Quand les grévistes mettaient les réquisitions en échec

Extrait du Drapeau Rouge. « Vers la grève générale de tous les mineurs ». 1924

Des réquisitions sont régulièrement imposées lors des conflits sociaux. Si elles portent généralement atteinte au succès du mouvement, ce ne fut pas toujours le cas. En 1963, une telle procédure est utilisée à l’encontre d’une grève de mineurs, mais ne parvient pas à les faire plier. Le Général de Gaulle, qui déclarait quelques années plus tôt que la grève apparaissait « inutile, voire anachronique », est contraint de céder. Et avec cette victoire, les grévistes ouvrent même « une brèche dans la digue antisociale de la Vème République », analyse l’historien Michel Pigenet.

En 1963, les mineurs français accusent un retard salarial – que la Confédération générale du travail (CGT) chiffre à 11% – par rapport à la moyenne nationale. À cette insécurité économique s’ajoute un malaise social quant à l’avenir de la profession. Si le charbon est encore dominant, sa part dans la consommation d’énergie primaire est passée de 58,3% en 1960 à 50,3% deux ans plus tard. Cette baisse est entérinée par le plan Jeanneney qui organise la diminution de la production de charbon en France. Des grèves ont déjà éclaté en 1961 et 1962 dans l’Aveyron pour contester la fermeture de l’exploitation de certains puits.

« La réquisition est une arme puissante mais, cette fois-ci, elle ne fonctionne pas et se retourne contre le pouvoir. »

Michel Pigenet

Une telle situation explosive ne tarde pas à favoriser les mécontentements. En 1962, Force Ouvrière (FO) propose l’idée d’une grève des rendements pour demander une hausse de salaire des mineurs. La Confédération Française des Travailleurs Chrétiens (CFTC, ancêtre de la CFDT) propose une grève illimitée que refuse la CGT, qui préfère les grèves perlées. Il faut dire que la grève de 1948, durement réprimée par le socialiste Jules Moch, est encore dans toutes les mémoires. Par ailleurs, Benoît Frachon, alors secrétaire général de la centrale, estime qu’il est primordial de s’assurer le soutien de l’opinion publique. Il est dès lors délicat de décider d’une grève illimitée alors qu’un hiver particulièrement froid frappe l’Hexagone.

Une réquisition mise en échec

Le ministre de l’Industrie Michel Maurice-Bokanowski organise une rencontre avec les « partenaires sociaux » le 27 février à qui il envoie une fin de non-recevoir. La fermeté du pouvoir n’est pas inattendue : depuis 1950, le gouvernement use de nombreuses fois des réquisitions qui permettent souvent de faire plier les grèves. « En 1959, les cheminots veulent faire grève et le gouvernement annonce une réquisition. La CFTC et FO se retirent, la CGT abandonne » rappelle Michel Pigenet – qui a dirigé avec Danielle Tartakowsky une Histoire des mouvements sociaux en France (La Découverte, 2014).

Confiant, le gouvernement adopte alors une posture d’extrême fermeté. Les syndicats appellent à la grève le 1er mars tandis que le Général de Gaulle signe un décret de réquisition de grévistes fondé sur « les besoins généraux de la Nation » le 3 mars. Le Journal officiel est publié un dimanche pour permettre la réquisition le lendemain. Le Général table alors sur la division du mouvement syndical : le lundi étant férié dans le Nord-Pas-de-Calais, les arrêtés de réquisitions ne frappent le premier jour que les bassins lorrains, réputés être peu enclins à la révolte. Contre toute attente, l’ordre de réquisition n’est pas respecté par les mineurs lorrains. Et le mardi, c’est le Nord-Pas-de-Calais qui entre en grève.

« C’est l’attitude qu’il ne fallait pas avoir : le gouvernement pensait être en position de force » explique Michel Pigenet. Selon le chercheur, « le refus de négocier se retourne très tôt contre le gouvernement ».

L’ordre de réquisition est rapidement mis en échec : on compte 178 000 grévistes pour 197 000 mineurs, soit un taux de 90 %. Le gouvernement convoque en avril une « commission des sages ». Cette dernière, présidée par le Commissaire général au Plan Pierre Massé, reconnaît le retard accusé par les mineurs, recommande de réduire leur temps de travail et de leur accorder des congés supplémentaires. Elle permet au gouvernement de « ne pas perdre la face tout en donnant satisfaction aux mineurs : le gouvernement cède sur l’essentiel » note Michel Pigenet. « La réquisition est une arme puissante mais, cette fois-ci, elle ne fonctionne pas et se retourne contre le pouvoir », ajoute savoir l’historien. La grève est telle que, contrairement aux réquisitions de 1953, aucune poursuite n’est engagée à l’encontre des grévistes.

Une solidarité qui assure le succès de la grève

Une telle réussite n’était pourtant pas assurée. « La guerre d’Algérie a étouffé les mobilisations sociales entre 1955 en 1962, année qui marque une double victoire électorale gaulliste » note Michel Pigenet. Le mouvement social apparaît divisé et affaibli. Deux ans auparavant, lors de la grève des mineurs de Decazeville, Charles de Gaulle n’a-t-il pas déclaré à la télévision que « la grève paraît inutile, voire anachronique » ?

Pourtant, l’opinion publique semble favorable aux grévistes. Un sondage estime alors que près de 80 % de la population soutient le mouvement. Il faut dire que la communication du gouvernement n’a pas été parfaitement maîtrisée : les interventions à la télévision du premier ministre Pompidou et du ministre de l’information Peyrefitte ne convainquent pas.

Des mécanismes de solidarité financière se mettent alors en place : des collectes sont organisées un peu partout en France pour venir en aide aux mineurs tandis que les enfants des grévistes sont accueillis dans des familles volontaires. Le mouvement peut également compter sur la solidarité d’autres bassins miniers et de diverses professions. « Il y a des manifestations de solidarité, des gaziers et électriciens débraient, des dockers refusent de décharger du charbon qui vient de l’étranger, des caisses de grève sont mises en place » explique Michel Pigenet. Johnny Hallyday organise même un concert au profit des mineurs tandis que des évêques se distinguent par des déclarations de compréhension et de sympathie pour le mouvement, note l’historien.

Ce succès se traduit par la première mise en échec du Général sur le plan social, dont le taux d’approbation dans les sondages dégringole. Certains des acquis arrachés par les mineurs, notamment l’obtention d’une quatrième semaine de congés payés, profitent par ailleurs à une large partie de la population. Michel Pigenet estime également que « les mineurs ont ouvert une brèche dans la digue antisociale de la Vème république. C’est le début d’un cycle de contestations sociales qui aboutit avec 1968 ». Néanmoins, la victoire des mineurs n’est pas totale sur tous les points : les fermetures de mines ne seront pas remises en cause par ces grèves, « mais sont plutôt accélérées » note Michel Pigenet.

La déroute du gouvernement limite à l’avenir les réquisitions fondées sur « les besoins généraux de la Nation ». Inventive, l’administration met néanmoins en place d’autres procédures pour restreindre le droit de grève…

« Le gaullisme social a aujourd’hui encore une audience » – Entretien avec Pierre Manenti

CDG gaullisme social
Pierre Manenti, Histoire du gaullisme social, Perrin, 2021 / Ed. LHB

L’opposition d’une partie des députés Les Républicains au projet de réforme des retraites porté par le gouvernement a fait rejaillir dans le débat public une expression aux contours flous, et pourtant récurrente : le gaullisme social. Quelle définition donner à ce concept qui a traversé plus d’un demi-siècle de vie politique ? Le général de Gaulle lui-même avait-il théorisé ce courant ? Quelle est d’ailleurs la part de réalité et celle du mythe derrière l’action « sociale » du Général ? Auteur d’une Histoire du gaullisme social (Perrin, 2021), Pierre Manenti, conseiller politique, retrace la généalogie et l’héritage de cette tradition politique qui a marqué la IVe et la Ve République de son empreinte. Des « gaullistes sociaux » aux « gaullistes de gauche », cette histoire ne se résume pas à quelques trajectoires individuelles. Au contraire, elle s’est traduite, selon l’auteur, dans des organisations politiques et syndicales qui ont cherché à reconcilier Capital et travail auprès du monde ouvrier, tout en défendant l’héritage du Conseil national de la Résistance. Au risque de servir de caution de gauche aux tendances plus conservatrices du gaullisme ? Entretien réalisé par Léo Rosell et retranscrit par Guillemette Magnin.

LVSL – Qu’est-ce qui est à l’origine de votre intérêt pour la figure du général de Gaulle et pour son héritage politique ? 

Pierre Manenti – Pendant mes études à l’École normale supérieure, j’ai étudié et exploré le mandat du général de Gaulle, président de la République, de 1958 à 1969. Dans ce cadre, j’ai beaucoup travaillé sur les archives de la Fondation Charles-de-Gaulle et de l’Institut Georges-Pompidou. J’ai découvert que, contrairement à l’idée que je m’en faisais, il n’y avait pas un gaullisme monolithique, un chef indiscuté avec un parti encadré et rigide, mais en réalité des gaullismes, des personnalités diverses, parfois voire souvent opposées entre elles. Le parti gaulliste était en effet composé d’hommes de droite mais aussi d’hommes de gauche, ceux qu’on a appelé les tenants du gaullisme social. Tout ce petit monde était réuni par sa fidélité au général de Gaulle, tout en ayant des pensées radicalement différentes sur l’économie ou la société.

Il se trouve par ailleurs qu’en 2020, le Premier ministre de l’époque, Jean Castex, a fait sa première interview télévisée en se présentant comme un « gaulliste social ». Le lendemain, la presse a unanimement salué son positionnement politique, parce qu’alliant le meilleur de la droite, le gaullisme, et l’esprit de la gauche, celui des luttes sociales. Ce qui est incroyable, c’est que le gaullisme social est donc passé d’une chapelle politique du gaullisme à un mot-valise de la vie politique française, une sorte d’équilibre politique parfait.

