Bernard Friot : « La souveraineté populaire sur le travail est une urgence »

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Bernard Friot © Pablo Porlan | Hans Lucas

Alors que la rentrée politique a été marquée par un regain d’intérêt pour la question du travail, nous nous sommes entretenus avec Bernard Friot, sociologue du travail et économiste qui milite pour « émanciper le travail ». Professeur émérite à l’université Paris-Nanterre, Bernard Friot est aussi à l’initiative de l’Institut européen du salariat et de Réseau salariat, qui défend l’idée d’un « salaire à la qualification personnelle ». Dans cet entretien, il revient sur le début du deuxième quinquennat d’Emmanuel Macron et sur les perspectives politiques qui s’offrent à la NUPES, mais aussi sur les moyens qu’il promeut pour raviver la citoyenneté et garantir la souveraineté populaire sur le travail.

LVSL : Tout au long du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, vous avez fait partie des voix critiques qui se sont élevées contre sa politique sociale et économique. Comment avez-vous accueilli sa réélection à la présidence de la République ? Pensez-vous que celle-ci aurait pu être évitée ?

Bernard Friot : Je pense exprimer une opinion commune en disant que la réélection d’Emmanuel Macron aurait peut-être pu être évitée si la Nouvelle union populaire, écologique et sociale (NUPES) s’était réalisée avant le premier tour de l’élection présidentielle et non après. Étant donnée la détestation de Macron dans notre pays, la qualification de Jean-Luc Mélenchon pour le second tour aurait peut-être enclenché une dynamique permettant son élection. Étant entendu que cette victoire électorale inattendue n’aurait eu de sens qu’accompagnée d’une mobilisation des travailleurs, comme pour le Front populaire. Sinon elle aurait été suivie d’un échec de plus pour la gauche, car on ne sort pas de l’État capitaliste par les urnes.

En tout cas, la présence de Mélenchon au second tour nous aurait préservé de la spectaculaire progression du Rassemblement national (RN) aux législatives : avoir empêché sa qualification est une faute politique majeure. Membre du Parti communiste français (PCF), je me suis formellement opposé à l’orientation du congrès de 2018 qui a décidé d’en finir avec le Front de gauche et de privilégier une stratégie identitaire, ce qui est un réflexe mortifère pour un parti en déclin. En être réduit à se saisir de la présidentielle comme d’une tribune signale une terrible perte d’audience. Comme le PCF était avec la France insoumise (LFI) au premier tour de 2017, il est évident que parmi les 800 000 voix de Fabien Roussel figurent les 400 000 qui ont manqué à Mélenchon en 2022. Pire, sa non qualification a été postulée dès le départ en donnant curieusement crédibilité aux sondages : Roussel est entré en campagne en répétant que la gauche ne serait de toute façon pas au second tour.

« Nous vivons dans une caricature de démocratie politique qui gangrène par ailleurs la vie des partis. »

Cela dit, parmi les facteurs de la réélection de Macron, il n’y a pas que l’attitude irresponsable des partis socialiste, communiste et écologiste vis-à-vis de LFI – et, symétriquement, bien des pratiques discutables de LFI en matière d’union. Sa réélection tient, plus profondément, au fonctionnement-même de l’élection présidentielle. Regardez comment les principaux médias ont méticuleusement organisé, depuis 2017 et dans la campagne du premier tour, le fait que Marine Le Pen soit la seule opposante à Emmanuel Macron, avant de s’écrier d’une seule voix, avant le second tour, qu’il fallait faire barrage au RN. Nous vivons dans une caricature de démocratie politique qui gangrène par ailleurs la vie des partis : nous voici maintenant au parti communiste avec un Fabien Roussel, bon communicant, qui entend bien occuper toute la place « au service de la notoriété du parti », évidemment, alors que c’est de plus d’horizontalité, de débat interne, d’intelligence collective effectivement à l’œuvre, dont nous avons absolument besoin.

Les signes se multiplient au contraire d’une volonté de faire du PCF le « parti de Fabien », de prolonger le funeste one man show propre à une campagne présidentielle dans une tournée régionale de « celui auquel les Français identifient le PCF » alors que l’enjeu est au contraire que le parti contribue à la suppression des chefs et des figures emblématiques dans la vie politique. Sur ce terrain démocratique décisif pour la conquête du pouvoir par en-bas fondatrice de la dynamique communiste, bien des associations sont très en avance sur le PCF comme sur tous les partis d’ailleurs, que la logique de l’élection présidentielle transforme en troupes au service de la notoriété d’un candidat. L’élection du président au suffrage universel est un cancer, elle doit impérativement être supprimée !

LVSL : En tant que militant communiste, quel regard portez-vous sur la dynamique de rassemblement autour de la NUPES, et sur sa capacité à constituer un véritable contrepoids parlementaire au pouvoir présidentiel détenu par Emmanuel Macron ?

B. F. : Tout d’abord, rappelons que Jean-Luc Mélenchon et LFI, mais aussi l’ensemble des forces de gauche qui composent la NUPES, s’inscrivent dans la logique présidentielle y compris pour réformer la Constitution. Jean-Luc Mélenchon n’a jamais non plus renié son allégeance à François Mitterrand. Et chacun sait que sa capacité à inscrire son action dans un processus de décision collective est limitée. Beaucoup de choses pourraient être discutées sur ce point.

« L’union de rupture avec le capitalisme n’a de sens que si la NUPES est l’expression politique de la multiplicité des initiatives alternatives au capitalisme et suscite le mouvement social de prise de pouvoir sur le travail, sans lequel les victoires électorales de gauche sont des illusions. Ce sont les occupations d’usines et les grèves de 1936 qui ont permis les principales réalisations du Front populaire. »

Toujours est-il que c’est à Jean-Luc Mélenchon et à LFI que nous devons la très heureuse nouveauté de la NUPES, comparée à « l’union de la gauche » des dernières décennies : l’union s’opère enfin sur une base de rupture avec le capitalisme. C’est considérable, quand on sait le désastre pour la crédibilité populaire de la gauche qu’a été le gouvernement de « gauche plurielle » de Jospin : Hollande y a certes ajouté sa touche par la suite, mais il n’a jamais fait qu’achever le travail commencé avec le tournant de la rigueur de Mitterrand, mis sur les rails avec Rocard et accompli avec Jospin. Dans le champ que j’étudie, le bilan de la gauche plurielle de Jospin est catastrophique : remplacement de la cotisation maladie par la CSG, installation des complémentaires avec la CMU, extension de la scandaleuse « insertion des jeunes » avec les emplois-jeunes, légitimité théorique de la réforme des pensions avec le Conseil d’Orientation des Retraites, exonération de cotisations patronales avec les 35 heures.

Bien sûr, l’union de rupture avec le capitalisme n’a de sens que si la NUPES est l’expression politique de la multiplicité des initiatives alternatives au capitalisme et suscite le mouvement social de prise de pouvoir sur le travail, sans lequel les victoires électorales de gauche sont des illusions. Ce sont les occupations d’usines et les grèves de 1936 qui ont permis les principales réalisations du Front populaire. Si la relative réussite électorale de la NUPES s’accompagne d’un surgissement populaire, sur les lieux de travail d’abord, et mobilise toute l’inventivité démocratique des dernières années dans le champ associatif et social, alors je crois qu’il sera possible de sortir, à terme, de la logique présidentielle, pas tant par un contrepoids parlementaire que par une affirmation de classe.

Encore faut-il que la NUPES soit réellement portée par les partis qui ont signé l’accord. Pour m’en tenir à mon parti, la direction actuelle du PCF fait contre mauvaise fortune bon cœur. Elle sait que, s’il n’avait pas adhéré à la NUPES, le parti n’aurait plus qu’une poignée de députés et pas de groupe parlementaire. Elle tente donc de sauver les meubles à travers cette alliance électorale qu’elle n’assume que par opportunisme tout en s’en démarquant, sur la forme à coup de petites phrases polémiques certes qui font de Roussel le bon client des médias dominants, mais surtout, sur le fond, par le refus de jouer le jeu d’une union de rupture où le parti est minoritaire. Roussel est l’élu d’un congrès qui a renoncé au Front de gauche par nostalgie de l’union de la gauche. C’est l’aile droite du parti, favorable à l’union avec le PS, qui l’a emporté en 2018, avec l’aide de la mouche du coche des quelques partisans de la faucille et du marteau, sous la houlette opportuniste d’André Chassaigne.

« J’appelle à ce que le prochain congrès du parti nous permette d’apporter une contribution communiste à l’union populaire de rupture avec le capitalisme qu’est en puissance la NUPES. »

Roussel, qui vient du cabinet d’une des ministres communistes de la gauche plurielle de Jospin, a d’ailleurs tenté de refaire le coup de l’union de la gauche en étant aux présidentielles le candidat du PCF, des radicaux de gauche, des rescapés de gauche du chevènementisme et d’anciennes personnalités du PS comme Marie-Noëlle Lienemann. Il en a obtenu le résultat mérité. Cet échec considérable est dû non pas au vote utile (est-ce le vote utile qui explique qu’il ait fait 4% dans les villes communistes alors que Mélenchon y faisait entre 40 et 70% ?) mais à l’inaudibilité populaire de sa campagne pour la « République sociale ». Le PCF ne peut faire entendre sa voix qu’en passant de l’union de la gauche à l’union populaire. Et donc en participant sincèrement et sur le fond au bouillonnement d’initiatives alternatives observable partout aujourd’hui et dont la NUPES peut devenir l’expression politique si elle se hisse à la hauteur de l’enjeu communiste. C’est pourquoi j’appelle à ce que le prochain congrès du parti nous permette d’apporter une contribution communiste à l’union populaire de rupture avec le capitalisme qu’est en puissance la NUPES.

LVSL : Vous avez signé, avec un collectif d’économistes, une tribune soutenant le programme économique de la NUPES. Qu’est-ce qui vous a motivé à le faire, et en quoi trouvez-vous ce programme plus pertinent et crédible que les autres ?

B. F. : J’ai signé cette tribune parce que cela relevait de l’évidence. D’un point de vue strictement électoral, il s’agissait de soutenir le seul mouvement qui était en capacité d’imposer éventuellement une cohabitation, du moins une opposition puissante et utile face à Emmanuel Macron. Et sur le fond, comme je viens de le dire, comment ne pas soutenir la dynamique d’une union de la rupture avec le capitalisme ?

Mais cette rupture est en puissance, et j’exprime nombre de réserves sur le programme de la NUPES, notamment parce qu’il s’inscrit toujours dans la même logique et le même imaginaire de la gauche « d’en haut », dont ni mon parti ni la NUPES ne sont sortis mais qu’il faudra bien finir par dépasser. Il s’agit encore de « prendre l’argent où il est », de lutter contre la fraude fiscale, de taxer les riches, de mieux partager les richesses, de créer un pôle public bancaire, de réaliser quelques nationalisations appuyant une politique industrielle volontariste, de relancer la demande par une hausse des salaires, des pensions et des minimas sociaux.

« La sortie du capitalisme suppose une conquête du pouvoir sur le travail dans toutes les entreprises, en actualisant et en étendant à toutes les fonctions collectives cette anticipation magnifique qu’a été la gestion du régime général par les travailleurs entre 1946 et 1967. »

Nous sommes en échec depuis quarante ans en persévérant dans cette croyance dans une bonne politique publique par en haut, alors qu’on ne va au communisme que par le communisme. La sortie du capitalisme suppose une conquête du pouvoir sur le travail dans toutes les entreprises, par en bas, et par un en haut géré par les citoyens, en actualisant et en étendant à toutes les fonctions collectives cette anticipation magnifique qu’a été la gestion du régime général par les travailleurs entre 1946 et 1967.

LVSL : Selon vous, par quels moyens pourrions-nous, aujourd’hui, renouer avec cette dynamique ?

B. F. : Une telle conquête passe par celle de l’attribution à tous les majeurs, comme droits politiques, de droits économiques nouveaux : qualification personnelle et salaire, propriété d’usage des entreprises, co-décision dans la création monétaire et toutes les institutions de coordination de la production. Or une telle conquête n’est malheureusement pas à l’agenda de la NUPES, ni d’aucun des partis qui la composent. Prenons l’exemple de la proposition de faire du contrat de travail un droit attaché à la personne qui est une proposition phare de FI et du PCF. Je m’en explique longuement dans un texte à paraître dans Salariat, la nouvelle revue de l’Institut européen du salariat dont le premier numéro [1], qui sort en octobre, porte précisément sur la question du droit au contrat ou du droit à la qualification. Car ce n’est pas du tout la même chose.

L’attribution à toute personne d’une qualification doit être bien distinguée de l’attribution à toute personne d’un contrat. L’idée de pérenniser les revenus par une continuité de contrats, que ce soit entre des contrats avec des entreprises et avec un État employeur en dernier ressort – pour ce qui est de la proposition de LFI – ou entre des contrats de travail et des contrats de formation – pour ce qui est de la sécurité emploi-formation défendue par le PCF –, cette idée de succession continue de contrats, incroyablement en dessous de la conquête du statut de la fonction publique, menace ce dernier alors qu’il est la cible principale de la classe dirigeante : c’est une proposition irresponsable. Dans la fonction publique, ce n’est pas le contrat qui est le support des droits d’une personne, mais la qualification dont elle est porteuse, en tant que personne. C’est pour cela que les fonctionnaires ont conservé leur salaire pendant le confinement, et c’est précisément cela qu’il faut généraliser à tous les majeurs : la continuité du salaire doit reposer non pas sur la continuité des contrats mais sur l’attachement du salaire à la personne dans la généralisation, comme droit politique du citoyen, du salaire à la qualification personnelle de la fonction publique.

La bourgeoisie, quand elle était classe révolutionnaire, a eu ce coup de génie de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en août 1789. Sur la base de cette déclaration, qui pose que les êtres humains naissent et demeurent libres et égaux en droit, l’abstraction de la citoyenneté a pu être progressivement construite avec la conquête du suffrage universel. Elle postule que tout majeur, indépendamment de tout autre critère, est considéré en capacité et en responsabilité de la chose publique. Cette citoyenneté-là, qui était au cœur de notre tradition républicaine, est en train de s’épuiser, un épuisement qu’il faut contrarier si nous voulons éviter le pire.

Si la citoyenneté s’épuise, c’est parce que les abstentionnistes ou les votants porteurs de l’illusoire « sortons les sortants » constatent l’impuissance d’une chose publique qui exclut le travail, qui exclut la production. La politique s’arrête à la porte de l’entreprise, ou à la porte des banques lors de la création monétaire, car la bourgeoisie capitaliste tient à conserver son monopole sur le travail, et ce d’autant plus violemment qu’il n’y a plus aujourd’hui adhésion au travail tel qu’elle l’organise. Une chose publique dans laquelle est absent le cœur même de la vie sociale, c’est-à-dire le travail et la production, décourage les citoyens et leur donne d’autant moins de raisons de faire de la politique que c’est sur le travail, précisément, qu’ils sont en désaccord. Avec en fond de scène le fascisme, joker de la bourgeoisie quand la vie politique perd ses repères.

L’enrichissement de la citoyenneté, nécessaire pour la sauver, doit procéder du même geste que celui des révolutionnaires de 1789 : le salariat, classe révolutionnaire d’aujourd’hui, doit inclure le travail dans la chose publique et proclamer que tout majeur est postulé comme étant en capacité et en responsabilité de produire, de décider de la production. Sur son lieu de travail bien sûr, et aussi à l’échelle méso et macroéconomique de la création monétaire, de l’implantation des entreprises, des accords internationaux de coopération et d’échanges.

« Le salaire à la qualification reconnaît la contribution à la production de valeur économique, il pose les travailleurs comme les seuls producteurs de la valeur, et il s’agit maintenant de les poser comme ses seuls responsables. »

Cela suppose des droits correspondant à cette responsabilité, dont le salaire à la qualification personnelle, car qui osera décider réellement du travail dans son entreprise si ses droits sont liés au contrat passé avec elle ? Nos droits économiques ne doivent être liés qu’à notre personne. Le salaire est certes une ressource, et la sécurité de cette ressource qu’assurera la continuité du salaire est importante pour sortir toutes les vies de la précarité. Mais ça n’est pas la seule dimension du salaire tel que le syndicalisme de classe l’a imposé au patronat au cours du XXème siècle. Le salaire à la qualification reconnaît la contribution à la production de valeur économique, il pose les travailleurs comme les seuls producteurs de la valeur, et il s’agit maintenant de les poser comme ses seuls responsables.

Et comme la fonction publique a inauguré un mouvement d’attribution de la qualification à la personne du travailleur, et non plus à son poste de travail, généralisons-le en posant tout majeur comme titulaire d’une qualification (et donc d’un salaire), comme responsable de la production de dix-huit ans à sa mort. Toutes les vies seront sorties de la précarité en même temps que la citoyenneté sera enrichie de la maîtrise de la production. Pour cela, la qualification personnelle, condition nécessaire, n’est pas suffisante : l’expression de cette citoyenneté enrichie, de cette responsabilité dans la production de la valeur, c’est trois droits économiques nouveaux à lier à tout majeur. Le premier est la qualification, et donc le salaire comme droit politique lié à la personne et non pas au contrat. Le second est la propriété d’usage de l’outil de travail et donc la décision dans l’entreprise. Le troisième est la décision dans les institutions de coordination de la production : création monétaire, jurys de qualification, instances territoriales de définition des biens et services à produire, etc.

Dès lors, le fait que chacun, à dix-huit ans, soit titulaire de ces droits et que ce soit des droits politiques inaliénables jusqu’à sa mort ne dépendra pas du tout de contrats de travail qu’il aurait ou qu’il n’aurait pas. Toute personne majeure sera en permanence en responsabilité de la production et titulaire des droits exprimant cette responsabilité. Bien sûr, sa qualification se concrétisera dans du travail et donc dans des contrats passés avec une entreprise, avec des fournisseurs ou des usagers. Mais ces contrats ne fonderont ni le salaire ni la qualification, ni non plus les conditions générales du travail qui relèvent d’un Code du travail interprofessionnel, grand conquis de la CGT naissante et depuis 1910 en permanence contesté par la bourgeoisie capitaliste. Dans le respect du Code du travail, le contrat de travail, évidemment débarrassé de la subordination qui le constitue aujourd’hui juridiquement, définira les conditions spécifiques dans lesquelles s’exerce tel travail concret, qui diffèrent d’une branche et d’une entreprise à l’autre. Le travail étant une activité collective, il suppose des règles et un contrat dans lequel les parties s’engagent à respecter ces règles, sans quoi des sanctions sont possibles.

