Jouer la comédie de la productivité : retour sur les bullshit jobs

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David Graeber nous a quittés en 2020 mais ses intuitions continuent d’alimenter les critiques du capitalisme. Ainsi celle du journaliste Nicolas Kayser-Bril, qui a publié en début d’année Imposture à temps complet, pourquoi les bullshit jobs envahissent le monde (éd. Faubourg), livre-enquête et réflexion sur le concept de l’anthropologue américain.

Le terme de bullshit job a été victime de son succès puisqu’il est parfois utilisé pour tout et n’importe quoi. Dans son essence, il désigne un emploi improductif, un boulot qui ne sert à rien. Il exprime le désespoir de travailleurs qui triment sans savoir dans quel but, qui errent « en quête de sens », selon l’expression à la mode. Une première tension apparait : le bullshit job relève-t-il du système de production et de ses failles, comme le pensait David Graeber dès 2013, ou tient-il plutôt de la psychologie des travailleurs et de leurs possibles vague-à-l’âme ?

L’aspect théâtral des bullshit jobs

Revenons à la définition de David Graeber qui était la suivante : un bullshit job, que l’on pourrait traduire par métier du baratin ou poste à la con, est une « forme d’emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflue ou même néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu’il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat, de faire croire qu’il n’en est rien » (Bullshit jobs, 2018, p.39). Cette définition a été critiquée par des chercheurs en sciences sociales car elle repose sur le ressenti des travailleurs et ne constitue pas une théorie de la valeur sociale. Pour autant, elle permet d’approcher la réalité du phénomène car les gens ont généralement du mal à avouer que leur emploi est inutile : s’ils le disent, on peut raisonnablement les croire.

L’autre intérêt de la définition de David Graeber est son second volet, souvent oublié, portant sur l’aspect théâtral des bullshit jobs. En effet, ceux qui en occupent un doivent faire semblant qu’il n’en est rien. Nicolas Kayser-Bril reprend cette idée fondamentale en filant la métaphore du conte d’Andersen Les Habits neufs de l’empereur. Dans celui-ci, l’empereur se fait tisser des habits dans une étoffe extraordinaire, qui selon ses concepteurs n’est visible qu’aux personnes intelligentes. Personne ne voit ce tissu mais tout le monde se garde bien de le dire, de peur de provoquer le courroux de l’empereur. Les bullshit jobs provoquent les mêmes comportements : souvent au sein d’un service personne ne voit l’utilité de certaines choses, mais tout le monde se garde bien de poser la question, de peur de perdre sa crédibilité voire son emploi. Certains pensent aussi ne pas être légitime à juger de l’utilité de telle ou telle activité. Pourtant, c’est bien à nous tous en tant que peuple qu’il revient de décider ce que nous jugeons utile de produire ou non.

Quantifier la proportion de bullshit jobs

David Graeber utilise des sondages pour évaluer la proportion de bullshit jobs dans nos économies occidentales. Nicolas Kayser-Bril perçoit là une limite et essaie de construire une méthodologie plus robuste. Il se porte au niveau des tâches de travail, composant les postes : participent-elles à produire un bien ou un service utile à la collectivité, ou non ? Pour le déterminer, il classe les organisations (entreprise ou administration) selon deux critères : disposent-elles des ressources en augmentation ou en diminution ? et ont-elles une « mission » ou non ?

Ici, il faut entendre la « mission » comme un besoin social préexistant à l’entreprise et auquel celle-ci répond. Cette « mission » n’est pas celle des « entreprises à mission ». Dans ces dernières, la mission n’est bien souvent qu’un supplément d’âme affiché a posteriori pour « engager » leurs « talents », ceux-là mêmes qui sont « à la recherche de sens ». Ce nouveau statut juridique créé par le gouvernement Macron est une mauvaise façon de poser le problème du « sens » au travail, car celui-ci émerge de ce qui est produit et de comment il est produit. Le sens vient du contenu même de la production et pas des engagements éventuels de la direction d’une entreprise quand ils ne portent pas sur la production elle-même.

Ces deux critères (ressources et mission) créent donc quatre catégories d’organisations. Pour Nicolas Kayser-Bril, il faut qu’une organisation possède une mission et des ressources en croissance pour que les tâches valorisantes et utiles y soient possibles et favorisées. Dans une organisation avec des ressources mais sans mission, les tâches valorisantes sont selon lui encore possibles, mais simplement non encouragées. Enfin, les organisations où les ressources stagnent ou diminuent favorisent pour lui l’émergence des bullshit jobs et même rendent impossible les emplois valorisants quand, en plus, l’organisation n’a pas de mission.

Une question demeure alors : comment déterminer si tel ou tel employeur possède une « mission » ? Avec sa définition, Nicolas Kayser-Bril retombe sur le problème sur lequel avait buté David Graeber. Il doit revenir au niveau des individus pour leur demander quelle est, selon eux, la mission de leur organisation. Si, au sein d’une organisation, les réponses obtenues sont qu’il n’y en a pas ou sont contradictoires entre elles, on peut conclure qu’elle n’a pas de mission. Si les réponses sont de cette même teneur dans tout un secteur d’activité, on peut supposer que tout le secteur manque d’une mission.

Pourquoi le manque de ressources favorise les bullshit jobs

Cette matrice des organisations proposée par Nicolas Kayser-Bril et en particulier son critère des ressources ne sont pas efficaces pour traquer les bullshit jobs. Son argumentation est lacunaire sur ce point : pour lui, disposer des ressources pour mener à bien son travail est nécessaire pour établir des relations de confiance entre les salariés, confiance elle-même nécessaire pour permettre les emplois valorisants. Or on peut très bien imaginer une entreprise aux ressources stagnantes, voire en augmentation, avec une bonne entente entre ses membres, mais qui ne produirait rien de tangible pour l’extérieur. Ce cas avait été rapporté à David Graeber dans son enquête pour son livre de 2018 par des personnes déclarant être finalement plutôt satisfaites de leur bullshit job.

Son hypothèse mène Nicolas Kayser-Bril à une conclusion contestable selon laquelle l’émergence du thème des bullshit jobs dans les années 2010 tient à la crise économique mondiale de 2009, qui, ayant cassé la croissance et augmenté le chômage, a empêché les personnes occupant des bullshit jobs de démissionner, de peur d’avoir des difficultés à trouver un autre emploi. Pourtant, le concept du bullshit job a précisément touché une autre corde que celle des simples emplois mauvais, aux mauvaises conditions de travail (appelés les shit jobs, en opposition). La question fondamentale soulevée par les bullshit jobs est bien celle de la « mission » des organisations et on ne peut pas la mettre sur le même plan que celle des ressources.

Toutefois, ce premier chapitre contient également des conclusions intermédiaires intéressantes qui montrent que la réflexion sur les bullshit jobs est un renouvellement de la pensée critique du travail en régime Toutefois, ce premier chapitre contient également des conclusions intermédiaires intéressantes qui montrent que la réflexion sur les bullshit jobs est un renouvellement de la pensée critique du travail en régime capitaliste. Il montre par exemple que la théorie économique dominante se révèle totalement incapable d’admettre l’existence même des bullshit jobs.

En effet, un bullshit job est fondamentalement un poste surnuméraire. Son existence implique que l’employeur ait agi de manière « irrationnelle » du point de vue économique, en gardant un poste qui ne participe pas à la production et donc pas à la création de profit et à l’accumulation du capital. Or, le fondement néoclassique de la pensée économique dominante postule que les agents économiques sont parfaitement rationnels. Il est donc impossible pour elle d’admettre l’existence des bullshit jobs. Si ces hypothèses sont souvent dépassées dans la recherche aujourd’hui, elles sont importantes car elles composent toujours une partie de l’imaginaire économique collectif.