À ce compte-là, de nombreux centristes pourraient se revendiquer du gaullisme social, alors que pour les hommes de gauche engagés dans l’aventure gaulliste, il s’agissait de construire un véritable « socialisme gaulliste ». Il manquait donc un travail d’historien pour rappeler l’origine de la pensée sociale du général de Gaulle, l’histoire politique de ses partis et mouvements, ainsi que la place des hommes de gauche dans cette aventure et, après sa disparition, la vie de ce courant du gaullisme social qu’ont incarné, tour à tour, René Capitant, Louis Vallon, Philippe Dechartre ou encore Philippe Seguin plus récemment. 

LVSL : À vous écouter, on a l’impression qu’il manque une vraie définition du gaullisme…

C’est vrai. De son vivant, le général de Gaulle s’est toujours refusé à définir le gaullisme. Il n’existe donc pas de définition donnée par le Général lui-même ; ce sont donc ses contemporains, notamment les hommes politiques, ou plus tard les historiens, qui ont construit la définition du mot « gaullisme ». La plupart des commentateurs s’accordent cependant pour dire qu’elle est fondée sur trois éléments invariables.

Le premier élément est le dépassement des clivages politiques au service de l’intérêt de la nation. Le gaullisme un courant politique qui refuse le clivage droite-gauche, le système des partis, la politique politicienne, et qui veut agréger au sein d’un même mouvement des personnalités de droite et de gauche, toutes animées par la volonté de servir leur pays.

Le deuxième élément intrinsèque au gaullisme est la politique de la grandeur, c’est-à-dire l’idée que le gaulliste doit contribuer à faire rayonner la France à l’international, notamment à travers de la défense des valeurs des Lumières, de la Révolution et du Conseil national de la Résistance (CNR). Il doit porter avec noblesse ces valeurs inhérentes à l’identité française. Dans cette politique de grandeur, il y a aussi la défense de la francophonie, de l’identité française, dit autrement l’idée d’une France éternelle.

L’ambition du gaullisme, c’est un État ni capitaliste, ni socialiste, mais une troisième voie française, c’est-à-dire un État interventionniste.

Le troisième et dernier élément, qui est pour moi inscrit dans l’ADN du gaullisme, c’est le combat en faveur du progrès social. Le gaullisme s’est toujours soucié des plus faibles, des plus nécessiteux, de ceux qui en ont besoin. L’ambition du gaullisme, c’est un État ni capitaliste, ni socialiste, mais une troisième voie française, c’est-à-dire un État interventionniste, participationniste et libéral, au sens où le libéralisme, contrairement au capitalisme, implique une intervention de l’État pour corriger les défaillances du marché.

LVSL : Quelle est la part du général de Gaulle dans tout cela ? Quelle définition donne-t-il du gaullisme social ?

Charles de Gaulle est d’abord un homme du XIXe siècle – il est né en 1890. Il a été très marqué par l’éducation de son père et de son oncle, tous deux imprégnés du catholicisme social. Avec eux, il a acquis la conviction que l’homme politique a un rôle social. Dans la bibliothèque du général de Gaulle, il y a également un livre du maréchal Lyautey sur le rôle social de l’officier. Charles de Gaulle a été très influencé par ce livre et par l’idée que le militaire a un rôle dans l’organisation de la société et de ses solidarités. Pour lui, la dimension de fraternité catholique est très importante dans la construction du corps social. Sa foi a donc nourri sa pensée politique.  

Pour répondre à votre question, si l’on s’en tient à la définition la plus simple, le gaullisme désigne l’action et la pensée du général de Gaulle. Pour la pensée, il existe dix-neuf tomes de lettres, notes et carnets qui permettent d’étudier la doctrine politique du Général, sans compter ses très nombreuses archives. Pour l’action, c’est la manière dont il a mis en œuvre cette pensée au contact de la réalité, pendant la guerre, sous la IVe et la Ve République. 

La naissance du gaullisme politique tient donc profondément à l’expérience de la guerre et à l’entrée des Soviétiques et des Américains dans le conflit en 1941, lorsque l’on commence à se dire que les Alliés pourraient gagner.

La première fois que le général de Gaulle a développeé cette pensée politique, il était à Londres, en 1940. Il avait déjà cinquante ans et avait été, jusque-là, un militaire, un tacticien, un stratège, mais pas un homme politique. La naissance du gaullisme politique tient donc profondément à l’expérience de la guerre et à l’entrée des Soviétiques et des Américains dans le conflit en 1941, lorsque l’on commence à se dire que les Alliés pourraient gagner.

On demande alors au général de Gaulle quelle serait sa doctrine politique s’il devait demain gouverner le pays libéré. D’où l’émergence, à ce moment donné de l’histoire, d’un des premiers discours politiques du Général à Oxford, le 25 novembre 1941. Dans ce discours, il développe trois idées fondamentales qui caractérisent le gaullisme et plus particulièrement sa dimension sociale.

La première idée, c’est de faire attention aux effets de la mécanisation de l’économie. On est à l’époque du film Les Temps modernes de Charlie Chaplin, dans lequel le héros est écrasé par la roue de la machine. Il y a une inquiétude réelle sur la place du travailleur dans l’usine et il faut veiller à ce que la machine ne le détruise pas. La seconde idée concerne la société à rebâtir. Il faut tout faire pour que cette société épanouisse l’ouvrier et le détourne des totalitarismes. La troisième idée est qu’il faut être capable de penser à long terme, aussi bien dans sa vision de l’économie que de la politique. L’homme politique doit être capable de se projeter à vingt ou trente ans, de faire les choix difficiles, qui s’imposent pour la survie du pays.

LVSL – Qu’est-ce qui distingue alors le gaullisme social des autres courants du gaullisme? 

P. M. – Dans l’aventure de la France libre, qui pose les prémices du gaullisme social, il y a évidemment des tendances, des grandes idées qui se sont dégagées au fur et à mesure des débats politiques, mais c’est véritablement lors de l’épopée du Rassemblement du peuple français (RPF), le parti animé par le général de Gaulle de 1947 à 1954-55, que les différentes écuries politiques du gaullisme se sont construites, avec leurs personnalités et leurs chefs.

Il y a d’abord le gaullisme anticommuniste, avec notamment André Malraux, qui est conduit avant toute chose par le rejet du modèle soviétique et la « peur du rouge ». Il y a ensuite le gaullisme social, qui est persuadé que pour lutter contre cette ascension du modèle soviétique, il faut aller parler aux ouvriers, aux travailleurs, dans les usines, donc il faut un gaullisme social et populaire pour convaincre les classes ouvrières de la justesse du gaullisme. Puis, au fil des années, la IVe République connaît une crise économique sans précédent et se développe alors un gaullisme libéral, qui épouse l’esprit de libéralisation et modernisation de l’économie française.

La particularité du gaullisme social, par rapport aux autres courants du gaullisme, c’est son ancrage dans le temps long et l’affection personnelle du général de Gaulle pour ce courant politique.

Ces différentes chapelles sont en concurrence auprès du général de Gaulle, qui va soutenir tantôt les unes, tantôt les autres, et les rendre plus ou moins influentes au gré de son humeur et de l’actualité nationale. La particularité du gaullisme social, par rapport aux autres courants du gaullisme, c’est son ancrage dans le temps long (dès la France libre et jusqu’aux jours les plus récents) et l’affection personnelle du général de Gaulle pour ce courant politique (qui se manifeste notamment via le financement de leur journal sur les deniers personnels du Général).

Après la disparition du général de Gaulle, un gaullisme orthodoxe et conservateur émerge autour de Pierre Messmer et d’Hubert Germain [le dernier Compagnon de la Libération, NDLR]. Ces deux hommes veulent préserver le gaullisme des origines et s’inquiètent d’éventuels dévoiements. Chacun se revendique alors d’être le plus légitime dans son discours gaulliste : c’est le combat qui oppose Georges Pompidou, président de la République, et les barons du gaullisme (Chaban-Delmas, Debré, Frey).

LVSL – L’un des mythes fondateurs du gaullisme social est l’application du programme du CNR à la Libération, en particulier la mise en place de la Sécurité sociale. Certains ont même parlé d’un « gaullo-communisme » pour qualifier cette période. Souscrivez-vous à cette thèse, qui semble évacuer la grande conflictualité qu’il y avait à cette époque, entre gaullistes et communistes ? 

P. M. – Sur la question de la Sécurité sociale ou des comités d’entreprise, qui sont deux grandes réformes mises en place à la Libération, l’empreinte du général de Gaulle est très forte. Sans le général de Gaulle, cela n’aurait pas pu se faire. Néanmoins, il a travaillé dans le cadre d’un gouvernement de coalition, d’abord avec la gauche socialiste puis avec la gauche communiste, après les élections d’octobre 1945. Avant l’entrée des communistes au gouvernement, Charles de Gaulle défend le comité d’entreprise, que les communistes rejettent à l’Assemblée nationale. Après les élections législatives, il les fait entrer dans son gouvernement et c’est seulement à partir de ce moment que les communistes se mettent à défendre cette idée.

[Sur la Sécurité sociale], de Gaulle avait une vision très technique de ce sujet, là où les communistes ont apporté un regard plus politique et populaire.

Il y a donc une forme de captation et de réappropriation politique par les communistes de cet acquis gaulliste de la Libération. Quant au modèle de Sécurité sociale, il est vrai que la vision du général de Gaulle était encore très marquée par le paternalisme, issu du grand courant du catholicisme social. Le retrait progressif du Général des affaires politiques en novembre-décembre 1945, puis son départ du pouvoir en janvier 1946, ont conduit à l’émergence d’un modèle de Sécurité sociale qui n’est peut-être pas celui que de Gaulle aurait voulu mettre en place. 

