contrôle étatique sans protection sociale. 

LVSL – Voilà qui nous mène aux concepts clés de votre livre : les notions de contrôle et de protection. Dans votre livre, vous affirmez que ces concepts, ainsi que celui de la souveraineté, forment le nouveau sens commun politique actuel. Pourtant, la signification réelle de ces mots fait l’objet d’une lutte entre la gauche et la droite. Comment la gauche et la droite définissent-elles ces concepts ?

P. G. – Ce que je veux dire, c’est que, dans les discours politiques, vous rencontrez des signifiants maîtres, c’est-à-dire des mots qui sont répétés de manière obsessionnelle et sont partagés à travers tout le spectre politique, de la gauche à la droite. Le néolibéralisme s’est accompagné de termes familiers, tels que opportunité, entrepreneuriat, modernisation, ouverture et ainsi de suite. Dans les discours contemporains, les termes sont très différents. Les nouveaux slogans et mots clés sont nombreux, mais les plus importants, selon moi, sont la protection, le contrôle et la souveraineté.

La souveraineté soulève la question de la suprématie de l’État, un principe érodé pendant la mondialisation néolibérale, au cours de laquelle le pouvoir de l’État s’est estompé et celui des entreprises a augmenté. Mais les événements récents ont démontré qu’en réalité l’un et l’autre ne sont pas si distincts : les États sont toujours décisifs lorsqu’il s’agit de jouer le rôle de mécènes du capital, comme nous l’avons vu lors du sauvetage des banques après 2008 ou lorsqu’il s’agit de prendre des mesures pour fournir des produits de première nécessité comme nous l’avons vu lors de la pandémie. La droite présente la notion de souveraineté comme quelque chose d’exclusif qui peut s’exprimer par la souveraineté nationale ou la souveraineté territoriale. Pour la gauche, la suprématie de l’État n’est quelque chose de positif que dans la mesure où celui-ci est l’instrument de la volonté populaire, de la souveraineté populaire. Ainsi, pour la gauche, la souveraineté est une expression de la démocratie plutôt que de l’identité et de l’exclusion.

Paolo Gerbaudo, The Great Recoil. Politics after populism and pandemic, Verso Books, 2021.

La protection est peut-être le terme le plus significatif de tous, car c’est celui qui est devenu iconique pendant la pandémie, pensons au slogan « protégez-vous et protégez les autres ». La protection est partout : dans les politiques climatiques (contre les événements météorologiques extrêmes, en plantant des arbres dans les villes ou en protégeant les plages de l’érosion…) dans la protection sociale etc. Pour moi, ce signifiant maître est un champ de bataille à part entière. Quel est le sens de la protection ? Quel type de sécurité les différentes forces veulent-elles mettre en place ? Là encore, vous avez deux récits très différents : l’un est le « protectionnisme propriétaire » de la droite, qui vise à protéger le capital, la richesse et le statu quo. Comme le capital n’a pas beaucoup d’espoir de trouver de nouvelles voies de profits de nos jours, la protection de ce qui est déjà là devient décisive. En parallèle, pour la gauche, la protection consiste à rétablir les formes de protection de base, longtemps considérées comme allant de soi mais qui ont disparu, ainsi qu’à établir de nouvelles formes de protection : de nouvelles mesures contre la pauvreté, face au changement climatique, à établir un nouveau paradigme de Sécurité sociale…

« L’un des risques de ce “néo-étatisme” est l’exacerbation des tendances technocratiques dans la société. »

Enfin, le contrôle a trait à la manière dont l’État se rapporte aux citoyens. L’État est synonyme de contrôle : contrôle des impôts, contrôle du travail, contrôle de la contagion pendant la pandémie… En fait, le contrôle vient de l’invention même de l’art de gouverner au Moyen Âge. Là encore, il y a différents paradigmes : pour la droite, le contrôle est lié au contrôle territorial, à l’exclusion, au maintien de certains flux à l’extérieur, notamment les migrants. Pour la gauche, le contrôle consiste à planifier, à déterminer l’avenir après des années où l’on vous a dit qu’il n’y avait pas besoin de plan car le marché déciderait. Mais la planification ne peut être progressiste que si elle est démocratique. En effet, le retour de la planification a également vu le retour de la technocratie. L’un des risques de ce « néo-étatisme » est l’exacerbation des tendances technocratiques dans la société. Ainsi, pour éviter de nouvelles formes de suspicion envers l’État, il est indispensable de créer de nouvelles formes de participation démocratique qui permettent aux gens de prendre des décisions collectivement. Ce pouvoir ne doit pas être laissé aux experts, qui peuvent aider tel ou tel intérêt.

LVSL – Lors du référendum sur le Brexit, le slogan de la campagne Leave était « Take back control ». À l’époque, la gauche avait une position défensive, puisqu’elle faisait campagne pour rester dans l’UE. Dans votre chapitre sur la notion de souveraineté, vous affirmez que même si la gauche promeut parfois des concepts comme la souveraineté alimentaire ou la souveraineté énergétique, lorsqu’il s’agit de libre-échange et de mondialisation, elle semble beaucoup plus modérée. Plus largement, il semble parfois que la droite ait davantage embrassé le protectionnisme que la gauche. Comment l’expliquez-vous ?

P. G. – D’abord, parce qu’il y a longtemps eu un débat très confus sur le protectionnisme au sein de la gauche, pour savoir si elle devait tactiquement se ranger du côté du libre-échange ou du protectionnisme. Dans un discours très célèbre en 1848, Karl Marx disait en substance : « Je suis pour le libre-échange parce qu’il va accélérer la chute du capitalisme ». En d’autres termes, le libre-échange amènera le capitalisme à ses contradictions et créera donc les conditions d’une révolution. 

D’autre part, il ne s’agissait pas seulement d’une question de doctrine pour la gauche, mais aussi du fait que les travailleurs européens étaient souvent plus favorables au libre-échange qu’au protectionnisme pour des raisons très matérielles : comme nous le savons, le protectionnisme a tendance à affecter la consommation en augmentant les prix des produits de base. Par conséquent, pour les travailleurs, il s’agit d’une perte immédiate de pouvoir d’achat, qui était déjà maigre. En ce sens, le protectionnisme a toujours été une question difficile pour la gauche, alors que pour la droite, il pouvait correspondre à leur agenda nationaliste, ou aux intérêts des industries protégées. Les entreprises protégées par des droits de douane, des quotas et des barrières réglementaires ont en effet un intérêt direct au protectionnisme. 

« Le protectionnisme a toujours été une question difficile pour la gauche. »

Personnellement, j’ai un regard pragmatique : oui le libre-échange peut être bénéfique pour certaines choses, il est indéniable qu’il peut apporter des avantages aux producteurs et aux consommateurs, mais le commerce sans droits de douane que nous connaissons actuellement, qui est sans précédent dans l’histoire, a des effets extrêmement perturbateurs. Cette perturbation est surtout ressentie par les secteurs les plus fragiles de l’économie, en particulier dans les zones périphériques ou rurales, où se trouve aujourd’hui l’essentiel de l’industrie manufacturière. En revanche, la plupart des services ne sont pas autant exposés à la concurrence internationale que l’industrie manufacturière, car tout ne peut pas être délocalisé et produit à l’étranger.

Je pense que la gauche socialiste devrait récupérer certaines formes légères de protectionnisme commercial, tant en termes d’application de droits de douane qu’en termes de réglementation, afin d’empêcher le nivellement par le bas que nous avons sous les yeux. Comme nous le savons tous aujourd’hui, de nombreux biens sont produits avec d’énormes dommages environnementaux et par des personnes ayant des salaires extrêmement bas. L’idée de « protectionnisme solidaire » promue par Mélenchon est un pas dans la bonne direction, puisqu’elle préconise de redéfinir les limites et les critères du commerce mondial.

LVSL – Vous avez dit que deux des raisons qui peuvent expliquer pourquoi la gauche craint le protectionnisme sont la doctrine héritée du marxisme et le fait que le libre-échange sert parfois les intérêts consuméristes de la classe ouvrière. Mais ne pensez-vous pas qu’il y a aussi une sorte de cosmopolitisme superficiel au sein de la gauche qui l’amène à considérer que le protectionnisme est mauvais parce qu’il est associé à la volonté de la droite de fermer les frontières par exemple ? On a l’impression que la gauche rejette le protectionnisme car elle se concentre sur les aspects culturels du protectionnisme plutôt que sur son aspect économique. Qu’en pensez-vous ?

P. G. – Avec le référendum sur le Brexit, la gauche s’est retrouvée divisée : la grande majorité du parti travailliste soutenait le maintien dans l’Union européenne, même s’il y avait aussi une composante Lexit (raccourci pour « left exit », c’est-à-dire pour une sortie de l’Union européenne autour d’objectifs de gauche, ndlr) assez minoritaire. Dans l’électorat travailliste cependant la division était plus prononcée : quelque chose comme 30/70 (en 2016, environ un tiers des électeurs travaillistes ont voté pour le Brexit, ndlr). C’était un scénario cauchemardesque pour la gauche, car nous étions alors dans une période de fortes critiques à l’encontre de l’Union européenne, suite à l’austérité imposée dans de nombreux pays. N’oublions pas que le référendum grec de juillet 2015, un énorme moment de confrontation entre un gouvernement de gauche et l’Union européenne, avait eu lieu juste un an auparavant. Par conséquent, pendant la campagne du Brexit, la gauche s’est retrouvée à défendre l’ordre établi sous la bannière du « Remain and reform », même si la seconde partie du slogan n’a jamais été claire. Je pense que cet épisode illustre plus généralement une certaine difficulté de la gauche à formuler des demandes claires vis-à-vis de l’Union européenne. Pourtant, à cette époque, il y avait un groupe de partis de gauche autour de gens comme Varoufakis et Mélenchon, qui disaient en gros « nous devons réformer radicalement l’Union européenne, et si cela ne se produit pas, alors la sortie de l’Union européenne sera légitime ».

À lire également sur LVSL, l’article de William Bouchardon : « À Liverpool, le Labour déchiré par le Brexit »

La gauche a eu du mal à se rassembler autour d’un plan consensuel, à s’unir autour de ce qui devrait être entrepris pour rendre l’Union européenne plus acceptable. Dans le livre, lorsque je parle de l’Union européenne, je n’adopte ni une position pro-sortie, ni la défense de l’Union européenne actuelle. À certains égards, l’Union européenne joue certaines fonctions de coordination entre les États membres, qui, dans la phase historique actuelle, sont peut-être inévitables. Mais, dans le même temps, elle est une source majeure d’illégitimité politique, d’absence de contrôle démocratique. L’Union européenne a été le moyen par lequel les élites nationales ont imposé à leurs citoyens des mesures très impopulaires sous prétexte qu’elles étaient recommandées par Bruxelles. Cette question, en fin de compte, a hanté la gauche britannique et a été la principale cause de la chute de Corbyn : s’il y avait eu un débat ouvert sur l’Union européenne, les choses seraient probablement très différentes aujourd’hui.

LVSL – La campagne du Brexit nous a aussi montré que la droite invoque souvent les notions de nation et d’État et parle de patriotisme et de nationalisme comme si c’était des synonymes. Mais, comme vous le rappelez dans votre livre, ce ne sont pas des synonymes et l’idéal du patriotisme vient historiquement de la gauche. Pourtant, la gauche ne semble plus très disposée à invoquer ce concept. Pourquoi ?

P. G. – L’approche de la gauche vis-à-vis de la nation est une question stratégique clé, car c’est un enjeu sur lequel elle a constamment adopté une position défensive. Même lorsque la gauche n’a pas une vision cosmopolite et élitiste de la nation, elle ne parvient souvent pas à articuler positivement ce que sont la nation et son identité. De nos jours, la gauche a souvent cette croyance erronée que les États-nations sont en quelque sorte un phénomène anachronique ou résiduel. En d’autres termes, les États seraient toujours là et ce pour encore un certain temps, mais ils auraient de moins en moins d’importance. Nous avons pourtant assisté à un renouveau des identités nationales à tous les niveaux ces dernières années : durant les mouvements de protestation contre l’austérité, dans le retour de l’interventionnisme étatique… Pendant la pandémie, nous avons vu une explosion des sentiments patriotiques, sous la forme d’un patriotisme isolationniste, lorsque les citoyens ont senti que leur nation était en difficulté et qu’ils devaient tous se plier aux règles.

En fait, l’histoire de la gauche commence avec les luttes de libération nationale. Le patriotisme était alors compris dans le sens suivant : le peuple définit la communauté politique, qui doit s’émanciper et s’auto-gouverner. C’est quelque chose que les marxistes et les républicains avaient en commun. En définitive, l’idée moderne de la nation vient des Jacobins, qui sont en quelque sorte les pères fondateurs de la gauche. Il est donc surprenant que la gauche ait tant de mal à traiter cette question de la nation. J’estime que bâtir un sentiment d’identité, un sentiment d’appartenance est fondamental pour articuler une vision progressiste. Car, en fin de compte, lorsque la gauche promeut un idéal de ce qui serait l’avenir d’une communauté, cela se joue invariablement au niveau de l’État. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’intérêts de classe, ou que tout le monde est d’accord et s’unit, mais que la gauche doit toujours articuler différents intérêts autour de l’idée d’une société commune. 

« L’idée moderne de la nation vient des Jacobins, qui sont en quelque sorte les pères fondateurs de la gauche. »

Je pense aussi qu’il y a beaucoup de confusion au sein de la gauche entre internationalisme et globalisme. La position standard de la gauche, comme Marx et Engels l’ont dit dans le Manifeste du Parti communiste, était la fraternité entre tous les peuples du monde. Mais si la classe ouvrière est internationale, elle doit d’abord mener des luttes au sein de chaque nation. J’invite donc la gauche à être moins hystérique lorsqu’il s’agit de l’identité et de la question nationale, parce que cette attitude est exploitée par la droite pour dire que les gauchistes sont des citoyens de nulle part, sans ancrage, sans fondement, qu’ils ne sont pas responsables devant un peuple.

