L’Équateur sur la voie de « l’autoritarisme compétitif »

Daniel Noboa, président de l’Equateur depuis 2023.

Où s’arrêtera le tournant autoritaire de l’Équateur ? Daniel Noboa a été amplement réélu (13 avril) dans des conditions critiquées par l’opposition et les observateurs internationaux. Si le scrutin s’est déroulé dans une relative transparence, l’utilisation de l’argent public à des fins électorales, le consensus médiatique en faveur du président sortant, les états d’exception en cascade et la persécution judiciaire de l’opposition ont limité ses chances de parvenir au pouvoir. Noboa dispose à présent des leviers institutionnels pour imposer un agenda économique et social dicté par les élites du pays. Impopulaire, il est en phase avec le retour brutal du sous-continent dans le giron du Fonds monétaire international (FMI) et l’orbite diplomatique de Washington. Reportage.

NDLR : Emblématique du tournant politique de l’Amérique latine, l’Équateur a fait l’objet de nombreuses publications récentes au Vent Se Lève. Outre un entretien avec la candidate malheureuse à l’élection présidentielle Luisa González, nous vous invitons à lire nos analyses relatives à l’assaut de l’ambassade du Mexique d’avril 2024, la dissolution des structures étatiques et la perméabilité croissante entre institutions publiques, secteur privé et narcotrafic. Tous nos articles sur le sous-continent latino-américain sont disponibles dans notre dossier « l’Amérique latine en question ».

Triomphe démocratique, fraude électorale ou « structurelle » ? 

Comment Luisa González a-t-elle pu obtenir un score presque équivalent à celui du premier tour ? Sa progression quasi-inexistante jette le trouble du côté de ses partisans. D’autant plus qu’elle a bénéficié du soutien de Leonidas Iza, leader marxiste indigène et candidat malheureux, qui avait tout de même recueilli 5% des suffrages au premier tour. Ces 540.000 bulletins de vote, qui représentaient les seules réserves de voix d’un scrutin particulièrement polarisé où seuls trois candidats ont dépassé le seuil des 3%, sont à mettre en regard avec les maigres 87.000 suffrages supplémentaires récoltés par la candidate González.

Une interrogation d’autant plus brûlante qu’une si faible progression pour un candidat entre les deux tours est presque sans équivalent dans l’histoire récente du sous-continent. Ainsi que le relève Francisco Rodriguez, chercheur à l’Université de Denver, sur une trentaine de scrutins latino-américains, seuls deux présentent un schéma similaire. Il faut remonter à l’élection péruvienne de 2016 et au scrutin haïtien de 2011 pour constater une progression aussi faible d’un candidat entre les deux tours.

Dans le cas haïtien, c’est une fraude qui avait permis au parti au pouvoir de se maintenir. Dans le cas péruvien, la candidate Keiko Fujimori – fille et héritière politique d’Alberto Fujimori, auteur de nombreux crimes à la tête du Pérou dans les années 1990 – avait fait face au barrage de la quasi-totalité des partis politiques, de la gauche marxisante à la droite ultralibérale. Ainsi, son score n’avait quasiment pas varié entre les deux tours. Une configuration bien différente pour l’Équateur d’avril 2025 où le troisième candidat, Leonidas Iza, avait soutenu Luisa González.

D’autant que l’intégralité des voix « anti-corréistes » s’était déjà cristallisées autour du président sortant à l’occasion du premier tour, comme en témoigne l’effondrement inédit du traditionnel Parti Social-Chrétien sous la barre des 1%, soit 14 points de moins que lors du dernier scrutin où il n’incarnait pourtant déjà plus le vote utile de droite … Ainsi que l’écrit Francisco Rodriguez : « les résultats de l’élection équatorienne de l’année 2025 ne sont pas normaux, et ne doivent pas être considérés comme tels. Les chercheurs en sciences sociales et experts électoraux devraient se demander : comment expliquer une telle anomalie ? ».

Sans rompre formellement avec le cadre démocratique, le régime équatorien en exploite les failles afin de restreindre l’accès de l’opposition aux leviers d’action politique.

À cette question, la réponse du noyau dur des « corréistes » est simple : une « fraude » généralisée. Plusieurs anomalies ont bien été documentées, et des cas de fraude ont pu contribuer à expliquer cet écart. Cette explication est cependant insuffisante : la plupart des délégations internationales présentes en Équateur ont attesté que l’élection s’était déroulée dans des conditions libres et transparentes. Si la fraude avait été massive au point d’expliquer le million de voix de différence entre les deux candidats, les témoignages auraient abondé en ce sens.

L’explication pourrait être plus prosaïque : jusqu’à quelques jours du second tour, une distribution massive d’aides monétaires directes a été consentie par le gouvernement. Dans un océan d’austérité, Daniel Noboa a soudainement injecté pas moins d’un demi-milliard de dollars pour venir en aide aux producteurs et provinces en difficulté. Une pratique qui avait soulevé l’inquiétude de l’Organisation des États américains (OEA), pourtant bien disposée à l’égard des gouvernements de droite : au lendemain de l’élection, elle dénonçait un « usage indu des ressources publiques et de l’appareil d’État à des fins prosélytes ».

À cette distribution conjoncturelle de « bons », d’une ampleur inédite dans un contexte électoral, s’ajoute un climat plus général d’intimidation et de violations de l’État de droit. À vingt-quatre heures des élections, Daniel Noboa avait – à la surprise générale – déclaré un État d’urgence dans sept provinces ; celui-ci, ainsi que l’a dénoncé l’opposition, conférait un pouvoir discrétionnaire aux autorités militaires et suspendait les garanties constitutionnelles des votants. La veille, les Équatoriens vivant au Venezuela avaient été interdits de participation au scrutin par le Conseil national électoral. À la tête de cette institution censément impartiale, l’ex-députée Diana Atamaint, dont le frère avait été nommé, en décembre 2024, consul à Washington…

L’interdiction de l’usage des téléphones portables dans l’isoloir et le lieu de vote, ainsi que les dénonciations d’une supposée tentative de « fraude » des « corréistes » par Daniel Noboa (dans un pays pourtant militarisé), avaient contribué à créer un climat d’une extrême tension. Si les « fraudes » directes survenues le jour de l’élection n’expliquent pas le million de voix d’écart entre Daniel Noboa et Luisa González, une « fraude structurelle » n’a-t-elle pas truqué les règles du jeu en amont ?