C’est donc à la fois la volonté politique initiale du général de Gaulle de porter ces réformes et leur reprise puis leur transformation par la gauche communiste et socialiste – plus ambitieuses que le projet initial – qui ont permis l’émergence du modèle que l’on connaît aujourd’hui. De Gaulle avait une vision très technique de ce sujet, là où les communistes ont apporté un regard plus politique et populaire sur de ces réformes. 

Paradoxalement, à partir de 1947, l’argument massue du général Gaulle dans sa lutte pour revenir au pouvoir est celui de la participation des ouvriers à la gouvernance des entreprises et au partage de ses résultats. C’est une sorte de « match retour » pour le Général, qui a beaucoup évolué sur ces questions dans l’intervalle. On parle d’ailleurs parfois, pour désigner le gaullisme, d’une politique de circonstances, c’est-à-dire de grands principes qui doivent être appliqués selon les circonstances. C’est une forme de realpolitik

LVSL – Vous montrez l’importance du catholicisme social dans la pensée de Charles de Gaulle, en même temps que des visées stratégiques. C’est la fameuse phrase que vous utilisez, « homme de droite par conviction et homme de gauche par nécessité de l’action »…

P. M. – Tout à fait. Pourquoi Charles de Gaulle développe-t-il ce discours social ? Parce qu’en 1941, alors qu’il est à Londres, certains Français libres le soutiennent mais d’autres s’inquiètent du régime qu’il pourrait mettre en place dans la France libérée. L’amiral Muselier, grand-père de Renaud Muselier, fait ainsi partie de ces gens, plutôt marqués à gauche, qui s’inquiètent de ce que le Général pourrait faire après la guerre. Les Anglais, les Américains mais aussi beaucoup de socialistes français réfugiés à Londres le voient comme un militaire de droite, conservateur, donc dangereux par définition. Certains journaux français le qualifient même de fasciste. De Gaulle comprend rapidement qu’il a besoin de développer un discours social pour parler au peuple de gauche. C’est quelqu’un qui est fondamentalement, par son éducation et son milieu d’origine, un homme de droite, mais qui va développer un discours de gauche, par la politique et le besoin de rassemblement des Français. 

Pourquoi Charles de Gaulle encourage-t-il l’émergence d’un gaullisme social sous la IVe République ? Parce qu’il existe alors deux partis de droite, le Parti républicain de la liberté (PRL), qui s’est construit sur les débris de la droite d’après-guerre, et le Mouvement républicain populaire (MRP), qui incarne une droite chrétienne et humaniste. Le général de Gaulle se dit qu’il doit aller chercher les ouvriers, en développant un discours sur la condition sociale et le statut des travailleurs afin d’installer son parti, le RPF, dans le paysage politique d’après-guerre ; c’est donc une stratégie politique, nourrie par une conviction intime sur le sens de la nation et de la République. 

Si je vais plus loin : pourquoi y a-t-il un sursaut du gaullisme social sous le mandat présidentiel de Charles de Gaulle ? De 1958 à 1965, les avancées du gaullisme social sont très mineures et les premières tentatives du Général en faveur de l’intéressement sont un échec, en raison de l’hostilité de son entourage comme du patronat. Lors de l’élection présidentielle de 1965, le général de Gaulle est mis en ballotage, alors même qu’il pensait être élu dès le premier tour. Il avait refusé de faire des entretiens avec des journalistes et il finit par accepter, sous la pression de Jacques Foccart, face au risque d’être défait. Il fait alors trois entretiens avec Michel Droit, qui sont entrés dans la légende.

En janvier 1966, lorsque Charles de Gaulle réélu reconduit Georges Pompidou à Matignon, il prend cependant la décision de rappeler Michel Debré dans son gouvernement. C’est le retour d’une certaine tradition gaulliste, dit autrement la victoire des anciens face aux modernes. C’est aussi la fin de la parenthèse libérale conduite par Pompidou entre 1962 et 1965. C’est dans ce contexte que le général de Gaulle relance la réforme de la participation avec plusieurs lois successives, mais surtout un grand référendum, en 1969, sur la participation à la gouvernance des entreprises, des universités, de la vie politique, etc. Ce que de Gaulle recherche, c’est un modèle d’association du Capital et du travail, un modèle paritaire, dans lequel chacun est reconnu pour son apport à une œuvre commune.

Derrière cette main tendue aux ouvriers et aux travailleurs, il y a une stratégie politique et une inquiétude sociale.

Il ne faut pas oublier qu’il y a, chez de Gaulle et les gaullistes, la peur de l’insurrection communiste. On pense aux grandes grèves de 1947-1948, à la peur du rouge dans l’après-guerre, aux menaces de la rue en 1968, etc. Tout cela se construit et s’exprime dans un contexte de Guerre froide, où l’Union soviétique est une menace réelle pour les démocraties occidentales. Derrière cette main tendue aux ouvriers et aux travailleurs, il y a donc une stratégie politique – aller chercher le vote ouvrier avec un discours de rassemblement du pays pour dépasser les clivages – et une inquiétude sociale – si on ne partage pas suffisamment, le pays explosera et une révolution pourrait alors s’emparer du pouvoir. 

LVSL – Vous expliquez cependant que le courant du gaullisme social a toujours été assez minoritaire, au point d’apparaître à certains moments comme une caution politique pour une doctrine plus autoritaire et conservatrice. 

P. M. – Oui, c’est particulièrement vrai dans l’aventure du RPF [entre 1947 et 1955], où les grands cadres du parti étaient des hommes plutôt anticommunistes et conservateurs, peu portés sur la question sociale. Le parti était alors sous l’influence d’hommes de droite. Pourtant, certains militants, comme Jacques Baumel ou Yvon Morandat, sont parvenus à convaincre le général de Gaulle de créer un syndicat gaulliste, l’Action ouvrière. Son existence permet alors une forme d’équilibre politique au sein de la famille gaulliste et fait taire certaines accusations sur le positionnement très à droite du RPF.

Il faut rappeler qu’avant que le RPF ne soit créé en 1947, il y avait eu un autre mouvement gaulliste, créé en 1946 à l’initiative de René Capitant, qui s’appelait l’Union gaulliste et qui avait servi de ballon d’essai. Très vite pourtant, le général de Gaulle s’était aperçu que cette Union gaulliste ne marchait pas, car elle était devenue un rassemblement hétéroclite de gens d’extrême-droite, qui venaient de la droite autoritaire et qui tentaient de « se recycler ». De ce point de vue, dans l’aventure du RPF, l’Action ouvrière et le gaullisme social ont donc servi de caution pour replacer le gaullisme au centre de l’échiquier politique. 

Par la suite, notamment après la mise en sommeil du RPF, le gaullisme social a pris son indépendance du reste du parti gaulliste : plusieurs clubs et mouvements ont ainsi existé entre 1955 et 1958, puis différents partis se sont structurés comme le Centre de la Réforme républicaine (CRR) en 1958 ou l’Union démocratique du travail (UDT) entre 1959 et 1962. C’est peut-être d’ailleurs le grand échec politique de Philippe Seguin, qui a voulu ressusciter le gaullisme social non pas comme un mouvement autonome mais comme une composante du RPR chiraquien. Il a voulu faire percer le gaullisme social au sein de la famille chiraquienne.

Or, à partir de 1969 et plus encore à partir de 1974, il y a une rupture au sein de la famille gaulliste, car les héritiers du gaullisme social estiment que la défense du gaullisme n’est ni avec Georges Pompidou, ni avec Valéry Giscard d’Estaing, ni même avec Jacques Chirac, mais qu’elle est à gauche, quitte à travailler avec les ennemis d’hier. Jean Charbonnel ou Léo Hamon, tous les deux des anciens ministres, vont ainsi œuvrer directement avec la gauche socialiste de François Mitterrand. Ce moment marque, pour moi, la rupture entre les gaullistes sociaux et les gaullistes de gauche, les premiers cherchant à faire vivre une droite sociale, les seconds ralliant les partis de la gauche socialiste et communiste.

Les gaullistes de gauche vont, au nom d’une certaine idée du gaullisme, travailler main dans la main avec la gauche.

Au contraire, à partir de 1978-1981, un mouvement inverse s’opère. Certains gaullistes de gauche vont revenir dans le giron du RPR chiraquien, notamment à l’occasion des élections européennes de 1979, et vont donc redevenir des tenants de la droite sociale. D’autres vont néanmoins définitivement décrocher, comme Michel Jobert, ancien ministre de Pompidou, qui devient ministre de Mitterrand. Ces deux familles, issues de la vision sociale du général de Gaulle, coexistent pendant de nombreux années… Les gaullistes sociaux font vivre l’idée d’une droite sociale et populaire au sein de la famille gaulliste puis chiraquienne ; tandis que les gaullistes de gauche, au nom d’une certaine idée du gaullisme, travaillent main dans la main avec la gauche. Ce sont eux que l’on retrouve, en 2002, autour de la candidature de Jean-Pierre Chevènement. 

LVSL – Certains observateurs, tel que l’historien Grey Anderson, ont décrit le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958 comme un coup d’État, dans un contexte de guerre civile. Que pensez-vous de cette analyse ? 

P. M. – Je ne pense pas qu’on puisse qualifier le retour au pouvoir du général de Gaulle de coup d’État, mais il est vrai que la crainte d’un coup de force militaire a indéniablement pesé sur les conditions de son accession aux responsabilités en mai 1958. De Gaulle s’est toujours tenu à l’écart des tractations avec les militaires de l’Algérie française, ce qui n’est pas le cas de tous les gaullistes, notamment son premier cercle, ainsi Jacques Foccart et Olivier Guichard.