Il faut donc distinguer soigneusement le contrat de travail et les droits économiques et politiques de la personne majeure que sont la qualification (et donc salaire), la propriété de l’outil et la décision dans les instances de coordination de la production. Le contrat est une institution tout à fait nécessaire pour organiser le travail concret dans le respect des règles du Code du travail, mais il ne doit pas être le support des droits économiques.

Au contraire, continuer de faire dépendre les droits économiques du contrat de travail, c’est laisser le cœur du capitalisme, qui pose les individus comme titulaires d’une force de travail sur le marché du travail. Ou pire, pour les travailleurs indépendants, sur le marché des biens et services, bien moins régulé que le marché du travail, avec des hauts et des bas spéculatifs permanents. Le fait que cette force de travail serait en permanence validée par la continuité des contrats, et que l’on aurait ainsi un revenu permanent, apporterait une régulation supplémentaire bienvenue au marché du travail mais ne changerait pas cette pratique décisive du capitalisme qu’est la définition du travailleur comme titulaire d’une force de travail subordonnée sur un marché, n’ayant droit au salaire que s’il le mérite par un travail productif. Ce que nous devons combattre, c’est précisément cette figure capitaliste du travailleur méritant son salaire par son travail, ce catéchisme de la « fierté de gagner sa vie par son travail », cette disqualification en « allocs » de la si précieuse déconnexion de l’emploi et du salaire qu’est le conquis du salaire continué du chômage, toujours plus menacé.

J’insiste sur le fait que l’irresponsabilité des saillies de Roussel à ce propos ne tient pas qu’à sa légèreté de communicant à laquelle on les réduit trop facilement. Elle tient au fond même des positions de la direction du parti, et singulièrement de sa section économique, sur le salaire, le travail et l’emploi. Là encore, je renvoie aux analyses du premier numéro de Salariat. L’emploi est la situation créée par les conventions collectives : au poste de travail est attribué une qualification et donc un salaire. C’est une conquête du siècle dernier sur l’infra-emploi du travail « indépendant » dépendant du marché des biens et services et de la rémunération à la tâche des CDD de mission et autres formes du salaire capitaliste. Mais c’est une conquête qui a été dépassée dans l’au-delà de l’emploi capitaliste qu’est l’attribution de la qualification, et donc du salaire, à la personne des fonctionnaires et des retraités du régime général, et, dans une moindre mesure, à celle des chômeurs.

Sauf à donner raison à Macron qui veut supprimer le droit au salaire des chômeurs, un chômeur n’est pas un « privé d’emploi » qui doit vite en retrouver un pour retrouver un salaire, c’est le titulaire d’un salaire – certes minoré et précaire – alors qu’il n’a pas d’emploi. L’enjeu décisif de lui garantir tant la continuité de ses ressources que l’exercice souverain d’un travail n’est pas de lui assurer un emploi qui demeurera capitaliste puisqu’il restera le support de ses droits, mais de lui assurer d’une part une qualification personnelle, support d’un salaire attaché à sa personne, et d’autre part le soutien dans la recherche d’un contrat de travail libéré de tout employeur par un service public de la qualification qui remplacera Pôle-emploi et l’actuel marché scandaleux de la formation professionnelle continue.

« Il s’agit de passer de la fierté de travailler pour mériter d’acheter à la fierté de décider de la production, la fierté de la souveraineté sur le travail dans des emplois communistes. »

Il s’agit de passer de l’emploi capitaliste à l’emploi communiste, exercice concret du travail sans employeurs par des citoyens qualifiés dans le cadre d’un contrat hors de toute subordination. Il s’agit de sortir du salaire capitaliste en poursuivant la conquête du salaire communiste, droit politique de toute personne majeure jusqu’à sa mort. Il s’agit de passer de la fierté de travailler pour mériter d’acheter à la fierté de décider de la production, la fierté de la souveraineté sur le travail dans des emplois communistes.

Poser le salaire comme un préalable au travail et non pas comme son résultat, voilà un nouveau front de l’action collective, difficile à assumer, je le constate. On le voit à la CGT : depuis vingt-cinq ans elle claudique sur le pied familier de la revendication du « plein emploi », dans lequel chacun est sur un poste qualifié, et sur le pied, affirmé comme prioritaire dans chaque congrès mais jamais réellement mis en œuvre, d’un nouveau statut du travailleur qui généraliserait le conquis du salaire à la qualification personnelle dans une « sécurité sociale professionnelle » portée par le mot d’ordre « la qualification doit passer du poste à la personne ». Une sécurité sociale professionnelle qui combat donc le marché du travail mais que la CGT a souvent du mal à distinguer de la « sécurisation des parcours professionnels » de la CFDT, qui elle le régule. Et qu’elle ne parvient pas non plus à distinguer du plein emploi car pour elle le contrat de travail demeure le support des droits économiques.

LVSL : Certes, mais n’est-il pas important que chaque majeur puisse exercer effectivement sa qualification dans un emploi ? N’est-ce pas comme cela qu’il faut comprendre la réticence devant la généralisation du salaire que vous entendez comme droit politique ?

B. F. : Oui, Fabien Roussel a répété dans la campagne présidentielle qu’il préférait le travail universel au revenu universel, et nombre de camarades craignent que la proposition d’attacher un revenu à la personne soit le signal d’un abandon de toute ambition en matière d’emploi pour tous, déjà hélas visible dans la fin de tout volontarisme de l’État en matière de production. Cette position très partagée appelle plusieurs remarques.

« Le salaire à la qualification personnelle n’est pas un revenu universel, reconnaissant des besoins de la naissance à la mort. Ce n’est pas en tant qu’êtres de besoins que les personnes sont reconnues, mais en tant que citoyennes décisionnaires sur le travail et la production, et c’est pourquoi la qualification est liée à la majorité politique. »

Premièrement, je le répète, ce n’est pas un revenu qu’il s’agit d’attribuer aux personnes majeures, mais une qualification et donc un salaire. Le salaire à la qualification personnelle n’est pas un revenu universel, reconnaissant des besoins de la naissance à la mort. Ce n’est pas en tant qu’êtres de besoins – comme dans le capitalisme qui voit dans le salaire un revenu, un pouvoir d’achat – que les personnes sont reconnues, mais en tant que citoyennes décisionnaires sur le travail et la production, et c’est pourquoi la qualification est liée à la majorité politique. Le salaire capitaliste, c’est un pouvoir d’achat dépendant de la validation de telle activité par la bourgeoisie, alors que le salaire communiste pose toute personne majeure comme qualifiée, c’est-à-dire décidant de la définition de ce qui a valeur et concourant à sa production.

Deuxièmement, il faut bien sûr qu’une production de valeur corresponde à la monnaie émise pour verser les salaires, et concourir à la production suppose que la qualification soit mise en œuvre dans des contrats de travail débarrassés de leur définition capitaliste par la subordination. L’exercice d’un travail concret validé comme productif par la décision commune a grande valeur anthropologique. « Le travail universel » est, lui, un mot d’ordre réactionnaire. Ce n’est pas le travail en tant que tel qui a valeur anthropologique – sinon vive l’esclavage ! –, mais le travail exercé en toute souveraineté, dont l’objet et les méthodes relèvent de la décision commune. Et qui est donc le fait de citoyens qualifiés, pas de titulaires d’une force de travail. Des citoyens qualifiés soutenus dans la mise en œuvre effective de leur qualification, à la fois par le syndicalisme et par un service public de la qualification.

Troisièmement, mettre en œuvre la souveraineté commune sur le travail, contre son monopole par la bourgeoisie capitaliste, suppose un déplacement de la pratique militante des organisations de travailleurs, jusqu’ici peu mobilisées sur la maîtrise du travail, tant concret qu’abstrait. La naturalisation de la désignation de l’aliénation au travail par le terme médical de « souffrance au travail » signale cette acceptation collective de mener des travaux avec lesquels on est en désaccord. Tant que, collectivement, les travailleurs accepteront de produire dans « la souffrance », soit des objets qu’ils récusent, soit dans des conditions qu’ils récusent, aucun passage significatif au communisme ne sera possible. L’urgence de la rupture écologique aidera, je l’espère, à ce déplacement. La rupture écologique ne peut pas passer par une bonne politique industrielle menée d’en-haut par un bon État assurant le plein de bons emplois, illusion qui reste malheureusement l’horizon de la gauche.

La clé d’une bonne politique industrielle permettant l’exercice par chacun de sa qualification dans le respect des conditions de notre vie sur la planète, ce sont des entreprises débarrassées de la mise en valeur du capital et gérées par les citoyens, et par eux seuls, et des fonctions collectives étatiques – de création monétaire, de choix des investissements, d’aménagement du territoire, d’échanges internationaux, etc. – gérées elles aussi par les seuls citoyens. Des citoyens qualifiés et donc titulaires de leur salaire : toute rupture écologique sera impossible tant que les droits économiques seront liés à l’emploi. Si le salaire reste lié à l’emploi, ce n’est pas moi qui irai faire la morale écologique à des travailleurs défendant leurs droits, et donc leur emploi, fût-il de merde. Je me bats pour que leurs droits, et au premier rang leur salaire, ne dépendent plus de leur emploi, et donc que les suppressions, conversions et créations d’activités selon les critères écologiques soient possibles.

Ma remarque finale, inséparable des précédentes, porte sur la marginalisation de la tentation fasciste, une urgence, là aussi. Toute proposition du type « le plus important, c’est que chacun ait un emploi afin que personne n’ait de ressources sans contrepartie productive » ne peut pas vaincre le ressentiment contre « les assistés », qui est une composante de l’adhésion au fascisme. Pourquoi ? Parce que cette proposition que chacun ait un bon emploi générant un bon salaire partage avec le ressentiment qu’elle veut combattre l’adhésion aliénée à la pratique capitaliste du salaire mérité par le travail. En finir avec le préalable au salaire que serait le travail, inverser une représentation à ce point aliénée à la pratique capitaliste du travail, poser le salaire communiste comme la condition de la production contre le salaire capitaliste posé comme sa conséquence, c’est un immense champ, aujourd’hui en friche, d’une action politique victorieuse contre la montée en puissance du fascisme.

LVSL : Justement, la rentrée politique a été marquée à gauche par un regain d’intérêt vis-à-vis de la question du travail, et de la place qu’elle doit occuper dans un projet politique émancipateur et tourné vers la victoire. Que vous inspire ce débat ? Pensez-vous qu’il puisse aboutir à ce que la gauche renoue avec la volonté d’« émanciper le travail », pour reprendre le titre d’un de vos ouvrages ?

B. F. : Le parti communiste n’a pas abandonné les travailleurs au bénéfice des victimes de discrimination au cours des dernières décennies : laissons cette accusation absurde aux pourfendeurs d’un wokisme fantasmé et à ceux qui disqualifient la si décisive lutte contre les discriminations comme une diversion de la lutte de classes. La souveraineté sur le travail ne peut pas se construire sans égalité des genres, des âges et des couleurs de peau. Pour m’en tenir à ce seul exemple, l’indifférence de la très grande majorité des travailleurs de la métropole au massacre de Sétif en mai 1945 a évidemment amputé, et pour longtemps, leur puissance de classe.

« Ce qui est sûr, c’est que la désindustrialisation, les délocalisations d’activités, ont considérablement affaibli les organisations de classes et leur capacité à susciter un vote de classe, alors qu’on ne peut pas laisser sans réagir fortement toute une fraction des travailleurs se tourner vers le RN. »

Que les choses bougent sur tous ces terrains ne peut être que salué comme une montée en puissance de la classe révolutionnaire. Quant à la question du poids du discours sur le travail dans les différences géographiques des résultats électoraux entre les métropoles et les périphéries, je laisse à des collègues spécialistes de sciences politiques le soin d’intervenir. Ce qui est sûr, c’est que la désindustrialisation, les délocalisations d’activités, ont considérablement affaibli les organisations de classes et leur capacité à susciter un vote de classe, alors qu’on ne peut pas laisser sans réagir fortement toute une fraction des travailleurs se tourner vers le RN. Comment restaurer cette capacité ?

Le prétendu débat sur le travail que vous évoquez a malheureusement été parasité par un concours de petites phrases qui témoigne, là encore, d’un déficit plus profond que la manie communicante. La gauche a sur le travail un discours et surtout des pratiques d’une extrême faiblesse. Vous évoquez à juste titre la volonté d’émanciper le travail : c’est pour moi le cœur de la question. Et il ne s’agit pas pour la gauche de « renouer » avec elle, car elle ne l’a jamais eue comme volonté prioritaire, pas davantage que les syndicats. Je renvoie aux travaux de collègues comme Thomas Coutrot qui a sous-titré un de ses ouvrages consacré à la liberté du travail « pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit changer ».

Je suis un chercheur passionné, et admiratif, des conquis des organisations de classe en matière de droit du travail et de droits des travailleurs. Mais ces conquis en matière d’emploi, dans le privé, ou de qualification personnelle, dans la fonction publique, n’ont pas leur équivalent en matière de travail. Et quand je parle de travail, c’est l’objet du travail, son contenu, pas simplement ses « conditions », que les entreprises libérées et autres logiques managériales sont prêtes à négocier.

« Des chercheurs comme Yves Clot font le même constat : quand est-ce que le savoir des travailleurs, leur métier, leur bonheur de bien travailler, sera posé par la gauche au cœur de la culture et de la politique ? »

Je constate que la conquête de la souveraineté sur le travail concret, sur son organisation, sur son objet, n’a été que très minoritairement à l’ordre du jour des mobilisations collectives. Et que la construction du travail comme temps libre est étrangère à une gauche qui identifie ce dernier au hors travail. Des chercheurs comme Yves Clot font le même constat : quand est-ce que le savoir des travailleurs, leur métier, leur bonheur de bien travailler, sera posé par la gauche au cœur de la culture et de la politique ? Quand est-ce qu’elle parlera de travail communiste, de salaire communiste, d’emploi communiste ? Quand est-ce que l’entreprise communiste et l’État communiste seront au centre de son programme ? Construire la classe révolutionnaire comme classe des travailleurs se joue sur la maîtrise du travail.

LVSL : À quelle échelle cette citoyenneté sur la production peut-elle s’exercer et comment peut-elle être encadrée ?

B. F. : Tout l’enjeu est justement de désencadrer, de susciter l’initiative, de la rendre désirable chez des citoyens qui ont été socialisés dès l’enfance à la délégation, à l’attente qu’un autre décide. La souveraineté sur le travail ne peut se construire que dans un processus de démocratisation de toutes les décisions. Pour en revenir au non-débat sur le travail qui vient d’affliger la gauche, lorsque sont par exemple évoquées à juste titre toutes les compétences professionnelles qu’il va falloir susciter, tous les emplois qu’il va falloir créer pour assurer la rupture écologique, la question de la décision démocratique n’est pas au cœur du propos : confiance est faite dans des assemblées territoriales de délégués d’organisations représentatives, dans l’expertise scientifique, dans les institutions de formation, dans un parlement débarrassé de ses godillots.

Mais ce sont précisément autant de lieux qui existent, qui assument aujourd’hui la folle fuite en avant capitaliste. Leur démocratisation est une entreprise aussi considérable que prioritaire, qui suppose au moins deux choses à notre portée parce que vivantes dans un déjà-là communiste. D’une part la généralisation à tous les majeurs du salaire comme droit politique, distribué, sans endettement, préalablement à l’acte de production. D’autre part, le bilan et la généralisation de toutes les procédures de décision collective et de dépassement des dominations naturalisées en train de s’expérimenter partout comme autant d’éléments de construction de la classe révolutionnaire.

« La création monétaire est également un enjeu de souveraineté populaire sur la production. »

Quant à l’échelle, il y a un exercice local et un exercice national de la chose publique, qui sont articulés mais différents. La citoyenneté économique doit donc s’exercer à plusieurs niveaux, et en premier lieu dans l’entreprise, évidemment. Je ne vois pas comment on pourrait être souverain sur le travail, si l’on n’est pas souverain sur le travail concret que l’on met en place dans l’entreprise. La création monétaire est également un enjeu de souveraineté populaire sur la production. Par conséquent, il doit revenir aux citoyens de décider de la création monétaire. C’est aussi le cas des enjeux territoriaux : continue-t-on la folie de la métropolisation et des déserts qui se forment autour des métropoles, ou diffuse-t-on le tissu économique de façon plus harmonieuse sur le territoire ?

C’est à tous ces niveaux que les citoyens doivent être les décideurs. Au niveau macro-économique, de telles fonctions collectives assurées par les citoyens eux-mêmes constituent l’État communiste que nous évoquons, Frédéric Lordon et moi, dans En travail [2]. Par exemple la gestion par les travailleurs du régime général de sécurité sociale entre 1946 et 1967 constitue des prémices d’un tel État communiste, contre l’« État social » que la classe dirigeante met en œuvre avec détermination depuis la Première Guerre mondiale, comme le montre Nicolas Da Silva dans La bataille de la Sécu [3]. C’est un ouvrage très roboratif dont je recommande la lecture, car il dessille les yeux de lecteurs nourris d’une image positive de l’État social alors qu’il est une arme de la classe dirigeante contre l’autonomie des travailleurs.

LVSL : Venons-en plus précisément à cet autre enjeu démocratique qu’est celui de la Sécurité sociale. L’actualité récente a montré le désir majoritaire, y compris au sein des institutions politiques et du gouvernement, d’en finir avec les mutuelles et complémentaires au profit du modèle de la Grande Sécu. Comment percevez-vous ce contexte général ? Que nous dit-il en termes de rapports de force historique entre ces acteurs et quels pièges éviter dans le projet de “Grande Sécu” proposé par Macron ?

B. F. : En 1946-1947, le régime général s’est construit contre la Mutualité, avec une gestion à base syndicale. Ce sont les fonctionnaires qui ont hélas sauvé la Mutualité : certes ils ont rejoint le régime général en matière de santé en décembre 1946, mais la loi Morice de 1947 a confié à leurs mutuelles la gestion au premier franc de l’assurance maladie. Depuis ce moment-là, les mutuelles de la Fédération nationale de la Mutualité française (FNMF) sont des concurrentes du régime général, auquel elles imposent en plus le coût des remises de gestion. Elles n’en ont jamais été des partenaires. C’est contre la Mutualité française d’ailleurs que la CGT, très présente dans le régime général, avait créé dans les années 1950 ses propres mutuelles, qui ont malheureusement rejoint la FNMF dans le grand bradage du patrimoine communiste opéré dans les années 1990.

