Bolloré : l’arbre qui dévoile la forêt

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Vincent Bolloré © Wikimedia Commons

La domination du groupe Hachette sur l’édition française ne date pas d’hier. Ni même d’avant-hier. Mais tout bien considéré, comparé au temps où le regretté Jean-Luc Lagardère regroupait Hachette livres, distribution et médias avec l’armement et l’aviation, l’« empire Bolloré » fait de nos jours un peu prix de consolation. Maintenant, il est vrai que Jean-Luc n’était, à l’égal des autres grands patrons, qu’un militant du profit. Alors que Vincent… Par Thierry Discepolo, directeur des éditions Agone.

C’est donc l’alliance du grand patronat et de la droite extrême qui est à l’origine de la prise de conscience dont certains médias se font les échos depuis quelques semaines. Il est évidemment remarquable que l’impulsion ne vienne pas de l’édition industrielle, ni des grosses librairies, moins encore des autrices, romanciers, journalistes et universitaires qui font les unes et les prime times – mais de la librairie indépendante, associée à l’édition indépendante.

Voilà pourquoi la formulation des dangers que fait peser l’« empire Bolloré » sur le marché du livre et la réponse à y apporter présentent toutes les qualités de la franchise et de la clarté : un appel à boycotter les livres édités par l’une ou l’autre des quarante et quelques marques du groupe Hachette — voir la liste ici1.

Une clarté et une franchise qui répondent à la franchise et la clarté du projet idéologique dont le pieux milliardaire breton porte fièrement les couleurs : restaurer les valeurs millénaires de l’Occident chrétien, version radicalement identitaire, et lancer une croisade contre le « grand remplacement » qu’il fantasme.

Dans l’édition, la première illustration de ce programme fut le soutien apporté à Éric Zemmour en tant que candidat d’extrême droite à la présidentielle 2022. Cette opération a fait tant de bruit qu’on semble avoir oublié que le groupe Hachette n’a pas attendu d’être sous la coupe de Vincent Bolloré pour éditer Zemmour : trois titres sont parus chez Grasset, maison où débute le journaliste. Mais surtout que c’est un autre groupe éditorial français qui a fait sa gloire et ses plus grands succès : cinq titres (dont Le Suicide français et Destin français) parus chez Albin Michel – voir ici la liste des maisons dépendantes2.

La tribune « Ne laissons pas Bolloré et ses idées prendre le pouvoir sur nos librairies » semble en rajouter sur l’ancrage à l’extrême droite fascisante, raciste, sexiste et nationaliste de l’ascétique sexagénaire. Mais ce n’est peut-être pas exagéré lorsqu’on apprend que l’« ogre de Cornouaille » a engagé un néo-nazi pour entretenir son île et y encadrer les messes auxquelles il assiste en maître des lieux.

On ne trouvera jamais pareilles vulgarités chez la famille Gallimard, propriétaire du troisième groupe éditorial français — voir la liste ici.3 Mais si on s’inquiète vraiment de la diffusion des idéologies d’extrême droite, côté fonds littéraire et philosophique nazi, fasciste et crypto-fasciste, pétainiste et antisémite, Gallimard dispose d’une avance séculaire qu’on n’est pas près de rattraper chez Hachette. Mais s’inquiète-t-on vraiment dans le monde du livre de la diffusion des idéologies d’extrême droite dès lors qu’elle n’est pas tapageusement poussée par Vincent Bolloré ?

Lancé en juillet dernier par Attac et les Soulèvements de la Terre, l’appel à « Désarmer l’empire Bolloré » rappelle qu’avant de fondre sur l’édition et les médias français Vincent Bolloré a fait fortune dans l’exploitation néocoloniale et qu’il continue d’être un acteur majeur du ravage écologique.

Il faut donc aussi rappeler que le patron d’Editis, second groupe éditorial et médiatique français (voir la liste ici4), doit sa fortune au même genre de piraterie — non pas en Afrique, comme Vincent Bolloré, mais en Europe de l’Est. Ce qui fait de Daniel Kretinsky – avec la propriété de centrales électriques au lignite, au gaz et nucléaires, de gazoducs mais aussi d’entreprises de stockage de gaz, de fret, de négoce de matières premières, etc. — un producteur de nuisances écologiques et économiques du même registre, toutefois d’une autre ampleur. Mais s’intéresse-t-on vraiment dans le monde du livre aux nuisances écologiques et économiques d’un grand patron dès lors qu’il ne s’agit pas de « Bolloré » ?