Les bullshit jobs, une activité ostentatoire

C’est ensuite dans le chapitre central que le livre de Nicolas Kayser-Bril révèle son plus grand intérêt. Il s’ouvre avec une enquête sur la profession de gestion de portefeuilles. La gestion de portefeuille est une activité de service visant à optimiser le rendement financier du patrimoine de ses (riches) clients, en choisissant les titres financiers dans lesquels investir.

Il est manifeste que les gestionnaires de portefeuille n’œuvrent pas pour l’intérêt général. Pour autant, la question des bullshit jobs est à la fois plus simple et plus exigeante : est-ce que telle activité a bien l’effet qu’elle prétend avoir ? Autrement dit, les gestionnaires de portefeuille permettent-ils à leurs clients d’augmenter le rendement financier de leur patrimoine ? La réponse à cette question est non, comme cela a été montré à plusieurs reprises par des expériences et rappelé par l’auteur. Les gains réels à la bourse cachent bien souvent des délits d’initiés et c’est d’ailleurs ainsi que les gestionnaires de portefeuille font gagner de l’argent à leur client, lorsque c’est le cas.

Les gestionnaires de portefeuille ont donc un bullshit job : ils ne produisent pas l’effet escompté, bien qu’ils doivent prétendre l’inverse pour honorer les termes de leur contrat. Pour Nicolas Kayser-Bril, cet exemple relève de ce que Thorstein Veblen nommait les consommations ostentatoires. Selon sa célèbre thèse, les membres des classes supérieures achètent des biens et services superflus pour afficher leur rang social. Or, la consommation ostentatoire c’est-à-dire non nécessaire implique une production non nécessaire[i].

Justifier sa position dominante par le travail

Pour comprendre la possibilité d’un travail ostentatoire, il faut revenir au temps où le travail n’était pas valorisé pour tous, en l’occurrence sous l’Ancien Régime. Dans la société d’ordres, seul le Tiers-État travaillait, les nobles et le clergé étant même défendus de le faire. Or comme l’explique la sociologue du travail Marie-Anne Dujarier, durant le Moyen-Âge « le développement du capitalisme marchand dans les villes européennes fait monter en puissance une nouvelle classe sociale qui vit dans les bourgs : la bourgeoisie. […] Contrairement à l’aristocratie et à l’Église, toutes deux caractérisées par leur relative oisiveté, la bourgeoisie conquérante construit sa place par un certain rapport à l’action et aux choses plus qu’aux gens ou à l’honneur. […] Désormais, œuvrer dur et avec régularité est considéré comme bon, bien et nécessaire dans la bourgeoisie ». Ainsi, « de manière spectaculaire, le sens et la valeur de la pauvreté, mais aussi de l’oisiveté, sont donc inversé dans l’Europe chrétienne : celles-ci, de moyens de perfection ascétique, deviennent désormais une transgression sociale »[ii]. Suivant ce développement historique, Nicolas Kayser-Bril conclut : « [Le travail] est devenu le mode d’existence sociale principal pour tout le monde, entre la fin du XVIIème et le XIXème siècle, suivant les régions d’Europe. Ne pas travailler revient à s’exclure de la société. […] Il faut travailler pour exister socialement, mais l’objet de ce travail n’a aucune importance ».

Pour Nicolas Kayser-Bril ce changement ouvra immédiatement une possible multiplication des bullshit jobs : les nobles cherchant des emplois adaptés à leur rang, et ceux-ci venant à manquer, ils durent en inventer de toute pièce, multipliant les postes inutiles. Il prend ainsi l’exemple du prince William, duc de Cambridge, qui met sans cesse en avant son « travail » comme pour justifier son existence.

Cette observation centrale en entraîne plusieurs autres. Plus une société est inégalitaire, plus elle est propice à ces bullshit jobs d’apparat. Une société sans ordres et sans classe n’en aurait pas besoin. Deuxièmement, les bullshit jobs recoupent les dominations déjà présentes dans la société. Les bullshit jobs sont accaparés par la classe dominante car ils sont pour la plupart associés à un statut social élevé, et réciproquement c’est parce qu’ils sont souvent occupés par des personnes au statut social élevé que ces postes peuvent être convoités. Donc, inversement, aujourd’hui les métiers les plus essentiels comme les métiers du soin sont pour beaucoup féminisés.

Cela ne signifie pas pour autant que les classes populaires soient exemptées de bullshit jobs. David Graeber l’avait remarqué, mais Nicolas Kayser-Bril observe qu’une discrimination raciale s’y ajoute, que David Graeber n’avait pas relevée. Par exemple, les hommes noirs non qualifiés sont cantonnés aux métiers de la sécurité privée, dont « la production de travail […] reste difficile à définir »[iii]. Troisièmement, les bullshit jobs ont tendance à s’agglomérer : pour avoir l’air de plus en plus puissant, un cadre d’une grande organisation voudra engager un maximum de subordonnés, qu’il ait une activité à leur faire faire ou non (c’est le cas déjà défini par Graeber des larbins).

Le travail, « mode d’existence social principal »

Par ailleurs, si le travail devient nécessaire pour les puissants, il n’en demeure pas moins moralement indispensable pour le reste de la société, et même encore plus qu’avant. Dès cette époque, la droite politique appuie cette injonction morale à travailler (la « valeur travail ») pour justifier les conditions de travail épouvantables dans les manufactures du XIXème siècle et elle continue de le faire aujourd’hui – le dernier exemple en date étant la proposition d’Emmanuel Macron de faire travailler les bénéficiaires du RSA 15 à 20 heures par semaine.

Cette injonction morale entretient les bullshit jobs, d’abord en les justifiant, ensuite en empêchant celles et ceux qui les occupent de s’en rendre compte. Nicolas Kayser-Bril résume ainsi que « l’existence [des bullshit jobs] n’est pas due à l’avidité des capitalistes ou à la loi de l’offre et de la demande, mais au besoin de distinction sociale des riches, au besoin pour les managers d’avoir des subalternes et à la nécessité politique de maintenir au travail la majeure partie de la population » (p. 122). Il rappelle en passant que la rémunération d’une personne n’a aucune espèce de lien avec son talent ou ses mérites mais bien plus avec les us et coutumes du secteur où il ou elle travaille et avec les inégalités structurantes de la société (de genre, de couleur de peau)[iv].

L’évaluation d’un bullshit job est l’évaluation d’un rôle

Le dernier tiers du livre de Nicolas Kayser-Bril s’attache ensuite à développer les conséquences que l’hypothèse des bullshit jobs, quand on la prend au sérieux, entraine dans la société. Cela porte tout d’abord sur le travail lui-même et son évaluation :« un employé travaillant dans une organisation sans mission ne peut pas s’attendre à être récompensé quand il accomplit un excellent travail » (p. 171). Car si son organisation n’a pas de mission, au regard de quoi son travail serait-il excellent ? On peut évaluer si la baguette d’un boulanger est trop cuite ou pas assez, etc. L’évaluation du travail du boulanger peut être biaisée voire malhonnête de la part de son patron, mais dans une certaine limite, car ce travail a des conséquences dans le réel, qui peuvent être observées par lui-même et par les autres.

Mais comment évaluer le travail d’un consultant, d’un gestionnaire de portefeuilles, d’un officier dans une armée en paix ? Si leur travail ne produit rien de tangible, il n’y a rien à évaluer. Dans ce cas, c’est la discipline du travailleur qui est évaluée. De plus, si personne ne peut donner son avis sur le travail effectué, et en particulier pas les gens du métier (puisqu’il n’y a pas de métier), alors tout le monde peut le faire (comme dans le cas des « évaluations 360 »).

