À la recherche d’une littérature populaire

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J’accuse, Zola / Wikimedia Commons

De la profondeur, du souffle, de l’empathie, de l’éloquence et surtout : de la politique. Le lecteur saura certainement trouver, au sein de la création littéraire récente, les éléments d’une littérature populaire.


Émerge en France, et dans d’autres démocraties occidentales, un sujet politique dont l’importance va croissante au fil des scrutins : le peuple. Peuple volontiers contestataire et relativement divisé, mais qui formule parfois le sentiment d’une condition largement partagée : celle d’évoluer dans un jeu économique et institutionnel qui fait désormais une majorité de perdants. Poussées par les enjeux des politiques publiques et les surprises électorales, les sciences sociales se sont saisies de la question il y a déjà plusieurs années, et ont fait fleurir une terminologie adéquate. France périphérique, précariat, déclassés, oubliés de la mondialisation – des mots amplement repris dans le débat public.

Qu’en est il sur le plan littéraire ? La création s’est elle saisit de ce sujet nouveau ? N’ayant pas à se soucier outre mesure des conséquences électorales de la situation sociale du pays, la littérature a peut-être l’opportunité d’aborder la question d’un point de vue plus vaste. Et bien que toujours soumise aux contraintes de la fiction et du récit, elle n’en garde pas moins une formidable puissance de description sociale. Plus encore, elle donne au champ politique ce qu’il a perdu depuis un certain temps : une consistance humaine.

Au cours de diverses lectures, nous avons retenus quelques romans qui se saisissent de l’enjeu : le très médiatisé Vernon Subutex de Virginies Despentes, une découverte de rentrée littéraire Fief de David Lopez, et l’iconoclaste Qui a tué mon père d’Édouard Louis. Trois auteurs de talent, d’horizons et d’âge divers, qui ne sauraient résumer à eux seuls l’immensité des possibles en la matière, mais dont les succès en librairies attestent que même en se limitant aux têtes de vente, on y découvre déjà son bonheur. Les quelques éléments d’analyse qui suivent reflètent pour beaucoup un enthousiasme certain à la lecture de ces ouvrages et ne constituent, au fond, qu’un long et vibrant conseil de lecture.

Dans son Vernon Subutex, Virginie Despentes nous fait le portrait d’une France en ébullition. Au travers des pérégrinations d’un ancien disquaire devenu chômeur, puis SDF, elle croque l’extraordinaire diversité de ceux que ce début de siècle laisse amers, déçus, lésés, révoltés. Roman vocal, rythmique, où l’évaporation cruelle des idéaux collectifs fait écho aux souvenirs des années mythiques de la culture rock. À l’image de son héros venu d’un autre âge – celui où l’on rêvait à l’hédonisme pop d’un monde d’amour et d’audace – toute une galaxie de personnages se heurte à la dureté et la froideur d’un ordre socio-économique qui les rejette, les phagocyte ou les ignore. Il ne reste alors à cette foule de marginaux que la jouissance des corps, la musique et la danse, qu’ils érigent en bastion d’une contre-culture en germe. Et le groove, le beat, se hissent au-dessus du simple plaisir festif pour accéder au statut de quasi spiritualité.

Fresque pessimiste et sans concessions, Vernon Subutex est cependant bien plus qu’un simple cris de colère littéraire. Et s’il peut se lire comme un guide d’introduction à la pop culture – les références musicales y foisonnent – le roman s’aventure également sur le terrain politique. En multipliant les points de vues et les trajectoires croisées, Virginie Despentes balaye la quasi totalité du spectre sociologique français – du chômeur au trader, du militant identitaire à l’actrice porno transgenre – nous livrant avec une fidélité étonnante le tableau d’une société criblée d’antagonismes. Une plongée dans un labyrinthe d’intimités clivées où se jouent les mystères des passions collectives les plus profondes. Terrorisme, guerre des classes, destin national, les diagnostiques et les convictions s’engendrent, s’affrontent, se transforment au sein d’une population aussi hétérogène que conflictuelle.

“Et le groove, le beat, se hissent au dessus du simple plaisir festif pour accéder au statut de quasi spiritualité.”

Un tableau noir et caustique donc, au dessus duquel on s’élève pourtant, porté par le souffle lyrique et l’écriture mordante de l’autrice. Car la force de Vernon Subutex réside, au-delà de son style populaire et soigné, dans sa construction. En superposant les expériences existentielles, en donnant une voix singulière à chacun de ses personnages, Virginie Despentes suscite curiosité et empathie pour chacun d’entre eux. Au contact de « la bande à Subutex » qui lutte activement contre l’isolement et la désintégration sociale, on s’y découvre des camarades, des voisins, des frères et sœurs, tant la profondeur et le détail du récit nous renvoient aux ressorts primaires de la vie commune.

Aux embardées d’un système socio-économique en roue libre, aux périls civilisationnels et aux bulldozers de l’Histoire, Virginie Despentes oppose l’esquisse d’une compassion publique, aux accents parfois délibérément bibliques. Servi par une intrigue originale et un vrai sens de la mise en scène, Vernon Subutex nous donne ainsi l’expérience littéraire de l’amour moderne du prochain, ce subtil élan par lequel on saisit les causes tragiques de la faiblesse humaine.

D’une facture et d’un ton très différent, Fief nous projette dans une atmosphère nouvelle. Si l’on retrouve comme chez Despentes le souci d’écrire dans une langue actuelle, orale, à l’image de ses locuteurs contemporains, David Lopez lui donne une place bien plus fondamentale. Loin des odyssées christiques et des grandes fresques, il développe au contraire son premier roman autour d’un microcosme : celui d’une bande de jeunes hommes, perdus dans une ville moyennes entre la banlieue et la campagne, dont il nous décrit la vie stagnante et incertaine. L’intrigue ? Un jeune homme tente vainement de vivre sa vie avec conviction. L’Amour, l’Ambition, la Victoire, lui sont autant de sommets inaccessibles tant il intériorise le poids des déterminismes sociaux. Dans cet ailleurs aux allures de nulle part, tout est vu sous le prisme d’une sorte de nonchalance résignée ; on se fait une raison, on vit à l’écart de la vie sans trop s’en faire, on se laisse couler dans l’ordre des choses. Le salut viendra, pour cette équipe de choc aussi attachante que paumée, du pouvoir des mots et des plaisirs de la conversation. Roman d’un jeune boxeur versé dans le rap, l’écriture y est en effet précise, incisive, scandée par les éclats et jeux d’esprit de la bande. Entre argot péri-urbain, idiome de banlieues et trouvailles personnelles, la langue est leur ultime territoire, leur refuge, leur fief, où il se créent de toutes pièces une mythologie collective.

“Le charme de Fief, c’est de tenter le portrait littéraire d’une génération qui lutte sans trop savoir contre quoi, qui se sent oubliée sans vraiment savoir par qui, et qui se cherche, dans les mots, un horizon.”

Rédigé dans un style qui sonne et qui détonne, le roman de David Lopez est un bijoux d’exploration sociologique autant qu’une ode à la créativité linguistique de son milieu social. À la première personne du singulier, l’auteur nous donne à voir un groupe traversé par un réseau d’affects complexes – mélange de naïvetés éclairées, d’amertumes tranquilles, de fiertés flottantes – à partir desquels se constituent une culture et une dignité que la société leur refuse. Retournant le sens de leurs stigmates – une mémorable scène de dictée devient un concours du plus grand collectionneur de fautes d’orthographes – la petite troupe s’approprie ainsi l’anonymat social pour en faire une joie de vivre. Assez éloigné des grands sujets politiques, le roman a cependant l’immense mérite de décentrer sociologiquement la création littérature, d’ouvrir une fenêtre sur une réalité voisine mais parallèle, potentiellement étrangère au lecteur (de l’aveu même de l’auteur, ses personnages n’achètent ni ne lisent de livres). Le charme de Fief, c’est de tenter le portrait littéraire d’une génération qui lutte sans trop savoir contre quoi, qui se sent oubliée sans vraiment savoir par qui, et qui se cherche, dans les mots, un horizon.

Décentrer sociologiquement la littérature… Un projet que n’aurait certainement pas renié Édouard Louis, dont la vocation créatrice se revendique comme la volonté franche et simple de « donner la parole à ceux qui ne l’ont jamais ». Avec son nouveau texte Qui a tué mon père, il entreprend ainsi l’histoire brève et fatale d’un corps, celui de son père. Un corps broyé par le poids écrasant de l’ordre socio-économique moderne, mais également le corps d’un homme épris des signes extérieurs de la virilité et qui doit élever un fils gay.

“La politique pour certains est une question esthétique, pour d’autres elle est une question de vie ou de mort, elle imprime ses marques dans les corps. En quelques pages, tout est dit des fractures de la société française, de leur enracinement, de leur violence.”

Sujet banal en soi, la relation de l’auteur à son père nous est cependant restituée avec une rare intensité, qui tient à la manière et au style adopté par Édouard Louis pour rendre compte de la vie de son père par le prisme du pamphlet politique. Car c’est justement les diagnostiques tranchés, la clarté des accusations, la netteté des évidences qui donnent au récit sa force et sa profondeur. La politique pour certains est une question esthétique, pour d’autres elle est une question de vie ou de mort, elle imprime ses marques dans les corps. En quelques pages, tout est dit des fractures de la société française, de leur enracinement et de leur violence.

Fractures de classes, fractures de genres. Esquissé chez David Lopez, le thème de la construction genrée est ici abordé de plein fouet, à travers les destins si différent des deux hommes. Un père irascible et dépassé, un fils qui s’échappe dans les temples parisiens du savoir. Et la mécanique implacable des passions tristes. Détrônés par la performance scolaire, les attributs de la force physique deviennent l’arme et le talisman du faible, du perdant, du relégué au bas de l’échelle méritocratique. Touché par la débâcle d’un homme qui se définit uniquement par ce qu’il n’est pas, et saisissant les ressorts de son homophobie existentielle, Édouard Louis redécouvre le corps de son père et désigne des responsables.

En faisant le choix de nommer ce que la politique fait souffrir aux corps, Édouard Louis s’inscrit dans la filiation d’une littérature qui dénonce et fustige au risque de se perdre en hyperbolisme. Pourtant, si les mots sont forts, la rage est contenue et le geste sincère. Pas de fantasmes romantiques, rien qu’une réalité humaine, impitoyable et glacée.

Ainsi se dessine peut-être – au regard des trois exemples cités, certes loin d’être exhaustifs – ce qu’on pourrait appeler un “populisme de lettres”. Sans se limiter aux seuls regards politiques, souvent sombres, qu’ils développent, nos trois auteurs partagent en effet une aspiration à incarner des vies, complètes et denses, dans lesquelles se retrouve spontanément le politique, comme l’une des expériences existentielles des personnages. Le talent des fictions commentées ici est de donner une voix entière et pleine à ceux qui d’ordinaire ne sont écoutés que pour leurs souffrances, ou tout simplement oubliés de la représentation symbolique. Plus que porter les difficultés ou les infortunes d’individus, elles portent leurs préoccupations, leurs convictions, leurs visions du monde, nous invitant par là à parcourir tous les stades et les nuances psychologiques qui les constituent. Et la littérature, par sa magie et sa puissance, nous fait entrevoir un rapport politique nouveau aux classes populaires : l’oublié, le perdant, le précaire n’est plus simplement une personne à plaindre mais un miroir, un être multiple, un égal. Il n’est plus l’élément périphérique ou accessoire du monde social, mais le cas général, l’individu moyen.

De telles qualités ne pouvaient cependant que faire planer l’ombre des grandes plumes du réalisme littéraire sur les frêles épaules de ses héritiers. Mais là aussi, notre nouvelle littérature parvient à dépasser les monuments d’un Zola, d’un Hugo ou d’un Flaubert. À chaque siècle sa littérature et sa sociologie. Chez Virginies Despentes, la France est un carnaval de marginaux qui finissent par prendre conscience de leur majorité sociale. Chez David Lopez ou Édouard Louis, l’oppression c’est l’indifférence.

“Et la littérature, par sa magie et sa puissance, nous fait entrevoir un rapport politique nouveau aux classes populaires : l’oublié, le perdant, le précaire n’est plus simplement une personne à plaindre mais un miroir, un être multiple, un égal.”

En partant d’une France contemporaine, actuelle, nos auteurs participent aussi à l’élaboration quotidienne de sa langue – sans doute plus caustique, plus lapidaire que son aînée du XIXè siècle mais si bien adaptée au récit de son époque ! Et, par d’autres moyens esthétiques et stylistiques, perdure toujours l’idéal d’une littérature populaire : celui de donner à un peuple la faculté de se représenter soi même.

