Robespierre et Danton : revisiter le destin tragique des géants de la Révolution

© Malena Reali

« Mon cher Danton, si dans les seuls malheurs qui puissent ébranler une âme telle que la tienne, la certitude d’avoir un ami tendre et dévoué peut t’offrir quelque consolation, je te la présente. Je t’aime plus que jamais et jusqu’à la mort ». L’auteur de ces mots n’est autre que Robespierre. En février 1793, il offre à Danton son épaule amicale après le décès de sa première épouse. Il poursuit : « Faisons bientôt ressentir les effets de notre douleur profonde aux tyrans qui sont les auteurs de nos malheurs publics et de nos malheurs privés ». Un an plus tard, Danton allait finir à l’échafaud après une lutte intense contre les robespierristes. Cette unique lettre connue de Robespierre à Danton a été acquise le week-end du 12 mars dernier par un collectionneur privé1. L’État n’a pas choisi de la préempter, comme l’ont déploré plusieurs historiens et personnalités publiques2. Depuis la Révolution, la relation entre ces deux protagonistes fascine. Mais au-delà de son caractère romanesque, qu’a-t-elle à nous dire des dilemmes de la Révolution ? La biographie croisée Danton-Robespierre : le choc de la Révolution écrite par Loris Chavanette (Passés composés, 2021) est l’occasion de s’y replonger.

« Que s’est-il passé entre toi et moi ? Nous qui avions souhaité les mêmes choses…

– Nous n’avons jamais souhaité les mêmes choses vous et moi ».

Ce dialogue, tiré du film La Révolution française (Robert Enrico et Richard Heffron), imagine ce qu’ont pu être les derniers mots échangés entre Danton et Robespierre à l’aube de la bataille décisive qui allait emporter le premier. Conformément à la légende noire, c’est Robespierre qui tient le rôle sinistre. C’est lui qui clôture cette ultime entrevue par une phrase lapidaire, un vouvoiement qui dit toute la distance froide qu’il place entre Danton et lui, une menace tranchante comme le couperet de la guillotine qu’il prépare pour son adversaire.

Cette lecture classique des évènements de l’an II (1793-1794) est certes renouvelée mais pas vraiment modifiée par la nouvelle étude publiée par Loris Chavanette. D’ailleurs, ce dernier tombe d’accord avec Robespierre pour expliquer que Danton et lui ne « nourrissaient pas totalement les mêmes idées » (p. 263). Pour expliquer ces divergences, Chavanette renoue avec la méthode de l’historien romain Plutarque en proposant la biographie des deux vies parallèles de Danton et Robespierre. Deux parcours qui ne se croisent que par intermittences mais qui paraissent toujours rester dans l’ombre l’un de l’autre jusqu’au dénouement tragique.

L’ouvrage de Chavanette met en scène ces destins romancés en faisant la part belle aux mythes qui jalonnent les biographies des deux personnages. Ainsi, il raconte les manières différentes dont les deux futurs députés ont vécu le sacre de Louis XVI, le 11 juin 1775 alors qu’ils étaient encore adolescents. D’un côté, il met en scène la fugue de Danton qui quitta sa pension à Troyes pour assister à la cérémonie dans la cathédrale de Reims.

De l’autre, il reprend la légende d’un Robespierre, jeune élève de Louis-le-Grand qui aurait prononcé l’éloge destiné au roi lors du passage en calèche sur la route du sacre. Bien qu’il joue avec cette mythologie, l’auteur considère que les légendes qui entourent Robespierre et Danton ont, sinon un fond de vérité, en tout cas une origine et une diffusion qui dit quelque chose de ce qu’ils furent aux yeux de leurs contemporains.

Une opposition romanesque

Plus largement, Loris Chavanette se livre à un exercice original : celui de la constitution d’une biographie totale. Une étude qui, sans se prétendre exhaustive, aspire à embrasser du regard toutes les dimensions des personnages. Leur enfance, leur éducation et le début de leurs deux carrières d’avocats sont largement prises en compte pour peindre le tableau de leur genèse. La biographie évite ainsi l’écueil qui consisterait à faire naître Danton et Robespierre en 1789.

Elle livre une analyse méticuleuse de ce que furent leurs vies avant la Révolution. L’intérêt porté à la différence d’éducation entre la pédagogie avant-gardiste dont a bénéficié Danton et l’austère bachotage dans lequel Robespierre fut plongé paraît assez pertinent pour expliquer leurs divergences intellectuelles. L’ouvrage s’intéresse aussi aux vies privées que mènent les deux jeunes magistrats, à Arras pour Robespierre et déjà à Paris pour Danton. Il montre comment ce dernier joue un coup d’avance en se constituant un réseau dans la capitale avant que la révolution n’éclate.

En ce sens, cette étude tranche avec les plus récentes biographies consacrées à l’Incorruptible. Un chapitre entier sur les douze est dédié au « corps, ce miroir ». Il contient beaucoup de développements autour de l’apparence physique des personnages ou plutôt autour de leurs représentations dans la peinture et la littérature. Le but étant de comprendre comment ces deux figures ont marqué physiquement leurs contemporains. L’auteur examine d’abord Danton. Il explique que sa voix de stentor, sa face de bouledogue et sa « présence physique colossale »3 ont été autant d’atouts qui lui ont permis d’incarner la révolution plébéienne.

Prenant le contre-pied de l’historiographie récente, Chavanette restitue un caractère exceptionnel à la répression politique de l’an II. Il redonne à la Terreur la majuscule qu’elle avait perdue avec les travaux de Jean-Clément Martin

À côté d’un tel volcan, Robespierre fait pâle figure. Son visage paraît insipide tandis que ses yeux « très voilés » posent un regard « vague et flottant » (Lamartine)4 continuellement troublé par un clignement désagréable des paupières. Rien donc qui ne soit en mesure de retenir quelque attention. En fait, cette description de Robespierre souligne l’absence d’un corps physique dans cet « homme-idée » tout en abstraction5. Par contraste, elle met en évidence l’ascendant physique que Danton a pris sur ses rivaux. Un ascendant qui lui permet de devenir le héros du peuple des faubourgs – le « ventre de Paris » (Victor Hugo) – dès les premières semaines de la Révolution.

De plus, l’implication physique et directe de Danton dans les évènements révolutionnaires est soulignée par opposition à l’empreinte théorique et discursive imprimée par Robespierre. L’action personnelle de Danton dans la journée du 10 août 1792 – qui marque le renversement de la monarchie en France – est particulièrement mise en valeur. L’auteur détaille les multiples efforts du député pour coordonner l’insurrection jusqu’à la prise du palais des Tuileries.

Clairement, Danton apparaît comme le soldat de la guerre extérieure et Robespierre comme le prêtre de la régénération intérieure. Le sabre et le goupillon de la Révolution. Cette analyse fait écho au dialogue imaginé par Victor Hugo dans Quatre-Vingt-Treize. À la question de savoir où se trouve l’ennemi de la Révolution, Danton s’y exclame : « Il est dehors et je l’ai chassé » ; et Robespierre de répondre : « Il est dedans et je le surveille ».

De ce point de vue, l’étude de Chavanette vient replacer Danton et Robespierre au sommet de la Montagne. Elle démontre que si le couloir de la Révolution était trop étroit pour deux héros, ce n’est que lorsque la tête et le corps de celle-ci ont marché ensemble qu’ils ont balayé l’ancien monde. La complémentarité des deux Jacobins est démontrée tandis que leur différence de tempérament est constamment mise en exergue. Néanmoins, cette opposition physique et psychologique entre « deux types humains radicalement opposés »6, si elle est largement étayée, paraît exagérée à certains endroits. Surtout, son omniprésence dans le livre conduit à minorer des divergences plus significatives : l’opposition philosophique et politique des deux députés de Paris.

La Terreur et l’Être suprême : quand les frictions apparaissent

Par ailleurs, l’auteur présente une opposition philosophique irréconciliable entre Danton et Robespierre. Notamment dans leur rapport divergent à la religion. Cet enjeu métaphysique commence par unir les deux députés avant de les diviser. Pour l’auteur, leur opposition commune à la déchristianisation menée par les sans-culottes doit ainsi être retenue comme l’élément décisif expliquant leur ultime rapprochement à la fin de l’hiver 1793-1794.

Mais alors que Danton agit ainsi pour renouer avec l’ancienne religion, l’hostilité de Robespierre envers l’activisme sans-culotte obéit à une autre motivation. Il s’agirait pour lui de n’inaugurer rien de moins qu’un nouveau culte. Son ambition serait de fusionner « la régénération des hommes à la volonté divine ». Robespierre est un croyant fervent dans l’immortalité de l’âme et son Dieu, l’Être Suprême, est le Dieu vengeur qui libère « les humbles et les affligés »7. Loris Chavanette assimile le nouveau culte de la raison à une vérité religieuse comparable à la croyance catholique. Cette thèse est cependant nuancée par d’autres auteurs comme Marcel Gauchet qui le considère plutôt comme une religion civile destinée à favoriser la communion des citoyens par-delà leurs différences spirituelles8.

L’auteur exploite aussi la question théologique pour établir un parallèle entre la terreur religieuse de l’Ancien Régime et la terreur politique de la jeune République. Prenant le contre-pied de l’historiographie récente, Chavanette restitue un caractère exceptionnel à la répression politique de l’an II. Il redonne à la Terreur la majuscule qu’elle avait perdue avec les travaux de Jean-Clément Martin9 et d’Annie Jourdan10. L’auteur dresse un réquisitoire contre la politique robespierriste11. Pour cela, il n’hésite pas à piocher dans l’argumentaire conçu par ceux-là même qui ont participé à la chute de l’Incorruptible avec notamment l’affaire Théot12. Plus généralement, l’auteur occulte les éléments pouvant contrebalancer la violence politique de l’Incorruptible.

Ainsi, il accuse ce dernier d’avoir voulu envoyer les Girondins au tombeau13 alors qu’il protégea plusieurs dizaines de leurs députés lors des journées révolutionnaires des 31 mai et 2 juin 1793. Il n’insiste pas sur la condamnation de « l’exagération » des « ultra-révolutionnaires » que Robespierre renouvelle à de nombreuses reprises14. Il ne note pas non plus que ce dernier s’oppose aux représentants en mission les plus violents comme Carrier à Nantes ou Fouché à Lyon. Il obtient pourtant le rappel de ces proconsuls dans le but d’arrêter « l’effusion du sang humain, versé par le crime »15.