Cette absence d’évaluation ne signifie pas pour autant qu’occuper un bullshit job soit de tout repos : faire semblant, donner l’impression qu’on sait ce qu’on fait, demande un entraînement et du travail (au sens de la peine qu’on se donne). C’est en revanche une désillusion pour ceux qui sont en bas de l’échelle et qui souhaiteraient gravir les échelons au mérite, ce mérite ne pouvant pas être défini par des critères réellement objectifs (si des grilles de compétences peuvent être utilisées, elles sont souvent bullshit elles-mêmes, c’est-à-dire absconses et inclarifiables). À l’inverse, pour ceux en haut de la pyramide, les postes vides de sens peuvent être une aubaine. Bullshitiser son propre poste permet de ne plus être pris en défaut et d’être assuré de conserver sa position. Les bullshit jobs cimentent les relations de pouvoir dans la vie professionnelle.

« Pas d’idée, pas d’emmerde » : le retour des liens d’allégeance au travail

Dans une organisation sans mission, ce qui est récompensé n’est donc pas le travail proprement dit (au sens d’œuvre, puisqu’il n’y en a pas) mais l’assiduité et la loyauté, par exemple par le présentéisme. La loyauté dans ce cas ne se manifeste pas à la cause de l’organisation (puisqu’elle n’en a pas), mais au chef. Elle peut amener les salariés à fermer les yeux sur d’éventuelles conséquences de leur action, pour ne pas risquer de froisser leur employeur.

Enfin, les bullshit jobs génèrent de la souffrance chez les salariés. Comme l’ont montré les travaux de la sociologie du travail, la grande majorité des travailleuses et travailleurs cherche en réalité à « bien faire » son travail. Le travail réel dépasse régulièrement les attentes du travail prescrit, comme la sociologie du travail l’a documenté. Mais ceci n’est plus possible dans une organisation sans mission : dans quel sens dépasser les prescriptions ? En faisant quoi ? Pire, la direction peut parfois voir ce comportement comme un manque de discipline. C’est ce qu’Alain Supiot a appelé la règle PIPE : pas d’idée, pas d’emmerde[v].

Dans le dernier développement de son livre, Nicolas Kayser-Bril reprend justement la thèse d’Alain Supiot sur le retour des liens d’allégeance caractéristiques des systèmes féodaux – développée notamment dans La gouvernance par les nombres, 2015, réed. 2020 Pluriel [lire sur LVSL un article du même auteur consacré à cet ouvrage NDLR]. David Graeber parlait quant à lui de « féodalisme managérial ». Alain Supiot montre que cette féodalisation est alimentée par la marchandisation du Droit, qui signe la fin du régime de droit (rule of law, plutôt qu’Etat de droit) c’est-à-dire du régime où l’individu est protégé de l’arbitraire par les lois. Sans ce régime de droit, l’individu doit chercher sa protection auprès de plus puissant que soi, d’où le retour des liens suzerain-vassal. La casse du code du travail alimente le phénomène dans les entreprises. Par la suite, Nicolas Kayser-Bril remarque qu’un régime qui repose sur les liens de dépendance personnels sans institution n’est pas le féodalisme mais la mafia, ou l’État-mafia. Cette remarque avait en réalité déjà été faite par Alain Supiot dans son ouvrage précédent, L’esprit de Philadelphie, la justice sociale face au marché total (Seuil, 2010, réed. Points).

Austérité dans les services publics et bullshitisation de l’Etat : qui est l’œuf de la poule ?

Notre auteur arrive à cette conclusion en remarquant que les institutions comme la Justice, l’Université ou encore l’hôpital sont de plus en plus vidées de leur substance par le manque de moyens et par la « nouvelle gestion publique » qui leur est imposée. Là encore, pour lui, c’est la diminution des ressources qu’on impose à ces institutions qui engendre la multiplication des tâches inutiles en leur sein.

Mais cette hypothèse est fragile. David Graeber avait intuité que le processus se produisait plutôt dans l’autre sens : l’arrivée des bullshit jobs accompagne voire précède la baisse des ressources. Ce phénomène a été démontré récemment par la commission sénatoriale d’enquête sur le recours aux cabinets de conseil (comme McKinsey) par les administrations centrales. Ce recours ne fait pas baisser la facture pour l’Etat, bien au contraire : les consultants coûtent bien plus cher que des fonctionnaires, alors même que la matérialité de leur production est difficile à établir.

Pourquoi ce recours aux prestataires externes alors ? Sans doute car, comme l’a dit la rapporteuse Éliane Assassi, le but de ce recours serait moins de faire des économies que de transférer un maximum d’activités de l’État vers le privé, supposé plus efficace, dans les discours du gouvernement. L’objectif de baisse des dépenses publiques serait alors un paravent amenant l’idée que les privatisations et délégations de services publics seraient nécessaires. Enfin, la méthodologie en apparence complexe des indicateurs de performance (inutiles), maîtrisée par les consultants, permet quant à elle de justifier qu’on ait recours à eux.

Que faire contre les bullshit jobs ?

Pour lutter contre les bullshit jobs il sera donc nécessaire de réduire le temps de travail, la bureaucratie, les inégalités sociales. Mais quelles options nous restent-ils, individuellement, lorsque nous occupons un bullshit job ? Trois selon l’auteur, qui revient à ce sujet en conclusion. Premièrement, on peut nier l’existence même du bullshit. Cela consiste à croire qu’on mérite sa position sociale, son salaire, et cela permet dans les faits de les solidifier. Sinon, on peut chercher à faire changer les choses, mais comme celui qui dit que le roi est nu, cela expose à des conséquences sur sa position sociale. Enfin, la dernière option est de se réfugier dans le cynisme, c’est-à-dire de voir les caractéristiques de ce monde mais de n’en tirer aucune conséquence. La plupart des gens choisissent cette option, mâtinée de déni, car il est très difficile d’avouer que son activité principale n’apporte rien d’utile à la société.

Faut-il toujours être productif ?

C’est donc collectivement que nous devons lutter contre les bullshit jobs. On peut se dire qu’il n’est pas en soi mauvais de ne pas être productiviste[vi] voire de ne pas être productif du tout. Les bullshit jobs sont réputés mauvais car ils ne produisent rien, mais leur problème plus sérieux est de faire dépendre la subsistance matérielle de ceux qui les occupent à une hypocrisie quotidiennement renouvelée quant à la justification de leur poste. C’est le sens de la conclusion remarquable tirée par Nicolas Kayser-Bril : faut-il supprimer le bullshit, ce langage inclarifiable ? Non selon lui car « le bullshit n’est un problème que si l’on est sommés de prétendre qu’il n’existe pas » (p. 242). Dans les bullshit jobs, le problème ne venait donc pas du bullshit, mais des jobs : devoir à tout prix faire croire qu’on produit pour avoir sa place dans la société.

David Graeber quant à lui présentait en ouverture de son ouvrage le revenu universel comme une réponse aux bullshit jobs, car il permettrait à n’importe qui de quitter son emploi s’il ne trouvait pas celui-ci satisfaisant. Or l’apparition des bullshit jobs, comme celle du dérèglement climatique, ne tient pas à nos comportements individuels, mais à l’organisation du système de production. C’est donc lui qu’il faut réformer. Pour ce faire, il faut choisir collectivement ce que nous produisons (c’est-à-dire ce nous jugeons utile de produire), comment nous le produisons et en quelle quantité. Il est essentiel de le faire pour que la lutte du travail ne se limite pas aux conditions dans lesquelles le travail s’exerce, mais qu’elle attaque également le contenu même du travail. Cette lutte pour réduire les tâches inutiles dans l’emploi doit aller de pair avec le mouvement historique de réduction du temps de travail[vii]. Ce « gouvernement par les besoins », qui a été appelé selon les contextes autogestion ou contrôle ouvrier, transformerait le système de production actuel pour mettre fin à ses absurdités.

Notes :

[i] Ce qu’avait relevé George Orwell dans les années 1930 en travaillant dans une brasserie du Montparnasse, restaurants alors accessibles uniquement aux classes supérieures. Dans la Dèche à Paris et à Londres, 10/18, chapitre XXII (p. 158).