Quand les westerns se gentrifient

Monument Valley / Wikimedia Commons

Sortis à quelques semaines d’intervalle, Les Frères Sisters de Jacques Audiard et La Ballade de Buster Scruggs des frères Coen remettent le western à l’honneur. Dans le sillage de Quentin Tarantino, nombreux sont les cinéastes pour lesquels ce genre qu’on croyait désuet redevient une sorte d’étape créative obligée, tout en suscitant l’enthousiasme d’un nouveau public.

Ni omniprésent, ni vraiment démodé, le western semble être devenu le « genre guest » de ces dernières années. Les cinéastes les mieux cotés du moment y reviennent tour à tour, par exclusivités périodiques – pensons seulement à Alejandro González Iñárritu, les frères Coen, Jacques Audiard, Quentin Tarantino et bientôt Mel Gibson[1]. Comme si l’archaïque épopée de la Conquête de l’Ouest devenait la nouvelle pièce d’épreuve à réussir pour se couvrir de chic et, affectant un air entendu, entrer en connivence avec un public à moitié esthète averti, à moitié fan de pop culture.

Ce western qui donne l’impression de se « gentrifier » en s’offrant de tels retours événementiels peut surprendre, surtout si l’on se souvient que le genre, même au temps de sa gloire, même pour ses chefs-d’œuvre, n’a (presque) jamais reçu d’Oscar[2]. Au milieu des années 1950, des réalisateurs méritants comme George Sherman ou André De Toth venaient au western parce qu’il était le prérequis attendu de n’importe quel travailleur de l’industrie cinématographique. Et voilà qu’en ce début de XXIe siècle, tout le gotha des cinéastes condescend au western pour mieux prendre la pose devant l’Histoire du cinéma.

Audiard à l’Ouest

C’est à la fois dans cette lignée et dans cette perspective que s’inscrit la démarche – a priori assez inattendue – du Français Jacques Audiard, fils du père des dialogues des Tontons Flingueurs et réalisateur de l’inoubliable Un prophète, ou encore de Dheepan, Palme d’or à Cannes en 2015. Les Frères Sisters fait le pari du western à travers l’adaptation d’un roman bien ficelé de Patrick De Witt, paru en 2013. Charlie l’impulsif et Eli le sentimental sont deux tueurs à gages chargés par le mystérieux « Commodore » de se débarrasser d’un chercheur d’or après lui avoir dérobé sa formule miraculeuse pour révéler les gisements d’or. Impitoyables devant l’ennemi, les deux hommes n’en sont pas moins liés par un pudique amour, par un souci mutuel qui tranche avec leur froideur dans l’assassinat. D’Oregon City à Frisco et l’American River, leur descente des États du Pacifique – chose rare pour un western, on y voit l’océan – donne mille obstacles à cette fraternité pour s’affirmer… Jusqu’à se refermer contre le monde.

L’amateur du genre regrettera le choix décevant des lieux de tournage franco-espagnols, et surtout la mise en scène assez peu « westernienne » – il faut le dire – qui peine à nous convaincre de nous trouver ailleurs que dans des forêts ou des campagnes quelconques. C’est à croire que continue de planer sur le film, à un siècle de distance, le vieux complexe français de la plaine camarguaise ; cette plaine où, à l’époque du muet, des cinéastes ou acteurs parisiens comme Joë Hamman faisaient singer les ruades des cowboys par des gardiens des Saintes-Maries-de-la-Mer.

Mais là où la mise en scène banalise les Grands Espaces, un éclairage qu’on pourra qualifier, cette fois, de positivement européen, contrebalance cette banalité et regagne largement le plaisir du spectateur. Les jeux esthétiques sur les clartés dans l’ombre, les éclats de feu et les luminescences s’alternent et se transforment délibérément. L’ensemble forme un heureux système qui prend aussi un sens thématique : on peut évoquer la pétaradante scène d’ouverture, ou le rendu visuel de ce fameux « secret » censé faciliter la recherche d’or. Quant à la scène finale, plan-séquence original (et originaire) qui se déplace dans le temps et en huis clos, elle ponctue de façon très belle l’aventure sentimentale – la seule qui valait, décidemment – unissant les frères Sisters, ces Adelphes du crime.

Les Coen en balade

The Ballad of Buster Scruggs, sorti le 16 novembre et produit pour la plateforme Netflix, confirme largement le souci de perfection visuelle de ce gentrified western, d’autant plus que les frères Coen, déjà rompus au genre depuis True Grit (2010), cherchent davantage à dialoguer avec ses gimmicks et transfigurent bien mieux ses emblématiques Grands Espaces. Bien sûr, la commande de Netflix n’est pas indifférente à la proposition d’un film à sketches, et les connotations associées au conte – notamment par le livre feuilleté à chaque transition entre les différents épisodes – laissent suspecter l’appât du film de Noël. Les six fables recueillies ne sont d’ailleurs pas d’égal intérêt, loin s’en faut, mais certaines d’entre elles, par l’originalité du scénario, la variation des registres, percutent intelligemment le genre, tout en rappelant le meilleur des réalisateurs de Fargo et de Burn After Reading.

On pense à l’épisode The Gal Who Got Rattled, où une choquante absurdité dispose du destin d’Alice Longabaugh, jeune femme décidée à émigrer vers l’Oregon mais dont le frère a disparu en cours de route. La scène, notamment, de l’affrontement final, sommaire mais virtuose, force l’admiration. Le sketch suivant, All Gold Canyon, est tout entier encadré par un grand cerf qui contemple d’avides chercheurs d’or s’entredéchirant pour violer une vallée immaculée. Le rendu esthétique ainsi que le beau survol des passions humaines inscrivent cette histoire dans la meilleure tradition de la wilderness, clin d’œil évident à la vitalité de l’écologie des parcs naturels et du nature writing littéraire aux États-Unis[3].

Aux vallées luxuriantes et aux pistes où achoppent les charriots bâchés répond la précarité des as de la gâchette dans The Ballad of Buster Scruggs, le sketch titulaire du film. De loin le plus citationnel de tous, l’épisode distille baroque et grotesque dans le genre, donnant un résultat à mi-chemin entre la veine « spaghetti » et les swinging cowboys des années 1930 (on y retrouve une précieuse relique : le bon vieux costume blanc de Gene Autry). Enfin, signe des signes, l’aventure est embrassée et comme garantie par l’horizon tutélaire de la Monument Valley de John Ford. L’ironie métaphysique qui voit se succéder prouesses magistrales et revirements brutaux, mais aussi le simplisme voulu de certains effets spéciaux, pourront déconcerter d’entrée le spectateur. Mais ils lui rappelleront aussi que les frères Coen restent ce qu’ils sont, même sur le set en carton-pâte d’une ville-frontière. Et au fond, rien d’illogique : qu’est-ce qu’un six-gun pourrait changer à l’inconfort du chat de Schrödinger?[4]

Luca Di Gregorio

[1] Avec un remake de The Wild Bunch de Sam Peckinpah, prévu pour 2019 ou 2020.

[2] Sauf quelques exceptions très distantes dans le temps, comme le très oubliable Cimarron de Wesley Ruggles (1931) ou les très cultes Dances with Wolves de Kevin Costner (1991) et Unforgiven (1993) de Clint Eastwood.

[3] Et sur ce mouvement, on se permet de renvoyer à L. Di Gregorio, Le Sublime Enclos. Le récit de la nature américaine au défi des parcs nationaux, Rome, Quodlibet, 2018.

[4] Cf. A Serious Man (2009).

Dans la luge d’Arthur Schopenhauer : re-création de la pièce de Yasmina Reza

Yasmina Reza et Jérôme Deschamps, Dans la luge d’Arthur Schopenhauer. © PASCAL VICTOR / ARTCOMPRESS

Sur la mise en scène de Frédéric Bélier-Garcia, directeur du théâtre Le Quai, centre dramatique national des Pays de la Loire, Yasmina Reza est en scène à Angers pour la nouvelle création de sa pièce Dans la luge d’Arthur Schopenhauer. C’est une équipe qui marche, puisqu’ils avaient déjà monté la pièce en octobre 2006 au Théâtre Ouvert. Douze ans plus tard, l’histoire est toujours aussi pertinente, avec des personnages à la fois déprimés, désabusés, drôles, qui philosophent sur les petits riens du quotidien. Vous pouvez aller les voir à La Scala de Paris jusqu’au 24 novembre.

C’est une Yasmina Reza irritée qui entre en scène. Yasmina ou plutôt Nadine Chipman, le personnage qu’elle interprète. Un paquet de Bretzel à la main, elle déambule sur scène juchée sur ses hauts talons, et se plaint des manies de son mari. C’est bien simple, elle ne supporte plus la façon dont il pèle son orange, sa robe de chambre toute rabougrie et ses pantoufles qui traduisent un laisser-aller. Son mari, Ariel (André Marcon), ancien universitaire de philosophie et adepte de Spinoza, n’a plus sa verve d’antan. Il voit la vie en noir : « Je suis en luge vers la mort, docteur. Tel que vous me voyez. Dans la luge de mon ami Arthur Schopenhauer. » Lui qui adorait Spinoza ne peut désormais plus le « saquer ». Il oscille entre chagrin et ennui, et adopte ainsi une posture pessimiste et schopenhauerienne.

Nadine et Ariel Chipman sont accompagnés de Serge Othon Weil (Jérôme Deschamps) l’ami de toujours, et de la psychiatre (Christèle Tual) qui se voit l’oreille attentive des petites frasques du couple. Les duos se succèdent sur scène, avec à chaque fois un personnage qui livre ses pensées souvent anecdotiques ou qui se plaint d’une situation commune que chacun a pu expérimenter une fois dans sa vie. On assiste davantage à des monologues qu’à des dialogues, les personnages s’épanchent sur les petits détails qui crispent, avec pour thème de fond le temps qui passe.

Le temps qui passe : des enjeux différents pour les hommes et les femmes

Le thème du temps qui passe n’est pas abordé de la même manière par les deux sexes. On sent d’ailleurs que le metteur en scène joue sur cette différence, avec d’abord le physique des personnages. On a d’un côté des femmes ultra-féminines, sveltes, en talons, qui se maquillent, et qui ont l’air d’être en guerre avec le temps. De l’autre on a des hommes paraissant plus âgés, ventripotents, en robe de chambre et savates (pour Ariel). Leurs discours traduisent une approche différente du tempus fugit.

Dans une scène assez drôle, Serge Othon Weil parle de sa sexualité et semble accepter le fait qu’elle ne soit plus aussi débordante qu’avant. La psychiatre, qui se prête également au jeu, s’énerve au contraire au sujet d’une vieille femme qui par sa lenteur et son encombrement l’empêche de la dépasser sur le trottoir. Elle s’attarde d’ailleurs sur les caractéristiques physiques de celle-ci et particulièrement sur sa vieillesse, comme s’il y avait de sa part le refus de s’imaginer à son tour vieille dame.

Dans les deux cas, il émane des personnages une angoisse. La vie défile, l’être aimé qui paraissait parfait devient maintenant l’objet de nos exaspérations : « La vie conjugale nous a tués, comme elle tue tout le monde, et ce n’est pas la philosophie croyez-moi qui vous donne un coup de main dans la vie conjugale. ». Le temps abîme les chairs et les cœurs, mais ne tue pas le réel amour.

Pièce sur l’insignifiance : que doit-on retenir ?

Le propos de la pièce n’a pas la prétention de nous émouvoir ou de nous exalter. Au contraire, on nous parle de l’anecdotique, de l’insignifiant, des petits riens du quotidien. On nous donne à voir des personnages agacés, qui déblatèrent sur leur situation, des instants, ou le sens de la vie. Il suinte un pessimisme qui embarque le spectateur dans une déprime collective, illustrée par la phrase de Bismarck : « La trace que nous laissons est celle de la poussière sur la roue du chariot. »

Enfin saluons le talent de ce quatuor d’acteurs formidables, la justesse de l’interprétation parsemée d’humour burlesque, la sobriété du décor et de la mise en scène. Et l’on sort questionné: faut-il vivre dans un monde théorique et optimiste ou bien être lucide sur notre destin et dévaler la pente aux côtés de Schopenhauer ?

Anna Geslin.

 

 

Le théâtre en réalité virtuelle : le tout nouvel univers de Laurent Bazin

Laurent Bazin réalise une de premières pièces de théâtre en réalité virtuelle. L’expérience est audacieuse et réussie. Le domaine commence à peine à se créer. Les falaises de V. est à La manufacture à Avignon jusqu’au 22 juillet.