Le 100% Sécu porté par la gauche suppose évidemment que les caisses et les personnels de la Mutualité, ses locaux, intègrent le régime général, tout comme, en 1946, les communistes ont intégré dans le régime général les multiples régimes qui existaient en matière de retraite, de santé et de famille. Et, par ailleurs, des mutuelles ont une pratique de centres de santé et de prévention tout à fait intéressante qu’il s’agit bien sûr de conserver. L’idée est que la Mutualité ne rembourse plus rien et que la Sécu rembourse absolument tout, sans reste à charge pour les soignés. Cela suppose bien sûr que la prétendue « convention de secteur 2 », qui permet des dépassements d’honoraires, soit supprimée et que la convention de secteur 1, redevenue unique, soit revalorisée.

« Le projet de Grande Sécu de Macron s’inscrit dans les politiques des quarante dernières années. Macron est un « bébé Rocard » : on ne comprend Macron que par Rocard. »

Chez Macron, il ne s’agit pas du tout d’en finir avec la Mutualité. Il s’agit au contraire de faire de la Mutualité le modèle du dispositif. Le projet de Grande Sécu de Macron s’inscrit dans les politiques des quarante dernières années. Macron est un « bébé Rocard » : on ne comprend Macron que par Rocard. En résumé, le démantèlement de l’assurance maladie au profit des mutuelles est une tragédie en trois actes, indissociable de ce qui s’est passé en matière de retraite avec les régimes complémentaires, posés eux aussi comme modèles à généraliser contre le régime général.

Le premier acte remonte à la révision du Code de la Mutualité en 1985 et à la loi Évin de 1989 qui crée un marché des complémentaires de santé. Avec dans la foulée l’invention de la distinction entre assurance maladie obligatoire (AMO) et assurance maladie complémentaire (AMC). Cette évolution sémantique des années 1990 n’est pas innocente. D’une part, elle est frauduleuse car dans le régime général, on cotise selon ses moyens et on est remboursé selon ses besoins alors que les mutuelles, comme les assurances capitalistes, remboursent en fonction du montant des cotisations choisi dans un menu. D’autre part, un espace légitime est ainsi ouvert face à l’assurance maladie qualifiée d’obligatoire alors qu’elle était jusqu’ici l’assurance maladie tout court : il n’y avait qu’une assurance maladie, celle du régime général, et elle était montée en puissance entre 1945 et les années 1980 à la place tant du reste à charge que des complémentaires. Conséquence du gel du taux de cotisation au régime général à partir des années 1980, c’est cette montée en puissance qu’entend stopper le gouvernement Rocard à la suite de ceux de la première cohabitation Chirac : le couple Rocard-Seguin est l’initiateur de ce que la novlangue va désigner comme « nécessaire réforme de la sécurité sociale ».

Le second acte est celui de l’extension à la santé de la Contribution sociale généralisée (CSG) avec la construction de la logique du « panier de soins ». Lorsque Lionel Jospin supprime la cotisation salariale à l’assurance maladie en 1997 pour la remplacer par la CSG, il opère un acte politique majeur contre le régime général d’assurance maladie. Le remplacement de la cotisation par la CSG accompagne une distinction née au début des années 1990 entre des « besoins universels » et des prestations spécifiques. Les besoins universels de soins sont financés par l’impôt à travers la CSG – c’est le « panier de soins » –, tandis que les prestations spécifiques doivent suivre la logique du marché : « j’ai cotisé tant, j’ai droit à tant ». Toutes ces distinctions (obligatoire/complémentaire, universel/spécifique que viennent redoubler les binômes non contributif/contributif et premier/second piliers) qui s’opèrent dans les années 1990 sont absurdes, sans aucun fondement autre que d’en finir avec l’originalité du régime général et de créer les conditions de la marchandisation capitaliste des soins.

Car, évidemment, les « prestations spécifiques » ont vocation à devenir majoritaires, le panier de soins étant en permanence rogné. Et les mutuelles en sont le cheval de Troie parce qu’elles apparaissent vertueuses, sans but lucratif. Pourtant, dans les faits, elles ont une logique financière identique à celle des gros assureurs privés comme AXA, et leurs directions viennent en général du monde de la finance. On trouve les mêmes tentacules européens dans ces mutuelles qui, parce qu’elles ont choisi d’appartenir au second pilier des institutions de prestations sociales, celui de la concurrence entre entreprises sur le « marché unique » (le premier pilier, la dite AMO, étant sorti du marché en invoquant la solidarité) n’ont plus rien de non-capitaliste dans leur fonctionnement.

« À la place de la logique du régime général de Sécurité sociale « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins » s’imposerait alors celle du « j’ai cotisé, j’ai droit », qui est une marchandisation capitaliste du rapport aux soins. »

Enfin, le troisième acte est celui de l’obligation du financement de la complémentaire par les employeurs. Là, c’est François Hollande qui est à la manœuvre lorsqu’il instaure en 2016 cette obligation légale pour le secteur privé, dans la foulée de l’Accord national interprofessionnel (ANI) passé en 2013 entre la CFDT et le MEDEF. Le projet de la classe dirigeante, qui s’appuie sur cette obligation, est tout à fait clair. Puisque depuis 1997 seuls les patrons financent par cotisations l’assurance maladie et que, d’autre part, ils financent la mutuelle, il s’agit de faire un seul pot, qui va s’appeler la Grande Sécu, en fusionnant mutuelle et assurance maladie, mais dans la logique des mutuelles. On conservera un panier de soins de base, qui sera de plus en plus de base, financé par la CSG, tandis que la couverture d’une part croissante des soins sera assurée par une cotisation unifiant les cotisations patronales à la mutuelle et à l’assurance maladie. À la place de la logique du régime général de Sécurité sociale « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins » s’imposerait alors celle du « j’ai cotisé, j’ai droit », qui est une marchandisation capitaliste du rapport aux soins.

Cette dérive de la branche santé de la Sécurité sociale est exactement la même que celle de sa branche vieillesse [4]. En 1947, le ministre communiste du Travail Ambroise Croizat inaugure un alignement des pensions du régime général sur celles de la fonction publique : elles sont calculées sans tenir compte des cotisations, comme remplacement d’un salaire de référence. Il le fait contre le régime des Assurances sociales qui reposait sur le « j’ai cotisé, j’ai droit », que le patronat s’empresse de réimposer dès 1947 dans le régime complémentaire de retraite des cadres, l’AGIRC, avant de l’étendre à tous les salariés du privé dans l’ARRCO. Nicolas Castel et moi avons montré dans le séminaire de la Bourse du Travail de Réseau Salariat, qui vient de paraître au Croquant sous le titre : Retraites, généraliser le droit au salaire, que toute la « nécessaire réforme » des pensions initiée par le couple Seguin-Rocard a distillé la petite musique du « j’ai cotisé, j’ai droit » contre le droit au salaire continué qui, malgré les coups de boutoir, représente encore les trois-quarts des pensions.

Tout cela aboutit à la réforme Macron de régime unique généralisant l’Arrco-Agirc. Qu’il dise aujourd’hui renoncer à l’unification, tout en mettant en extinction les régimes statutaires et le régime de la fonction publique, montre que le cap sera tenu : en finir avec la logique du salaire continué. Ce qui montre qu’une Grande Sécu de gauche doit évidemment concerner la retraite : suppression des régimes complémentaires et du « j’ai cotisé, j’ai droit », régime unifié de continuité du salaire. Et elle doit concerner aussi, bien sûr, le chômage : maintien de 100% du salaire entre deux emplois, contre la « nécessaire réforme » qui depuis plusieurs décennies met en cause le droit au salaire des chômeurs pour lui substituer un droit au différé de cotisations.

J’en profite pour souligner combien « la cotisation » n’est pas en soi une institution progressiste. Comme pour toutes les institutions du travail, il faut distinguer cotisation capitaliste et cotisation communiste. La cotisation qui fonde un différé de ressources est capitaliste, car elle vise soit à remettre le salaire dans le carcan de l’emploi (sans emploi, on n’a pas droit à du salaire mais au différé de cotisations) soit à créer un marché des prestations de soins (j’ai des droits à proportion de mes cotisations). Alors que n’est communiste que la cotisation qui dissocie le salaire de l’emploi pour l’attacher à la personne et qui dissocie la prestation du montant de la cotisation. Il faut même aller encore plus loin et s’interroger sur la nécessité d’une cotisation dans la dynamique de construction du communisme.

LVSL : En effet, vous faites allusion dans En travail à des travaux récents du groupe thématique « économie du salaire à vie » de Réseau Salariat…

B. F. : Jusqu’ici, notre réflexion à Réseau Salariat sur le financement du salaire à la qualification personnelle ne mettait pas en cause sa réalité actuelle : 45% du salaire total (qui ajoute au salaire brut les cotisations dites patronales) est constitué de prestations qui ne sont pas versées par l’entreprise mais par la caisse de sécurité sociale, grâce à une cotisation qui socialise le salaire en socialisant la valeur ajoutée. Nous proposons de poursuivre ce mouvement en changeant l’assiette des cotisations, qui ne serait plus la masse salariale mais la valeur ajoutée, et en augmentant massivement le taux de cotisation de sorte que le salaire à la qualification personnelle devienne le fait de tout majeur, 100% du salaire étant versé par la caisse de sécurité sociale.

Grâce en particulier aux contributions du groupe thématique « économie du salaire à vie » et du groupe local suisse à partir d’un ouvrage en cours d’écriture de Christian Tirefort, nous sommes en train de nous aviser que cette proposition de meilleure affectation de la valeur ajoutée reste aliénée au postulat qu’il y aurait un préalable à la distribution des salaires : la production. Il faudrait déjà produire une valeur ajoutée pour pouvoir, ensuite, distribuer des salaires. Or, ce préalable est au cœur de la marchandisation de la force de travail dans le capitalisme. Au contraire, il n’y a aucune raison que nos ressources dépendent d’une production préalable de valeur. Nos ressources sont la condition de la production, elles ne doivent pas en être le résultat. À ce titre, c’est le salaire qui est le préalable à la production, et non l’inverse.
Et cela ne vaut pas que pour les biens et services de consommation, mais aussi pour les biens de production de ces produits finaux, les machines et les consommations intermédiaires. Jusqu’ici, nous avons continué, à Réseau Salariat, à nous exprimer selon la terminologie classique d’affectation d’une partie de la valeur ajoutée au « financement de l’investissement ». Sauf qu’en nous inspirant de la large part de la création de l’outil hospitalier par subvention de l’assurance-maladie dans les années 1960, nous préconisons, en contradiction avec les pratiques dominantes, la suppression du crédit à l’investissement et sa subvention par socialisation de la valeur ajoutée. Cette fin de l’endettement des travailleurs est certes aussi importante que leur libération du marché du travail dans une dynamique de conquête de leur souveraineté sur la production, mais l’aliénation à l’inversion capitaliste demeure intacte. Qu’est-ce que j’entends par là ?

« L’acte même de travail, et les travailleurs, disparaissent sous les trois activités de prêt, d’investissement et de vente du produit final qui sont le monopole de la bourgeoisie capitaliste. Les seuls producteurs de la valeur, dépossédés de tout pouvoir sur elle, sont niés comme tels. »

L’inversion capitaliste est quelque chose qui apparaît comme tout à fait spectaculaire quand on se libère du catéchisme dont nous a biberonnés l’omniprésente religion d’État qu’est la religion capitaliste. La religion d’État nous enseigne ceci : au commencement était l’avance capitaliste par un prêt. Un prêt relevant soit de la création monétaire, soit d’une épargne « heureusement soustraite à la consommation irresponsable » et accumulée sur les marchés financiers. Cette avance à crédit, premier acte sacré, va permettre d’investir, second acte sacré, c’est-à-dire d’acheter les intrants de la production. Une fois le produit de cette production vendu – troisième acte sacré –, il faudra d’abord rembourser la dette et, avec ce qui reste, payer les travailleurs.

Le salaire arrive en dernier, et l’initiative de la production revient aux prêteurs-investisseurs-vendeurs. L’acte même de travail, et les travailleurs, disparaissent sous les trois activités de prêt, d’investissement et de vente du produit final qui sont le monopole de la bourgeoisie capitaliste. Les seuls producteurs de la valeur, dépossédés de tout pouvoir sur elle, sont niés comme tels. À l’inversion des choses – c’est du capital qui est avancé, et non pas des salaires – s’ajoute une inversion spectaculaire des mots : le travail est une dépense.

Il faut en finir avec cette religion d’État et son rituel sacré, mettre fin à l’avance à crédit et à l’investissement, dans les choses comme dans les mots. L’avance à crédit et l’investissement sont inutiles dès lors que, décidée par les citoyens-travailleurs, la création monétaire opère, sans aucun endettement, la distribution des salaires, seule avance nécessaire à toute la production, de l’extraction des matières premières à la fabrication des outils et à la production des biens et services finaux. Dans tout cela, il n’y a besoin que de salaires, des salaires préalables et non pas résultats.

« Il faut évidemment se préparer à mener une bataille à l’échelle européenne contre la dépolitisation de la Banque centrale, pour poser la création monétaire comme un des éléments au cœur de la citoyenneté. Mais sans attendre cette bataille frontale, nous devons retrouver à l’échelle nationale une capacité de création monétaire. »

Notre réflexion n’est pas totalement arrivée à maturité, mais en tout cas nous sommes en train de sortir d’une proposition de cotisation sur une valeur ajoutée préalable pour une proposition de création monétaire par distribution des salaires préalable à la production de valeur. Nous préconisons cette inversion complète de la logique capitaliste. De même que je mettais en cause la proposition chère à la gauche de prendre l’argent là où il est par la fiscalité, je pense maintenant que ce n’est pas la bonne cotisation qui va faire les choses, mais qu’il faut conquérir la souveraineté populaire sur la création monétaire, une création sans crédit. Qu’il soit public ou privé, il n’y a pas, en matière de production, de bon crédit : poser les travailleurs comme endettés avant même qu’ils travaillent relève de la même aliénation capitaliste que de les payer après qu’ils aient travaillé.

De ce point de vue, il faut évidemment se préparer à mener une bataille à l’échelle européenne contre la dépolitisation de la Banque centrale, pour poser la création monétaire comme un des éléments au cœur de la citoyenneté. Mais sans attendre cette bataille frontale, nous devons retrouver à l’échelle nationale une capacité de création monétaire. Des travaux comme ceux de Bruno Théret montrent que c’est possible, y compris dans le cadre des traités européens.

LVSL : Comment repenser la gouvernance de la « grande sécurité sociale » telle que vous la concevez avec ses fonctions élargies de socialisation de la valeur et de démocratie économique ? Faut-il par exemple ajouter des acteurs de la société civile, comme les associations de défense du climat, de la biodiversité, les représentants des organisations paysannes, et les chercheurs en santé environnementale pour prendre en compte l’impact systémique de l’alimentation sur la nature et la santé ?

B. F. : La fin de votre question ouvre fort justement le champ de la Grande Sécu très au-delà des branches actuelles, vieillesse, santé, famille. Ce sont toutes les productions qui peuvent être mises en sécurité sociale en reprenant les principes de la mise en sécurité sociale de la production de soins dans les années 1960 : part croissante des salaires en monnaie marquée solvabilisant les consommateurs et usagers auprès des seuls producteurs conventionnés, extension du salaire à la qualification personnelle à tous les professionnels conventionnés, que la caisse de sécurité sociale paie en même temps qu’elle subventionne leur investissement.

« Sortir de l’agro-business par une sécurité sociale de l’alimentation nous libérera de la malbouffe et aura des effets positifs sur notre santé, sur celle des sols et sur la biodiversité. »

Avec d’autres organisations, nous avons engagé à Réseau salariat une réflexion [5] sur une Sécurité sociale de l’alimentation, de la culture, du transport de proximité, du logement, des services funéraires, et bien d’autres fonctions collectives feront l’objet d’un même travail. Le séminaire de la Bourse du travail organisé par le groupe Grand Paris de Réseau Salariat va porter cette année sur la sécurité sociale de la culture [6]. Toutes ces sécurités sociales sont évidemment articulées les unes aux autres. Le lien que vous établissez entre alimentation et santé est très important. Sortir de l’agro-business par une sécurité sociale de l’alimentation nous libérera de la malbouffe et aura des effets positifs sur notre santé, sur celle des sols et sur la biodiversité.

Pour ce qui est de la gouvernance de cette « grande sécurité sociale », il en va de même que pour la totalité de nos institutions, de la gouvernance des entreprises, du service public, du lieu de création monétaire. Se pose d’abord la question d’une compétence territoriale ajustée, avec des assemblées qui soient au bon niveau territorial, parce que toute décision n’est pas nationale et toute décision n’est pas locale : une entreprise en réseau doit plutôt être gérée au niveau national, tandis qu’une boulangerie devrait évidemment l’être au niveau du quartier.

À ces compétences territoriales extrêmement diverses s’ajoute la diversité des codécidants, dont vous évoquez pour l’alimentation une liste avec laquelle je suis tout à fait d’accord. Les mises en sécurité sociale poseront des questions démocratiques très vives sur les critères de conventionnement, sur les biens et services à produire, tout comme les jurys de qualification devront établir des modes de fonctionnement laissant toujours ouvert le caractère politique de leurs décisions. Bien sûr les travailleurs concernés font partie des codécideurs : j’ai insisté sur le trésor de savoir-faire et de que-faire, aujourd’hui laissé à l’abandon, quand il n’est pas combattu par un management imbécile, et dont sont porteurs les métiers. Mais il serait mauvais de laisser seuls ces travailleurs. Par exemple on a très bien vu, pour le soin, combien le sida avait été l’occasion de poser les patients comme acteurs des décisions en matière de santé. Il s’agit de partir de ce type d’expériences, et de nombreuses initiatives qui ont eu cours pendant le confinement, de mise en lien d’acteurs associatifs, de la « société civile » et de chercheurs qui, jusqu’ici, communiquaient peu ensemble.

