Pourquoi Antonio Gramsci nous appelle à la guerre de position

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Des soldats français chargent durant la première guerre mondiale

En temps de crise du socialisme, Antonio Gramsci invitait ses camarades de parti à réfléchir sans complaisance aux causes et aux conséquences de leurs échecs. Ne pas avoir eu « une conception propre de la vie, de l’histoire, du développement de la société humaine », écrivait-il, « voici notre faiblesse, voici la principale raison de la défaite ». Cette fragilité théorique, trahie par le fiasco politique, tenait à son sens à une ignorance des exigences de la politique moderne. Celle-ci implique le passage de la « guerre de mouvement », conquête des institutions réservée à un petit nombre d’experts, à une « guerre de position » qui engage tous les domaines de la société et une participation massive. Par Marie Lucas et Lenny Benbara.


Sensible, comme toute sa génération, aux mutations profondes entraînées par le premier conflit mondial, Gramsci choisit à dessein de faire appel à l’expérience collective de la guerre de position. Celle-ci marque la fin d’une conception technique et circonscrite de la fonction militaire. C’est désormais l’ensemble de la société qui est, bon gré ou mal gré, appelé à soutenir l’effort de guerre sur un temps long. Or il est urgent, estime Gramsci, de transposer cette évolution du domaine militaire au champ politique.

Cette transition d’une conquête fulgurante du pouvoir à une lutte de longue haleine et sur plusieurs fronts est inévitable dans les sociétés modernes industrialisées, où les gouvernements n’ont plus le monopole du pouvoir. Gramsci oppose les sociétés occidentales, complexifiées par l’ordre capitaliste, aux nations orientales telles que la Russie d’alors pour mettre en évidence la différence des deux terrains de lutte politique. L’absence de participation des masses à la politique russe rendait possible et efficace une poussée révolutionnaire « à l’ancienne », une guerre de mouvement vouée à bouleverser l’organisation générale du pays, à imposer une nouvelle force à la fois gouvernante et dirigeante : la Révolution d’octobre 1917 l’a montré. Mais dans le cadre des sociétés complexes issues du capitalisme, il ne suffit plus de devenir la classe gouvernante, de se saisir du pouvoir par les urnes ou par la force, pour devenir une force dirigeante, douée d’une influence concrète sur la société. Le pouvoir institutionnel n’est pas l’hégémonie.

Un groupe social à prétention hégémonique doit donc, s’il veut être ferment de renouveau, « être dirigeant avant de conquérir le pouvoir gouvernemental », c’est même là, ajoute Gramsci « une des conditions principales à la conquête du pouvoir ». En d’autres termes, une formation politique doit définir son agenda politique en réfléchissant à l’horizon général vers lequel la société doit tendre. Gramsci insiste sur les qualités d’endurance qu’exige cette lutte d’influence. En effet, même lorsque ce groupe social « exerce le pouvoir et même s’il le tient fermement en main », il ne doit pas négliger de « continuer à être aussi ”dirigeant” ». L’accès à une fonction dirigeante, c’est là l’aboutissement victorieux d’une guerre de position. Il s’agit selon Gramsci de « la question de théorie politique la plus importante posée depuis l’après-guerre » car elle implique de penser à nouveaux frais la politique et d’aborder la société dans toutes ses dimensions.

Devenir dirigeant avant d’être gouvernant

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Antonio Gramsci, intellectuel communiste et fondateur du PCI.

Il faut donc diriger pour gouverner, plutôt que gouverner pour diriger. Les partisans de la guerre de mouvement, s’ils dissocient leur action d’une guerre de position active, risquent, en cas de défaite, voire de victoire, de perdre le soutien des groupes sociaux qu’ils ont voulu incarner. Gramsci met en garde contre la stérilité d’un parti trop rivé au court terme. S’en tenir à cette guerre institutionnelle relève selon lui d’une conception archaïque de la politique et trahit une piètre évaluation de ce qu’est véritablement l’État moderne : « seulement une tranchée avancée, derrière laquelle se tient une chaîne robuste de fortins et de casemates ». Un parti dont le seul objectif stratégique est la prochaine victoire électorale, tel une poignée de francs-tireurs dispersés, gaspille inutilement ses contingents. Il s’expose à l’indifférence et à la démobilisation de « l’arrière » qui ne se sent pas concerné par sa lutte. Très tôt, Gramsci entrevoit le risque, pour son propre parti, de « sombrer dans les hallucinations particularistes », de s’égarer dans des querelles inaptes à associer les masses au développement d’un nouvel idéal de société. L’entêtement à s’occuper de problèmes tels que l’abstention électorale ou de la constitution d’un parti « véritablement » communiste, « véritablement » de gauche, est aux yeux de Gramsci le meilleur symptôme d’un renoncement politique à l’hégémonie.