Danton comme Robespierre ont été deux Jacobins et deux montagnards. C’est-à-dire des des républicains « avancés » prônant des idées sociales considérées comme radicales par leur époque.

Rien de tout cela n’est réellement pris en compte par l’auteur qui renouvelle – en l’étayant – l’image d’Épinal attribuant une chaleureuse humanité à Danton et une froideur totalitaire à Robespierre. Loris Chavanette rappelle pourtant que Danton a d’abord été à la pointe de la « surenchère » révolutionnaire. Et ce, depuis les premières insurrections jusqu’aux massacres de Septembre16. Mais il excuse la violence dantoniste car elle serait le produit d’un contexte, une « violence révolutionnaire voulue par les circonstances » quand Robespierre défendrait une violence « érigée en système d’éradication des impurs »17. Un contexte qu’il refuse par contre d’expliquer lorsqu’il s’agit de Robespierre.

La politique : l’absente relative de l’analyse

L’étude néglige ainsi largement le rôle et l’influence des révolutionnaires les plus radicaux, « l’opposition de gauche », aux Jacobins dans le cours des évènements. C’est la principale limite de la simple dualité Danton-Robespierre pour analyser la Révolution. Victor Hugo avait en plus convoqué Marat pour comprendre 1793. Il semble donc impossible de ne pas étudier davantage Hébert et ses Exagérés pour comprendre 1794. La Convention, même dominée par la Montagne, vit sous la menace permanente de ces radicaux, susceptibles de déclencher une insurrection sans-culotte.

Les députés sont donc contraints d’afficher une fermeté politique s’ils ne veulent pas passer pour des traîtres et être ainsi renversés. C’est sous l’effet de cette tension que la Convention déploie une répression qui vise aussi à canaliser la violence plus grande encore des meneurs sans-culottes. Indiscutablement, Robespierre n’est pas le dernier à souscrire à cette violence. Danton qui a institué le tribunal révolutionnaire n’y renâcle pas particulièrement non plus.

C’est donc peut-être qu’il aurait fallu chercher ailleurs que simplement dans leur rapport à la violence ce qui distingue les deux hommes. Notamment en se posant la question des fins politiques concrètes de Danton et Robespierre. Celles qui justifieraient, selon eux les moyens violents qu’ils ont soutenus. Cette question ne trouve qu’une réponse très partielle dans cette étude. L’auteur traite exclusivement de la politique sous l’angle de la violence répressive. Il n’en retire ainsi que les portraits d’un Danton indulgent et d’un Robespierre fanatique.

De ce point de vue, cette biographie renoue avec ces deux images telles qu’elles ont été façonnées par la IIIe République et telles qu’elles ont majoritairement survécu. L’auteur avait vu dans la victoire de Robespierre sur Danton en avril 1794, la preuve que l’Incorruptible avait compris mieux que l’Indulgent la véritable nature de la Révolution. C’est-à-dire, son caractère de « guerre sociale »18. En refermant l’ouvrage, on ne peut que regretter que cet enjeu n’y ait finalement pas été davantage développé.

À plusieurs reprises, l’auteur justifie la réalisation de son étude par un constat. Celui de l’intérêt toujours renouvelé pour les personnages de Robespierre et de Danton. Un intérêt qu’il explique de la façon suivante : pour lui, Robespierre serait plus que jamais actuel en raison de la demande croissante de « transparence » et de la « mode des dénonciations ». Face aux affaires de corruption et à l’opacité de la vie politique, la figure de Robespierre continuerait ainsi de catalyser une volonté citoyenne de reprendre le contrôle sur la technocratie.

De son côté, le personnage de Danton camperait la résistance à cette abolition de la frontière entre la vie publique et les affaires privées. Là encore, cet enjeu soulevé par l’auteur et par son préfacier Emmanuel de Waresquiel nous paraît être pertinent. Pour autant, il ne nous semble pas être l’écho le plus important de la Révolution française parvenu jusqu’à nous. Danton comme Robespierre ont été deux Jacobins et deux montagnards. C’est-à-dire des révolutionnaires ardents et des républicains « avancés » prônant des idées sociales considérées comme radicales par leur époque.

Tous les deux partageaient une haine de l’aristocratie à laquelle ils opposaient l’idée d’une République permettant aux citoyens d’accomplir leur destination. Il aurait été intéressant que cette étude nous expose les visions que ces deux révolutionnaires se faisaient de la propriété, de la répartition de celle-ci et des inégalités économiques. Dans notre moment de crise sociale aiguë, une telle analyse pourrait en tout cas ne pas être inutile.

Notes :

1 Loris Chavanette, « “Je t’aime plus que jamais et jusqu’à la mort” : la lettre de Robespierre à Danton raconte une part de l’histoire de France », Le FigaroVox, 10 mars 2023.

2 Tribune collective, « La préservation de l’unique lettre de Robespierre à Danton est une cause nationale », Le Monde, 21 mars 2023

3 Loris Chavanette op. cit. p.81

4 Alphonse de Lamartine cité par Loris Chavanette op. cit. p.83

5 Marcel Gacuhet, Robespierre : l’homme qui nous divise le plus, Paris, Gallimard, coll. « Ces hommes qui ont fait la France », 2018.

6 Loris Chavanette, op. cit. p.423

7 Loris Chavanette cite ici l’historien Jules Michelet. P.62

8 Marcel Gauchet op. cit.

9 Jean-Clément Martin, La Terreur : vérités et légende, Paris, Perrin, 2017, 240 p.

10 Annie Jourdan, Nouvelle histoire de la Révolution, Paris, Flammarion, coll. « Au fil de l’histoire », 2018, 656 p.

11 L’objectif de l’étude est ainsi de « démontrer le rôle central qu’a joué Robespierre […] dans la dérive répressive »

12 Catherine Théot est une mystique française qui affirmait voir en Robespierre le précurseur du nouveau messie. Elle a été emprisonnée et utilisée pour ridiculiser le culte de l’Être Suprême et peindre Robespierre sous les traits d’un dictateur en puissance.

13 « Il ne fait aucun doute [que Robespierre] rumine intérieurement un verdict de mort contre les Girondins », Loris Chavanette op. cit. (p.288)

14 Marcel Gauchet op. cit.

15 Loris Chavanette op. cit. p.402

16 Début septembre 1792, face à l’imminence de l’invasion prussienne, la panique s’empare d’une foule révolutionnaire qui envahit les prisons et massacre ainsi plus d’un millier de contre-révolutionnaires mais aussi des prisonniers de droit commun. La responsabilité de certains discours révolutionnaires, comme ceux de Danton ont parfois été pointés du doigt pour expliquer l’ampleur de la violence populaire.

17 Loris Chavanette p.394

18 Loris Chavanette p.293

« Réaliser les promesses inachevées de 1789 » – Entretien avec Alexis Corbière

Alexis Corbière dans son bureau à l’Assemblée nationale | © Vincent Plagniol pour LVSL.

À l’occasion de la parution de son dernier livre, nous avons retrouvé Alexis Corbière dans son bureau à l’Assemblée nationale. Historien de formation, il a été élu député La France Insoumise en 2017 et publie cet automne chez Perrin un ouvrage intitulé Jacobins ! dans lequel il présente neuf figures de la Révolution française. Au fil des pages, les inconnus se joignent aux personnages célèbres et viennent compléter le portrait collectif de ceux qui ont fondé la République. Robespierre, Danton, Saint-Just, bien sûr, mais également Billaud-Varenne, Couthon, Barrère, ou encore Pauline Léon, John Oswald et Jean-Baptiste Belley. De la Convention à Saint-Domingue, en passant par le Paris des faubourgs et par la Vendée, on y lit les histoires de figures hors-normes dont les destins ont contribué à façonner l’idée républicaine en France et dont la connaissance constitue un enjeu de taille dans la bataille culturelle en cours. Entretien réalisé par Antoine Cargoet, Lenny Benbara et Vincent Ortiz.


Le Vent Se Lève – En introduction, vous évoquez la prégnance de l’imaginaire de la Révolution française dans le mouvement des gilets jaunes. En quoi celui-ci vous semble-t-il procéder de l’histoire longue de la passion française pour l’égalité ?

Alexis Corbière – Dès l’école élémentaire, on apprend à chaque enfant de notre pays, et c’est formidable, que c’est à l’occasion d’une grande révolution populaire que des droits politiques et sociaux nouveaux et universels ont été proclamés et tant bien que mal mis en application. On enseigne, qu’une prison qui incarnait la tyrannie a été détruite par le peuple et que cet événement est devenu dans l’esprit de tous la Fête nationale, que le Roi a été exécuté pour avoir trahi et comploté contre la Révolution et que la monarchie a cédé la place à un régime républicain dirigé par une assemblée élue au suffrage universel (certes exclusivement masculin).

Le fait que ces actes fondateurs aient été réalisés par un peuple mobilisé, revendiquant pour lui la souveraineté est profondément inscrit dans notre Histoire commune. Cela constitue même une hégémonie culturelle largement partagée dans la société française. Cela fait partie d’une identité nationale partagée singulière. J’ai observé que les gilets jaunes, dès qu’ils se sont rassemblés, ont montré qu’ils connaissaient cette Histoire. Ils ont mis des bonnets phrygiens, brandi le drapeau tricolore, entonné la Marseillaise, – hymne national dont la dimension révolutionnaire, et notamment le refrain « Aux armes citoyens », n’échappe à personne. Cet imaginaire reste vivant et n’a pas perdu sens. Il faut saluer au passage le travail du collectif Plein le dos qui a rassemblé des photos et des slogans écrits sur les gilets jaunes s’inspirant de la Révolution française. Ces milliers de slogans ont défilé à nouveau dans les villes de France, faisant référence à 1789 et à la prise de la Bastille, déclinant le triptyque républicain « Liberté, Egalité, Fraternité » né de la Révolution, et bien d’autres exemples. Que ce passé reste vivant est une chance pour notre pays !

« La République n’a de sens que si elle est l’organisation de la souveraineté populaire et qu’elle est sociale. »

Autre clin d’œil pas totalement anecdotique, j’ai souligné, à la suite de Gérard Noiriel, que l’un des chants les plus connus de la Révolution française, La Carmagnole – « Vive le son du canon » – est aussi un gilet. Un gilet rouge porté notamment par les Jacobins. Le voilà devenu jaune. L’Histoire est tissée de ces fils invisibles, volontaires ou fruits du hasard, qui relient le présent au passé. Le retour des symboles révolutionnaires exprime une vieille passion française pour l’Égalité. La République n’a de sens que si elle est l’organisation de la souveraineté populaire et qu’elle est sociale. Il est conforme à notre Histoire nationale que de lutter pour une démocratie de haute intensité, pour plus de justice et plus d’égalité.