LVSL – Tout à l’heure, lorsque nous avons parlé de la souveraineté, vous avez dit que la gauche a perdu la plupart de ses soutiens parmi les ouvriers de l’industrie en raison de sa position sur le libre-échange. Dans votre livre, vous consacrez un chapitre entier aux nouvelles coalitions de classe de la gauche et de la droite. Vous semblez être d’accord avec Piketty, qui décrit ce qu’il appelle une « droite marchande » et une « gauche brahmane ». Pouvez-vous expliquer ce que signifient ces concepts ?

P. G. – J’essaie de clarifier cette question avec mon schéma du soutien des classes aux différents partis politiques, car il existe une perception erronée selon laquelle les allégeances de classe se sont inversées. Selon certains, la gauche représentait auparavant la classe ouvrière et la droite la classe moyenne et que maintenant, ce serait l’inverse. Cette analyse est trop simpliste. Ce que je montre avec ce schéma, c’est que la classe ouvrière et la classe moyenne sont divisées en deux parts, qui, dans une large mesure, peuvent s’expliquer par le clivage rural/urbain. Chez une partie de la classe ouvrière, principalement les travailleurs pauvres dans les services qui sont très exposés à l’exploitation (agents de nettoyage, livreurs, transporteurs, soignants…), la gauche a marqué des points ces dernières années. C’est l’une des rares bonnes nouvelles concernant le rapport de la gauche avec la classe ouvrière.

Schéma des alignements électoraux selon les blocs sociaux selon Paolo Gerbaudo.

Mais dans le même temps, de nombreux travailleurs dans les emplois manufacturiers se sont éloignés de la gauche. Je ne suis pas d’accord avec l’argument courant selon lequel ces personnes ont cessé de soutenir la gauche pour des raisons culturelles, parce qu’elles sont préoccupées par l’immigration, parce qu’elles veulent protéger la famille traditionnelle, ou je ne sais quoi. Au contraire, ces personnes ont tourné le dos à la gauche, parce que, comme l’a également dit Piketty, elles ne se sentent plus protégées par elle. Ils ont le sentiment que la gauche les a sacrifiés sur l’autel du libre-échange et de la mondialisation parce que cela convenait aux classes moyennes urbaines. Le seul moyen de récupérer cette partie de la classe ouvrière est de concevoir des politiques publiques autour du développement régional, du rééquilibrage territorial, de bonnes rémunérations pour les emplois manuels bien rémunérés, que l’État offre des emplois manuels qualifiés et sécurisés, etc. Sinon, il est évident que ces travailleurs iront voter à droite pour des raisons matérielles, en raison de ses postures contre la mondialisation. 

LVSL – En effet. Le magazine Jacobin a récemment publié un sondage réalisé par Yougov dans lequel était étudiée la réaction de la classe ouvrière vis-à-vis de différents messages politiques. Selon cette étude, le programme que vous avez décrit (développement régional, création de nouveaux emplois…) avait beaucoup plus de chances de remporter leurs votes qu’un discours axé autour des guerres culturelles et identitaires.

P. G. – Je pense que nous avons malheureusement tendance à tout interpréter par le prisme des identity politics de nos jours. Cela a conduit à des conflits très vicieux entre ceux qui seraient prétendument « culturellement progressistes » et ceux qui seraient « culturellement conservateurs ». Mais, cette guerre n’implique pas vraiment la classe ouvrière, elle occupe surtout les classes moyennes. Il est vrai que les travailleurs vivant en dehors des grandes villes peuvent avoir une vision plus conservatrice, et cela a toujours été le cas. Mais dans le passé, la gauche avait une offre économique suffisamment séduisante pour que ces personnes mettent de côté leurs préoccupations culturelles ou sociétales. En votant pour la gauche, ils pouvaient obtenir quelque chose que la droite ne pouvait leur donner. Quelque part, c’est ce qu’il nous faut aujourd’hui. Il n’y a aucun espoir de reconquérir ces personnes en attaquant les immigrants ou en adoptant un patriotisme très superficiel, sans aucun fond en matière économique, comme c’est par exemple le cas de Keir Starmer (leader de l’opposition travailliste, ndlr) ici au Royaume-Uni.

Pourquoi le mouvement anti-pass a échoué

Manifestation contre le pass sanitaire et l’obligation vaccinale le 31 juillet 2021 à Paris. © Paola Breizh

Depuis son entrée en vigueur il y a deux mois, le pass sanitaire suscite une forte opposition dans les rues chaque samedi. Malgré cette contestation soutenue, le mouvement semble s’enliser et être ignoré tant par le gouvernement que par la majorité de la population vaccinée. Deux phénomènes peuvent expliquer cet échec : la temporalité de cette mobilisation sociale et le caractère minoritaire de la plupart des revendications. Conclure à une victoire du gouvernement serait toutefois exagéré.

Du jamais vu depuis les grèves de 1953. Les mouvements sociaux en plein été sont rarissimes et rarement de bonne augure pour les gouvernements en place. En annonçant la généralisation du pass sanitaire pour accéder à la plupart des lieux vie le 12 juillet dernier, Emmanuel Macron ne s’attendait sans doute pas à voir des centaines de milliers de Français descendre dans la rue. Dans l’esprit des macronistes, cette attaque sans précédent contre les libertés fondamentales se résumait vraisemblablement à un « petit coup de pression » qu’attendaient les Français pour se faire vacciner, selon les mots de Christophe Castaner.

La protection des libertés, un combat nécessaire

Dès le 14 juillet, les manifestants ont en effet été nombreux à protester contre une mesure venant bouleverser nos vies sur la décision du seul président de la République. Une colère légitime quand on mesure l’ampleur des valeurs démocratiques attaquées : avec le pass sanitaire, ce sont tout à la fois le secret médical, le consentement éclairé du patient, l’égalité des citoyens, la liberté de circulation (au travers des TGV et des bus) ou encore la liberté d’accès à des services publics comme les hôpitaux et les bibliothèques qui sont remis en cause. L’accès à des lieux privés tels que les bars, restaurants, cinémas et centres commerciaux est lui aussi bafoué, tout en transformant les employés de ces entreprises en auxiliaires de l’État dans une surveillance généralisée. Malgré l’ampleur des bouleversements imposés dans nos vies, aucun débat démocratique n’a eu lieu sur le pass sanitaire, excepté le passage en force de la loi à la fin de la session parlementaire.

Les annonces du 12 juillet n’avaient rien de sanitaire et tout de politique.

L’argument sanitaire avancé a quant à lui été très rapidement contredit par la réalité : si 50 millions de Français sont désormais vaccinés ou en passe de l’être, cette forte hausse est surtout le fait des plus jeunes, tandis que le taux de vaccination chez les plus de 80 ans n’a gagné que quelques points. En clair, ce sont principalement les populations les moins à risque qui se sont fait vacciner, tandis que les plus âgées sceptiques ou opposées au vaccin continuent de l’être. Or, il apparaît aujourd’hui clairement que les vaccins protègent efficacement contre les formes graves – et les hospitalisations ou décès qui peuvent s’ensuivre – mais peu contre la transmission du COVID-19. La protection offerte par le vaccin est donc individuelle et non collective. Face à cette réalité, la quasi-obligation vaccinale que représente le pass n’est, tout comme le déremboursement des tests, pas défendable sur le plan sanitaire. Il en va de même en ce qui concerne le licenciement d’environ 15000 soignants non-vaccinés qui, il y a quelques mois à peine, devaient venir travailler même en étant malades.

Comparaison de l’évolution de la vaccination entre les 18-24 ans et les plus de 80 ans.
Capture d’écran du site CovidTracker, basé sur les données de Santé Publique France.

De nombreux Français ne s’y sont pas trompés : les annonces du 12 juillet n’avaient rien de sanitaire et tout de politique. Nombre d’entre eux ont vu dans le déploiement du pass sanitaire l’instauration d’une société de surveillance totale, qui crée plusieurs catégories de citoyens, discriminés par la loi en fonction de leur statut « sanitaire ». Beaucoup d’avocats, de militants des droits de l’homme ou de citoyens se sont ainsi alarmés de voir les mesures d’exception extrêmement liberticides prises au nom de la lutte contre la pandémie se normaliser. Comme les mesures anti-terroristes, le confinement et couvre-feu peuvent désormais être utilisés par le gouvernement quand bon lui semble, alors qu’il ne devrait s’agir que de mesures utilisées en extrême recours. 

Pour certains, cette surenchère autoritaire ne semble d’ailleurs toujours pas être suffisante. En Australie, la ville de Melbourne détient désormais le record mondial pour la durée du confinement et plusieurs arrestations pour non-respect de la quarantaine ont été diffusées à la télévision pour livrer les contrevenants à la vindicte populaire. En France, des sénateurs de droite ont quant à eux proposé d’utiliser les technologies numériques à un niveau encore jamais vu : désactivation du pass de transports, caméras thermiques à l’entrée des restaurants, contrôle des déplacements via les cartes bancaires et les plaques d’immatriculation, bracelet électronique pour les quarantaines, voire même une hausse des cotisations sociales lorsque l’on sort de chez soi. Au-delà des inquiétudes sur le vaccin, c’est aussi le rejet de cette société dystopique qui a motivé la mobilisation exceptionnelle observée depuis deux mois et demi dans les grandes villes du pays.

Division, diversion, hystérisation : la stratégie cynique du gouvernement

Si les pulsions autoritaires du macronisme ne sont plus à prouver, elles ne suffisent pas à expliquer l’adoption du pass sanitaire. Bien sûr, comme depuis le début de l’épidémie, le matraquage médiatique présentant la situation sanitaire comme apocalyptique alors que la « quatrième vague » se traduisait en nombre de cas et non en hospitalisations ou décès, a sans doute joué un rôle. Mais le gouvernement n’ignorait sans doute pas que le bénéfice de la vaccination était avant tout individuel et largement limité aux personnes à risque. Par ailleurs, le risque politique était évident : Emmanuel Macron n’avait-il pas promis de ne pas rendre le vaccin obligatoire ? Sa majorité n’avait-elle pas juré ne jamais exiger un pass sanitaire pour les activités de la vie courante à peine deux mois avant de le faire ? Autant d’éléments qui ont conduit un nombre important de Français à se tourner vers des théories complotistes pour expliquer ce choix, apparemment irrationnel, du pass sanitaire.

Pour en savoir plus sur les déterminants politiques, médiatiques et philosophiques des mesures anti-COVID, lire sur LVSL l’article du même auteur « COVID : aux origines d’une surenchère contre-productive »

Cette décision, et le ton martial avec lequel elle a été annoncée par le chef de l’Etat, s’apparente pourtant à une stratégie politique délibérée. L’analyste politique Mathieu Slama y voit un signal envoyé par le Président à l’électorat âgé et aisé, le plus susceptible de soutenir une telle mesure en raison de ses inquiétudes sur l’épidémie. Les sondages semblent confirmer cette hypothèse : selon une enquête réalisée les 22 et 23 septembre, la moitié des moins de 35 ans sont opposés au pass sanitaire, alors que 75% des 65 ans et plus le soutiennent. Les cadres approuvent la mesure à 71%, tandis que ce chiffre n’est que de 55% chez les ouvriers. Emmanuel Macron semble donc avoir trouvé un moyen efficace de rassurer son électorat, ainsi que celui des Républicains, qu’il espère siphonner. Et qu’importe si cela suppose de fracturer le pays comme jamais.

En annonçant « reconnaître le civisme et faire porter les restrictions sur les non-vaccinés plutôt que sur tous », le président de la République a créé des boucs émissaires en la personne des non-vaccinés et des anti-pass.

Au contraire, cette stratégie de division est vraisemblablement elle aussi motivée par des raisons politiques : en annonçant « reconnaître le civisme et faire porter les restrictions sur les non-vaccinés plutôt que sur tous », le président de la République a créé des boucs émissaires en la personne des non-vaccinés et des anti-pass. Cela lui permet de faire oublier ses innombrables erreurs et mensonges dans la gestion de la crise sanitaire. En effet, si le manque d’anticipation de la première vague est potentiellement excusable, le fait d’avoir continué à fermer des lits – plus de 5700 en 2020 -, de ne pas avoir embauché de soignants et d’enseignants supplémentaires, ou encore d’avoir raté le début de la campagne de vaccination en l’ayant confié à des cabinets de conseil a toute les chances de lui être reproché en 2022. En faisant porter la responsabilité d’une potentielle reprise de l’épidémie sur les non-vaccinés, l’exécutif a donc trouvé un moyen efficace de se dédouaner de ses responsabilités.

Enfin, la mise en place du pass sanitaire a engendré une atmosphère délétère, y compris au sein des familles et des groupes d’amis. Cette hystérie empêche de débattre sérieusement et avec nuance des mesures adoptées, réduisant toute discussion à un combat stérile entre pro et anti-vaccin. Tel est le principe du vieil adage « diviser pour mieux régner ». Dans une telle ambiance, il devient très difficile pour les oppositions politiques de prendre une position réfléchie et subtile. Ceux qui, comme les Républicains ou le PS, approuvent globalement les décisions du gouvernement se retrouvent effacés par ce dernier, tandis que les critiques du pass sanitaire, comme la France Insoumise ou le Rassemblement National, sont dépeints en anti-vax complotistes. Par ailleurs, si la gestion du COVID par le gouvernement est jugée majoritairement négative, aucun parti d’opposition n’est considéré plus crédible sur le sujet. Focaliser le débat politique sur l’épidémie permet donc au gouvernement de faire diversion et d’occulter des thématiques – telles que les inégalités, la protection de l’environnement ou la sécurité – sur lesquelles les Français lui préféreraient ses adversaires.