Il ne faudrait pas pour autant, précise le philosophe sarde, renoncer à la guerre de mouvement et au gouvernement, « ce serait là une grave erreur ». L’important est d’envisager l’assaut électoral comme l’application tactique partielle d’une stratégie plus vaste et ambitieuse que seule la guerre de position permet de concevoir. Il n’y a donc pas d’opposition systématique entre la guerre de mouvement et la guerre de position, ces deux dimensions doivent s’articuler. Néanmoins, les manœuvres de la guerre de mouvement ne peuvent seules décider de l’avenir d’un courant politique, elles ne peuvent qu’en concrétiser la progression réelle.

La guerre de mouvement à l’intérieur de la guerre de position

Dans nos sociétés démocratiques modernes, où la société civile constitue un maillage riche et dense, diffracté en multiples couches épaisses, il n’y a pas de guerre de mouvement possible sans guerre de position. Il n’y a pas de victoire électorale décisive et de constitution d’une volonté collective hégémonique sans travail de sape dans tous les lieux où le pouvoir prolifère : « Par là on ne veut pas dire que la tactique d’assaut, de percée et la guerre de manœuvre doivent être considérées comme désormais disparues de l’art militaire : ce serait une grosse erreur. Mais, dans les guerres entre les Etats les plus avancés industriellement et civilement, elles doivent être considérées comme réduites à une fonction tactique plutôt qu’à une fonction stratégique, comme c’était le cas de la guerre de siège pendant la période précédente de l’histoire militaire. La même réduction doit avoir lieu dans l’art et la science de la politique, au moins pour ce qui concerne les États plus avancés, où la « société civile » est devenue une structure très complexe et résistante aux « irruptions » catastrophiques de l’élément économique immédiat (crises, dépressions etc.) : les superstructures de la société civile sont comme le système des tranchées dans la guerre moderne ». La guerre de mouvement s’insère donc dans une stratégie plus globale qui est nécessairement, dans le contexte moderne, une guerre de position. Une guerre, donc, qui est tout sauf attentisme et passivité. Il s’agit d’une mobilisation générale dont l’enjeu est la possibilité du mouvement et de la victoire décisive.

“Il faut donc étendre l’effort de guerre à tous les niveaux de la vie sociale, s’enraciner dans le vaste et multiple terrain de ses superstructures, nourrir des foyers d’influence dans l’économie, l’éducation, les médias, la culture populaire et savante…”

Une stratégie hégémonique implique en effet une activité d’une grande ampleur. Longue, exigeante, la guerre de position requiert « des qualités exceptionnelles de patience et d’esprit inventif ». La société de masse, traversée par des courants d’influence multiples, n’est pas malléable à l’envi. Les pires crises économiques ne suffisent pas à mobiliser ceux qui les subissent autour d’un projet réformateur. Il faut donc étendre l’effort de guerre à tous les niveaux de la vie sociale, s’enraciner dans le vaste et multiple terrain de ses superstructures, nourrir des foyers d’influence dans l’économie, l’éducation, les médias, la culture populaire et savante… qui sont les tranchées de la guerre moderne. Par ces dispositifs institutionnels et culturels, une conception du monde s’assure de son triomphe. Elle inculque ses valeurs, elle modèle l’opinion à son image. Ainsi se constitue la « structure idéologique d’une classe dominante – néo-libérale par exemple – c’est-à-dire l’organisation matérielle vouée à maintenir, à défendre et à développer le ”front” théorique ou idéologique ».