Les gens qui se mobilisent aujourd’hui se réinscrivent, même inconsciemment, dans une longue histoire nationale. Ils cherchent à accomplir concrètement la grande promesse inachevée de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 et de 1793.

Alexis Corbière dans son bureau à l’Assemblée nationale | © Vincent Plagniol pour LVSL.

Mais le peuple en action de 2019 ne vit pas dans la nostalgie du passé. Voyez le gilet jaune, symbole de lutte totalement nouveau qu’il a inventé, cet équipement obligatoire de l’automobiliste, et pour beaucoup aussi vêtement de travail. Il signifie la volonté farouche du peuple de sortir de l’invisibilité qu’organisent nos sociétés, dans lesquelles règne la recherche permanente de profit, et où le consommateur est substitué au citoyen. Quand on est dans le noir et en danger, on met un gilet fluorescent. Le peuple en colère ne dit pas autre chose. Les milieux populaires, ouvriers, employés, précaires, chômeurs, etc. sont depuis des décennies dans une obscurité politique, sociale et démocratique, les voilà en pleine lumière !

LVSL – En tant que professeur d’Histoire et militant politique, vous aviez déjà consacré un livre à la figure de Robespierre en 2012. Vous publiez cette année un nouvel ouvrage consacré à neuf figures jacobines. Comment l’étude de l’Histoire nourrit-elle l’action politique, la vôtre en particulier ? Pourquoi écrire un tel livre maintenant ?

Alexis Corbière – J’ai toujours pensé que les batailles culturelles sont déterminantes en politique et que les victoires culturelles précèdent les victoires électorales. Quel est l’enjeu de la bataille à laquelle je participe avec ce livre ? C’est simple. On ne peut pas faire aimer la République – je parle des idéaux républicains et non de l’enveloppe autoritaire de la Ve République – si on fait détester ceux qui l’ont inventée et ont formé l’aile la plus avancée de la Révolution pour que la République réponde aux exigences sociales.

L’enjeu a partie liée avec l’offensive idéologique qui veut faire de la Révolution française un moment sombre et confus dont il ne faudrait retenir que la Terreur. Il s’agit d’envoyer le signal que les révolutions commencent peut-être avec des idéaux sympathiques mais qu’elles finissent toujours mal. C’est ce que nous répètent aujourd’hui de nombreuses entreprises culturelles. Je pense bien sûr d’abord à l’émission Secrets d’Histoire de Stéphane Bern, sur le service public, c’est-à-dire financée par nos impôts, qui atteint parfois plus de 2,5 millions de téléspectateurs. Mais aussi à celles qu’a longtemps animées Franck Ferrand, ou encore à l’incroyable crédit médiatique de gens comme Lorànt Deutsch qui se nourrissent de sources bidonnées et contre-révolutionnaires. Il existe donc un discours historique, plus médiatique qu’universitaire, porté par des personnalités ouvertement royalistes, et c’est bien leur droit, qui dominent dans les médias de masse. Quel étrange paradoxe. Dans un pays très républicain et passionné d’Histoire, ceux qui transmettent l’Histoire sont des monarchistes ! Comprenne qui pourra. Leurs émissions sont bien réalisées, mais elles vantent inlassablement l’Ancien Régime. Après 12 ans d’existence, ce type d’émissions a un impact idéologique. J’ai fait le calcul : depuis 2007 et 134 émissions animées par Stéphane Bern, seulement quatre ont été consacrées à des personnages républicains – et je compte même là-dedans Charlotte Corday ! Le reste ce sont des rois, des reines, des favorites ou courtisans, bref une Histoire des puissants qui efface l’Histoire populaire. Qui racontera un jour au grand public l’Histoire du peuple et non celle de ses seuls maîtres ? Nous sommes donc face à un problème de restitution de notre Histoire commune. On voit bien l’enjeu idéologique. Cette controverse se niche parfois dans des produits culturels inattendus comme les jeux vidéo. Avec Jean-Luc Mélenchon nous avions engagé un débat sur Assassin’s Creed Unity – un jeu magnifique à l’univers très développé – qui resservait pourtant nombre de clichés anti-jacobins. Robespierre, par exemple, y participait à un commerce de peaux humaines ! Notre contre-offensive doit donc être menée sur tous les fronts : au cinéma, à la télévision ou à la radio, avec des ouvrages d’histoire, des jeux vidéo, et tous les produits culturels. À mes yeux, un tel matraquage qui fait de la Révolution un événement par nature brutal et de ces figures des personnages hideux et violents.

Alors pourquoi ai-je écrit ce livre ? D’abord, je veux faire observer que son titre est Jacobins ! – au pluriel – pour montrer qu’il s’est réuni au sein de ce club au nom illustre, mais si mal connu, de nombreux personnages, aux parcours souvent exceptionnels. Ils n’étaient pas toujours d’accord entre eux, mais ils ont su mettre leur intelligence en commun pour faire avancer une révolution confrontée à d’immenses difficultés. Ensuite, ce qui m’intéresse, c’est de faire mieux connaître quelques personnalités de ce lieu de débat pour tenter d’en restituer l’atmosphère de bouillonnement intellectuel.

J’en reviens au point de départ, la bataille culturelle. L’enjeu qui sous-tend mon ouvrage est de réhabiliter des personnages pour montrer l’actualité des idées pour lesquelles ils ont donné leurs vies. Ce livre veut placer l’Histoire à hauteur humaine, à l’échelle des individus, certains connus, d’autres moins. Mon ambition enfin, on l’aura compris, est d’arracher le masque caricatural dont certains sont affublés, pour réactiver la flamme d’un foyer intellectuel qui pourrait être utile dans l’avenir.

LVSL – Vous situez votre ouvrage dans une tradition historiographique spécifique et vous ne manquez pas de rappeler combien les controverses sur les événements et les hommes du passé peuvent influencer les perceptions et les comportements politiques du présent. Sans remonter le fil des deux siècles écoulés, pouvez-vous revenir sur le rôle politique spécifique d’une historiographie hostile aux jacobins telle qu’elle a pu se cristalliser à la fin du siècle dernier autour de figures comme celle de François Furet ?

Alexis Corbière – Il faut d’abord considérer le moment du premier centenaire de la Révolution française, en 1889. La Troisième République se cherche des modèles révolutionnaires à célébrer, mais qui ne doivent pas aller trop loin sur les questions sociales. La figure de Danton est alors mise en avant, bien qu’il ait une autre épaisseur que ce qu’en fait la Troisième République. 1889, c’est donc le moment où on met en avant l’opposition entre Danton et Robespierre.

Si on avance un peu dans le temps, on arrive à l’époque où le Parti Communiste exerce une certaine influence en France. Avec le Front populaire, le Parti opère un tournant national et mêle, selon la formule de Maurice Thorez, les plis du drapeau rouge et ceux du drapeau tricolore. Au moment du 150e anniversaire en 1939 et déjà dans les années qui précèdent, les communistes multiplient les références à la Révolution. Mais ils plaquent le modèle de la Révolution russe sur la Révolution française. Les jacobins peuvent ainsi être présentés comme des précurseurs des bolcheviks et Robespierre est mis en analogie avec Lénine.

Alexis Corbière dans son bureau à l’Assemblée nationale | © Vincent Plagniol pour LVSL.

La gauche va prolonger cet héritage jusqu’aux années 1980. Mais au moment du bicentenaire de 1989, on a avec François Furet une offensive idéologique qui découpe la Révolution en deux temps : les années 1789-1792, libérales, qui mettent un terme à la gangue de l’Ancien Régime. Ensuite, de fin 1792 à l’été 1794, c’est-à-dire de l’avènement de la République à la chute de Robespierre, tout dérape. La seconde moitié de la Révolution est assimilée à un pré-totalitarisme. Ces thèses vont avoir un impact assez fort. Robespierre est exclu des célébrations du bicentenaire. On met en avant des personnages comme Olympe de Gouges, une figure intéressante, dont il faut quand même rappeler que sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, imprimée en quelques exemplaires, n’a que très peu d’influence sur les événements. La lecture libérale de François Furet domine longtemps et insinue qu’on aurait pu se passer de cette révolution. C’était aussi le moment de la chute du Mur, de la fin des grandes idéologies, et beaucoup de parallèles ont été alors établis entre le système communiste et les montagnards. Nous devons aujourd’hui combattre cette idéologie, non pour défendre des vitrines de musée, mais parce que ces questions revêtent un caractère d’actualité. Le mot de République est revenu en force dans le débat public – le parti de la droite conservatrice s’appelle Les Républicains – il y a aujourd’hui une injonction à être « républicain », et je le suis bien sûr, mais il faut définir ce dont nous parlons au juste.

LVSL – Votre livre permet de se plonger dans la vie des clubs, des sans-culottes, du Paris populaire volontiers décrit comme un gigantesque chaudron révolutionnaire. Quel rôle la pression populaire a-t-elle joué dans le déferlement et la radicalisation du mouvement révolutionnaire ?

Alexis Corbière – Mes Jacobins n’auraient eu aucune force propulsive s’il n’y avait pas eu un mouvement populaire citadin, les sans-culottes qu’Albert Soboul a magnifiquement présentés dans sa thèse écrite dans les années 1960. Le moteur de la Révolution, c’est ce mouvement populaire qui exerce une pression permanente sur les débats. Sous la pression populaire, les jacobins scissionnent : sur la droite, le club des Feuillants s’en détache, des antennes des Jacobins naissent dans toute la France, on lit des discours, on envoie des courriers, des idées circulent… La grande différence, c’est qu’aujourd’hui Paris concentre les vainqueurs de la mondialisation ; à l’époque c’est précisément l’inverse. La capitale est habitée par une masse d’artisans et d’ouvriers, de petits commerçants, de gens qui vendent leur force de travail au jour le jour – ce sont les débuts du salariat. Ces masses populaires exercent une pression permanente sur les événements en considérant que la Déclaration des Droits de l’Homme doit avoir une application concrète.