Laurent Bazin innove, surprend, détonne avec sa toute dernière pièce Les falaises de V. Il choisit de relever le pari de la VR en créant une des premières pièces en réalité virtuelle. C’est la septième création de Laurent Bazin en relation avec Gengiskhan production après L’amour et les forêts et Bad little bubble B. Elle se joue à la manufacture dans le cadre du 72e festival d’Avignon jusqu’au 22 juillet. L’histoire se déroule dans une société imaginaire futuriste. Le personnage principal est dans un hôpital pénitentiaire. La pénurie de don d’organes se fait sentir. Pour pallier ce problème, le gouvernement lance un programme intitulé Réciprocité dans lequel les prisonniers de longue peine peuvent échanger leur dette à l’état par une amputation d’une partie de leur corps. Le personnage principal qui n’est jamais nommé va subir une ablation des yeux. C’est un sujet qui concerne d’ailleurs le réalisateur / metteur en scène Laurent Bazin puisque petit il a été touché par une maladie aux yeux rare qui a engendré plusieurs opérations. Le cadre dans lequel nous allons assister à la création n’est pas habituelle. Nous n’entrons pas dans un théâtre pour découvrir la pièce mais dans une salle empruntée spécialement pour le festival . Des lits se trouvent un peu partout. Ils servent au spectateur pour s’asseoir confortablement durant les 40 minutes de la représentation.

Lorsque le spectateur arrive dans la salle d’attente, une comédienne que l’on voit ensuite dans la pièce attend avec lui. Puis un acteur fait entrer le spectateur dans une embouchure de la salle dans laquelle il patiente un certain temps face à un écran. Il lui donne des ordres. Le spectateur se sent justement dans une prison, dans laquelle un gardien le fait entrer. Ce sentiment est renforcé par le fait que des rideaux en fer sont refermés au moment où commence la pièce. Par cette introduction, c’est une pièce qui joue autour de la question du réel.

Une des choses exceptionnelles avec la réalité virtuelle, est que nous sommes acteurs du déroulé de la pièce ou du jeu. Laurent Bazin va au bout de cette idée puisqu’il nous introduit à la place du personnage principal, ce qui change le paradigme théâtral dans lequel nous sommes simples spectateurs et en aucun cas impliqués dans le déroulement de l’histoire. Cela entraîne par exemple que les autres personnages interagissent avec nous, ils nous parlent et nous les regardons pour les entendre. Par ce simple phénomène nous sommes lancés dans un état à mi-chemin entre le réel et le virtuel. On change de point de vue en même temps puisque cela permet d’avoir un regard à 360° sur les scènes qui se déroulent devant nos yeux.

Dans la globalité, l’expérience créée par Laurent Bazin surprend et donne envie de mieux connaître la réalité virtuelle. 40 minutes ne sont pas suffisantes pour profiter entièrement de l’œuvre, tant on déguste chaque instant à savourer de pouvoir explorer, et regarder la qualité des images. On se sent vraiment avec les personnages.

On reste cependant sur sa fin. L’opération est préparée durant les 40 minutes de la représentation mais aucun effet ni ressenti n’est provoqué au moment de l’ablation puisque la pièce s’arrête avant. c’est un peu comme si l’histoire n’était pas finie. Et c’est dommage. Même sensation pour l’interactivité. On conserve la place de spectateur autorisé à voir de plus près mais en aucun cas on ne devient acteur réel de la pièce. La réalité virtuelle pourtant permet d’interagir dans le cadre de jeux par exemple. On aurait pu imaginer une transgression plus poussée dans laquelle l’identité du spectateur et l’identité de l’acteur seraient totalement revues, mais ce n’est pas l’offre de Laurent Bazin. L’expérience de la réalité virtuelle est en soi déjà un nouveau modèle. Qui plus est, nous en sommes au tout début des expériences théâtrales en réalité virtuelle puisqu’aujourd’hui très peu de pièces de théâtre en réalité virtuelle ont été produites. Les falaises de V. est une des premières en France. C’est à vrai dire une vraie révolution. Le paradigme de la présence de la scène et des spectateurs est complètement revu. Et l’on peut voir que nous ne sommes qu’au début car en soit il n’est pas nécessaire d’avoir des spectateurs autour de nous ni d’avoir une salle spécifique. Le casque VR suffit largement au visionnage de la pièce. Ce qui veut dire qu’il est possible en somme de regarder la pièce là où on le désire. Cependant la réalité virtuelle n’est pas assez démocratisée pour faire le pari de créer une pièce à consulter chez soi. Si en revanche la mode prend, les salles des théâtres seraient moins remplies, mais l’art théâtral pourrait s’ouvrir à un nouveau public, à un public qui ne peut pas forcément aller au théâtre, comme les personnes habitant dans des petites villes et qui n’ont pas la possibilité de trouver un théâtre facilement à proximité. Ainsi, le problème serait réglé car tout le monde pourrait de chez soi avoir accès à des pièces en réalité virtuelle. Cela est attendu avec impatience.

Crédits :

© Laurent Bazin

Musées et géants pétroliers : un mécénat qui interroge

« Marée noire au pied de la Victoire de Samothrace », action du collectif « Libérons le Louvre » au Musée du Louvre le 5 mars 2017, Photographie © Libérons le Louvre, https://www.facebook.com/LiberonsleLouvre/

En fin de matinée ce lundi 12 mars 2018, des « art-activistes » vêtus de noir ont investi l’une des salles les plus fréquentées du Musée du Louvre : les militants ont dénoncé le partenariat de l’institution avec Total, avant de s’effondrer devant Le Radeau de la méduse et d’y rester allongés deux heures durant, tandis que le public était évacué1. Cette performance du collectif « Libérons le Louvre » intervient une semaine après l’inauguration de l’exposition des « trésors » du Louvre au Musée national de Téhéran2, en partie financée par Total… qui a signé il y a quelques mois un accord avec le gouvernement iranien pour l’exploitation du gisement de South Pars3. Des interrelations qui interrogent, et l’occasion de revenir sur deux décennies d’actions contre le mécénat pétrolier au sein des musées.


De la fortune des Rockefeller à l’origine du MoMA aux mécènes pétroliers des années 2000

Bien que sa révélation et sa contestation soient récentes, la relation entre l’industrie du pétrole et les institutions muséales ne date pas des années 2000, mais remonte à l’essor du marché de cette énergie fossile dès le début du XXe siècle. Le premier musée d’art moderne, et sans doute le plus célèbre, doit même sa création à la fortune, à la collection et à la volonté d’une famille enrichie grâce au pétrole : inauguré en 1929, le Museum of Modern Art4 (MoMA) de New York a ainsi été fondé par Abby Aldrich Rockefeller (et deux de ses amies), épouse du fils de John D. Rockefeller, homme le plus riche du monde grâce à sa Standard Oil Company. Si le site internet actuel du Moma cite « Mrs John D. Rockefeller Jr. », il se contente de la présenter en quelques mots comme « mécène des arts influente et progressiste5 », sans questionner ni l’origine de sa fortune, ni les motivations de ce geste. Or, s’inscrivant certes dans une tradition américaine de philanthropie culturelle depuis Carnegie, cette générosité n’est peut-être pas absolument gratuite et désintéressée. Est-ce un hasard si John D. Rockefeller Jr. crée la Fondation Rockefeller suite à divers scandales de corruption et de concurrence déloyale qui touchent la Standard Oil de son père6, suite aussi à une répression meurtrière de grévistes… ? Financer un musée n’est-il pas une façon d’embellir et de « racheter » une image par ailleurs entachée, d’obtenir une légitimation, une impunité et une reconnaissance sociale, par le biais d’une action louable visible au service de l’art et de la culture ?

Cette question pourrait aujourd’hui être posée face à la floraison de fondations privées de grands hommes d’affaires, à commencer par la Fondation Vuitton de Bernard Arnault… mais elle prend un relief tout particulier dans le cas d’industries pétrolières finançant des institutions muséales prestigieuses, dans un contexte de prise de conscience environnementale et de remise en cause des énergies fossiles. Depuis une dizaine d’années, une mobilisation grandissante venue d’Angleterre dénonce ces partenariats peu éthiques sous une forme singulière : l’art-activisme, soit des actions militantes qui s’inspirent des médiums de l’art contemporain et interviennent au sein même des espaces muséaux.

Les art-activistes de “libérons le Louvre” devant le Radeau de la Méduse, lundi 12 mars 2018. © Libérons le Louvre https://www.facebook.com/LiberonsleLouvre/

Des actions militantes pionnières : la naissance du mouvement Art Not Oil

Le débat, ou plutôt le combat, a été lancé dès le début des années 2000 par l’organisation britannique Rising Tide, créée à l’occasion de la COP6 de La Haye7 afin de mener des actions concrètes contre le réchauffement climatique, militant pour une transition écologique et surtout la fin de l’exploitation des énergies fossiles8. C’est dans ce cadre qu’émerge en 2004 le collectif Art Not Oil9: en réaction au mécénat du Portrait Award de la National Portrait Gallery par BP, le London Rising Tide ne se contente pas de déployer une banderole devant le musée, mais propose une exposition alternative « Greenwash or Us : the 1st Annual Exhibition of Resistance to Big Oil and the Corporate Hijacking of the Art», renouvelée en 2005 puis 2006 sous la forme d’une exposition dite « Art Not Oil » itinérante en Angleterre10. Le collectif participe en outre au concours du Portrait Award, y soumettant des œuvres provocatrices tel un portrait de Saddam Hussein, friend of BP11. En 2007-2008, le London Rising Tide s’attaque au Wildlife Photographer of the Year Award organisé par le Natural History Museum et sponsorisé par Shell : à des visites théâtralisées déguisés en animaux s’ajoute une campagne visuelle très virulente intitulée « Shell’s Wild Lie12 », qui dénonce l’aberrant mécénat de la compagnie pétrolière alors même que celle-ci a ravagé la faune et la flore du delta du Niger, et est accusée de complicité dans l’exécution du militant écologiste local Ken Saro-Wiwa13.

Ces actions pionnières du Rising Tide et de Art Not Oil, encore peu médiatisées, présentent déjà les traits qui caractérisent par la suite les mouvements de lutte contre l’argent du pétrole dans les musées : par le biais d’un art-activisme allant de l’affiche à l’œuvre d’art, de l’installation à la performance, il s’agit de pointer du doigt un soutien incongru, hypocrite et intéressé de la part de compagnies pétrolières avant tout motivées par un blanchiment – un greenwashing – de leur image et de leur argent. Si le but premier est d’alerter le grand public par des manifestations « chocs », l’objectif à terme est d’obtenir l’abandon de ces partenariats qui compromettent l’intégrité et l’impartialité des institutions muséales, finalement « achetées » et instrumentalisées comme caution par l’industrie du pétrole. Objectif atteint pour le Rising Tide puisqu’à l’issue de deux années de campagne, le Natural History Museum ne renouvelle pas le mécénat de Shell14.

Liberate Tate, six années d’art-activisme contre le mécénat de British Petroleum

Cette première victoire encourage Art Not Oil à poursuivre son combat en direction d’autres institutions culturelles, d’autant plus déterminé suite à la catastrophique marée noire causée en 2010 par BP dans le Golfe du Mexique15. Se forme alors un groupe spécifique issu d’Art Not Oil nommé Liberate Tate, qui va entreprendre six années de « creative disobedience against Tate until it drops its oil company funding16 » – en l’occurrence BP, mécène de la Tate depuis 1990.

« Licence to Spill », performance de Liberate Tate contre le mécénat de BP à la Tate Britain, 2010. © Liberate Tate,http://www.liberatetate.org.uk

Entre 2010 et 2016, Liberate Tate réalise à la Tate Modern et à la Tate Britain une quinzaine de performances de plus en plus médiatisées17. Photographiées, filmées et documentées sur leur site internet18, ces performances « to free art from oil » se revendiquent comme à la fois militantes et artistiques. Anonymes, le plus souvent vêtus et voilés de noir, entre une dizaine et une centaine de performeurs investissent le parvis, le hall d’entrée voire les salles du musée pour y délivrer un message explicite, plus transgressif et percutant qu’un tract : lancer de ballons noirs auxquels pendent des oiseaux et poissons morts19 ; bidons de pétrole estampillés BP déversés sur le parvis, et pluie de plumes qui s’y engluent20 ; dessin au sol d’un tournesol (logo de BP) avec des tubes de peinture au pétrole21 ; cérémonie pseudo-religieuse d’exorcisation de BP22; pétrole déversé goutte-à-goutte sur un corps nu recroquevillé23 ; bloc de glace apporté sur un brancard24; pale d’éolienne introduite dans le grand hall25 ; décompte à haute voix de l’évolution du taux de CO2 dans l’atmosphère au fil des siècles, et donc au fil des salles de la Tate Britain26 ; ou encore tatouage sur son propre corps de ce même taux selon son année de naissance27, inscrit définitivement sur la peau comme les dégâts écologiques le sont définitivement sur la planète.