[ii] Marie-Anne Dujarier, Troubles dans le travail. Généalogie d’une catégorie de pensée, PUF, septembre 2021

[iii] Sébastien Bauvet, sociologue, 2010 ; cité par N. K-B. p.40.Sur la « division raciale du travail », voir Lawrence Grandpre, cité p. 161.

[iv] À l’appui de ce point N. K-B. cite en p.119 le premier chapitre de Kessler-Harris, 1990.

[v] Anecdote rapportée lors de la conférence inaugurale des 24èmes rendez-vous de l’histoire de Blois, d’octobre 2021.

[vi] Laëtitia Vitaud, En finir avec la productivité, Payot, 2022

[vii] C’est la proposition politique de Juan Sebastián Carbonell dans son livre Le futur du travail, Amsterdam éditions, 2022.

À l’origine des bullshit jobs, la gouvernance par les nombres

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Comment expliquer que le système économique se présentant comme le plus efficace, le capitalisme, en soit venu à créer tant d’emplois inutiles, les bullshit jobs ? Une lecture comparée d’Alain Supiot [1] et de David Graeber [2] explique ce phénomène par la bureaucratie, aujourd’hui dominée par la gouvernance par les nombres. Celle-ci a envahi aussi bien nos institutions publiques et privées que nos esprits.


Pour faire disparaître les bullshit jobs, il faut d’abord comprendre d’où ils viennent. Leur regretté concepteur David Graeber, anthropologue américain, avait posé cette question dès son premier article [3]. Il y interrogeait la prédiction de John Maynard Keynes [4] selon laquelle, à notre époque, les progrès du capitalisme nous permettraient de ne plus travailler que 15h par semaine. L’histoire n’ayant pas pris cette voie, David Graeber cherchait à comprendre pourquoi. Il constatait alors que nous sommes aujourd’hui nombreux à nous retrouver « dans la même situation que les anciens travailleurs soviétiques, à travailler 40 ou 50h par semaine théoriquement, mais plutôt seulement 15 heures dans les faits comme l’avait prédit Keynes, étant donné que le reste de [notre] temps est passé à organiser ou à participer à des séminaires de motivation, à mettre à jour [notre] profil Facebook ou à télécharger des séries ». C’est en effet le quotidien inavouable de millions de travailleurs exerçant des bullshit jobs. Graeber suggérait ainsi que le capitalisme n’est pas un système aussi efficace qu’il le prétend et qu’il a eu besoin de ce genre d’aberration – à savoir créer des postes inutiles – pour se maintenir.

Taylor : l’ouvrier n’est pas là pour penser

Cette anomalie du monde du travail prend racine dans l’organisation moderne de celui-ci. Elle commence avec Frederick Taylor au début du XXe siècle, lors de la deuxième révolution industrielle, qui a vu le développement de l’électricité, du téléphone et du moteur thermique. Dans sa conceptualisation d’une organisation dite scientifique du travail, Taylor cherche à utiliser une division rationnelle de la production afin d’en accroître le rendement. Selon lui, il faut diviser le travail en tâches simples et répétitives afin que celui qui l’exécute n’ait plus rien à penser, d’autres étant payés pour penser à sa place. Les ouvriers sont abrutis par la vitesse de la chaîne de montage. L’industrie du cinéma, qui apparaît à la même époque, en a donné des images saisissantes : les Temps Modernes de Charlie Chaplin ou Metropolis de Fritz Lang représentent des ouvriers à l’usine réduits à l’état d’engrenages de la machine, c’est-à-dire de machines eux-mêmes.

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Cette nouvelle conception du travail s’est imposée petit à petit au XIXe siècle, non sans débats. Avant la révolution industrielle, on disait de celui ou celle affecté à une tâche complexe qu’il œuvrait, ou qu’il exerçait un art ; d’où les mots ouvrier et artisan. Avec le développement des grandes usines, la nature du travail change. Comme l’a montré Karl Polanyi, le travail devient alors une marchandise, un « facteur de production » selon les économistes néoclassiques.  Pour Karl Marx, le capitaliste achète du « travail abstrait »[5], c’est-à-dire défini par sa valeur d’échange et non sa valeur d’usage, comme une marchandise. De ce point de vue, un travailleur peut être remplacé par un autre, et il effectue telle ou telle tâche en fonction du bon vouloir du patron. Personne ne pouvant se vendre soi-même, à moins de s’esclavagiser, on dit que le travailleur vend sa « force de travail » (il y est forcé car il ne possède qu’elle). Il est à la fois sujet et objet du contrat de travail.

L’emploi comme compensation d’un travail aliénant

Après la Seconde Guerre mondiale, cette organisation du travail est entérinée dans son fondement, mais aménagée par des principes de justice sociale. Selon le juriste spécialiste du droit du travail Alain Supiot, la notion de justice sociale s’entend comme la négociation de compensations accordées au travailleur pour l’aliénation qu’il subit au travail. Les revendications syndicales portent alors sur trois aspects du travail : la réduction du temps de travail, l’augmentation des salaires, et l’amélioration des conditions de travail. Mais la déshumanisation fondamentale, le fait de faire travailler les hommes et les femmes comme des machines, n’est alors plus remise en cause pendant cette période d’après-guerre, ou minoritairement, y compris à gauche [6].

Ce compromis, appelé fordiste, stabilise l’organisation du travail pour un temps, mais entre en crise à la fin des années 1960, à la faveur des grands mouvements ouvriers de grève générale et d’occupation d’usines, notamment en France et en Italie. Les grévistes remettent en question le compromis, avec des slogans comme « pour ne plus perdre sa vie à la gagner », comme le note la sociologue du travail Danièle Linhart. L’idée de la compensation entre un travail abrutissant d’une part et des conditions matérielles d’autre part semblait ne plus pouvoir tenir. En Italie, Luchino Visconti réalisa au même moment son film adapté du roman Le Guépard de Lampedusa, et sa fameuse réplique « il faut que tout change pour que rien ne change ». Cette idée fit son chemin chez les capitalistes : menacés dans leur autorité, ils devaient faire des compromis sur l’accessoire pour ne pas compromettre l’essentiel, à savoir leur souveraineté sur les travailleurs et les moyens de la production.

Du travailleur-horloge au travailleur-ordinateur

Une nouvelle organisation du travail fit alors son apparition à partir des années 1970 : le management par objectifs. Également appelée toyotisme ou lean management, elle promettait une plus grande autonomie aux travailleurs. Ils ne doivent plus « se contenter d’exécuter les ordres qu’on leur donne pendant un temps convenu à l’avance » [7], mais remplir les « objectifs » de leur « mission ». Ces évolutions voulaient traduire dans les faits l’idée de ne plus considérer les travailleurs comme des machines. Et en effet, la représentation du travailleur évolua dans le sens où celui-ci n’était plus considéré comme une horloge à remonter mais comme un ordinateur à programmer, avec les bons objectifs. Conçu ainsi, le travailleur reçoit des informations de l’extérieur, projette ses actions et reçoit en retour la rétroaction (feedback) de celles-ci. On peut ainsi définir la performance de son action comme l’écart entre ses objectifs et ses réalisations. Les carrières s’individualisent et tout le monde devient évalué, mais toujours avec une certaine promesse, celle de mieux tirer parti des spécialités de chacun.

Ce management par objectif permet de laisser l’illusion au salarié qu’il jouit d’une plus grande liberté. C’est un leurre, car les fins de la production restent aux mains des seuls décideurs. Leurs subordonnés ne s’émancipent pas ; ils ont le choix des moyens, mais pour atteindre un objectif qui ne souffre pas la discussion – précisément, c’est leur objectif, et il leur est assigné. En un mot, ils sont « libres d’obéir » [8], selon le titre du dernier livre de Johann Chapoutot. Cet historien du nazisme y montre comment les juristes du IIIe Reich ont théorisé l’adoption de ce régime de travail, partageant un ancêtre commun avec le management moderne : l’idéologie du darwinisme social du XIXe siècle.