« Ce qui constitue le noyau de la République montagnarde, c’est de penser que la puissance publique doit intervenir contre la liberté totale du marché et les inégalités qu’il génère et perpétue. »

Nous sommes dans un contexte où le prix du pain n’a jamais été aussi cher, où la famine menace du fait des événements en province. Le gouvernement doit trouver des réponses sous la pression d’un peuple parisien qui s’implique dans les débats des différentes assemblées, qui manifeste et pétitionne, qui envahit la Convention, qui occupe les tribunes, qui crie, qui hurle, qui fait respecter ses droits avec rudesse. La violence populaire est extrêmement forte. Quiconque est suspecté de cacher du pain risque de voir défoncer sa porte par des gens venus régler son compte à celui qui spécule et qui affame. La pression populaire est à la source de tous les grands événements : la journée du 10 août, les massacres de septembre 1792, la chute des Girondins… Les montagnards cherchent à canaliser cette violence et à lui répondre politiquement. Je rappelle la formule de Danton : « Soyons terribles pour éviter au peuple de l’être ». Des lois d’exception sont proclamées parce que, sans elles, les gens règlent leurs comptes eux-mêmes. J’ai choisi de parler des Jacobins parce que dans le débat public actuel, « jacobin » est devenu un mot repoussoir, un mot confus, surtout quand Emmanuel Macron réunit le congrès pour lui dire qu’il propose au pays un « pacte girondin ». Je suis cependant bien conscient que ces Jacobins seraient restés impuissants et désarmés s’il n’y avait pas eu, en premier lieu, un mouvement populaire puissant qui participe aux débats politiques. N’ayons pas une vision froide et bureaucratique de la Révolution. La pression populaire explique souvent la violence des règlements de comptes.

LVSL – Vous définissez le robespierrisme comme « la Déclaration des droits de l’Homme en actes ». Peut-on définir une idéologie spécifique à Robespierre ou aux Jacobins ? Qu’est-ce qui les distingue de groupes plus modérés comme les Girondins ?

Alexis Corbière dans son bureau à l’Assemblée nationale | © Vincent Plagniol pour LVSL.

Alexis Corbière – Ce sont des gens qui évoluent au fil des événements. Dès le départ, Robespierre est au fait des débats de l’économie politique : il connaît Rousseau, il connaît Mably. C’est quelqu’un qui prend la Déclaration des Droits de l’Homme au sérieux. Il voit bien le fait que la loi du « laissez-faire, laissez passer » et le libéralisme qui se met en place, ne permettent pas de répondre aux attentes populaires. Le goût du peuple, son écoute des souffrances du peuple font de lui un homme qui évolue et qui cherche des réponses dans la régulation de l’économie. Les Jacobins sont issus de la bourgeoisie petite et moyenne, mais on ne peut pas les limiter au qualificatif de « bourgeois ». Ce qui les caractérise entre 1792 et Thermidor an II, c’est qu’ils veulent apporter des réponses concrètes aux difficultés populaires. Comme les autres, Robespierre évolue de 1789 à sa mort, fin juillet 1794. Mais ce qui constitue le noyau de la République montagnarde, c’est de penser que la puissance publique doit intervenir contre la liberté totale du marché et les inégalités qu’il génère et perpétue. Le penseur des « girondins » c’est Brissot. Les brissotins pensent pour leur part que l’égalité des droits juridiques suffit à réaliser les promesses révolutionnaires et que la puissance publique doit éviter d’intervenir dans l’économie ; là où les montagnards estiment que l’urgence exprimée par le mouvement populaire exige des mesures. Toujours est-il qu’il faut se garder de faire peser sur ces personnages nos grilles de lecture contemporaines en supposant qu’ils appartiendraient à des partis politiques et qu’ils auraient des programmes bien définis. Tous, avant tout, veulent sauver l’œuvre révolutionnaire. L’une des lignes de fracture, c’est de savoir s’il faut arrêter ou poursuivre la dynamique révolutionnaire, considérer que la Révolution est accomplie ou au contraire aller plus loin. Face aux désordres organisés par la faction « enragée », les montagnards choisissent par exemple de détruire les éléments les plus radicaux, ce qui posera problème aux robespierristes en Thermidor.

« Les Jacobins ne pensent pas la République comme un régime neutre. »

On a affaire à des gens qui veulent une République capable de mener le combat contre ses ennemis, qui prenne soin des citoyens les plus pauvres, qui organise la redistribution des richesses. Les Jacobins pensent, selon le mot de Robespierre, que l’on n’a pas abattu une aristocratie pour la remplacer par une autre « la plus insupportable de toutes, celle des riches ». Les Jacobins ne pensent pas la République comme un régime neutre, seulement un État de droit, un système de règles juridiques formelles. Pour réaliser leur projet, qui est largement soutenu par le peuple, ce qui explique les victoires de la Révolution sur ses ennemis début 1794, ils sont favorables à ce qu’une équipe forte prenne des décisions. C’est la mission du grand Comité de Salut Public de l’an II.

LVSL – On fait souvent le procès au « jacobinisme » de défendre l’idée selon laquelle le peuple serait une entité homogène, monolithique, qui ne serait fracturée par aucune forme de conflictualité. Pourtant, on ne peut qu’être frappé par la dimension conflictuelle du jacobinisme, qui ne cesse de tracer de nouvelles lignes de clivage, de désigner de nouveaux ennemis du peuple. Quel était le rapport des Jacobins à la conflictualité ?

Alexis Corbière – Ne perdons pas de vue que nous avons affaire à des gens qui dirigent un pays en état de guerre. Mes Jacobins cherchent à sauver une révolution attaquée par l’Autriche, par les Piémontais, par l’Europe entière. Le débat politique est organisé dans ce cadre contraint. À l’été 1793, ils déclarent eux-mêmes que « le gouvernement sera révolutionnaire jusqu’à la paix ». La tension permanente et cette manière de frapper ceux qui pourraient affaiblir la Révolution viennent de là. Jaurès écrit qu’« ils demandent à la mort de faire autour d’eux l’unanimité immédiate dont ils ont besoin ». Je ne voudrais pas qu’on plaque un schéma de fonctionnement politique actuel sur des hommes et femmes du XVIIIe siècle plongés dans un moment d’excitation, d’épuisement, où ils font la guerre et risquent leurs vies.

Alexis Corbière dans son bureau à l’Assemblée nationale | © Vincent Plagniol pour LVSL.

S’agissant de la conflictualité révolutionnaire, il y a effectivement un moment où, pour trancher des débats et les rendre intelligibles, il faut trouver dans le vocabulaire politique le moyen de désigner des adversaires et de mobiliser ses partisans. Mais il ne faut pas nourrir une vision unilatérale dans laquelle Robespierre et ses amis seraient les seuls à user de la conflictualité. Prenons l’exemple de la déchristianisation. Robespierre y est très opposé. Il ne veut pas qu’on embête les paysans sur des questions qui lui semblent secondaires. Une fois la puissance de l’Église endiguée, il considère que les actions de vandalisme – le mot est alors inventé par l’abbé Grégoire – contre les lieux de culte rajoutent une conflictualité inutile dans un contexte où il vaut mieux se concentrer sur l’essentiel. Pour ce qui est du supposé monolithisme jacobin, on peut prendre l’exemple linguistique. Contrairement à une légende noire, c’est la Troisième République qui a imposé le français. Les jacobins sont loin de ça. Tout ce qui leur importe c’est que la Révolution soit comprise du pays dont seule une faible proportion de la population parle vraiment le français. Les Jacobins ne sont pas opposés à ce qu’on parle plusieurs langues, mais veulent que le français soit appris et connu de tous les citoyens ? Sinon, comment faire République ?

Le vocabulaire politique révolutionnaire et jacobin est assurément conflictuel.  Mais ne perdons pas de vue qu’il s’agit d’un pays qui n’a pas de tradition démocratique, que la guerre est là et que tout discours politique emploie un vocabulaire de mobilisation. Je ne sais pas s’il faut aller plus loin dans la théorisation d’un vocabulaire jacobin qu’on retrouverait sans doute dans d’autres périodes où le pays est en proie aux périls.

LVSL – Vous consacrez aussi un chapitre à la figure de Jean-Baptiste Belley, premier député noir, et aux luttes pour ce que l’on nommait à l’époque « l’égalité de l’épiderme »…

Alexis Corbière – Quelle vie extraordinaire a eu ce Belley ! Et ce n’est pas fini… À son sujet, une lettre signée par la totalité des 17 députés insoumis a été adressée à Richard Ferrand, Président de l’Assemblée nationale, il y a deux semaines. Elle lui demande d’accueillir à l’Assemblée le tableau du peintre Anne-Louis Girodet (connu pour son célèbre tableau de Chateaubriand méditant sur les ruines de Rome), actuellement à Versailles, qui représente Jean-Baptiste Belley premier député noir de l’Histoire de France, en tenue de conventionnel, ceint d’une écharpe tricolore. J’aime ce personnage né au Sénégal et amené comme esclave à Saint-Domingue. Il est finalement émancipé, participe à la naissance des États-Unis en combattant à Savannah, en Géorgie, contre les Anglais, puis prend part aux événements de la Révolution française. En 1789, les Droits de l’Homme et du Citoyen sont proclamés, mais l’esclavage n’est pas aboli. Après trois ans de débats intenses à ce sujet, en 1792, la Législative accepte l’égalité des droits entre les Blancs et les « libres de couleur » – on appelait comme ça les métis. Quand les deux représentants de l’Assemblée nationale arrivent à Saint-Domingue pour mettre en place cette décision, les colons ne veulent pas en entendre parler. Les esclaves noirs se soulèvent, prennent finalement le parti des représentants de l’Assemblée nationale et permettent de remporter la victoire contre les colons. On assiste alors à une révolution dans la révolution, et les anciens esclaves imposent l’abolition de l’esclavage à Saint-Domingue le 29 août 1793. Six députés sont élus – deux Blancs, deux métis et deux Noirs, dont Jean-Baptiste Belley, pour représenter l’île, annoncer cette décision à Paris et la faire valider par la Convention. Le voyage de Belley est extraordinaire, il passe par New-York, les colons cherchent à l’assassiner, il arrive finalement à Paris et entre à la Convention le 4 février 1794 où il est accueilli et acclamé. Officiellement, la première abolition de l’esclavage remonte à cette date, mais ne perdons pas de vue que ce sont les esclaves de Saint-Domingue qui l’ont imposée.

« Le livre a pour objet de restituer cette histoire dans sa complexité et dans toute sa beauté. »

Je trouve donc que la vie de ce premier député noir est un symbole puissant de la force politique et de la dimension universaliste de la Révolution française. Jean-Baptiste Belley est un personnage majeur de notre histoire républicaine et nationale, qui mérite au moins que l’on transmette son nom avec la même attention que celui de Victor Schoelcher qui jouera un rôle central lors de la seconde abolition de l’esclavage en 1848, après son rétablissement par Napoléon Ier. Je regrette que Belley soit aujourd’hui quasiment inconnu. Puisse mon livre corriger cette injustice de l’Histoire ?