Sur le plan politique, la différence de positionnement entre le Breton et le Tchèque se situe entre Valeurs actuelles, pour le premier, et Franc-Tireur, pour le second. Autrement dit, une offre qui va de l’extrême droite à l’extrême centre — soit l’espèce d’alliance qui gouverne désormais, vaille que vaille, le pays.

À la tête de Média-participation, troisième challenger éditorial français du groupe Hachette, la famille Montagne affiche le même genre de pedigree qu’on a vu jusqu’ici à ce poste, mais sur le mode fade. Catholique de droite lui aussi, mais modéré, le fils (Vincent) a pris ses distances avec le père et fondateur (Rémy), qui agrémentait en 1974 les débats à l’Assemblée nationale sur la loi Veil en associant « l’avortement aux génocides du IIIe Reich ». Fondé avec l’argent des pneus Michelin et l’aide de l’assureur Axa, le groupe mélange désormais astucieusement l’industrie de la BD à l’édition religieuse et au livre d’entreprise, à l’« art de vivre » et l’« art du fil », au nautisme et au secourisme — un tas d’où émerge péniblement la bannière du Seuil, qui s’efforce de satisfaire son contrôleur de gestion en exploitant les grandes causes de notre temps.

On le voit bien, l’urgence que dévoile l’« empire Bolloré » touche autant à l’idéologie quà l’organisation de l’édition française, sous le contrôle d’une poignée de grandes fortunes. Pour finir donc ce tour d’horizon (non exhaustif) des principaux groupes à la recherche d’une alliance face à Hachette, voyons du côté d’Actes Sud et de ses patrons, la famille Nyssen. Ici, ni Occident chrétien, ni piraterie néocoloniale, ni calamiteux bilan carbone, et aucun nazi caché dans les placards.

Mais puisqu’il s’agit de « faire barrage au Front national », suivant la formule consacrée, peut-on compter sur celle qui fut la première ministre de la Culture d’un président qui a permis au premier parti d’extrême droite français d’être en mesure de toquer à la porte du pouvoir ?

Certes, ils sont innombrables celles et ceux à s’être laissé berner par le jeune premier en candidat des médias. Et Françoise Nyssen n’est pas restée bien longtemps ministre. Mais on ne trouve dans son minuscule bilan aucune mesure pour, sinon réduire, au moins réguler la concentration éditoriale. Ce qui n’aurait pas été inutile à la protection de beaucoup de maisons, à commencer par son propre groupe5. Car depuis deux ans, tout observateur avisé ne se pose qu’une seule question sur le destin de la grenouille arlésienne qui a voulu se faire plus grosse que le bœuf parisien. Non pas qui va l’acheter — ce sera Madrigall. Mais quand ? Et le nombre d’années ne se compte que sur les doigts d’une main.

Que l’urgence soit à la bataille culturelle contre l’offensive idéologique menée par un magnat de l’édition et des médias qui a mis tous ses moyens au service d’un parti d’extrême droite ne fait pas de doute. Mais cette urgence ne doit pas occulter la réalité du système qui a permis à une seule personne de disposer de pareil pouvoir : la concentration capitalistique.

Et si on voit bien que la machine Hachette aux mains de Vincent Bolloré incarne les plus grands dangers, politiques et économiques, on voit bien aussi que son boycott, dans un système où les groupes qu’on vient de décrire s’accaparent 90 % de la production, cette action ne va, au mieux, que faire reculer la peste au bénéfice du choléra.

Sur l’édition, lire chez Agone :
— « Gallimard, la dilatation et la concentration de l’édition », juin 2023.
— « Pratiques éditoriales depuis les années 1980 (I) Hugues Jallon : de La Découverte au Seuil, allers-retours », avril 2019.
— « Gallimard et Actes Sud sont, à leur niveau, des acteurs zélés de la concentration éditoriale », septembre 2023.
— « Les indulgences de l’édition anticapitaliste », septembre 2011.