De l’abrutissement à la souffrance mentale

Les travailleurs sont donc sommés de jouer un jeu dont les règles changent constamment, tout en restant toujours déséquilibrées contre eux. Ces réformes permanentes sont destinées à empêcher les salariés de comprendre le jeu et d’y mettre en place une stratégie. Cela se manifeste par des injonctions paradoxales qui rendent fou (faites plus avec moins par exemple), des réorganisations constantes des services, ou encore la dévalorisation de l’expérience des plus anciens, comme cela s’est vu de manière archétypique lors du procès de France Télécom [9]. Répandues dans le monde occidental depuis l’effondrement du bloc soviétique, ces évolutions se sont accompagnées de la dissolution des collectifs de travail et plus largement de la conscience de la classe ouvrière, ainsi que d’une explosion des souffrances psychiques, comme cela a été largement documenté par les psychologues du travail.

Enfin, ces dernières années, de nouvelles promesses non tenues car intenables se sont ajoutées au monde du travail. Il s’agit d’une préoccupation étrangère aux patrons comme aux travailleurs du XIXe siècle : l’épanouissement au travail, et même plus récemment le bonheur au travail – via la figure du chief happiness officer. Comme le note Frédéric Lordon, il s’agit « d’enrichir le travail en affects joyeux », afin d’obtenir l’obéissance par l’amour plutôt que par la peur. Ainsi pour les salariés le consentement remplace la contrainte mais l’assujettissement demeure.

La multiplication des bullshit jobs ou l’abstraction du travail

C’est dans ce contexte que les bullshit jobs se sont multipliés dans cette deuxième moitié du XXe siècle ; ils sont à la fois une cause et un symptôme de cette nouvelle organisation du travail. David Graeber en raconte un exemple très concret avec l’usine des thés Éléphant située à Gémenos près de Marseille, qu’il a visitée. Là-bas, les ouvriers lui ont expliqué qu’année après année, alors que leurs effectifs stagnaient et que leur travail s’intensifiait, ils ont vu apparaître un, puis deux, puis de nombreux cols blancs, arpentant l’usine et réalisant des graphiques Excel. Puis, ces jeunes fringants ont eu l’idée de délocaliser l’usine en Pologne, ce qui a mis les travailleurs en grève pendant 1336 jours, avant que la maison mère Unilever ne cède et que les ouvriers reprennent l’usine sous la forme d’une coopérative [10].

« On est arrivé à la forme pure du travail abstrait, qui ne sert plus à rien, qui ne produit rien, et est seulement comptabilisé. »

Ainsi, les travailleurs sont de plus en plus pressurisés par des « manipulateurs de symboles » [11] dont personne ne sait exactement à quoi ils servent, si ce n’est inventer, réinventer et changer sans cesse les protocoles décrivant précisément aux autres travailleurs, les non qualifiés, comment ils doivent travailler. Dans cette organisation absurde, les promesses du nouveau capitalisme néolibéral ne sont pas tenues, pas même pour les cadres, comme le remarque l’historien de l’économie Arnaud Orain : « Est-ce que le travail aujourd’hui a été une montée en compétences, et en polyvalence ? Peut-être pas, en fait. […] Le travail qu’on doit appliquer aux nouvelles technologies est soit inexistant, car il est fait par un algorithme, soit il est du pur travail abstrait, que n’importe qui peut faire, comme faire des Powerpoint pour préparer la prochaine réunion de brainstorming, où on parlera de la réunion suivante qui aura trait à comment revoir les process. Ce travail complètement interchangeable, que n’importe qui qui aurait le bac pourrait faire, devient pratiquement dénué de sens : on ne voit pas à quoi il sert, probablement parce qu’il ne sert à rien. On est arrivés à la forme pure du travail abstrait, qui ne sert plus à rien, qui ne produit rien, et est seulement comptabilisé »[12]. C’est ici qu’apparaissent les bullshit jobs, c’est-à-dire l’inutilité du travail, mais aussi la gouvernance par les nombres : ces postes inutiles existent seulement car ils sont comptabilisés, c’est-à-dire comptés.

La séparation de la carte et du territoire

David Graeber a montré la souffrance des personnes de l’autre côté du tableur Excel : celles payées à mettre en place ces indicateurs de performance, donc. Pour Alain Supiot, ces travailleurs ne souffrent plus d’être coupés de leur corps mais d’être coupés du monde réel. C’est donc une deuxième déshumanisation qui prend place : là où les ouvriers à la chaîne étaient empêchés de penser, les nouveaux travailleurs dits intellectuels deviennent prisonniers des systèmes complexes d’abstraction mis en place, faits de pilotage de l’excellence et d’autres termes abscons.

C’est ce qu’Alain Supiot a nommé « la séparation de la carte et du territoire » : une carte est une représentation nécessairement simplifiée d’un territoire, il y a toujours une distance entre les deux. Dans le travail, cette carte correspond au travail prescrit, celui des modes opératoires, différent du travail réel qui correspond au territoire [13]. La séparation intervient quand on confond les deux, et qu’on ne regarde plus que la carte. Le management par objectif produit cet effet : lorsque l’indicateur censé mesurer l’avancement par rapport à l’objectif (la carte) devient lui-même l’objectif, on ne s’oriente plus dans le territoire grâce à la carte, mais on se promène dans une carte imaginaire dont on retrace les frontières. La carte, fût-elle belle et harmonieuse, est coupée de tout territoire existant. À quoi cela pourrait-il bien servir ?

Alain Supiot remarque que cette nouvelle aliénation fait obstacle à la notion de “travail réellement humain”, selon les mots du préambule de la Constitution de l’Organisation Internationale du Travail. L’expression qui y figure est celle d’un régime de travail réellement humain, qui pouvait être comprise en deux sens : ou un travail humain, qui ne coupe le travailleur ni de sa pensée ni du monde réel, ou un régime humain de travail, c’est-à-dire un travail aliénant mais cantonné dans un temps réduit, dans de meilleures conditions et avec un salaire plus élevé. C’est cette deuxième option qui a été suivie après la Seconde Guerre mondiale. Comme le résume Alain Supiot, « l’emploi désigne un échange : l’obéissance contre la sécurité », là où le travail humain serait celui procurant à ceux qui l’exercent « la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun » [14]. On remarquera l’idée de contribution au bien commun, à la société, ce dont ceux qui tombent dans des bullshit jobs sont privés.

La bataille néolibérale contre le règne de la loi

Cette organisation qui engendre tant de souffrances prend racine dans les grands principes de l’idéologie néolibérale qui nous gouverne. Contrairement aux ultralibéraux, les néolibéraux ne pensent pas que le marché soit une institution naturelle. Au contraire, ils pensent que l’État doit bel et bien agir, mais pour créer et conserver des marchés, dans toutes les sphères de l’existence. Ils partagent avec les autres libéraux l’idée selon laquelle le marché est le lieu de la vérité (« des prix », selon l’expression), émergeant de la mise en concurrence. Tout doit être soumis à la compétition du marché, « libre et non faussée » : c’est le « cap » néolibéral, inamovible, brillamment décrit par Barbara Stiegler [15]. Cette vision du monde comme une jungle rappelle celle du darwinisme social, qui tient la compétition en loi « naturelle », indépassable, et bonne en soi. Et elle alimente elle-même les bullshit tâches, comme on peut le constater dans la logique de l’appel à projets : pour une candidature retenue, toutes les autres produites pour le même appel à projet l’ont été en vain. David Graeber avait d’ailleurs défini une catégorie de bullshit jobs à part entière, les porte-flingues, pour ce type de poste [16].

Le fait d’être doté d’une loi supérieure qui s’impose à tous est précisément ce qui permet d’être libre.