LVSL – Vous revenez sur la traditionnelle opposition entre les figures de Robespierre et Danton, et vous écrivez : « le temps est révolu où pour apprécier l’un il fallait détester l’autre ». Vous êtes-vous réconcilié avec Danton ?

Alexis Corbière – À un moment, août-septembre 1792, où les périls accablent le pays, Danton est ministre et s’oppose au départ de la capitale du gouvernement et de l’Assemblée lors de son célèbre discours : « de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, et la France est sauvée ». Ce patriote qui sauve la nation doit rester dans notre Panthéon. Il a l’énergie d’un dirigeant politique mais c’est aussi un homme d’action qui a joué un rôle déterminant. Je trouve dommage que l’opposition largement factice construite sous la Troisième République entre Robespierre et lui nous force à choisir. C’était un personnage sans doute corrompu, mais nombreux étaient les corrompus à cette époque. Ses amis l’étaient certainement, il se trouve aussi emporté dans le scandale Dumouriez, général énergique, vainqueur de Valmy, que Danton a soutenu avant qu’il ne trahisse… Finalement, en mars 1794, dans un moment où les complots et les doutes sont partout, le Comité de Salut Public craint qu’un nouveau soulèvement populaire déstabilise définitivement la Révolution. Alors que deux factions opposées conspirent, le Comité décide de frapper les hébertistes d’abord, et peu de temps après les « indulgents », proches de Danton. Ce « drame de Germinal », comme disait Soboul, est une erreur politique totale. Danton se trouve emporté avec sa bande – Camille Desmoulins, Fabre d’Églantine, etc. Robespierre n’est pas un homme de rue, il ne participe pas aux grandes journées révolutionnaires, ce n’est pas un « leader de masse » pour le dire avec des mots d’aujourd’hui ; contrairement à Danton. Le souvenir de sa vie mérite de ne pas disparaître, elle en vaut la peine. Mais au fond, quel était leur désaccord majeur ?

Il faut considérer le rôle de la peur et de la fatigue. Robespierre se retire six semaines au début de l’été 1794, épuisé et déjà fâché avec beaucoup de monde. Quand il revient au Comité de Salut Public il se brouille avec la majorité des autres membres. On crie – des témoins les entendent depuis la rue et il faut déménager la salle de réunion – et Robespierre part en claquant la porte. À la veille du 9 thermidor, Robespierre fait un discours qui ne menace qu’un petit nombre nominalement mais fait peur à tout le monde. Saint-Just, qui ne suit plus complètement Robespierre, tente une conciliation, annonce qu’il va travailler à un discours et promet à Barère et Billaud-Varenne de leur faire relire avant de le prononcer. Finalement il y travaille toute la nuit et va directement à la Convention. On est dans une ambiance de paranoïa générale. L’historien Jean-Clément Martin nous apprend quelque-chose d’intéressant. Deux jours plus tard, une grande parade militaire était prévue. Les adversaires de Robespierre s’inquiètent d’un coup de force militaire parce que les élèves-soldats sont dirigés par des proches de Robespierre. Le 9 thermidor / 27 juillet 1794, Saint-Just lit son discours qui commence par la phrase « Je ne suis d’aucune faction, je les combattrai toutes ». En réalité le discours est assez conciliant, mais la présence de Saint-Just à la tribune sans l’aval du reste du Comité de Salut Public suffit à déchaîner les passions des députés. Saint-Just reste silencieux dans la cohue, il ne sait plus quoi dire. À partir de là les événements s’enchaînent, Robespierre, Saint-Just, Couthon sont arrêtés. Robespierre est libéré, hésite, la résistance n’est pas organisée, les événements auraient pu être différents…

Le livre a pour objet de restituer cette histoire dans sa complexité et dans toute sa beauté. On ne peut pas accepter la manière dont notre grand récit national est amputé de cette histoire. Je vois dans cette amputation la volonté de dissuader les contemporains de refaire une révolution demain.


 

© Perrin

Alexis Corbière, Jacobins ! Les inventeurs de la République,

Paris, Perrin, 2019, 304 pages, 19 €

Voir sur le site de la maison d’édition.

 

 

 

 

Comment les émotions ont fait la Révolution (1789-1795)

La Révolution française est le lieu des émotions les plus extrêmes. Quel autre moment historique, en effet, peut se prévaloir de concentrer une telle densité émotionnelle ?  Les émotions sont associées au peuple et le peuple est coupable de la Terreur, de la guerre de Vendée. Il est en proie à toutes les émotions les plus extrêmes, de la peur à la joie, de la jouissance à la colère et porte la responsabilité des pires excès. De cette lecture effectuée par les contemporains comme par les auteurs qui se sont par la suite intéressés à la Révolution, naît chez beaucoup une condamnation des passions et l’aspiration à vouloir les contenir. Derrière le bannissement des passions, pourtant, c’est la mise à distance du peuple qui se dessine. Comment douter, dès lors, que leur réhabilitation puisse entraîner le réveil de l’Histoire ?


La récente sortie en salles du film de Pierre Schoeller Un peuple et son Roi tranche avec les représentations habituellement proposées de la Révolution française en ceci qu’il donne à voir les événements du point de vue de héros populaires. Le peuple n’y est plus représenté comme une masse informe de personnes confondues au sein d’une foule irrationnelle et dangereuse. Le réalisateur en fait à l’inverse émerger des individualités emportées dans le tumulte révolutionnaire. L’oeuvre de Schoeller se distingue par la rupture prononcée avec la traditionnelle représentation de la Révolution, laquelle a secoué d’effroi les auteurs contre-révolutionnaires ou plus simplement modérés, terrifiés à l’idée que le déferlement des passions populaires puisse recommencer.

Il est aujourd’hui volontiers admis que l’on ne peut comprendre l’histoire de la Révolution française en se limitant à l’étude des actes législatifs. On ne peut non plus en saisir l’essence en l’abordant avec un regard froid et dépassionné. La nécessaire objectivité de l’historien n’interdit pas de prendre en considération le rôle moteur des affects dans le déroulement des événements, c’est pourquoi il nous est apparu pertinent de convoquer ici l’histoire des émotions pour aborder l’épisode historique considérable qu’est la Révolution française. La Révolution est ce moment où l’Histoire bascule, établit un régime émotionnel nouveau et inaugure une nouvelle articulation entre raison et émotions. 

L’irruption des passions dans l’Histoire

Dès les premiers temps de son déferlement, la Révolution ne se conçoit pas autrement que comme l’ébauche d’un monde nouveau. La contestation fiscale des débuts s’enveloppe dans l’organisation que les révolutionnaires entendent donner à la société nouvelle ; aristocrates, clercs, vagabonds, bourgeois et paysans s’effacent derrière le nom de citoyen. De la constitution du tiers état en Assemblée nationale le 17 juin 1789 jusqu’à la proclamation de la déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen le 26 août, est affirmée cette ambition de façonner un homme nouveau.

La Révolution de 1789 s’annonce dès l’abord comme l’irruption des masses sur la grande scène de l’histoire. La chose publique est désencastrée des couloirs de Versailles et se discute désormais autour de la rédaction des cahiers de doléances, dans les tavernes, dans la rue et bientôt dans les clubs et les assemblées populaires. La politique n’est plus cette chose policée réservée à l’usage de quelques-uns, elle est l’affaire de tous et est immédiatement investie des sentiments les plus extrêmes. “Il faut de l’exaltation pour fonder des républiques” notait Danton.

Arrestation du gouverneur de la Bastille, Jean-Baptiste Lallemand, vers 1790-1792. Wikimédia commons.

Les révolutionnaires de 1789 ne sont pas les agents d’un grand dessein élaboré en amont. Ils sont, comme l’a montré Timothy Tackett, emportés par le tumulte des événements et mènent une politique d’adaptation à des circonstances changeantes. Sans doute le peuple parisien des faubourgs ou celui des campagnes est-il l’élément moteur de cet immense bouleversement qui surgit à l’été 1789. Il n’est pas encore un peuple révolutionnaire. Attaché à son Roi, profondément religieux, le peuple français d’alors est en majorité composé de paysans souffrant des impôts et des mauvaises récoltes. En même temps qu’il entre dans la Cité, le peuple de 1789 amène avec lui l’élément passionnel qu’il porte en bandoulière. Le sens commun d’alors est façonné par la religion : les récents travaux historiographiques que présente Guillaume Mazeau dans son chapitre du second volume de L’histoire des émotions, montrent que la vision du monde des paysans français est imprégnée par les peurs eschatologiques d’une fin du monde imminente. L’époque est saturée d’émotions.

La fin du XVIIIème siècle est aussi une période optimiste, on ne répétera pas le rôle des idéaux des Lumières sur la formation des esprits éduqués d’alors, désormais bien connu. On décèle dans les écrits des révolutionnaires l’imprégnation opérée par une ère de progrès moral et technique : depuis la plaidoirie de Robespierre pour l’installation d’un paratonnerre à St-Omer en 1783, jusqu’au recours à la métaphore de l’électricité – encore mal connue – pour décrire les troubles parisiens. Du progrès moral et technique au perfectionnement de l’homme, il n’y a qu’un pas, que les révolutionnaires s’apprêtent à franchir.

Très vite, en effet, la question institutionnelle qui se pose à l’Assemblée constituante est traversée par la problématique du rôle du peuple dans la Cité et, partant, de la place accordée aux émotions. “Insurrection de l’esprit” selon les mots de Saint Just, la Révolution se défie de l’ensauvagement des masses et vise à l’ennoblissement des hommes : celle-ci doit s’opérer, selon les vues de l’époque, par le retour à un état de primitivité civilisée qu’idéalisent nombre de révolutionnaires, notamment ceux qui sont les plus influencés par la pensée rousseauiste. Les hommes de 1789 font ainsi le pari de la raison sensible. Contre les lectures téléologiques, il convient de remarquer que les émotions ne sont pas alors considérées comme elles l’ont été après les épisodes de la guerre révolutionnaire et de la Terreur. La sensibilité est alors considérée comme l’apanage des aristocrates : on doit être éduqué à la sensibilité. L’historien des émotions William Reddy défend ainsi la thèse que le XVIIIème siècle est bien davantage marqué par l’avènement du sentimentalisme que par celui de la raison. Le sentiment naturel conduit à la vertu publique ; à la cour, éprouver des émotions est une marque de civilisation.