Et dans Le Monde diplomatique :
— « La Pléiade, une légende dorée », février 2021.
— « Le livre, une sacrée valeur », juillet 2020.
— « Actes Sud, tout un roman », octobre 2017.

1. Groupe Hachette = Albert-René, Andrieu, Armand Colin, Audiolib, Calmann-Lévy, Le Chêne, Dessain & Tolra, Des Deux Terres, Les Deux Coqs d’or, Didier, Dunod, Edicef, Édition numéro 1, EPA, Fayard, Fouchet, Gauthier-Languereau, Gérard de Villiers, Grasset, Hachette-Collections, Hachette-Disney, Hachette-Jeunesse, Hachette-Littérature, Hachette-Pratique, Hachette-Tourisme (Routard, Guides bleus), Harlequin, Harraps, Hatier, Hazan, Istra, Kero, Larousse, Lattès, Librio, Le Livre de Paris, Le Livre de Poche, Marabout, Le Masque, Mazarine, Mille et Une Nuits, Pauvert, Pika, Rageot, Stock.

2. Groupe Albin Michel = Adilibre, Albin Michel, Casteilla, De Boeck Supérieur, De Vecchi, Delagrave, Horay, Librairie des écoles, Le Livre de Poche (40 %), Magnard, Vuibert ; filiales Jouvence et Leduc.s (dont Charleston, Diva, Alisio, Tut-tut, Zethel, Eddison) ; plus le groupe Humensis (Avant-Scène Opéra, Belin Éditeur, Belin Éducation, Les Équateurs, Gerip, Herscher, HumenSciences, Major, Que sais-je ?, L’Observatoire, Papiers Musique, Passés composés, Le Pommier, PUF).

3. Groupe Madrigal = Alternatives, L’Arbalète, Arthaud, Autrement, Aubier, Bleu de Chine, Bourgois, Casterman, Champs, Climats, Denoël, En Exergue, Étonnants classiques, Dalva, Flammarion, Flammarion-Jeunesse, Gallimard, Gallimard-Jeunesse, Gallimard-Loisirs, Folio, GF, Globe, Les Grandes Personnes, Hoëbeke, Futuropolis, J’ai Lu, Joëlle Losfeld, Lachenal & Ritter, Librio, Maison rustique, Matin calme, Mercure de France, Minuit, Ombres noires, Père Castor, Pléiade, POL (87 %), Pygmalion, Le Promeneur, Quai Voltaire, La Table ronde, Verticales.

4. Groupe Editis = 10/18, 12/21, 404, Acropole, L’Agrume, L’Archipel, Belfond, Bordas, Bouquins, Le Cherche Midi, CLE International, Dæsign, La Découverte, École vivante, Le Dragon d’or, Les Empêcheurs de penser en rond, Les Escales, En voyage, First, Fleuve Noir, Gründ, Héloïse d’Ormesson, Hemma, Hors collection, Gründ, Julliard, Kurokawa, Langue au chat, Langue pour tous, Lonely Planet, Nathan, Nil, Omnibus, Oh !, Paraschool, Perrin, Plon, PJK, Pocket, Pocket Jeunesse, Poulpe, Pré-aux-clercs, Presses de la Cité, Presses de la Renaissance, Redon, Retz, Le Robert, Rouge & Or, Robert Laffont, Seghers, Séguier, Slalom, Solar, Sonatine, Syros, Tana, Télémaque, XO.

5. Groupe Actes Sud = Actes Sud, Actes Sud Junior, L’An 2, Cambourakis, Babel, Errance, Gaïa, Jacqueline Chambon, Hélium, Imprimerie nationale, Inculte, Papiers, Payot & Rivages, Picard, Photo Poche, Rouergue, Sindbad, Solin, Textuel, Thierry Magnier.

Empire Kretinsky : vers un géant européen des médias ?