Ne jamais rompre avec le sens commun et la dynamique politique

Dessin de ©Claire Cordel

Au-delà des « lieux » fictifs ou réels, au sein desquels les acteurs politiques mènent la guerre de position, on peut étendre cette lutte à l’ensemble des signifiants sur lesquels repose une certaine hégémonie. Ainsi, les forces politiques en présence doivent conduire des assauts pour s’emparer de ces bastions que sont la crédibilité, la justice, l’autorité, etc. L’enjeu n’est pas de mimer l’adversaire, mais de travailler le sens de ces notions, tout en s’en emparant. Cette lutte ne consiste donc pas à produire une vision du monde hors-sol et à la faire fructifier dans l’ensemble de la société. Il ne suffit pas de diffuser une idéologie abstraite. Une vision du monde, pour se répandre, doit absolument puiser dans l’état idéologique et culturel d’une société donnée. Le sens commun, à la fois unifié et fragmenté, est le terrain de lutte de la guerre de position. La bataille politique est alors une lutte pour le sens. Elle est inséparable d’une analyse permanente de l’état idéologique de la société, de reconnaissance du terrain sur lequel la lutte a lieu. Il ne s’agit pas uniquement d’analyse, mais aussi de capacité à « sentir ». Gramsci explique ainsi que : « L’élément populaire « sent » mais ne comprend pas ou ne sait pas toujours ; l’élément intellectuel « sait », mais ne comprend pas ou surtout ne « sent » pas toujours ». Les stratèges et les intellectuels organiques producteurs d’idéologie ne doivent jamais oublier cette donnée, et doivent donc toujours tenter de s’imprégner de ce sens commun avant de tenter le travailler à leur tour. Sans quoi leur adversaire occupera le terrain.

Emmanuel Macron, le 11 décembre 2014. ©Le Web

“Emmanuel Macron n’est donc pas une « dernière cartouche du système ». Le bloc hégémonique néolibéral, tant qu’il n’est pas désarticulé profondément par une guerre de position adéquate, trouve toujours un moyen de diminuer la pression en incorporant une partie de la critique des forces adverses.”

L’art de la politique moderne est un art dynamique, car le terrain de la lutte n’est jamais statique, et le sens commun, diffracté, ne l’est pas non plus. La guerre de position est donc aussi, d’une certaine façon, un art du repositionnement permanent. C’est ce qu’a bien compris Emmanuel Macron. Devant la dévalorisation symbolique des partis politiques, il a incorporé une partie de la critique destituante envers le « système », il a pris en charge une partie de ce sens commun, et a mené un projet de régénération qui refonde l’hégémonie néolibérale. Comme la critique artiste de Mai 68 en son temps, absorbée avec brio par le capitalisme grâce au néo-management « joyeux et inventif » ou grâce à la valorisation de « l’autonomie du travailleur » comme le décrivent Eve Chiapello et Luc Boltanski dans Le nouvel esprit du capitalisme (1999), le projet macroniste a incorporé une partie de la critique démocratique qui structurait les dernières années, et qui s’exprimait par la crise de représentation des partis et par un vote « souverainiste » croissant. L’omniprésence de la thématique de la « société civile » est au cœur de cette stratégie de régénération du projet néolibéral. Emmanuel Macron n’est donc pas une « dernière cartouche du système ». Le bloc hégémonique néolibéral, tant qu’il n’est pas désarticulé profondément par une guerre de position adéquate, trouve toujours un moyen de diminuer la pression en incorporant une partie de la critique des forces adverses. Ainsi, une stratégie pertinente exige de débouter le bloc hégémonique néolibéral de toutes les positions qui assurent sa cohérence globale et sa capacité régénératrice.

Le grand soir n’aura pas lieu

Les forces contre-hégémoniques ne peuvent donc espérer un « grand soir » ou une étincelle qui « mettra le feu à la plaine », et conduirait à remodeler définitivement les rapports de force. En France, seule l’élection présidentielle est un moment de politisation suffisamment puissant pour que les rapports de force basculent dans les grandes largeurs. Que faire dans l’interlude ? Il faut mener un travail de sape multidimensionnel. Sans être exhaustif, produire des cadres, développer une vision du monde, investir les médias, se constituer en média, analyser l’adversaire, l’affaiblir sur les points clés sur lesquels sa domination repose et construire une crédibilité sont autant d’objectifs intermédiaires à atteindre dans la guerre de position. Ils n’ont néanmoins de sens qu’en étant articulés afin de se doter d’une capacité à déterminer l’agenda, car la maîtrise de la narration de la politique est sûrement le meilleur moyen de conquérir la centralité. La détermination de l’agenda doit être globale, et ne peut pas se réduire à l’agenda de la lutte sociale. C’est pourquoi une force culturelle structurée doit offrir une vision du monde générale et unifiée. La politique est alors à la fois une lutte pour le sens et pour la construction du récit quotidien de la société sur elle-même.


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