Condamner l’écocide et reconnaître nos dépendances à la terre : l’héritage d’Aldo Léopold

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Le lac Folsom, en Californie, lors de la sécheresse de 2015. © Vince Mig

La proposition de la Convention Citoyenne pour le Climat de pénaliser le crime d’écocide dans le cadre des limites planétaires n’est pas une idée nouvelle. En 1949, Aldo Léopold affirmait déjà la nécessité de préserver l’intégrité du vivant et invitait à reconnaître la dépendance des humains à la terre. Il déplorait les conséquences d’une gestion de la nature selon des normes économiques, et posait ainsi les fondements de l’écologie politique. Rejeter la proposition des 150, c’est préférer une gestion comptable à une approche systémique de la nature, refuser de comprendre le vivant et ne pas se préparer aux crises en cours et à venir. 


Ce qu’ignorer le vivant fait aux humains

La crise du coronavirus a rappelé à ceux qui veulent bien le voir que l’humain n’est qu’un chaînon dans un système de liens biologiques composé d’autres animaux, plantes, champignons et bactéries. Modifier un écosystème sur une planète globalisée, par exemple en ayant détruit 81 millions d’hectares de forêts depuis 1990[1], c’est forcer le vivant qui le compose à disparaître ou à s’adapter. Nous ignorons sans peine la disparition de nombreux vivants sur terre, telle que 60% des populations d’animaux sauvages en quarante ans[2]. En revanche, nous n’avons pas pu ignorer les changements du vivant qui ont permis au virus d’être transmis d’animaux à humains.

Bien avant la conquête des humains par le récent coronavirus, des signaux forts nous rappelaient les liens qui nous unissent à la terre : des sécheresses, des inondations, des canicules, des tempêtes de plus en plus nombreuses et violentes, conséquences désastreuses du dérèglement climatique et de l’érosion de la biodiversité, sont autant de signaux clairs de notre vulnérabilité. Ce que la crise « révèle » n’était donc pas bien caché. Tout au plus elle montre notre incapacité à voir ou notre refus de considérer nos dépendances au reste du vivant. C’est cela qui nous rend vulnérables. Nous grandissons, apprenons et décidons dans un cadre de pensée qui n’accorde pas aux prédictions de telles crises, aussi précises qu’elles soient, suffisamment d’importance pour les anticiper correctement.

Un droit à continuer d’exister

Un mois après la sortie du confinement dans lequel nous a plongé cette dernière crise, les 150 citoyens de la Convention Citoyenne pour le Climat proposent de « pénaliser le crime d’écocide dans le cadre des neuf limites planétaires »[3] . Une semaine plus tard, la proposition est renvoyée au niveau international par le Président de la République. Si le mot écocide n’est apparu qu’au début des années 1970[4] et que les neuf limites planétaires n’ont été théorisées qu’en 2009[5], condamner la destruction de la nature et reconnaître la dépendance des humains au système terrestre relève d’une pensée plus ancienne. En 1949 déjà, dans l’Almanach d’un comté des sables[6], le naturaliste américain Aldo Leopold introduisait un droit des vivants à continuer d’exister et invitait à éprouver nos dépendances à la terre.

Selon lui, depuis que nous savons que l’espèce humaine « n’est qu’un compagnon voyageur des autres espèces dans l’odyssée de l’évolution », nous aurions dû acquérir « un désir de vivre et de laisser vivre ». Pénaliser l’écocide, c’est condamner ceux qui ne laissent pas vivre. Dans la lignée d’Aldo Léopold, les 150 proposent ainsi de reconnaître que le destin de la nature est intimement lié au notre, que cette dépendance nous rend vulnérable au dépassement des limites de la planète et qu’il est donc nécessaire de condamner la destruction du vivant. Pourtant, en 2020, le passage sans filtre de la proposition de pénaliser l’écocide n’aura toujours pas lieu.