Manipulation clientéliste de l’aide sociale, inflexion partisane des instances de contrôle, violation des garanties constitutionnelles, rhétorique d’intimidation : lorsque l’un de ces phénomènes point au Venezuela, la presse française y consacre généralement plusieurs jours de reportages indignés, tandis que sa diplomatie s’en émeut avec gravité. L’Équateur n’a pas eu droit à de tels égards.

Autoritarisme compétitif au service d’un « Plan Colombie 2.0 »

Le système politique équatorien revêt pourtant toutes les caractéristiques de ce que les politologues Steven Levitsky et Lucan Way qualifient « d’autoritarisme compétitif ». Sans rompre formellement avec le cadre démocratique, de tels régimes cherchent à en exploiter les failles afin de restreindre l’accès de l’opposition aux leviers d’action politique qu’il est censé garantir. Cela passe en général par trois instruments : l’utilisation abusive des moyens de l’État – qui se traduit, dans le cas équatorien, par la distribution d’argent public à des fins clientélistes -, une couverture médiatique biaisée ainsi qu’un harcèlement organisé en vue de dissuader les opposants de poursuivre leurs activités politiques.

La mission d’observation électorale envoyée sur place par l’Union européenne faisait justement état, au lendemain du premier tour, d’un « biais clairement favorable à l’actuel président dans les médias publics ». La persécution organisée de nombre d’opposants politiques n’est quant à elle plus à prouver depuis l’arrestation, au mépris de toute convention diplomatique, de l’ex-vice-président Jorge Glas en plein cœur de l’ambassade mexicaine. Ce n’est qu’un exemple d’une accélération des procédures judiciaires engagées à l’encontre de figures de premier plan du « corréisme », à l’image du maire de Quito, Pabel Muñoz, qui fait actuellement face à une procédure de destitution après avoir été accusé par le Tribunal contentieux électoral (TCE) d’avoir employé des fonds publics et une fonctionnaire municipale au profit de la campagne de Luisa González.

Pratique critiquable, mais dont la dénonciation par une instance – le TCE, qui est par ailleurs resté muet face à des agissements du même ordre perpétrés par le gouvernement Noboa – ne peut qu’interroger. Ce, d’autant plus qu’il ne s’agit pas d’un cas isolé. Le premier édile de Guayaquil (plus grande ville d’Equateur, ndlr), Aquiles Alvarez, lui aussi issu du mouvement de la Révolution citoyenne, a en effet échappé de peu à une peine d’incarcération préventive dans une affaire de trafic de carburants avant que le juge chargé de l’affaire n’ait estimé qu’il ne disposait pas de preuves suffisantes en vue d’appliquer une telle peine. Luisa González elle-même a fait face à une accusation de diffamation après avoir accusé María Beatriz Moreno, dirigeante du mouvement politique duquel est issu Daniel Noboa, d’entretenir des liens avec le narcotrafic. Là encore, la candidate a rapidement été relaxée par la justice.

Il faut dire que de tels soupçons sont partagés bien au-delà du simple camp « corréiste ». Verónica Sarauz, veuve de l’ex-candidat centriste Fernando Villavicencio, assassiné en pleine campagne présidentielle en 2023, ne cesse d’accuser les autorités équatoriennes d’entraver l’enquête relative au meurtre de son époux. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle a dû se soumettre à un contrôle arbitraire au sein de l’aéroport de Quito le 15 avril dernier. Un contrôle à ses yeux injustifié qui survient une semaine à peine après qu’elle a affirmé avoir subi des pressions de la part du procureur général en vue de la convaincre d’accuser le mouvement de la Révolution Citoyenne du meurtre de Villavicencio, ce à quoi elle s’est refusée.

Les tensions entre ces deux camps politiques sont pourtant de notoriété publique depuis des années, l’époux de Verónica Sarauz ayant été l’un des fers de lance de l’opposition à Rafael Correa entre 2007 et 2017. Le fait qu’ils soient malgré tout suspectés de fomenter conjointement la déstabilisation du gouvernement équatorien s’inscrit dans une rhétorique consistant plus largement à assimiler au narcotrafic toute opposition affichée à la politique mise en place par Daniel Noboa. Éléments de langage qui caractérisent pleinement « l’autoritarisme compétitif » tel qu’il est défini par Levitsky et Way – et qui font entrer l’un des plus proches alliés de Washington dans la catégorie des régimes hybrides, aux côtés de la Russie de Vladimir Poutine.

Le fait que les corréistes et les centristes soient, malgré leurs divergences profondes, suspectés de fomenter conjointement la déstabilisation du gouvernement équatorien s’inscrit dans une rhétorique consistant plus largement à assimiler au narcotrafic toute opposition affichée à la politique mise en place par Daniel Noboa.

Cette rhétorique n’est pas sans rappeler la logique ayant présidé à la mise en place du Plan Colombie, vingt-cinq ans auparavant. Ratifié par Washington et le gouvernement colombien dirigé par le conservateur Alvaro Uribe, cet accord de coopération militaire visait à favoriser l’intervention de forces américaines en vue de lutter contre le narcotrafic. C’est précisément la logique à l’œuvre en Équateur depuis l’adoption par référendum, le 21 avril dernier, d’un article permettant à l’armée de suppléer, voire de se substituer aux forces de police dans un certain nombre de territoires en manque d’effectifs.

Ces militaires sont également appuyés par des sociétés de sécurité privées telles que Blackwater, propriété d’Erik Prince, ex-commando américain qui ne cache ni sa proximité avec Donald Trump, ni son rejet de la gauche équatorienne. En toute cohérence avec les exactions que ce groupe est accusé d’avoir perpétré en Irak, celui-ci s’est notamment illustré par l’arrestation arbitraire, le 5 avril dernier, de plusieurs habitants de Guayaquil, relâchés dans la foulée par manque de preuves. Le tournant néolibéral engagé par Lenin Moreno en 2017 atteint ainsi son paroxysme : afin de pallier les conséquences de la cure d’austérité sur les effectifs de police, l’État va jusqu’à déléguer son « monopole de la violence légitime » à des sociétés étrangères qui, sous couvert de lutte contre le narcotrafic, en viennent à s’ingérer dans le dernier scrutin…

Vers un narco-État ?

La farce équatorienne succèdera-t-elle à la tragédie colombienne ? Les travaux de la chercheuse Lucie Laplace ont montré combien, dans le cadre du Plan Colombie, la lutte contre le trafic de drogue a été un prétexte pour dissimuler le véritable objectif de cette opération : lutter contre la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Tandis que ses combattants étaient pourchassés, de nombreux groupes paramilitaires, étroitement liés à l’administration colombienne et aux narcotrafiquants, ont été épargnés. Ainsi, ce « plan » n’a fait qu’exacerber le conflit armé interne qui a endeuillé la Colombie sans menacer le règne des gangs. Dans le cas équatorien, il est frappant de constater que, tandis que des figures incarnant la lutte contre le narcotrafic se trouvent au premier rang des victimes du tournant autoritaire, les fers de lance du trafic de stupéfiants semblent en tirer profit.

