Qui veut la peau de la critique ciné ?

Diverses revues de cinéma © Clément Carron

La critique de cinéma semble, ces derniers temps, ébranlée de toutes parts. Stratégies asphyxiantes des grands studios, montée en puissance des « influenceurs ciné », mais également répercussions du « #MeToo Cinéma » : autant de défis à relever et de réflexions à mener pour continuer de faire vivre le nécessaire exercice critique.

Le 9 novembre 2024, le Syndicat français de la critique de cinéma (SFCC) publiait une tribune intitulée « Qui veut la mort de la critique ? ». Dans celle-ci, le SFCC dressait le constat suivant : « la critique cinématographique est menacée par les stratégies promotionnelles et le marketing agressif des grands studios, dont la logique commerciale asphyxie la presse. » Quelques mois plus tôt, en août 2024, une lettre ouverte initiée par le journaliste Marco Consoli et signée par une cinquantaine de journaliste internationaux accusait le refus de nombreuses équipes de films présentés à la Mostra de Venise d’accorder des entretiens. Le titre de cette lettre était pour le moins explicite : « le journalisme de cinéma est en voie d’extinction. » Parallèlement, plusieurs voix se sont élevées pour dénoncer les violences sexistes et sexuelles commises dans le milieu de la critique, à l’occasion notamment de la « commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité », constituée à l’Assemblée nationale en octobre dernier et dont les travaux se poursuivent actuellement. C’est dans ce contexte que nous établissons un panorama non exhaustif des différents défis auxquels la critique de cinéma doit aujourd’hui se confronter.

La mercatique contre la critique

Cela ne date pas de la dernière Mostra de Venise. Depuis quelques années, les grands studios hollywoodiens verrouillent progressivement la promotion de leurs films, rendant plus difficile le travail de la presse, qu’elle soit généraliste ou spécialisée. Ainsi, les longs entretiens accordés par les membres de l’équipe d’un film se font plus rares, au profit de conférences de presse de plus en plus standardisées et d’entretiens à la chaîne à la durée millimétrée (les fameux junkets). Et ce n’est pas tout : certaines questions sont censurées et certains journalistes interdits, les embargos (période pendant laquelle les journalistes ayant vu un film sont tenus au silence, sous peine de ne plus pouvoir assister aux futures projections à destination de la presse) sont de plus en plus étendus, parfois jusqu’à la date de sortie officielle des films, les projections se réduisent parfois à la diffusion d’extraits… La liste des obstacles auxquels doivent se confronter les journalistes dans le cadre de leur travail est désormais bien longue.

La stratégie des grands studios est claire : contourner les médias traditionnels pour s’adresser directement au public, et s’assurer ainsi de n’avoir pas ou peu de retours mitigés ou négatifs de la part des professionnels, alors même que les sommes investies pour la promotion des films sont toujours plus importantes – pour ne prendre que deux exemples, le budget dédié à la promotion de Barbie de Greta Gerwig s’élevait à plus de 150 millions de dollars et celui de Joker : folie à deux de Todd Phillips atteint les 100 millions de dollars. Préférant la publicité à la médiation, ils mettent en péril tout un écosystème déjà marqué par la précarité du plus grand nombre – rares sont les journalistes qui arrivent à ne vivre que de la critique.

Le panneau Hollywood surplombant Los Angeles © public domain

L’on aurait cependant tort de ne pointer du doigt que les multinationales hollywoodiennes. Inconsciemment ou non, certains médias tendent à confondre dans leur pratique travail critique et promotion. Théo Ribeton, critique pour Les Inrockuptibles, explique ainsi que « l’interview tue la critique », pointant du doigt le remplacement de textes argumentés et distanciés par des portraits et entretiens complaisants (il en est différemment des entretiens de fond, notamment ceux réalisés hors promotion, qui ne participent pas de la même logique). Le SFCC, quant à lui, souligne au contraire que ce sont ces entretiens qui permettent d’attirer dans un premier temps le lecteur pour l’amener ensuite vers des articles plus exigeants, vers le travail critique à proprement parler.