Pourquoi les anti-pass ne sont pas les gilets jaunes

Malgré le caractère obscène d’une telle stratégie, force est de constater qu’elle a réussi. Du moins en ce qui concerne les partis politiques et nombre de structures de la société civile. En revanche, de très nombreux citoyens ont rejeté frontalement le pass sanitaire. L’ampleur des premières mobilisations a visiblement été sous-estimée par la macronie, qui n’attendait sans doute pas plusieurs centaines de milliers de personnes dans les rues en plein été. Ces manifestations spontanées, organisées via les réseaux sociaux plutôt que par les associations, partis ou syndicats, ont immédiatement rappelé les gilets jaunes. Comme lors des premières semaines d’occupations de rond-points et de blocages de péages, chercheurs et journalistes se sont d’ailleurs questionnés sur la sociologie de ceux qui y participaient. 

Si les conclusions des différentes enquêtes doivent être considérées avec précaution – ne serait-ce qu’en raison des départs en vacances -, le profil qui se détache ressemble sur certains points à celui des gilets jaunes. La grande majorité des manifestants sont en effet des citoyens désabusés par la politique et clairement opposés à Emmanuel Macron. Nombre d’entre eux sont absentionnistes ou votent blanc, d’autres préfèrent la France Insoumise, le Rassemblement National ou des petits partis de droite souverainiste tels que l’UPR et Les Patriotes. Comme chez les adeptes du chasuble fluo, on y retrouve aussi une part importante de primo-manifestants et une forte proportion de personnes issues de catégories populaires. Contrairement aux gilets jaunes, l’opposition au pass sanitaire est en revanche fortement marquée par un clivage autour de l’âge : début septembre, 71% des plus de 65 ans considèrent le mouvement injustifié, contre seulement 44% des 18-24 ans. Le niveau d’études pose aussi question : alors que les anti-pass sont fréquemment caricaturés en imbéciles rejetant la science, certaines enquêtes évoquent une surreprésentation des diplômés du supérieur. Est-ce parce que ceux-ci se sentent plus légitimes à répondre à une étude sociologique ? Parce que les jeunes ont tendance à avoir des études plus longues que leurs aînés ? Parce que les plus éduqués questionnent davantage la société du pass sanitaire ? Difficile d’avancer une réponse claire.

Quoi qu’il en soit, il est indéniable que l’opposition au pass sanitaire est forte et hétéroclite. Comme durant les premières heures des gilets jaunes, les manifestants anti-pass ont d’abord hésité sur le parcours des manifestations et cherché des slogans et symboles rassembleurs. Rapidement, le drapeau français, « signifiant vide » pouvant être investi de nombreuses revendications, ou la notion de « liberté » ont été plébiscités. Mais les symboles, aussi fédérateurs puissent-ils être, ne font pas tout. Le succès d’un mouvement social est avant tout déterminé par ses revendications et la façon dont elles sont articulées. Sur ce point, les manifestations de l’été 2021 diffèrent profondément de celles de fin 2018 – début 2019 : alors que la demande d’un meilleur niveau de vie et d’une démocratie plus directe ont rencontré un écho immédiat auprès des Français, l’opposition au pass sanitaire ou à la vaccination a eu beaucoup plus de mal à convaincre. 

Les manifestations ont été marquées par une grande confusion entre opposition au pass sanitaire et opposition aux vaccins. Si la première avait un potentiel majoritaire, la seconde a confiné le mouvement dans un ethos minoritaire.

En effet, il s’agit de revendications d’opposition, aucun horizon fédérateur n’étant véritablement dessiné. Bien sûr, de nombreux soignants et manifestants ont demandé des moyens pour la santé publique, la transparence des laboratoires pharmaceutiques ou même leur nationalisation, la levée des brevets sur les vaccins ou d’autres mesures réellement sanitaires. Mais il faut bien reconnaître que ces demandes n’ont pas été celles qui ont le plus retenu l’attention. Au contraire, les manifestations ont été marquées par une grande confusion entre opposition au pass sanitaire et opposition aux vaccins. Si la première avait un potentiel majoritaire, la seconde a confiné le mouvement dans un ethos minoritaire. Ainsi, les pancartes complotistes aperçues dans les manifestations ont réussi à faire passer un mouvement d’intérêt général pour un rassemblement d’idiots. Un phénomène renforcé par les tentatives de récupération politique, notamment de la part de Florian Philippot, qui a dit tout et son contraire sur la crise sanitaire. À l’inverse, les syndicats, qui auraient pourtant dû combattre la possibilité qu’un employeur accède aux données de santé de ses employés et puissent les licencier sur un tel motif, sont restés incroyablement silencieux. Plus généralement, la gauche et la droite auraient d’ailleurs pu se retrouver dans la défense des libertés fondamentales, comme l’a illustré la tribune co-signée par François Ruffin (France Insoumise) et François-Xavier Bellamy (Les Républicains). Il n’en a malheureusement rien été, sans doute en raison de la frilosité de beaucoup à manifester à côté d’anti-vax.

Et maintenant ?

Si la confusion entre sauvegarde des libertés et rejet des vaccins a saboté le mouvement anti-pass, cette situation n’était pourtant pas inéluctable. En effet, les attaques du gouvernement contre les libertés n’ont pas commencé avec le pass « sanitaire », mais bien avant. Si les lois anti-terroristes et la répression croissante des mobilisations sociales prédataient la pandémie, il est évident que celle-ci a permis une incroyable accélération du pouvoir de répression et de contrôle de l’État sur les comportements des individus. L’assignation à résidence généralisée du confinement, le couvre-feu, le déploiement tous azimuts de drones, caméras et officiers de police, les formulaires ubuesques pour sortir à un kilomètre de chez soi ou encore les entraves au droit de réunion et aux libertés associatives décrétés au nom de la lutte contre le virus indiquent clairement que la France a « géré » l’épidémie de façon très liberticide. Pourtant, à l’exception du mouvement contre la loi « Sécurité globale » à l’automne dernier, aucune mobilisation d’ampleur pour les libertés n’a eu lieu durant la crise sanitaire. Or, cette loi s’apparentait surtout à une mise en pratique de la « stratégie du choc » décrite par Naomi Klein, et n’avait aucun lien avec l’épidémie.

Le mouvement anti-pass est arrivé très tardivement dans la séquence de destruction des libertés induite par la crise sanitaire.

Ainsi, le mouvement anti-pass est arrivé très tardivement dans la séquence de destruction des libertés induite par la crise sanitaire. Surtout, il survient après une exaspération généralisée de la population, privée des libertés les plus fondamentales depuis déjà plus d’un an. Alors que, port du masque excepté, les dernières restrictions – couvre-feu et fermeture des discothèques – venaient d’être levées, la perspective d’une nouvelle annus horribilis a suffi à faire accepter le pass aux Français. Avec environ la moitié de la population vaccinée ou en cours de vaccination au 12 juillet – dont une forte majorité des personnes à risque, d’où l’absurdité des prédictions catastrophistes autour du variant Delta – la pillule a d’ailleurs été d’autant plus facile à avaler : une personne sur deux pouvait estimer que cela ne changerait rien à sa vie. Autant de facteurs auxquels Emmanuel Macron a sans doute particulièrement prêté attention début juillet avant de lancer l’offensive.

Si ce dernier a perdu quelques plumes dans la bataille, il en sort globalement gagnant. Menacés par des restrictions délirantes s’ils n’ont pas de pass et sans atmosphère propice à discuter sérieusement de ces enjeux, les Français ont largement cédé. Ni les licenciements de soignants non-vaccinés, ni l’extension des restrictions aux 12-17 ans, ni la fin prochaine de la gratuité des tests n’ont pu empêcher l’érosion des cortèges anti-pass depuis la rentrée. Pas sûr que la prolongation à venir du pass sanitaire jusqu’à juillet prochain y parvienne. Pour le dire autrement, tout le monde ou presque semble vouloir tourner la page, quitte à ce que le QR code fasse désormais partie du quotidien. Cette perspective d’une normalisation d’une société à deux vitesses et de libertés conditionnées à la volonté d’un conseil de défense est d’autant plus inquiétante que d’autres périls menacent notre civilisation au cours du XXIème siècle. Outre le changement climatique, la raréfaction des ressources et le risque terroriste, de nouvelles épidémies sont également à craindre, étant donné qu’aucune mesure sérieuse n’a été prise pour combattre les zoonoses ou restreindre la mondialisation qui a permis sa diffusion mondiale aussi rapidement.

En dépit de ce panorama, la mobilisation exceptionnelle et soudaine de cet été offre une lueur d’espoir : la résignation n’est pas totale. La notion de liberté, continuellement sacrifiée sur l’autel d’une prétendue sécurité, pourrait quant à elle faire partie des grands enjeux de la présidentielle à venir. Bref, si la bataille du pass sanitaire semble pour l’instant perdue, la dérive vers une société du technocontrôle à la chinoise n’a rien d’inéluctable.

Pour un pôle socialisé du médicament

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La crise sanitaire a tragiquement révélé la dépendance de notre système de santé aux circuits globalisés de distribution et de production. Si quelques voix ont regretté ce phénomène, aspirant à une relocalisation de notre industrie, la situation n’a guère changé depuis le début de la crise. La création d’un pôle socialisé du médicament permettrait pourtant de pallier efficacement cet état de dépendance. Texte adapté d’un article paru dans la revue Pratiques, rédigé par Frédérick Stambach, médecin généraliste rural, et Julien Vernaudon, praticien hospitalier gériatre.

Le 16 juin 2020, Emmanuel Macron annonçait la mise en place d’une « initiative de relocalisation de certaines productions critiques ». Ce dernier précisait ensuite que l’on « pourra, par exemple, pleinement reproduire, conditionner et distribuer du paracétamol en France ». La première vague de COVID-19 a en effet illustré l’extrême dépendance de la France aux importations étrangères de matériel médical. Le fiasco des vaccins anti-Covid a ensuite révélé l’impuissance de notre pays à toutes les étapes du processus de production : recherche, développement, production et distribution. Les opérations de communication autour de la campagne de vaccination auront du mal à faire oublier son caractère précipité et l’absence de toute vision stratégique. L’ambition du pouvoir en place sur la production de médicaments semble pourtant se résumer à la production de paracétamol au sein de l’Hexagone.

La dette – et son fameux « trou de la Sécu » – ne doit plus être un moyen de pression au service d’une politique budgétaire néolibérale.

Si la pandémie actuelle a permis de révéler ce phénomène préoccupant, les pénuries de médicaments étaient déjà devenues le quotidien angoissant de nombre de médecins, pharmaciens et patients. Les causes de ces ruptures sont multifactorielles ; les politiques de libre-échange et de financiarisation de la santé en sont les principales responsables. Les délocalisations, la sous-traitance aux quatre coins de la planète, la mise en concurrence généralisée et le désintérêt pour des molécules jugées « non rentables » ont entraîné un étirement et une complexification des « chaînes de valeur ». Ce phénomène a profondément fragilisé le système de production et de distribution. Ainsi, 80 % des principes actifs commercialisés en Europe ne sont pas produits sur le vieux continent – principalement en Chine et en Inde – contre 20 % il y a trente ans. Une telle situation nous place inévitablement dans en état de dépendance commerciale et géopolitique vis-à-vis d’autres puissances.

Communs et biens communs

Face à cette réalité, l’antienne des slogans du type « biens publics mondiaux » pour les vaccins ou « la santé comme bien commun » ne suffit pas. Un bien commun s’apparente à « une ressource en accès partagé, gouvernée par des règles émanant largement de la communauté des usagers elle-même, et visant à garantir, à travers le temps, l’intégrité et la qualité de la ressource ». La sécurité sociale – notamment sa branche maladie – répond à cette définition. Elle concerne en effet le très grand nombre – les 67 millions de personnes vivant en France – et nécessite une gouvernance multiniveaux. Étant donné que cette gouvernance ne semble ni appropriée (non partagée) ni efficace (laissant nombre de personnes démunies ou sous le joug d’un système de protection privé), il n’est pas exagéré de parler ici plutôt de bien commun dont la gouvernance reste à améliorer. A son origine, la Sécurité sociale était justement gérée par les intéressés. Cependant, ce modèle de gestion et de protection a été progressivement détricoté pour finalement ne plus répondre aux exigences d’un bien commun. Son fonctionnement s’est progressivement aligné sur celui du marché des assurances privées, appelées mutuelles pour la partie assurance maladie.

Les trois propriétés constitutives d’un bien commun sont également :

1 – un accès garanti à tous ;

2 – son caractère inappropriable (tant par un système privé que public) ;

3 – une administration citoyenne directe permettant la gestion et la perpétuation de la ressource.

Appliquée à la Sécurité sociale la nécessité de perpétuation de la ressource qu’implique la théorie des communs entraîne une rupture complète avec la gestion antérieure. La dette – et son fameux « trou de la Sécu » – ne doit plus être un moyen de pression au service d’une politique budgétaire néolibérale. Le respect de ces trois points nécessite de repenser en profondeur le système de santé actuel.

Le médicament, un bien commun

Appliquée aux médicaments, la théorie des communs implique que ceux-ci fassent l’objet d’une appropriation sociale, ce qui suppose de les sortir du circuit marchand classique. Cette nouvelle gestion institutionnelle et macroéconomique du secteur pharmaceutique, autour d’un pôle socialisé du médicament, aurait fondamentalement quatre objectifs de long terme :

1 – Le développement de la recherche fondamentale et appliquée ;

2 – La production de médicaments par un profond processus d’industrialisation, permettant de contrôler toute la chaîne productive, de la matière première aux produits finis. Les génériques pourront ainsi être fabriqués localement et sans dépendance aux laboratoires privés ;

3 – La distribution des médicaments dans le circuit hospitalier et officinal habituel, dans un objectif d’égalité d’accès sur tout le territoire ;

4 – La création d’une souveraineté sanitaire, d’essence coopérative, garantissant l’indépendance géopolitique de la France et des pays qui pourraient se joindre au projet. Cet objectif doit bien évidemment s’articuler avec l’aspiration de démocratisation des médicaments à l’échelle mondiale.