Si la convocation d’une Constituante vise à conférer un vernis populaire à un agenda largement contesté, le consentement des Équatoriens pourrait n’être extorqué qu’au prix de nouvelles infractions à l’État de droit.

Au cours des cinq dernières années, de nombreux chargements de cocaïne auraient été détectés dans des installations appartenant à près de 127 entreprises bananières, parmi lesquelles le groupe Noboa Trading Co. Or, il se trouve que le président équatorien est directement lié à cette société via l’entreprise panaméenne Lanfranco Holdings, qui en est l’actionnaire majoritaire. En violation de la Constitution équatorienne, qui interdit au personnel de l’administration publique de détenir des parts dans des paradis fiscaux, Daniel Noboa est en effet co-propriétaire de cette entreprise aux côtés de son frère.

Jake Johnston, directeur de recherches internationales au sein du Centre de recherche économique et politique (CEPR), estime que cela induit un conflit d’intérêt significatif. En vue d’atteindre l’objectif prioritaire affiché par Noboa, à savoir l’éradication du narcotrafic, il apparaît nécessaire de réguler de manière plus stricte l’ensemble des compagnies bananières du pays. Or, cet accroissement normatif viendrait dans le même temps engendrer un certain nombre de coûts susceptibles de restreindre les profits générés par les exportations bananières, ce qui entre en contradiction avec les intérêts personnels du chef d’État équatorien. C’est ainsi que, si les liens directs entre Noboa et le narcotrafic ne sont pas avérés – les dirigeants du groupe Noboa Trading Co. ayant systématiquement coopéré avec les autorités équatoriennes à la suite de ces découvertes -, force est de constater qu’ils partagent non seulement les mêmes circuits de commercialisation, mais également un intérêt commun : l’affaiblissement des institutions étatiques.

Pivot d’un nouveau tournant pro-américain

Malgré sa petite taille et sa relative pauvreté en ressources naturelles, l’Équateur n’a pas été un pays anodin dans la géopolitique régionale. Sous la présidence de Rafael Correa (2007-2017), il a été l’un des pôles les plus radicaux du rejet des politiques du FMI. Une lutte que l’Équateur a prolongée sur le plan diplomatique, promouvant une intégration régionale latino-américaine, en rupture avec le cadre panaméricain qui prévalait alors. Quito, ce n’est pas un hasard, a hébergé le siège de l’UNASUR.

De même, depuis 2017, l’Équateur s’est distingué dans la radicalité de son tournant pro-américain. Coopération en matière sécuritaire et militaire, retour dans le giron du FMI, alignement de sa diplomatie sur le Département d’État américain : Daniel Noboa a radicalisé une orientation déjà embrassée avec enthousiasme par ses deux prédécesseurs. Comme pour symboliser l’avènement d’une nouvelle ère, Daniel Noboa reprend à la gauche une méthode éprouvée : la convocation d’une Assemblée Constituante.

C’est un tel processus qui avait permis à l’Équateur de se doter d’une nouvelle Constitution en 2008. Celle-ci proclamait le caractère social de l’économie du pays, la souveraineté du pays vis-à-vis des tribunaux d’arbitrage ou d’une présence militaire étrangère, et limitait les nouveaux emprunts qui ne serviraient pas à financer des dépenses sociales. Autant de mesures que le camp de Daniel Noboa entend défaire par le biais de la convocation d’une nouvelle assemblée constituante. Un pari qui n’est pas sans risque : en avril 2024, les Équatoriens se prononçaient par référendum sur onze réformes promues par le gouvernement. Les deux mesures au caractère le plus nettement néolibéral ont été rejetées : la reconnaissance de la légalité des tribunaux d’arbitrage et du travail à l’heure ont été refusées à 65 et 69,5 %.

Coopération en matière sécuritaire et militaire, retour dans le giron du FMI, alignement de sa diplomatie sur le Département d’État américain : Daniel Noboa a radicalisé une orientation déjà embrassée avec enthousiasme par ses deux prédécesseurs.

Si la convocation d’une Constituante apparaît comme un moyen de conférer une légitimité populaire à un agenda contesté de toutes parts, le consentement des Équatoriens pourrait n’être extorqué qu’au prix de nouvelles infractions à l’État de droit. Un processus qui bénéficie du soutien, ou de l’indifférence, des autres États de l’Amérique.

Exception notable dans un sous-continent tétanisé par le retour de Donald Trump à la présidence : la présidente mexicaine Claudia Sheinbaum a défendu une position « anti-impérialiste » assumée, refusant de reconnaître la légitimité des résultats et affichant son appui politique à Luisa González. Elle s’inscrit dans la lignée de son prédécesseur, qui visait à promouvoir une intégration régionale susceptible de prendre le contrepied de l’influence nord-américaine dans la région. S’opposant à Washington et à la majorité des pays du continent, elle avait salué la réélection de Nicolas Maduro.

À l’opposé, le gouvernement chilien de Gabriel Boric, qui avait dénoncé les irrégularités du scrutin vénézuélien, a tout de suite reconnu la licéité du processus équatorien. Un positionnement cohérent avec son orientation diplomatique essentiellement pro-américaine, prise au lendemain même de sa victoire électorale. Plus surprenant, son homologue bolivien Luis Arce lui a emboîté le pas. Une manière de se distinguer encore de son prédécesseur – et ex-camarade de combat – Evo Morales, qui affichait une forte proximité politique avec Nicolas Maduro à l’époque où il dirigeait le pays.

De la même manière, le chef d’État brésilien Lula da Silva, qui avait souhaité incarner une position de médiateur dans le cas vénézuélien, a immédiatement reconnu l’élection de Daniel Noboa. Une décision qui peut s’expliquer par sa volonté de prendre la tête d’une intégration régionale plus large, mais par conséquent, moins « politique ». Saluant son homologue le 15 avril 2025, il affirmait que : « Le Brésil continuera à travailler avec l’Equateur pour défendre le multilatéralisme, l’intégration sud-américaine et le développement durable de l’Amazonie ».