Si les deux discours peuvent s’entendre, il faut également noter que certains médias prétendument cool versent avec complaisance dans le vedettariat et ne s’embarrassent pas d’une quelconque exigence journalistique. Les acteurs sont parfois invités à jouer à de petits jeux, tests, à répondre à des questions personnelles ou qui n’ont rien à voir avec leur travail. Pour ces derniers, assurer la promotion d’un film ne se résume plus qu’à se montrer, jusqu’à devenir omniprésents pendant quelques jours ou semaines, et non plus à parler du propos du film, de leur expérience de tournage, de leur jeu, etc. Les médias qui organisent ces rencontres acceptent alors pleinement de rentrer dans le jeu des grands studios dénoncé par leurs collègues.

La montée en puissance des « influenceurs ciné »

Récemment, d’autres acteurs sont montés en puissance, au point de devenir parfois les interlocuteurs privilégiés des grands studios. Les principales cibles et relais de cette stratégie de contournement sont les « influenceurs ». Nombre de créateurs de contenu sont désormais invités aux avant-premières et projections spéciales, parfois plus facilement que les journalistes et critiques. Honorés d’avoir été conviés et non formés à l’exercice critique, ils se transforment ensuite sur YouTube, Instagram ou encore TikTok en véritables porte-parole des films, avec très peu voire aucun recul. 

La critique, écrite notamment, reste. Les contenus des influenceurs, aussi viraux soient-ils, sont obsolètes peu de temps après leur publication.

Des « influenceurs cinéma » ont même fait leur apparition et il est parfois difficile pour le grand public de les distinguer des critiques de jeunes médias digitaux, qui se prêtent pourtant à un exercice plus rigoureux. Or, si l’on ne peut leur reprocher de parler de cinéma, bien au contraire, ils participent de la confusion entre avis et critique, c’est-à-dire entre un propos instantané et un travail plus laborieux. S’il faut plusieurs heures, voire jours, pour écrire une critique ou former un propos qui en relève, seules quelques secondes sont nécessaires pour donner son opinion au sujet d’un film. Quand bien même il s’agirait d’avis argumentés, la critique ne s’improvise pas : il s’agit d’un métier à part entière. Prendre le temps du recul, contextualiser un film, à la fois dans l’histoire du cinéma mais aussi dans l’œuvre du cinéaste, décentrer le regard, interroger les avancées formelles ou narratives, mais aussi les faiblesses, pointer ce que le film dit ou ne dit pas, chercher le geste artistique, donc singulier, et offrir à l’oeuvre cinématographique tout l’espace réflexif dont elle à besoin pour être appréciée à sa juste valeur ; là se joue la différence fondamentale entre l’avis et la critique. Cela s’apprend, en relisant par exemple, et malgré leurs différences, André Bazin, Serge Daney ou Michel Ciment, et non en ayant la prétention d’avoir un avis pertinent simplement parce que l’on a vu le film en question. 

Par ailleurs, il faut également souligner que la critique, écrite notamment, reste. Les textes constituent un corpus théorique qui se veut aussi être un témoignage quant à la réception, et l’évolution de celle-ci, d’une œuvre, ce qui en dit parfois long sur le ou les contextes dans lesquels celle-ci s’inscrit. Au contraire, les « contenus » des influenceurs, aussi viraux soient-ils, sont obsolètes peu de temps après leur publication, leur durée de vie étant aussi courte que le temps passé à les créer. Rien d’étonnant, donc, à ce que les studios hollywoodiens les préfèrent.

La critique face à #MeToo

Un autre défi auquel fait face le milieu de la critique et que l’on ne saurait regretter fait suite au courage salutaire de Judith Godrèche et à l’extension de #MeToo aux domaines du cinéma et du journalisme, grâce notamment à l’association MeTooMedia. Sur les réseaux sociaux et à l’Assemblée nationale, dans le cadre de la « commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité », de nombreux témoignages ont mis en lumière le fonctionnement misogyne d’une partie de la critique ainsi que les violences sexistes et sexuelles subies par des journalistes et critiques de la part de leurs collègues masculins. Le témoignage d’Amandine Lach, qui a été particulièrement relayé, montre par exemple la lâcheté et l’approbation tacite de toute une partie de la rédaction à laquelle elle appartenait quant aux violences et au comportement inapproprié d’un de leurs collègues. Face à ce défi d’un autre genre, le milieu de la critique ne doit pas se défendre, mais au contraire trouver des réponses adéquates pour accompagner les victimes et combattre efficacement les violences sexistes et sexuelles qui ont cours dans ses rangs. Cela passe, notamment, par une féminisation de ces derniers.