Hier Vincent Bolloré, aujourd’hui Daniel Kretinsky. Le feuilleton de la presse française a repris ces dernières semaines avec la mise en vente de Marianne par le milliardaire tchèque et l’entrée en grève de sa rédaction contre son éventuel rachat par Pierre-Édouard Stérin, un entrepreneur proche du Rassemblement national. Preuve supplémentaire, s’il en fallait, que le pluralisme des médias est menacé dès lors qu’il dépend du bon vouloir d’une poignée de propriétaires, qui se méfient des lignes éditoriales trop « souverainistes ». Le cas Kretinsky est cependant encore plus instructif : l’homme d’affaire, qui a fait fortune grâce aux énergies fossiles, entend construire, avec son bras droit français Denis Olivennes, un puissant groupe éditorial – « Editis Media Groupe » – qui réunirait les titres de presse et les maisons d’édition, actuellement dans le giron d’IMI (International Media Invest), via ses différentes holdings, ainsi que d’autres « éventuelles acquisitions ». Une occasion unique pour comprendre les logiques de concentration et l’émergence de géants médiatiques, en situation de quasi-monopoles sur le circuit de production et de diffusion de l’information.

« Ce n’est pas un nouveau riche, c’est un ancien pauvre » assure Denis Olivennes à propos de Daniel Kretinsky, à l’occasion d’un article consacré à son patron dans L’Express. À la tête d’une fortune estimée à 9,2 milliards de dollars, l’homme est en effet devenu riche, grâce à de nombreux investissements dans le secteur de l’énergie. À contre-courant des tendances, il parie sur le charbon ou encore le gaz et fonde la holding EPH pour chapeauter l’ensemble de ses activités. Avec ses 70 entreprises implantées dans plusieurs pays (République tchèque, l’Allemagne, l’Italie, le Royaume-Uni, France…), Daniel Kretinsky occupe ainsi la sixième place sur le podium des énergéticiens européens.

Les milliards du gaz et du charbon

En 2013, il rachète notamment la partie slovaque du gazoduc Eustream1, qui relie la Russie à l’Europe de l’Ouest, en passant par l’Ukraine. L’affaire est conclue sans difficultés : les entreprises allemande E.ON et française GDF Suez (Engie) lorgnent plutôt du côté de Nord Stream 2, destiné à devenir le canal privilégié d’arrivée du gaz russe en Europe.

En à peine 6 ans, la richesse du tchèque quadruple.

En à peine 6 ans, la richesse du tchèque quadruple. Un bond qu’il doit certes à son flair, mais aussi aux tensions géopolitiques qui secouent l’Europe. L’invasion de l’Ukraine par la Russie déstabilise le marché de l’énergie, autant qu’elle rentabilise les entreprises de Daniel Kretinsky. Sur fond d’une hypothétique pénurie2, les prix du gaz et de l’électricité flambent. Les « superprofits » s’accumulent et amortissent, dans le même temps, ses investissements dans les centrales du continent. Des sites destinés à la fermeture, à l’instar de celui de Saint-Avold en Moselle, reprennent même du service pour sécuriser une partie des approvisionnements énergétiques européens.

Conformément aux plans du patron d’EPH, les centrales « en fin de vie » ont donc plus d’avenir que ne le prétendent les analystes du secteur, qui incitent plutôt les énergéticiens à developper leurs filiales vertes. Autre bénédiction du sort, le sabotage des gazoducs Nord Stream 1 et 2 en 2022 donne une seconde vie à Eustream, vers lequel sont redirigées les exportations de Gazprom. Entre 2020 et 2022, EPH enregistre ainsi 64,5 milliards de bénéfices cumulés, soit plus d’un quadruplement de ses chiffres3, comme le souligne une fondation écologique danoise dans un rapport à charge.

Cette ascension fulgurante suscite la méfiance à l’étranger : le nouvel oligarque venu de l’Est serait-il un « ambassadeur des intérêts russes » ? Si le soupçon est tenace dans les milieux médiatiques et politiques, il semble démenti par les faits. Certes le contrat d’exploitation conclu avec Gazprom court jusqu’en 2028, mais comme le rappelle Jérôme Lefilliâtre, auteur d’un livre-enquête sur Mister K, « l’homme d’affaires ne possède aucune activité en Russie, ni dans l’énergie, ni dans les médias, ni dans l’immobilier ou la distribution (…). Le socle de son groupe a été bâti en Europe centrale et vers les grands marchés de l’Ouest ». Un tropisme occidental qui convient mieux en effet à Daniel Kretinsky ; lui qui répète régulièrement qu’il « a grandi sous le joug soviétique » et qu’il est un fervent défenseur des valeurs libérales.