Entre le positionnement « anti-impérialiste » mexicain et la posture plus consensuelle du Chili, de la Bolivie et du Brésil, le chef d’État colombien Gustavo Petro a souhaité incarner une voie médiane. S’il n’a pas dénoncé une « fraude », il a refusé de reconnaître un scrutin considéré comme insuffisamment libre et transparent – une attitude similaire à celle qu’il affichait pour le Venezuela. Et comme dans le cas vénézuélien, il a offert la médiation de son pays pour solder le différend entre le parti au pouvoir et l’opposition.

Le caractère exceptionnel du positionnement mexicain et colombien n’a rien de fortuit. Il traduit l’alignement renouvelé du sous-continent sur Washington, malgré les différends affichés par de nombreux gouvernements avec le locataire de la Maison-Blanche. Le même constat vaut pour l’Europe. Le sous-continent a largement manifesté son inquiétude face au retour de Donald Trump au pouvoir, et multiplié les proclamations indépendantistes. C’est pourtant en bloc qu’il soutient la position américaine, dans son arrière-cour, sur l’élection équatorienne…

Équateur : derrière l’invasion de l’ambassade mexicaine, l’effondrement des institutions

ambassade mexicaine équateur - le vent se lève

Le 5 avril, des forces policières et militaires équatoriennes envahissaient l’ambassade du Mexique pour y arrêter l’ancien vice-président Jorge Glas. Condamné par la justice équatorienne à une peine de prison, il y avait requis l’asile politique. Cette violation brutale de l’espace diplomatique, sacralisé par la Convention de Vienne, a suscité une réprobation mondiale. Mais derrière cette apparente unanimité, des fractures voient déjà le jour. La Colombie et le Mexique tentent de donner une suite juridique à cette affaire, devant Cour interaméricaine des Droits de l’homme (CIDH) pour l’une, la Cour internationale de justice (CIJ) pour l’autre. Ils ne seront vraisemblablement pas soutenus par les États-Unis, qui entretiennent de bonnes relations avec le chef d’État équatorien Daniel Noboa. Celui-ci compte en effet sur l’appui de Washington dans sa lutte contre le narcotrafic, qui connaît une progression vertigineuse en Équateur. Cette dégradation de la situation du pays se produit sur fond d’explosion de la pauvreté et des inégalités, générée par des années de réformes libérales à marche forcée…

LVSL a consacré plusieurs articles récents au contexte équatorien, dont un entretien avec la candidate à la présidentielle Luisa Gonzalez et un autre avec la préfète de la région de Pichincha Paola Pabón. Vincent Arpoulet, auteur d’un article sur la dernière élection présidentielle, revient ici sur cette nouvelle affaire.

« Dans une situation complexe et sans précédent à laquelle est confronté le pays, j’ai pris des décisions exceptionnelles pour protéger la sécurité nationale ». C’est ainsi que Daniel Noboa, homme d’affaires élu à la tête de l’Équateur au mois d’octobre dernier, justifie l’invasion de l’Ambassade du Mexique par la police nationale dans un communiqué officiel.

« Une situation complexe et sans précédent » : c’est ainsi qu’un observateur pourrait désigner le délitement de l’État équatorien face au narcotrafic, qui a conquis une emprise considérable en à peine huit ans, et qui n’a fait que s’accélérer depuis l’élection de Daniel Noboa. Peu d’institutions échappent encore à l’influence des gangs, dont les ramifications s’étendent jusqu’à la tête des prisons équatoriennes. En octobre dernier, un sinistre événement devait le rappeler : suite à l’assassinat d’un candidat à la présidentielle, sept suspects et possibles témoins ont été tués dans une cellule équatorienne. Au point d’en oublier qu’il y a quelques années, suite aux mandats du président socialiste Rafael Correa (2006-2016), l’Équateur était l’un des pays les plus sûrs du sous-continent.

À l’origine de cette dégradation, des coupes brutales dans les dépenses publiques, qui se sont notamment traduites par la suppression, en 2018, du ministère de Coordination et de la Sécurité. Le nouveau président Daniel Noboa, tout en poursuivant cette démarche, s’inscrit dans une logique de « guerre interne » contre le narcotrafic. Un tour de vis aux accents autoritaires, dénoncé par ses adversaires comme un moyen de contrôler l’opposition.

Une consultation populaire est ainsi convoquée le 21 avril prochain, visant à amender la Constitution afin de permettre à l’armée d’appuyer la police nationale dans l’espace public. Ou d’autoriser l’extradition de narcotrafiquants aux États-Unis : ce référendum s’inscrit dans le rapprochement opéré par l’Équateur avec les États-Unis autour de la lutte contre le narcotrafic. Ainsi, en octobre dernier, le gouvernement équatorien annonçait le retour de troupes américaines dans le pays, dans le cadre d’une coopération militaire entre Quito et Washington.

Cette militarisation de la lutte contre le narcotrafic, sous l’égide américaine, n’est pas sans rappeler le « plan Colombie » longtemps à l’oeuvre dans ce pays voisin, à l’échec retentissant. Conclu en 2000 avec l’objectif affiché d’endiguer le trafic de stupéfiants, cet accord a en réalité servi d’arme de guerre contre les seules Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Il a contribué à l’intensification du conflit interne que connaissait la Colombie, tout en épargnant un certain nombre de groupes paramilitaires directement liés au trafic de drogue… La faillite de la « guerre contre la drogue » n’empêche pas Daniel Noboa de la reproduire à la lettre plus de 20 ans plus tard.

Derrière une unanimité de façade, des divergences subsistent. À rebours de l’activisme de Gustavo Petro, qui entend donner des suites juridiques à cette affaire, les États-Unis se contentent de rappeler leur attachement au principe d’inviolabilité des ambassades

Désastreuse pour lutter contre le narcotrafic, cette stratégie ne fait pas que des perdants. Elle offre à Daniel Noboa une occasion de consolider son fragile leadership, en assimilant l’opposition politique aux gangs, à longueur de communiqués et discours officiels. C’est ainsi qu’au lendemain de la prise d’assaut de l’Ambassade mexicaine, le président équatorien assimilait la décision de son homologue mexicain d’accorder l’asile politique à Jorge Glas à une ingérence susceptible de fragiliser l’État équatorien dans sa lutte contre le narcotrafic. Une logique conduite à son paroxysme dans le communiqué présidentiel du 9 avril, qui qualifie Jorge Glas de « délinquant (…) impliqué dans des crimes très graves ».