Ces performances sont autant de réponses au directeur de la Tate Nicholas Serota, qui affirme : « The fact that BP had one major incident in 2010 does not mean we should not be taking support from them. […] You don’t abandon your friends because they have a temporary difficulty » tout en prétendant par ailleurs que « sustainability is a prime consideration throughout Tate’s work28 », justifiée par ses réductions de consommation d’énergie. Liberate Tate pointe l’incohérence du discours, soulignant l’antagonisme fondamental entre l’éthique de l’institution muséale et son « amitié » avec une firme coupable de crimes contre la planète et l’humanité, dont la Tate se rend de fait complice :

An oil spill is one thing. Destruction of entire ecosystems, massive human rights abuses and millions of deaths from climate change is another thing altogether. BP’s ‘difficulty’ is not temporary; it is fundamental. BP is a climate criminal – pushing our civilization to the brink of destruction in pursuit of profit. [… ] BP and the Tate should not be friends. It is long past time for the Tate to abandon BP and renounce its complicity in their crimes29.”

Tate liberated, une victoire qui fait tache d’huile

Face aux pressions de cette campagne militante à l’écho médiatique croissant, la Tate finit par accepter de révéler, en 2015, la somme du mécénat de BP : 224 000 £ par an entre 1990 et 2006. Somme que déverse Liberate Tate dans l’escalier de la Tate Britain30 en billets « Bank of Tate » avec le sigle de BP couronnant le bâtiment de la Tate Modern, et les visages de Lord John Browne (ex-dirigeant de BP et président du board of trustees de la Tate) et Nicholas Serota (directeur de la Tate). Tant de petites coupures d’un argent sale – noir de pétrole – ainsi jetées puisque finalement ne valant rien : pour un budget de fonctionnement total de 92 millions de livres31, la contribution de BP s’avère bien maigre, loin de légitimer l’omniprésence du logo de l’entreprise sur les murs, et loin d’être indispensable financièrement. La victoire est proche pour Liberate Tate, qui obtient enfin en mars 2016 l’annonce officielle de la rupture du partenariat entre BP et la Tate. Le retentissement est international : du New York Times au Monde, les plus grands quotidiens étrangers se joignent au Guardian pour diffuser la nouvelle32 de cette « libération » de la Tate, qui fait tache d’huile.

Ce n’est cependant qu’une bataille gagnée sur tant d’autres encore à mener : le combat de Liberate Tate se poursuit en Angleterre à travers d’autres mouvements issus d’Art Not Oil, en particulier la troupe BP or not BP? née en 2012 et très active en 2015-2016 avec des actions similaires au British Museum, à la National Gallery et au Science Museum33. À la gênante légitimation sociale octroyée par ces mécénats s’ajoute le risque d’influences, de pressions voire d’intrusions des entreprises pétrolières au sein des discours et des choix muséaux, des acquisitions aux expositions, détournés au service de leurs propres intérêts. Ainsi en 2015, le mécénat de Shell au Science Museum est suspendu après la citation dans The Guardian d’un mail de Shell demandant explicitement de ne pas « susciter de débat susceptible de nuire à leurs activités », au sein d’une exposition consacrée au réchauffement climatique34 ! Suite à la révélation par Art Not Oil de documents similaires concernant notamment le British Museum, la Museums Association lance une enquête à partir de 201635 pour violation du « code of ethics for museums36 ».

Action collective internationale au Musée du Louvre à l’occasion de la COP 21 en décembre 2015, © Libérons le Louvre, https://france.zerofossile.org/louvre/

Au-delà des frontières britanniques : de Liberate Tate à « Libérons le Louvre »

Depuis deux ans, le terrain d’action d’Art Not Oil s’étend aussi au-delà des frontières britanniques, s’unissant à d’autres organisations. La première initiative internationale37 a lieu fin 2015, à l’occasion de la COP21 à Paris, où elle prend pour cible le musée le plus visité du monde, le Musée du Louvre – qui bénéficie d’un mécénat de la compagnie pétrolière italienne Eni, mais surtout de la Fondation Total depuis 200038. Le 9 décembre 2015, plus d’une centaine de personnes se rassemblent devant la Pyramide et forment une barricade de parapluies noirs où l’on peut lire « Fossil Free Culture », tandis qu’un petit groupe d’ « art-activistes » déverse sous la Pyramide une substance semblable à du pétrole et y marche pieds nus, laissant leurs empreintes noires sur le marbre du musée39. Dix d’entre eux sont arrêtés40.

Cette action provoque en France une prise de conscience face à cette présence discrète, et peut-être un peu taboue, de géants pétroliers au sein des musées publics. Et pas n’importe lesquels : est-ce un hasard si Total finance au Louvre des expositions sur l’Égypte41 ou l’Arabie42, de même que la galerie des Arts de l’Islam43, ou encore le Musée du Quai Branly44 et l’Institut du Monde Arabe ? Sous couvert de « faire rayonner les grandes cultures du monde » dont elle se prétend « ambassadrice45 », la compagnie ne sert-elle pas ses propres intérêts économiques et géopolitiques, en s’impliquant stratégiquement dans la valorisation de territoires où elle est implantée pour ses activités pétrolières46 ? En outre, si les institutions publiques ont de plus en plus besoin de recourir aux subventions privées pour pallier un désengagement croissant de l’État, il est paradoxal de constater que les mécènes bénéficient en retour d’intéressantes déductions fiscales, compensées par l’État47… Enfin, alors que les producteurs d’armes et de tabac sont exclus d’office des mécénats « autorisés », est-il cohérent de tolérer en revanche l’or noir, et même de le célébrer comme « mécène exceptionnel48 », dans un musée qui conserve un patrimoine multimillénaire précisément mis en danger par l’exploitation des énergies fossiles ?

« Marée noire au pied de la Victoire de Samothrace », action du collectif « Libérons le Louvre » au Musée du Louvre le 5 mars 2017, Photographie © Libérons le Louvre, https://www.facebook.com/LiberonsleLouvre/

Soulevant ces paradoxes, et encouragé par la victoire de Liberate Tate, émerge début 2017 le collectif français « Libérons le Louvre49 », inscrit dans le programme « Zéro Fossile » de l’ONG 350.org50. Suite à la pétition lancée en janvier51, le collectif a multiplié ses actions tout au long de l’année 2017, sur le modèle de l’art-activisme de Liberate Tate : le 5 mars, une vingtaine de personnes vêtues de noir déposent leurs châles sous la Victoire de Samothrace, formant une marée noire symbolique sur les marches de l’escalier menant à la galerie d’Apollon et aux Arts de l’Islam sponsorisés par Total52 ; le 11 mai, un petit groupe chorégraphie un vol d’étourneaux dans la Cour Marly et y dépose des oiseaux noirs en origami53 ; le 21 mai, un pique-nique en noir est organisé aux Tuileries pour la Nuit des Musées54 ; pour les Journées du Patrimoine, une marée noire envahit les bassins qui entourent la pyramide55. Enfin, ce lundi 12 mars 2018, les art-activistes toujours en noir se sont allongés devant Le Radeau de la Méduse, bloquant l’une des salles les plus fréquentées du musée durant deux heures56. Bien que pour l’heure l’ampleur et la visibilité du mouvement restent limitées, et certainement entravées par le plan vigipirate et le tarif d’entrée57, ces performances bénéficient d’un écho médiatique significatif avec, outre un grand nombre de relais en ligne58, des articles notamment dans Le Monde59 et Libération60.

« Vol d’étourneaux », action du collectif « Libérons le Louvre » au Musée du Louvre, en Cour Marly, le 11 mai 2017, © Libérons le Louvre, https://gofossilfree.org/fr/vol-detourneaux-au-louvre/

En conclusion

Des premières initiatives d’Art Not Oil en 2004 jusqu’à Liberate Tate et désormais Libérons le Louvre, la lutte contre le pétrole au musée s’est déployée ces dix dernières années à travers des collectifs d’activistes recourant aux pratiques artistiques les plus contemporaines pour dénoncer in situ l’incompatibilité fondamentale des relations entre institutions muséales et entreprises pétrolières. À travers la performance, l’installation, le happening, le body-art, ces militants allient le geste à la parole dans des actions ponctuelles mais frappantes, où la couleur et substance noire est au centre – noir du pétrole, mais aussi de la menace, de la mort et du deuil. Leur efficacité tient à leur cohérence formelle immédiatement porteuse de sens, avec un message finalement plus percutant qu’une simple banderole, et à leur fort impact médiatique, via nombre de vidéos et photographies relayées en ligne. Face à des flux financiers incernables pour servir les intérêts peu transparents de quelques-uns, cette implication collective, concrète et humaine au sein même du lieu muséal rend ainsi visible et matérielle la réalité taboue des mécènes pétroliers, seulement présents à travers leurs logos sur marbre blanc.

Total parmi « Les grands mécènes du Musée du Louvre », gravés dans le marbre sous la Pyramide, Photographie © Maïlys Liautard 13 décembre 2018

Loin d’être simpliste, l’argumentation considère toute la complexité de ces interrelations, et met en lumière leur dissymétrie : contre une croyance candide en la générosité philanthrope et gratuite des grands groupes pétroliers, les militants montrent que ces derniers ont en fait bien plus à « gagner » que le musée dans cet échange de services. Certes, le musée reçoit une aide financière, qui vient compenser une baisse des subventions publiques, mais son montant – peu élevé dans le cas de la Tate, pour l’heure inconnu pour le Louvre – justifie-t-il réellement toutes les contreparties ? S’associer à ces industries, les présenter comme « mécènes exceptionnels » œuvrant pour « un monde plus beau, plus juste, plus responsable61 », graver leurs noms sur les murs d’une institution culturelle prestigieuse internationalement renommée et visitée, revient à banaliser et même légitimer leurs activités62 en acceptant de cautionner un discours hypocrite : n’est-il pas aberrant que le lieu par excellence de préservation et de valorisation d’un patrimoine de l’humanité affiche son soutien63 à des entreprises qui par ailleurs menacent ce patrimoine naturel et culturel64 ? La compagnie pétrolière y gagne non seulement une « bonne conscience » mais une reconnaissance sociale et même une vitrine de promotion, embellissant son image, tandis qu’elle en retire des avantages fiscaux voire un soft-power au service de ses propres intérêts stratégiques, géopolitiques et économiques – avec un risque d’influences et de pressions65 subies par l’institution…

Autant de tensions problématiques qui questionnent les missions culturelles, éthiques et sociales du musée, plus encore lorsqu’il s’agit d’une institution publique dans un contexte de prise de conscience environnementale accrue. Pour l’heure, le directeur du Louvre a répondu aux sollicitations par une fin de non-recevoir, arguant d’un « soutien financier décisif » de Total pour « un nombre important de dispositifs, de projets et de programmes majeurs », et ce « sans intervenir dans les choix artistiques du musée66 », refusant toutefois de communiquer le montant du mécénat. Mais suite aux victoires remportées au Natural History Museum, au Science Museum puis à la Tate, les art-activistes sont confiants et déterminés : là aussi, « S’il le faut nous reviendrons pendant six ans67 », affirme Libérons le Louvre. Affaires à suivre…

Clip animé réalisé par Libérons le Louvre, © Libérons le Louvre, https://france.zerofossile.org/louvre/

Par Maïlys Liautard.