En tout cas, la démocratisation du travail, cœur du communisme, ne peut pas s’opérer par l’en-haut d’une postulée bonne politique d’État. Comme le montrent des travaux comme ceux de Barbara Stiegler, l’absurde gestion de la pandémie par Macron ne tient pas qu’au caractère autoritaire du personnage, c’est tout l’appareil de l’État capitaliste qu’il faut mettre en cause. Et là encore on ne s’appuie pas sur rien car, je le répète, toutes les initiatives prises aujourd’hui dans des champs et des institutions très divers pour organiser l’horizontalité dans la prise de décision font partie de la lutte de classes. La nécessaire dimension macrosociale du communisme passe par une radicale démocratisation de l’exercice des fonctions collectives qui va mettre en musique tout le foisonnement observé aujourd’hui en la matière : l’État communiste est à l’ordre du jour.

LVSL : Le secteur privé semble se positionner pour empêcher l’émergence d’une vraie sécurité sociale de l’alimentation, en confinant le débat public au « chèque alimentaire » prôné par le gouvernement et déjà récupéré et amendé par les intérêts privés. Comment distinguez-vous la logique du gouvernement et des industriels de votre modèle ?

B. F. : La sécurité sociale de l’alimentation suscite beaucoup d’intérêt. Je m’en réjouis et je ne me fais évidemment aucune illusion sur la tentative de récupération capitaliste dont elle va être l’objet. Le chèque alimentaire de Macron est aussi éloigné de notre proposition que l’est son pass’culture de la sécurité sociale de la culture à laquelle nous réfléchissons.

D’une part, le chèque alimentation cible « les pauvres ». Nous sommes là à l’opposé du régime général de Sécurité sociale de 1946, que nous voulons actualiser et généraliser à l’alimentation : il est universel précisément par refus d’une simple « solidarité avec les pauvres », cette pose répugnante de mépris de classe.

D’autre part, notre proposition d’abondement universel de la carte vitale pour accéder à une alimentation de qualité repose sur un conventionnement dont le but est de changer la production alimentaire, en ne conventionnant que des productions et des distributions alternatives à la grande distribution et à l’agro-business. Emmanuel Macron, au contraire, crée avec son chèque un marché captif pour l’agro-business et la grande distribution. On pourra le dépenser chez Carrefour, alors que Carrefour ne serait évidemment pas conventionné, comme toute l’alimentation industrielle (y compris le faux « bio » de la grande distribution), dans notre proposition. Le cœur de la sécurité sociale de l’alimentation est de sortir de l’agro-business et d’impulser une véritable démocratie de la production et de la consommation. Je vous renvoie aux travaux de Réseau Salariat et de partenaires comme Dominique Paturel, par exemple, qui ont produit un travail remarquable sur ces questions de démocratie alimentaire, du point de vue tant des mangeurs que des producteurs.

La nature du financement de ces sécurités sociales sectorielles est l’objet de discussions en cours à Réseau Salariat, comme je l’ai évoqué tout à l’heure. Dans l’ouvrage que nous avons co-écrit récemment avec Frédéric Lordon, En travail, conversations sur le communisme, j’expose une proposition reposant sur la nécessité d’augmenter d’urgence les salaires. Pour faire simple, une hausse des salaires, et en particulier du SMIC de 500€, pourrait ne pas être versée sur un compte en banque, mais prendre la forme d’une monnaie marquée : ces 500€ de hausse du SMIC seraient versés à des caisses de sécurité sociale de l’alimentation, du transport, de l’habitat ou de la culture, qui sont autant de besoins quotidiens et immédiats.

Mais il est hors de question qu’un tel dispositif ne concerne que les bas salaires. Si l’on décide de n’augmenter par exemple que les salaires inférieurs à 3 500 euros net, pour un salaire de 3 500€, l’alimentation de ces caisses sectorielles pourrait prendre la forme d’une conversion de 500 de ces 3 500€ en monnaie marquée. C’est-à-dire que l’intéressé disposerait de 3 000€ sur son compte et de 500€ sur sa carte. Avec, pour les situations intermédiaires entre les 1700 euros du nouveau SMIC et les 3 500 euros du plafond de la hausse, 500 euros de monnaie marquée correspondant à un mixte de hausse du salaire et de sa conversion partielle.

Si tous les salaires comportent 500€ de monnaie marquée supplémentaire – soit par une hausse des salaires, soit par une conversion d’une partie du salaire en monnaie marquée, soit par un mixte des deux – les nouvelles caisses de sécurité sociale disposeraient de plus de la moitié de ce dont dispose l’actuelle sécurité sociale. Parmi ces sommes, 80 milliards suffiraient à affecter 100€ par personne et par mois à une alimentation alternative, ce qui couvrirait le tiers du marché de l’alimentation.

LVSL : Face à cet enjeu de la répartition des alternatives sur l’ensemble du territoire, croyez-vous que l’on puisse se passer d’une impulsion de l’État pour créer une offre suffisante et également accessible ?

B. F. : Il faut d’abord qu’il y ait une impulsion monétaire : le capitalisme s’accommode parfaitement d’alternatives confinées dans la marge. Si l’on crée en matière d’alimentation un marché de 80 milliards d’euros réservé aux producteurs, distributeurs et restaurateurs alternatifs, cela va évidemment sortir de la marge toutes les alternatives actuelles en matière d’alimentation, et en encourager de nouvelles. Il faut également qu’une partie des sommes collectées par la caisse de sécurité sociale de l’alimentation aille non pas immédiatement à la consommation de biens alimentaires, mais à l’installation de nouveaux paysans (c’est très urgent si nous voulons éviter l’agriculture sans paysans que sont en train de nous concocter la FNSEA et ses alliés de la recherche et de l’enseignement agricoles) et à la conversion de producteurs et de distributeurs de l’agro-business vers une fourniture alternative d’alimentation.

En ôtant le tiers de son marché à la grande distribution capitaliste de l’alimentation, nous la mettrons heureusement en péril et nous aurons à soutenir ses salariés pour qu’ils convertissent leur entreprise en entreprise conventionnable, et donc, entre autres, sans actionnaires ni prêteurs capitalistes : occasion soutenue macro-économiquement d’une prise de pouvoir des travailleurs sur leur travail, ce lieu décisif du passage au communisme.

Cela vaut pour l’alimentation mais, à partir du moment où l’on parle de 500€ par salarié et par mois, il faut évidemment étendre la réflexion à d’autres champs, comme les transports de proximité et en particulier la mise en place du dernier kilomètre autrement que par la voiture individuelle. Le problème n’est pas de passer à la voiture électrique, une aberration écologique qui offre un incroyable débouché pour les entreprises capitalistes de l’automobile. Mais cette imposture ne peut être dénoncée que si on crée l’inutilité de la voiture individuelle. Cela suppose une gestion correcte du dernier kilomètre, parce que, de fait, aujourd’hui, la voiture individuelle est nécessaire notamment dans les territoires très peu reliés à des transports en commun commodes et à forte périodicité.

« C’est une affaire d’impulsion étatique, oui, mais à condition que les fonctions collectives d’État soient gérées par les intéressés eux-mêmes. Tant qu’il est capitaliste, l’État est un adversaire. Raison de plus pour continuer à construire un État communiste, comme nous avions commencé à le faire avec le régime général en 1946. »

Cela suppose encore une fois d’en finir avec le processus de métropolisation, et cela vaut d’ailleurs aussi pour tous les services publics : pour l’école, pour la poste, pour l’hôpital ou pour les maternités. Il faut renouer avec la dynamique de maillage territorial qu’avait su mettre en place la sécurité sociale du soin, quand elle n’était pas attaquée comme elle l’est depuis quarante ans. C’est une affaire d’impulsion étatique, oui, mais à condition que les fonctions collectives d’État soient gérées par les intéressés eux-mêmes. Tant qu’il est capitaliste, l’État est un adversaire. Raison de plus pour continuer à construire un État communiste, comme nous avions commencé à le faire avec le régime général en 1946 et comme, je le répète, l’actuel foisonnement des initiatives de délibération collective de la chose publique nous y invite.

LVSL : Vous avez évoqué votre dernier ouvrage, En travail, écrit avec Frédéric Lordon avec la volonté de remettre en avant l’idée de communisme. Pensez-vous que la conjoncture actuelle, qui met au centre des préoccupations le pouvoir d’achat et la question sociale, peut mener à une revalorisation positive de l’idée communiste ?

B. F. : Pour cela, il faudrait que le communisme soit à l’ordre du jour des mobilisations organisées par les syndicats et les partis de l’Union populaire, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui mais peut advenir, en tout cas je l’espère !

Le climat de cette rentrée ne déroge pas avec un constat très ancien : lorsqu’il y a proposition à gauche, c’est « l’écosocialisme », la « république sociale », la « démocratie avancée », le ou les « communs », en tout cas pas le communisme. Cette absence ne s’explique pas d’abord, comme on le dit trop souvent, par la disqualification du mot « communisme » assimilé à la dictature stalinienne. Mettre le communisme au cœur d’une proposition pour aujourd’hui (et non pas l’y « remettre » car précisément ça n’a jamais été le cas, et c’est bien le problème !), ça n’est pas simplement lever l’autocensure sur un mot. C’est se libérer de tout une culture militante séculaire qui se réclame volontiers de Marx mais ne pratique pas sa lecture dialectique du capitalisme.

Cette culture militante a construit ce que Bernard Vasseur [7] désigne à juste titre comme un « étapisme » : d’abord la prise du pouvoir d’État, puis le socialisme, enfin le communisme. Le communisme est un horizon éloigné, la présence ici et maintenant d’un déjà-là communiste est niée au nom du dogme : « pas d’îlot de socialisme, et évidemment de communisme, dans le capitalisme ». Le capitalisme est analysé comme un système où la reproduction l’emporte sur la contradiction, où la classe révolutionnaire est incapable d’imposer des institutions alternatives à celles du capital, car le préalable à une telle imposition est la prise du pouvoir d’État pour instaurer le purgatoire du socialisme avant le paradis du communisme, société de l’abondance sans travail et sans violence : le ciel non pas là-haut, mais plus tard, avec la fonction de tout ciel, consolation demain, renonciation aujourd’hui.

Lucien Sève a remarquablement montré que ce « marxisme-léninisme » construit par Staline n’a rien à voir avec Marx ni avec Lénine [8], mais le problème est que si les crimes du stalinisme sont depuis longtemps déjà condamnés par les organisations de classe des travailleurs, son imposture intellectuelle n’y a pas, jusqu’ici, été récusée, tellement le marxisme-léninisme a informé la pratique militante autour du préalable de la prise du pouvoir d’État. Dans le cas français, cela s’est traduit par l’emphase sur un programme gouvernemental de « démocratie avancée ». Toutes les anciennes et anciens de mon parti ont encore dans les yeux cette campagne d’affiches des années 1970 présentant dans un beau ciel bleu le slogan : « la France a un programme commun de gouvernement ».

Pourquoi est-ce que, cela dit, je suis confiant dans la venue du communisme à l’ordre du jour des mobilisations ? D’abord parce que je constate l’enthousiasme avec lequel les dissidents, aujourd’hui de plus en plus nombreux en particulier chez les jeunes, décidés à ne pas produire de merde pour le capital, accueillent les analyses du « déjà-là communiste » et contribuent à la proposition – et aux réalisations locales – de sa généralisation à laquelle travaille avec d’autres Réseau Salariat. Je l’ai déjà dit mais je le redis : je suis aussi ému qu’émerveillé de l’intelligence collective qui se déploie aujourd’hui autour du communisme.

Ensuite, parce que je pense que nos organisations de classe sont mûres pour un abandon de l’étapisme. Quarante ans d’échec, c’est long même pour des militants qui croient au communisme dans un futur radieux ! Qui parmi nous peut prendre pour autre chose qu’une pose de rentrée la proposition de financer la relance des services publics par une taxation des Gafam ? Alors que toutes les propositions de bonne fiscalité sont en échec depuis des décennies et qu’aucune campagne politique n’est lancée pour un statut communiste du citoyen. Dans lequel toute propriété lucrative est interdite. Dans lequel les seules ressources légitimes sont celles du salaire à la qualification, laquelle pourrait par exemple s’inscrire dans une fourchette de 1 à 3, avec donc un salaire maximum de 5 000 euros par mois si le salaire minimum est de 1 700 euros nets.

Qui peut adhérer à une dénonciation de l’enrichissement scandaleux des plus riches qui ne s’appuie pas sur le scandale qu’il suscite pour interdire les fondations, le mécénat, la propriété capitaliste des entreprises, et travailler à la popularisation d’une citoyenneté de la décision économique entre majeurs gagnants entre 1 700 et 5 000 euros par mois ?

À quel militant fera-t-on croire qu’un fonds européen pour le climat alimentera autre chose que du greenwashing (des voitures électriques, de la 5G « propre » et autres miroirs aux alouettes) dès lors que n’auront pas été conquis les droits de propriété d’usage des entreprises par des citoyens qualifiés ?
Tous les militants sont aujourd’hui saisis par le doute sur la légitimité de l’étapisme. Entre bien d’autres exemples je peux témoigner de l’intérêt croissant pour une mobilisation explicitement communiste, s’appuyant sur le déjà-là communiste du statut de la fonction publique et de la sécurité sociale du soin des années 1960, chez des militants en train de prendre conscience de ceci : le silence politique et syndical sur l’atteinte au statut de la fonction publique qu’est la suspension du traitement des fonctionnaires soignants suspendus pour non vaccination trouve son origine dans le refus des organisations de classe de voir le caractère communiste du statut et leur absence de volonté de le généraliser à tous les majeurs.

« Il n’y a plus adhésion au travail tel que la bourgeoisie capitaliste le définit et l’organise. Même les cadres n’y croient plus. Une partie croissante de la population souhaite sortir le travail de la folie, tant anthropologique qu’écologique, qu’il y a à produire pour le profit dans l’indifférence à l’utilité sociale. »

Enfin, la mise du communisme à l’ordre du jour de nos mobilisations immédiates est probable du fait de ce que j’ai remarqué dès le début de notre entretien : il n’y a plus adhésion au travail tel que la bourgeoisie capitaliste le définit et l’organise. Même les cadres n’y croient plus. Une partie croissante de la population souhaite sortir le travail de la folie, tant anthropologique qu’écologique, qu’il y a à produire pour le profit dans l’indifférence à l’utilité sociale de ce qui est produit. Que cela prenne la forme d’une « politique de la dissidence » [9] (avec quoi j’ai des divergences mais débattons-en !) ou d’une généralisation des débuts de politisation du travail qu’observent dans des entreprises Coralie Pérez et Thomas Coutrot [10], c’est tout un déplacement de la mobilisation collective qui est en train de s’opérer.

Quand une classe dirigeante ne suscite plus l’adhésion à ce qui fonde le fait qu’elle est classe dirigeante, à savoir la direction de la production, il y a évidemment péril démocratique car elle sort son joker fasciste, mais raison de plus pour que la lutte de classes s’inscrive clairement dans le passage au communisme, dans le changement du mode de production. Toute autre attitude serait irresponsable. L’aspiration à bien travailler et la prise en compte de notre devenir sur la planète ne peuvent trouver réponse que dans une dynamique communiste de souveraineté populaire sur le travail. Et pour ce faire, inutile d’inventer l’eau chaude, nous disposons, grâce aux conquis du siècle dernier et aux effervescences contemporaines, d’un déjà-là communiste à actualiser et à généraliser, dès maintenant.

Notes :

[1] Salariat, revue de Sciences sociales, n° 1 (octobre 2022) : « Droit à l’emploi, droit au salaire ? », Le Croquant.
[2] Bernard Friot, Frédéric Lordon, En travail, conversations sur le communisme, La Dispute, 2021.
[3] Nicolas Da Silva, La bataille de la Sécu, une histoire du système de santé, La Fabrique, 2022.
[4] Nicolas Castel et Bernard Friot (dir.), Retraites : généraliser le droit au salaire, Le Croquant, 2022.
[5] Voir par exemple, chez Riot Editions, Notre condition, essai sur le salaire au travail artistique d’Aurélien Catin (2020) et Régime général, pour une sécurité sociale de l’alimentation de Kévin Certenais et Laura Petersell (2021).
[6] Voir le calendrier sur le site de Réseau Salariat
[7] Bernard Vasseur, Sortir du capitalisme, actualité et urgence du communisme, Éditions de l’Humanité, 2022.
[8] Voir en particulier Lucien Sève, « Le communisme » ? Penser avec Marx aujourd’hui, tome 4, première partie, La Dispute, 2019.
[9] Bertrand Louart, Réappropriation, jalons pour sortir de l’impasse industrielle, Éditions La Lenteur, 2022.
[10] Thomas Coutrot et Coralie Pérez, Redonner sens au travail, une aspiration révolutionnaire, Seuil, La République des idées, 2022.

2021 : Année Croizat

Croizat
Ambroise Croizat © Rouge Production, Creative commons

Alors que 2020 a fait l’objet d’une grande activité mémorielle et éditoriale autour du centenaire du Parti communiste français, 2021 apparaît quant à elle comme l’année Croizat. En effet, 2021 sera l’occasion de commémorer les 120 ans de la naissance d’Ambroise Croizat, les 75 ans de la loi sur la Sécurité sociale qui porte son nom et les 70 ans de sa mort, le 11 février. Sa trajectoire et son œuvre rappellent les réalisations les plus marquantes du PCF : la promotion de cadres politiques issus des classes populaires, permettant leur représentation politique, et la participation à l’édification d’une législation sociale qui marque encore aujourd’hui la France. L’histoire du ministre communiste du Travail à la Libération et « père » oublié de la Sécu demeure encore largement méconnue. Retour sur les principaux événements marquants de la vie du « ministre des Travailleurs ».

28 janvier : 120e anniversaire de la naissance d’Ambroise Croizat

Le 28 janvier dernier, les 120 ans de la naissance d’Ambroise Croizat ont donné lieu à une intense activité mémorielle, qui a utilisé les canaux historiques du militantisme cégéto-communiste, avec notamment une pétition parue dans le journal L’Humanité. Ce texte, qui a réuni une trentaine d’élus, de syndicalistes et d’intellectuels, appelait ainsi à la panthéonisation d’Ambroise Croizat, « pour que la Sécu entre au Panthéon ».

Fils de manœuvre, né le 28 janvier 1901 à Notre-Dame-de-Briançon en Savoie, Ambroise Croizat connait particulièrement bien la réalité de la condition ouvrière.

Arguant que « le XXe siècle retiendra à n’en pas douter, avec le recul, la fondation du système de santé public créé par Croizat comme l’une de ses plus grandes conquêtes », les signataires considèrent ainsi que l’ancien ministre du Travail est digne de recevoir les honneurs de la nation. Cette demande hautement symbolique témoigne du renouveau mémoriel autour de la figure d’Ambroise Croizat.