Réactualisation à peine voilée de la doctrine de guerre contre-insurrectionnelle qui était brandie par les dictatures militaires des années 1970 pour justifier leur hégémonie, sous le prétexte d’une menace communiste susceptible de s’infiltrer dans toutes les strates de la société… Avec un nouvel instrument de répression par rapport aux années 1970 : l’instrumentalisation d’affaires judiciaires à des fins politiques, dénoncée par ses opposants sous le terme de lawfare (« guerre légale », contraction de law et warfare). Le transfert de Jorge Glas dans une prison de haute sécurité, par des militaires, le lendemain de son arrestation, suffit à mesurer le caractère hautement politique de cette affaire, par-delà les justifications juridiques fournies.

Un certain nombre de dirigeants latino-américains ont aussitôt accusé le gouvernement équatorien d’avoir violé le droit d’asile, pourtant garanti par la Convention de Caracas depuis 1954. C’est en ce sens que le président colombien Gustavo Petro a annoncé déposer un recours devant la Cour interaméricaine des droits de l’Homme (CIDH) en vue de faire valoir les droits de Jorge Glas qui ont été, à ses yeux, sérieusement bafoués. Plus compromettant pour l’Équateur, la secrétaire d’État aux Affaires étrangères du Mexique Alicia Barcena a demandé la suspension de l’Équateur de l’Organisation des Nations-Unies et annonçait qu’elle porterait l’affaire auprès de la Cour internationale de justice (CIJ). Le choix de cette institution, sous les projecteurs mondiaux depuis que l’Afrique du Sud l’a mobilisée pour accuser Israël de crime de génocide à Gaza, n’a rien d’anodin.

Si le degré de radicalité varie, la condamnation a été unanime de la part des gouvernements du continent américain. Au-delà du droit d’asile, elle porte atteinte à la Convention de Vienne qui garantit l’inviolabilité des représentations diplomatiques. C’est ainsi que 29 États sur 31 ont adopté, ce mercredi 10 avril, la résolution de l’Organisation des États américains (OEA), y compris des gouvernements aussi conservateurs et peu soucieux des droits de l’Homme que celui de Dina Boluarte au Pérou, ou de Javier Milei en Argentine. Les États-Unis, en termes excellents avec le gouvernement de Daniel Noboa, ont eux aussi condamné la violation de l’espace diplomatique.

Cette quasi-unanimité peut s’expliquer par le fait qu’il s’agit d’une violation sans précédent de cette convention, pierre angulaire de la souveraineté des États. Jamais, dans l’histoire contemporaine du continent latino-américain, un gouvernement n’avait attaqué aussi frontalement une représentation diplomatique. Augusto Pinochet lui-même n’avait pas osé franchir cette ligne rouge lorsque le Mexique avait – déjà – octroyé l’asile à un certain nombre d’opposants politiques. De même, Jeanine Anez, la cheffe d’État bolivienne qui a pris le pouvoir suite au coup d’État contre Evo Morales en 2019, ne s’est pas opposée à l’évacuation de ce dernier – ici encore par l’Ambassade du Mexique.

D’aucuns pourraient convoquer le souvenir du siège de l’Ambassade de Colombie au Pérou lorsque Victor Haya de la Torre, opposant de premier plan du chef d’État Manuel Odria, s’y était réfugié. Mais même dans ce cas, qui a fait date dans l’histoire des ambassades, l’intégrité de la représentation diplomatique n’avait pas été compromise. Ainsi, la condamnation quasi unanime de cet acte s’explique par la crainte de tolérer un dangereux précédent, susceptible d’ouvrir une brèche dans cette institution centrale du droit international…

Derrière une unanimité de façade, des divergences subsistent cependant, révélatrices des fractures du sous-continent. À rebours de l’activisme de Gustavo Petro, qui entend donner des suites juridiques à cette affaire, les États-Unis – ainsi que la plupart de leurs alliés sud-américains -, se contentent de rappeler leur attachement au principe d’inviolabilité des ambassades. Une « ambivalence » que n’a pas manqué de relever le président mexicain Andrés Manuel Lopez Obrador (« AMLO »).

Cette fuite en avant de l’Équateur ne surgit pas de nulle part. Elle fait suite à une autre violation majeure du droit international, datant du mois d’avril 2019. Le gouvernement équatorien de Lenín Moreno avait alors autorisé la police britannique à capturer Julian Assange, réfugié au sein de l’Ambassade équatorienne à Londres. Si cet acte ne représente pas une violation comparable à celle de la convention de Vienne, il porte cependant atteinte à l’un des piliers du droit d’asile – tel qu’il est reconnu par la Convention de Caracas – : le principe du non-refoulement. Celui-ci vise à interdire à tout État ayant accepté d’accorder l’asile politique à un individu de le lui retirer tant que les raisons l’ayant conduit à accorder ce droit restent en vigueur. Or, en 2019, les menaces pesant sur Julian Assange restent les mêmes que lorsque Rafael Correa lui avait accordé l’asile, à savoir l’éventualité d’une extradition vers le territoire étasunien. Les événements récents ne l’établissent que trop clairement.

Néolibéralisme autoritaire et narcotrafic : l’Équateur au bord du gouffre ?

Équateur - Le Vent Se Lève
Le palais présidentiel équatorien © Vincent Ortiz pour LVSL

Comme les précédentes, l’élection présidentielle équatorienne du dimanche 15 octobre confronte deux candidats que tout oppose. Luisa Gonzáles, arrivée en tête du premier tour, capitalise sur le rejet de la présidence du banquier conservateur Guillermo Lasso (2021-2023), dont la politique a accru les inégalités et l’insécurité dans des proportions alarmantes. En face d’elle, l’héritier multi-millionnaire Daniel Noboa promeut le statu quo en matière économique et sociale. L’extrême tension du climat politique singularise cependant cette élection entre toutes. Tandis que le narcotrafic étend son emprise sur le pays, un candidat à la présidence et deux responsables politiques ont été assassinés durant la campagne, propageant les rumeurs les plus folles quant à leurs commanditaires. Alors que les conflits sociaux se multiplient et que les Équatoriens rejettent une politique imposée par le Fonds monétaire international (FMI), le clivage autour de l’extractivisme empêche la gauche de marcher unie.

Agustin Intriago, Maire de la ville de Manta ; Fernando Villavicencio, candidat à l’élection présidentielle ; Pedro Briones, dirigeant local du mouvement de la « Révolution citoyenne », qui revendique l’héritage de la présidence de Rafael Correa (2007-2017) et soutient Luisa Gonzáles. Tels sont les noms des trois responsables politiques assassinés en moins d’un mois en Équateur, pourtant encore classé parmi les pays les plus sûrs du continent sud-américain il y a sept ans. C’est dans ce climat que s’est tenu le 20 août dernier le premier tour d’un scrutin présidentiel convoqué de manière anticipée par le président conservateur sortant Guillermo Lasso alors sous le coup d’une procédure de destitution engagée par l’Assemblée nationale.