L’un de ses modèles, rapporte également le journaliste, n’est autre que le banquier américain John Pierpont Morgan, qui doit sa richesse à un gigantesque empire industriel construit au dix-neuvième siècle. De quoi donner la mesure des ambitions du tchèque qui ne cachent pas ses velléités d’expansion. Dernier deal en date : « le roi du charbon » pourrait devenir « le futur baron de l’acier allemand », après une entrée de 20% au capital de l’entreprise allemande ThyssenKrupp, avec une option sur 30% supplémentaires. Une fois n’est pas coutume, Daniel Kretinsky se dit prêt à défendre la sidérurgie verte, en soutenant la reconversion de la filière, à l’appui des milliards d’aides européennes pour la décarbonation du secteur…

Le Bernard Tapie de l’Est

Avec du cash en caisse, Daniel Kretinsky peut donc poursuivre son OPA sur tous les secteurs qui l’intéressent : énergie, sport, médias, édition, distribution, informatique… En République Tchèque, il possède désormais le premier groupe de presse du pays (Blesk, Reflex, E15, Denik Sport…), via la holding Czech Media Invest (CMI), ainsi que plusieurs radios (Frekvence 1, EVROPA 2), sites d’informations (Info.cz) et autres entreprises d’impressions (Czech Print Center). Une position privilégiée, bâtie au fil des rachats successifs – dont beaucoup à des magnats étrangers en perte de vitesse. C’est le cas par exemple en 2018, lorsque Arnaud Lagardère cherche à « se délester » de ses radios en Europe de l’Est (Tchéquie, Slovaquie, Roumanie, Pologne). Pour 73 millions d’euros, Daniel Kretinsky récupère ainsi des fréquences à portée nationale qui revendiquent fièrement leurs succès auprès d’audiences jeunes et familiales. Au total, ce sont près de 8 millions de tchèques – soit 80% de la population – qui dépendent de l’information produite par les différents canaux du milliardaire. Et si à Prague, ces différentes manœuvres participent d’une « guerre entre oligarques par médias interposés » ; dans le reste de l’Europe, elles ne manquent pas de distinguer ce nouveau businessman, qui semble prêt à se porter acquéreur de titres devenus inintéressants pour leurs propriétaires.

Au total, ce sont près de 8 millions de tchèques – soit 80% de la population – qui dépendent de l’information produite par les différents canaux du milliardaire.

Son nom commence alors à circuler à Paris. Une aubaine pour Daniel Kretinsky qui guettait les opportunités pour s’implanter dans la capitale – lui qui a suivi une partie de son cursus de droit à Dijon, parle un français impeccable et s’identifie à une certaine élite intellectuelle, naviguant entre les milieux d’affaires et les cabinets feutrés des lettrés. Fort de cette première transaction avec Lagardère, la suivante ne tardera pas : CMI rachète Elle (Version Femina, Art & Décoration) et Télé 7 Jours (France Dimanche, Ici Paris et Public), soit l’essentiel des magazines possédés par le groupe. Arrivée discrète pour le grand public, mais qui marque le début du « raid sur la presse française »4, officiellement lancé par le milliardaire.

Quelques mois plus tard, toujours en 2018, Daniel Kretinsky s’offre l’hebdomadaire Marianne et entre au capital du journal Le Monde, par l’intermédiaire de parts cédées par le banquier Matthieu Pigasse qui peine à éponger ses dettes. Une mainmise qui ne va pas sans susciter cette fois-ci un tollé médiatique au sein de sa propre maison. Près de 400 journalistes du Monde signent ainsi une pétition contre leur nouvel actionnaire et réclament des garanties d’indépendance. En réponse, l’homme d’affaires soigne sa communication et parvient à convaincre : « journalisme traditionnel » ; « pluralisme des médias » ; « démocratie européenne » ; « projet citoyen » ; autant d’expressions qui rassurent la mondanité parisienne. C’est donc à se demander pourquoi ce dernier s’est désengagé du Monde et s’est débarrassé de Marianne en avril dernier… préférant finalement des « marques » moins politiques (LoopSider, Usbek&Rica, Louie Media), qui surfent volontiers sur l’air du temps.