Le général de Gaulle ne pouvait pas non plus ignorer la volonté qu’avaient les pieds-noirs et l’armée d’Algérie de le voir revenir au pouvoir, ni même les agissements de son entourage. Au moment où le gouvernement de Salut public est proclamé à Alger, le Général profite donc de la situation pour mettre la pression sur l’écosystème politique métropolitain et pour être choisi non seulement comme dernier président du Conseil mais aussi pour obtenir les pleins pouvoirs au début du mois de juin 1958.

Je dirais donc que de Gaulle n’a pas organisé de coup d’État militaire, mais qu’il a profité d’un climat général d’angoisse politique, vis-à-vis de la possibilité d’un tel coup d’État, pour accéder au pouvoir. 

LVSL – En-dehors de ce que vous appelez la « valeur refuge » que constitue le gaullisme dans une partie très importante du champ politique français, quel est, selon vous, l’héritage du gaullisme aujourd’hui, et en particulier du gaullisme social ? 

P. M. – Ce qui est très intéressant, c’est que lorsque le général de Gaulle est décédé en 1970, la question de savoir s’il existait encore un gaullisme s’est immédiatement posée. Or elle n’a jamais été résolue depuis. Si l’on reprend la définition de la pensée gaulliste apportée dans mes réponses précédentes, y a-t-il eu une continuité à travers d’autres figures politiques ? On peut bien sûr penser aux barons du gaullisme, avec la candidature de Chaban-Delmas en 1974 ou celle de Michel Debré en 1981.

Pour rappel, on parle généralement de six barons du gaullisme : Chaban-Delmas, Debré, Foccart, Frey, Guichard et Palewski. Pourquoi ces six hommes sont-ils considérés comme des barons du gaullisme ? Parce qu’ils étaient des hommes qui parlaient au nom du général de Gaulle et au général de Gaulle. Ils étaient parmi les rares personnes capables de lui tenir tête. Ils déjeunaient régulièrement ensemble, à la Maison de l’Amérique latine, boulevard Saint-Germain. À partir de là, est né une sorte de mythe selon lequel ils seraient les grands décideurs du régime. Dans la vie quotidienne du parti, le Général se refusant aux bases œuvres de la vie politique, les barons du gaullisme étaient en effet les animateurs du gaullisme politique. 

Puis, au fur et à mesure de la disparition des barons, disparition politique ou personnelle, d’autres ont essayé de reprendre cet étendard et ce rôle au sein de la famille gaulliste comme Pierre Lefranc (fondateur de l’Institut Charles-de-Gaulle en 1971) ou encore des anciens Premiers ministres comme Maurice Couve de Murville ou Pierre Messmer. Ces nouveaux barons ont cherché à faire vivre le gaullisme après de Gaulle. Dans des temps les plus récents, d’autres figures se sont imposées comme les derniers gardiens du temple du gaullisme, comme Albin Chalandon qui, en 1986, était le seul ministre du général de Gaulle à servir dans le gouvernement de cohabitation de Jacques Chirac. Il apportait alors une caution politique importante mais aussi un témoignage de la survivance du gaullisme, comme je le raconte dans mon livre [NDLR : Albin Chalandon, Le dernier baron du gaullisme, Perrin, 2023].

L’élection présidentielle de 2022 l’a montré : la quasi-totalité des candidats, de droite mais aussi de gauche, a en effet invoqué la figure du général de Gaulle

De là, une question demeure. Les derniers grands représentants du gaullisme ayant disparu, existent-ils encore des gens légitimes en France pour porter cette parole politique ? Je suis persuadé que le gaullisme est un ensemble de grands principes qui ont encore toute leur légitimité et leur vitalité dans la France contemporaine. L’élection présidentielle de 2022 l’a montré : la quasi-totalité des candidats, de droite mais aussi de gauche, a en effet invoqué la figure du général de Gaulle, qu’il s’agisse d’Anne Hidalgo qui s’est rendue à Colombey-les-Deux-Églises ou de Marine Le Pen qui l’a célébré à Bayeux, d’Éric Zemmour qui a utilisé la référence au discours du 18-juin dans son clip de campagne, d’Emmanuel Macron qui a appelé à voter pour lui des sociaux-démocrates aux gaullistes, ou encore de Valérie Pécresse, qui se présentait comme une gaulliste sociale et libérale.

Alors pourquoi cette appropriation politique unanime du terme de « gaullisme » ? Parce que les grands principes du gaullisme sont devenus transpartisans. De Gaulle et le gaullisme sont désormais plus que des notions politiques, ce sont des concepts historiques. Qui se souvient en effet des tensions politiques inhérentes à l’époque de général de Gaulle, exception faite des événements de mai 1968 ? En revanche, on se souvient tous du héros de la France libre, de celui qui, après avoir relevé le pays, a voulu réconcilier la droite et la gauche, bref de la figure de rassemblement. 

J’ajouterais que lorsque de Gaulle revient au pouvoir en 1958, il est persuadé qu’il est légitime pour parler à la droite, mais aussi à la gauche, et que ce qu’il entreprend devrait avoir son soutien. Il est donc écœuré de voir que la gauche, derrière François Mitterrand (qui publie Le coup d’État permanent en 1964), refuse de le soutenir pour ce qu’il estime être une histoire de politique politicienne. Il confie d’ailleurs à un proche : « La gauche se réclamera de moi lorsque je serai mort », ce qui est une manière de dire que son différend avec la gauche est uniquement personnel. Tout cela lui semble contraire à l’intérêt du pays ; c’est le fameux « régime des partis », qu’il abhorre et contre lequel il s’est battu toute sa vie. 

LVSL – Qu’est devenu le gaullisme après de Gaulle ? Vous parlez beaucoup du gaullisme social mais vous écrivez aussi qu’il existe aussi un gaullisme néolibéral et européen, ce qui peut sembler antithétique… 

P. M. – Le gaullisme néolibéral, qu’on présente aussi parfois comme un néo-gaullisme, est l’héritier des politiques libérales menées par le général de Gaulle en 1958-1959, au moment de la réforme Pinay-Rueff de l’économie française. Il s’enracine, en 1962, avec l’arrivée de Georges Pompidou à Matignon.  

Quant au gaullisme social, il a lui-même muté du catholicisme social des origines, au gaullisme ouvrier, en passant par l’opposition au pompidolisme puis par les grandes heures du séguinisme.

Quant au gaullisme européen, il faut rappeler que le général de Gaulle n’est pas contre l’Europe ; il est pour l’Europe des nations. Mais lui-même évolue au cours de son mandat. À la fin de sa vie, en 1969, il a ainsi des entretiens avec l’ambassadeur britannique Soames et lui confie : « Je suis prêt à faire entrer l’Angleterre dans une certaine Europe, telle que je l’ai imaginée ». Ce changement de pied explique qu’il y a, dans la famille gaulliste, un courant pro-européen, avec Jacques Chaban-Delmas, par exemple, partisan de l’accord de Maastricht, et à l’opposé, un courant souverainiste, dans lequel on retrouve Philippe Séguin ou Charles Pasqua, défenseurs de l’Europe des nations. 

Quant au gaullisme social, il a lui-même muté du catholicisme social des origines, au gaullisme ouvrier, en passant par l’opposition au pompidolisme puis par les grandes heures du séguinisme. Je suis persuadé que le gaullisme social, qui est à la fois un discours souverainiste d’exaltation de la nation française et en même temps un discours de lutte contre la fracture sociale, a aujourd’hui encore une audience particulière mais aussi une légitimité forte.

L’usage et la captation du « gaullisme social », comme mot-valise du parfait équilibre entre la droite et la gauche, est donc évidemment politique. C’est une expression qui répond aux nécessités d’une époque où les Français, après avoir goûté à la globalisation, recherchent un État qui protège face aux crises comme aux marchés concurrentiels, et en même temps, un État qui préserve leur identité, leurs particularismes, face à une sorte d’uniformité culturelle, économique, sociale, qu’on cherche à nous imposer.

Alors faut-il préserver, coûte que coûte, les particularités françaises ? Ou faut-il, au contraire, rechercher l’efficacité en allant vers le copier-coller de modèles étrangers ? Je crois que, dans ce débat, le discours gaulliste résonne de manière particulièrement évidente aujourd’hui : volonté de dépasser les clivages politiques, souci de la grandeur du pays et de la défense de son modèle si unique, mais aussi recherche d’une concorde sociale, qui soit le ferment de l’unité nationale, il y a là un véritable programme politique ! 

Parti de la patrie et Général de gauche : qu’en fut-il du gaullo-communisme?

Caricature anti-gaullo-communiste, par Pinatel (1968)

À plus de 50 ans de la mort du Général et de 100 ans de la fondation du PCF, le « gaullo-communisme » inspire les espaces militants les plus divers. Tout se passe comme si cette étiquette avait fini par subir la métamorphose qu’ont bien connue, avant elle, celles d’« impressionniste », de « décadent » ou de « romantique » en littérature : le retournement d’un stigmate discréditant en fierté définitoire. Il suffit de lire certaines professions de foi « souverainistes » aux élections, d’interpréter le « gaullisme social » revendiqué par certains candidats à la présidentielle ou de suivre, sur les réseaux sociaux, d’improbables débats en « fraternité gaullo-communiste » qui mythifient de façon souvent abusive l’ambiance « cordiale » censée avoir régné entre les deux camps durant les années 1960. C’est l’occasion de revenir sur une notion, peut-être sur un espoir ; sur ses apories, et peut-être sur sa part de vérité.