Celle-ci fait suite à la formulation d’accusations à son encontre de la part du procureur général selon lesquelles il serait intervenu en vue d’étouffer une enquête visant à établir les liens entre le banquier Danilo Carrera, qui n’est autre que son beau-frère, et l’entrepreneur Rubén Cherres. Celui-ci est suspecté d’avoir obtenu de manière irrégulière des parts de marché avec leur aide, tout en entretenant par ailleurs des relations avec un réseau de narcotrafiquants (surnommé la « mafia albanaise »)…

Un scandale qui vient s’ajouter à un bilan marqué par une insécurité et des inégalités croissantes, lourdement sanctionné par la population équatorienne. Celle-ci a décidé de placer en tête de ce premier tour Luisa González, soutenue par le mouvement de la Révolution citoyenne, suivie par la grande fortune Gustavo Noboa. Ce dernier, porteur d’un projet s’inscrivant dans la continuité de la politique actuelle, est parvenu à incarner une forme de nouveauté en prenant soigneusement ses distances vis-à-vis de la polarisation exacerbée du pays, alimentée par la plupart des autres candidats soucieux de manifester leur opposition frontale au « corréisme » [de l’ancien président Rafael Correa, opposé au néolibéralisme NDLR].

« Les nombreux liens entre des figures du crime organisé et des responsables gouvernementaux, jusqu’au plus haut niveau, donnent du crédit aux allégations selon lesquelles le meurtre de Villavicencio aurait pu être un crime d’État »

Mark Weisbrot, directeur du Center of Economic and Policy Research (CEPR)

Ce second tour a un goût de remake : Luisa Gonzáles revendique l’héritage du président Rafael Correa élu en 2006, tandis que son adversaire Gustavo Noboa n’est autre que le fils du candidat malheureux qui avait alors perdu face à ce dernier.

« Délit d’assassinat par omission volontaire »

La question sécuritaire a été propulsée au premier plan de cette campagne présidentielle par le meurtre, à la sortie d’un meeting en plein coeur de Quito le 9 août dernier, du candidat de centre-droit Fernando Villavicencio. Sous les couleurs du mouvement Construye, cet ex-syndicaliste du secteur pétrolier avait fait de la lutte contre la corruption et le narcotrafic ses priorités. Des coordonnées qui rappellent l’assassinat, dans les mêmes conditions, de Luis Carlos Galan lors de la campagne présidentielle colombienne de 1989.

Si le bourreau de Villavicencio a été neutralisé – contrairement à son homologue colombien -, tout comme les sept individus suspectés de lui avoir prêté main-forte, ceux-ci viennent à leur tour d’être assassinés, ce samedi 7 octobre, au sein des prisons de Guayaquil et de Quito. Les soupçons se sont tournés vers Adolfo Macias, représentant du gang des Choneros : bien que ces derniers n’aient pas revendiqué l’assassinat du candidat, ils entretiennent d’étroites relations avec le narcotrafic colombien, de même que Los Aguilas, la bande qui contrôle le quartier n°7 de la prison de Guayas 1 dans laquelle viennent d’être assassinés six des sept suspects interrogés…

En l’absence de preuves tangibles, les allégations de collusion entre gangs et responsables politiques vont bon train. Et dans la sphère médiatique, elles sont généralement à sens unique. Il n’a fallu que vingt-quatre heures pour que Guillermo Lasso attribuer la responsabilité de cet assassinat aux partisans de Rafael Correa, affirmant qu’il ne permettra pas de « livrer le pouvoir et les institutions démocratiques au crime organisé, bien qu’il soit déguisé en parti politique ». Une prise de position alimentée par l’opposition notoire entre Correa et Villavicencio, qui s’est notamment réfugié à Washington en 2013 après avoir accusé l’ex-président équatorien d’avoir commandité une excursion armée au sein d’un hôpital… La surmédiatisation de cette opposition a conduit Rafael Correa à affirmer que cet assassinat résulte d’un « complot de la droite » destiné à discréditer Luisa González.

Ces accusations reposent sur la mise en lumière de dysfonctionnements manifestes dans le dispositif de sécurité octroyé par l’Etat au défunt candidat, à la suite des menaces répétées dont il a fait l’objet ces derniers temps. En effet, le véhicule à bord duquel il est monté juste avant d’être assassiné n’était pas blindé, contrairement aux préconisations qu’aurait dû suivre un processus de sécurité à la hauteur des risques auxquels il se voyait exposé. Par ailleurs, aucun garde du corps ne se trouvait du côté gauche de la voiture, d’où sont provenus les tirs mortels. Des observations également relayées par la famille de Fernando Villavicencio qui a décidé, le 18 août dernier, de déposer une plainte à l’encontre du ministre de l’Intérieur Juan Zapata, du directeur du renseignement policier Manuel Samaniego, de son homologue chargé de l’opération de sécurité et protection du candidat, ainsi que du général de la Police Fausto Salinas, récemment limogé par Lasso en réaction à la tuerie survenue au sein de la prison de Guayas 1.

Cependant, cela n’empêche pas ce dernier d’être également traîné devant la justice par la famille du défunt candidat pour « délit d’assassinat par omission volontaire ». Mark Weisbrot, directeur du Center of Economic and Policy Research (CEPR), ajoute : « les nombreux liens entre des figures du crime organisé et des responsables gouvernementaux, jusqu’au plus haut niveau, donnent du crédit aux allégations selon lesquelles le meurtre de Villavicencio aurait pu être un crime d’État ».

Néolibéralisme autoritaire et narcotrafic

Si les responsables de ce crime demeurent encore inconnus, les causes de l’explosion de l’insécurité, elles, sont plus aisées à établir. Le virage néolibéral impulsé par Lenín Moreno (2017-2021) à la suite de son élection à la présidence de l’Équateur, puis approfondi par son successeur Guillermo Lasso, a généré une dégradation alarmante de nombreux indicateurs : le nombre d’homicides a été multiplié par cinq en seulement six ans, passant de 5,8 pour 100.000 habitants au terme de la présidence Correa à… 25,9 l’année dernière – avant d’augmenter de plus de 55 % depuis le mois de janvier1.