Autre secteur au sein duquel Daniel Kretinsky a récemment déboursé une somme non négligeable, celui de l’édition française. L’information est passée presque inaperçue, sauf pour une poignée d’observateurs avisés. En acquérant Editis pour une valeur de 653 millions d’euros, le tchèque devient pourtant propriétaire du deuxième groupe d’édition en France. Autrefois propriété de Vincent Bolloré, contraint à sa cession par la Commission européenne après le rachat du groupe Hachette en 20235, le groupe Editis abrite près d’une cinquantaine de maisons, parmi lesquelles Robert Laffont, Julliard, Plon, Le Cherche Midi, 10/18, Presses de la Cité, Pocket, Nathan, ou encore La Découverte – dont l’histoire éditoriale est d’ailleurs riche d’enseignements pour qui s’intéresse à la matérialité du livre – et enregistre un chiffre d’affaires annuel d’environ 800 millions d’euros. Des résultats certes moins satisfaisants qu’auparavant mais qui n’alarment guère son repreneur ; l’avenir du groupe semble garanti par un ambitieux « plan de redressement » annoncé par son président Denis Olivennes, ancien dirigeant de Lagardère Active et nouvel allié de Kretinsky en France

Et c’est à croire que le milliardaire aime les défis : à chaque groupe en perdition (Fnac/Darty, Casino, Atos… pour ne mentionner que les enseignes françaises6), les fonds tombent du ciel pour « sauver » des entreprises qu’il juge sous-exploitées. Une stratégie construite à rebours du marché, identique à celle déployée dans le secteur de l’énergie, et plus que payante si l’on juge à l’empire bâti par Daniel Kretinsky en moins de dix ans, renommé pour l’occasion le « Bernard Tapie de l’Est », par la presse économique. L’heure est à présent au regroupement de ces multiples actifs dispersés à travers le continent, conformément aux fantasmes concentrationnaires du capital – confirmant au passage les inquiétudes d’Olivier Petitjean, co-fondateur de l’Observatoire des multinationales, qui écrivait dès le mois de mai 2023 : « Daniel Kretínsky parvient à “blanchir” une fortune dont l’origine n’est, littéralement, pas très propre. Et s’il décide un jour d’utiliser ce pouvoir pour défendre ses intérêts économiques et politiques, nous n’y pourrons plus grand chose. »

Un « projet industriel » pour les médias

Or, pour défendre ses intérêts, quoi de mieux qu’un influent groupe média implanté dans toute l’Europe ? C’est précisément l’horizon d’Editis Media Groupe, qui entend commencer par réunir les titres de CMI et les marques d’Editis afin de donner naissance à un géant de la presse et de l’édition, pouvant prétendre au milliard de chiffres d’affaires7. Ne manque plus qu’une branche audiovisuelle que Daniel Kretinsky s’attèle à construire en parallèle : actionnaire des groupes TF1 en France et ProSiebenSat.1 Media en Allemagne, intéressé par une participation au capital de Mediaset (Italie), le groupe télévisuel fondé par Silvio Berlusconi dans les années 1990, ou encore candidat à l’obtention d’une fréquence TNT… tous les signaux sont clairs pour révéler les intentions du propriétaire, qui rêve d’une grande chaîne d’information, depuis les débuts de sa carrière. Ainsi du « projet industrialo-civique » de ce dernier qui estime indispensable la constitution d’un conglomérat médiatique pour peser dans le débat public. « Dans les médias, Daniel s’intéresse à l’Europe, toute l’Europe. Il veut faire dix fois la taille du Monde (…) Tout le monde pense que Daniel, c’est Poutine. En réalité, c’est Jeff Bezos (ndlr : patron d’Amazon) » résume, sans détours, Denis Olivennes

« Dans les médias, Daniel s’intéresse à l’Europe, toute l’Europe. Il veut faire dix fois la taille du Monde (…) Tout le monde pense que Daniel, c’est Poutine. En réalité, c’est Jeff Bezos. » Denis Olivennes