Longtemps méconnu de l’histoire dite « officielle » et de la population, celui qui a participé activement à la mise en place du régime général de la Sécurité sociale, avec entre autres Pierre Laroque, Alexandre Parodi, Georges Buisson et des milliers de syndicalistes anonymes, a ainsi vu sa mémoire réhabilitée ces dernières années. Des productions comme celles de Michel Etiévent, de Gilles Perret, de son petit-fils Pierre Caillaud-Croizat, du Comité d’honneur Ambroise Croizat ou encore de Bernard Friot, ont ainsi contribué à remettre sur le devant de la scène cette figure qui est longtemps restée confinée aux milieux militants, et dont le nom devient aujourd’hui de plus en plus fréquent sur les réseaux sociaux, dans les mobilisations sociales ou dans les paroles de certains dirigeants politiques.

Fils de manœuvre, né le 28 janvier 1901 à Notre-Dame-de-Briançon en Savoie, Ambroise Croizat connait particulièrement bien la réalité de la condition ouvrière. En 1906, son père, Antoine Croizat, organise l’une des premières grèves pour revendiquer une protection sociale, à travers une caisse de secours qui garantirait une couverture en cas d’accident ou de maladie. La grève aboutit à une victoire, mais Antoine Croizat se retrouve licencié en représailles. Sa famille part pour Ugine, puis Lyon, où Ambroise devient ouvrier dès l’âge de treize ans, et entre aussitôt à la CGT.

Un ouvrier au ministère : Croizat, exemple de l’élite ouvrière produite par le PCF et hissée au sommet de l’État

Ambroise Croizat constitue en ce sens un très bon exemple de ces cadres issus des classes populaires et laborieuses, formés à l’école du Parti communiste et qui, par leur engagement militant et leur fidélité au Parti, en ont gravi les échelons jusqu’à atteindre une position de pouvoir. Selon le sociologue Julian Mischi, « le PCF a permis à des catégories dominées de s’affirmer dans l’espace public. » En ce sens, le PCF a su incarner cette fonction de représentation et de formation des classes populaires, en apparaissant comme le « parti de la classe ouvrière », tout en s’affirmant comme celui de la nation, et en menant une politique de valorisation des profils issus du peuple dans les instances du parti. Une fonction que le PCF a progressivement cessé d’assumer, depuis la fin des années 1970 selon le sociologue.

La trajectoire militante d’Ambroise Croizat est à ce titre exemplaire. Dès 1917, il s’inscrit aux Jeunesses socialistes. L’année suivante, il adhère à la SFIO. Il rejoint le Parti communiste dès sa création en 1920, anime dans la foulée les grandes grèves de la métallurgie lyonnaise, puis prend la tête des Jeunesses communistes. Il est par la suite nommé secrétaire de la Fédération unitaire des travailleurs de la métallurgie. En 1936, il devient secrétaire général de la Fédération des métallurgistes de la CGT unifiée, la plus grande fédération de la centrale syndicale. Surtout, la même année, il est élu pour la première fois député de Paris, mandat au cours duquel il est le rapporteur de la loi sur les conventions collectives à la Chambre.

Arrêté en octobre 1939 avec les autres députés communistes restés fidèles au PCF à la suite du pacte de non-agression germano-soviétique, Ambroise Croizat est déchu de son mandat de député et condamné à cinq ans de prison, puis transféré au bagne d’Alger. Libéré le 5 février 1943, il est aussitôt nommé par la CGT clandestine à la Commission consultative du Gouvernement provisoire à Alger. Par la suite, il siège à partir de novembre 1943 à l’Assemblée consultative provisoire, au titre de la CGT. Président de la Commission du Travail et des Affaires sociales, il participe à l’élaboration d’une législation sociale destinée à être mise en place à la Libération, dans laquelle la Sécurité sociale s’inscrit pleinement.

Son rôle dans la mise en place de la Sécurité sociale apparaît à son apogée lorsqu’il devient ministre du Travail.

Cette implication précoce d’Ambroise Croizat dans le projet de Sécurité sociale est en tout cas confirmée par Georges Buisson, dans un discours à l’Assemblée consultative le 31 juillet 1945, lors duquel il présente son rapport : « Dès avant ce dépôt [d’une demande d’avis sur le projet du gouvernement], notre commission, sur la demande de son président [Ambroise Croizat], s’était saisie de cette importante question et avait consacré deux séances à un examen préalable. »

Croizat Laroque
Au centre, Ambroise Croizat, ministre du Travail et de la Sécurité sociale. Assis, à sa droite, Pierre Laroque, directeur de la Sécurité sociale. Marcel Willard, directeur de cabinet d’Ambroise Croizat, est à sa gauche, décembre 1945. R.Viollet/LAPPI

Par la suite, il est élu membre des deux Assemblées constituantes, ainsi qu’à l’Assemblée nationale, de 1946 à sa mort. Mais son rôle dans la mise en place de la Sécurité sociale apparaît à son apogée lorsqu’il devient ministre du Travail le 21 novembre 1945, en remplacement d’Alexandre Parodi. Pierre Laroque est alors directeur de la Sécurité sociale.

22 mai : 75e anniversaire de la « loi Croizat »

C’est en effet à Ambroise Croizat que revient, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le rôle de déposer les projets de lois sur la Sécurité sociale et la retraite des vieux travailleurs. Il lui revient également de les défendre publiquement devant l’Assemblée, les groupes d’intérêts opposés et la presse, et de mobiliser les militants dont les efforts sont nécessaires à la concrétisation de ces principes sur le terrain.

Son premier discours en tant que ministre du Travail à l’Assemblée, le 3 décembre 1945, témoigne de la priorité que constituent pour lui la Sécurité sociale et la retraite des vieux travailleurs : « Il faut en finir avec la souffrance, l’indignité et l’exclusion. Désormais, nous mettrons l’homme à l’abri du besoin. Nous ferons de la retraite non plus une antichambre de la mort mais une nouvelle étape de la vie  ».

À la tête de ce ministère, il ne déposera pas moins de quarante-cinq projets de loi. Entre novembre 1945 et juillet 1946, il jouera également un rôle majeur dans l’implantation de Caisses sur l’ensemble du territoire : 138 caisses primaires d’assurance maladie et 113 caisses d’allocations familiales. Le 7  avril 1946, Croizat propose déjà à l’Assemblée nationale d’étendre à tous les Français l’allocation accordée aux vieux travailleurs salariés. Le 22 mai 1946, est adoptée la loi portant généralisation de la Sécurité sociale, alors surnommée « loi Croizat ».

Le nom de Croizat est ainsi associé à la fois à la construction de l’édifice législatif de la Sécurité sociale, à sa dimension affective pour les militants, et à l’implantation territoriale de ses Caisses – en somme, à la concrétisation du plan rédigé par Pierre Laroque, afin qu’il ne demeure pas une simple orientation théorique classée sans suite.

Pour ce faire, il s’appuie sur les travailleurs et les militants de la CGT avec lesquels il semble garder un contact permanent. Aussi s’adresse-t-il à eux le 12 mai 1946 : « Rien ne pourra se faire sans vous. La Sécurité sociale n’est pas une affaire de lois et de décrets. Elle implique une action concrète sur le terrain, dans la cité, dans l’entreprise. Elle réclame vos mains … »

Huma Croizat
Extrait de l’Humanité du 3 mai 1946, vantant la “loi Croizat”. © Gallica

À la tête du ministère, Ambroise Croizat tente par exemple de contourner l’interdiction de valorisation salariale en doublant les allocations familiales, puis en augmentant de 50 % la rémunération des heures supplémentaires. Il supprime également l’abattement de 10 % sur les salaires féminins, ce qui, en plus de réaliser l’égalité salariale entre les sexes, permet une hausse des cotisations pour la Sécurité sociale, créant ainsi un cercle vertueux en faveur du régime général.

C’est dans une ambiance particulièrement conflictuelle que, le 8 août 1946, Ambroise Croizat prononce devant l’Assemblée l’un de ses principaux discours. Il y qualifie la législation adoptée de « compromis, mais un compromis très positif, réalisé sous la pression populaire ». Il témoigne ainsi à la fois des avancées que cet ensemble de lois représente pour la population, – réalisées grâce au soutien de celle-ci –, et en même temps des limites imposées par les différentes oppositions au régime général.

Les débuts de la Guerre froide jouent un rôle décisif dans la conflictualisation des relations entre les forces du tripartisme, ce qui ne manque pas de menacer la bonne application du plan de Sécurité sociale. Cette situation de tension aboutit en 1947-1948 à la scission entre la CGT et FO, scission qui porte atteinte au front syndical ayant permis la mise en place réussie des caisses de Sécurité sociale.

Cette rupture se traduit également, au même moment, par la fin de la participation des ministres communistes au gouvernement, – et parmi eux, d’Ambroise Croizat. En ce sens, l’historienne Claire Andrieu relève que « le commencement de la Guerre froide et le départ des communistes du gouvernement marquent la fin de l’expression au niveau politique des solidarités nées dans la Résistance. Le programme du CNR perd son milieu nourricier et entre dans la légende. »

Le lendemain de son éviction du ministère du Travail, Ambroise Croizat, dans un meeting à Saint-Denis, indique : « Ma présence au ministère ne m’a jamais fait oublier mon origine et mon appartenance à la CGT. Je ne mériterais pas votre confiance si, par malheur, je m’étais laissé aller, au cours de mon activité gouvernementale, à oublier vos souffrances et vos intérêts. Ces derniers se confondent trop avec ceux de la nation pour qu’un ministre communiste puisse les oublier. […] La lutte continue pour l’indépendance nationale et l’instauration d’un bien-être pour tous … »

« Jamais nous ne tolérerons que soit rogné un seul des avantages de la Sécurité sociale, nous défendrons à en mourir et avec la dernière énergie cette loi humaine et de progrès. »

Ambroise Croizat et ses camarades, renvoyés sur les bancs de l’Assemblée, semblent demeurer quelque peu impuissants dans les évolutions portant sur la Sécurité sociale et les retraites. Entre son exclusion du gouvernement Ramadier le 5 mai 1947 jusqu’à sa mort, l’ancien ministre du Travail et de la Sécurité sociale ne déposera pas moins de quatorze projets de loi en tant que député, mais ces propositions auront désormais avant tout valeur de témoignage.

Elles s’inscrivent dans une stratégie de lutte visant la défense de l’œuvre dont il a été l’un des principaux acteurs. Quelques mois avant sa mort, il lèguera ainsi en quelque sorte cette lutte en héritage, lors de son dernier discours à l’Assemblée, le 24 octobre 1950 : « Jamais nous ne tolérerons que soit rogné un seul des avantages de la Sécurité sociale, nous défendrons à en mourir et avec la dernière énergie cette loi humaine et de progrès. »

Cette citation, l’une des plus reprises par la littérature militante évoquant Ambroise Croizat, sonne comme une mise en garde pour l’avenir de la Sécurité sociale, source d’inquiétudes pour son ancien ministre, dont la santé décline.

11 février : 70e anniversaire de la disparition du « ministre des Travailleurs »

Son décès, le 11 février 1951, s’accompagne de nombreux hommages, rendus par l’ensemble de la classe politique. Le plus représentatif est certainement celui d’Édouard Herriot, alors président de l’Assemblée, qui prononce le 13 février un éloge funèbre au début de la séance, devant les députés debout pour honorer la mémoire de leur ancien collègue.

« C’était comme un fleuve veiné de tricolore où tremblait la brume des cravates de crêpe. Œillets, lilas par milliers, des couronnes sur toute la largeur de la rue. Par milliers, sur des kilomètres. Comme si des parterres fleuris s’étaient mis soudain à marcher. »

Édouard Herriot salue ainsi cet homme, qui « tenait un langage de ministre, remarquable chez un homme qui n’a été formé que par les cours du soir. […] On comprend que les travailleurs se montrent à ce point émus par la disparition de celui qui leur fut si étroitement dévoué. Ministre du travail, il leur disait un jour : “J’entends demeurer fidèle à mon origine, à ma formation, à mes attaches ouvrières et mettre mon expérience de militant au service de la nation.” Reconnaissons qu’il est demeuré fidèle à ce programme. »

Outre les hommages provenant de la classe politique, qui reconnaît unanimement le dévouement de Croizat, son enterrement « à la Victor Hugo », qui aurait réuni jusqu’à un million de personnes selon Michel Etiévent, démontre la reconnaissance du peuple ouvrier pour celui qu’il nomme le « ministre des Travailleurs ».

Capture d'écran de l'enterrement de Croizat
L’enterrement d’Ambroise Croizat, le 19 février 1951, Ciné Archives (Capture d’écran, modifiée)

Le lyrisme du journaliste de L’Humanité Jean-Pierre Chabrol, présent le 17 février 1951 à l’enterrement d’Ambroise Croizat, permet de saisir l’importance de cette cérémonie pour les militants communistes et cégétistes : « C’était comme un fleuve veiné de tricolore où tremblait la brume des cravates de crêpe. Œillets, lilas par milliers, des couronnes sur toute la largeur de la rue. Par milliers, sur des kilomètres. Comme si des parterres fleuris s’étaient mis soudain à marcher. Mineurs du Nord ou d’Alès, en bleu, lampe au côté, métallos de Citroën ou de Renault, élus barrés d’écharpes, la France entière s’était, ici, donné rendez-vous. »

En témoigne aussi Fernand Crey, ouvrier chimiste de Savoie, qui a fait le déplacement à Paris : « Il y avait un monde fou. Le Père-Lachaise était plein et la foule arrivait de partout. C’était la première des grandes figures du Parti communiste qui disparaissait après la Libération. Il laissait un héritage social considérable. On lui devait tout : la Sécu, les retraites, les conventions collectives, la prime prénatale, le statut des mineurs et des électriciens et gaziers, les Comités d’entreprise, la Médecine du travail … Tout ce qui te rend digne et te débarrasse des angoisses du lendemain ».

Les images filmées du cortège d’Ambroise Croizat sont à ce titre saisissantes, dévoilant en effet une foule immense, preuve de la popularité du défunt, portant ses portraits, des gerbes offertes par les délégations ouvrières, des drapeaux en berne, et une tribune d’où lui rendent hommage les principaux dirigeants du mouvement ouvrier alors présents.

Auteur d’un article sur la « liturgie funèbre des communistes », Jean-Pierre Bernard propose une analyse intéressante du devoir de mémoire communiste, révélant un usage politique, mais aussi une dimension quasi métaphysique, à travers une forme de sacralisation laïque de ses héros disparus, dont le dévouement pour la classe ouvrière inspire à la fois humilité et admiration.

« L’image de la mort prématurée imputable à l’activisme militant revient régulièrement » selon lui, avant de citer l’exemple d’Ambroise Croizat, s’appuyant sur un article qui lui rend hommage dans L’Humanité, le lendemain de sa mort : « Après une grave intervention chirurgicale parfaitement réussie, la convalescence suivait son cours et l’impression du corps médical était que la guérison devait venir normalement. Brusquement, une hémorragie intestinale s’est produite, compliquée d’une crise d’urémie, qui a entraîné une mort rapide. Cette complication a été d’autant plus grave que l’organisme d’Ambroise Croizat était déjà miné par les privations et le surmenage de sa vie militante ».

Croizat est ainsi présenté comme mort d’épuisement afin de réaliser la conquête de nouveaux droits pour les travailleurs, symbole de sa générosité et de son dévouement héroïque, voire sacrificiel, à la classe ouvrière. Sa mort prend donc une dimension communautaire, se place à l’origine d’une mémoire collective dans une étape importante du mouvement ouvrier, à travers l’exemple qu’il constitue pour les militants.

Malgré l’importance de ces obsèques et la claire volonté d’inscrire l’œuvre d’Ambroise Croizat dans la mémoire collective de la classe ouvrière, les décennies suivant sa disparition seront marquées par une activité mémorielle en déclin. La place que l’histoire de la Sécurité sociale lui accorde, malgré des premiers travaux sortis dès les années 1950, semble secondaire par rapport à celle qu’y occupe Pierre Laroque. Celui-ci poursuivra au cours des décennies suivantes son activité de haut-fonctionnaire en charge des questions liées à la protection sociale, mais de telle sorte que son ancien ministre de tutelle tombera peu à peu dans l’oubli pour se confiner à des cercles militants de plus en plus réduits.

L’intérêt nouveau porté ces dernières années à Ambroise Croizat, dans un contexte de fortes mobilisations sociales et d’utilisation accrue des réseaux sociaux à des fins militantes, a toutefois permis de rappeler le nom cette figure majeure du mouvement ouvrier et de l’histoire du système social français.

« Croizat mérite la reconnaissance de la nation » – Entretien avec Pierre Caillaud-Croizat

Pierre Caillaud-Croizat
Pierre Caillaud-Croizat, lisant le numéro spécial de L’Humanité pour le 120e anniversaire d’Ambroise Croizat, le 28 janvier 2021.

À l’initiative de L’Humanité, une trentaine d’élus, de syndicalistes et d’intellectuels ont interpelé Emmanuel Macron afin qu’Ambroise Croizat, ministre du Travail à la Libération et « père » oublié de la Sécurité sociale, entre au Panthéon. Pierre Caillaud-Croizat, porteur de la mémoire de son grand-père, a accepté de répondre à nos questions sur cette pétition, et plus largement sur l’histoire et la mémoire du seul ministre du Travail français à avoir été ouvrier. (1) Entretien réalisé par Léo Rosell.

LVSL Vous faites partie des signataires de la tribune de L’Humanité en faveur de l’entrée d’Ambroise Croizat au Panthéon. En tant que petit-fils de l’ancien ministre du Travail et de la Sécurité sociale, pourquoi avez-vous soutenu cette démarche ?

Pierre Caillaud-Croizat – Il y a une dizaine d’année, à l’occasion d’une commémoration dans la commune de Varennes Vauzelles (Nièvre), un journaliste du Journal du Centre qui découvrait Ambroise Croizat déclarait dans son article que la place de Croizat était au Panthéon. Nous nous en étions beaucoup amusés ma mère et moi. Et puis au fil du temps, cette idée a fait son chemin et est apparue de moins en moins saugrenue. Elle est d’ailleurs très répandue sur les réseaux sociaux.

D’autre part, je fais partie du Comité d’Honneur Ambroise Croizat dont l’idée de départ est qu’un hommage national doit être rendu à Croizat. Ce comité, à l’origine de multiples initiatives, ne pourra que se satisfaire de cette démarche car en matière d’hommage national, la panthéonisation est certainement la référence suprême.