Cette évolution découle du démantèlement d’une partie des institutions étatiques entamée par Moreno dès 2017, avec la suppression de six ministères de coordination créés par Rafael Correa en vue de planifier les modalités de gestion des différentes aires d’action de l’État. La suppression plus spécifique du Ministère de coordination de la Sécurité avait alors privé le gouvernement des marges de manœuvre susceptibles de lui permettre de faire face aux implications de l’accord de paix conclu en 2016 entre son homologue colombien et la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC)…

Ce groupe imposait jusqu’alors une forme de contrôle sur l’ensemble de la frontière entre l’Équateur et la Colombie, en vue d’éviter qu’un gang colombien commette sur le territoire équatorien des actes susceptibles d’encourager un renforcement de la coopération entre les armées de ces deux États. Le retrait des FARC laisse libre cours aux gangs qui profitent de l’affaiblissement de l’Etat équatorien pour s’implanter au sein de son territoire…

Cette hausse de l’insécurité a par ailleurs été favorisée par la précarisation d’une part importante de la population équatorienne, découlant de différentes mesures successivement adoptées par les gouvernements de Lenín Moreno et de Guillermo Lasso en vue de réduire les dépenses publiques, conformément aux préconisations du FMI. Celui-ci avait accordé en 2019 un prêt de 10,2 milliards de dollars à l’Équateur en contrepartie de l’adoption de mesures visant à « assouplir la fiscalité », pour citer Anna Ivanova, alors cheffe de mission du FMI en Équateur. C’est ainsi que Lasso décide notamment de diminuer l’impôt sur les sorties de devises, initialement mis en place en vue de garantir un équilibre des dollars en circulation au sein d’un Etat qui ne dispose pas du pouvoir de création monétaire… puisque sa monnaie est directement imprimée par la Federal Reserve (Fed) des États-Unis.

Les seules forces politiques qui sortent renforcées des scrutins précédents sont porteuses de projets alternatifs au néolibéralisme

En bout de course, l’État manque de fonds susceptibles de lui permettre d’assumer des mécanismes de redistribution sociale à la hauteur des besoins sociaux, et la pauvreté explose. Si au cours de la présidence Correa, le taux de pauvreté avait chuté de quinze points, passant de 37 % en 2007 à 21,5 % en 2017, elle s’élève à 25 % au terme de l’année dernière, après avoir atteint un pic de 33 % en 20202. Ce facteur contribue sans nul doute à comprendre comment un nombre croissant d’Équatoriens marginalisés se sont tournés vers les gangs, qui prétendent se substituer à un État perçu comme incapable d’améliorer leurs conditions de vie.

Refusant malgré tout de revenir sur des orientations économiques ayant précipité cette hausse de la criminalité, le gouvernement Lasso avait alors décidé se cantonner à une stratégie répressive fondée sur l’adoption répétée d’états d’urgence et de couvre-feux face à la multiplication des mutineries dans les prisons ainsi que des mobilisations sociales. Cette stratégie revenait à placer sur un pied d’égalité des responsables d’actes criminels et des manifestants exerçant leurs droits constitutionnels – comme en témoigne l’arrestation, le 14 juin 2022, de Leonidas Iza, président de la Confédération des Nationalités indigènes de l’Équateur (CONAIE), qui était alors aux avant-postes d’une importante mobilisation convoquée suite à l’explosion des prix des produits de première nécessité.

Le gouvernement sortant avait ainsi poussé la logique néolibérale à son paroxysme, en systématisant une approche répressive des conflits sociaux. C’est ainsi que l’Équateur a intégré en 2023 le sinistre podium des dix États les moins respectueux des droits des travailleurs, selon l’Indice global des droits établi par l’Organisation internationale du travail (OIT). Celle-ci avait épinglé le gouvernement de Guillermo Lasso sur deux points en particulier : l’adoption de lois régressives en termes de droit du travail, couplée à d’importantes violences policières à l’encontre de grévistes3.

Fractures internes à la gauche équatorienne

Ces coups portés aux mobilisations sociales n’empêchent pas la population équatorienne de sanctionner le bilan du gouvernement Lasso dans les urnes. Le score de Luisa Gonzáles, en tête du premier tour des élections, vient ainsi confirmer la tendance observée lors des élections municipales et régionales qui se sont tenues au mois de février 2023. Les deux seules forces politiques qui sortent renforcées de ce scrutin sont porteuses de projets alternatifs au néolibéralisme, à savoir le mouvement de la Révolution citoyenne et le parti indigène Pachakutik, qui passent respectivement d’1,1 et 0,5 millions de voix en 2019 à 1,9 et 0,8 millions de suffrages cette année

Le fait qu’un candidat « corréiste » soit élu à la tête de la mairie de Guayaquil après plus de trente ans de domination sans partage du Parti Social-Chrétien (PSC) – l’un des principaux représentants de la droite équatorienne qui soutient notamment Lasso lors de l’élection présidentielle de 2021 – traduit l’ampleur de la déconvenue subie par les tenants de la voie néolibérale.

Si cette dynamique est confirmée par le fait que le PSC ne termine qu’à la 4e place de ce scrutin présidentiel, ainsi que par les 33,6 % des suffrages grâce auxquels Luisa González termine près de 10 points devant son challenger Daniel Noboa, force est de constater que le Pachakutik s’effondre. Son candidat Yaku Pérez n’obtient en effet que 4 % des suffrages contre 19 % lors du scrutin présidentiel de 2021. Cette perte de quinze points en deux ans est cependant moins due à un affaiblissement du mouvement indigène qu’à des divisions internes à cette mouvance.

Daniel Noboa, dont la famille a fait fortune grâce au modèle extractiviste équatorien, a su attirer à lui une part importante des voix issues de la gauche critique vis-à-vis de l’extraction pétrolière

La CONAIE avait notamment refusé, sous l’impulsion de son dirigeant Leonidas Iza, d’appeler à voter pour le candidat Yaku Pérez, accusé de proximité avec les élites néolibérales, dans son programme comme dans sa démarche. Il est vrai que celui-ci avait appuyé le banquier conservateur Guillermo Lasso face au candidat « corréiste » en 2017. Quatre ans plus tard, il avait ensuite refusé de choisir entre Lasso et Andrés Arauz, qui défendait l’héritage de Rafael Correa – au motif qu’un État fort et centralisé, défendu par ces derniers, serait antinomique avec les droits des populations indigènes. Son soutien au renversement d’Evo Morales en Bolivie en 2019 vient renforcer son inimitié avec des figures de premier plan de la CONAIE telles qu’Iza ou son prédécesseur Jaime Vargas.

Ceux-ci s’étaient rendus à La Paz au mois de novembre 2020 en vue de manifester leur proximité avec l’ex-président bolivien. Pachakutik paie enfin ses divisions internes en ce qui concerne la position à adopter à l’égard de la procédure de destitution engagée par l’Assemblée nationale à l’égard de Lasso, la moitié des 24 parlementaires élus avec le soutien de ce parti n’ayant pas pris part à ce vote. Ce choix avait lui aussi suscité l’ire de la CONAIE, aux avant-postes de la mobilisation face au gouvernement de Guillermo Lasso.