Ainsi pour les libéraux, aucune loi, aucune règle ne doit dépasser celle du marché. L’État lui-même devient un instrument au service du marché et il doit lui-même adopter la même bonne gouvernance, c’est-à-dire se comporter tel une entreprise comme les autres, entreprises qui doivent elles-mêmes se comporter comme de bons pères de famille, suivant le vieux schéma de l’économie patriarcale. Les néolibéraux entretiennent autour de cette vision du monde l’idée qu’elle permettrait d’être plus libre, car aucune loi ne s’imposerait à nous. C’est la caricature de l’État se mêlant de vos affaires, décrite par Friedrich Hayek, qui associait la répartition organisée des biens au totalitarisme, déclarant mener « le combat contre le socialisme et pour l’abolition de tout pouvoir contraignant prétendant diriger les efforts des individus et répartir délibérément leurs fruits » [17]. Fin penseur du néolibéralisme, il exprimait les choses très clairement : « [la] revendication d’une juste distribution pour laquelle le pouvoir organisé doit être utilisé afin d’accorder à chacun ce à quoi il a droitest un atavisme fondé sur des émotions originelles » [18].

Toutefois, comme le démontre Alain Supiot, c’est le contraire : le fait d’être doté d’une loi supérieure qui s’impose à tous est précisément ce qui permet d’être libre. Il prend pour cela l’exemple de la parole : outil fondamental pour le développement de tout être humain et de toute communauté, elle n’en reste pas moins une règle arbitraire imposée de l’extérieur, une hétéronomie, que tous les humains doivent apprendre. La novlangue de l’ère néolibérale le trahit : en parlant désormais de gouvernance au lieu de gouvernement, la séparation ontologique entre les individus et l’État disparaît.

Adam Smith ou l’utopie du marché

La conception néolibérale de la société (ou de « l’absence de société », comme disait Margaret Thatcher) s’oppose donc à l’idée que les humains puissent se doter d’une loi supérieure qui leur permette de faire communauté. David Graeber le rappelait dans son avant-dernier livre [19], sous-titré « l’utopie des règles », pour expliquer l’augmentation de la bureaucratie : nous chérissons les règles car elles nous protègent de l’arbitraire d’un tyran. Comme le formule Alain Supiot, « il faut que la chose publique – la res publica – tienne debout pour que les rapports entres les particuliers obéissent à un régime de droit (rule of law), et non à la loi du plus fort » [20]. C’est finalement l’expression de la célèbre maxime « entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime, et la loi qui affranchit » [21]. Sans loi, seuls subsistent alors des liens d’allégeance : au sein de la famille, d’un petit groupe, ou plus généralement l’allégeance d’un « indépendant » en réalité vassalisé à son donneur d’ordre économique. David Graeber avait également intuité cette conception dans Bullshit Jobs en qualifiant le monde du travail moderne de « féodalisme managérial ».

Comme le remarque Supiot, l’autre attrait de cette conception libérale est de « faire l’économie de la définition d’un intérêt général ». Il n’est plus question que d’intérêts particuliers, et c’est la somme de ceux-ci qui apportera l’harmonie sociale, selon la métaphore de la main invisible d’Adam Smith – qui était d’ailleurs la main de la « divine providence ». C’est le rêve d’une société humaine qui serait en pilotage automatique.

Ce rêve de marchand a été possible car certaines conceptions du monde avaient changé, comme le détaille David Graeber en 2011 dans son livre sur l’histoire de la dette [22]. Pendant de très longues périodes, les ventes au comptant dont parle Adam Smith n’étaient pas possibles car il n’y avait pas de pièces de monnaie en circulation. À la place, pour les échanges de tous les jours, les gens s’écrivaient des ardoises les uns les autres, qu’ils liquidaient à intervalles réguliers. Ni la monnaie ni le troc n’étaient utilisés, contrairement à ce que les économistes répètent en boucle depuis l’invention de leur discipline (pour eux la monnaie aurait remplacé le troc, et le crédit ne serait venu qu’après).

La comptabilité en partie double : point de départ du capitalisme

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Portrait de Luca Pacioli, inventeur de la comptabilité en partie double, vers 1500

« L’utopie du marché » [23] est bien une illusion de marchand dans le sens où à l’époque, seuls les marchands, itinérants, pouvaient utiliser couramment le paiement en pièces sonnantes et trébuchantes. En effet, comme ils n’étaient que de passage dans les endroits qu’ils traversaient, leurs clients ne pouvaient pas leur faire confiance pour leur faire crédit et inversement. Mais les marchands avaient tendance à truander, par exemple en rognant les pièces d’or et d’argent qu’ils utilisaient, ou en truquant leurs balances. C’est pourquoi les corporations des marchands des cités-États italiennes de la Renaissance, qui pratiquaient le prêt à intérêt pour financer leurs pérégrinations en Europe, ont inventé la comptabilité en partie double ; ce sont précisément les ventes à crédit qui l’ont rendue nécessaire. « Si j’ai fait crédit de mille florins à un client, je ne peux jamais être absolument certain de recouvrer cette somme et ne peut donc l’enregistrer comme un avoir en caisse. […] Pour enregistrer fidèlement ces opérations, les marchands ont donc ouvert des comptes spécifiques : des comptes « clients » et « fournisseurs » pour enregistrer les opérations de crédit et des comptes « ventes » et « achat » pour enregistrer les transferts de bien correspondants » [24]. Ainsi chaque opération est entrée à deux endroits, dans deux comptes.

Selon Werner Sombart, historien et sociologue allemand à qui l’on doit le mot de « capitalisme », cette invention fut si importante qu’elle en vient à définir le capitalisme lui-même : « le capitalisme et la comptabilité en partie double ne peuvent absolument pas être dissociés ; ils se comportent l’un vis-à-vis de l’autre comme la forme et le contenu » [25]. Et en effet la comptabilité possède plusieurs attraits. Elle a tout d’abord pour fonction de donner une « image fidèle » de l’activité d’un marchand, ce qui lui permet d’être accepté par les autres sur un marché. Elle donne aux chiffres une vérité légale [26]. Elle homogénéise des objets et opérations de natures différentes dans une seule unité de compte, tout comme la notion de travail abstrait « ramène à des quantités commensurables (et donc échangeables) de temps et d’argent l’infinité variété des activités humaines » [27]. Enfin, l’équilibre de tous les comptes entre eux (l’actif et le passif dans le bilan comptable devant être de même montant) permet d’assurer l’authenticité des comptes.

Désintoxiquer les esprits de la bureaucratie

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La logique comptable est une logique marchande mais elle participe d’une conception idéologique plus large de l’harmonie par le calcul (expression reprise par Alain Supiot à Pierre Legendre [28], qui s’est lui-même inspiré d’un économiste libéral français du XIXe, peu connu, Frédéric Bastiat [29]). Les nombres ont exercé une grande fascination sur une certaine part de l’humanité, occidentale principalement (et, avec des conséquences différentes, chinoise), qui remonte au club des pythagoriciens [30], fameux pour avoir jeté à l’eau le premier de ses membres qui avait mis au jour l’existence de nombres irrationnels – des nombres ne pouvant s’exprimer sous forme de fraction, c’est-à-dire de rapport, d’harmonie. Cette fascination se retrouve jusqu’à aujourd’hui dans nos esprits, dans l’idée que tout serait évaluable de manière quantifiée, et qu’en dehors de la quantification ne subsisterait que les croyances méprisables de l’obscurantisme. Les nombres, contrairement aux mots, ne peuvent a priori pas être sujets d’interprétation. Comme l’écrit Christophe Dejours, psychanalyste ayant étudié les effets délétères de l’évaluation au travail, « la plupart d’entre nous croyons que l’évaluation est juste, que c’est l’objectivité même. Nous avons cela dans la tête. Nous y croyons. […] La plupart d’entre nous pensons que tout en ce monde est évaluable » [31]. D’où bien évidemment la souffrance de recevoir une mauvaise évaluation, même si (voire, d’autant plus si) celle-ci est effectuée à la tête du client. In fine, ne pas évaluer du tout est préférable à utiliser des indicateurs inadaptés. Et abandonner l’idée même d’évaluation est le seul moyen d’abandonner les bullshit jobs afférents.