Le lundi 1er mars 2021, la Chaîne parlementaire française (LCP) diffusait Une révolution politique, 1969-1983. Ce documentaire iconoclaste, en examinant à contre-progrès les « destins croisés des gaullistes et des communistes », dépeint les mélancolies parallèles des deux camps qui se sont partagé la France des années 1960. Deux camps entre lesquels « pas une feuille à cigarette » n’était censée pouvoir s’intercaler, selon le mot célèbre de Malraux, mais dont l’antagonisme à tout de même fini par disparaître au profit de remplaçants libéraux de droite et de gauche (pour faire simple : Giscard, d’un côté, Delors bientôt de l’autre). À quelques mois de cela reparaissait, chez Perrin, une édition enrichie du copieux De Gaulle et les communistes (1988, puis 2020) du bien moins nostalgique Henri-Christian Giraud. L’ancien directeur éditorial du Figaro y documente les tractations qu’engagea De Gaulle dès 1940 auprès des Soviétiques afin d’enrichir le jeu diplomatique français.

Dans ces deux productions fait retour la notion controversée du gaullo-communisme, caractérisant l’entente tacite, la division des tâches, voire les pactes ponctuels de non-agression qui ont uni, périodiquement, les deux principales forces politiques de l’après-guerre. Que « l’année De Gaulle » que fut 2020 coïncidât avec le centenaire du Congrès de Tours n’explique pas tout. Au-delà de l’occasion de commémorer, le documentaire de LCP et le livre réédité de Giraud doivent aussi être lus comme les signaux faibles – parmi d’autres – d’un très palpable remords historique, forcément aimanté par un ressenti très actuel sur l’état de la France : spleen de la souveraineté, perte d’influence dans le monde, grignotage néolibéral de la Sécurité sociale, primat des droits individuels sur le pacte social, liquéfaction de la lutte de classes dans les identitarismes, etc.

Réalisé par Florent Leone, le documentaire de LCP a le mérite d’examiner les bouleversements politiques des années 1970 dans une perspective quelque peu inhabituelle, puisqu’elle évite pour une fois le présupposé médiatique rituel d’un progrès irrésistible vers l’Europe, l’antitotalitarisme ou la mondialisation. Ce qui est montré ici d’irrésistible, c’est, au contraire, l’histoire d’un reflux plus que celui d’une échappée progressiste. Reflux d’un certain antagonisme fondateur du consensus français, à mesure qu’apparaissent, précisément, une droite et une gauche bien plus conformes, et rendues mieux conformes encore par leurs choix européens : droite et gauche « classiques » qui n’avaient existé jusque-là qu’à titre supplétif, dans l’ombre de la bataille hégémonique (hégémonique jusque dans son antagonisme) que se livrèrent les deux autres camps dont les adhérents s’appelaient respectivement compagnons et camarades : le gaullisme et le mouvement ouvrier.

Admettons donc que l’anti-gaullo-communisme constitua un front sans doute plus solide que le gaullo-communisme lui-même ; autrement dit, ce sont ceux qui déploraient le gaullo-communisme qui étaient les plus convaincus de son existence dans la politique française.

Transparaissant de l’histoire parallèle des deux camps, le « gaullo-communisme » se montre, dans ce documentaire au creux de la vague, quand il commence à manquer, au moment même où s’impose tout ce qui bientôt le remplacera : après l’échec de Chaban à la présidentielle de 1974 gouvernera, côté gaulliste, ce giscardisme euro-libéral qui avait répudié De Gaulle en 1969. Pour lui porter la contradiction, un camp uni de la « gauche » refait son apparition, porté par un Mitterrand roublard et résolu, depuis le Programme commun, à faire le siège de l’électorat communiste – ce qui aboutira en 1981, et transformera la « gauche » de la même façon que Giscard venait de transformer la « droite ».

La généalogie noire d’une étiquette : de Giraud à Onfray

Le livre du petit-fils du général Giraud situe son intervention à l’autre bout de l’histoire. Le gaullo-communisme y fermente au cœur même de la Seconde Guerre mondiale, à partir d’une série de démarches effectuées dès 1941 auprès du PCF clandestin comme de l’URSS par un De Gaulle fragilisé, résolu à ne pas mettre tous ses œufs dans le panier atlantiste pour maximiser les chances d’indépendance de la France libérée. Richement documenté, l’ouvrage n’en transforme pas moins sa thèse en soupçon complaisant, jusqu’à l’étendre sur toute l’histoire de l’après-guerre : en concédant trop aux communistes (français et étrangers), De Gaulle se serait lié les mains, aurait excessivement renforcé ces derniers, leur aurait laissé un crédit et un pouvoir qu’il aurait pu ou dû contenir en agissant autrement.

D’autres essayistes de droite moins rigoureux et moins scrupuleux que Giraud se sont fait plus explicites : à les entendre, De Gaulle aurait carrément consenti à un pacte avec le diable pour se maintenir au pouvoir après la guerre. C’est un grief que des post-vichystes comme Jacques Laurent seront les premiers à formuler après-guerre (Mauriac sous De Gaulle, 1964), en parfaite cohérence avec la propagande de Radio Paris contre le « Général Micro » : faux militaire, De Gaulle serait aussi un faux patriote, disposé qu’il fut à livrer le pays aux Alliés, et surtout aux communistes, pour conserver les rênes du pouvoir. La notion de gaullo-communisme n’a, au départ, pas d’autre origine que ce grief fait au militaire politisé De Gaulle de s’être associé à l’Union soviétique pour conforter sa place de leader de la France libre et de la Résistance.

À partir des années 1960, les tenants de cette thèse seront rejoints par des déçus de l’Algérie française, puis ce seront d’autres acteurs qui cotiseront à cette rhétorique, ces centristes libéraux, ces radicaux, ces socialistes issus du centre du spectre politique et qui avaient fait vivre la IVe République en boutant gaullistes et communistes dans l’opposition. Cette rhétorique, surtout, sera fortement réactivée au retour du général au pouvoir, alors même que la SFIO se marginalisera dans l’ombre du PCF. Inventé pour dénoncer son objet, le concept de « gaullo-communisme » doit ainsi son existence à un mélange de notabilité de gauche et de ressentiment de droite.

C’est Henri-Christian Giraud, donc, qui a conféré à ce concept son scénario historiographique le plus élaboré et néanmoins contestable. Dans l’entière production de l’écrivain, le « gaullo-communisme » (formule qu’il attribue à Raymond Aron, sans qu’on ait pu en trouver trace) a fini par fonctionner comme une sorte de grille de lecture filée. Son De Gaulle et les communistes (1ère édition : 1988) ouvrait le bal avec des arguments qui, autrement interprétés, auraient pu apporter une contribution intéressante. Même s’il s’abandonne à l’autorité d’anticommunistes virulents (Stéphane Courtois, maître d’œuvre du Livre noir du communisme, est cité des dizaines de fois) et parfois de francs collaborateurs (comme Alfred Fabre-Luce), et qu’il relaie quelques hypothèses calomnieuses (Jean Moulin est ainsi fait « agent de l’URSS » sur la foi d’un « faisceau de preuves » dépourvu d’un seul document tangible), l’essai expose certaines sources pertinentes, qu’il croise efficacement en renfort de sa thèse principale.

Mais la lourdeur démystificatrice du discours fait ressembler l’opération, au final, à un déboulonnage de statue opéré au tournevis. De Gaulle a engagé avec Staline des tractations parallèles aux actes diplomatiques officiels que l’on connaissait déjà : c’est un fait. Mais Giraud souhaite un peu trop ostensiblement que ce fait scandalise son lecteur, au point de représenter un Général qui, de la main qu’il n’employait pas à sauver la France, la trahissait déjà pour l’après-guerre. Des conclusions aussi borgnes et relativistes peinent à convaincre. Elles n’ont d’ailleurs pas sensiblement modifié la mémoire du gaullisme dans le débat public. Les ouvertures de De Gaulle à l’URSS, aussi diligentes fussent-elles, n’avaient aucune chance de placer la France libérée devant un danger et une humiliation comparables à ceux qu’avait constitué quatre ans d’occupation allemande.

Avec L’Accord secret de Baden-Baden (2018), Giraud a plus récemment recyclé le même genre de scénario pour la période conclusive de la carrière du Général. Sa nouvelle hypothèse – pour le coup, polémique et contestable de bout en bout – considère que le fameux « repli stratégique » du président, au cœur de mai 68, fut une manœuvre pour s’assurer du soutien des Soviétiques et circonvenir le Parti communiste français. Rien d’autre cette fois que des conjectures orientées qui en vaudraient d’autres. La démonstration est appuyée par un chapelet de petits faits péniblement égrenés, mais qui trahissent partout l’épaisseur de la ficelle du « grand dessein » supposé. Difficile aussi de ne pas en arriver à questionner les intentions du petit-fils du général Giraud, qui, de livre en livre, mobilise décidément ses forces pour montrer que De Gaulle s’imaginait devenir un « Tito français » (l’auteur dixit), fondateur d’une république socialiste soutenue par le PCF. Une thèse qui, cette fois, désespère la vérité et espère tout du scandale.

Reste qu’il ne fait pas bon ignorer la généalogie dépréciative d’une étiquette, surtout si l’on souhaite la réactualiser ou la reprendre à son compte. Ce gaullo-communisme à quoi Giraud finira par donner une forme de scénario historiographique correspondait bel et bien à un reproche adressé à De Gaulle par l’OAS et les néo-pétainistes. Des pamphlets d’extrême droite comme La Droite cocufiée (1968) d’Abel Clarté (voir illustration) définissent le gaullisme comme un « nationalisme au service du communisme ». Toute la plaquette prétend, elle aussi, significativement dévoiler la trame d’une « combinazione gaullo-communiste » inaugurée avec le retour au pouvoir de De Gaulle et les accords d’Évian, puis concrétisée avec la réélection complice du Général au suffrage universel en 1965.