On peut ainsi considérer que va advenir dans les premiers temps de la Révolution un nouveau régime émotionnel placé sous le signe de la raison sensible. Suivant la définition donnée par W. Reddy, nous entendons par régime émotionnel “l’établissement d’une normativité émotionnelle et de rituels officiels” comme “nécessaire soubassement à n’importe quel régime politique.” Considérer la Révolution à travers le prisme de l’histoire des émotions a ceci de pertinent que celles-ci recoupent tous les clivages qui se mettent alors en place. Cela suppose d’interroger l’utilisation politique des émotions, leur mobilisation populaire, la place qui leur est accordée dans les textes législatifs et les discours, la distribution sociale des émotions, et, enfin, de leur restituer le rôle éminent qu’elles ont joué dans l’escalade révolutionnaire.

Les émotions sont situées socialement. Dans les premiers temps de la Révolution, elles sont un marqueur social. Ainsi, en 1791, le débat qui entoure l’institution d’une garde nationale est marqué par la question de savoir à qui donner des armes. On ne peut guère confier la garde de la cité qu’à des gens raisonnables contre l’insensibilité du peuple – c’est-à-dire sa barbarie. L’Assemblée législative, élue au suffrage censitaire, réserve le droit d’appartenir à la garde nationale aux seuls citoyens actifs.

L’histoire des émotions, qui s’est constituée en champ scientifique à part entière ces dernières décennies, replace les émotions dans l’histoire, elle leur restitue l’ancrage socio-historique qui est le leur et réfute l’idée communément admise qu’elles existeraient de toute éternité indépendamment de l’époque et du lieu. Elle récuse, surtout, leur non-accessibilité. Les “passions” étaient jusqu’alors reléguées dans le domaine de l’irrationnel et l’historien répugnait à les accepter comme objet d’analyse. La Révolution française, parce qu’elle est ce concentré émotionnel par excellence, est peut-être le meilleur objet d’analyse qui soit pour un champ disciplinaire en pleine construction.

La révolution comme débordement d’émotions

Les émotions s’imposent à la Révolution et la détournent de son cours. Pendant l’été 1789, l’épisode de la “Grande Peur” submerge l’Assemblée constituante encore installée à l’hôtel des Menus Plaisirs à Versailles. L’historien américain Timothy Tackett insiste sur le rôle des rumeurs en révolution. Ce sont bien ces rumeurs en effet qui sont le carburant de la Grande Peur. Les nobles enverraient des bandes armées saccager les campagnes et piller les villages. En révolution, l’irrationalité a droit de cité. La question de la répression des troubles à laquelle Robespierre oppose la résistance à l’oppression, contient déjà tout le devenir de la Révolution. Chez les députés, la maîtrise des émotions devient un marqueur politique : on met volontiers en avant sa sagesse en prétendant décider du sort de la nation à l’abri des émotions et loin de la pression du peuple. Pourtant, à mesure que la Révolution de 1789 s’approfondit, il devient de plus en plus suspect de ne pas éprouver d’émotions.

Portrait de Maximilien de Robespierre, peint par Adélaïde Labille-Guiard en 1791. Wikimédia Commons.

La question des émotions en effet, doit questionner la cristallisation des affects populaires dans quelques figures. Le mot “populaire” prend une signification nouvelle et décrit le fait d’être “aimé par le peuple.” Mirabeau, d’abord, est érigé en héros. Il est, comme l’a été plus tard Danton, ce bon vivant courageux qui porte la Révolution. Leurs discours et leurs carrures font oublier leur condition sociale et leurs faits de corruption réciproques. “Peut être pensait-il que dans les vastes mouvements révolutionnaires, la fougue des passions et l’énergie du vouloir étaient plus nécessaires qu’une étroite et chétive vertu” note Jaurès à son propos. L’opposition entre Danton le bon vivant et Robespierre l’ascète, si elle est largement inexacte et a été instrumentalisée au mépris de la réalité historique, n’en a pas moins l’avantage d’interroger la projection des aspirations individuelles sur des figures comme celles de ces deux hommes. Si Marat avait plus que quiconque cette capacité à répugner aux élites politiques et à mobiliser les masses par ses excès, son air hirsute et ses appels répétés au meurtre, on comprend moins bien comment un homme comme Robespierre pouvait à son tour électriser les masses des sections parisiennes. Hervé Leuwers interroge justement le prestige dont le député d’Arras faisait l’objet. Si “l’ami du peuple” Marat ressemblait aux masses populaires, Robespierre avait quant à lui une tenue stricte et portait une perruque poudrée comme le voulait l’usage sous l’Ancien Régime. A l’inverse du style de Marat, il était un raisonneur implacable, faisait des discours de deux, trois ou quatre heures à la Convention ou aux Jacobins, et parvenait néanmoins à gagner la foule des sans-culottes à ses vues. Billaud-Varenne écrit à son propos : “Si l’on me demandait comment il avait réussi à prendre tant d’ascendant sur l’opinion publique, je répondrais que c’est en affichant les vertus les plus austères, le dévouement le plus absolu, les principes les plus purs.” Malgré les différences de styles considérables qui séparaient leurs arts oratoires respectifs, chacune des plus grandes figures de la Révolution parvenait à cristalliser les aspirations et les sentiments des communautés émotionnelles qui se formaient alors.

L’amour et l’empathie fédèrent les foules et font d’elles un peuple, mais les émotions gagnent également les révolutionnaires. Après que les femmes ont ramené le Roi à Paris les 5 et 6 octobre 1789, la Constituante suit. Les séances se déroulent alors dans un tout autre climat. Le peuple parisien assiste aux séances de l’Assemblée. Sa présence dans les tribunes alliée au poids croissant des clubs, à la prolifération des journaux et à la diffusion des rumeurs, soumettent l’Assemblée à la loi des émotions populaires et radicalisent les clivages politiques. La salle du Manège, aux Tuileries, où siège l’Assemblée, est régulièrement envahie par des pétitionnaires, le peuple hurle depuis les tribunes, les députés s’invectivent et poursuivent leurs combats par voie de presse. Les trahisons de Lafayette ou Dumouriez et l’intensification de la lutte contre-révolutionnaire engendrent une atmosphère de peur. On dénonce et on demande à décréter d’arrestation ses collègues. Camille Desmoulins publie une “déclaration des droits de l’accusateur.”

Les séances de la Constituante, puis de la Législative, sont aussi des moments heureux. En se basant sur les retranscriptions qui sont faites des délibérations, Guillaume Mazeau rapporte que pendant les 28 premiers mois de la Révolution, au moins quatre cents éclats de rires et moqueries politiques entrecoupent les débats. Usés par les tensions, les députés sont aussi capables de se laisser aller à des expressions de joie. Ainsi, lorsque le député Antoine-Adrien Lamourette propose le 7 juillet 1792 aux parlementaires de s’embrasser en signe de fraternité malgré leurs désunions, tous s’exécutent. Aussi temporaire et étrange qu’ait pu paraître ce moment, qualifié depuis de “baiser Lamourette”, il témoigne du sentiment qui réunissait les révolutionnaires d’alors.

La Révolution est aussi une fête. Dans ce registre, elle innove et rompt radicalement avec la tradition d’Ancien Régime. Il en va ainsi de la plantation des arbres de la liberté, de l’organisation de grandes fêtes populaires ou de l’utilisation des derniers moyens techniques. Guillaume Mazeau note : “Constamment utilisés, le feu de joie, le pétard et les artifices traduisent parfaitement cet expressionnisme révolutionnaire à la fois solennel et bravache, la surenchère de lumière et de bruit visant, dans une optique opposée aux démonstrations de puissance des fêtes de l’Ancien Régime, à conjurer la peur, intimider les ennemis et donner du courage. Associée aux vertus régénératrices de l’électricité et du magnétisme animal, la pyrotechnie est en effet louée pour sa capacité à électriser les sensibilités.”

Sans doute la coexistence des affects joyeux et des affects tristes était-elle une réalité dès les débuts de la Révolution. Sans doute s’est-elle poursuivie sous la forme de l’équilibre instable jusqu’à son terme. Les modifications au sein de cette économie émotionnelle se sont bien davantage opérées par glissements successifs plutôt que par ruptures nettes. De l’acclamation de Louis XVI portant la cocarde jusqu’à sa décapitation le 21 janvier 1793, il y a peu de temps, mais une concentration des événements et des émotions telle, que ce court laps de temps semble renfermer une éternité. La relation du peuple avec son Roi est d’abord, et longtemps, fusionnelle. Il peut être considéré comme un père absent, voire indigne, mais il est tout de même un père. La fuite à Varenne, les vétos successifs, l’accentuation de la guerre aux frontières, le manifeste de Brunswick et la prise des Tuileries achèveront de transformer la désaffection en ressentiment.

Prise du palais des Tuileries le 10 août 1792, durant la Révolution française. Jean Duplessis-Bertaux, 1793. Wikimédia Commons.

Il est impossible d’opérer une démarcation claire entre deux régimes émotionnels, l’histoire des émotions ne se prête pas à une trop stricte logique chronologique. Nous faisons cependant l’hypothèse d’un glissement en 1792. La prise des Tuileries le 10 août, la proclamation de la République le 21 septembre 1792 et les massacres de septembre font basculer la Révolution française et marquent l’avènement d’un régime émotionnel nouveau.

La Révolution comme conscience tragique de l’Histoire

Les massacres de septembre, lors desquels plus de mille hommes et femmes sont massacrés dans les prisons en raison de leur appartenance supposée à un complot contre-révolutionnaire, suscitent l’horreur et le dégoût. Ils inaugurent un rapport nouveau à la violence. Les événements parisiens et le durcissement de la répression à Lyon, Nantes et dans toute la Vendée, trouvent leurs racines dans l’aggravation de la guerre aux frontières : dans l’esprit des révolutionnaires, il faut briser les complots des ennemis de l’intérieur pour rétablir la situation militaire, ou pour reprendre les mots de Robespierre : “La révolution est la guerre de la liberté contre ses ennemis.”