La politique des auteurs en elle-même n’a jamais signifié qu’un film n’était pas le fruit d’un travail collectif ni que celui-ci ne s’inscrivait pas dans un contexte socio-économique spécifique et encore moins qu’un cinéaste pouvait, sur un plateau, maltraiter les membres de l’équipe d’un film.

Une autre critique en revanche, théorique cette fois, se veut grossière et caricaturale. Il s’agit des attaques contre la « politique des auteurs » et avec elle des Cahiers du cinéma qui la défendent historiquement. Cette polémique contemporaine trouve son origine en février 1955 dans un article intitulé « Ali Baba et la Politique des Auteurs » et dans lequel François Truffaut défend le film Ali Baba et les 40 Voleurs de Jacques Becker, dénigré par une partie de la critique car jugé trop commercial et mineur. Pour Truffaut, au contraire, il faut replacer le film dans la filmographie plus générale du cinéaste et « nier l’axiome, cher à nos aînés selon quoi il en va des films comme des mayonnaises, cela se rate ou se réussit. » Ainsi, la politique des auteurs est une approche critique et cinéphilique qui considère que le cinéma est un art de la mise en scène (plus importante que le contenu) et qui élève donc les cinéastes au rang d’auteurs. Il faut alors aborder les filmographies dans leur globalité, en recherchant la cohérence d’une œuvre et les singularités propres à chaque artiste, par-delà les genres et variations d’un film à l’autre. Pour simplifier grossièrement, il s’agit de reconnaître les spécificités d’un Quentin Tarantino, d’un David Lynch ou d’un Wes Anderson. Le critique et historien Antoine de Baecque voit quant à lui dans la politique des auteurs un « exercice de modestie critique » : « l’admirateur, certes érudit, s’efface devant l’auteur de référence. » Jean-Luc Godard précise : « d’abord les œuvres, les Hommes ensuite. »

Parce qu’elle implique une certaine proximité avec les auteurs, la politique des auteurs est depuis peu sous le feu d’une certaine critique. Cette dernière, répandue par l’ouvrage bien peu rigoureux Le culte de l’auteur de Geneviève Sellier (commenté avec justesse dans l’article « Un cruel manque de hauteur » d’Olivia Cooper-Hadjian, dans le n°815 des Cahiers), peut se résumer ainsi : en accordant aux cinéastes le statut d’auteur, la politique des auteurs (donc la critique et les cinéphiles) leur offrirait les pleins pouvoirs et nierait les déterminations sociales dans le processus créatif. Or, la politique des auteurs en elle-même n’a jamais signifié qu’un film n’était pas le fruit d’un travail collectif ni que celui-ci ne s’inscrivait pas dans un contexte socio-économique spécifique, et encore moins qu’un cinéaste pouvait, sur un plateau, maltraiter les membres de l’équipe d’un film – la complaisance à l’égard de tels cinéastes doit être dénoncée en tant que telle.

À l’inverse, elle a démontré son intérêt tant analytique que normatif, défendant l’art (de la mise en scène et du montage), les regards singuliers portés sur le monde, contre les productions commerciales guidées seulement par des impératifs économiques et conçues dans le seul but d’être consommées par le plus grand nombre. Les raccourcis et approximations des détracteurs de la politique des auteurs les conduisent à nier le geste créatif et, inconsciemment peut-être, à n’être que les alliés objectifs des multinationales du cinéma. En se trompant d’ennemis, ils ne voient pas non plus toutes les réflexions menées sur ce sujet dans certaines rédactions.

Le rôle fondamental de la critique

Face aux obstacles qui se multiplient, notamment ceux qui proviennent des grands studios, il faut rappeler le rôle essentiel joué par la critique dans la réception des films. Si Truffaut, en tant que critique à l’origine de la politique des auteurs, n’avait pas défendu Hitchcock, largement dénigré dans les années 50, celui-ci aurait-il connu le même succès, qui se prolonge encore de nos jours ? De même, ces dernières années, Hong Sangsoo, Jonás Trueba ou encore Laura Citarella et Rodrigo Moreno, pour ne citer qu’eux, auraient-ils été appréciés à leur juste valeur s’ils n’avaient été défendus par diverses rédactions ? 