Mais cette rhétorique du crypté-à-déconstruire associant le gaullo-communisme à un arrangement explicite a régulièrement dépassé les espaces politiques qui l’ont vu naître. Ce sont en fait tous les usages militants du désignant « gaullo-communisme » qui se heurtent, en général, à la contradiction interne. La revue Front populaire, patronnée par Michel Onfray et Stéphane Simon, compte ainsi parmi ses rédacteurs beaucoup d’ex-communistes, de gaullistes affirmés et quelques « gaullo-communistes » déclarés (tous fédérés sous l’enseigne « souverainiste » de la publication). Or, les membres de cette alliance par trop enthousiaste sont peut-être oublieux des origines de l’appellation, eux qui ont laissé écrire à leur philosophe-directeur, dans sa récente Théorie de la dictature (2019), cette analyse ricaneuse, stéréotypée et grossière, pastiche aussi impeccable qu’involontaire du pamphlet anti-gaullo-communiste d’extrême droite :

« Tant que de Gaulle est resté au pouvoir, autrement dit jusqu’en 1969, un pouvoir gaullo-communiste s’est partagé le gâteau français. À la gauche communiste, la culture ; à la droite gaulliste, l’économie et le régalien. C’est l’époque où le PCF parvient à faire oublier ses deux années collaborationnistes en créant sa mythologie du PC résistant, du Parti des soixante-quinze mille fusillés et du Parti des héros prétendument antinazis du genre Guy Môquet. »

Il n’est pas nécessaire de banaliser un antagonisme qui a marqué tant d’acteurs gaullistes et communistes pour en même temps reconnaître que ce dissensus n’a jamais remis en cause un certain cadre discursif, associé à de solides acquis, qu’aucune des deux forces ne paraissait vouloir entamer.

Avant de l’envisager sur d’autres bases, admettons donc que l’anti-gaullo-communisme constitua un front sans doute plus solide que le gaullo-communisme lui-même ; autrement dit, ce sont ceux qui déploraient le gaullo-communisme qui étaient les plus convaincus de son existence dans la politique française. Encore aujourd’hui, c’est dans le regard de ses contempteurs apeurés qu’on discerne le mieux ce spectre gaullo-communiste. Une horresco referens qui hante régulièrement l’actualité, à chaque fois que le peuple français oppose ou impose à ses élites un geste de souveraineté. Chez Daniel Cohn-Bendit dénonçant la « République gaullo-communiste » (Libération, 16 mai 2005) lors de la campagne référendaire de 2005 ; chez l’éditorialiste poujado-libéral Éric Brunet redoutant la tournure populiste prise par la présidentielle de 2017 (« Le Gaullo-communisme, une tragédie française… qui perdure », Revue des Deux Mondes, avril 2017) ; ou, dans un style plus étayé, chez le politiste Gaël Brustier constatant, avec le mouvement des Gilets jaunes, que « le gaullo-communisme contre-attaque » (Slate, 23 janvier 2019). Même si Daniel Lindenberg, lui, avait vu dans l’accession de Le Pen au deuxième tour de la présidentielle de 2002 l’indice de « la fin du gaullo-communisme » (Esprit, juin 2002), la notion semble bel et bien cristalliser tout ce que les élites politiques contemporaines ont pu assimiler à des « débordements » de la souveraineté française (… qui déborderaient de la droite comme de la gauche).

Le gaullo-communisme comme champ de forces hégémonique

Si un « gaullo-communisme » a jamais existé, on a donc peu de chances de le trouver dans ces complots polémiques et ces démonstrations sinueuses qui cèdent sans pudeur à la rhétorique de l’histoire secrète ou de la révélation taboue : démonstrations orientées a priori pour éreinter politiquement, produit si caractéristique d’une « déconstruction discursive » où la droite ressentimenteuse d’après-guerre a très tôt excellé (avant qu’une « gauche critique » s’y convertisse à son tour depuis une quarantaine d’années). Pour délimiter la zone de pertinence d’un certain gaullo-communisme, il est sans doute plus prudent de nous intéresser aux dynamiques hégémoniques à l’œuvre dans la vie politique et démocratique française des années 1960.

Une analyse de l’évolution des forces attentive à l’antagonisme des discours, allant de Gramsci à Marc Angenot, peut permettre de voir, dans les débuts de la Ve République, un moment – éphémère, transitoire, toujours relatif, parfois contredit et souvent contrarié – de partage d’hégémonie entre pouvoir gaulliste et opposition communiste autour de mots d’ordre, d’acquis, d’intérêts ou d’adversaires bien définis. Toutes choses égales par ailleurs : De Gaulle continuera d’organiser l’infréquentabilité des « séparatistes » communistes, et ceux-ci ne cesseront pas de contester la politique gaulliste – notamment économique – ni d’accompagner contre elle le mouvement social – jusqu’à la grève historique des mineurs de 1963.

Ainsi, il n’est pas nécessaire de nier l’existence d’un dissensus politique, économique, philosophique, ni de banaliser un antagonisme qui, sur le terrain, a marqué tant d’acteurs sincères de part et d’autre, pour en même temps reconnaître que ce dissensus, malgré maintes secousses (guerre d’Algérie, luttes sociales, Mai 68), n’a jamais remis en cause un certain cadre discursif, associé à de solides acquis, qu’aucune des deux forces ne paraissait vouloir entamer. Si l’hégémonie d’un moment historique donné, comme l’écrit Marc Angenot, peut voir s’entrecroiser des discours contradictoires et mêmes opposés, alors l’hégémonie des années 1960 (des référendums de 1958 jusqu’à, mettons, la mort de Pompidou) fut, tendanciellement, gaullo-communiste, en ceci que l’espace politique et culturel s’y organisa autour de deux camps résolus à rester, dans leur affrontement, hégémoniques, c’est-à-dire co-propriétaires exclusifs de leur théâtre de lutte. Disons, par parenthèse, que c’est aussi ce mélange d’intense conflictualité et d’insensible statu quo – auquel il faut ajouter l’émergence d’une nouvelle culture populaire, d’une nouvelle littérature, d’un nouveau cinéma – qui ont conféré sa base objective à la nostalgie dont font encore l’objet les sixties français. En témoigne la triade De Gaulle-L’Huma-Brigitte Bardot, si bien évoquée dans La France d’hier de J.-P. Le Goff.

Plutôt qu’une intrigue voulue, continue et impunie qui, de juin 1940 à Mai 1968, aurait attendu dans l’ombre qu’un Giraud de passage vienne nous la révéler, on préfèrera regarder cette « connivence » gaullo-communiste comme, essentiellement, une hégémonie faite d’exclusions partagées ; une hégémonie qui reposait donc, avant tout, sur un minimum de refus communs, plus ou moins conscients selon les cas. Il s’agissait d’abord de maintenir certains acteurs, lobbys, demandes et positions aux marges des institutions ou de la société civile – aux plans national et, dans une certaine mesure, international. Bien sûr, cette définition en creux, priorisant l’adversaire (mais la désignation des adversaires n’est-elle pas le fond constitutif de la décision politique ?), n’empêchait pas qu’existassent certains parallélismes « objectifs » entre les deux forces, en particulier au plan des symboles : le « joli nom » de camarade par exemple, qui désignait le lien d’entente unissant les communistes, ne trouvait pas sans raison son correspondant symétrique, parmi les gaullistes, dans celui de compagnon, cette dualité s’abreuvant tout entière à la source de souvenirs et de fraternités historiques sur lesquelles il nous faudra revenir.

Représentons-nous donc la vie politique française des Trente Glorieuses comme un champ magnétique dont gaullistes et communistes auraient constitué les deux pôles conflictuels, et que chacune des deux parties s’entend à entretenir en marginalisant peu à peu d’autres acteurs sociaux et d’autres offres politiques. Peu importe, dès lors, que les deux camps aient multiplié l’un contre l’autre les procès en « fascisme » ou en « séparatisme » : dans un tel système, les dénonciations réciproques sont aussi des brevets d’exclusivité donnés à l’autre, renforçant le champ de forces commun. Latentes à l’époque de la IVe République où, pour ainsi dire, tout le monde gouverne sauf le PCF et le RPF gaullien, cette hégémonie ne s’actualisera vraiment qu’à l’arrivée des institutions de 1958, que complètera l’élection du président de la République au suffrage universel.

Tandis que De Gaulle se taille son espace d’hégémonie sur la France comme entité symbolique et sur le pilotage (politique et géopolitique) de la nouvelle République, le PCF règne quant à lui presque sans partage sur l’hégémonie populaire et culturelle. Le parti se maintient toute la décennie à un haut niveau électoral, conserve ses bastions historiques tout en s’implantant plus largement dans le pays, des municipalités aux institutions de la vie intellectuelle, parfois même au détriment des cellules d’entreprise. De Gaulle avait donc tout pouvoir au plan régalien, mais presque aucun relais et peu de prise – malgré des alliés tempérés comme Raymond Aron – sur tout ce qui se réputait avancé dans la vie intellectuelle de son temps. Régis Debray le résume avec éloquence : « Servan-Schreiber, Gagarine et Frantz Fanon n’étaient d’accord sur rien, sauf sur ceci que de Gaulle était un fétiche poussiéreux et qu’une humanité régénérée nous attendait au coin de la prochaine décennie ». Ainsi, s’il est devenu banal de ricaner de la télévision publique (ORTF) vouée à être la voix du pouvoir gaullien, celle-ci était déjà gaullo-communiste dans son économie interne ; car outre l’information poinçonnée par le gouvernement, la production culturelle (téléfilms, documentaires) était prise en charge par de nombreux sympathisants du PCF.