Sources et prolongements :

Sites institutionnels :

Site des collectifs activistes :

et Page Facebook : https://www.facebook.com/LiberonsleLouvre/

Articles de presse en ligne, par ordre chronologique de parution :

« Art collective Liberate Tate uses Arctic ice to protest at gallery’s BP sponsorship », Independent, 16 janvier 2012, http://www.independent.co.uk/arts-entertainment/art/news/art-collective-liberate-tate-uses-arctic-ice-to-protest-at-gallerys-bp-sponsorship-6290448.html

« Protesters take 16-metre wind turbine blade to Tate Modern », The Guardian, 7 juillet 2012, https://www.theguardian.com/artanddesign/2012/jul/07/protesters-turbine-blade-tate-modern

« Tate and oil : does the art world need to come clean about sponsorship ? », The Guardian, 8 octobre 2014, https://www.theguardian.com/culture/2014/oct/08/tate-bp-sponsorship-arts-funding

« Shell sought to influence direction of Science Museum climate programme », The Guardian, 31 mai 2015 : https://www.theguardian.com/business/2015/may/31/shell-sought-influence-direction-science-museum-climate-programme

« Activists arrested in Louvre oil protests », The Guardian, 9 décembre 2015 : https://www.theguardian.com/environment/2015/dec/09/activists-arrested-in-louvre-oil-protests

« BP to end Tate sponsorship after 26 years », The Guardian, 11 mars 2016 : https://www.theguardian.com/artanddesign/2016/mar/11/bp-to-end-tate-sponsorship-climate-protests

« BP to End Sponsorshi of Tate Museums », New York Times, 11 mars 2016 : https://www.nytimes.com/2016/03/12/business/energy-environment/bp-to-end-sponsorship-of-tate-museums.html

« Liberate Tate’s six-year campaign to end BP’s art gallery sponsorship – in pictures », The Guardian, 19 mars 2016 : https://www.theguardian.com/environment/gallery/2016/mar/19/liberate-tates-six-year-campaign-to-end-bps-art-gallery-sponsorship-in-pictures

« L’argent du pétrole fait tâche dans les musées », article du Monde le 22 mars 2016 : http://www.lemonde.fr/arts/article/2016/03/22/l-argent-du-petrole-fait-tache-dans-les-musees_4888049_1655012.html

« Museums face ethics investication over influence of sponsor BP », The Guardian, 29 avril 2016 : https://www.theguardian.com/culture/2016/apr/29/museums-ethics-investigation-influence-sponsor-bp-british-museum

Jade Lindgaard, « Le musée du Louvre appelé à « se libérer » de l’argent du pétrole », Mediapart, 13 janvier 2017 : https://www.mediapart.fr/journal/economie/130117/le-musee-du-louvre-appele-se-liberer-de-l-argent-du-petrole

Olivier Petitjean, « Le Louvre et les grands musées sont-ils sous l’influence de l’industrie pétrolière », Observatoire des multinationales, 13 janvier 2017 : https://multinationales.org/Les-Louvre-et-les-grands-musees-sous-l-influence-de-l-industrie-petroliere

Marina Fabre, « Energies fossiles : le Louvre appelé à boycotter Total », article sur novethic.fr, 16 janvier 2017 : http://www.novethic.fr/empreinte-terre/climat/isr-rse/energies-fossiles-le-louvre-appele-a-boycotter-total-144251.html

Caroline Châtelet, « Energies fossiles : contre l’art Total au Louvre », article sur regards.fr, 17 janvier 2017 : http://www.regards.fr/web/article/energies-fossiles-contre-l-art-total-au-louvre

Zhifan Liu, « Climat : « Marée noire » Au Louvre pour dénoncer le mécénat de Total », Libération, 5 mars 2017 : http://www.liberation.fr/planete/2017/03/05/climat-maree-noire-au-louvre-pour-denoncer-le-mecenat-de-total_1553428

Clémence Dubois, « Le mécène Total n’a pas sa place dans les galeries du Louvre », Huffington Post, 26 mai 2017 : http://www.huffingtonpost.fr/clemence-dubois/le-mecene-total-na-pas-sa-place-dans-les-galeries-du-louvre_a_22110943/

Olivier Petitjean, « En Iran, le Louvre se fait à nouveau le VRP des multinationales françaises », Observatoire des multinationales, 7 mars 2018 : http://multinationales.org/En-Iran-le-Louvre-se-fait-a-nouveau-le-VRP-des-multinationales-francaises

« Des militants écologistes au Louvre pour protester contre le mécène total », Le Monde, 12 mars 2018 : http://www.lemonde.fr/planete/article/2018/03/12/des-militants-ecologistes-au-louvre-pour-protester-contre-le-mecene-total_5269683_3244.html

Liberate Tate, Platform, Art Not Oil, Not If but When: Culture Beyond Oil, 2011, en ligne : http://platformlondon.org/2011/11/27/read-online-now-not-if-but-when-culture-beyond-oil/

1 Vidéo de l’action en live et en ligne sur le Facebook « Libérons le Louvre » : https://www.facebook.com/LiberonsleLouvre/ et sur le site du collectif : https://france.zerofossile.org/louvre/ . Voir également l’article « Des militants écologistes au Louvre pour protester contre le mécène total », Le Monde, 12 mars 2018 : http://www.lemonde.fr/planete/article/2018/03/12/des-militants-ecologistes-au-louvre-pour-protester-contre-le-mecene-total_5269683_3244.html
2 « Le Musée du Louvre à Téhéran, Trésors des collections nationales françaises », inaugurée le 5 mars 2018. Voir « Le Louvre s’expose et séduit à Téhéran », Le Parisien, 9 mars 2018 : http://www.leparisien.fr/culture-loisirs/le-louvre-s-expose-et-seduit-a-teheran-09-03-2018-7599519.php
3 Olivier Petitjean, « En Iran, le Louvre se fait à nouveau le VRP des multinationales françaises », Observatoire des multinationales, 7 mars 2018 : http://multinationales.org/En-Iran-le-Louvre-se-fait-a-nouveau-le-VRP-des-multinationales-francaises
4 Voir le site du MOMA, onglet History : https://www.moma.org/about/who-we-are/moma-history
5 « progressive and influential patrons of the arts », ibid.
6 Voir par exemple une caricature de l’époque représentant la Standard Oil comme une pieuvre tentaculaire : “The Monster Monopoly”, American Cartoon, 1884, attacking John D. Rockefeller’s Standard Oil Company, https://www.granger.com/wmpix/car/tru/0009488-STANDARD-OIL-CARTOON-Monster-Monopoly-American-cartoon-1884-attacking-John-D-Rockefellers-Standard-Oil-Company.jpg . Quelques décennies plus tard, au bout de l’un des tentacules aurait pu être ajouté le MoMA. Voir également le dessin d’Ad Reinhardt, « How to look at Modern Art in America », https://hyperallergic.com/98063/how-to-look-at-ad-reinhardts-cartoons/ , qui en 1946 pointe les liens entre l’art et le “business”, et en particulier le pétrole (“oil”). Sur ce sujet, se reporter au séminaire « Art et civilisation du pétrole » dispensé entre 2015 et 2017 par Béatrice Joyeux-Prunel à l’École normale supérieure : http://www.dhta.ens.fr/spip.php?article390
7 Sixième Conférence des Parties de la convention des Nations Unies sur les changements climatiques, qui eut lieu en novembre 2000 à La Haye.
8 D’après le site de Rising Tide : https://risingtide.org.uk/
11 ibid.
12 Voir les Visites théâtralisées et les affiches de la campagne « Shell’s Wild Lie », par le collectif Art Not Oil, contre le mécénat de Shell pour le Wild Life Photographer of the Year du Natural History Museum en 2007-2008, sur le site d’Art Not Oil : http://www.artnotoil.org.uk/artwork/album-shells-wild-lie/43

13 Ken Saro-Wiwa était un écrivain et producteur nigérian, militant écologiste leader de campagnes non-violentes pour la défense du peuple Ogoni et contre les dégâts écologiques commis par les compagnies pétrolières, en particulier Shell, dans le delta du Niger. Quelques mois après la réception du Prix Nobel alternatif en 1994, il est arrêté par le gouvernement nigérian, et suite à un procès dénoncé par les organisations internationales de défense des droits de l’homme, il est condamné à la pendaison en 1995. Shell est accusé de complicité dans cette exécution, et préfèrera verser 15 millions de dollars à la justice américaine pour régler le litige et éviter le procès. Voir l’article du Figaro du 9 juin 2009, « Militants tués au Nigeria : Shell paie pour éviter le procès » : http://www.lefigaro.fr/international/2009/06/09/01003-20090609ARTFIG00534-militants-tues-au-nigeria-shell-paie-pour-eviter-le-proces-.php . Voir le site du Goldman Prize pour l’environnement décerné à Ken Saro-Wiwa en 1995 : http://www.goldmanprize.org/recipient/ken-saro-wiwa/

14 D’après l’histoire d’Art Not Oil sur leur site, ibid. 
15 Voir l’article de L’Obs du 25 février 2013, « BP : la marée noire du Golfe du Mexique en 15 chiffres » : https://tempsreel.nouvelobs.com/planete/20130225.OBS9971/bp-la-maree-noire-du-golfe-du-mexique-en-15-chiffres.html. Voir également l’article du Monde du 4 septembre 2014, « BP accusée de « grave négligence » pour la marée noire de 2010 » : http://www.lemonde.fr/planete/article/2014/09/04/bp-accusee-de-grave-negligence-pour-la-maree-noire-de-2010_4482348_3244.html (extrait : « Selon le jugement, la catastrophe écologique est le résultat d’une faute délibérée de BP, d’une conduite imprudente, et de décisions fondées sur le profit »).
16 Site de Liberate Tate : http://www.liberatetate.org.uk/about/

17 Par exemple dans The Guardian, the Independent… entre autres : « Art collective Liberate Tate uses Arctic ice to protest at gallery’s BP sponsorship », article de l’Independent du 16 janvier 2012, http://www.independent.co.uk/arts-entertainment/art/news/art-collective-liberate-tate-uses-arctic-ice-to-protest-at-gallerys-bp-sponsorship-6290448.html« Protesters take 16-metre wind turbine blade to Tate Modern », article du Guardian le 7 juillet 2012, https://www.theguardian.com/artanddesign/2012/jul/07/protesters-turbine-blade-tate-modern« Tate and oil : does the art world need to come clean about sponsorship ? », article du Guardian le 8 octobre 2014, https://www.theguardian.com/culture/2014/oct/08/tate-bp-sponsorship-arts-funding

18 Site de Liberate Tate : http://www.liberatetate.org.uk/about/ On y trouve toutes les photographies des performances réalisées par Liberate Tate à partir de 2010.

19 « Dead in the Water », Tate Modern, 2010, http://www.liberatetate.org.uk/performances/dead-in-the-water-2010/

20 « Licence to Spill », Tate Britain, 2010, http://www.liberatetate.org.uk/performances/licence-to-spill-june-2010/

21 « Sunflower », Tate Modern, 2010, http://www.liberatetate.org.uk/performances/sunflower-september-2010/

22 « Exorcism of BP », Tate Modern, 2011, http://www.liberatetate.org.uk/performances/the-exorcism-of-bp-july-2011/

23 « Human Cost », Tate Britain, 2011, http://www.liberatetate.org.uk/performances/human-cost-april-2011/

24 « Floe Piece », Tate Modern, 2012, http://www.liberatetate.org.uk/performances/floe-piece/

25 « The Gift », Tate Modern, 2012, http://www.liberatetate.org.uk/performances/the-gift/

26 « Parts per million », Tate Britain, 2013, http://www.liberatetate.org.uk/performances/parts-per-million-november-2013/

27 « Birthmark », Tate Britain, 2015, http://www.liberatetate.org.uk/birthmark/

28 D’après http://www.liberatetate.org.uk/performances/sunflower-september-2010/ . Et « Art collective Liberate Tate uses Arctic ice to protest at gallery’s BP sponsorship », article de l’Independent du 16 janvier 2012, op.cit.