Soulignons également que les cinéastes et les critiques travaillent parfois main dans la main dans un rapport dialectique et parions que le maintien d’une critique influente est la garantie d’un certain niveau esthétique ainsi que d’une certaine variété des films produits. Comme l’écrit le SFCC dans son communiqué : « L’autre ennemi qui guette tout art, et la mission de la critique est de l’en prémunir, est l’uniformisation. Si nous laissons faire, c’est toute la diversité du cinéma qui en pâtira. Les films deviendront des produits standardisés, destinés à satisfaire les attentes d’un public infantilisé. » 

Dans cette optique, l’on ne peut voir que d’un bon œil l’émergence de plusieurs médias de passionnés qui dénote une véritable volonté de poursuivre l’exercice critique, à condition que la précarité inhérente aux premiers pas des nouveaux venus ne les conduise pas à tomber dans les travers dénoncés précédemment.

Un spectateur guidé seulement par les qualités intrinsèques des films et la haute idée qu’il se fait du septième art ne serait-il pas, finalement, l’horizon vers lequel la critique de cinéma permet de se tourner ?

En 1968, en pleine Détente, la Radiodiffusion-Télévision belge (RTB) publia une série de portraits intitulée Les Soviétiques et donnant à voir la vie quotidienne de l’autre côté du rideau de fer. Dans un de ces reportages, les caméras wallonnes suivent Lioudmila Savelieva, actrice principale du monumental Guerre et Paix de Sergueï Bondartchouk. En voix off, le journaliste s’étonne que Savelieva ne soit pas reconnue dans les rues de Moscou, qu’elle vive dans un appartement exigu et qu’elle fasse elle-même sa cuisine, alors même qu’elle vient tout juste d’être acclamée dans les plus prestigieux festivals du monde entier. Il dresse alors un portrait du spectateur moscovite : « Insensible à la publicité, non conditionné par les impératifs commerciaux, indifférent à la vie privée de ce que nous appelons des « vedettes », le moscovite est un spectateur redoutable : il a appris à formuler sa propre critique et ne se laisse guère influencer par des arguments étrangers au spectacle ; la nouveauté n’a pas le mérite que nous lui attribuons, pour lui l’art n’existe que s’il est engagé sur le chemin difficile de la perfection formelle. » 

Si ces propos doivent être relativisés, il faut admettre qu’ils semblent encore plus éloignés du spectateur-consommateur d’aujourd’hui, du moins celui imaginé par les grands studios, nourri au vedettariat et dirigé à grand renfort de campagnes publicitaires à plusieurs dizaines de millions de dollars. Un spectateur guidé seulement par les qualités intrinsèques des films et la haute idée qu’il se fait du septième art ne serait-il pas, finalement, l’horizon vers lequel la critique de cinéma permet de se tourner ? Un horizon accessible, si l’on en croit la RTB. On comprend alors aisément ce qui fait si peur aux détracteurs de la critique, et notamment à une partie de l’industrie cinématographique.

Comment le pouvoir reprend la main sur le savoir

L’École d’Athènes, peinte par Raphaël, Rome

Depuis la récupération de la culture par la sphère marchande dans les années 1970 à l’Ouest, la chute du Mur de Berlin en 1989 à l’Est, le système socioéconomique dans lequel nous vivons permet de moins en moins un contre-savoir. Les contre-expertises sont de plus en plus rares, les chercheurs sont financièrement et socialement désincités à la critique, le journalisme est de plus en plus privatisé et dans la sphère publique est inoculé un savoir toujours plus technique qui sert un pouvoir technocratique. Bref, ce qu’on a appelé le « soupçon », à savoir la critique du savoir, est aujourd’hui fortement menacé et nous conduit vers un savoir unique détenu par le pouvoir.