Quand le journal L’Humanité m’a demandé ce que je pensais de ce projet, j’ai répondu que la famille était honorée et apporterait son soutien à la démarche. Mais cet avis ne doit en aucun cas se prévaloir d’une importance majeure. Croizat est un homme public, chacun devrait savoir qu’il porte sur lui une trace de son héritage, la carte vitale. L’enjeu dépasse largement le cadre familial. Alors j’ai juste fait état d’une exigence. Si Croizat est déplacé du Père Lachaise au Panthéon, Denise son épouse doit l’accompagner car ils avaient formulé le vœu d’être ensemble pour leur voyage dans l’éternité.

Croizat, c’est l’homme du collectif. Il fut fort parce qu’il n’était pas seul. L’honorer, c’est aussi rappeler le travail de ses camarades.

À titre personnel, je pense que cette reconnaissance serait amplement méritée. Comme le souligne le journal L’Humanité dans son appel, l’accès à l’éducation pour tous a marqué socialement le XIXe siècle, l’accès à un système de prise en charge de la santé publique a marqué le XXe siècle, et le nom de Croizat est associé à cette avancée majeure.

Rien que cet aspect justifie la place de Croizat au Panthéon, d’autant plus que la Sécu n’est que la partie visible de l’iceberg : si on regarde de plus près, l’héritage législatif en matière sociale qu’il laisse derrière lui n’a pas d’équivalent à ma connaissance, avec entre autres la retraite par répartition étendue à l’ensemble de la population, le rehaussement des allocations familiales, les conventions collectives, la médecine du travail, les comités d’entreprises ou encore sa contribution à l’élaboration du statut des mineurs et des électriciens et gaziers..

Croizat Laroque
Au centre, Ambroise Croizat, ministre du Travail et de la Sécurité sociale. Assis, à sa droite, Pierre Laroque, directeur de la Sécurité sociale. À sa gauche, Marcel Willard, avocat communiste et directeur du cabinet d’Ambroise Croizat, décembre 1945.

Toutefois, je tiens absolument à préciser un autre détail. Croizat, c’est l’homme du collectif. Il fut fort parce qu’il n’était pas seul. L’honorer, c’est aussi rappeler le travail de ses camarades, les autres responsables communistes dans les ministères et ailleurs. C’est apporter une réelle reconnaissance à tous ces anonymes qui ont construit par leur travail la grandeur de la France et qui l’ont défendue quand elle était en danger au prix d’énormes sacrifices. Et il ne faut pas oublier que si des ministres communistes ont été nommés et ont pu accomplir autant de choses, c’est grâce à l’implication du monde des travailleurs dans la Résistance.

Croizat a tiré sa force de la relation privilégiée qu’il avait avec les travailleurs en général et avec la sphère militante en particulier. Ce qu’ils ont accompli, et Croizat en est un excellent représentant, mérite la reconnaissance de la Nation.

LVSL Le 13 septembre 2018, Emmanuel Macron avait reconnu la responsabilité de l’État français dans l’assassinat du mathématicien communiste Maurice Audin pendant la Guerre d’Algérie, quelques mois après une conférence de presse commune des députés Cédric Villani et Sébastien Jumel qui appelaient à cette reconnaissance officielle. Si la panthéonisation de Croizat pose d’autres enjeux, espérez-vous que le précédent Audin augmente les chances d’aboutir de votre pétition ?

Pierre Caillaud-Croizat Très curieusement, le président Macron a réussi à m’étonner à deux reprises. Il a évoqué, lors d’un déplacement en Algérie, les méfaits et les horreurs de la colonisation, ce qui contraste avec certains de ses prédécesseurs qui en avaient souligné l’œuvre bienfaitrice et civilisatrice. Son positionnement dans l’assassinat de Maurice Audin est bien sûr à inscrire en positif dans son bilan. Cette reconnaissance était un combat porté depuis toujours par ceux qui s’étaient opposés aux comportements sauvages et brutaux des réactionnaires de tout poil qui étaient prêts à toutes les horreurs pour que l’Algérie reste française au mépris le plus total de la volonté d’un peuple souverain.

Finalement, ces hommages parfois un peu excentriques ont contribué à remettre en lumière des personnages que l’Histoire officielle avait conduits aux oubliettes, et les ont remis un tant soit peu à la place qu’ils méritaient.

Pour en revenir à Croizat, des camarades m’ont déjà interpellé sur leurs réserves par rapport à cette démarche de panthéonisation. Leur crainte repose sur une instrumentalisation du personnage que pourrait en faire le président Macron s’il donnait une suite favorable à cette proposition. C’est l’occasion de rappeler la tentative de récupération de Guy Môquet par le président Sarkozy qui, c’est vrai, m’avait choqué en son temps.

Mais finalement, ces hommages parfois un peu excentriques ont contribué à remettre en lumière des personnages que l’Histoire officielle avait conduits aux oubliettes, et les ont remis un tant soit peu à la place qu’ils méritaient. Celle des héros, qu’il s’agisse de Maurice [Audin] ou de Guy [Môquet].

S’il venait à l’idée du président Macron d’honorer la mémoire de Croizat pour mieux nous asservir ou pour mieux piller son héritage, il est pour ma part hors de question d’accompagner une quelconque démarche de cette nature. La vigilance reste donc de rigueur mais les dirigeants politiques qui cautionnent cette démarche sont suffisamment clairvoyants pour baliser et encadrer cette entreprise.

LVSL Les représentants de toutes les forces politiques de gauche, du PCF au PS en passant par la France insoumise, EELV et les syndicats CGT et Solidaires, font partie des premiers signataires de cette tribune. Comment expliquer que la figure d’Ambroise Croizat soit aussi partagée par des organisations qui ont tant de mal à s’entendre sur un projet politique commun ?

Pierre Caillaud-Croizat  C’est ce qui m’a sauté aux yeux quand j’ai regardé la liste des premiers signataires. La plupart des responsables des organisations qui se réclament de la gauche ont signé cet appel. Il ne manquait qu’Olivier Besancenot. Le journal n’a peut-être pas eu le temps de le contacter avant la mise en page car lors d’un échange furtif sur un piquet de grève, il m’avait fait part de toute l’admiration qu’il avait pour le personnage.

Je ne m’étonne en rien de sa popularité et de sa capacité à dépasser les clivages. Croizat touche tous les républicains car son travail est enraciné dans une conception républicaine du vivre ensemble, dans la recherche d’un contrat social comme en son temps l’avait théorisé Jean-Jacques Rousseau.

Plus étonnant encore, l’appel de l’Huma a été relayé par plusieurs médias dont Le Figaro ou le Huffington post. Je remercie d’ailleurs Pauline Chopin pour son beau papier dans le Nouvel Obs. 70 ans après son décès, Croizat est un personnage qui irradie bien au-delà du cercle habituel des militants de la CGT et du Parti communiste.

Je ne m’étonne en rien de sa popularité et de sa capacité à dépasser les clivages. Certes, il est marqué par son identité politique, mais il touche en même temps tous les républicains, de droite comme de gauche, car son travail est enraciné dans une conception républicaine du vivre ensemble, dans la recherche d’un contrat social comme en son temps l’avait théorisé Jean-Jacques Rousseau.

Croizat discours Chartres 
© Archives familiales.
Ambroise Croizat à Chartres, le 11 août 1946 © Archives familiales.

En cela, le mode de gestion des cotisations des salariés dans la Sécu version Croizat était exemplaire. 75% de représentation des assurés et 25% de représentation patronale. L’objectif était clairement posé : ce fonctionnement devait conduire à l’émancipation des travailleurs, qui géraient eux-mêmes les cotisations dont ils étaient les propriétaires.

Dans les témoignages que je reçois, il y a une large amplitude de soutiens qui va de gaullistes à des anarchistes. Il est vrai que j’ai eu connaissance de documents qui critiquaient Croizat, mais ils sont rares, complètement à la marge et très ciblés politiquement.

LVSL Alors qu’Ambroise Croizat, « ministre des Travailleurs », fut très populaire de son vivant, son nom est progressivement tombé dans l’oubli. Quels ont été selon vous les facteurs de ce « trou de mémoire » difficilement compréhensible lorsque l’on voit l’ampleur de son œuvre sociale et la foule impressionnante, d’un million de personnes à en croire son biographe Michel Etiévent, venue de toute la France pour lui rendre un dernier hommage lors de ses funérailles en 1951 ?

Pierre Caillaud-Croizat  Ceux qui à cette époque maîtrisaient l’écriture de l’Histoire officielle avaient tout intérêt à faire disparaître le souvenir d’Ambroise Croizat.

Le souvenir de Croizat est resté longtemps vivace dans les couches populaires.

Ils n’avaient aucun intérêt à mettre en valeur les idées novatrices et émancipatrices qui bousculaient les rapports de force dans une société capitaliste. Mettre en avant Croizat aurait donné du crédit aux idées communistes. De plus, il ne faisait pas partie de leur sérail. Expliquer qu’un métallo qui n’avait pas son certificat d’études a fait plus en 18 mois que l’ensemble des ministres du Travail, pour eux, ce serait se tirer une balle dans le pied.

Pour autant, le souvenir de Croizat est resté longtemps vivace dans les couches populaires. Il y a cet enterrement qui a vu défiler le peuple de France. Et puis il y a les commémorations organisées par le Parti communiste, la CGT et en particulier la Fédération de la Métallurgie.

Ces initiatives hélas sont souvent restées cantonnées à la sphère militante et petit à petit, le temps faisant son travail, ceux qui avaient connu la période disparaissant, le nom de Croizat a fini par sortir des écrans radars, ou en tout cas par se faire de plus en plus rare.

LVSL Toutefois, ces dernières années, sa mémoire a été invoquée de façon plus régulière, dans les milieux militants de la gauche traditionnelle, lors des mobilisations sociales et même dans le mouvement des gilets jaunes. Quel regard portez-vous sur le regain d’intérêt autour de son parcours et de son action politique ?

Pierre Caillaud-Croizat  Plusieurs étapes ont permis de remettre le personnage en lumière. Le livre de Michel Etiévent intitulé Ambroise Croizat ou l’invention sociale, paru en 1999 puis dans une seconde édition en 2012, a été diffusé massivement dans les milieux militants, ce qui a été un élément déterminant. De son côté, le Comité d’Honneur n’a pas ménagé ses efforts et a porté de nombreuses initiatives pour faire vivre la mémoire de Croizat.

Croizat métro
Plaque en hommage à Ambroise Croizat de la part de la RATP, Métro Porte-d’Orléans © Flickr remiforall

Puis, est arrivé en 2016 le documentaire de Gilles Perret, La Sociale, qui est une référence en matière de recadrage de l’histoire de la Sécu et qui a remis en perspective le rôle tenu par Croizat dans cette réalisation. En plus, ce film a connu un certain retentissement dans le contexte de la campagne présidentielle et de la polémique provoquée par le projet de réforme de la Sécurité sociale portée par le candidat François Fillon, ce qui a permis de démontrer l’actualité de cette question éminemment politique.

Ce regain d’intérêt pour Croizat peut s’expliquer d’une part par sa démarche universaliste, et d’autre part, par son exemplarité.

Suite au travail de Michel Etiévent, de Gilles Perret, des membres du Comité d’Honneur et de plein d’anonymes, beaucoup de monde a découvert Croizat. Ces gens ont communiqué et les échanges sur les réseaux sociaux ont fait le reste, permettant de diffuser la figure de Croizat à un public élargi.

Ce regain d’intérêt pour Croizat peut s’expliquer d’une part par sa démarche universaliste, et d’autre part par son exemplarité, son parcours de droiture. Il est en effet pour beaucoup un exemple de probité et d’honnêteté. Fidèle à ses convictions, il ne suit qu’un seul objectif : obtenir une meilleure répartition des richesses et garantir la dignité des plus modestes. Il se fait connaître comme syndicaliste et sillonne la France en couvrant les conflits sociaux. Partout, il est égal à lui-même et ne poursuit qu’un objectif : travailler à une société plus juste.

Il finit par recevoir en retour une confiance absolue des militants qui sont très influents dans leur cercle à l’époque. Les travailleurs lui accordent leur confiance parce qu’il leur ressemble : il vient du même milieu, il parle la même langue, il vit la même dureté sociale et il subira les pires avanies pour être resté fidèle à ses engagements, à savoir une détention de presque quatre années.

Il est attaché au rayonnement de son pays et de son passage de 18 mois à un poste de ministre, il nous laisse en héritage une œuvre sociale considérable qui fait de la France un espace plus solidaire, qui l’inscrit dans la modernité et qui élève son niveau de civilisation. À travers l’œuvre de Croizat, la valeur de fraternité contenue dans notre triptyque républicain prend tout son sens.

Dans les mouvements sociaux, il est fait de plus en plus référence à Croizat, c’est une réalité. Dans un pays où les grands vainqueurs de toutes les élections sont les abstentionnistes, à force de ne connaître que des reculs sociaux depuis des décennies, devant les nombreux exemples de politiciens corrompus, englués que nous sommes dans une crise systémique, le niveau de précarité et le chômage ne faisant qu’augmenter, beaucoup de nos concitoyens se sont détournés de la lutte, touchés par la résignation et prônant le « tous pourris ».

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Un gilet jaune portant une citation de Croizat, à Paris, le 29 janvier 2020, © pleinledos.org.

Quand la colère finit par exploser, certains parmi eux parlent de Croizat, les autres se renseignent, et ils finissent collectivement par s’approprier un modèle qui répond à leurs attentes et qui leur ressemble. Après autant d’efforts des différents pouvoirs successifs pour effacer Croizat de la mémoire collective, c’est un joli parcours d’en être arrivé là aujourd’hui. La famille exprime toute sa reconnaissance à ceux qui ont œuvré de près ou de loin à obtenir ce résultat.

Note :

(1) Pierre Bérégovoy fut lui ouvrier fraiseur, pendant neuf mois, pendant la Seconde Guerre mondiale, mais ne fut jamais à proprement parler ministre du Travail. Lorsqu’il est ministre des Affaires sociales et de la Solidarité nationale, de 1982 à 1984, il n’y a plus de ministre du Travail au sein du gouvernement, mais un ministre délégué aux Affaires sociales, chargé du Travail (Jean Auroux), puis de l’Emploi (Jack Ralite). On peut donc difficilement dire qu’il fut ministre du Travail stricto sensu, mais le ministre délégué chargé du Travail lui était rattaché.

À (re)lire :

RETRAITES : QUAND MACRON ENTERRE CROIZAT UNE SECONDE FOIS

LES GILETS JAUNES RESPONSABLES DU « TROU DE LA SÉCU » : ANALYSE D’UNE MANIPULATION MÉDIATIQUE

« LA BOURGEOISIE EST EN TRAIN DE PERDRE SON HÉGÉMONIE SUR LE TRAVAIL » – ENTRETIEN AVEC BERNARD FRIOT

Retraites : quand Macron enterre Croizat une seconde fois

Capture d'écran de l'enterrement de Croizat
L’enterrement d’Ambroise Croizat, le 19 février 1951, Ciné Archives (Capture d’écran, modifiée)

Le 11 février 1951, mourait Ambroise Croizat, l’anti-Macron par excellence. Le seul ministre du Travail à avoir été ouvrier voulait faire en sorte que « la retraite ne soit plus une antichambre de la mort mais une nouvelle étape de la vie ». Il s’éteignait à cinquante ans, d’épuisement, après avoir joué un rôle clé dans l’édification du modèle social français, tant jalousé à l’étranger, tant décrié par nos élites politiques et économiques. Car le projet de réforme des retraites porté jusqu’à l’absurde par le gouvernement vise précisément à en finir une fois pour toutes avec le système de protection sociale et de solidarité nationale que Croizat, avec d’autres, nous a légué, face à la pression du secteur des assurances privées et des fonds de pension, qui comptent bien là prendre leur revanche pour de bon. 


Ambroise Croizat, un « père de la Sécu » et des retraites longtemps ignoré

C’est en effet à Ambroise Croizat que revient, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le rôle de déposer les projets de lois sur la Sécurité sociale et la retraite des vieux travailleurs et de les défendre publiquement devant l’Assemblée, les groupes d’intérêts opposés et la presse.

Fils de manœuvre, né le 28 janvier 1901 à Notre-Dame-de-Briançon en Savoie, Ambroise Croizat connaissait particulièrement bien la réalité de la condition ouvrière. En 1906, son père, Antoine Croizat, organisa l’une des premières grèves pour revendiquer une protection sociale, à travers une caisse de secours qui garantirait une couverture en cas d’accident ou de maladie. Après avoir été licencié à la suite de ces grèves, sa famille part pour Ugine, puis Lyon, où Croizat devient ouvrier dès l’âge de treize ans, et entre aussitôt à la CGT.

En 1917, il s’inscrit aux Jeunesses socialistes puis adhère à la SFIO l’année suivante. Rejoignant le Parti communiste dès sa création en 1920, il anime les grandes grèves de la métallurgie lyonnaise. Dirigeant des Jeunesses communistes, il est ensuite nommé secrétaire de la Fédération unitaire des travailleurs de la métallurgie. En 1936, il devient secrétaire général de la Fédération des métallurgistes de la CGT unifiée. Surtout, la même année, il est élu député de Paris, mandat au cours duquel il sera rapporteur de la loi sur les conventions collectives à la Chambre.

Croizat métro
Plaque en hommage à Ambroise Croizat de la part de la RATP, Métro Porte-d’Orléans °Flickr remiforall

Arrêté en octobre 1939, avec ses collègues communistes, à la suite du pacte de non-agression germano-soviétique, Ambroise Croizat est déchu de son mandat de député et condamné à cinq ans de prison, puis transféré au bagne d’Alger. Libéré le 5 février 1943, il est aussitôt nommé par la CGT clandestine à la Commission consultative du Gouvernement provisoire à Alger.

Par la suite, il siège à partir de novembre 1943 à l’Assemblée consultative provisoire, au titre de la CGT, et préside la Commission du Travail et des Affaires sociales, où ont lieu les discussions sur la législation sociale à mettre en place à la Libération, dans laquelle la Sécurité sociale s’inscrit pleinement.

Lors de son premier discours en tant que ministre du Travail à l’Assemblée, il déclare : “Il faut en finir avec la souffrance, l’indignité et l’exclusion. Désormais, nous mettrons l’homme à l’abri du besoin. Nous ferons de la retraite non plus une antichambre de la mort mais une nouvelle étape de la vie.”