29 D’après http://www.liberatetate.org.uk/performances/sunflower-september-2010/

30 « The Reveal », Tate Britain, 2015, http://www.liberatetate.org.uk/performances/the-reveal/
31 Caroline Châtelet, « Energies fossiles : contre l’art Total au Louvre », article sur regards.fr, 17 janvier 2017 : http://www.regards.fr/web/article/energies-fossiles-contre-l-art-total-au-louvre
32 « BP to end Tate sponsorship after 26 years », article du Guardian le 11 mars 2016 : https://www.theguardian.com/artanddesign/2016/mar/11/bp-to-end-tate-sponsorship-climate-protests« Liberate Tate’s six-year campaign to end BP’s art gallery sponsorship – in pictures », article du Guardian le 19 mars 2016 : https://www.theguardian.com/environment/gallery/2016/mar/19/liberate-tates-six-year-campaign-to-end-bps-art-gallery-sponsorship-in-pictures« BP to End Sponsorshi of Tate Museums », article du New York Times le 11 mars 2016 : https://www.nytimes.com/2016/03/12/business/energy-environment/bp-to-end-sponsorship-of-tate-museums.html« L’argent du pétrole fait tâche dans les musées », article du Monde le 22 mars 2016 : http://www.lemonde.fr/arts/article/2016/03/22/l-argent-du-petrole-fait-tache-dans-les-musees_4888049_1655012.html
33 Mais également lors de pièces de théâtres et de concerts sponsorisés par Shell au Royal Festival Hall et au National Theatre. Voir le site de Bp or not BP ? : https://bp-or-not-bp.org/.
34 la « Atmosphere, Exploring Climate Science gallery », voir l’article du Guardian du 31 mai 2015, « Shell sought to influence direction of Science Museum climate programme » : https://www.theguardian.com/business/2015/may/31/shell-sought-influence-direction-science-museum-climate-programme
35 insistance de BP pour inclure une œuvre particulière au British Museum lors d’une exposition sur l’art aborigène, alors que la compagnie négociait pour le Great Australian Bight project, voir le Guardian du 29 avril 2016, « Museums face ethics investication over influence of sponsor BP » : https://www.theguardian.com/culture/2016/apr/29/museums-ethics-investigation-influence-sponsor-bp-british-museum
36 Code of Ethics for Museums, sur le site de la Museums Association : https://www.museumsassociation.org/ethics/code-of-ethics
37 Organisations venues essentiellement d’Angleterre (Art Not Oil¸BP or Not BP ?, G.U.L.F., Liberate Tate, Shell Out Sounds, Science Unstained, Platform London…) mais aussi des Etats Unis (Occupy Museums, Not An Alternative…) ou de Norvège (Stopp Oljesponssing av Norsk Kulturliv). Voir le site d’Art Not Oil : http://www.artnotoil.org.uk/blog/100s-take-part-protest-performance-louvre-museum-over-oil-sponsorship
39 Voir le site d’Art Not Oil : http://www.artnotoil.org.uk/blog/big-oil-out-culture-paris-climate-summit : Oil giants Total and Eni both sponsor the Louvre, in an attempt to divert attention from their relentless fossil fuel extraction and human rights abuses around the world. These two companies should not be allowed to ‘artwash’ their public image by basking in the rosy glow of France’s most prestigious art gallery.
40 « Activists arrested in Louvre oil protests », article du Guardian du 9 décembre 2015 : https://www.theguardian.com/environment/2015/dec/09/activists-arrested-in-louvre-oil-protests
41 Exposition « Les Portes du Ciel, visions du monde dans l’Égypte ancienne »  en 2009, voir le site de Total : https://www.total.com/fr/medias/actualite/communiques/20090305-fondation-total-mecene-exposition-portes-ciel
42 Exposition « Routes d’Arabie – Archéologie et histoire du royaume d’Arabie saoudite » en 2010, voir le site du Louvre : http://www.louvre.fr/expositions/routes-darabie-archeologie-et-histoire-du-royaume-darabie-saoudite
43 « En remerciement de son mécénat, le musée du Louvre a octroyé à Total le statut exclusif d’ « entreprise fondatrice du département des Arts de l’Islam ». Deux plaques, apposées dans le nouveau département, mentionneront l’action de l’entreprise et son nom sera gravé dans le hall Napoléon parmi les mécènes exceptionnels. » Extrait du site du Ministère de la Culture, à propos du nouveau département des Arts de l’Islam : http://www.culture.gouv.fr/culture/actualites/mecenat-islam.html.
44 « Créée en 1992, la Fondation d’entreprise Total s’est donné pour mission de contribuer à l’harmonie sociale […] en préparant un monde meilleur. Elle intervient ainsi dans quatre domaines : la culture et le patrimoine, la solidarité, la santé et la biodiversité marine. Dans tous ses champs d’activité, la Fondation Total privilégie les partenariats de long terme, cherche à explorer de nouveaux chemins pour construire dans la confiance un monde plus beau, plus juste, plus sûr. » « Pour un monde plus beau, la Fondation Total s’attache à faire rayonner les cultures […]Grand mécène du musée du quai Branly – Jacques Chirac depuis 2009, la Fondation Total soutient régulièrement ses expositions, et notamment “L’Afrique des routes” et “Les Forêts Natales, Arts de l’Afrique équatoriale atlantique” en 2017 ». En toutes lettres sur le site du musée du Quai Branly : http://www.quaibranly.fr/fr/soutenir/vous-etes-une/entreprise-fondation/merci-a-ceux-qui-nous-soutiennent/fondation-dentreprise-total/
45 « Afrique ou Asie, Orient ou Occident… La Fondation Total contribue à la création de liens entre les civilisations. Sa présence sur tous les continents renforce sa volonté d’agir en « ambassadrice » des cultures du monde, qu’elle valorise et célèbre ». Hypocrisie ? Selon le site de la Fondation Total : http://fondation.total/fr/missions/faire-rayonner-les-cultures-et-le-patrimoine
46 Caroline Châtelet, « Energies fossiles : contre l’art Total au Louvre », article sur regards.fr, 17 janvier 2017 : http://www.regards.fr/web/article/energies-fossiles-contre-l-art-total-au-louvre : au moment de l’exposition “Routes d’Arabie” en 2010 au Louvre mettant en valeur le patrimoine historique et artistique de l’Arabie saoudite, Total et Aramco (financeurs de l’exposition) finalisaient leur projet de construction d’une raffinerie géante à Jubail.
47 Loi sur le mécénat de 2003, d’après l’article de C. Châtelet, op.cit.
48 Voir le site du Louvre, onglet « Mécènes Exceptionnels », où l’on retrouve le même propos que sur le site du Musée du Quai Branly au sujet de la Fondation Total : http://www.louvre.fr/meceneentreprises/mecenes-exceptionnels
49 Voir le site de « Libérons le Louvre » : https://gofossilfree.org/fr/louvre/
50 mouvement international de lutte pour le désinvestissement des énergies fossiles. Le nom même de l’organisation se réfère aux 350 ppm (parties par million) de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, taux maximal à ne pas dépasser afin de limiter le réchauffement climatique… taux qui s’élève aujourd’hui à plus de 400 ppm (chiffre atteint en 2014). Voir https://350.org/science/ et https://gofossilfree.org/fr/a-propos/.
51 Voir la pétition sur https://gofossilfree.org/fr/appel-louvre/ , reprise par Mediapart, le 13 janvier 2017 : https://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/130117/sortons-les-combustibles-fossiles-du-louvre
52 « Marée noire au pied de la Victoire de Samothrace », 5 mars 2017, https://gofossilfree.org/fr/maree-noire-au-pied-de-la-victoire-de-samothrace/
53 « Vol d’étourneaux », Cour Marly, 11 mai 2017 , https://gofossilfree.org/fr/vol-detourneaux-au-louvre/
54 Pique-nique « Total en Plein Jour » pour la Nuit des Musées, 21 mai 2017 , https://gofossilfree.org/fr/nuit-des-musees-total-en-plein-jour/
55 Une « Marée noire sponsorisée par Total » autour de la Pyramide pour les Journées du Patrimoine 2017 , https://gofossilfree.org/fr/louvre/
56 Vidéo de l’action en live et en ligne sur le Facebook « Libérons le Louvre » : https://www.facebook.com/LiberonsleLouvre/
57 À la différence de la gratuité des musées britanniques, et à l’absence de contrôle à l’entrée du moins jusqu’en 2016, le Musée du Louvre présente des entraves supplémentaires pour ce type d’actions.
58 Voir par exemple sur 350.org/fr, sur regards.fr, sur novethic.fr : cf. sources et prolongements.
59 « L’or noir mécène obscène », article du Monde du 26 janvier 2017 : http://www.lemonde.fr/m-moyen-format/article/2017/01/26/l-or-noir-mecene-obscene_5069261_4497271.html« Des militants écologistes au Louvre pour protester contre le mécène total », Le Monde, 12 mars 2018 : http://www.lemonde.fr/planete/article/2018/03/12/des-militants-ecologistes-au-louvre-pour-protester-contre-le-mecene-total_5269683_3244.html
60 Zhifan Liu, « Climat : « Marée noire » Au Louvre pour dénoncer le mécénat de Total », article dans Libération, 5 mars 2017 : http://www.liberation.fr/planete/2017/03/05/climat-maree-noire-au-louvre-pour-denoncer-le-mecenat-de-total_1553428
61 Voir le site du Louvre, onglet « Mécènes exceptionnels », op.cit.
62 Caroline Châtelet, op.cit. : «  À travers toutes ses actions de mécénat, rappelle 350.org, l’entreprise acquiert une légitimité et une image vertueuse : derrière ces partenariats et avec l’omniprésence des logos de l’entreprise sur les campagnes de communication, c’est une banalisation de sa présence et une valorisation de ses activités qui s’opèrent. »
63 ibid. citation de Nicolas Haeringer coordinateur de 350.org en France : « mettre en évidence que certes, Total soutient le Louvre, mais que le Louvre soutient Total et rend service à cette entreprise. C’est cela qui pose problème ».
64 Marina Fabre, « Energies fossiles : le Louvre appelé à boycotter Total », article sur novethic.fr, 16 janvier 2017 : http://www.novethic.fr/empreinte-terre/climat/isr-rse/energies-fossiles-le-louvre-appele-a-boycotter-total-144251.html. Citation de Nicolas Haeringer : « Il n’est plus acceptable, d’un point de vue éthique, d’entretenir des liens avec l’industrie fossile. […] La mission des musées est de préserver le patrimoine. Il n’y a aucun sens à s’associer avec des entreprises qui le détruisent, qui détruisent le climat et des communautés entières via ses activités. » Citation également de Clémence Dubois, chargée de la campagne Zero Fossile : « Total s’achète ici une image verte, une image d’entreprise responsable ».
65 ibid. Pour Isabelle Frémeaux, co-initiatrice de la campagne Liberate Tate, ces partenariats engagent de toute façon « un processus d’autocensure de la part des musées [qui] filtrent au préalable ce qui pourraient déplaire à leurs mécènes ».
66 Jean-Luc Martinez cité dans Zhifan Liu, op.cit. et Marina Fabre, op.cit.
67 Nicolas Haeringer cité dans Zhifan Liu, op.cit. 

Malraux : la légende du siècle

©Roger Pic. Licence : l’image est dans le domaine public.

Bien que nous commémorions les quarante ans de sa mort en novembre dernier, André Malraux (1901-1976) demeure une figure fascinante que l’on convoque autant en littérature qu’en politique. Gaulliste, résistant, aventurier, ministre de la culture, romancier, André Malraux est un personnage français incontournable du XXème siècle. « Entre ici, André Malraux, avec ton terrible cortège ! »

 

La naissance d’un héros-romancier

On sait peu de choses de l’enfance d’André Malraux qu’il ne confia presque pas à ses proches. Sa biographie connue, et racontée par des témoignages, commence, pour ainsi dire, en 1923 au Cambodge. Il est condamné pour vol et trafic de statues khmers qu’il vole dans les temples, mais est finalement relaxé. Puis il décide de monter L’Indochine, un journal anticolonialiste qui critique les injustices de l’empire français. De retour à Paris, il entre à la Nouvelle Revue Française (NRF) qui dicte la vie intellectuelle française de son temps où il se distingue aux cotés de Paul Valéry, André Gide et Pierre Drieu La Rochelle – lequel deviendra son ami. En 1928, il publie son premier roman, Les Conquérants, qui connaitt un grand succès de librairie. Son engagement politique se poursuit puisqu’il part à Berlin avec André Gide pour demander la libération du camarade Dimitrov aux Nazis, ce qu’ils n’obtiennent pas.

Bien qu’André Malraux, dans ses années-là, anime des réunions antifascistes à Paris et est une figure importante du parti communiste, son adhésion intellectuelle au marxisme reste floue et peu convaincante. Après l’intellectuel, c’est le chef de guerre. Depuis ses exploits militaires en Espagne où il organise une escadrille aérienne pour aider les Républicains, l’opinion publique voit en Malraux le personnage-narrateur des Conquérants qui participa aux révolutions chinoises, cadre du Guomindang, ce que les biographes contestent pourtant aujourd’hui mais que Malraux, de son vivant, n’avait jamais démenti.

« J’ai vu les démocraties intervenir contre à peu près tout, sauf contre les fascismes. » (L’Espoir)

En 1933, c’est la consécration littéraire du natif de Paris qui reçoit, pour la Condition humaine, le prix Goncourt. Livre qui narre la ferveur révolutionnaire des années 30, et plus particulièrement la révolution de Shanghai de 1927, le génie romanesque de Malraux se déploie tranquillement dans un tumulte inhumain de meurtres, de souffrances, de mensonges, mais aussi d’amour. Le triple cadre du roman — politique, métaphysique et éthique — donne une des plus grandes œuvres de la littérature mondiale. Cette tragédie historique, renforcée par l’écho de la Seconde Guerre mondiale et par celui des révolutions postérieures, parle d’une voix plus vive encore au XXIème siècle qu’à ses contemporains. Quatre années plus tard, Malraux publie L’Espoir (1937) qui raconte les commencements tumultueux de la guerre d’Espagne et la naissance d’une armée révolutionnaire. Plus que le paradoxe de l’illusion lyrique d’une révolution à réfréner et son désir d’apocalypse à maîtriser, ce livre met aussi en lumière les différents antifascismes que Malraux désire unir. Bien qu’il soit plus proche des communistes, il oublie quelque peu les trotskistes et méprise les anarchistes. Dans sa postérité, ce roman se pose comme le livre du « sang de gauche », comme l’ont qualifié les spécialistes de Malraux. 

Le ministre gaulliste et la politique culturelle

L’indiscernable frontière entre la réalité et la fiction se retrouvera dans toute l’œuvre d’André Malraux. Bien que dans les Noyers de l’Altenburg (1943) et dans ses Antimémoires (1967), il s’auréole de bravoure durant la débâcle de 1940, des témoignages externes euphémisent l’héroïsme dont il aurait fait preuve. En réalité, il s’était retiré dans le Midi de 1940 à 1944, protégés par les services spéciaux anglais ; il ne s’engage dans la Résistance qu’en mars 1944 seulement, sous le nom de colonel Berger.