Les oppositions discursives croisées qui ont pu faire consensus en politique intérieure ne sont pas difficiles à comprendre : après 1945, De Gaulle impose sa légitimité comme incarnation d’une France libre, restaurée en sa souveraineté et ayant rétabli les libertés sur le territoire. Quant au PCF, il est parvenu – par l’héroïsme de militants, mais aussi par habileté politique – à conforter sa mutation, déjà engagée sous le Front populaire, en parti national de la classe ouvrière, résolu (et encouragé par l’URSS) à assumer le pouvoir pour reconstruire le pays. À cette charge de légitimité historique s’ajoute la conception objectivement convergente que se fait chacun des deux camps des institutions politiques : là où De Gaulle tire ses conclusions personnelles de la débâcle parlementaire de 1940 en vilipendant la IVe République et son « régime des partis », les communistes opposent à ces mêmes partis leur vieux procès idéologique de la « démocratie formelle », censée dissimuler la conflictualité structurelle de la lutte des classes.

La relativisation, sinon le dédain de la vie parlementaire est donc partagé : ici au nom d’une conception de la décision, là au nom d’une critique de la représentation. Cela explique qu’au plan intérieur, les deux forces se soient glissées dans le nouveau régime et en aient cueilli des fruits différenciés. Tandis que De Gaulle, avec l’élection à deux tours, barre la route aux majorités mosaïques soumises à tous les chantages d’assemblée, le PCF profite de la relative neutralisation parlementaire des autres forces politiques (de gauche) auxquelles il dame le pion, puisque sa force à lui continue de s’exercer sur des espaces où il règne sans partage.

La rationalisation du parlementarisme n’eut d’ailleurs pas pour effet immédiat de fédérer tous les opposants du Général contre lui, dans la mesure où certains partis, même sans se l’avouer, disposaient de plus d’espace de prospérité dans le nouvel état institutionnel. On peut en donner une bonne illustration en comparant les élections présidentielles de 1965 et 1974, situées de part et d’autre – si l’on peut dire – de l’hégémonie gaullo-communiste. À deux reprises, l’on y voit le PCF soutenir une candidature Mitterrand, mais dans des perspectives significativement différentes. En 1965, les communistes, qui ont engagé un rapprochement – au niveau local, notamment – avec le PS, conservent une attitude et des mécanismes qui ressortissent encore à l’ère gaullo-communiste. Tout à son hégémonie intellectuelle et dans la société civile, l’élection présidentielle intéresse encore peu le PCF. C’est sans conditions particulières, presque comme pour « passer son tour », que le parti soutient Mitterrand aux élections de décembre.

Les éventuels aspects gaullo-communistes de la politique extérieure, bien que celle-ci s’entremêle souvent aux dynamiques intérieures, répondent plus volontiers à de vrais croisements d’intérêts, qu’ils soient liés à la doctrine ou aux circonstances du moment.

En 1974 en revanche, la nouvelle candidature Mitterrand acquiert la densité d’un long aboutissement programmatique, deux ans après qu’a été adopté le Programme commun de la gauche. À partir de là, ce désignant de « gauche » restera prioritaire jusque récemment pour restructurer un camp dans le débat politique – d’autant plus que le camp adversaire, lui aussi, se normalise en tant que « droite » à la faveur du tournant giscardien. Non seulement De Gaulle a disparu, mais le PCF – depuis 1968 symboliquement – commence à souffrir de la concurrence sur ses bases sociale et intellectuelle. Le Parti, ne profitant plus de la tenaille gaullo-communiste, fait son deuil de cette hégémonie de fait et se met à rechercher, avec plus ou moins de fortune, d’autres espaces et articulations politiques.

Une politique gaullo-communiste ?

Envisager le gaullo-communisme sous l’angle de l’hégémonie partagée permet non seulement de situer celui-ci comme structure (partage discursif et institutionnel de l’espace politique) plutôt que comme conspiration (accords secrets et trahisons latentes). Cela permet aussi, semble-t-il, de mesurer raisonnablement le phénomène sous l’angle de ses contenus politiques. Tâche encore ici essentielle, tant sont polarisées les opinions à ce sujet dans le discours social.

À gauche, on voyait à l’époque (et parfois récemment) en De Gaulle un dirigeant conservateur, colonialiste ou réactionnaire comme les autres : le président du 17 octobre 1961, le premier « liquidateur » de la Sécu en 1967. Pour certaines droites, il fut, selon les cas, un décolonisateur soumis au FLN (l’OAS et les tenants de l’« Algérie française »), un président adepte de coups d’éclat stériles, hostile aux « Anglo-Saxons », improvisateur en économie, animé par d’anachroniques utopies redistributrices (les libéraux et giscardiens, voire les pompidoliens). Il serait facile de renvoyer ces deux faisceaux de discours à leurs contradictions mutuelles, qui dénotent forcément des aveuglements respectifs. Chez les « souverainistes » les plus épris, on exalte au contraire une sorte de programme commun qui aurait uni tacitement gaullistes et communistes – scénario pas davantage convaincant. Tentons donc de contourner ces trois impasses militantes pour circonvenir ce « socle » gaullo-communiste sans idéalisation ni polémique.

D’abord au plan de l’économie de de la politique intérieures : après 1945 (mais déjà, en réalité, depuis le milieu des années 1930), le PCF fait mouvement vers la nation, se pensant moins comme la section d’une internationale que comme un parti français dépositaire de la cause ouvrière – ce en quoi Moscou, cœur vibrant du Komintern, l’aura paradoxalement aidé ! À cet effort correspond celui du militaire Charles de Gaulle qui, depuis sa culture chrétienne attachée à de vagues idées sur l’harmonie sociale , consentira toutefois, conscient qu’il est du rapport des forces, à la refondation d’une Sécurité sociale – même s’il ne l’aurait sans doute pas souhaitée aussi extensive, notamment dans la gestion paraétatique qu’a mis en place en 1946 le ministre communiste Ambroise Croizat. Pour autant, des économistes comme Bernard Friot, en niant que De Gaulle y ait été pour quoi que ce fût, cèdent à un affect aussi partial que la droite qui vocifère contre le « bolchévisme d’État ». Sans sa relégitimation par le gaullisme (Thorez, autorisé à revenir d’URSS, appelle d’emblée à reconstruire le pays plutôt qu’à faire la révolution), le PCF n’aurait jamais obtenu ni le consensus, ni les manettes institutionnelles indispensables à la construction de ce « déjà-là communiste » que fut la Sécurité Sociale.

Les éventuels aspects gaullo-communistes de la politique extérieure, bien que celle-ci s’entremêle souvent aux dynamiques intérieures, répondent plus volontiers à de vrais croisements d’intérêts, qu’ils soient liés à la doctrine ou aux circonstances du moment. Un premier moment – quoique complexe – de l’histoire de ces croisements intervient avec la crise algérienne. La droite pro-Algérie française reprochait à De Gaulle de faire la politique décolonisatrice du PCF : c’était minimiser la politique du Général entre 1958 et 1961, qui fut en réalité tâtonnante, avança au coup par coup, et devait d’ailleurs, à son dénouement, frustrer tous les bords de l’échiquier politique. Mais c’était aussi prêter aux communistes une détermination plus univoque qu’elle ne l’était en réalité : en effet, les figures de proue de l’activisme indépendantiste algérien (du PSU à L’Observateur) reprocheront souvent à la direction communiste sa modération durant toute la période. Entre porteurs de valises et attentistes prudents, le PCF n’agit pas comme un seul homme, sachant conserver sa part stratégique d’ambiguïté sur la question algérienne. Sans doute par indécision entre son âme nationale et son âme internationaliste, mais aussi parce que le Parti avait pris conscience que De Gaulle, tout à sa propre logique, s’était finalement converti à l’autodétermination.

Pourtant les « événements » algériens, torrent quasi-fratricide vécu au fil de l’eau par nombre d’acteurs, ne sont pas la meilleure illustration des croisements gaullo-communistes en matière de politique extérieure. Le plus significatif, en la matière, reste le rapport à « l’ami américain », selon la formule d’Éric Branca. Il n’est plus à prouver que De Gaulle, sa volonté de dialoguer et de se défendre « tous azimuts », a souvent pu donner des satisfactions au PCF : tantôt pour conforter directement le crédit international de l’URSS, tantôt pour saper indirectement les arguments de la droite et de la gauche atlantistes. Des décisions comme la reconnaissance de la Chine populaire ou la sortie du commandement intégré de l’OTAN ont ainsi été explicitement saluées par les communistes français (à titre de comparaison : Mitterrand, lui, avait contesté le retrait gaullien de l’OTAN à l’Assemblée nationale). D’autres fois, le Général devait tout bonnement couper l’herbe sous le pied à l’ensemble des forces anti-impérialistes. Dans l’histoire des peuples à disposer d’eux-mêmes, peut-être un jour conviendra-t-on qu’il faut placer très haut son discours prononcé à Phnom Pen le 1er septembre 1966 – presque à l’avant-garde, et a minima au même rang que l’activisme étudiant de Californie. Un discours que Castro et Guevara, qui s’y trompaient moins qu’un Cohn-Bendit, devaient d’ailleurs immédiatement saluer.

Il n’y eut donc pas de politique gaullo-communiste ; plutôt, un esprit tacite de conservation, et parfois pour des raisons opposées, d’une assise minimale de contenus et de principes – relative indépendance face aux blocs, conservation (elle aussi relative) du programme social du CNR, maintien opportuniste de la stabilité des institutions – qui assuraient leur champ hégémonique commun aux deux forces. « Car leur vraie force, à ces deux mémoires, a été de constituer un système, de se nourrir mutuellement l’une de l’autre, de se rendre un service réciproque », écrit Pierre Nora. « C’est le génie, en effet, du général de Gaulle d’avoir su ériger le parti communiste en interlocuteur privilégié, en adversaire le plus favorisé, en solution de rechange impossible. […] Il a pu obtenir parfois des voix de communistes, en 1958, il a pu obtenir leur neutralité toujours, il a pu même, en 1968, obtenir leur aide ».