Cette implication précoce d’Ambroise Croizat dans le projet de Sécurité sociale est en tout cas confirmée par Georges Buisson, dans un discours à l’Assemblée consultative le 31 juillet 1945, lors duquel il présente son rapport : « Dès avant ce dépôt [d’une demande d’avis sur le projet du gouvernement], notre commission, sur la demande de son président [Ambroise Croizat], s’était saisie de cette importante question et avait consacré deux séances à un examen préalable. »

Par la suite, il est élu membre des deux Assemblées constituantes, ainsi qu’à l’Assemblée nationale de 1946 à sa mort. Mais son rôle dans la mise en place de la Sécurité sociale est à son apogée lorsqu’il devient ministre du Travail le 21 novembre 1945.

https://www.youtube.com/watch?v=waa256M0i5A

Son premier discours en tant que ministre du Travail à l’Assemblée, le 3 décembre 1945, témoigne de la priorité que constituent pour lui la Sécurité sociale et la retraite des vieux travailleurs : « Il faut en finir avec la souffrance, l’indignité et l’exclusion. Désormais, nous mettrons l’homme à l’abri du besoin. Nous ferons de la retraite non plus une antichambre de la mort mais une nouvelle étape de la vie. »

À la tête de ce ministère, il dépose pas moins de quarante-cinq projets de loi. Il y joue également un rôle majeur dans l’implantation des caisses sur l’ensemble du territoire à travers la mise en place de 138 caisses primaires d’assurances maladie ainsi que les 113 caisses d’allocations familiales, entre novembre 1945 et juillet 1946. Pour ce faire, il s’appuie sur les travailleurs et les militants de la CGT avec lesquels il semble garder un contact permanent. Aussi s’adresse-t-il à eux le 12 mai 1946 : « Rien ne pourra se faire sans vous. La sécurité sociale n’est pas une affaire de lois et de décrets. Elle implique une action concrète sur le terrain, dans la cité, dans l’entreprise. Elle réclame vos mains … »

Le 7 avril 1946 déjà, Croizat proposait à l’Assemblée nationale l’extension de l’allocation aux vieux travailleurs salariés à tous les Français. Le nom de Croizat est ainsi associé à la fois à la construction de l’édifice législatif de la Sécurité sociale, à sa dimension affective pour les militants, et à l’implantation territoriale de ces caisses. En somme, à la concrétisation du plan rédigé par Pierre Laroque, afin qu’il ne demeure pas une simple orientation théorique, classée sans suite.

Croizat, Laroque, les deux faces d’une même pièce ?

Cette complémentarité de la conception technocratique de Pierre Laroque et de l’action politique d’Ambroise Croizat est apparue comme la garantie de la mise en œuvre d’un plan de Sécurité sociale à la hauteur de l’espérance d’une population fragilisée par la guerre, édifice qu’ils ont donné en héritage à l’ensemble des Français. Un tel édifice aurait été difficilement envisageable, sans d’une part, la rigueur et le savoir-faire juridique de Pierre Laroque et, de l’autre, le dévouement et la force de mobilisation d’Ambroise Croizat.

Croizat Laroque
Au centre, Ambroise Croizat, ministre du Travail et de la Sécurité sociale. Assis, à sa droite, Pierre Laroque, directeur de la Sécurité sociale. Ils sont considérés comme les “pères de la Sécu”.

S’ils en ont en quelque sorte ouvert la voie, c’était bel et bien dans la perspective qu’elle devienne collective, à travers la gestion par les intéressés eux-mêmes, au cœur d’un « ordre social nouveau ». La meilleure façon de rendre hommage à l’un et à l’autre reste probablement de rappeler ce qui les unissait : une vision de la société fondée sur la sécurité sociale, entendue comme droit social de l’homme, et comme dette sacrée de la Nation. Une ambition alors partagée par des millions de Français, et mise en œuvre par autant d’anonymes, tous acteurs à leur échelle de cette page majeure d’une histoire populaire de la France.

Témoignant de cette entente, en 1947, Pierre Laroque reconnaissait lui-même le rôle décisif que joua Ambroise Croizat dans la mise en place de la Sécurité sociale. Il notait ainsi : « En quelques mois et malgré les oppositions, a été bâtie cette énorme structure […] Il faut dire l’appui irremplaçable d’Ambroise Croizat. C’est son entière confiance manifestée aux hommes de terrain qui est à l’origine d’un succès aussi rapide. »

De la « loi Croizat » à la fin du programme du CNR, une mise en œuvre mouvementée

À la tête du ministère, Ambroise Croizat tente par exemple de contourner l’interdiction de valorisation salariale en doublant les allocations familiales, puis en augmentant de 50 % la rémunération des heures supplémentaires. Il supprime également l’abattement de 10 % sur les salaires féminins, ce qui, en plus de réaliser l’égalité salariale entre les sexes, permet une hausse de cotisations pour la Sécurité sociale, ce qui devrait créer un cercle vertueux en faveur du régime général.

Huma Croizat
Extrait de l’Humanité du 3 mai 1946, vantant la “loi Croizat”. ° Gallica

C’est dans une ambiance particulièrement conflictuelle qu’Ambroise Croizat prononce l’un de ses principaux discours, devant l’Assemblée, le 8 août 1946. Il y qualifie la législation adoptée de « compromis, mais un compromis très positif, réalisé sous la pression populaire », témoignant ainsi à la fois des avancées que cet ensemble de lois représente pour la population, réalisées grâce à son soutien, et en même temps des limites qui y ont été imposées par les différentes oppositions au régime général.

Les débuts de la Guerre froide jouent un rôle décisif dans cette conflictualisation des relations entre les forces du tripartisme, ce qui ne manque pas de menacer la bonne application du plan de Sécurité sociale. Cette situation aboutit en 1947-1948 à la scission entre la CGT et FO, portant atteinte au front syndical qui avait permis la réussite de la mise en place des caisses de Sécurité sociale.

Cette rupture se traduit également, au même moment, par la fin de la participation des ministres communistes au gouvernement, et avec eux d’Ambroise Croizat. En ce sens, l’historienne Claire Andrieu relève que « le commencement de la guerre froide et le départ des communistes du gouvernement marquent la fin de l’expression au niveau politique des solidarités nées dans la Résistance. Le programme du CNR perd son milieu nourricier et entre dans la légende. »

Le lendemain de son éviction du ministère du Travail, Ambroise Croizat, dans un meeting à Saint-Denis, indique : « Ma présence au ministère ne m’a jamais fait oublier mon origine et mon appartenance à la CGT. Je ne mériterais pas votre confiance si, par malheur, je m’étais laissé aller, au cours de mon activité gouvernementale, à oublier vos souffrances et vos intérêts. Ces derniers se confondent trop avec ceux de la nation pour qu’un ministre communiste puisse les oublier. […] La lutte continue pour l’indépendance nationale et l’instauration d’un bien-être pour tous … »

« Jamais nous ne tolérerons que soit rogné un seul des avantages de la Sécurité sociale, nous défendrons à en mourir et avec la dernière énergie cette loi humaine et de progrès. »

Ambroise Croizat et ses camarades, renvoyés sur les bancs de l’Assemblée, semblent demeurer quelque peu impuissants dans les évolutions portant sur la Sécurité sociale et les retraites. L’ancien ministre du Travail et de la Sécurité sociale continue à déposer pas moins de quatorze projets de loi en tant que député, de son exclusion du gouvernement Ramadier le 5 mai 1947 à sa mort, mais ces propositions ont désormais avant tout valeur de témoignage.

Elles s’inscrivent dans la stratégie de lutte pour la défense de l’œuvre dont il a été l’un des acteurs majeurs. Quelques mois avant sa mort, il lègue ainsi en quelque sorte cette lutte pour héritage, lors de son dernier discours à l’Assemblée, le 24 octobre 1950 : « Jamais nous ne tolérerons que soit rogné un seul des avantages de la Sécurité sociale, nous défendrons à en mourir et avec la dernière énergie cette loi humaine et de progrès. »  Cette citation, l’une des plus reprises par la littérature militante évoquant Croizat, sonne comme une mise en garde pour l’avenir de la Sécurité sociale, source d’inquiétudes pour son ancien ministre de tutelle, dont la santé décline.

La disparition du “Ministre des Travailleurs”

Son décès, le 11 février 1951, est marqué par de nombreux hommages, rendus dans l’ensemble de la classe politique. Le plus représentatif est certainement celui d’Édouard Herriot, alors président de l’Assemblée, qui prononce le 13 février un éloge funèbre au début de la séance, devant les députés debout pour honorer la mémoire de leur ancien collègue.

« C’était comme un fleuve veiné de tricolore où tremblait la brume des cravates de crêpe. Œillets, lilas par milliers, des couronnes sur toute la largeur de la rue. Par milliers, sur des kilomètres. Comme si des parterres fleuris s’étaient mis soudain à marcher. »

Édouard Herriot salue ainsi cet homme, qui « tenait un langage de ministre, remarquable chez un homme qui n’a été formé que par les cours du soir. […] On comprend que les travailleurs se montrent à ce point émus par la disparition de celui qui leur fut si étroitement dévoué. Ministre du travail, il leur disait un jour : “J’entends demeurer fidèle à mon origine, à ma formation, à mes attaches ouvrières et mettre mon expérience de militant au service de la nation.” Reconnaissons qu’il est demeuré fidèle à ce programme. »

Outre les hommages provenant de la classe politique, qui reconnaît unanimement le dévouement de Croizat, son enterrement « à la Victor Hugo », qui réunit près d’un million de personnes selon Michel Etiévent, démontre la reconnaissance du peuple ouvrier pour celui qu’il nomme le « Ministre des Travailleurs ».

Le lyrisme du journaliste de L’Humanité Jean-Pierre Chabrol, présent le 17 février 1951 à l’enterrement d’Ambroise Croizat, permet de saisir l’importance de cette cérémonie pour les militants communistes et cégétistes : « C’était comme un fleuve veiné de tricolore où tremblait la brume des cravates de crêpe. Œillets, lilas par milliers, des couronnes sur toute la largeur de la rue. Par milliers, sur des kilomètres. Comme si des parterres fleuris s’étaient mis soudain à marcher. Mineurs du Nord ou d’Alès, en bleu, lampe au côté, métallos de Citroën ou de Renault, élus barrés d’écharpes, la France entière s’était, ici, donné rendez-vous. »

En témoigne aussi Fernand Crey, ouvrier chimiste de Savoie, qui a fait le déplacement à Paris : « Il y avait un monde fou. Le Père-Lachaise était plein et la foule arrivait de partout. C’était la première des grandes figures du Parti communiste qui disparaissait après la Libération. Il laissait un héritage social considérable. On lui devait tout : la Sécu, les retraites, les conventions collectives, la prime prénatale, le statut des mineurs et des électriciens et gaziers, les comités d’entreprise, la Médecine du travail … Tout ce qui te rend digne et te débarrasse des angoisses du lendemain. »

Les images filmées du cortège d’Ambroise Croizat sont à ce titre saisissantes, dévoilant en effet une foule immense, preuve de la popularité du responsable, portant des portraits du défunt, des gerbes offertes par les délégations ouvrières, des drapeaux en berne, et une tribune d’où lui rendent hommage les principaux dirigeants du mouvement ouvrier alors présents.

Auteur d’un article sur la « liturgie funèbre des communistes », Jean-Pierre Bernard propose une analyse intéressante du devoir de mémoire communiste, révélant un usage politique, mais aussi une dimension quasi métaphysique, à travers une forme de sacralisation laïque de ses héros disparus, dont le dévouement pour la classe ouvrière inspire à la fois humilité et admiration.

« L’image de la mort prématurée imputable à l’activisme militant revient régulièrement » selon lui, avant de citer l’exemple d’Ambroise Croizat, s’appuyant sur un article qui lui rend hommage dans L’Humanité, le lendemain de sa mort : « Après une grave intervention chirurgicale parfaitement réussie, la convalescence suivait son cours et l’impression du corps médical était que la guérison devait venir normalement. Brusquement, une hémorragie intestinale s’est produite, compliquée d’une crise d’urémie, qui a entraîné une mort rapide. Cette complication a été d’autant plus grave que l’organisme d’Ambroise Croizat était déjà miné par les privations et le surmenage de sa vie militante ».

Croizat est ainsi présenté comme mort d’épuisement afin de réaliser la conquête de nouveaux droits pour les travailleurs, symbole de sa générosité et de son dévouement héroïque, voire sacrificiel, à la classe ouvrière. Sa mort comporte donc une dimension communautaire, à l’origine d’une mémoire collective de cette étape importante du mouvement ouvrier, à travers l’exemple qu’il constitue pour les militants.

Malgré l’importance de ces obsèques et de la volonté d’inscrire l’œuvre d’Ambroise Croizat dans la mémoire collective de la classe ouvrière, les décennies suivant cette disparition ont été marquées par une activité mémorielle relativement modeste. La place que l’histoire de la Sécurité sociale, dont les premiers travaux sortent dès les années 1950, lui accorde, semble pourtant secondaire par rapport à celle qu’y occupe Pierre Laroque, qui poursuit pendant les décennies suivantes son activité de haut-fonctionnaire en charge des questions liées à la protection sociale, de telle sorte que son ancien ministre de tutelle semble tomber peu à peu dans l’oubli.

L’intérêt primordial que porte cette histoire aux questions administratives et financières, versant assumé essentiellement par Laroque, est ainsi à l’origine d’une mémoire institutionnelle de la Sécurité sociale autour de sa figure, qui contraste donc fortement avec la mémoire populaire d’Ambroise Croizat, qui va progressivement se réduire à des cercles militants. Une paternité que le général de Gaulle revendique à cette période lui aussi, à travers la mise en récit autobiographique qu’il propose de la Libération, dans laquelle il incarne presque à lui seul les orientations de la Résistance et du CNR, à l’origine de la Sécurité sociale.

Entre Blackrock et Croizat, Macron a fait son choix

La suite de l’histoire de la Sécurité sociale et des retraites est quant à elle marquée par une série de réformes qui ont eu pour effet de les vider peu à peu de leur substance. Elles ont ainsi subi des attaques répétées de la part de ces gouvernements successifs, toujours selon l’objectif annoncé de « sauver » la Sécurité sociale, ou de « garantir les retraites », mais qui masque en fait une volonté inavouable de libéraliser le système de protection sociale, de surcroît lorsqu’ils traitent de sa nécessaire « modernisation » pour l’adapter aux défis contemporains.

Il suffit de lire Denis Kessler pour comprendre que c’est l’ensemble de l’édifice social bâti dans le sillage du CNR qui est en danger. Éditorialiste à Challenges, ancien vice-président du MEDEF, directeur général de la compagnie d’assurances privées AXA et président de la Fédération française des sociétés d’assurances, il apparaît comme le porte-parole des détracteurs du système de protection sociale « à la française ». Il se donnait ainsi en 2007 la mission d’influencer la politique du gouvernement, en déclarant : « Le modèle social français est le pur produit du Conseil national de la Résistance. […] Il est grand temps de le réformer. […] La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! »

Ces propos, qui visaient à disqualifier la modernité de la Sécurité sociale en reprenant un argumentaire déjà employé par le CNPF en 1948, louaient la nouvelle génération de dirigeants, incarnée selon lui par Nicolas Sarkozy, et sûrement plus encore, dix ans plus tard, par Emmanuel Macron, génération qui n’a pas peur de « désavouer les pères fondateurs ».

Décrit comme dépassé et incompatible avec le contexte économique et social du XXIe siècle, le modèle social français est ainsi remis en cause par une série d’attaques violentes et répétées contre les conquêtes du CNR.

“L’histoire du mouvement ouvrier et la page de la création de la Sécurité sociale qu’on peut y lire seraient dès lors la preuve, pour les tenants du nouveau monde, que ce modèle appartient au passé.”

Pendant la campagne présidentielle, Emmanuel Macron lui-même avait annoncé la couleur, lorsqu’il avait déclaré le 4 septembre 2016, sur France inter, que « le modèle de l’après-guerre ne marche plus. Le consensus politique, économique et social, qui s’est fondé en 1945 et qui a été complété en 1958, est caduc. […] Le monde du travail de demain, c’est un monde dans lequel chacune et chacun devra plusieurs fois dans sa vie changer vraisemblablement d’entreprise, de secteur, et peut-être de statut, et donc, c’est un monde où il faut permettre à chacune et chacun de s’adapter à ces cycles économiques qui sont en train de se retourner. »

Ce programme, qui rappelle l’argumentaire mis en place par Denis Kessler pour en finir avec les mesures du CNR, fait en même temps écho à la conception de la Sécurité sociale que de Gaulle exprimait en 1963, à savoir un système fondé sur la responsabilisation des individus, considérés comme des agents économiques mineurs, devant apprendre à assurer leur existence par leur initiative personnelle. On notera également le caractère décomplexé de cette remise en cause du modèle social français, qui renvoie à la volonté de moderniser un modèle devenu obsolète et inadapté aux défis de demain.

La portée polémique de cette question semble même recherchée, afin d’établir une nouvelle ligne de clivage entre d’un côté des « conservateurs », responsables du ralentissement économique du pays et représentants d’un ancien monde, et de l’autre côté des « progressistes », responsables et déterminés à adapter la France aux exigences de la mondialisation. L’histoire du mouvement ouvrier et la page de la création de la Sécurité sociale qu’on peut y lire seraient dès lors la preuve, pour les tenants du nouveau monde, que ce modèle appartient au passé.

C’est précisément cet agenda que le président de la République a appliqué depuis son arrivée au pouvoir : finir le travail de sape engagé par ses prédécesseurs, afin d’en finir avec le modèle social que Croizat, avec d’autres, avait mis en place pour « en finir avec la souffrance et l’angoisse du lendemain. »

À ce titre, le « nouveau monde » d’Emmanuel Macron et le système de retraites par capitalisation qu’il s’obstine à imposer aux Français sonnent bel et bien comme un bond en arrière, un recul jusque-là inédit. Convoquer la mémoire de Croizat, et celle des centaines de milliers – du million ? – de personnes qui descendirent dans les rues de Paris lui rendre un dernier hommage, lors de son enterrement, c’est rappeler l’héritage révolutionnaire inestimable qu’il nous a légué, et lutter contre la condamnation à l’oubli qui guette l’une des institutions les plus populaires auprès des Français.