Ces conditions sine qua non de l’appropriation sociale des médicaments s’inscrivent bien évidemment dans un processus de long terme, à l’échelle d’au moins quinze ans. Cependant, l’apparition d’un tel pôle socialisé du médicament dans l’espace marchand actuel permettrait, dès les premiers instants, de créer le rapport de force nécessaire avec les multinationales du médicament quelle que soit leur nationalité de rattachement. En effet, le fonctionnement actuel du système de santé entrave efficacement toute velléité de réforme. Sans base productive indépendante, les citoyens sont piégés sous la dépendance d’un système privé très coûteux et injuste à tous les niveaux. Sans la construction d’un outil efficace de production, il sera impossible de remettre en cause les incitations fiscales comme le crédit impôt recherche qui subventionnent directement les multinationales du médicament. Ces mêmes multinationales s’assurent également des débouchés sécurisés pour leurs produits par le biais des systèmes de protection sociale qui remboursent une large partie du prix final du médicament.

C’est de ce système que permet de sortir, dès sa création, le pôle socialisé du médicament. Mais ce projet porte en son cœur une évolution encore plus ambitieuse. Il se place dans la lignée des travaux sur le pôle public du médicament dont l’un des plus aboutis a été porté par La France Insoumise sous forme de proposition de loi en avril 2020. Notre remplacement du terme « public » par « socialisé » n’est pas uniquement sémantique. Il s’agit ainsi de souligner l’appropriation sociale de ce pôle, de le rattacher à la logique originelle de la Sécurité sociale et de l’inclure pleinement dans la théorie des communs.

Gouvernance et financement

En reprenant cette proposition de loi, il nous semble que si nos quatre objectifs de long terme sont partagés, deux points méritent d’être approfondis : le financement de ce pôle et sa gouvernance. La théorie des communs nous permet en effet de refonder la notion de service public, en instituant des modes de gouvernance incluant tous les acteurs concernés : soignants, chercheurs, administrations et citoyens. Au contraire, dans le droit administratif, la gouvernance du service public se fait au nom des citoyens, mais sans eux. Pensé comme un objet technocratique -symétrique inversé de la propriété privée – le service public contient dès sa création la capture par les « représentants de l’État », c’est-à-dire des technocrates nommés par le pouvoir en place, mais également la possibilité d’une future privatisation. Dans les deux cas il s’agit d’une mise à distance des citoyens, qui sont impuissants à modifier une décision qui leur serait défavorable, sauf à descendre massivement dans la rue.

Nous plaidons ici pour un modèle d’investissements basé sur la cotisation ou la subvention, et non sur l’impôt ou le budget de l’État, exactement comme cela a été fait lors de l’effort d’investissement pour la construction du réseau des CHU.

La gouvernance du pôle socialisé du médicament doit être pensée sur le modèle des caisses de Sécurité sociale lors de leurs créations. Le pouvoir serait partagé entre l’administration étatique, les soignants et les citoyens, avec une majorité de voix pour ces derniers. Dans le cas du pôle socialisé du médicament – la recherche en est un des éléments fondamentaux – un conseil scientifique tiendra également un rôle important. Une dimension territoriale sera également nécessaire pour éviter la déconnexion avec le réel, par exemple au niveau départemental comme les Caisses primaires d’Assurance maladie, avec des responsabilités confiées aux acteurs de terrain, notamment les élus locaux.

Il faudra également définir des procédures électives régulières dans chaque composante, afin d’éviter les diverses formes de captures : technocratiques, territoriales, corporatistes. Ainsi, il sera mis un soin particulier à ce que la diversité des soignants soit respectée sans domination du corps médical, notamment en représentant les professions souvent « oubliées » : ambulanciers, auxiliaires de vie, aides-soignants, secrétaires médicales, orthophonistes, psychologues, préparateurs en pharmacie, infirmiers, médecins, pharmaciens…

Pour en savoir plus sur l’importance de la cotisation dans le financement du système de santé, lire l’article de Romain Darricarrère sur LVSL : « La cause du désastre hospitalier : l’abandon des principes fondateurs de la Sécurité sociale »

La logique devra être la même concernant le financement d’un tel pôle du médicament. Nous plaidons ici pour un modèle d’investissement basé sur la cotisation ou la subvention, et non sur l’impôt ou le budget de l’État, exactement comme cela a été fait lors de l’effort d’investissement pour la construction du réseau des CHU. Ce geste n’est pas que symbolique, il est révolutionnaire car il étend la logique de la Sécurité sociale en reproduisant un schéma existant qui fonctionne déjà à très large échelle. Malgré les attaques subies, le budget de la Sécurité sociale française avoisine les 500 milliards d’euros par an, soit près d’un quart du PIB. A rebours des politiques suivies depuis les années 1980, cela signifie augmenter le taux de cotisations nécessaire et décider de façon démocratique de la création, puis l’extension du pôle socialisé du médicament. Une fois en place, de véritables économies budgétaires apparaîtront. Il est en effet plus rentable d’investir dans une base productive qui permettra in fine la gratuité des médicaments produits que d’enrichir à perte des actionnaires. A long terme, c’est bien une prise en charge à 100 % par la Sécurité sociale qui est visée.

Un chemin long mais réaliste

Maintenant que la destination est choisie, reste à déterminer le chemin pour y arriver. Considérant que notre mode de production est responsable de la destruction de notre écosystème, engendrant catastrophes climatiques, pandémies actuelles et à venir, il s’agit de construire méthodiquement, une contre hégémonie alternative au capitalisme.

Le pôle socialisé du médicament sort ce dernier de la logique marchande, permet une appropriation collective des moyens de recherche et de production, tout en évitant le piège technocratique qui mine de l’intérieur les caisses de Sécurité sociale.

Notre imaginaire collectif est colonisé par notre système de production. Dans le domaine de la santé comme dans beaucoup d’autres, il est possible de voir jusqu’à quel point le libre marché ne prend pas position pour l’intérêt humain. Diamétralement opposé à cette logique libérale, le pôle socialisé du médicament est intrinsèquement anticapitaliste. Ce dernier sort le médicament de la logique marchande, permet une appropriation collective des moyens de recherche et de production tout en évitant le piège technocratique qui mine de l’intérieur les caisses de Sécurité sociale. De plus, il étend la logique révolutionnaire de la Sécurité sociale à une entité industrielle productive. Devant une alternative macroéconomique d’une telle envergure, atteignant un dangereux seuil critique pour le capitalisme, la réaction du « système » sera violente.

Toutes les armes macroéconomiques sanctuarisées dans les traités européens seront mobilisées contre un tel projet : envolée des taux d’intérêt sur la dette française, fuite des capitaux, assèchement de la monnaie par la BCE… Comme pour la Grèce ou Chypre aucun moyen ne sera négligé par l’adversaire si un gouvernement de rupture arrivait au pouvoir en France. Il serait considéré comme une menace existentielle, et nous faisons ici l’hypothèse que les puissances dominantes réagiraient directement à une telle situation, ne jouant que faussement le jeu électoral « démocratique ». Sans prétendre ici avoir une solution magique, il s’agit de prendre en compte la conflictualité qu’entraînera nécessairement une telle alternative afin de s’y préparer sérieusement. Il faudra envisager une sortie des traités européens – avec mandat tacite du peuple – et inventer un nouveau cadre macroéconomique permettant au pôle socialisé du médicament de se construire et de se développer, ce qui implique de pouvoir s’appuyer sur un soutien populaire et géopolitique sans faille.

Reste alors le rapport de force avec les grandes firmes pharmaceutiques, qui passera par une négociation musclée. Si, pour certains, la France est un marché sur lequel les grandes firmes pharmaceutiques ne peuvent faire l’impasse en raison de la taille de sa population et de sa solvabilité, en l’absence de base de production conséquente aux mains de l’Etat, Big Pharma ne fera aucune concession. Le pôle socialisé du médicament, en permettant de produire tous les médicaments dont les brevets sont dorénavant tombés dans le giron public (les médicaments génériques), nous sort donc de la possibilité d’un chantage. Adossé à un tel pôle, un gouvernement volontaire pourrait, par exemple, faire plier les multinationales en menaçant d’activer, de façon crédible, la licence d’office. Ce dispositif juridique permet d’exploiter une invention brevetée moyennant le versement d’une rétribution. Un tel contrat peut être contracté librement ou, dans certains cas précisés par la loi, imposé par la puissance publique. Il serait également possible de demander la levée de certains brevets concernant des produits utiles à l’intérêt général. Pour renforcer sa position, la France pourrait également nouer des alliances avec d’autres pays exploités par les multinationales pharmaceutiques, ce qui sera d’autant plus simple si l’Hexagone dispose d’importantes capacités de production.

La période électorale qui arrive doit permettre de remettre au cœur des débats des alternatives crédibles à notre système industriel actuel. La santé est le point de départ idéal pour débuter ce vaste chantier. Basée sur la théorie des communs, la création d’un pôle socialisé du médicament serait une brèche dans l’ordre néolibéral et un acte d’une grande subversion. Il pourrait être le premier échelon d’une gestion mondiale solidaire des produits pharmaceutiques, ouvrant la voie à un projet collectif enthousiaste et porteur d’espoir, permettant de faire face collectivement aux pandémies et autres catastrophes naturelles que nous nous devons d’anticiper.

Taxer les « profiteurs de crise », une fausse bonne idée ?

© Robert Anasch

La pandémie de Covid-19 et les mesures qui lui sont associées ont fait ressurgir le thème des « profiteurs de guerre », dénonçant les bénéfices illégitimes effectués par certains lors de la crise sanitaire. Si la possibilité d’une taxation exceptionnelle est à considérer, cette insistance sur le caractère exceptionnel de la situation risque de valoriser comme seul horizon un « retour à la normale », c’est-à-dire à la persistance des problèmes structurels préexistants.

En juin 2020, le député insoumis de la Somme François Ruffin proposait la création d’un « impôt Covid », se justifiant par le caractère exceptionnel de la situation. Celui-ci taxerait à 50% le surplus de chiffre d’affaires réalisé par le e-commerce pendant le confinement, et instaurerait une contribution exceptionnelle sur les sociétés d’assurances excédentaires ou ayant versé des dividendes ; le tout alimenterait un fonds de solidarité pour le petit commerce. L’idée : « que les « gagnants » reversent aux « perdants » », selon le titre de la proposition de loi. Réémerge ainsi en filigrane le thème des « profiteurs », qu’ils soient « de crise », comme les désigne Ruffin, ou de guerre – ceux ayant reçu des bénéfices indus dans une situation critique.

Si une bonne partie de la gauche a refusé l’assimilation de la crise sanitaire à une « guerre » par Emmanuel Macron, comme métaphore militariste malvenue, l’origine de la notion de profiteurs est à interroger. Son arrivée dans le débat public est survenue dans un contexte guerrier, via les pacifistes dénonçant les « marchands de canons » au lendemain de la Première Guerre Mondiale. Il semble alors étonnant de réactiver ce thème si l’on refuse toute perspective guerrière envers la crise sanitaire. Sur quelles analogies se fonde alors le réinvestissement de la dénonciation des profiteurs de crise ? La situation actuelle justifie-t-elle l’emploi de cette catégorie ? Et surtout est-ce une stratégie pertinente politiquement ?

Profiteurs de guerre du passé et du présent

Historiquement, la catégorie de profiteurs de guerre s’est déployée à plusieurs niveaux, que l’on peut chacun considérer au regard de la situation actuelle. Le premier est celui de la trahison avec l’ennemi, duquel participaient aussi les espions. Celui-ci visait surtout les industriels qui continuaient à faire tourner leurs usines comme d’habitude alors que le territoire était occupé par l’ennemi. Dans un contexte de guerre, ce business as usual signifiait qu’une partie de la production serait accaparée par l’ennemi pour son effort de guerre, ce qui était jugé inadmissible. Un paradoxe puisque cette poursuite de l’activité assurait aussi l’approvisionnement indispensable à la population nationale. Ainsi, en Belgique, le baron Evence Coppée, qui avait laissé tourner ses charbonnages durant la guerre, resta coupable aux yeux de l’opinion publique, malgré son blanchissement judiciaire.

Dans le contexte de la crise sanitaire, l’on voit mal qui pourrait être taxé d’ennemi, dans la mesure où le conflit n’est pas inter-étatique. Même si l’on admet que le Covid-19 est ledit ennemi, on se demande qui seraient les « traîtres à sa patrie » s’étant rangé sous les ordres du virus ennemi. Si l’on tenait absolument à maintenir cette catégorie de traître à la patrie, ce serait en réinvestissant le champ géopolitique classique. Il s’agirait par exemple de fustiger une entreprise française ayant refusé d’accorder au marché français un traitement préférentiel. Mais cela reviendrait à positionner le débat exclusivement vis-à-vis d’un autrui extra-national. Or, une pandémie étant par définition internationale, la lutte contre celle-ci l’est aussi. Si les tensions géopolitiques liées à l’accaparement des masques ou des vaccins ne sont pas à sous-estimer, la gestion de l’épidémie ne peut se limiter à la communauté nationale.