Un Jeff Bezos européen qui fantasme un empire à la (dé)mesure des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), tout en se méfiant de leur monopole. C’est que Daniel Kretinsky appartient à la bourgeoisie du vieux continent qui tolère mal son déclassement face à l’hyperpuissance américaine, et rivalise d’ingéniosité pour favoriser son business8. En ce sens, on aurait tort de réduire la croisade « anti-GAFA » du tchèque à un simple alibi communicationnel ; elle témoigne plutôt de la féroce concurrence que se livrent entre elles les élites économiques. À l’occasion d’une tribune publiée dans Libération, Daniel Kretinsky affirme par exemple explicitement qu’il « récuse complètement l’idée que [le modèle économique des Gafa] nécessite d’abuser du travail des autres et de travailler sans responsabilité. » Comprendre qu’il s’oppose fermement à ce que les plateformes américaines organisent le pillage de ses médias. Et s’il n’est pas exclu qu’entre l’homme d’affaires praguois et les patrons de la Silicon Valley, le renforcement du premier au détriment des seconds soit stratégiquement souhaitable pour les citoyens du continent ; il est néanmoins déplorable que revienne inlassablement la même équation politique – choisir le « moins pire », au milieu du pire.

C’est d’ailleurs sur cette même ligne que se défend régulièrement Vincent Bolloré, premier empereur français des médias devant Daniel Kretinsky, rappelant son statut de « tout petit » par comparaison aux GAFA et misant sur l’extension de son groupe « familial » pour redorer le blason national. Interrogé sur la stratégie de ce dernier, Denis Olivennes s’abstient de critiquer le principal concurrent du futur Editis Media Groupe et salue même le « très beau groupe » du confrère (Vivendi-Hachette). Des politesses qui peuvent s’expliquer plus largement si l’on considère la proximité des projets portés par Daniel Kretinsky et Vincent Bolloré : assurés d’une fortune bâtie sur les énergies fossiles, ils investissent massivement dans les médias, en espérant blanchir leur réputation et promouvoir, sous couvert d’indépendance, un agenda idéologique reconnaissable à ses nuances de droite – plus « européiste » chez CMI-Editis, plus « patriote » chez Vivendi. Autant de variations, au demeurant, utiles pour fabriquer l’illusion du pluralisme au sein d’un écosystème médiatique, contrôlé par quelques milliardaires, qui réfléchissent toujours à deux fois avant de contrarier l’un de leurs confrères. Le journaliste Jérôme Lefilliâtre confirme : « La presse, c’est comme la bombe atomique. Ceux qui la possèdent ne se menacent ni ne s’attaquent entre eux. »

Le populisme, voilà l’ennemi !

À défaut de guerre entre propriétaires, reste à identifier un adversaire qui justifierait l’édification d’un empire médiatique. Pour Daniel Kretinsky, comme pour de nombreux membres de l’establishment, l’ennemi est tout trouvé : le populisme. Dans la langue des élites, on sait cependant combien le mot est galvaudé et désigne tous ceux qui s’opposent à la conception libérale de la démocratie. Que le combat pour la presse devienne, par conséquent, un combat contre le peuple, voilà le cœur de la stratégie des milliardaires. Daniel Kretinsky s’en est fait un chantre exemplaire, en accusant régulièrement les citoyens de mal s’informer et en dénonçant les dangers de « l’océan du numérique », pour mieux défendre son projet de sauvetage des médias traditionnels. Ces derniers ont, en effet, l’avantage de monopoliser la production de l’information et de confisquer l’expression de la parole populaire.

Quant aux rédactions dont les choix éditoriaux seraient jugés « trop souverainistes », on connaît désormais le sort qui leur est réservé. « Nous sommes le peuple et nous ne nous tairons plus », proclamait la une de Marianne en décembre 2018, illustrée par des clichés de Gilets jaunes. Un affront que Daniel Kretinsky pouvait encore tolérer, par pur pragmatisme, lors de son arrivée sur le marché des médias français9, mais qui a assurément motivé, quelques années plus tard, la remise en vente du magazine.

Que le combat pour la presse devienne un combat contre le peuple, voilà le cœur de la stratégie des milliardaires.