En 1945, il rompt définitivement avec les communistes et entre dans le gouvernement du général de Gaulle en tant que Ministre de l’Information, avant de le quitter à nouveau en 1946 pour fonder le RPF avec le général. En 1958, de Gaulle revient au pouvoir et nomme André Malraux ministre-délégué et porte-parole. Charles de Gaulle l’envoie en voyage pour rencontrer les grands chefs d’État (Mao Zedong, Nehru, …). Du fait de la révolte de mai 68, et de la renonciation du général à ses fonctions un an plus tard, Malraux décide de partir. Il ne sera resté qu’un second rôle dans le film politique du gaullisme.

Également théoricien de l’art, sa conception guidera sa politique. Pour Malraux, la culture est surtout la rencontre vivante avec l’art et remplit une fonction métaphysique : celle de relier les hommes et les civilisations. Elle doit également orienter les politiques. Comme il considère que l’art délivre de l’histoire et qu’il se présente comme une réponse à la mort, il souhaite en faire bénéficier tout le monde : c’est la naissance de la démocratisation culturelle.

« L’œuvre d’art n’est pas seulement un objet mais une rencontre avec le temps »

Pour mieux comprendre comment Malraux conçoit la démocratisation culturelle, il faut se pencher sur sa conception kantienne de l’art. En fait, elle est définie comme la jouissance éprouvée devant l’œuvre par la subjectivité du jugement de goût. L’œuvre établit une communication qui a un pouvoir sur le psychisme du récepteur. L’art a la possibilité, par la conjugaison d’un regard et d’une sensibilité subjectifs, de transformer en conscience une expérience. C’est cette notion de « rencontre » qui rend possible la convergence des langages de l’éphémère et de la vérité, ce qui permet « le partage de l’héritage » : telle est la mission culturelle. En effet, le ministre chargé aux affaires culturelles devait rendre possible cette « rencontre » ; il espérait même que la culture ait ce pouvoir de fonder un sentiment d’appartenance commune, de donner l’envie d’un vivre-ensemble, et de partager les mêmes valeurs et les mêmes croyances.

La démocratisation culturelle se donnait l’objectif de toucher le plus grand nombre de Français possible. Mais, lorsqu’elle fut développée dans les années 1960, elle demeura indépendante des modalités de l’organisation sociale et politique de la société dans laquelle cette démocratisation devait s’inscrire. Effectivement, elle remplit un objectif sur deux. La démocratisation culturelle parvint à contrer, par la diffusion massive d’œuvres culturelles, l’inégalité géographique d’accès à l’art et mit fin au « désert culturel » de la province. Mais l’inégalité sociologique demeure.

Malraux faisait confiance à l’universalité de l’art, mais il rencontra des difficultés à abattre le mur sociologique. Si Malraux a échoué — et où le ministère de la culture échoue toujours — c’est parce que leur politique de diffusion se fonde sur une mauvaise stratégie. Cette stratégie parie sur le choc que produit l’œuvre d’art sur son récepteur, choc loin d’être immédiat si l’attention n’est pas cultivée par une contemplation de l’objet-art relativement longue. Le choc, donc la contemplation artistique, s’éduque : il faut éduquer les conditions pour que la « rencontre » ait lieu. Or, les politiques culturelles ne se sont développées qu’à travers un prisme normatif qui a classé et hiérarchisé les pratiques culturelles — et donné, de surcroît, du crédit à l’existence d’une culture dominante comme instrument de domination. Si les politiques culturelles, depuis la mort d’André Malraux, ont subi des modifications importantes, les principes fondateurs se sont pourtant cristallisés et n’ont, pour l’instant, jamais été remis en question.

« L’héritage culturel n’est pas l’ensemble des œuvres que les hommes doivent respecter mais de celles qui peuvent les aider à vivre. […] Tout le destin de l’art, tout le destin de ce que les hommes ont mis sous le mot culture, tient en une seule idée : transformer le destin en conscience » (Discours de 1936)

 

La renaissance partielle de Malraux 

Malraux n’aura jamais écrit que trois romans — Les Conquérants, La Condition humaine, et L’Espoir — qui sont rapidement compilés dans la collection de La Pléiade, il devient donc le premier romancier à être publié de son vivant dans cette prestigieuse collection. Après la guerre, il décide de se consacrer à la théorie de l’art et à ses mémoires (sic).

Très absent de la scène médiatique entre 1957 et 1969, ses soutiens de gauche le délaissent, il sera désormais un paria, vu comme un Chateaubriand qui se serait trompé de siècle. Il se relance dans l’écriture avec obsession et désespoir. La mort de sa femme, Louise de Vilmorin, le plonge dans la dépression et l’alcool : il est pris en charge à la Salpêtrière en 1972 où il écrit Lazare.

La sortie de ses Antimémoires est un réel évènement politico-littéraire puisqu’il mêle, dans un style plus libre, fleuri, une chronologie non-linéaire et les souvenirs avec la fiction. Les dialogues avec Nehru, de Gaulle et Mao sont sublimés et n’ont pas la vocation de réalité. Ses Antimémoires sont suivies d’un autre ouvrage, La Corde et les souris, et le tout augmenté d’Oraisons funèbres. Cette œuvre, compilée sous le nom Le Miroir des Limbes, réinvente les genre romanesque et autobiographique et les questionne dans une œuvre où mémorialiste et romancier se confondent. Son ami Pierre Drieu La Rochelle dira : « ce n’est pas Malraux, c’est la figuration mythique du soi ». On entendra souvent dire que Malraux fut mythomane ; en fait, s’il ne voulait pas exposer sa réelle biographie par question de pudeur, il était tout de même très attentif à l’image qu’il renvoyait de lui-même.

« […] il entrait dans un monde où la vérité n’existait plus. Ce n’était ni vrai ni faux, mais vécu » (La Condition humaine)

Quant à ses théories sur l’art, elles inventent un nouveau concept du livre d’art. En effet, l’histoire de l’art malrucienne ne tombe jamais dans le spirituel, dans le sacré religieux, mais pose enfin l’inexistence divine, l’agnosticisme artistique, par la reproduction photographique de l’art universel — qui n’avait jamais été questionnée avant Walter Benjamin — : en somme, une histoire de l’art ultra-moderne, non pas, justement, du point de vue de la création, mais de la réception de l’art. Selon Malraux, notre époque ayant écarté la notion de sacré, ce que Weber appelle le « désenchantement du monde », l’art permet de prendre conscience de son sens intrinsèque, créé un monde irréductible à celui du réel et devient un « anti-destin », une réponse donnée à la mort.

« Nos dieux sont morts et nos démons bien vivants. La culture ne peut évidemment pas remplacer les dieux, mais elle peut apporter l’héritage de la noblesse du monde » (Antimémoires)

Il se fait définitivement connaître du grand public en 1972 lors de son passage à la radio, émission de neuf heures consécutives intitulée La légende du siècle où Malraux joue un rôle quasi hugolien de maîtrise des nouveaux médias. On observe d’ailleurs un parallèle avec de Gaulle et son utilisation des médias avec la publication des derniers livres de Malraux (L’Intemporel et L’Homme précaire) dans lesquels il propose une réflexion complète sur les pouvoirs de l’audiovisuel et les mutations que les médias entrainent. Aussi, en 1971, lorsque de Gaulle décède, Malraux décide de lui consacrer un hommage par la publication des Chênes qu’on abat, qui recueille des dialogues avec le général et s’impose comme le réel testament du gaullisme : la décolonisation, l’impulsion donnée au Tiers-monde, l’indépendance nationale, la tradition jacobine et le sens de l’universel.

L’année de sa mort, il publie le dernier volume de La Métamorphose des dieux et La Corde et les souris qui vient clôturer Le Miroir des limbes, il retouche sans cesse ses œuvres et n’aura jamais été aussi productif. En 1976, il est hospitalisé d’urgence pour cancer de la peau et décède le 23 novembre. Ses cendres seront transférées au Panthéon sous l’impulsion de Pierre Messmer en 1996.

André Malraux fait partie de ces rares intellectuels qui, si nous ne les avions pas eus, nous manqueraient : on ressentirait un vide sans pouvoir le nommer, que ce soit dans l’espace littéraire, politique ou théoricien. La meilleure des manières de lui rendre hommage politiquement serait de reprendre, enfin, le grand chantier culturel qu’il avait entrepris et de faire tomber le mur sociologique. Et la meilleure des manières de lui rendre hommage culturellement serait de continuer d’aller chercher l’art, non pas seulement dans les musées et les bibliothèques, mais au plus profond de soi-même, pour aller à sa « rencontre » et sceller enfin l’union de l’homme d’avec sa civilisation.


Sources : 

Images : ©Roger Pic. Licence : l’image est dans le domaine public.

 

Et la culture dans tout ça ?

Lien
Le site Richelieu de la Bibliothèque nationale de France ©Poulpy

Tous les candidats à la présidentielle 2017, sans exception, mettent la culture au centre de leurs discours, mais pas au centre de leurs priorités. Si La France insoumise est le seul mouvement politique à avoir sorti tout un livret sur la seule question culturelle (Les Arts insoumis), tous les autres outrepassent cette thématique qui, si certains l’oublient, est aussi un secteur économique important qui génère plusieurs milliards d’euros tous les ans avec des retombées économiques directes non négligeables.

La culture comme secteur économique

Avant de comparer les programmes et propositions des différents candidats, rappelons que la culture est un secteur économique énorme. Si la France est le pays le plus touristique du monde, ce n’est pas seulement pour son vin rouge mais aussi pour le musée du Louvre, le festival d’Avignon, pour se tenir devant la cathédrale Notre-Dame-de-Fourvière ou la tombe de Georges Brassens à Sète.

En termes de chiffres, le secteur de la culture concentre 3% des emplois, à savoir 700 000 salariés et non salariés. C’est une augmentation de 50% sur vingt ans. Actuellement à 0,65% du PIB, le budget de la culture, quant à lui, n’a pas vraiment augmenté. Si on rapporte le budget de la culture aux personnels qu’elle emploie, il baisse de facto. En 2015, le poids économique direct de la culture — c’est-à-dire la valeur ajoutée de l’ensemble des branches culturelles — était de 43 milliards d’euros. La croissance des branches culturelles, depuis 2008, est en baisse. Seules certaines, comme l’audiovisuel et le patrimoine, augmentent faiblement – croissance qu’il nous faut garder à l’esprit.

En effet, si l’on avait une seule approche économique et de profit sur la culture, nous comprendrions bien vite qu’il y a intérêt à augmenter son budget. Presque tous les candidats sont d’accords pour, au moins, ne pas baisser ce budget. Quelques 180 artistes déploraient, dans un appel publié dans le Huffington Post de février, un « silence pesant sur la culture ». La grande oubliée des débats des primaires et à cinq et onze candidats, la culture, bien qu’elle apparaisse dans tous les programmes, fait figure d’ornements, là où elle devrait être un panneau de direction pour notre pays.

 

Les propositions

Nous faisons le choix d’évincer quelques candidats qui n’ont pas de réelles propositions concernant la culture (Nathalie Arthaud, François Asselineau, Jacques Cheminade, et Philippe Poutou).

Nicolas Dupont-Aignan propose la gratuité des musées le dimanche pour les Français et les résidents et rehausser le budget de la culture à 1% du PIB. Maigre effort. Abrogation de la loi Hadopi, bonne idée mais partagée par tous les candidats. Sinon, il souhaite investir 400 millions d’euros mais seulement dans le patrimoine. Si l’on comprend bien, NDA souhaite investir seulement où cela rapporte plutôt que d’essayer d’équilibrer les branches entre elles.

Quant à François Fillon, déjà responsable d’un quinquennat culturel désastreux sous l’ère Sarkozy, et en totale rupture avec les Grands Travaux culturels du passé, il n’est égal qu’à lui-même. Il souhaite « réduire la fracture culturelle, soutenir la création française et faire de nos atouts culturels un vecteur de développement et de rayonnement ». C’est un peu flou, on ne comprend pas. Concrètement, il souhaite développer ce qu’il appelle la « conscience d’appartenance à la civilisation européenne » ce qu’on peut rapprocher de sa  réécriture du « grand récit national ». Dangereux. En feuilletant son programme, on tombe sur quelques mentions du statut des intermittents qu’il ne porte pas vraiment dans son cœur. De fait, il souhaite lutter contre leurs soit-disants « abus » et exclure une « forme d’emploi permanent ». Quand on sait que les intermittents du spectacle sont dans la classe des travailleurs pauvres et les plus précaires de France, on ne peut que railler ces propositions. Le candidat anti-système, pour le coup, est à contre-courant de ce que tout le monde propose concernant la Loi Hadopi. Tous s’accordent pour l’abroger, M. Fillon souhaite la renforcer. Ses propositions parlent d’elles-mêmes.