Cela nous amène au deuxième mode de compréhension de la notion de profiteur de guerre : seraient qualifiés ainsi ceux qui auraient sacrifié le bien commun à leur intérêt personnel. Cet élément est transposable de la guerre à la crise sanitaire, en vertu d’une tendance commune de l’économie dans ces périodes : la monopolisation. Les périodes de crise favorisent souvent la concentration des activités économiques au sein d’une poignée d’entreprises, plus à même de répondre aux besoins dans l’urgence. En 1914-1918, le nombre d’entreprises dans le secteur de la sidérurgie avait drastiquement diminué, laissant la production aux mains d’un petit cartel d’industriels. De même, la crise sanitaire a fait bondir le chiffre d’affaires de l’industrie pharmaceutique, secteur concentré s’il en est. Ce n’est pas un hasard : les mécanismes de monopolisation ou de concentration à l’œuvre dans les branches utiles pour répondre à la crise permettent la maximisation du surplus du producteur. En théorie économique néoclassique, du moins, le monopole a un pouvoir de fixation du prix au-delà du prix de marché, car il évite le jeu de la concurrence. Se superpose à cette concentration industrielle la propriété intellectuelle des vaccins rendue exclusive par les brevets, qui instaure une concurrence monopolistique. En bref, sans régulation, les mécanismes de concentration propres aux moments de crise enrichissent les propriétaires des entreprises au détriment du bien commun, en renchérissant le prix de leurs biens pourtant essentiels dans l’urgence.

En bref, sans régulation, les mécanismes de concentration propres aux moments de crise enrichissent les propriétaires des entreprises au détriment du bien commun, en renchérissant le prix de leurs biens pourtant essentiels dans l’urgence.

Mais avant tout, la dénonciation des profiteurs de guerre se fonde surtout sur une indignation morale. Ce n’est pas tant l’arbitrage entre intérêt personnel et commun qui semble compter, mais bien l’absence de sacrifice de son intérêt personnel, indépendamment de ses conséquences sur la communauté. Dans une crise affectant a priori l’intégralité de la population, il semble intolérable que quelqu’un ne participe pas de l’effort commun, ne souffre pas, ou tout simplement qu’il continue à vivre comme auparavant. Il y aurait une forme de scandale moral à ce que cette crise en épargne certains arbitrairement, au point même qu’ils pourraient en « profiter ». Cette remise en cause de « l’égalité des conditions devant les coûts et les sacrifices de la guerre » semble alors miner les fondements mêmes de la citoyenneté. Comme si la situation de crise hypostasiait cette citoyenneté, la rattachant non plus aux simples droits et devoirs formels du citoyen abstrait, mais l’indexant sur la stricte égalité des conditions matérielles d’existence. D’où la nécessité de parvenir à celle-ci par la justice, qui voudrait que nul ne pourrait s’approprier personnellement des bénéfices effectués en temps de guerre – qui seraient alors redistribués à la collectivité. François Ruffin insiste notamment sur l’exemple de l’impôt sur le revenu, mis en place en juillet 1914 pour financer la guerre.

L’État, matrice de l’exceptionnalité de la situation

Si la mise en place d’un impôt exceptionnel se justifie, ce n’est pas tant parce que certains ont gagné plus que d’autres. C’est surtout que ces gains exceptionnels sont dus à une conjoncture sanitaire sur laquelle les acteurs eux-mêmes n’avaient pas de prise, face à laquelle ils étaient impuissants. Les contraintes imposées sur la consommation par la crise sanitaire ont modifié sa répartition, et donc la structure des profits selon les secteurs. Dès lors, la croissance du chiffre d’affaires de certains secteurs ou entreprises semble indue. Mais pourquoi ? En réalité, ce n’est pas tant l’arbitraire de l’épidémie qui pose problème ; si tel était le cas, les secteurs en croissance auraient simplement été ceux qui étaient les plus à même de répondre à de nouveaux besoins conjoncturels.

Avant tout, ce sont les choix politiques de confinement ou de couvre-feu, ainsi que les mesures restrictives ayant ciblé des secteurs particuliers, qui ont modifié la structure de la consommation. Dès lors, les bonnes performances de certaines branches ne sont que le reflet de leur possibilité d’exercer en dépit de la restriction générale de l’activité économique. Il ne s’agit pas là d’affirmer que la politique sanitaire du gouvernement fut déconnectée des réalités épidémiologiques, ou que le choix de fermer par exemple les boîtes de nuit ne se justifiait pas vis-à-vis de la propagation du virus. Mais, précisément parce qu’elles sont censées être mûrement réfléchies, les décisions gouvernementales peuvent être bien plus amères lorsqu’elles apparaissent arbitraires. Ainsi, on se souvient des débats sur le caractère essentiel ou non des librairies, et de l’impression tenace que le sort d’une foule de petits commerces dépendait de choix hasardeux ou d’une intervention des lobbies que d’une modélisation épidémiologique rigoureuse. L’argument schumpétérien de la destruction créatrice en devient encore moins pertinent qu’en temps normal : les faillites annoncées ne seraient pas le fruit d’un supposé libre jeu du marché, mais bien directement de décisions politiques conjoncturelles.

Les bonnes performances de certaines branches ne sont que le reflet de leur possibilité d’exercer en dépit de la restriction générale de l’activité économique.

D’où la nécessité d’un rééquilibrage postérieur, l’État garantissant la survie de secteurs autrement condamnés à péricliter. C’est d’ailleurs aussi pour cette raison que l’État a mis en place divers mécanismes de soutien, au premier rang desquels la généralisation du chômage partiel. Le postulat néolibéral selon lequel l’issue au chômage serait la réduction des aides aux chômeurs pour inciter au travail ne peut plus, dans cette situation, avoir la moindre prise. L’État est donc déjà plus interventionniste en ces temps de pandémie qu’en temps normal. Il serait absurde de lui dénier la légitimité d’intervenir ex post pour rééquilibrer les profits, en arguant que ce n’est pas son rôle d’adoucir les effets d’une inexistante concurrence. La mise en place d’une taxation exceptionnelle se révèle indispensable, pour compenser les déséquilibres économiques entraînés par la crise.

Prenons l’exemple de Doctolib. Sa réussite exceptionnelle – entre 150 et 200 millions de chiffre d’affaires en 2020 – est en grande partie due à la promotion par le gouvernement de la téléconsultation pour les rendez-vous médicaux. Comment justifier ces profits privés réalisés grâce aux encouragements des pouvoirs publics ? Déjà actionnaire de Doctolib via la Banque Publique d’Investissement, l’État ne devrait-il pas le nationaliser, du moins le temps de la crise ? On voit mal, ne serait-ce qu’en termes de protection des informations personnelles et du secret médical, ce qui justifierait qu’une entreprise privée soit à ce point responsable de la mise en place de la stratégie de vaccination. Surtout, cela lui confère sur le long terme une position de premier plan, quasi monopolistique, dans la gestion des relations entre médecins et clients. L’État, particulièrement en temps de crise, doit savoir agir au-delà de la préservation du libre jeu du marché à laquelle se livre frileusement l’Autorité de la concurrence. En l’occurrence, la formation d’un monopole aussi incontournable dans cette conjoncture requiert manifestement une intervention étatique, par exemple sous la forme d’une « taxe Covid ».

Réponse d’urgence et stratégie de long terme

La dénonciation des profiteurs de crise semble alors se justifier. Ainsi, certaines entreprises ont pu frauder vis-à-vis du chômage partiel, ou simplement toucher des aides alors qu’elles se portaient relativement bien. Mais le choix de mobiliser ce registre des profiteurs est risqué, politiquement parlant, dans la mesure où cela circonscrit le débat à la conjoncture actuelle. En effet, prendre appui sur les distorsions conjoncturelles du marché pour justifier la régulation étatique risque parallèlement d’ériger en norme l’idéal du marché libre, confusément assimilé à la situation antérieure.

Prendre appui sur les distorsions conjoncturelles du marché pour justifier la régulation étatique risque parallèlement d’ériger en norme l’idéal du marché libre, confusément assimilé à la situation antérieure.

De même, paradoxalement, fixer son attention sur les pertes imposées aux entreprises durant la crise sanitaire alimente la rhétorique d’un besoin vital d’aides étatiques aux entreprises. Certes, le besoin d’aides pour certains secteurs était réel et seul l’État peut assumer ce rôle. Mais n’oublions pas pour autant le devoir de responsabilité qui devrait s’imposer par ailleurs aux entreprises. Non pas, bien sûr, que les entreprises soient responsables de leur activité ou non durant la crise, ni qu’elle devraient l’avoir anticipée en se constituant une trésorerie abondante. Mais sans vision de long terme, les diverses aides aux entreprises risquent bien d’entériner le principe néolibéral de socialisation des pertes et de privatisation des gains.

Si un impôt exceptionnel était mis en place, il y aurait certes une forme de rééquilibrage des gains effectués durant la crise. Mais il y a fort à parier que, si cet impôt ne se pérennisait pas au-delà de la crise, les entreprises reviendraient à un paradigme d’irresponsabilité totale vis-à-vis de la collectivité. Les divers impôts sur les entreprises ne seraient toujours vus que comme une forme de « matraquage fiscal », l’État étant supposé illégitime à interférer dans les affaires du privé. Or, il est désormais de plus en plus évident que les crises vont continuer à se multiplier, notamment en raison de la catastrophe climatique et environnementale. Dans ce contexte, si les entreprises en difficulté peuvent se faire aider par l’État en cas de besoin, alors il n’y a aucune raison qu’elles échappent à l’impôt en temps normal, précisément pour rééquilibrer la transaction. L’État ne peut être cantonné au rôle de sauveur en dernier ressort si les entreprises n’assument pas leur responsabilité dans le financement de ces politiques.

Pour un nouvel internationalisme vaccinal

Vaccin contre le COVID-19. © Daniel Schludi – Unsplash

Depuis la dernière réunion du G7 en février, un million de personnes supplémentaires sont mortes de la Covid-19. Avec la nouvelle vague pandémique émerge un danger : le virus pourrait encore muter et devenir résistant aux vaccins existants. Pourtant, malgré l’urgence, un plan et un engagement pour vacciner le monde n’ont pas réussi à se concrétiser en Cornouailles. Même la promesse annoncée de donner un milliard de doses du vaccin Covid-19 – une fraction des 11 milliards de doses dont le monde a besoin, répartie sur un an et demi – est tombée à 870 millions à la fin des réunions, dont seulement 613 millions de doses vraiment nouvelles. Par Varsha Gandikota-Nellutla et Ana Caistor Arendar, coordinatrices du Sommet international progressiste pour l’internationalisme en matière de vaccins.

Nous ne pouvons sérieusement attendre des dirigeants du G7 qu’ils remettent en question un système de santé mondial qu’ils ont construit. Nous ne pouvons pas non plus attendre de nouvelles promesses de charité. Pendant que le G7 pose pour des photos sur la plage, de nouveaux variants préoccupants continuent d’accélérer la propagation du virus : les variants Alpha au Royaume-Uni, Beta en Afrique du Sud, Gamma au Brésil, et maintenant, Delta en Inde. Chaque minute de retard dans la coopération mondiale représente autant de vies menacées.

À ce jour, les pays du G7 ont acheté plus d’un tiers de l’approvisionnement mondial en vaccins, alors qu’ils ne représentent que 13 % de la population mondiale. L’Afrique, quant à elle, avec ses 1,34 milliard d’habitants, n’a vacciné qu’1,8 % de sa population. Résultat : au rythme actuel, les pays à faible revenu devront attendre 57 ans pour que tout le monde soit entièrement vacciné.

C’est pourquoi l’Internationale progressiste convoque une nouvelle alliance planétaire de ministres, de dirigeants politiques et de fabricants de vaccins à un sommet d’urgence pour un internationalisme vaccinal.

Actuellement, chaque laboratoire, chaque usine, chaque scientifique et chaque travailleur de la santé doit avoir les moyens de produire et de fournir davantage de vaccins pour tous, partout. Au lieu de cela, les pays à revenu élevé et intermédiaire ont épuisé plus de 85 pour cent des réserves mondiales de vaccins. Nombre d’entre eux n’ont rien fait pour renoncer aux monopoles de brevets sur les vaccins. Aucun d’entre eux n’a fait quoi que ce soit pour inciter à un transfert de la technologie des vaccins vers le reste du monde.

Aujourd’hui, alors que la plupart des pays du monde se débattent avec l’absence totale de vaccins, les États-Unis et d’autres pays riches se débattent avec ce qui constituera bientôt d’énormes excédents.

Il est clair que la fin de cette pandémie est désormais artificiellement retardée. Elle pourrait prendre fin. Nous pourrions fabriquer suffisamment de vaccins en un an, selon Public Citizen. Mais, au lieu de partager les technologies et de coopérer pour fabriquer des vaccins, les puissantes sociétés pharmaceutiques choisissent de la prolonger. Le rapport de l’IQVIA sur le marché potentiel des rappels est éloquent. On estime que 157 milliards de dollars seront dépensés dans le monde pour les vaccins Covid-19 jusqu’en 2025. Les gouvernements ont déjà transféré des sommes d’argent public extraordinaires dans des poches privées, créant ainsi neuf nouveaux milliardaires, des cadres pharmaceutiques qui ont largement profité d’un monopole sur les vaccins Covid-19. Leur richesse combinée est suffisante pour vacciner entièrement quelque 780 millions de personnes dans les pays à faible revenu.

Cela ne peut plus durer. Aujourd’hui, des délégations du Sud se réunissent pour présenter des modèles d’internationalisme vaccinal – Cuba, Bolivie, Argentine, Mexique, Kenya, Kerala, et d’autres. Des alliés du Nord, du Royaume-Uni, du Canada et de la Nouvelle-Zélande se joignent à leur appel. Ils sont prêts à inciter leurs gouvernements à mettre fin à leur loyauté envers les grandes entreprises pharmaceutiques et à renoncer à leur contrôle sur les institutions sanitaires mondiales. Avec des fabricants de vaccins comme Virchow, Biolyse et Fiocruz qui se déclarent prêts à faire leur part, cette coalition a un objectif simple : produire, distribuer et livrer des vaccins pour tous.