À (re)lire également : Les gilets jaunes responsables du “Trou de la sécu” : analyse d’une manipulation médiatique

Michel Étiévent, Ambroise Croizat ou l’invention sociale, 1999.

À (re)voir : La Sociale, film de Gilles Perret, 2016.

Les gilets jaunes responsables du « trou de la Sécu » : analyse d’une manipulation médiatique

À l’occasion du nouveau Projet de loi de finances de la Sécurité sociale (PLFSS), passé en première lecture à l’Assemblée nationale malgré une fronde ralliant l’opposition à une partie de la majorité, ressurgit un refrain qui avait déjà entonné cet été : “Les gilets jaunes ont coûté cher au pays”, auquel s’ajoute la rengaine tant attendue sur le “trou de la Sécu”. Non content de faire porter aux gilets jaunes le chapeau des échecs de sa politique de baisse de cotisations sociales, le gouvernement, bien aidé par certains éditorialistes, essaie de masquer aux Français le véritable objectif de la non-compensation par l’État des comptes sociaux. Explications par Léo Rosell et Simon Woillet. 


Depuis cet été, une petite musique s’est installée dans la sphère médiatique à l’instigation du gouvernement : les mesures « sociales » censées répondre à la crise des gilets jaunes seraient à l’origine des difficultés budgétaires du gouvernement, alors que d’autres analyses tendraient à démontrer l’impact relativement positif de ces mesures. Reprise en cœur, entonnée en cadence, cette ritournelle revient ces derniers jours avec la question de la réduction du déficit public, dont le montant actuel s’élève à 3,1 % de PIB pour 2019 au lieu des 2,2 % initialement prévus dans le Projet de loi de Finances pour 2019.

RTL gilets jaunes sécu
Capture d’écran, site RTL.fr

La sanction ne se fait pas attendre : la Commission européenne rappelle le gouvernement français à l’ordre, et le ministre de l’économie et des finances de plaider le contexte social ainsi que le ralentissement économique structurel en Europe. Pourtant un doute surgit : les 10 milliards « offerts aux gilets jaunes » ne seraient-ils pas un écran de fumée destiné à cacher une réalité plus crue, à savoir le coût économique et social des politiques néolibérales du gouvernement Philippe, notamment les baisses de cotisations sociales liées à la conversion du CICE en baisse de « charges » ? Un petit retour historique s’impose pour saisir la profondeur des débats autour de ce nouveau PLFSS, qui constitue une menace majeure contre le modèle social français, en passe d’être sacrifié sur l’autel du néolibéralisme et de la flexisécurité. 

Le modèle social français, enfant chéri de la Révolution et du mouvement ouvrier

L’histoire du modèle social français, dont la Sécurité sociale a pu apparaître comme l’aboutissement, s’inscrit en effet dans le vaste cycle des révolutions qui découlent à la fois des principes de la Révolution française, et de l’émergence du mouvement ouvrier au XIXe siècle. Les principaux acteurs de la mise en place du programme du Conseil national de la Résistance et en particulier de la Sécurité sociale étaient ainsi convaincus de vivre une période révolutionnaire.

En juin 1793 déjà, la République montagnarde proclamait une nouvelle Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, qui reconnaissait pour la première fois des droits sociaux au peuple, en instituant que : « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler. » À travers ce droit et cette « dette sacrée » de la Nation envers l’individu, se profile déjà le principe de la Sécurité sociale, en lui associant un droit au travail garanti par l’État, et en reconnaissant des droits sociaux à ceux qui ne peuvent travailler, à savoir les invalides, les personnes âgées, ou encore les femmes enceintes.

Ces mesures prévues de façon très précoce, à l’aube de la Révolution industrielle, visent essentiellement les plus pauvres, et ne sont pas, contrairement à la Sécurité sociale, une émanation du travail à vocation universelle. Elles consacrent plutôt la « reconnaissance constitutionnelle d’un droit à la protection sociale » à travers une « dette nationale », selon l’historien Guy Perrin, qui insiste par ailleurs sur « l’influence personnelle de Robespierre dans l’extension des droits de l’homme à la protection sociale ». Toutefois, ce droit est longtemps resté théorique, puisque les Montagnards n’ont eu ni les moyens ni le temps de les appliquer, avant leur chute et l’avènement de la République thermidorienne, d’essence nettement plus libérale.

Les transformations sociales du XIXe siècle, marquées par l’apparition du prolétariat et la constitution du mouvement ouvrier, vont rappeler l’urgence d’une telle législation. Cette reconnaissance d’un droit à la protection sociale des travailleurs est ainsi au cœur de l’idéologie socialiste, qui s’est développée en réponse à la question sociale et aux préoccupations liées aux conditions matérielles d’existence de la classe ouvrière marquées par l’insécurité, la misère et l’insalubrité, et aux inégalités de classes de manière plus générale.

Les premières mutuelles ouvrières de secours apparaissent dans ce contexte de lente organisation de la classe ouvrière, dès le début du XIXe siècle. En 1848, les ouvriers parisiens réclament un droit au travail garanti par l’État, ainsi que le droit à la protection en cas de maladie ou d’incapacité, qui aboutissent à l’établissement des Ateliers nationaux.

L’Internationale ouvrière réaffirme elle aussi, en 1904, le droit aux soins, aux retraites et à l’indemnisation du chômage : « Les travailleurs de tous les pays ont donc à réclamer des institutions par lesquelles la maladie, les accidents, l’invalidité soient le mieux possible prévenus. »

Ces revendications sont au cœur de la pensée républicaine et sociale de Jean Jaurès, qui affirmait par exemple à Albi en 1906 que : « La République, stimulée par le socialisme, pressée par la classe des travailleurs, commence à instituer cette assurance sociale qui doit s’appliquer à tous les risques, à la maladie, comme à la vieillesse, au chômage et au décès comme à l’accident. »

« Telle est la particularité du système de protection sociale qu’il entend bâtir, à savoir non-étatique, et dont le budget doit être géré de façon autonome vis-à-vis de celui de l’État, par les représentants des travailleurs eux-mêmes. »

Faisant écho aux oppositions qui émanaient déjà de certaines organisations contre la loi sur les retraites ouvrières et paysannes de 1910, la CGTU se prononçait contre le projet d’Assurances sociales présenté en 1920, en raison de son opposition au versement ouvrier, affirmant que « c’est la classe ouvrière qui finira par solder les assurances sociales ».

La Sécurité sociale telle qu’elle est envisagée à la Libération reprend donc les revendications principales de cette longue tradition. Couverture des risques, volonté de mettre fin aux angoisses du lendemain et d’instaurer un « ordre social nouveau », gestion par les travailleurs eux-mêmes : tous ces principes trouvent déjà bel et bien leur expression dans les luttes antérieures des partisans d’une République sociale et du mouvement ouvrier. En ce sens, 1945, en plus de tourner la page de la guerre, doit aussi renouer avec l’esprit de 1936 et des conquêtes du Front populaire.

Cette tradition était revendiquée par Pierre Laroque, directeur de la Sécurité sociale, qui insistait dans un discours le 23 mars 1945, sur la nécessité d’inscrire la Sécurité sociale dans ce qu’il assimile à une tradition nationale : « Or, la tradition française dans le domaine de la sécurité sociale n’est pas une tradition d’étatisme bureaucratique ; c’est une tradition d’entraide volontaire, […] c’est la tradition du vieux socialisme français, du socialisme de Fourier, de Louis Blanc, de Proudhon, c’est cette tradition qui a son nom inscrit dans notre devise nationale, c’est la tradition de la fraternité. »

Cette énumération vise à justifier la particularité du système de protection sociale qu’il entend bâtir, à savoir non-étatique, dont le budget doit être géré de façon autonome vis-à-vis de celui de l’État, et par les représentants des travailleurs eux-mêmes. L’évocation de la fraternité dresse un pont entre l’héritage révolutionnaire et les réalisations à venir, dans le cadre de la République et de la solidarité nationale, allant de pair avec l’exaltation d’une « foi révolutionnaire ».

Croizat Laroque
Au centre, Ambroise Croizat, ministre du Travail et de la Sécurité sociale. Assis, à sa droite, Pierre Laroque, directeur de la Sécurité sociale. Ils sont considérés comme les “pères de la Sécu”.

Dix ans plus tard, Pierre Laroque mettait en perspective la dimension révolutionnaire du projet de Sécurité sociale avec l’histoire des révolutions : « Peut-être y a-t-il aussi à cet échec partiel des volontés révolutionnaires de la Sécurité sociale une autre raison que nous retrouvons dans toute l’histoire politique française depuis un siècle et demi, c’est que les transformations profondes en France […] se sont toujours faites par des révolutions violentes et brutales. » Ce commentaire démontre en tout cas l’inachèvement de cette « révolution », terme auquel on préférera d’ailleurs rapidement l’expression moins ambitieuse et moins clivante de « réforme de structure », qui se généralise dès l’automne 1945, alors que les communistes entrent au gouvernement fin novembre, et avec eux Ambroise Croizat, au ministère du Travail et de la Sécurité sociale.

Réformer la “Sécu”, pour mieux la détricoter

Quelque temps seulement après la mort de ce dernier, consacré par la tradition cégéto-communiste comme le « père de la Sécu », les premières réformes de la Sécurité sociale commencent à amputer le système pensé par le CNR. Le général de Gaulle de retour au pouvoir en 1958 instaure d’abord le contrôle des budgets des caisses par l’État, ainsi que la nomination des directeurs de caisses.

En 1967, les ordonnances Jeanneney instaurent un découpage des risques de la Sécurité sociale en branches, contraire au principe de la caisse unique, la suppression des élections et surtout la mise en place du paritarisme, de telle sorte que les Conseils d’administration devaient désormais être composés à 50 % de représentants des salariés et à 50 % de représentants du patronat, ces derniers pouvant s’allier temporairement au syndicat le plus modéré et former ainsi une majorité défendant leurs intérêts.

« Décrit comme dépassé et incompatible avec le contexte économique et social du XXIe siècle, le modèle social français est ainsi remis en cause par une série d’attaques violentes et répétées contre les conquêtes du CNR. »

En 1990, la Contribution sociale généralisée remet en cause le financement par la cotisation en instaurant un impôt non progressif tandis qu’en 1995, l’instauration de la Loi de finance de la Sécurité sociale par Alain Juppé marque une nouvelle étape d’étatisation de la Sécurité sociale, son budget étant désormais voté par le Parlement. Le régime général a ainsi subi des attaques répétées de la part de ces gouvernements successifs, toujours selon l’objectif annoncé de « sauver » la Sécurité sociale, mais qui masque en fait une volonté inavouable de libéraliser le système de protection sociale, de surcroît lorsqu’ils traitent de sa nécessaire « modernisation » pour l’adapter aux défis contemporains.

Décrit comme dépassé et incompatible avec le contexte économique et social du XXIe siècle, le modèle social français est ainsi remis en cause par une série d’attaques violentes et répétées contre les conquêtes du CNR. Pendant la campagne présidentielle, Emmanuel Macron avait d’ailleurs annoncé la couleur, lorsqu’il avait déclaré le 4 septembre 2016, sur France inter, que « le modèle de l’après-guerre ne marche plus. Le consensus politique, économique et social, qui s’est fondé en 1945 et qui a été complété en 1958, est caduc. […] Le monde du travail de demain, c’est un monde dans lequel chacune et chacun devra plusieurs fois dans sa vie changer vraisemblablement d’entreprise, de secteur, et peut-être de statut, et donc, c’est un monde où il faut permettre à chacune et chacun de s’adapter à ces cycles économiques qui sont en train de se retourner. »

La portée polémique était manifestement assumée et recherchée de la part du candidat d’En Marche!, dans sa stratégie d’établissement d’une nouvelle ligne de clivage entre d’un côté des « conservateurs », responsables du ralentissement économique du pays et représentants d’un ancien monde, et de l’autre côté des « progressistes », responsables et déterminés à adapter la France aux exigences de la mondialisation. L’histoire du mouvement ouvrier et la page de la création de la Sécurité sociale qu’on peut y lire seraient dès lors la preuve, pour ce tenant du nouveau monde, que le modèle social français appartient désormais au passé.

La rhétorique médiatique et le projet néolibéral

La rhétorique médiatique de légitimation des choix gouvernementaux actuels en matière de gestion du budget et des comptes sociaux, qui appliquent en quelque sorte le projet du « monde du travail de demain » décrit par le candidat Macron, se déploie d’ailleurs sur un mode pernicieux : commenter – ou critiquer selon les opinions économiques – la forme, c’est-à-dire l’arbitrage du gouvernement sur les 10 milliards alloués aux gilets jaunes en baisses d’impôts et de cotisations sociales, pour naturaliser implicitement l’argument de fond jamais remis en cause. Le principal problème du pays, c’est la réduction du déficit public en hausse cette année de 0,1 %.

À travers cette stratégie inconsciente, les chroniqueurs étant sincèrement (idéologiquement) convaincus de leurs arguments, se dessine un projet de société plus profond et une cohérence du discours sur le long terme : la rhétorique médiatique néolibérale. On invoque les vocables « réductions de la dépense publique », « réduire la dette », « accélérer les réformes », que la majorité des chroniqueurs du PAF impose depuis plusieurs décennies au débat public, justifiés par la technostructure libérale. Se répand ainsi l’idée que les politiques sociales coûtent cher, que les Français se plaignent trop, qu’il faut prendre en compte le vieillissement démographique, et qu’il faut tailler dans le gras des politiques sociales en prenant soin de faire de la « pédagogie »

Ainsi la stratégie globale déployée par le pouvoir politique libéral est entérinée par l’acquiescement quotidien des chroniqueurs médiatiques court-termistes, et laisse le citoyen sans perspective d’explication de la cohérence d’ensemble de ces politiques, dont l’objectif est de grever d’année en année le budget de fonctionnement des services publics (4,2 milliards d’économies réalisées dans le budget de la santé cette année encore).

Toute cette rhétorique du Français fainéant et naïf face aux impératifs budgétaires est alimentée et diffusée dans la société par deux facteurs. D’une part, l’homologie d’intérêts entre sphère médiatique et sphère politique décrite par Pierre Bourdieu (cf. Langage et pouvoir symbolique, partie II, ch.2), qui fait que les chroniqueurs n’ont pas besoin de réagir à autre chose qu’au stimulus apparemment décousu de l’actualité quotidienne – dont le rythme est donné par le gouvernement – pour rendre service à la fois à leur propre carrière de commentateur audiovisuel ou écrit, mais dans le même temps au discours dominant. En passant du coq à l’âne en permanence, la chronologie thématique de l’écosystème médiatique donne le spectacle d’un monde complexe, incompréhensible pour le Français moyen, surtout en matière économique, ce qui tend à légitimer l’idéologie dominante de l’ensemble de la classe sociale bourgeoise à laquelle appartiennent les acteurs des mondes politiques et médiatiques : le néolibéralisme. 

Deuxième facteur, donc: la cohérence interne de l’idéologie néolibérale qui donne leurs directions aux politiques publiques, et dont la formule pourrait être résumée par Christian Morrison, dans son rapport de 1996 pour l’OCDE intitulé « La faisabilité politique de l’ajustement » : rendre dysfonctionnels les services publics, afin de légitimer davantage leur privatisation auprès de l’opinion, puisque le marché est meilleur gestionnaire de l’accès aux services que l’administration étatique. De la même façon que l’ouverture à la concurrence du secteur ferroviaire s’appuie ainsi sur le traditionnel usager mécontent face à la grève des cheminots, ici, la ritournelle de la nécessité de réformer le système de retraites et de santé est soutenue par les séquences médiatiques autour du déficit des comptes de la Sécurité sociale.

Mais la volonté du gouvernement de ne plus compenser les pertes des comptes sociaux, révèle ici une faille dans le dispositif classique « usager mécontent = nécessité de réformer », qui repose lui-même sur le mythe que « la concurrence fera baisser les prix et améliorera les services ». En effet, en créant une levée de boucliers jusque dans sa propre majorité, le gouvernement donne ici une image trop criante de sa cohérence néolibérale, et rend difficile la tâche d’explication-justification (cf. « pédagogie ») dévolue aux médias, ces derniers doivent composer avec l’argument donné par le gouvernement : hausse des déficits à cause des mesures gilets jaunes inopinées, rappel à la rigueur de la Commission européenne …

« Le gouvernement révèle au grand jour son intention véritable. D’une part, prendre le contrôle sur les comptes sociaux, tout en paraissant donner de l’argent aux salariés avec le trompe l’œil de l’augmentation du salaire net. D’autre part, augmenter par ce biais le déficit de la Sécu, et légitimer un peu plus la nécessité de réformer le système social français, au bénéfice du secteur privé. »

En réalité la pilule est un peu trop grosse pour être avalée, et un soupçon légitime commence à se faire jour : n’y a-t-il pas ici une volonté délibérée de détruire le modèle social français à travers les baisses de cotisations, outil de destruction des comptes sociaux? 

L’argument fallacieux de « la faute aux gilets jaunes » cache en effet une couleuvre que même une partie de la majorité présidentielle ne parvient pas à avaler. En revenant sur la disposition de la loi Veil de 1994, qui impliquait la compensation par l’État de toute baisse de cotisations sur le déficit de la Sécurité Sociale, le gouvernement tente à nouveau de surfer sur la vague médiatique de l’été : la faute aux gilets jaunes, à hauteur de 2,7 milliards selon eux. Mais il révèle surtout au grand jour son intention véritable. 

D’une part, prendre le contrôle sur les comptes sociaux (ne pas rembourser les baisses de cotisations, c’est agir sur le budget de la Sécurité sociale), tout en paraissant donner de l’argent aux salariés avec le trompe l’œil de l’augmentation du salaire net. D’autre part, augmenter par ce biais le déficit de la Sécu, et légitimer un peu plus la nécessité de réformer le système social français, au bénéfice du secteur privé.

Enfin, la non-compensation des baisses de cotisations entérinée par le nouveau PLFSS renforce à long terme la projet de société néolibéral prôné par les plus grands fonds d’investissement du monde, comme Black Rock, qui organise un puissant lobbying auprès de la Commission européenne en vue de l’ouverture des systèmes de retraites européens au modèle par capitalisation. Rappelons au passage que Black Rock détient 5% du capital d’Atos, entreprise dont Thierry Bretton était le patron avant d’être désigné par Emmanuel Macron comme candidat au poste de commissaire aux questions industrielles et numériques.