Alliance de circonstances entre anti-extractivistes et néolibéraux

Cette débâcle de Yaku Pérez bénéficie notamment à Daniel Noboa, dans la mesure où l’entrepreneur termine en tête dans six des treize provinces amazoniennes dans lesquelles le candidat du Pachakutik avait obtenu ses meilleurs scores en 2021.

Comment expliquer cette montée en puissance d’un candidat dont la famille s’est pourtant enrichie grâce au modèle extractiviste équatorien – le père de Daniel Noboa contrôlant notamment le marché de la banane, qui représente la deuxième source de revenus de l’Etat équatorien après le pétrole ? Noboa s’est notamment affiché ouvertement favorable à l’arrêt de l’exploitation des ressources pétrolières situées au sein de la réserve naturelle du Yasuni.

Cette question, qui représente l’une des principales lignes de fracture traversant la gauche équatorienne, a fait l’objet d’un référendum convoqué en parallèle de ce scrutin présidentiel qui s’est soldé par une importante victoire des opposants à l’exploitation de ces ressources, le « Oui » à la préservation de la réserve du Yasuni obtenant 59 % des suffrages exprimés. Dans ce contexte, Noboa a su attirer à lui une part importante des voix issues de la gauche critique vis-à-vis de l’extraction pétrolière et ce, d’autant plus que Luisa González s’est par ailleurs affichée ouvertement favorable au maintien de l’exploitation pétrolière dans cette zone.

Contrairement aux leaders de la CONAIE, favorables à une rupture radicale avec l’extraction pétrolière, les « corréistes » comptent sur l’or noir, qui représente la première source de revenus de l’État – fût-ce pour les réinvestir dans des programmes de diversification de la structure productive équatorienne sur le plus long terme. C’est ainsi que si González a su mobiliser l’électorat « corréiste » lors de ce premier tour, elle pourrait – de même qu’Arauz en 2021 – rencontrer des difficultés à élargir cette base à l’occasion du second tour en raison d’une alliance de circonstance entre anti-extractivistes et néolibéraux.

« Noboa, c’est Lasso rechargé »

Le soutien de Noboa à l’arrêt de l’exploitation pétrolière au sein du Yasuni jure avec ses autres propositions économiques susceptibles de renforcer la dépendance de l’Etat équatorien à l’extraction de telles ressources. Dans la droite ligne des orientations adoptées par Lasso, il se veut porteur d’un « environnement entrepreneurial attractif » destiné à favoriser les investissements privés4. Or, ce sont justement de telles politiques économiques qui ont conduit au développement, au cours des années 1980 et 1990, d’un processus de « reprimarisation extractive » fondé sur l’installation tous azimuts d’entreprises privées sur les principaux gisements pétroliers du pays, mues par une logique court-termiste de maximisation du profit5.

À l’instar de « l’environnement attractif » prôné par Noboa, ce processus a largement reposé sur des avantages fiscaux privant l’Etat d’une manne financière conséquente – celle-là même qui aurait été et serait nécessaire pour sortir l’Équateur de sa dépendance à ces ressources. Cette priorité donnée aux investissements privés place Daniel Noboa dans la continuité de Guillermo Lasso. Mais ce n’est pas leur seul point commun.

Le journal brésilien Folha révèle en effet que le nom du candidat libéral apparaît aux côtés de celui du président Lasso dans les Pandora Papers6. On apprend notamment qu’il a officié comme responsable du compte bancaire de la société Festil Investments S.A., basée au Panama. Or, il se trouve que la Constitution équatorienne interdit à tout individu détenteur de parts dans des paradis fiscaux de concourir à une élection présidentielle, ce qui rend, de fait, sa candidature illégale. Pour couronner le tout, il se trouve que cette société possède des parts au sein du groupe Banisi, qui n’appartient à nul autre que… Guillermo Lasso. On comprend que le hashtag « Noboa est Lasso Rechargé » soit devenu si populaire sur les réseaux sociaux…

L’élection de Noboa, à qui la quasi-totalité des candidats restés aux portes du second tour ont apporté leur soutien au nom de l’opposition au corréisme, est-elle désormais actée ? Rien n’est moins sûr. La marge de dix points que lui prêtaient les sondages publiés à la fin du mois d’août ne cesse de se restreindre à l’approche du second tour.

Toujours est-il que, quel que soit le vainqueur proclamé dimanche soir, ses marges de manœuvre devraient être limitées par une Assemblée nationale renouvelée, en parallèle du premier tour de ce scrutin présidentiel. Avec ses cinquante sièges, le mouvement de la Révolution citoyenne y dispose du premier groupe parlementaire, mais n’atteint pas les soixante-neuf élus nécessaires en vue de s’assurer la majorité absolue des votes au sein de cette assemblée.

Cependant, la diversité des autres groupes politiques rend tout aussi complexe la perspective de constitution d ’une large majorité au profit de Noboa. C’est donc en composant avec un certain nombre de contraintes institutionnelles que la nouvelle administration qui découlera de ce scrutin devra répondre à la crise sécuritaire, ainsi qu’à la polarisation exacerbée autour de laquelle s’effrite chaque jour davantage le consentement autour d’un pacte démocratique commun.

Notes :

1 Johnston Jake, Vasic-Lalovic Ivana, « Ecuador : A Decade of Progress, Undone », Center for Economic and Policy Research, August 15, 2023 ; https://cepr.net/report/ecuador-a-decade-of-progress-undone-full-html/

2 https://donnees.banquemondiale.org/indicator/SI.POV.NAHC?locations=XP-EC

3 www.globalrightsindex.org

4 CNN, « Las 5 propuestas claves de Daniel Noboa para ser presidente de Ecuador », 11/10/2023; https://cnnespanol.cnn.com/2023/10/11/5-propuestas-clave-daniel-noboa-elecciones-ecuador-orix/

5 Prévôt-Schapira Marie-France, 2008, « Amérique latine : conflits et environnement, “quelque chose de plus” », Problèmes d’Amérique latine, no 70, p. 5-11.

6 JARDIM Claudia, « Equador: Candidato tem empresa em paraiso fiscal », Folha, 12/10/2023 ; https://www1.folha.uol.com.br/mundo/2023/10/candidato-presidencial-do-equador-e-dono-de-empresas-em-paraiso-fiscal.shtml