Avec ce sommet, l’Internationale Progressiste tire la sonnette d’alarme : nos vies et notre liberté sont en danger, et la souveraineté du Sud est en jeu. Ces forces progressistes se réunissent pour ouvrir la voie à un nouveau type de politique, où la solidarité serait davantage qu’un slogan.

Désastre sanitaire brésilien : Bolsonaro rendra-t-il des comptes ?

Jair Bolsonaro © Carolina Antunes

On compte plus de 440.000 victimes du coronavirus au Brésil, ce qui en fait le second pays en termes de décès et le troisième en nombre de cas. Dans ce contexte de crise, une Commission d’enquête parlementaire ― nommée « CPI da Covid » ― a été créée, visant à identifier les actions des autorités susceptibles d’être sanctionnées. Sont notamment mis en cause la gestion de l’approvisionnement en vaccins, la conduite d’une politique étrangère anti-chinoise et le refus des mesures de restrictions sanitaires. Cet affrontement s’inscrit dans le cadre d’une intensification des clivages politiques entre le président et son opposition. Bolsonaro a jusqu’à présent profité de l’immixtion du pouvoir judiciaire dans la politique brésilienne – que l’on pense à l’impeachment de Dilma Rousseff ou à l’emprisonnement de Lula. En fera-t-il à présent les frais ?

Selon un sondage, réalisé par l’Institut Datafolha, le 12 mai, deux semaines après le début de la CPI, le taux d’approbation du président avait chuté de 6 points pour atteindre 24 %. Bolsonaro a travaillé à entretenir cette base électorale de plus en plus réduite, arc-boutée sur des position conservatrices, religieuses, et, surtout, anti-petista (ceux qui soutiennent le Parti des Travailleurs – PT). Sa politique sanitaire risque de lui faire perdre son souffle pour sa réélection en 2022.

La Commission d’enquête parlementaire et Bolsonaro

La Commission d’enquête parlementaire est un moyen pour le Parlement d’exercer un contrôle sur les pouvoirs, prévu par la Constitution du Brésil. Elle peut également être sollicitée par la Cour suprême, qui a encouru les critiques de Bolsonaro, qui l’a accusée de s’ingérer dans les affaires politiques du pays – une judiciarisation dont il a pourtant bénéficié, à l’époque où elle avait conduit à l’emprisonnement de Lula.

La Commission n’a pas la compétence de juger ni de punir, malgré les enquêtes auxquelles elle donne lieu – qui permettent des interrogatoires et la rupture du secret bancaire, fiscal et des données. La CPI, à la fin de son enquête, soumettra ses conclusions aux organismes qui peuvent adopter les mesures juridiques qui convient et veut établir un protocole national pour gérer les futures crises sanitaires.

Le rapporteur Renan Calheiros – de l’opposition – a présenté un plan de travail qui suivra six lignes générales : les actions pour combattre la pandémie, l’assistance pharmaceutique, les structures pour surmonter la crise, l’effondrement de la santé à Amazonas, les actions de prévention et l’attention à la santé indigène et l’emploi des ressources fédérales.

Au cours des deux premières sessions, 112 demandes ont été approuvées, indiquant à quoi ressemblera l’avenir de la Commission. Parmi elles, la convocation du directeur général de Pfizer pour l’Amérique Latine, de l’ancien ministre des Affaires étrangères, du président de l’Agence nationale de surveillance de la santé (Anvisa) et de l’actuel ministre de la Santé, ainsi que d’autres qui ont pris cette fonction pendant la crise sanitaire.

L’ancien ministre de la Santé Luiz Henrique Mandetta a mis en exergue le caractère problématique des réactions de Bolsonaro lors de plusieurs épisodes de la pandémie. Il a dit avoir reçu, début 2020, une estimation de 180.000 décès dans le scénario hypothétique de la non-adoption de mesures de lutte contre le coronavirus, que Bolsonaro n’a pas pris en compte. 

En outre, il a attesté que le président a rédigé un décret présidentiel proposant de modifier la notice du médicament « chloroquine » avec l’indication expresse pour le traitement de la Covid – même si l’efficacité n’a pas été prouvée -, ce qui a été refusé par l’Agence nationale de surveillance de la santé.  

Mandetta a également suggéré que Bolsonaro était probablement conseillé par des sources extérieures au ministère de la Santé, puisqu’il a défendu, à la place de l’isolement social, le confinement vertical, déconseillé par le Ministère comme par l’OMS. 

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La déposition de l’ancien ministre de la santé, Luiz Henrique Mandetta © Jefferson Rudy/Agência Senado

Lenteur de la vaccination, politique anti-chinoise et refus du confinement

Selon le New York Times, environ un milliard de doses de vaccin ont déjà été appliquées dans le monde. La plupart d’entre eux – environ 60 % – se trouvent aux États-Unis, en Chine et en Inde. En termes de pourcentage de la population entièrement vaccinée dans le continent américain, le Chili est en première place, avec 40 %, suivi par les États-Unis, avec 38 %. Au Brésil, au 20 mai, 55 millions de doses avaient été administrées (8,4 % de la population ont reçu les deux doses et au moins 39 millions de personnes, soit 18 % de la population, en ont reçu au moins une dose). Le Brésil se classe en 57ème place selon les doses par habitant et en 5ème en doses totales.

La vaccination reste très lente. Le gouvernement est accusé d’avoir refusé plusieurs offres de laboratoires, notamment de 70 millions de doses proposées par Pfizer dès l’année dernière, sur la justification infondée de clauses contractuelles abusives. Cela signifie que le Brésil disposerait de 18,5 millions de doses supplémentaires de vaccin jusqu’au deuxième trimestre (avril, mai et juin) de cette année – comme n’a pas manqué de le faire remarquer Carlos Murillo, représentant de Pfizer pour l’Amérique latine, lors de sa déposition.

L’actuel ministre de la Santé, Marcelo Queiroga, avait déclaré début d’avril que la capacité vaccinale du Programme National d’Immunisation (PNI) était de 2,4 millions de doses par jour. Un objectif trop ambitieux en regard des vaccins disponibles au Brésil. En dehors de l’absence d’une politique bien planifiée d’achat de vaccins, l’ancien ministre Pazuello, deux jours avant de quitter ses fonctions, a ordonné aux États de la Fédération que tout le stock soit utilisé pour assurer la première dose, mais sans tenir compte de la garantie de la seconde. Selon Queiroga, ces changements dans la stratégie de vaccination contre la Covid-19 ont contribué à l’absence de vaccins dans plusieurs États brésiliens. Dans la semaine du 26 au 30 avril, au moins huit capitales du pays ont arrêté la vaccination en conséquence du manque de doses.

En dehors des vaccins Pfizer/BioNTech qui viennent d’arriver, au Brésil, deux vaccins sont en cours d’application : l’Astrazeneca/Oxford et la CoronaVac, produit en partenariat avec la compagnie pharmaceutique chinoise Sinovac. L’initiative de la collaboration entre l’Institut brésilien et la Chine est venue du gouverneur de São Paulo, João Doria, possible candidat à la présidence lors des élections de 2022 et rival politique de Bolsonaro. Au début, l’initiative a été fortement critiquée par le président et des offres de vente de l’Institut ont été refusées, bien qu’aujourd’hui il s’agisse du vaccin le plus appliqué au Brésil. Toutefois, le pays dépend des intrants pharmaceutiques actifs importés de la Chine pour sa production. Ainsi, la position de Bolsonaro par rapport au pays asiatique fait obstacle aux négociations pour l’achat d’intrants et, par conséquent, retarde la production des vaccins.

Lors d’un discours au Palácio do Planalto, il y a environ deux semaines, Bolsonaro a suggéré que le virus du Covid-19 pourrait avoir été « créé dans un laboratoire » dans le cadre d’une « guerre chimique et bactériologique » afin de prendre l’avantage dans le conflit géopolitique, pointant du doigt le fait que la Chine était l’un des seuls pays dont le PIB a enregistré croissance l’année dernière.

La politique anti-chinoise de Bolsonaro fait obstacle aux négociations pour l’achat d’intrants et, par conséquent, retarde la production des vaccins.

Dimas Covas, directeur de l’Institut Butantan (qui co-produit des vaccins avec la Chine), a déclaré qu’il n’y aurait probablement plus de doses du vaccin CoronaVac à partir de la deuxième quinzaine de mai, attribuant le retard dans l’arrivée de l’ingrédient pharmaceutique actif (API) à la position du gouvernement fédéral vis-à-vis de la Chine. En outre, il s’est dit préoccupé par les répercussions des ces récentes déclarations du président.

Au mois de mars cette année, le journal brésilien Estadão a réalisé un reportage sur la promotion par le président Bolsonaro d’événements officiels au cours desquels les gestes barrières les plus élémentaires n’étaient pas respectés. Une quarantaine d’événements de cette nature a été organisée durant la pandémie.

Parallèlement à ces événements, Bolsonaro a rejoint des manifestations contre les mesures d’isolement, organisées par des personnes qui qualifient le confinement de « dictatorial ». Le 7 mai, il a demandé, par un post sur Facebook adressé aux sénateurs de la CPI, que les « inquisiteurs » qui critiquent le traitement précoce et l’absence de port de masques « ne cassent pas son pied ». Le discours du président, dans un contexte de plus de 440.000 décès, est un portrait de la gestion du gouvernement depuis l’année dernière.

Dans ce cadre, le vice-gouverneur d’Amazonas, Carlos Almeida Filho, a déclaré que le gouverneur, Wilson Lima, s’est allié à Bolsonaro pour utiliser l’État comme un « laboratoire » pour tester l’immunité collective, générant au passage une nouvelle variante du Covid-19. La situation dans laquelle s’est trouvée Manaus, la capitale d’Amazonas, a défrayé la chronique par ses fosses communes, ouvertes pour enterrer les plus de 5.600 victimes décédées en deux mois. En raison de la pénurie d’oxygène dans les hôpitaux de Manaus, les patients qui en dépendaient ont dû être emmenés dans d’autres États et les familles ont dû acheter des bouteilles d’oxygène par leurs propres moyens. Par ailleurs, l’ancien ministre de la santé, M. Pazuello, a confirmé dans son témoignage devant la CPI que Bolsonaro avait décidé de ne pas intervenir dans l’État.

Les développements internationaux

La politique étrangère du gouvernement Bolsonaro, sous la direction de l’ancien ministre des Affaires étrangères, Ernesto Araújo, qui a occupé ce poste au début du gouvernement Bolsonaro jusqu’à mars de cette année a été marquée par trois caractéristiques : le refus du multilatéralisme, l’alignement inconditionnel sur les États-Unis, et en conséquence un positionnement hostile à la Chine, qui constitue pourtant le principal partenaire commercial du Brésil.

L’ambassadeur Marcos Azambuja, membre émérite du conseil du think tank Brazilian Center for International Relations, déclaré, lors d’une interview que « Le Brésil […] se prive en quelque sorte d’un approvisionnement efficace et rapide de composants essentiels pour sauver des vies. Il ne s’agit plus d’une erreur de jugement, mais de quelque chose de quantifiable. Les Brésiliens vont mourir parce que le Brésil a adopté certaines attitudes contre-productives et préjudiciables à ses intérêts. »

Lors de sa déposition à la CPI da Covid, Ernesto Araújo fut interrogé sur sa conduite de la politique étrangère et sa posture offensive envers la Chine. Cette attitude est considérée comme l’un des principaux facteurs du ralentissement de la production de vaccins à l’Institut Butantan. Cependant, il a nié avoir eu des frictions avec la Chine et être contre le système multilatéral, et a été appelé un “négationniste compulsif”.

De plus, les deux sénateurs de la Commission qui représentent l’État d’Amazonas, Omar Aziz et Eduardo Braga, ont encouragé un enquête sur le manque d’oxygène à Manaus également au niveau international. En effet, ces sénateurs estiment que le moyen le plus rapide et le plus facile d’obtenir les bouteilles d’oxygène manquantes était de les faire venir du Venezuela par avion. Le président vénézuélien, Nicolas Maduro, début 2021, s’est disposé à aider Manaus à les obtenir, mais le dialogue n’a pu être établi au niveau fédéral, et est demeuré à un niveau régional – avec le gouverneur de l’État d’Amazonas, Wilson Lima. Ce don d’oxygène de la part du Venezuela n’a pas réfréné les attaques verbales du président Bolsonaro à son encontre, et Ernesto Araújo a avoué qu’il n’a pas pris contact avec le gouvernement du Venezuela et n’a même pas le remercié pour le don d’oxygène…

Les implications politiques et l’avenir du Brésil 

Les alliés du président présentent la CPI comme un instrument de guerre judiciaire à l’encontre du pouvoir politique. L’opposition défend que elle ne servira pas à se venger, mais à rendre justice à tous ceux qui ont perdu leurs proches et, surtout, établir un protocole national de gestion de futures crises sanitaires, ainsi qu’à surmonter les erreurs commises par toutes les autorités impliquées. 

La baisse de popularité de Bolsonaro risque bien d’être accrue dans le cas d’un jugement négatif de la part de la CPI. Si celle-ci indique qu’un crime de droit commun a été commis, le procureur général de la République, Augusto Aras, pourra ouvrir une enquête ou déposer une dénonciation auprès la Cour suprême.  

Une procédure de destitution (impeachment) pourrait être ouverte si la responsabilité de Bolsonaro était avérée et si l’aval de l’Assemblée et du Sénat étaient obtenus. De toute façon, on prévoit qu’en raison des faits survenus pendant la période de la crise sanitaire, la CPI du Covid augmentera les effets négatifs sur l’image du président, comme indiqué par la baisse de sa popularité, ce qui influencera les relations du Brésil avec le monde et les élections de l’année prochaine. 