Le ministère de la Culture et de la Communication

Concernant le Parti Socialiste et Benoît Hamon, derrière un slogan « La culture partout, par tous, pour tous » et appuyés par la réalisatrice Valérie Donzelli qui a réalisé le clip de campagne, leur projet ne comporte absolument aucune nouveauté, aucune proposition concrète, aucune idée. Benoît Hamon pense sans doute qu’allouer 4 milliards d’euros supplémentaires à la culture le fera passer pour le nouveau Malraux. C’est en réalité dans la droite lignée du quinquennat culturel de Hollande, sans étincelle, sans inspiration, mais un budget qui augmente.

Étonnamment, Jean Lassalle est le seul “petit candidat“ avec des idées. Bien qu’elles aient peu de chances d’être appliquées, ses propositions concernant la culture valent le détour pour leur singularité. Il souhaite créer, sur le modèle de la Fête de la Musique, les Fêtes de la Philosophie et des Savoirs, du Sport et de l’Engagement. Même si le français serait la langue de l’administration, il souhaite protéger les langues régionales ; et rattacher la francophonie au ministère de la Culture. D’autre part, il voit d’un bon œil la création d’un circuit de salles pour décentraliser les œuvres basées à Paris vers la province. Plus cocasse, il souhaite enseigner les arts martiaux dès l’école primaire à tous les enfants.

De nombreux artistes s’engagent depuis des décennies pour combattre l’idéologie du Front National. Marine Le Pen n’a pas de programme culturel, à part celui de rendre les Français trop fiers de leur pays dans une logique de repli national, que l’on connaissait déjà chez le père Le Pen. Elle souhaite une protection nationaliste de la culture et promouvoir le « roman national ». Il y a quelques temps, elle remettait en cause la culpabilité de l’État français dans la rafle du Vel d’Hiv’. Un « roman national » négationniste, ce ne serait justement qu’un « mauvais roman » et non pas l’Histoire de France. Le FN, en voulant créer une seule culture française, se retrouve à la nier.

En Marche ! et Emmanuel Macron sont fidèles à eux-mêmes et voient la culture comme un bien marchand. Pro-Europe, ils souhaitent la création d’un « Netflix européen » de libre-circulation des artistes et des projets culturels. Le nom du projet annonce l’arnaque. Au lieu de protéger les travailleurs de la culture qui subissent déjà la concurrence européenne sur les salaires et l’austérité des politiques étatiques, M. Macron veut l’amplifier en les intégrant dans un réseau “Netflix“ pour les précariser d’autant plus. D’ailleurs, que dit M. Macron des intermittents ? Il souhaite une « adaptation de leur statut », traduire : flexibilisation. Comme s’ils n’étaient pas déjà assez assujettis aux conjonctures économiques ! Ses amis mécènes ont d’ailleurs dû lui souffler à l’oreille qu’il serait bon qu’ils soient exemptés de l’ISF — impôt de solidarité sur la fortune — car, après tout, ils sont investis d’une mission culturelle, eux aussi, de diffusion de la culture. Sauf que lorsqu’on voit les fondations privées telles que Pinault ou LVMH braquer les trésors culturels du monde entier — comme ceux de la Syrie en guerre — pour les transformer en marchandises, on évite de leur faire pareil cadeau et on leur demande plutôt de payer des impôts. Tout simplement. D’autre part, M. Macron souhaite maintenir le budget tel qu’il est, alors qu’il scande dans ses meetings « Hors d’elle [la culture] il n’est pas de véritable citoyenneté ».

Le leader de la France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, a consacré avec son équipe de campagne un livret de 28 pages, Les arts insoumis, la culture en commun, sur les propositions culturelles. De tous les candidats, il est celui qui consacre le plus de propositions intéressantes et nécessaires sur les politiques culturelles. Il souhaite un retour progressif de l’État pour remplacer le privé afin d’accélérer la démocratisation culturelle. Connaissant les conditions de vie des intermittents du spectacle, il souhaite mettre fin à cette précarisation et supprimer les niches fiscales des mécènes et leur faire payer l’ISF. Il propose également de rehausser le budget à 1% du PIB — et non pas du budget de l’État. L’ancien professeur de français souhaiterait aussi la gratuité des musées le dimanche, un investissement de 100 millions d’euros dans l’éducation artistique et culturelle de la maternelle jusqu’à l’université. Il souhaite également s’appuyer sur les conservatoires qu’il juge cruciaux dans la formation de l’excellence artistique française de demain. Dans les nouveautés, sur le modèle d’Arte, la chaine franco-allemande, il imagine une chaine méditerranéenne semblable pour accroitre la coopération culturelle entre les pays européens du Sud. L’homme à l’hologramme investit également le numérique dans lequel il voit un atout important pour démocratiser la culture. Entre autres, mettre en place une cotisation universelle sur un abonnement internet pour accéder à une médiathèque publique de téléchargements non-marchands et rendre la culture accessible à tous. Cela permettrait aussi de mieux rémunérer les droits d’auteurs et de protéger ces derniers.

Croire à la culture, c’est croire à un futur commun

Avant d’être sauvagement torturé et assassiné par Klaus Barbie, Jean Moulin prévoyait une grande politique culturelle d’après-guerre, baptisée « Les jours heureux ». Il avait l’ambition d’une décentralisation culturelle, d’un maillage de structure et de lieux en région, et d’un plus grand accès à tous à la chose culturelle. La guerre finit. Arriva de Gaulle et Malraux qui fondèrent les Affaires culturelles. Puis Pompidou avec le centre éponyme. Giscard d’Estaing avec le musée d’Orsay et l’Institut du Monde Arabe. Puis Mitterrand et son acolyte Jack Lang qui firent le grand Louvre, l’opéra Bastille, la grande Arche et la Bibliothèque nationale de France. Déjà sous les deux quinquennats Chirac, on observa une baisse en régime avec le seul Quai Branly. Sous  Sarkozy et Hollande, rien… Une perte d’idées, de directions, une perte d’ambition.

André Malraux, premier ministre attaché aux Affaires culturelles

La chose culturelle est bien plus qu’une marchandise dans laquelle il faut investir pour espérer des retombées économiques directes. La culture est un bien commun de l’humanité, elle est ce qui nous différencie de l’animal et ce qui nous empêche de faire la guerre — contrairement à la conception lepéniste. Justement, André Malraux disait : « La culture ne s’hérite pas, elle se conquiert ». Puis d’ajouter, au Sénat en 1959 : « Il appartient à l’université de faire connaître Racine, mais il appartient seulement à ceux qui jouent ses pièces de les faire aimer. Notre travail, c’est de faire aimer les génies de l’humanité, et notamment ceux de la France, ce n’est pas de les faire connaître. La connaissance est à l’université ; l’amour, peut-être, est à nous. »


Sources : 

Images : 

©Poulpy

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http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/Andre-Malraux/MALRAUX-18-1.jpg

Trepalium VS 3% : Deux imaginaires de lutte des classes, entre violence et humanisme

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©Bidouschiff

Les séries dystopiques Trepalium et 3% évoquent toutes deux l’avenir du capitalisme. Les univers des ces deux séries diffèrent quant à la réaction des populations et à la stratégie de la classe dominante pour se maintenir en place, oscillant entre répression et production du consentement ; la stratégie la plus terrifiante n’est pas nécessairement celle que l’on croit. Attentions spoilers !

 

Trepalium, ou la fin misérable du capitalisme

Trepalium est une série française d’Antres Bassis, qui se déroule dans un pays (présumément la France) où le chômage a atteint les 80%. Au lieu de choisir la voie de la solidarité et du partage du temps de travail, la société s’est engouffrée dans une ségrégation sociale et spatiale d’une extrême violence. Un mur est construit 10 ans avant le déroulement des faits, afin de séparer les « actifs » ceux qui travaillent, et les “inactifs”. Une loterie permet chaque année à un inactif de devenir actif, mais mis à part cette mince échappatoire, il est impossible d’échapper à sa condition d’inactif. En revanche, le nombre d’actifs ne cesse de diminuer au fur et à mesure que les entreprises augmentent leurs profits. Les actifs engagent une compétition sans merci pour grimper les échelons et ne pas finir inactif.

Le monde des actifs est froid, rigide, déshumanisé. On apprend dans la série qu’il est d’usage pour un supérieur hiérarchique de violer la femme de celui qui cherche une promotion. En parallèle, les actifs entretiennent une détestation pour les inactifs qu’ils considèrent comme des fainéants et des incapables puisqu’ils n’ont pas d’emplois. L’absurdité de cette logique est démontée par l’un d’entre eux : « Je suis né de l’autre côté du mur », proteste l’un des inactifs.

En réalité, les inactifs, bien que pauvres, sales et affamés, font preuve de solidarité entre eux ; ils ont plus ou moins conscience de l’injustice du monde dans lequel ils vivent. Ils ne détestent pourtant pas les actifs, qu’ils ne voient jamais. Afin de surmonter le problème, une ministre tente de mettre en place des “emplois aidés”, c’est-à-dire de faire venir des inactifs de l’autre côté du mur comme domestiques. Celle-ci échoue et le racisme de classe déclenche une révolution prolétarienne, ou plutôt lumpenprolétarienne (le “prolétariat en haillons”), qui couvait depuis longtemps.

3%, ou le Capitalisme méritocratique

L’univers de 3% est à l’opposé de celui de Tripalium. Cette série est réalisée par Pedro Aguillera, et on trouve César Charlone (La cité de Dieu) à la production. Elle se déroule au Brésil, où la légende raconte qu’un couple fondateur a crée un paradis sur terre, ou plutôt sur mer, sous la forme d’une île artificielle appelée « The Offshore », ce qui n’est pas sans rappeler les fantasmes libertariens de la Silicon Valley.

3% de la population du pays (on ne sait rien du reste du monde) y habite. Seuls les « meilleurs » peuvent y accéder à l’issu d’une longue épreuve à l’âge de 20 ans, composée de tests individuels et collectifs destinés à évaluer la « valeur » de chacun d’entre eux.

On retrouve ici une idée chère au capitalisme cognitif: chacun est doté d’un capital humain qu’il cherche à faire fructifier rationnellement. Lors de ce test, le personnel de l’Offshore est toujours agréable, gentil et plein de compassion. L’Offshore, comme le monde derrière le mur, est inconnu et idéalisé. Les habitants de la terre cherchent tous à passer ce test, et lorsqu’ils échouent, acceptent comme vérité qu’ils n’étaient pas assez méritants, légitimant ainsi l’ordre établi.

Lors d’un rebondissement surprenant, on apprend finalement ce qui fait tenir cette société bicéphale : les 3% acceptés sont stérilisés. Ainsi, la reproduction sociale, de classe, est empêché. On nous montre l’exemple d’un garçon dont la famille vit sur l’Offshore et qui rate l’examen malgré tout. Seules comptent les qualités humaines considérées comme bénéfiques pour la société.

Il faut néanmoins mentionner qu’il existe un mouvement de résistance, La Cause. Celle-ci est cependant bien moins soutenue parmi la population de la terre que l’Offshore, en raison de l’hégémonie culturelle qu’a réussi à imposer le système méritocratique des 3%.

Du Capitalisme agressif au Capitalisme à “visage humain”

On est bien face à deux univers différents. Les actifs de Trepalium en viennent quasiment à ignorer les “inactifs” qui vivent de l’autre côté du mur. Ils ont fini par ne plus se soucier d’eux et oublier leur potentiel révolutionnaire. La mobilité sociale n’existe que sous sa forme descendante, et la culture de la classe dominante est imprégnée de cet esprit de compétition.

Dans 3%, la classe dominante de l’Offshore a intégré l’idée qu’il ne fallait ni abandonner la classe dominée ni lui faire violence. Le génie de cette société réside dans le fait qu’elle autorise une certaine mobilité sociale ascendante : la classe dominante est contrainte, à cause de la perte de sa capacité reproductrice, à accueillir une partie de la classe dominée en son sein. L’idéologie méritocratique permet ainsi de faire accepter sa situation à la classe dominée : la mauvaise situation de celle-ci ne résulte que de la mauvaise décision des individus qui la composent.

Les dominés subissent à peu près les mêmes souffrances dans Tripalium et 3%, mais la classe dominante les gère de manière bien différente. Vers quelle voie s’orienterait notre société en cas de crise structurelle du capitalisme : un ordre ségrégationniste qui pratique un racisme de classe, ou une société hyper-méritocratique qui justifie les inégalités de rang au nom de l’inégalité de mérite ?

En définitive, on constate que la société décrite est également injuste dans les deux cas, mais que seule celle de Trepalium est perçue comme telle par la classe dominée, ce qui aboutit, in fine, à la révolution. Est-ce à dire qu’un capitalisme ouvertement déshumanisé est préférable à un capitalisme qui nous tue avec le sourire ? Ce qui fait la force de ce dernier, c’est l’intériorisation de sa logique par les dominés. La Silicon Valley serait-elle plus dangereuse que le capitalisme old school ?

 

Crédits photo : ©Bidouschiff