UNE BRÈVE HISTOIRE DU SAVOIR

Les philosophes allemands Friedrich Nietzsche et Karl Marx ainsi que l’autrichien Sigmund Freud sont qualifiés de « philosophes du soupçon ». Le premier a détruit les illusions du christianisme et a tenté de libérer l’homme de ses fausses croyances. Marx, quant à lui, a dénoncé le système de domination bourgeois sur les autres classes de la société. Enfin, Freud a montré que le sujet n’est plus « maître en sa propre maison » en dévoilant l’inconscient. Ces soupçons furent respectivement religieux, social et métaphysique.

Ces penseurs rompent avec une dynamique millénaire du savoir qui remonte à Platon et à Aristote. En effet, on a longtemps conçu le savoir comme un système. C’est-à-dire que le savoir était réductible à quelques postulats desquels on déduisait tout le fonctionnement de la nature et de la société : des feuilles qui tombent, à l’amour, jusqu’aux relations hiérarchiques au sein de la Cité-État. Déjà dans La République, Platon montrait à voir un savoir d’État comme un pharmakôn, c’est-à-dire autant comme un poison qu’un remède. Et certains mensonges d’État (mekhanastai) pouvaient être bénéfiques (pharmaka) pour le peuple.

Michel Foucault remarque par son concept de « volonté de savoir » que la vérité fonctionne comme un système d’exclusion [1]. Avant les philosophes du soupçon, le savoir ne fut jamais réfléchi comme un rapport de domination ; et Foucault croit y déceler un déni de domination. L’illustration du discours des Sophistes qui est relayé à un pseudo-savoir montre bien cette domination et ce, dès le IVsiècle avant notre ère. Nietzsche brise cette dynamique en posant notamment l’« extériorité du savoir » qui signifie que derrière le savoir, il y a autre chose que le savoir.

Derrière ce savoir, il y a la possibilité pour le pouvoir d’introduire un dispositif de « gouvernement des corps ». Cela signifie que le pouvoir peut diriger de sorte que le peuple croit que cela vient de lui, qu’il est libre. C’est tout l’enjeu du XVIIsiècle jusqu’au XIXsiècle avec l’apparition et la consolidation de l’État-nation. Avec l’avènement de la démocratie et des foules, l’ennemi n’est plus extérieur mais intérieur : c’est le peuple. L’État doit trouver un moyen de discipliner cette forme qui se démocratise, qui accède à l’enseignement et au savoir, donc qui a un nouvel accès à un instrument de pouvoir.

C’est dans ce contexte, notamment, que la philosophie critique peut se développer. Au XXe siècle, elle trouve son apogée dans les pensées de l’École de Francfort et du structuralisme et dans des figures telles que Judith Butler, Herbert Marcuse ou encore Noam Chomsky.

LES MÉCANISMES D’EXCLUSION

Aujourd’hui, les propos de penseurs tels que Fréderic Lordon, Mona Chollet ou encore Serge Halimi ont une portée moindre que celles qu’avaient pu avoir Albert Camus ou Simone de Beauvoir. Que s’est-il passé ? Foucault montre [2] qu’il y a une procédure d’exclusion du savoir par l’interdit (notamment dans des domaines comme la politique ou la sexualité), la séparation entre raison et folie (on qualifie de « fou » ceux qui ont un discours alternatif) et l’opposition du vrai et du faux, c’est-à-dire qu’on impose violemment la vérité.

D’autre part, il y a aussi une procédure de limitation du discours. Est désigné qui doit tenir tel discours sur tel sujet : untel sur la sexualité, unetelle sur la géopolitique, etc. On voit donc comment toute une caste d’experts et qui sont d’ailleurs toujours les mêmes viennent nous parler sur BFM, sur Europe 1, etc. Il ne faut pas non plus le comprendre de façon naïve. Les Grands-de-ce-monde ne se réunissent pas tous les mercredis soir pour savoir qui ira parler de la Palestine sur tel plateau à telle heure. Il y a des mécanismes sociaux qui filtrent. Concernant les journalistes, ils sortent des mêmes écoles qui forment d’une façon déterminée. De plus, la précarisation de ce métier incite les journalistes à dire inconsciemment ce que le média attend [3]. La privatisation croissante des médias ne renverse pas non plus cette dynamique.