Pour affronter les monarchies coalisées de l’Europe, la Convention vote la levée en masse en février 1793. Après les défaites successives des premiers mois, s’est enclenché avec Valmy le cycle des victoires. Les conscrits de l’An II sont craints dans toute l’Europe. Une nouvelle norme de genre se met en place : les nobles de l’Ancien Régime sont moqués et dépeints comme efféminés et faibles ; les soldats de la République, à l’inverse, sont vantés pour leur virilité et leur courage. De la même manière, les conventionnels sont considérés comme des athlètes capables d’endurer les pires souffrances. François Furet rapporte que les douze membres du Comité de Salut public travaillaient de 16 à 18 heures par jour. La Révolution éprouve les corps en même temps qu’elle use les esprits. Les révolutionnaires boivent du thé et du café en grande quantité pour se maintenir éveillés, certains consomment de l’opium pour parvenir à dormir. L’épuisement physique est considérable, Danton opère une retraite, Robespierre s’absente du Comité de Salut public pour cause de maladie pulmonaire.

Mais la Révolution est aussi saturée d’amour. À la Convention, on débute les séances en lisant des lettres à la gloire des députés. Robespierre reçoit des demandes en mariage, les petits portraits des grands personnages de la Révolution appelés “physionotraces” se vendent sur les marchés. Déferlement d’amour, ces années sont aussi le théâtre des amours impossibles et des amours tragiques qui s’inscrivent dans une tradition littéraire occidentale de longue date. Les couples séparés par les événements sont nombreux, celui de Lucile et Camille Desmoulins reste le plus emblématique. Le couple maudit est érigé en mythe : en 1795, les derniers Montagnards se suicident en couple avant d’être rattrapés par la répression.

Parce qu’elle inaugure une nouvelle économie émotionnelle et abat l’ancienne hiérarchie sociale, la Révolution dérègle les rapports de genre. Bien qu’exclues du suffrage, les femmes font la Révolution autant que les hommes. Une certaine liberté sexuelle se fait jour. Mais bientôt, à mesure que la situation se durcit, un nouvel ordre se met en place. On ferme les clubs de femmes en octobre 1793 en prenant pour argument leur prétendue plus grande vulnérabilité aux passions – quoique leur implication dans le club des Cordeliers et la méfiance politique qui y est liée puissent également expliquer cette décision.

Ère de liberté, l’époque n’en est pas moins dominée par le sentiment que la Révolution est une “affaire sérieuse”. L’hostilité aux divertissements de la cour d’Ancien Régime est manifeste, le peuple fait fermer les théâtres après le renvoi de Necker, carnavals et bals masqués sont supprimés dès 1790, le travestissement est banni en 1793 ; sur les portraits qui sont faits d’eux, les révolutionnaires affectent un air impassible et sérieux. Marat déclare : “nous prostituons la sensibilité et nous méconnaissons le sentiment.” Le style néoclassique est plébiscité et s’exprime par le choix de Jacques-Louis David pour l’organisation des fêtes officielles. “Il existe un puritanisme patriote” résume G. Mazeau.

Mais surtout, c’est l’amitié qui domine. Le sentiment de fraternité se diffuse sur tout le territoire de la République. Dans ses Fragments sur les institutions républicaines, Saint Just écrit : “celui qui dit qu’il ne croit pas à l’amitié, ou qui n’a point d’amis, est banni” et ajoute que les amis doivent être enterrés ensemble. Ébauche d’une liberté à l’antique formulée par des esprits façonnés par les auteurs classiques inspirés par Athènes et Sparte, cette conception de l’amitié est résolument publique, elle ne peut exister autrement que dans l’enceinte de la Cité.

Terreur et vertu

Le gouvernement révolutionnaire, la chape de plomb de la Terreur, la guerre des factions et les ravages de la guerre en Vendée et aux frontières aggravent les moeurs en même temps qu’ils énervent les passions. S’il importe de revisiter l’histoire de la Terreur et s’il faut, suivant les travaux de Jean-Clément Martin, lui retirer sa majuscule et la mettre au pluriel afin de la restituer dans toute sa complexité et la replacer dans la logique des impératifs conjoncturels de l’époque, il n’en reste pas moins que l’atmosphère de suspicion et de complot rigidifie l’économie émotionnelle des années de terreur. Le 5 septembre 1793, Barère proclame à la tribune de la Convention “la terreur est à l’ordre du jour”, faisant davantage le constat d’un processus déjà engagé plus qu’il n’initie un mouvement. Le zèle du tribunal révolutionnaire, les noyades de Nantes, la terrible répression lyonnaise et les lois du 22 Prairial viennent aggraver cette dynamique. Les milliers d’exécutions des années 1793-94, les assassinats politiques à répétition – à commencer par celui de Marat par Charlotte Corday le 13 juillet 1793 -, les complots et l’élimination des factions font régner un climat de peur et d’angoisse.

A l’aide de l’étude des correspondances des députés, des comptes-rendus des assemblées et des archives de presse, Timothy Tackett tente de décrire l’univers mental des révolutionnaires : “pour comprendre les événements violents de la Révolution, nous devons comprendre comment les Terroristes eux-mêmes étaient terrorisés”. Il évoque le “style paranoïaque” des dirigeants de la Révolution, un style qui se diffuse à l’ensemble de la société.

La Terreur, définie par Robespierre comme “le despotisme de la liberté” ne fait cependant pas renoncer la Révolution à l’établissement d’un monde nouveau, mieux, elle en est le moyen :  “La vertu sans laquelle la terreur est funeste ; la terreur sans laquelle la vertu est impuissante” résume l’Incorruptible.

La Révolution est une suite de deuils : “les communautés politiques s’éprouvent régulièrement comme des communautés afflictives” note Guillaume Mazeau. Il poursuit : “Les contre-révolutionnaires se mobilisent autour des symboles les plus doloristes de la monarchie et de l’Eglise : le culte du Sacré-Coeur blessé de Jésus. Cousu sur les habits avec des symboles monarchiques, ce symbole valorise la souffrance comme une condition du rachat.” Ce dolorisme politique s’exprime par un dévouement total à la Révolution : “Soucieux de témoigner de leur vertueux malheur, beaucoup de révolutionnaires cultivent un réel masochisme politique : l’exhibition des plaies, des maladies et de l’épuisement provoqués par le dévouement à la Révolution installent la mortification au sommet des vertus révolutionnaires.” L’instrumentalisation des douleurs entraîne une martyrologie générale et un véritable culte victimaire qui touche toutes les factions.

Louis Antoine de Saint-Just. Tableau de Pierre-Paul Prud’hon (1793). Wikimédia Commons.

La sensibilité à l’égard de la violence change en ces années de terreur. D’abord perçue comme résistance à l’oppression et à la violence d’État (“Les maîtres nous ont rendus barbares parce qu’ils le sont eux-mêmes” écrit Babeuf), la violence politique banalisée engendre une lassitude croissante. Les montagnards ne saisissent pas cette aspiration à l’accalmie. Ce que l’on a appelé a posteriori et par construction la “Grande Terreur” débutée en 1794 par les lois de Prairial, a engendré un retournement des sensibilités. Saint Just pressent : “La révolution est glacée, tous les principes sont affaiblis.”

La patrie mise en danger et la guerre s’aggravant, la mort enveloppe bientôt toute la Révolution. Les douze hommes survoltés qui occupent la petite salle réservée au Comité de Salut public dans le pavillon “Égalité” du château des Tuileries, sont hantés par la mort. Saint-Just écrit : “Les circonstances ne sont difficiles que pour ceux qui reculent devant le tombeau. Je l’implore, le tombeau, comme bienfait de la providence, pour n’être plus témoin des forfaits ourdis contre ma patrie et l’humanité. […] Je méprise la poussière qui me compose, et qui vous parle, on pourra la persécuter et faire mourir cette poussière ; mais je défie qu’on m’arrache à cette vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles et dans les cieux.” Et Jaurès de poursuivre en commentaire : “Sombre et stérilisante exaltation. Ces hommes avaient les yeux comme fascinés par la porte de la mort que si souvent ils avaient ouverte pour d’autres. Et au moment même où il faudrait donner confiance à la Révolution dans la bonté de la vie, et rasséréner les coeurs obsédés de souvenirs sanglants, eux-mêmes s’essayent en vain, sans cesse, en idée, à se coucher dans le tombeau.” La chute de Robespierre, le 9 Thermidor, marque un tournant.

Thermidor : vers un nouveau régime émotionnel ?

La Montagne abattue, la Révolution prend un nouveau visage. Si les thermidoriens ont pour la plupart été les compagnons de Robespierre qu’ils ont trahi, si la guerre de Vendée et les exécutions de masse se poursuivent, la rupture entre deux régimes émotionnels, elle, est consommée.

Dans Quatrevingt-treize, Victor Hugo raconte : “à la ville tragique succéda la ville cynique ; les rues de Paris ont eu deux aspects révolutionnaires très distincts, avant et après le 9 thermidor ; le Paris de Saint-Just fit place au Paris de Tallien”, il poursuit “On sort de Louis XIV comme on sort de Robespierre, avec un grand besoin de respirer ; de là la Régence qui ouvre le siècle et le Directoire qui le termine. Deux saturnales après deux terrorismes. La France prend la clef des champs, hors du cloître puritain comme hors du cloître monarchique, avec une joie de nation échappée. Après le 9 thermidor, Paris fut gai, d’une gaieté égarée. Une joie malsaine déborda. À la frénésie de mourir succéda la frénésie de vivre, et la grandeur s’éclipsa.”

Pour décrire le basculement qui s’opère alors dans les âmes et dans les corps, il nous apparaît judicieux de mobiliser le terme anachronique d’Ordre moral. Avec Thermidor, la Révolution s’inverse. Le Directoire reprend à son compte l’ambition d’arrêter la Révolution et cela passe d’abord par le contrôle des moeurs et le rétablissement d’une hiérarchie sociale stricte. La constitution du 5 Fructidor An III proclame : “Nul n’est bon citoyen, s’il n’est bon fils, bon père, bon frère, bon ami, bon époux”. Le suffrage censitaire est rétabli. Les thermidoriens entreprennent de régénérer et civiliser les masses populaires. Dans les années 1797-1798, l’institut national engage une réflexion sur le rôle des émotions dans la fabrique de la radicalité. Le rétablissement de la paix civile implique de dépolitiser et de dépassionner le peuple. Guillaume Mazeau résume : “La politique raisonnée doit succéder au temps des passions.”

Un double mouvement s’engage : au rétablissement de l’ordre dans la sphère publique, qui est d’abord un ordre moral, répond le relâchement des moeurs individuelles dans la sphère privée. Sous le Directoire, la sphère publique est comme évacuée en même temps que la sphère privée est sacralisée. Le délaissement de sa famille pour se consacrer à l’oeuvre révolutionnaire, jusqu’alors valorisé, est désormais condamné. L’esprit de sacrifice est rejeté. Thermidor rétablit la famille patriarcale comme cellule de base de la société. Le repli sur la sphère privée doit être considéré comme la quête de refuges émotionnels qu’évoque William Reddy, ils sont la garantie de la liberté civile à laquelle aspire la société bourgeoise. En cela, la Révolution française est la véritable matrice de toute la société libérale moderne.