Cette judiciarisation de la politique brésilienne n’est pas sans rappeler les événements qui marquent l’histoire du pays depuis plusieurs années. La présidente Dilma Rousseff avait été destituée – sur la base de preuves largement truquées -, et Lula à été emprisonné lors d’un processus qui a impliqué un juge si suspect qu’il a désormais été annulé. C’est l’immixtion du pouvoir judiciaire dans la sphère politique qui avait frappé de nullité la candidature de Lula – et pavé la voie à l’élection de Bolsonaro. C’est cette même immixtion du pouvoir judiciaire qu’il dénonce à présent, au nom de la souveraineté du peuple…

Une procédure de destitution (impeachment) pourrait être ouverte si la responsabilité de Bolsonaro était avérée.

Un événement clé a mis le feu aux poudres : la demande par l’ancien ministre Pazuello de bénéficier de l’habeas corpus pour ne pas constituer de preuves contre lui-même lors de sa déposition – comprise dans son acception très étendue, incluant le droit fondamental au silence. La Cour s’est engagée à prohiber tout embarras physique ou moral, ce qui comprend les menaces d’arrestation et de poursuites si les inculpés demeurent dans le cadre du droit. Quant à la demande de ne pas être contraint de donner des réponses impliquant un jugement de valeur, la Cour a refusé une telle concession.

Reste à savoir si la procédure de la Commission et ses effets changeront effectivement le contexte de crise sanitaire et politique que traverse le Brésil…

Pour favoriser la redistribution, taxer les grosses donations

© Mathieu Stern

Alors que l’épargne des Français a significativement augmenté en 2020 et que de nombreux jeunes se trouvent en grande précarité, le ministre de l’Économie prétend avoir trouvé la solution : défiscaliser les donations pour faire circuler cette épargne. Pourtant, aujourd’hui, un couple peut déjà transmettre près d’un million d’euros à ses deux enfants sans payer d’impôts. La défiscalisation supplémentaire proposée par Bruno Le Maire ne profiterait donc qu’à une poignée de jeunes « bien nés », qui ne consommeraient même pas cet afflux d’argent supplémentaire dont ils n’avaient pas besoin. Sans impact sur la relance de l’économie, cette mesure s’apparente donc à un énième cadeau pour les riches.

Les restrictions liées à la crise sanitaire ont bouleversé la situation financière des ménages français : puisqu’ils ne pouvaient plus consommer que des biens de « première nécessité », les Français ont beaucoup moins dépensé, et ce, quel que soit leur niveau de richesse. À l’inverse, les revenus ont été préservés pour la majorité des personnes, notamment grâce au télétravail et aux dispositifs d’aide comme le chômage partiel et les fonds de solidarité. Mécaniquement, cette baisse des dépenses et ce maintien des revenus ont donc provoqué une hausse de l’épargne des ménages, comme le documente le Conseil d’Analyse Économique. La Banque de France estime ainsi le surcroît d’épargne à hauteur de 110 milliards d’euros pour 2020, auxquels devraient s’ajouter environ 55 milliards en 2021. Des chiffres très souvent évoqués dans les médias, mais rarement analysés de plus près.

En 2020, un surcroît d’épargne… chez les ménages aisés et âgés

Certes, l’épargne globale a augmenté, mais les montants varient fortement selon le niveau de revenu, en raison de comportements de consommation différents. Dans une note de conjoncture, l’INSEE montre en effet que la baisse de la consommation en 2020 a davantage touché les plus riches, en particulier au moment du premier confinement : en avril 2020, les 10 % des ménages les plus aisés ont ainsi réduit leur consommation de 55 %, alors que les 30 % les plus pauvres l’ont réduite de 40 %. Ensuite, la consommation des ménages plus modestes a fortement rebondi à l’été, alors que cette reprise a été plus modérée pour les ménages les plus riches qui continuaient donc d’accumuler de l’épargne supplémentaire. Au second confinement, des tendances similaires ont à nouveau été observées, mais dans une moindre mesure. Ces différences s’expliquent par la structure de consommation des ménages : la majorité des dépenses des plus pauvres est nécessaire ou contrainte (loyers, nourriture, électricité, forfaits, etc.) tandis que ces dépenses imposées pèsent moins lourd dans le budget des plus riches, qui dépensent davantage en proportion pour des activités récréatives (vacances, sorties, etc.) très affectées par les restrictions.

Les 10 % les plus riches concentrent la moitié du surcroît d’épargne en 2020.

Ces différences de consommation entre riches et pauvres s’ajoutent aux inégalités de revenus : l’épargne accumulée pendant le confinement est donc répartie de manière très inégalitaire. Le Conseil d’Analyse Économique estime ainsi que 70 % du surcroît d’épargne est détenu par 20 % des ménages les plus aisés, les 10 % les plus riches concentrant même la moitié de ce magot. En terme de sommes épargnées, cela revient à plus de 10 000 euros mis de côté pour les 25 % les plus riches en 2020, alors que l’épargne des 20 % les plus pauvres avait même légèrement diminué entre mars et août 2020 !

Les inégalités d’épargne apparaissent également entre générations. Plus exposés aux dangers du virus et sortant donc moins, les plus de soixante ans ont davantage réduit leur consommation, même hors périodes de confinement. Les ménages de plus de 60 ans, qui ont davantage tendance à posséder de l’épargne financiarisée, ont par ailleurs bénéficié de la hausse des cours boursiers en 2020. De la même façon, les plus de 40 ans, qui ont généralement des revenus salariaux supérieurs et des emplois moins exposés que les plus jeunes, ont eux aussi davantage mis de côté. L’épargne accumulée pendant les périodes de confinement se trouve donc principalement entre les mains des ménages riches et âgés.

La réponse du gouvernement pour relancer la consommation

Afin de relancer la croissance de l’économie française, le gouvernement souhaite transformer cette épargne inactive, généralement accumulée sur des comptes courants et des livrets d’épargne, en consommation des ménages. En effet, avec la levée des restrictions sanitaires, la consommation devrait constituer le moteur de la reprise économique en France, dont la dépense de ces dizaines de milliards épargnés serait alors un levier important. Cependant, la répartition de cette épargne ne paraît pas optimale, puisqu’elle est détenue principalement par des personnes riches et âgées, dont la propension marginale à consommer, c’est-à-dire la probabilité de consommer plus, est relativement faible.

L’idée, avancée notamment par Bruno Le Maire, est donc de faire circuler cet argent à destination des jeunes, dont l’épargne accumulée a été plus faible en 2020 et qui dépenseraient ou investiraient cet argent de manière plus importante que leurs aînés. À cette fin, la piste évoquée vise à encourager les transmissions d’argent entre générations par un allègement de la fiscalité des droits des donations : de nouvelles exemptions pourraient être mises en place et les niveaux d’abattement seraient relevés. Cette mesure aurait également pour but de compenser les sacrifices auxquels les jeunes se sont astreints pendant la crise sanitaire pour protéger en premier lieu les personnes âgées : « Ça me paraîtrait juste. Les jeunes sont ceux qui ont le plus trinqué dans cette crise » indique ainsi le ministre de l’Économie.

Le gouvernement souhaite donc poursuivre une opération entamée à l’été 2020 : face à l’urgence de la crise, la majorité présidentielle avait voté une réduction d’impôt sur les donations sous la forme d’un abattement supplémentaire. Supposée temporaire, elle devait normalement s’arrêter en juin 2021. Mais elle sera vraisemblablement prolongée…

Des donations déjà largement défiscalisées, au bénéfice des plus riches

Cette proposition gouvernementale défiscaliserait donc encore davantage les donations, pourtant déjà largement exonérées d’impôt en France. Dans un entretien à LVSL, l’économiste Nicolas Frémeaux rappelait ainsi qu’ « environ 85-90 % des transmissions en ligne directe, entre parents et enfants, sont exonérées ». Les enfants peuvent en effet recevoir jusqu’à 100 000 euros par parent sans avoir à payer d’impôt sur cette donation, avec une remise à zéro du compteur tous les 15 ans. Depuis l’été 2020, les parents peuvent même donner 100 000 euros supplémentaires non imposables à leurs enfants pour créer ou développer leur entreprise, ou pour construire ou rénover leur résidence principale. Et 31 865 euros peuvent s’ajouter via des dons familiaux de sommes d’argent pour chaque parent et grand-parent. Au total, un couple avec deux enfants peut donc transmettre en une seule fois près d’un million d’euros en toute franchise d’impôt !

Alors oui, les jeunes ont « trinqué ». Mais pas celles et ceux qui peuvent déjà recevoir 463 730 euros « seulement » de leurs parents (pour chacun des parents, 100 000 + 100 000 + 31 865 = 231 865 euros ; à noter que certains de ces abattements sont en plus remis à zéro au bout de 15 ans, ce qui permet aisément au cours d’une vie de transmettre plus d’un million à chacun de ses enfants en toute franchise d’impôt), auxquels peuvent s’ajouter 127 460 euros des grands-parents (31 865 euros pour chacun des grands-parents), soit un total de près de 600 000 euros en toute franchise d’impôt ! Une étude de l’institut Élabe a montré qu’un jeune sur deux a réduit ses dépenses alimentaires ou sauté un repas au deuxième semestre de 2020, souvent parce que ses parents n’ont pas pu l’aider. Changer la fiscalité des donations ne résoudra aucunement les problèmes de précarité de la jeunesse. En effet, selon le laboratoire d’idées Intérêt général, les trois quarts des ménages n’ont jamais reçu de donations et plus de la moitié s’attend à ne jamais recevoir ni héritage, ni donations. Les jeunes en difficulté économique font partie de cette catégorie pour laquelle les modalités de taxation des donations importent peu, les parents n’ayant malheureusement aucun patrimoine à transmettre.

En favorisant les dons entre générations, les mesures proposées par le gouvernement auront pour seule conséquence de faire circuler le patrimoine entre les « vieux riches » et les « jeunes riches ».

Par ailleurs, l’efficacité économique d’une telle mesure apparaît très incertaine. Les jeunes héritiers qui bénéficieraient de ces donations supplémentaires ne transformeraient pas ce nouvel afflux d’épargne en consommation, mais auraient davantage tendance à augmenter encore leur patrimoine. Loin d’être dans le besoin, ces jeunes investiraient l’argent en immobilier ou sur les marchés financiers, comme le fait déjà une partie d’entre eux, creusant encore plus les inégalités au sein des générations. De plus, un cadeau fiscal sans contrepartie pour relancer la consommation des jeunes riches n’assure pas que ces dépenses s’inscrivent dans une logique de croissance économique durable. En favorisant les dons entre générations, les mesures proposées par le gouvernement auront pour seule conséquence de faire circuler le patrimoine entre les « vieux riches » et les « jeunes riches ».

En outre, les donations sont davantage reçues par les jeunes hommes que par les jeunes femmes, comme le montrent les travaux de Céline Bessière et Sibylle Gollac, également interrogées dans nos colonnes. Augmenter la défiscalisation des donations renforcerait donc les inégalités de genre existant déjà au sein de la jeunesse, tout en créant un effet d’aubaine pour les plus riches.

La nécessité d’une fiscalité redistributrice

Pour toutes les raisons évoquées précédemment, l’allègement de la fiscalité des donations ne permettra donc pas le rebond de la consommation ; pour cela, il faudrait plutôt prendre des mesures ciblant les classes populaires et moyennes. Si ces dernières épargnent, c’est surtout en raison d’un profond déficit de confiance en l’avenir : les incertitudes autour du chômage en hausse, de la situation sanitaire ou environnementale n’incitent pas les classes moyennes à dépenser leur argent. Dans ces circonstances, on comprend leur volonté de se protéger de futures menaces pour leur niveau de vie. Pour restaurer cette confiance et leur consommation, le gouvernement doit leur montrer un soutien particulièrement fort, en garantissant par exemple la prolongation du chômage partiel, un maintien élevé des allocations chômage, la création d’emplois publics et de projets d’investissement pour renforcer l’emploi dans les entreprises de manière compatible avec la transition écologique. Tout l’inverse de la direction prise actuellement. Ce sont pourtant les conditions pour stimuler la consommation des classes moyennes, en mobilisant notamment l’épargne accumulée.

Pour les ménages les plus pauvres, la situation économique est plus compliquée encore puisqu’ils n’ont pas du tout pu épargner pendant la crise sanitaire. Face à la hausse de la précarité engendrée par la crise, un soutien financier supplémentaire apparaît nécessaire, soutien dont il est certain qu’il sera réinjecté sous forme de consommation dans la relance de l’économie française. Puisque, par ailleurs, des milliards ont été épargnés par les plus riches et ne contribuent pas à la reprise économique, la fiscalité redistributive apparaît à la fois efficace économiquement et juste socialement. Des économistes, tels que Thomas Piketty, défendent une meilleure circulation des montants épargnés, non pas à destination uniquement des jeunes les plus aisés comme le propose le gouvernement, mais à destination de tous les jeunes. Cela répond avant tout à un enjeu de justice sociale : pourquoi les seuls jeunes à s’en sortir seraient ceux ayant la chance d’être bien nés ?

Ce soutien pourrait par exemple prendre la forme de « chèques verts », défendus par les économistes Daniel Cohen, Philippe Martin, Madeleine Péron et Thierry Pech : avec ces chèques « valables pour une période limitée permettant d’acheter exclusivement des biens et services jugés respectueux de l’environnement », la consommation des ménages les plus modestes pourrait être stimulée de manière compatible avec la transition écologique. Une taxe unique sur l’épargne accumulée par les ménages les plus aisés pendant les confinements, redistribuée aux plus pauvres, pourrait donc mieux répondre aux objectifs du gouvernement de reprise de la consommation qu’un allègement de la fiscalité sur les donations.