Compter en vain

Dans le Wisconsin, dont l’Almanach d’un comté des sables raconte l’histoire, les humains de la fin du XIXème siècle asséchèrent les marais pour y installer des fermes, à grand renfort de canaux, digues et autres techniques agricoles. Les maigres récoltes et les incendies dus à l’assèchement des sols étaient autant de manifestations de la valeur des services rendus par la nature, parmi lesquels suffisamment d’humidité et de matière organique pour permettre l’agriculture. Ces réactions du sol qui se dégradait à l’assaut du développement agricole n’ont pourtant pas suffi à alerter. L’État est intervenu, introduisant de nouvelles techniques d’inondation artificielle, et les marais furent un peu réhumidifiés, suffisamment pour poursuivre le développement agricole, mais pas assez pour faire revenir les grues, grands oiseaux migrateurs. La machine était lancée.

C’est dans cette région, sur les rives du fleuve Mississipi, que le négociant agricole Cargill s’installa en 1875[7], probablement sous les protestations de grues clairvoyantes qui avaient entrevu l’avenir destructeur de cette entreprise. L’an dernier, l’ONG environnementale MightyEarth et le membre du Congrès américain Henry Waxman qualifiaient Cargill de pire entreprise du monde[8]. En cause la perpétuation de la déforestation, les violations de droits humains, l’exploitation illégale des ressources naturelles, la distribution de viande contaminée, la pollution de l’eau et de l’air : autant de pratiques que nos systèmes juridiques ne savent pas punir. Cargill n’est qu’un exemple de l’industrie agroalimentaire, qui elle-même n’est qu’un exemple de l’entreprise humaine de domination et dégradation de la nature pour les bénéfices économiques d’une minorité d’humains, infime partie du vivant.

Cargill n’est qu’un exemple de l’entreprise humaine de domination et dégradation de la nature pour les bénéfices économiques d’une minorité d’humains, infime partie du vivant.

Pourtant, que sont les marais sans leurs grues ? D’importants efforts ont été entrepris pour mesurer la valeur de la nature et ainsi reconnaître son rôle dans la survie humaine. Un calcul au prisme des services écosystémiques avait permis en 1997 d’estimer la valeur totale des biens et services fournis gratuitement par la nature – de l’eau potable, des aliments, des sources d’énergie, un air purifié, un climat (pour le moment) vivable, etc. – à 33 mille milliards de dollars, soit plus d’une fois et demi le PIB mondial de l’époque[9]. En 2011, le chiffre a été revu à la hausse et estimé à 125 mille milliards de dollars[10]. Pourtant, bien que ces chiffres vertigineux soient connus, ils n’ont produit aucun effet qui permettrait l’atténuation des crises climatiques et écologiques.

Éloge de l’inutile

Cela est en partie dû à notre méconnaissance du vivant : on estime aujourd’hui que seules 15 à 25% des espèces sont connues[11]. Mais nous connaissons encore plus mal les interactions et interdépendances entre ces espèces au sein des écosystèmes, car la biodiversité est plus qu’une somme de services. Dans un tout tel que la nature, les parties rentables, mesurables et calculables ne peuvent pas fonctionner sans les parties non rentables, ou dont nous ne connaissons pas la valeur commerciale. L’échec des approches comptables de la nature s’explique par le fait que compter n’est pas un instrument adéquat pour un objet tel que la nature : complexe et systémique.

Aldo Leopold rappelait déjà que le vivant est une communauté dont la valeur est bien supérieure à celle de la somme de ses membres. La comptabilité monétaire de la nature ignore qu’affecter un membre d’une communauté, c’est dégrader la communauté tout entière. Seule une petite partie du vivant a une valeur économique, soit parce que le reste nous est inconnu, soit parce qu’il nous est inutile. Dès lors, si dans nos modes de production et notre rapport à l’environnement, nous ne considérons que ce qui nous est économiquement utile, nous détruisons la part de la communauté avec laquelle elle constitue un tout. L’inutile est pourtant indispensable au vivant, il permet son intégrité, qui elle-même nous permet de vivre.

L’éthique de la terre selon Aldo Léopold

Pour éviter la disparition du vivant qu’il constate et prédit, Aldo Leopold invite à une éthique de la terre : un changement radical de perspective et de perception. Une éthique de la terre consiste à considérer comme mal le fait de détruire la terre, au même titre qu’il est moralement mal de tuer d’autres humains. Cette éthique est associée à une approbation sociale de ce qui contribue à la prospérité de la biodiversité : une personne qui aime, respecte et protège la nature est bien vue, elle a du succès, elle a réussi ; et à une désapprobation sociale de ce qui la détruit : il est ridicule de se déplacer seul dans une grosse voiture, insensé d’aller passer une semaine de vacances à l’autre bout du monde, saugrenu de posséder des gadgets électroniques.