Pour trouver un titre plus en phase avec la ligne Kretinsky, il faut se tourner vers l’hebdomadaire Franc-Tireur, véritable miracle de la presse anti-populiste. Lancé en 2021 pour « lutter contre les extrêmes », ce dernier a été expressément « voulu par le milliardaire », qui a recruté pour l’occasion d’éminents donneurs de leçons : Raphaël Enthoven, Christophe Barbier, ou encore Caroline Fourest, se fendent ainsi chaque semaine d’éditos « passionnément raisonnables ». Une pétition de principes d’autant plus ironique, lorsqu’on sait que tous trois se revendiquent d’Albert Camus, qui écrivait en 1946, dans les colonnes du quotidien Combat : « Nous étouffons parmi les gens qui pensent avoir raison. »10 

L’air est d’ailleurs de plus en plus irrespirable, depuis que les médias dépendent de tiers pour financer leurs activités. Le cas Kretinsky n’en est qu’une énième illustration : en favorisant le journalisme d’influence, au détriment du journalisme de position, le milliardaire abîme le débat public, bien plus qu’il ne participe à sa sauvegarde. Qu’il n’ait pas hésité à considérer l’offre de Pierre-Édouard Stérin pour le rachat de Marianne en dit également long sur l’hypocrisie de certaines positions : « Ni FI, ni RN » titrait Franc-Tireur à la veille du premier tour des législatives. Une recommandation qui ne s’applique manifestement pas à leur patron, prêt à négocier avec un allié avéré de plusieurs candidats RN

Cette valse des propriétaires est d’autant plus alarmante qu’elle n’est pas toujours adéquatement combattue : dénoncer la « droitisation des médias » est une chose, organiser véritablement l’alternative en est une autre. La question qui doit s’imposer n’est pas, en effet, « bon ou mauvais propriétaire ? », mais propriété individuelle ou collective des organes de presse ? Et si l’époque est loin d’y être acquise, charge aux indépendants – médias et éditeurs – de s’allier stratégiquement pour faire pencher le débat public dans cette direction. Aussi puissants soient les grands groupes, ils n’en sont pas moins vulnérables dès lors qu’ils sont attaqués par le bas. La croissance des audiences des médias « alternatifs » en témoigne : les citoyens sont las d’une pluralité sans pluralisme et cherchent d’autres journaux depuis lesquels s’informer.

Nous avons finalement tout à gagner, en défendant fièrement l’existence d’une presse populiste, qui ne soit pas démagogique, mais bien démocratique. « La différence la plus constante entre le populisme et son contraire est peut-être une différence d’humeur. Le populisme était et demeure incurablement optimiste – sur les gens, sur les possibilités politiques, sur la vie » écrit le journaliste américain Thomas Frank. Un élan qui n’est pas de trop pour résister au cynisme ambiant ; et affronter courageusement les sinistres diagnostics des éditorialistes.

Notes :

(1) À moitié détenu par l’État slovaque. 

(2) En réalité majoritairement organisée par la spéculation sur le marché européen de l’énergie.

(3) En 2020 : 8,5 milliards ; en 2021 : 18,9 milliards ; en 2022 : 37,1 milliards. Voir les rapports d’activités d’EPH.

(4) Voir le chapitre qui détaille ce « raid sur la presse française » dans l’ouvrage de Jérôme Lefilliâtre, Mister K. Petites et grandes affaires de Daniel Kretinsky, Seuil, 2020 ; ou encore le portrait consacré au milliardaire par Sophie des Déserts dans Vanity Fair en 2019.

(5) Pour des raisons de concurrence : Vincent Bolloré aurait sinon possédé plus de la moitié du secteur de l’édition française à lui tout seul.

(6) Le cas Atos est notamment très instructif. Kretinsky ayant finalement été évincé par son concurrent français David Layani : “Atos préfère être sauvé par Onepoint plutôt que par Kretinsky”, Courrier International, 11 juin 2024.

(7) En cumulant les chiffres d’affaires d’Editis (789 millions d’euros en 2022) et de CMI France (220 millions d’euros en 2021, en comptant les revenus publicitaires).

(8) Daniel Kretinsky a notamment financé des activités de lobbying à Bruxelles, pour plaider en faveur d’une régulation anti-GAFA.

(9) Voir le récit de cette arrivée fait par Denis Olivennes dans Mister K : « Y a-t-il des journaux à vendre en France ? Olivennes se souvient : « Je cite d’abord Marianne, dont je sais que le propriétaire a des difficultés financières, mais je leur dis que ce ne doit pas être leur genre de beauté. Kretinsky me répond que ce n’est pas un problème, qu’il veut consolider les journaux européens, qu’il a un projet industrialo-civique. »

(10) Albert Camus, « Le siècle de la peur », Combat, 19 novembre 1946.