On comprend maintenant mieux comment l’exclusion du savoir fonctionne. Mais quid des chercheurs ? Leur discours est d’abord discriminant, leur langage est complexe, leur pensée s’articule lentement. De fait, ils sont moins performants pour s’adresser à l’audimat et pour l’émouvoir que les « experts » habitués des plateaux-télé. D’autre part, la sape de l’université par les dernières réformes de l’enseignement supérieur, et la dynamique élitiste des Grandes Écoles, ne permet pas l’émergence d’une critique intellectuelle stable qualitativement et quantitativement.

LA TECHNOCRATISATION DU SAVOIR

Non seulement le contre-savoir et la contre-expertise sont moins produites pour les raisons évoquées, mais de surcroît le savoir change de nature. Il se « technicise ». La sociologie, la psychologie, la philosophie, l’anthropologie et l’économie sont lentement remplacées par le marketing, la finance, la communication, la gestion et le management [4]. D’une part, la spécialisation du savoir « enferme » les universitaires dans leur domaine de recherche et les empêche d’avoir une vue d’ensemble qui permettrait la critique. D’autre part, le savoir étatique devient de plus en plus technique. Et l’existence de l’École nationale d’administration (ENA) n’est justifiée que pour permettre à l’élite de maîtriser ce savoir.

Cette mise à distance du peuple et de la pensée critique est une reprise en main du savoir par le pouvoir. Les images récurrentes d’un pouvoir qui serait pastoral, qui guiderait le peuple, annonce la future mise sous tutelle des penseurs critiques par le pouvoir. Ici, le pouvoir ne renvoie pas seulement à l’État, qui justement a de moins en moins de marges de manœuvre [4], mais aussi aux grandes entreprises et conglomérats, aux GAFA ainsi qu’aux ONG et aux think-tanks néolibéraux.

De fait, les penseurs critiques sont écartés. Non seulement ils subissent des assauts très violents du corpus néolibéral mais ils sont aussi délaissés par ceux qu’ils défendent. Paradoxalement, le peuple a tendance à écarter les penseurs du soupçon. Le dispositif de persuasion du système néolibéral est si puissant et simple d’utilisation que le peuple adopte ses arguments pour les rétorquer à la critique.

Nous sommes à un tournant épistémologique passionnant mais aussi effrayant. Alors que le dernier grand système philosophique hégélien était détruit par Marx, Nietzsche annonçait une nouvelle ère qui rendrait féconde la critique, notamment celle du pouvoir portée au plus haut point par l’École de Francfort, puis par le structuralisme qui donnerait naissance aux gender studies, aux postcolonial studies, etc. Mais un nouveau grand système philosophique, aidé par des puissances politique, médiatique et économique, est aujourd’hui en train de rétablir ce système de pensée, un système qui expliquerait tout et pire, qui gouvernerait tout : le système néolibéral. La critique est censurée par ceux qu’elle combat et ignorée par ceux qu’elle défend. Ce que dans un contexte littéraire, Nathalie Sarraute avait appelé « l’ère du soupçon », celle-ci tend à s’achever. Sa fin nous amène lentement vers un savoir unique, détenu par le pouvoir.


[1] M. Foucault, Leçons sur la volonté de savoir. Cours au Collège de France 1970-1971

[2] M. Foucault, L’Ordre du discours. Leçon inaugurale au Collège de France

[3] pour aller plus loin : P. Bourdieu, Sur la télévision

[4] D’excellents articles sur le management : Alain Deneault, « Quand le management martyrise les salariés », Le Monde diplomatique, novembre 2018, p. 3 et Laurent Bonnelli et Willy Pelletier, « De l’État-providence à l’État-manager », Le Monde diplomatique, décembre 2009, pp. 19-21

[5] L’État est de plus en plus affaibli par le privé et son affaiblissement est d’autant plus renforcé qu’il est accusé par le peuple de ne pas subvenir à ses besoins, lequel se tourne vers le privé, accentuant d’autant plus l’affaiblissement de l’État, cf. C. Crouch, Post-démocratie


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Corporate : ressources (in)humaines

Céline Sallette et Lambert Wilson, impeccables en redoutable binôme RH.