Cette gouvernance par les nombres ne doit pas être prise comme une fatalité. Nous l’avons instituée, et nous pouvons la destituer, en changeant les règles du jeu. Nos institutions ne doivent pas être rivées à des indicateurs chiffrés, mais doivent être guidées avant tout par des principes moraux et politiques ouverts à la discussion. La discussion politique étant de nature contradictoire, elle sera sans doute moins harmonieuse qu’une équation. Mais c’est ainsi que nous pourrons éliminer ces souffrances inutiles. Cette désintoxication de la bureaucratie serait ainsi l’étape finale de l’élimination des bullshit jobs.


David Graeber nous a tragiquement quittés le 2 septembre dernier, à l’âge de 59 ans. Sa veuve Nika Dubrovsky et ses proches fondent en sa mémoire un réseau international appelé le Museum of care (musée du soin).

[1] Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014), Fayard, 2015, réédité en poche aux éditions Pluriel, 2020.

[2] David Graeber, Bullshit jobs, éditions Les Liens qui Libèrent, 2018

[3] “On the phenomenon of bullshit jobs”, David Graeber, Strike! Magazine, 2013

[4] John M. Keynes, Lettre à nos petits-enfants, 1930

[5] Karl Marx, Le Capital, Livre 1, Tome 1, § 4 ; cité par Alain Supiot, op. cit., p 488.

[6] Bruno Trentin, La Cité du travail : la gauche et la crise du fordisme, 1997

[7] Alain Supiot, op. cit., p. 491

[8] Johann Chapoutot, Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui, 2020, Gallimard

[9] Sandra Lucbert, Personne ne sort les fusils, Seuil, 2020

[10] « Fermeture de l’usine Fralib », Wikipédia, consultée le 5 novembre 2020

[11] Selon la formule de Robert Reich, L’économie mondialisée, 1993, Dunod

[12] Arte. Travail, Salaire, Profit, épisode 2 : « Emploi ». Intervention d’Arnaud Orain à 25 min 12 s.

[13] Christophe Dejours, L’évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fondements de l’évaluation, INRA, 2003

[14] Déclaration de Philadelphie (1944), citée par Alain Supiot dans « Et si l’on refondait le droit du travail… », Le Monde Diplomatique, octobre 2017

[15] Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, janvier 2019, Gallimard

[16] Voir Guillaume Pelloquin, « Pourquoi l’existence des bullshit jobs est une absurdité écologique », Le Vent Se Lève, mars 2020

[17] Friedrich Hayek, L’ordre politique d’un peuple libre, 1979, cité par Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, p. 367

[18] Ibid.

[19] David Graeber, Bureaucratie, 2015, trad. fr. Les Liens qui Libèrent, 2015

[20] Alain Supiot, op. cit., p. 381

[21] Phrase prononcée par le religieux et homme politique du XIXe siècle Henri Lacordaire.

[22] David Graeber, Dette. Cinq mille ans d’histoire, 2011, trad. fr. Les Liens qui Libèrent, 2013

[23] Selon l’expression de Karl Polyani dans La Grande Transformation (1944), reprise par Serge Halimi dans Le Grand Bond en arrière, 2012, Agone, p. 27

[24] Alain Supiot, op. cit., p. 178

[25] Werner Sombat, traduction de M. Nikitin dans Cahiers de l’histoire de la comptabilité, cité par Bernard Colasse dans Les fondements de la comptabilité, repris par Alain Supiot dans La gouvernance par les nombres, p. 179.

[26] « La comptabilité régulièrement tenue peut être admise en justice pour faits de commerce », code de commerce art. L123-23, cité par Alain Supiot, op. cit., p. 174

[27] Alain Supiot, op. cit., p. 488

[28] Pierre Legendre, La Fabrique de l’homme occidental, Mille et une nuits, 1996

[29] Frédéric Bastiat, Harmonies économiques, Guillaumin, Paris, 1851

[30] Alain Supiot, « Le rêve de l’harmonie par le calcul », Le Monde Diplomatique, février 2015, issu de son ouvrage La gouvernance par les nombres

[31] Christophe Dejours, op. cit., p. 76

« Bullshit jobs » : quand la réalité surpasse le monde des Shadoks

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Les Shadoks. © aaa production

« Une forme d’emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflue ou néfaste que même le salarié n’arrive pas à justifier son existence » : c’est ainsi que l’anthropologue David Graeber définit les bullshit jobs. Ces « jobs à la con » représenteraient d’après lui près de 40 % des emplois exercés dans nos sociétés. Comment peut-on expliquer cette absurdité économique et sociale ?


En 2013, David Graeber, professeur d’anthropologie à la London School of Economics, militant anarchiste et figure de proue d’Occupy Wall Street, publie un court article intitulé « On the phenomenon of bullshit jobs » dans Strike! Magazine. Il y affirme que dans nos sociétés occidentales contemporaines, de nombreux emplois sont dénués de sens et d’utilité : ce sont les bullshit jobs.

Son article, pourtant paru dans une revue confidentielle, rencontre immédiatement un grand écho : beaucoup de lecteurs se reconnaissent dans la description que fait David Graeber de ces « emplois à la con » et lui envoient des témoignages de leur propre expérience, confortant son hypothèse au point qu’il décide de consacrer un véritable ouvrage à la question – Bullshit jobs, qui paraît en 2018.

Et les Shadocks pompaient, pompaient…

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David Graeber (à gauche) lors d’Occupy Wall Street. © Guido van Nispen

Dans cet essai, Graeber affirme – enquêtes statistiques à l’appui – que 40 % de la population active, dans nos sociétés, penseraient avoir un « job à la con ». 40 % des personnes interrogées pensent donc que leur métier ne sert à rien, voire parfois qu’il est franchement nuisible. Ce chiffre impressionnant suscite de nombreuses interrogations : dans une société dont les principaux objectifs sont le profit et la croissance économique, comment peut-on seulement imaginer que des gens puissent être payés à ne rien faire d’utile ? C’est impossible, se dit-on d’abord. Les sondés se sont forcément trompés, peut-être ne connaissent-ils tout simplement pas la finalité de leur travail ; ils ne sont qu’un maillon dans la chaîne de production, pourrait-on objecter.

Passons sur le caractère aliénant, déjà pointé par Adam Smith et Karl Marx, d’une spécialisation trop extrême des tâches. Mais si l’on prend l’exemple convoqué par Graeber, d’une employée forcée de trier des trombones par couleur, et s’apercevant plus tard que sa supérieure les utilise sans prêter attention à leur couleur, l’on est forcé de se rendre compte qu’en plus d’être répétitive, ennuyeuse et dénuée d’un quelconque intérêt, la besogne qu’on lui avait imposée se révèle complètement inutile.

D’aucuns diront que ce genre d’exception, car il s’agit forcément d’une exception, ne peut survenir que dans le secteur public, dont le but n’est pas la recherche effrénée du profit, comme c’est le cas des entreprises privées, où tout cela ne pourrait pas arriver. En effet, de tels emplois gaspillent de l’argent pour rien, et font donc baisser la rentabilité de l’entreprise.