Pratiquer une éthique de la terre, c’est associer des devoirs aux droits de jouissance de la nature que nous nous sommes octroyés et c’est ressentir une responsabilité sur les ressources que nous contrôlons. On ne peut utiliser l’eau d’une rivière, la fertilité du sol, ou les sources naturelles d’énergie, que dans la mesure où l’on assure la perpétuation de leur intégrité. Au droit d’usage de la ressource est associé un devoir de ne pas la dégrader. Enfin, une éthique de la terre, c’est se considérer, en tant qu’individu et en tant qu’espèce, comme membre de cette communauté des vivants à qui nous accordons donc du respect.

Une éthique de la terre, c’est se considérer, en tant qu’individu et en tant qu’espèce, comme membre de cette communauté des vivants.

Si certains pensent partager ces idées, nos sociétés occidentales sont encore très loin de faire des choix qui reflètent une telle vision du monde. Les rapports du GIEC et de l’IPBES[12], les alertes des scientifiques et les manifestations de la société civile n’ont pas suffi à changer les politiques. Même les plus engagés et attentifs des écologistes se surprennent à vivre en désaccord avec leurs principes, parce que nos quotidiens facilitent l’oubli des liens qui nous unissent à la terre et parce qu’aucune obligation ou responsabilité morale nous oblige à nous remémorer qu’elle est notre moyen de subsistance.

Notre ambition doit être à la hauteur de la complexité du vivant

Nous savons ce qui met en péril notre survie, nous savons quelles activités détruisent directement la nature et nous leur connaissons des alternatives viables. Toutefois, tant que nous ne considérerons pas comme injustes et inacceptables ces activités destructrices et comme souhaitables et progressistes ces alternatives, nous continuerons à dominer la nature et à courir à notre perte collective, en commençant par les plus vulnérables. Tant que nous ne reconnaitrons pas nos dépendances au reste du vivant et ne condamnerons pas l’atteinte à son intégrité, nous mettrons en danger nos moyens de subsistance.

Aujourd’hui, nous connaissons un peu mieux les enjeux écologiques et climatiques que lors de la publication de L’Almanach d’un comté des sables, mais notre approche de la nature reste comptable et n’est opérante qu’à la marge. C’est alors que des cadres de pensée et d’action tels que celui des limites planétaires deviennent indispensables à une compréhension de la terre à la hauteur de sa complexité : non pas comme une ressource, mais comme un système dont les humains font partie et dépendent.

Partager l’ambition des 150 permettrait de dépasser la vision dominante et restrictive de la nature, pour mieux se préparer aux conséquences du dépassement des limites planétaires. Légiférer c’est décider de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas. Criminaliser les destructions d’écosystèmes qui entraînent le dépassement des limites planétaires, c’est rendre légalement inacceptable et punissable ce que le bon sens nous enjoint de refuser. C’est un bout du chemin vers l’intégration d’une éthique de la terre à nos modes de pensée et de vie, dans lequel il est regrettable que la France ne s’engage pas.

[1] http://www.fao.org/forest-resources-assessment/2020

[2] https://www.wwf.fr/vous-informer/actualites/rapport-planete-vivante-2018

[3] https://propositions.conventioncitoyennepourleclimat.fr/pdf/ccc-rapport-final.pdf

[4] https://www.lafabriqueecologique.fr/vers-une-reconnaissance-de-lecocide/

[5] https://www.nature.com/articles/461472a

[6] https://www.babelio.com/livres/Leopold-Almanach-dun-comte-des-sables/109133

[7] https://www.cargill.fr/fr/histoire

[8] https://stories.mightyearth.org/cargill_la_pire_societe_du_Monde/

[9] https://www.nature.com/articles/387253a0

[10] https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0959378014000685

[11] https://ofb.gouv.fr/mieux-connaitre-les-especes-en-france

[12] La Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) sont les deux groupes d’experts chargés de fournir des évaluations de l’état de la connaissance scientifique et socio-économique sur les changements climatiques et l’évolution de la biodiversité respectivement.