La Loi du marché, Merci patron, Carole Matthieu… les longs-métrages engagés, dénonçant les travers de nos entreprises et du système capitaliste et leurs effets sur les vies humaines, se font de plus en plus nombreux dans le paysage cinématographique français. On ne peut que se réjouir d’une telle mise en lumière d’enjeux politiques fondamentaux par le septième art. Le cinéma pose alors sur la table avec âpreté et sincérité des aspects trop souvent occultés dans le débat public, et c’est tant mieux. Corporate, sorti dans les salles le 5 avril, démarre très bien, grâce à une mise en scène épurée et un casting quasiment irréprochable, mais peine finalement à tenir entièrement son pari.

Corporate annonce la couleur avec son titre. C’est le management, son jargon anglicisant et ses techniques brutales qui sont la cible de la caméra aiguisée du primo-réalisateur Nicolas Silhol. Le scénario de départ est simple mais terrible : poussé à bout par sa responsable des ressources humaines (Céline Sallette, merveilleuse à la fois de dureté et de complexité) qui souhaite “se débarrasser de lui”, un cadre de grande entreprise se suicide sur son lieu de travail. Stupeur, panique puis gêne au siège parisien : surtout, se dégager de toute responsabilité. “On n’a rien à se reprocher”, assène le DRH en titre, campé par un Lambert Wilson aussi charismatique que dépourvu de scrupules. Ici, être “corporate”, c’est, après un bon séminaire de “team building” (qui cache en fait la présentation d’une stratégie pour se débarrasser de certains salariés), être entièrement dévoué à son entreprise.

La première partie du film est à bien des égards réussie. Le réalisateur filme son histoire à la manière d’un véritable thriller psychologique ; on suit la protagoniste, haletante mais tout en contrôle, qui arpente jour et nuit les couloirs de son lieu de travail, cherchant frénétiquement à “sauver sa peau” : elle est directement dans le collimateur d’une inspectrice du travail zélée venue enquêter sur le drame. Alors qu’elle semble peu-à-peu ouvrir les yeux sur le caractère destructeur de la politique RH qu’elle a jusqu’ici menée avec brio (pousser les employés à la démission par diverses techniques leur laissant penser qu’ils sont les seuls maîtres de leur décision), la protagoniste n’en démord pas : elle n’a fait “que son travail”.

C’est ici que réside la réussite indéniable du film, dans la complexité du personnage principal, dont les motivations sont (presque) toujours floues : préserver sa liberté et sa carrière, quitte à entraver ou au contraire encourager l’enquête pour faire tomber sa direction, ou bien lever l’omerta sur les techniques de management de son entreprise, à la manière d’une lanceuse d’alerte ? Cette tension de fond est parfaitement incarnée dans la forme, grâce à un rythme très soutenu et une atmosphère électrique qui prennent pourtant quelques moments de respiration dans les (rares) moments que l’héroïne partage avec son mari et son fils. L’ambivalence du personnage et le conflit intérieur auquel elle fait face sont particulièrement bien illustrés par une très belle scène de flirt conjugal – en forme d’entretien d’embauche – qui tombe à l’eau tant la “killeuse” des ressources humaines est absorbée par la prise de conscience des conséquences de ses actes, certes dictés par sa hiérarchie.

Néanmoins, le film ne tient pas toutes ses promesses. Si la critique de ces techniques de management généralisées et de l’esprit “corporate” est maîtrisée, le réalisateur semble s’éloigner peu-à-peu de son message. On aurait aimé un tableau plus détaillé des relations entre collègues et des rapports de force qui se jouent au siège de l’entreprise, que Nicolas Silhol pose également sa caméra réellement au niveau des salariés. Le parti-pris est de se concentrer sur les ressources humaines ; il est intéressant, mais implique un traitement forcément partiel du sujet. La tournure résolument optimiste que prend le film lors de son dernier tiers est finalement dommageable, elle n’est pas dépourvue d’une certaine naïveté qui nuit au message et à l’esprit “coup de poing” du long-métrage. S’il ne tombe jamais dans la simplicité et le manichéisme, Corporate n’est pas un film sans concession. La dernière partie du film peut ainsi être vue comme celle de l’apaisement, tant dans le rythme que dans l’esprit de la protagoniste, mais elle est malheureusement peu cohérente. Si le film pose les jalons d’une réflexion sur le système managérial responsable des souffrances au travail, il ne va pas au bout de son idée directrice, et c’est dommage.

Crédits photos : 

http://mondocine.net/cinema-corporate-critique-film/

http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=244750.html