Pourtant, les contre-exemples ne manquent pas. David Graeber évoque le cas d’un salarié d’une entreprise sous-traitante de l’armée allemande, qui doit parfois parcourir plusieurs centaines de kilomètres pour aller signer un formulaire autorisant un autre employé à changer un ordinateur de bureau, ce qui est, il faut bien le dire, complètement absurde. Il s’agit en l’occurrence d’un cas extrême et heureusement peu habituel de « job à la con ». Mais il existe cependant bien des exemples moins frappants, mais plus répandus, de « jobs à la con » : « consultants en ressources humaines, coordinateurs en communication, chercheurs en relations publiques, stratégistes financiers, avocats d’affaires » par exemple, pour reprendre la liste des plus suggestifs d’entre eux qu’énumère David Graeber dans la préface de son ouvrage.

Il existe aussi des emplois qui ne sont qu’à moitié des bullshit jobs, remarque l’anthropologue américain. De plus en plus d’employés, en effet, sont censés travailler parfois quarante heures par semaine, alors qu’ils n’en ont besoin que de la moitié pour remplir correctement leur tâche – ce qui les oblige à trouver de quoi s’occuper durant le reste du temps, pour donner l’impression qu’ils servent à quelque chose, et ainsi justifier leur emploi auprès de leur supérieur hiérarchique.

L’énigme des bullshit jobs

L’économiste anglais John Maynard Keynes prédisait en 1930 que grâce à l’automatisation de nombreuses tâches, nous aurions pu dès les années 2000 réduire considérablement notre temps de travail, pour parvenir à des semaines de 15 heures et jouir d’une retraite plus précoce. Pourtant, rien de tout cela n’est arrivé et c’est presque le contraire qui semble se produire aujourd’hui : le gouvernement allemand réfléchit actuellement à repousser l’âge de départ à la retraite à taux plein à 69 ans, et une évolution similaire peut s’observer dans d’autres pays de l’OCDE notamment en France.

http://tanstaaflcanada.blogspot.com/2011/03/case-for-corporate-tax-cuts.html
L’économiste John Maynard Keynes prévoyait qu’au XXIe siècle, on ne travaillerait plus qu’une quinzaine d’heures par semaine. © Caleb McMillan

L’anthropologue Marshall Sahlins montrait en 1972 dans son ouvrage Âge de pierre, âge d’abondance que les peuples primitifs consacraient en fait peu de temps, seulement quelques heures par jour, à subvenir à leurs besoins. Aujourd’hui, alors que le progrès technique nous permettrait de produire largement de quoi vivre confortablement en travaillant peu, nous continuons pourtant à passer la majeure partie de notre vie à exercer des métiers parfois pénibles et inintéressants. Pourquoi ne nous consacrerions-nous pas à des loisirs plus agréables et plus épanouissants ? Quel mystère se cache derrière ce paradoxe apparent ?

La théorie économique mainstream propose une réponse simple : nous préférerions travailler plus, afin de produire et consommer davantage de biens, plutôt que de travailler moins en disposant de moins de richesses. L’accroissement de la productivité se traduirait donc, non pas par une diminution du temps de travail, mais au contraire par son augmentation, ou au moins par sa constance ou sa faible diminution (en termes techniques, on dit que l’effet de substitution l’emporte sur l’effet de revenu, ou au moins qu’il le compense quasiment). Mais cette hypothèse est incompatible avec l’existence des bullshit jobs

Pour David Graeber, la réponse est en effet tout autre : « la classe dirigeante s’est rendue compte qu’une population heureuse et productive avec du temps libre était un danger mortel », écrit-il dans son article originel. La remise en question du système capitaliste ne tarderait pas à germer dans l’esprit des travailleurs, si ceux-ci n’étaient pas trop accaparés par leur métier, auquel ils consacrent la plus grande partie de leur temps.

De fait, on peut observer que certains responsables politiques déclarent préférer conserver des emplois inutiles voire nuisibles, plutôt que de réduire ou mieux répartir le temps de travail. Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Économie et des Finances Bruno Le Maire, refusait par exemple d’encadrer plus strictement le démarchage téléphonique, au motif que cela « crée de l’emploi ». On aurait pu interdire purement et simplement cette pratique ; à la place, on a créé, par délégation de service public, la liste d’opposition téléphonique Bloctel, censée protéger les particuliers contre les appels intempestifs. Bloctel est pourtant notoirement inefficace, ce qui est d’ailleurs peu étonnant lorsque l’on sait que ce service est géré par la société Opposetel, elle-même cogérée par quatre entreprises… de télémarketing (Amabis, HSK Partners, AID et CBC Developpement). Mais tout cela crée de l’emploi ! Barack Obama, de même, affirmait dans un entretien donné à The Nation en 2006 qu’il n’était pas favorable à la création d’un système de sécurité sociale à l’européenne, bien qu’il reconnaisse qu’un tel système est plus efficace que le système américain principalement dominé par les compagnies d’assurance privées, car cela supprimerait trop d’emplois…

Le paradoxe des bullshit jobs

Comme l’explique David Graeber, les bullshit jobs n’existent que depuis quelques décennies. En effet, ces emplois ont émergé concomitamment à la robotisation et à l’automatisation de nombreuses tâches, dans l’agriculture par exemple. Au début du XXe siècle, près d’un Français sur deux travaillait dans les champs. Aujourd’hui, les agriculteurs ne représentent plus que 3 % des actifs en France, alors que la population à nourrir ne cesse de croître. Si on leur posait la question, ils répondraient très probablement avoir l’impression que leur métier est utile, et il serait en effet difficile de le nier.

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Le tableau « Fin du travail » de Jules Breton. Aujourd’hui, les agriculteurs ne représentent plus que 3 % de la population active en France, tout en restant l’un des métiers les plus indispensables de notre société. © Brooklyn Museum

Il en va de même chez le personnel hospitalier, ou plus généralement dans les métiers de l’aide à la personne, où la proportion des travailleurs pensant être utiles à la société est proche des 90 %. Dans l’ensemble des agents du service public, dont l’organisation, la gestion et la rentabilité sont si souvent décriées par les adeptes du secteur privé, ils sont 80 % à penser être réellement utiles et le sont objectivement, en général. Pourtant, ce sont des professions dans l’ensemble mal payées ou peu considérées, comme le montrent actuellement la grève du personnel hospitalier, ainsi que le taux de suicide très élevé chez les agriculteurs.

À l’inverse, les cadres et le personnel administratif, toujours plus nombreux, sont les professions dont les employés pensent le plus souvent être inutiles et ne rien apporter à la société. En bref, exercer des bullshit jobs. Pourtant, ils sont en moyenne bien mieux payés que les professeurs, les ouvriers, les agriculteurs, les aides-soignants… David Graeber en conclut que l’utilité d’un métier est en général inversement proportionnelle à la rémunération et la considération sociale qui y sont attachées, même si cette règle admet des exceptions : les médecins, par exemple, jouissent à la fois d’un statut social et d’une rémunérations privilégiés, tout en contribuant indéniablement au bien-être de la société. Ce constat d’une opposition entre utilité et considération sociales n’est d’ailleurs pas sans rappeler la célèbre parabole de Saint-Simon, dans laquelle le philosophe et économiste affirme que les « trente mille individus réputés les plus importants de l’État » sont en fait si peu indispensables à son fonctionnement, que leur disparition subite ne causerait aucun mal à la société.

On entend souvent rappeler les pénuries de boulons qui bloquaient toute une usine en URSS, ou bien les trois employés qui vous y accueillaient à la caisse du magasin, là où un seul eût été suffisant. Mais notre système économique actuel est aussi responsable d’un énorme gâchis. Le récit panglossien des thuriféraires du libéralisme économique, d’après lequel le marché permettrait une allocation optimale des ressources (au moins dans la plupart des cas), est réfuté de façon éclatante par l’existence massive des bullshit jobs dans nos sociétés. De quoi faire réfléchir, d’après David Graeber, à la mise en place d’un revenu de base universel qu’il estime être un moyen efficace pour combattre ce phénomène économiquement absurde et socialement néfaste, dont on se demande parfois s’il n’est pas sorti tout droit de l’univers des Shadoks.