Prononcé en 1819, le discours de Benjamin Constant De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, est encore profondément marqué par le traumatisme de la terreur. Exposé du système du gouvernement représentatif, il concentre toute la doctrine bourgeoise de la séparation du privé et du public. Ciblant Mably, Rousseau et tous les montagnards dont il dit qu’ils étaient façonnés par une conception antique de la liberté, Constant écrit : “Nous ne pouvons plus jouir de la liberté des Anciens, qui se composait de la participation active et constante au pouvoir collectif. Notre liberté, à nous, doit se composer de la jouissance paisible de l’indépendance privée.”

À la séparation entre la sphère privée et la sphère publique correspond la distinction stricte sur le plan théorique entre la raison et les “passions” : les émotions sont condamnées comme la source de tous les chaos révolutionnaires et ne sont plus tolérées que dans le cadre domestique.

Le Directoire, s’il restaure une morale rigide afin de contrôler les masses, est aussi une période de respiration. Seul importe le desserrement de l’étau de la sphère publique, les vices privés sont tolérés, la pesante vertu robespierriste est balayée. La bourgeoisie retrouve le goût des salons et des jardins. Les fêtes du Directoire offrent la meilleure illustration de ce que G. Mazeau décrit comme la privatisation, la marchandisation et la dépolitisation de réjouissances collectives qui redeviennent des marqueurs sociaux. Il poursuit : “Un peu racoleuse, la culture festive de cette bourgeoisie urbaine évolue vers un divertissement distingué aux émotions savamment orchestrées, déconnecté de visées civiques et intégratrices, les fêtes officielles visant désormais à mettre le peuple à l’abri de ses passions naturelles et mal contrôlées.”

Le guerre de Vendée dure encore et le tribunal révolutionnaire poursuit ses travaux. La mort, cependant, se fait moins pesante. La société française se décrit volontiers comme civilisée et “hémaphobe” (qui a peur du sang). La guillotine fonctionne toujours mais on l’éloigne du centre de Paris. Surtout, les thermidoriens inventent le thème du “système de la Terreur” dont l’unique responsable aurait été Robespierre.

Robespierre chahuté à la Convention nationale le 27 juillet 1794. Tableau de Max Adamo (1870). Wikimédia Commons.

Le 20 mai 1795, la foule des sans-culottes envahit la convention et décapite le député Féraud avant de placer sa tête sur une pique. Cet énième envahissement au cours duquel la foule réclame “du pain et la Constitution de 1793”, est l’ultime journée révolutionnaire parisienne ; la capitale n’en connut plus d’autre avant 1830. Michelet résume : “Le peuple est rentré chez lui.”

Le dénigrement des masses

La Révolution française est cet événement matriciel qui a irrigué les deux siècles suivants. De 1830 à 1848, de la Commune au Front Populaire, toutes les représentations sont conditionnées par le souvenir tragique et glorieux de la Révolution. Elle inaugure aussi la mémoire traumatique du déchaînement des passions. Les classes dangereuses sont craintes tout au long du XIXème siècle. Après la révolte des canuts lyonnais, on lit dans Le Journal des Débats : “Aujourd’hui, les Barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase ni dans les steppes de la Tartarie ; ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières.” La Commune de Paris, plus qu’aucun autre épisode, rouvre les plaies de la Révolution. À la fin du XIXème siècle, naît en réaction à la montée en puissance du mouvement ouvrier la “psychologie des foules.” Dans le premier chapitre de son livre La Raison populiste, Ernesto Laclau compile les travaux des auteurs qui se rattachent à cette discipline. De Gustave Le Bon à Gabriel Tarde en passant par Hippolyte Taine, la foule devient un objet d’études à part entière avec, en toile de fond, la crainte que l’histoire ne se répète et l’interrogation quant aux moyens de canaliser les passions populaires.

L’historiographie consacrée à la Révolution est elle aussi passionnante, tant elle a été le lieu de tous les affrontements depuis maintenant plus de deux siècles sans jamais parvenir à se séparer de la surcharge politique et émotionnelle associée aux années révolutionnaires. Ainsi, dans un contexte de guerre froide, l’histoire de la Révolution française est un champ de bataille comme un autre. Contre l’historiographie marxiste et dans le contexte de la publication de L’archipel du goulag et des nouveaux philosophes, François Furet publie en 1978 son livre Penser la Révolution française dans lequel il relit l’histoire de la Révolution à l’aune de l’historiographie produite à son sujet. Il écrit :  “En 1920, Mathiez justifiait la violence bolchevique par le précédent français, au nom de circonstances comparables. Aujourd’hui, le Goulag conduit à repenser la Terreur en raison d’une identité de projet. Les deux révolutions restent liées […]. Aujourd’hui, elles sont accusées au contraire d’être consubstantiellement des systèmes de contrainte méticuleuse sur les corps et sur les esprits.” Partisan d’une gauche anti-totalitaire qui considère la Révolution française comme la matrice du bolchévisme et les goulags comme la continuation du “système de la Terreur”, François Furet poursuit le procès des passions révolutionnaires entamé dès les lendemains de la Révolution.

Suivant les travaux de Thomas Dixon, nous avons jusqu’ici employé le termes d’émotions plutôt que celui de passions, parce qu’il correspond à une catégorie d’analyse sécularisée moins chargée politiquement que les passions considérées avec suspicion et cible de toutes les haines. Peut-être l’histoire des émotions peut-elle inaugurer une nouvelle conception de l’articulation de la raison et des émotions. C’est en tout cas l’objectif de l’historienne Barbara Rosenwein qui conteste dans ses travaux la perspective civilisationnelle de Norbert Elias qu’elle considère comme tributaire d’un paradigme rationaliste jamais remis en cause. Pour elle, l’histoire des émotions doit rompre avec la volonté d’illustrer l’existence supposée d’un processus de civilisation qui reposerait tout entier sur la fausse dichotomie pulsions/retenue et le refoulement croissant des pulsions par le développement du contrôle de soi. La séparation entre la raison et les émotions relèverait ainsi d’une construction historique et philosophique qui s’accomplit dans le cadre du paradigme rationaliste occidental. Ces conceptions sur la non-linéarité du processus civilisationnel amènent une profonde remise en question de la séparation entre la raison et les émotions et ouvrent la voie à une réhabilitation de ces dernières.

Les événements révolutionnaires ainsi que leur postérité dans l’imaginaire et dans les sciences sociales le montrent : le peuple est associé aux passions et la pérennité de la civilisation requerrait la relégation de celles-ci et, partant, le bannissement du peuple en dehors de la cité. En définitive, la dialectique du retour et du reflux du peuple révèle l’essence intrinsèquement politique de la distinction raison/passions. Contre cette séparation arbitraire, nous pouvons avancer avec Frédéric Lordon que les affects sont le véhicule des idées, qu’ils leur fournissent leur élan et leur capacité à impacter. Prononcer l’unité de la raison et des émotions, c’est amorcer le mouvement qui conduira au réenchantement du politique.

Si la Révolution a déchiré l’Histoire de France et bouleversé celle du monde, c’est précisément parce que les émotions formaient ce magma instable capable d’empuissantiser les idées. Comment douter, dès lors, que leur réhabilitation puisse entraîner le retour des passions et le réveil de l’Histoire ?


Bibliographie :

Benjamin Constant, De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, Mille et une nuits, Paris, 2010

Thomas Dixon, From passions to emotions; the creation of a secular psychological category, Cambridge University Press, 2003

Victor Hugo, Quatrevingt-treize, Gallimard, 1979

Jean Jaurès, Histoire socialiste de la révolution française, Tome sixième, Editions sociales, Paris, 1972

Jean Jaurès, Pages choisies, Editions Rieder, Paris, 1928

Jacques Julliard, Les gauches françaises, 1762-2012 : Histoire, politique et imaginaire, Flammarion, 2012

Ernesto Laclau, La Raison populiste, Seuil, Paris, 2008

Hervé Leuwers, Robespierre, Fayard, Paris, 2015

Frédéric Lordon, Les affects de la politique, Paris, Seuil, 2016

Guillaume Mazeau, Émotions politiques : La Révolution française, in Histoire des émotions

Histoire des émotions Vol. II – De l’Antiquité aux Lumières, dir. Alain Corbin, Jean-Jacques

Courtine et Georges Vigarello Seuil, 2016

Timothy Tackett, Anatomie de la Terreur : Le processus révolutionnaire, 1787-1793, Éditions du Seuil, 2018

Timothy Tackett, Becoming a Revolutionary: The Deputies of the French National Assembly and the Emergence of a Revolutionary Culture (1789-1790), Pennsylvania State University Press, 2006

Sitographie :

Jean-Numa Ducange, « Chapitre 5 – 1945-1980 La Révolution en guerre froide », dans : , La Révolution française et l’histoire du monde. Deux siècles de débats historiques et politiques 1815-1991. Paris, Armand Colin, « U », 2014, p. 170-215. URL : https://www.cairn.info/La-revolution-francaise-et-l-histoire-du-monde–9782200257699.htm-page-170.htm

Paula Cossart, « William M. Reddy, The Navigation of Feeling. A Framework for the History of Emotions, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, 380 p. », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 2005/1 (no 52-1), p. 237-237. DOI : 10.3917/rhmc.521.0237. URL : https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2005-1.htm-page-237.htm

Jan Plamper, The History of Emotions: An Interview with William Reddy, Barbara Rosenwein, and Peter Stearns, ”History and Theory”, 49 (May 2010), pp. 237-265 URL : http://www.rmoa.unina.it/1477/1/RM-Plamper-Interview.pdf

Bénédicte Sère, « ‪Histoire des émotions : l’heure des synthèses‪. Notes critiques », Revue de l’histoire des religions, 2017/1 (Tome 234), p. 119-132. URL : https://www.cairn.info/revue-de-l-histoire-des-religions-2017-1.htm-page-119.htm

J’adresse enfin mes remerciements à Thomas Branthôme et Hugo Rousselle pour les conversations passionnantes que j’ai eues avec eux, lesquelles ont apporté une aide décisive à la rédaction de ce papier.

Photo de couverture : Insurrection du 20 mai 1795. Tableau d’Alexandre-Evariste Fragonard.