Taxer l’épargne COVID pour la redistribuer répond avant tout à un enjeu de justice sociale : pourquoi les seuls jeunes à s’en sortir seraient ceux ayant la chance d’être bien nés ?

Au contraire de la proposition du gouvernement qui s’apparenterait à un nouveau cadeau aux plus riches, une autre réforme de la taxation des transmissions est envisageable, à la fois plus juste et plus efficace économiquement. En premier lieu, il s’agirait d’harmoniser la fiscalité des donations et des héritages, pour prendre en compte l’ensemble des sommes reçues tout au long de la vie par une même personne, comme le détaille la note numéro 11 du laboratoire d’idées Intérêt général. Les montants transmis pourraient alors être exonérés d’impôt jusqu’à 117 000 euros (patrimoine net médian), puis taxés progressivement au-delà. De plus, le barème actuel est grevé de diverses exonérations, qui ne profitent qu’aux plus riches, puisqu’elles ne s’appliquent que pour des montants de transmissions élevés ; ces niches fiscales devraient simplement être supprimées. Même les « Jeunes avec Macron » proposent de taxer davantage les gros héritages, à rebours des propositions de leur ministre de l’économie !

Le barème progressif permettrait de récolter des recettes fiscales supplémentaires, de façon à les redistribuer à la jeunesse durement frappée par la crise. Un collectif de chercheurs, parmi lesquels Thomas Piketty et Camille Herlin-Giret, a par exemple proposé de financer un RSA jeunes avec de telles mesures. En outre, cette réforme correspondrait à l’efficacité économique recherchée par le ministre de l’Économie : si l’épargne, les donations et l’héritage étaient davantage imposés, les gros épargnants seraient en effet plus incités à consommer leur argent, ce qui le ferait circuler dans l’économie. Les sommes prélevées seraient redistribuées à tous, favorisant l’économie française, réduisant les inégalités de patrimoine et améliorant la condition financière des ménages les plus modestes. Il s’agirait d’une réforme juste et efficace, à l’inverse de celle actuellement proposée.

Vaccins : la faillite des industriels et laboratoires privés

Vaccin contre le COVID-19. © Daniel Schludi – Unsplash

Un mois après les premières vaccinations, l’objectif d’un million de vaccinations (et non de vaccinés puisque la vaccination comporte deux injections) a été atteint. Pourtant, l’ambiance, au gouvernement comme dans la population, n’est pas aux réjouissances. Face à la pénurie et aux risques des variants émergents, les industriels peinent à réaliser leurs promesses. Le moment ne serait-il pas venu pour les gouvernants de privilégier la santé publique au profit privé ?

Inutile de revenir trop longuement sur les échecs successifs qui ont rythmé la gestion de la crise sanitaire en France, concernant les masques, les tests, et le traçage. On peut maintenant y ajouter les vaccins. Certes, et comme aime à le faire Jean Castex, on pourrait se rassurer en rappelant que nous ne sommes pas les mauvais élèves de l’Europe en terme de mortalité. Mais ce serait oublier que l’Europe souffre avant tout de la comparaison avec les pays d’Asie. Au rebours des leaders européens, les dirigeants asiatiques, marqués par l’épidémie de SARS au début des années 2000, ont choisi dès le début de la pandémie une stratégie « zéro covid » agressive. Au 1er février 2021, la France compte plus de 70 000 morts, pour 1424 en Corée du Sud, 909 en Australie, 77 en Thaïlande, 35 au Vietnam. En application de cette stratégie, l’Australie n’a pas peur de déclarer un confinement de trois jours au moindre cas de Covid-19.

Faute de volonté politique, de planification, de moyens techniques et humains, mais aussi par dogmatisme en refusant jusqu’à peu de contrôler les entrées aux frontières, l’Europe a donc échoué depuis le printemps à endiguer la pandémie. Aujourd’hui, en l’absence de traitement, et avec une immunité naturelle comprise entre 10 et 20% en France (que les variants peuvent remettre en cause), la seule porte de sortie pour le vieux continent demeure la vaccination.

Par chance, les premiers vaccins à ARN des laboratoires Pfizer/BioNTech et Moderna se sont révélés remarquablement efficaces et sûrs : ils empêchent 95% des vaccinés de tomber malades et empêchent les 5% restant de contracter une forme grave de la maladie. Malgré les contraintes logistiques réelles liées à ces vaccins (conservation à -80 et -20°C respectivement), ils restent aujourd’hui les meilleurs choix pour se prémunir de l’infection et envisager un hypothétique « retour à la normale » cette année.

Quoi qu’en disent les vaccinosceptiques, prompts à caricaturer les résultats de recherche, les vaccins apportent deux bienfaits essentiels : ils réduisent la prévalence de formes graves chez les personnes infectées et freinent la propagation du virus. Plusieurs études sur des primates ainsi que les premières données en provenance d’Israël, montrent ainsi un effet significatif de réduction de la transmission. Le Royaume-Uni a lancé dernièrement une étude qui tentera de chiffrer précisément dans quelle mesure les différents vaccins empêchent la transmission.

Malheureusement, alors que les nouveaux variants compliquent sérieusement la gestion déjà laborieuse de cette pandémie, les trois laboratoires qui font la course en tête et dont les vaccins ont été approuvés par l’agence Européenne du Médicament, Pfizer/BioNTech, Moderna et Oxford/AstraZeneca, ont chacun annoncés des retards plus ou moins significatifs dans la production de leurs vaccins. Après d’âpres négociations avec la Commission Européenne, AstraZeneca a finalement annoncé une livraison de 40 millions de doses au lieu des 80 millions initialement promises pour le premier trimestre. Soit une perte de plus de 5 millions de doses pour la France. Ce sont donc 2,5 millions de Français qui ne seront pas vaccinés ce trimestre.

Alors que l’objectif de vacciner 70% des adultes d’ici la fin de l’été apparaît déjà difficilement atteignable, les variants plus contagieux, et en partie résistants aux vaccins, véritable « épidémie dans l’épidémie », font craindre de nouvelles vagues plus mortelles. Tout cela alors que la patience des français fond comme neige au soleil.

Face à cette menace, l’heure n’est plus aux atermoiements : la campagne de vaccination doit s’accélérer. À part attendre, bras croisés, les doses que produisent la petite douzaine d’usines européennes, que pouvons-nous faire ?

Bien que les accords de sous-traitance entre laboratoires se multiplient, ils risquent à terme de ne pas suffire pour sortir d’une situation de pénurie durable qui frappe le monde entier. Le vieux – mais riche – continent n’est toutefois pas le plus à plaindre dans cette course effrénée à la vaccination. Sur les 29 pays les plus pauvres, seule la Guinée a reçue des doses de vaccins, qui ont servi à vacciner en priorité… les membres du gouvernement.

Renouer avec la planification

Pourtant, il existe un outil qui permettrait de décupler la production industrielle de ces vaccins, si ce n’est dans les prochains mois, du moins dans la seconde moitié de l’année : la licence obligatoire, ou licence d’office.

Une licence obligatoire, ou licence d’office, permettrait à d’autres laboratoires ou États, qui ne possèdent pas le brevet de fabrication d’un produit sans le consentement du titulaire du brevet, d’en produire en cas d’urgence nationale. Ces deux dispositifs sont reconnus par l’Organisation Mondiale du Commerce. Cette provision a d’ailleurs été créée spécifiquement pour les produits médicamenteux. Ces dispositifs font aussi partie de la loi française, à l’article L.613-16 et L.613-18 du Code de la propriété intellectuelle pour la licence d’office, et à l’article L.613-15 pour la licence obligatoire. Dans les deux cas, des dédommagements financiers sont prévus pour le détenteur du brevet.

Dans un appel à Emmanuel Macron, largement repris à gauche comme à droite, Axel Khan, généticien et président de la ligue contre le cancer, demande au président français d’organiser la production mondiale de vaccins à ARN (donc la formule de Pfizer ou Moderna), sous l’égide de l’ONU et de l’OMS. Selon lui, seule cette ouverture des brevets permettrait de vacciner assez rapidement les pays du Sud, laissés pour compte de la guerre vaccinale. Le septuagénaire fièrement vacciné se fait au passage l’écho des recommandations de l’OMS : les retards de vaccination font courir un risque sanitaire à tous les continents, même ceux ayant complété leurs campagnes de vaccination. Il ne pourra pas y avoir de victoire nationale face à un virus dont les capacités à muter continueront à nous menacer durant plusieurs années. Par ailleurs, les États les plus riches n’ont-t-ils pas l’obligation morale de soutenir les campagnes de vaccination dans les pays qui n’ont pas les même moyens techniques et financiers ?

Comme le rappelle Libération, la licence obligatoire a déjà été utilisée plusieurs fois, notamment pour produire des traitements contre le VIH en Thaïlande. Il est à noter qu’en représailles, le laboratoire Abbot, détenteur du brevet, a cessé de vendre certains médicaments en Thaïlande. Toutefois, l’Europe n’est pas la Thaïlande. Deuxième puissance économique mondiale, forte de ses champions pharmaceutiques et de leurs capacités industrielles, elle a devant elle une occasion unique de s’illustrer, en prenant l’initiative d’ouvrir les brevets, de coordonner la montée en puissance de la production et de soutenir les unités de production dans les pays du Sud.

La pétition, qui a déjà reçu près de 60 000 signatures, est à signer sur le site de la commission européenne.

La campagne européenne « pas de profits sur la pandémie », à laquelle s’associent par exemple le Parti Communiste Français, le Parti Socialiste et la France Insoumise, se fait l’écho de cet impératif d’une production mondiale libérée de l’entrave des brevets. La France Insoumise va même plus loin, puisqu’elle propose depuis plusieurs années la nationalisation de Sanofi et la création d’un pôle public du médicament.

Les usines fantômes de Sanofi

Quoi que l’on en pense, cette proposition radicale a au moins le mérite de pointer du doigt les choix stratégiques douteux du « champion » pharmaceutique français. La multinationale, confrontée à des résultats d’efficacité décevants, a été contrainte d’abandonner l’idée de produire son propre vaccin avant la fin de l’année. Autant dire une éternité. Un échec malheureusement prévisible tant l’entreprise a sacrifié ses effectifs de chercheurs : en dix ans, ces derniers ont diminué de 9 % dans le monde, et de près de 23 % en France. Dernièrement, Sanofi a de nouveau annoncé la suppression de 400 autres emplois de chercheurs. Le groupe a pourtant touché plus d’un milliard d’euros de subventions publiques en 10 ans et a versé des dividendes records de près de 4 milliards d’euros à ses actionnaires l’année dernière.

Sanofi produit habituellement près d’un milliard de doses de vaccins par an à travers le monde, et possède trois sites de production en France, à Val-de-Reuil, Marcy-l’Etoile, et le site flambant neuf de Neuville-sur-Saône. Dès le début de la pandémie, l’entreprise a annoncé le doublement de ses capacités de production en prévision de la production de son vaccin contre le Covid-19. En janvier 2020, les usines sont prêtes à tourner. Des centaines d’embauches ont été réalisées. Cerise sur le gâteau, l’usine de Neuville-sur-Saône, financé en grande partie par le contribuable français, devrait être capable de produire plusieurs types de vaccin.

Les investissements de recherche de Sanofi, comme ceux des autres laboratoires, ont été massivement soutenus par les pouvoirs publics, qu’il s’agisse de l’État français, de la Commission Européenne, ou des États-Unis. Le premier a injecté plus de 200 millions d’euros pour soutenir son champion dès juin dernier. La commission européenne a débloquée 2,7 milliards d’euros pour soutenir les différents projets de vaccins, dont celui de Sanofi. Le contrat passé entre Sanofi et l’UE prévoit le versement d’acomptes qui pourraient être récupérés si le groupe ne parvient pas à remplir ses obligations. Mais les détails des contrats entre l’UE et les laboratoires restent aujourd’hui secrets. Finalement, l’agence américaine DARPA (Agence pour les projets de recherche avancée de défense), a débloqué la modique somme de deux milliards d’euros pour soutenir le vaccin Sanofi/GSK, en échange d’une centaine de million de doses.

Malgré les contraintes industrielles et logistiques, la course à la vaccination est également freinée par une confiance aveugle dans les entreprises privées et le système de brevets.

Sanofi pourrait donc produire 1 milliard de doses de vaccins contre le Covid-19 en 2021. Faute d’avoir trouvé un vaccin qui fonctionne, aucun vaccin contre le COVID-19 ne devrait sortir des chaines de production de Sanofi avant fin 2021 au mieux, l’accord avec Pfizer ne concernant que la mise en bouteille.

Bien sûr, les chaines de production ne sont pas interchangeables, en particulier entre vaccin à ARN et vaccin classique, mais ne peut-on pas imaginer une meilleure solution qu’un milliard de doses perdues ? Quel sera le bénéfice pour la santé publique d’un vaccin Sanofi, disponible en décembre 2021, très probablement moins efficace que les vaccins à ARN messager, et moins facilement « amendable » ? Pour la CGT Sanofi, il est donc aujourd’hui nécessaire de réquisitionner les usines de la multinationale.

Ainsi, malgré les contraintes industrielles et logistiques, la course à la vaccination est également freinée par une confiance aveugle dans les entreprises privées et le système de brevets. Au lieu de se déchirer avec d’autres pays pour obtenir plus de vaccins tout en faisant monter les prix, l’Europe et la France devraient en faire des biens publics mondiaux et aider les pays du Sud à en obtenir. Quant à la réquisition des capacités de production sous-utilisées de Sanofi, elle apparaît simplement comme une mesure de justice, étant donné combien l’entreprise se préoccupe davantage de ses actionnaires que de ses salariés et de la santé publique.