Le gaullo-communisme : alliage mystique ?

À l’issue de notre raisonnement, il nous faut néanmoins encore faire un pas de plus pour éviter de nous leurrer sur le phénomène : si gaullistes et communistes ont pu structurer autour d’eux un champ de forces assez exclusif des autres formations politiques, s’ils ont pu s’accorder ou s’approuver autour de quelques principes refondateurs du pacte social et de l’indépendance française, ce n’était guère par l’effet automoteur des jeux de discours et des rapprochements objectifs. Au-delà du constat stratégique, il convient donc aussi d’envisager les motivations profondes. Qu’est-ce qui a vraiment fini de convaincre les communistes que la France en tant que nation était une chose « très valable », selon le mot célèbre de De Gaulle? Symétriquement, comment, depuis sa « conception héroïque de la vie » (pour parler comme Christopher Lasch) et son imperméabilité aux affects marchands, De Gaulle a-t-il évolué, jusqu’à se heurter à l’opposition de son camp politique, vers une prise en compte aussi pragmatique qu’énergique de la question des classes populaires et, plus largement, de l’homme dans l’économie et la société (au point de le conduire ce militaire impassible à formuler dans la participation sa propre réponse à la question de la justice sociale) ? Le moteur de ces deux mises en mouvement ne saurait être seulement d’ordre politique. Il y entrait une dose non-négligeable de mystique, réactivée par la tragédie que venaient de vivre les générations actives du milieu du siècle.

L’expérience ne pouvait bien sûr pas durer plus longtemps que ce laps d’une génération, qui court de 1945 à 1970. Comme pour Valmy, comme pour la Commune, cette mémoire devait vite devenir celle de regrets, regrets bien plus durables que l’euphorie de l’événement lui-même.

Les mesures sociologiques, discursives, stratégiques sont explicatives sans être fondatrices, surtout quand elles font l’abstraction du liant qui seul, nous semble-t-il, explique qu’on espéra ou qu’on espère encore au gaullo-communisme. Au cas où l’on redouterait le langage littéraire de Charles Péguy, on peut s’en remettre à l’historien François Azouvi, qui propose d’envisager comme une « expérience métahistorique » ce qui reste, à ce jour, le dernier grand moment mystique de l’histoire de France : cette parenthèse capitale de la Résistance et de la France libre, avec sa poignée d’années de clandestinité, d’espionnage, de sabotages, de désobéissance, de lutte armée contre l’Occupant, dans et hors de la France.

Pour Azouvi, la France de la Libération ne fut pas aveuglément « résistancialiste » comme un discours paresseux se plaît à le prétendre depuis plusieurs décennies. L’auteur rappelle a contrario toute la diversité des discours, des œuvres, romans et métrages qui ont diffusé une vision subversive, désenchantée, cynique ou humiliante du conflit dès ses lendemains, c’est-à-dire bien avant l’ère de démythification supposée qu’on fait traditionnellement débuter en 1971, avec la sortie du Chagrin et la Pitié de Marcel Ophüls. Ce qu’on nomme « résistancialisme » correspondait en réalité à un affect tout sauf insincère et opportuniste qui sut étreindre une grande partie des acteurs de la refondation de la France d’après-guerre. Parce qu’il était intimement lié à un vécu d’exception, cet affect était fragile, et forcément éphémère à l’échelle historique. Azouvi tient pourtant à distinguer le résistentialisme temporel, affect affecté, voire guidé, et finalement moins prégnant qu’on ne l’a dit, de l’intensité bien réelle d’une Résistance ressentie « comme événement métahistorique, mystique », qui suscite une mémoire sacrée » ; or, bien que périssable, « cette mémoire est étrangère au temps, elle est anhistorique ».

Il faut considérer que quelque chose dans le phénomène résistant restait insécable, « résilient », comme on dit de nos jours, aussi bien aux dissections cyniques qu’aux déconstructions cliniques, et que ce quelque chose garantit l’alliage gaullo-communiste. La rencontre, même ponctuelle, entre des nationaux-légitimistes dépouillés du ressentiment stagnant de la droite et des communistes gagnés à la nation avec le peuple qu’ils représentaient, était fonction de la mémoire du moment mystique qui venait matériellement d’être vécu. Si ces deux forces sont parvenues à s’arroger le quasi-monopole mémoriel de la Résistance, c’est parce qu’elles seules (à la différence des radicaux, de la SFIO, de la droite libérale et patronale) n’apparaissaient pas comptables des erreurs d’une IIIe République avilie par un régime d’occupation, puis remisée, après-guerre, par deux nouvelles Constitutions.

Interdit dès l’été 1939 par Daladier, et donc écarté du vote des pleins pouvoirs à Pétain, le PCF profite de sa disgrâce se mettre relativement hors de cause dans la débâcle républicaine. Après 1941, son organisation efficace de la lutte intérieure, couplée au poids stratégique de l’URSS qui combat à l’Est, achèveront aussi de faire oublier les atermoiements du pacte germano-soviétique. Quant au gaullisme, au moins sur le plan de la symbolique, il naissait tout armé de l’événement politico-médiatique du 18 juin 1940. Le sous-secrétaire d’État De Gaulle, comptable de rien d’autre que de son audace et, par-là même, en rupture de ban, devait incarner cette renaissance chevaleresque de la nation dans sa propre personne. Ainsi, dans la Résistance, les communistes trouvent une fontaine de jouvence et la France libre, son bain baptismal.

Après la Libération, l’ensemble des débats politiques et stratégiques resteront durablement lestés par une expérience aussi transcendante, au point que Gaël Brustier n’hésite pas à qualifier d’« inconscient FTP » (Reconstruire, 4 mars 2019) l’imaginaire sous-tendant tout le débat public des Trente Glorieuses. Au fur et à mesure qu’il se déréalise en mémoire historique, le gaullo-communiste devient un argument politique. Ainsi, pour rallier à l’Union de la gauche certains groupes de gaullistes sociaux déroutés par la candidature de Valéry Giscard d’Estaing, Georges Marchais, secrétaire général du PCF, entonnera entre les lignes un vibrant appel à l’histoire commune : « Entre les communistes et les gaullistes, il y a des choses qui ne sont pas liées à des circonstances électorales mais qui sont autrement plus profondes. Il s’agit de l’attachement à la nation et à sa grandeur, de l’aspiration à voir notre peuple rassemblé pour faire une société plus juste, plus fraternelle, au progrès de laquelle participent réellement tous les Français ».

Bien sûr, en 1974, le temps effectif du gaullo-communisme était passé : l’affrontement entre Giscard et Mitterrand rétablissait un axe électoral beaucoup plus structuré par l’opposition gauche-droite. Mais sous la couverture du souvenir, le pacte entre les deux mémoires pouvait, justement, d’autant plus être rappelé que les deux camps autrefois hégémoniques se marginalisaient. Dans l’apaisement d’un retour mémoriel, on verra s’élever des analyses différentes du phénomène, comme celle de Pierre Nora. Dans son article célèbre, l’historien consacrera le gaullisme et le communisme comme « deux mémoires qui, historiquement, se rapprochent en sœurs ennemies, parce qu’elles avaient en commun d’être toutes les deux imaginaires, syncrétiques et complémentaires ».

Pour un lecteur de Régis Debray, de René Girard ou de Carl Schmitt, il n’y a pas de paradoxe à ce qu’une hégémonie discursive se réenchante dans une grande intensité mémorielle, voire en théologie politique. C’est que la prise en compte de la Résistance comme expérience métahistorique requiert précisément de conserver la sagesse de l’imprévisible, ou au moins de prendre en compte la part de spontanéité incalculable dans la conviction des acteurs. A fortiori lorsque ces derniers vont au sacrifice : on peut par exemple s’étonner qu’une sociologie du sacrifice pour ses idées ne soit plus pensable au-delà des seuls paradigmes de la « position » et de la « domination ». Que faire du préfet Jean Moulin refusant aux Allemands la part d’autorité dont il est dépositaire au point de tenter de se trancher la gorge ? Ou de Pierre Brossolette se jetant de la fenêtre de la Komandantur de peur de se trahir sous la torture ? La question du sacrifice tangente aussi celle de l’héroïsme : quid d’une pensée de l’héroïsme qui fasse sa part à l’exemplum d’exception, sans ramener toute forme de bravoure à un malentendu ?

Gilbert Durand l’a bien montré : les épistémès d’une époque changent en même temps que ses grands affects. Or, il est évident que la mémoire historique des cinquante dernières années a lentement installé la figure de la victime à la place qu’occupait naguère celle du héros. Comme l’écrit François Azouvi pour le cas de la Seconde Guerre, « tandis que le temps travaille pour la mémoire du génocide, il travaille contre celle de la Résistance ». Le même parallèle serait d’ailleurs à faire, mutatis mutandis, pour le mouvement ouvrier, puisque les nouveaux imaginaires militants commençaient eux aussi, durant la même période, à conférer aux groupes de marginalisés de la société le statut de « sujets révolutionnaires » privilégiés, statut auparavant associé une classe de travailleurs constituée en sa masse, et définie par son rapport au travail. Il n’en va pas autrement des imaginaires scientifiques, à plus forte raison ceux des sciences dites « humaines et sociales ». Toute conception hégémonique se définit avant tout par la dimension qu’elle ignore ou escamote, et qui marque les limites de sa « scientificité ». Ce qu’un esprit sociologique diffus parmi les savoirs universitaires croit avoir remisé à l’enseigne de l’une ou l’autre forme d’« objectivation » correspond, en réalité, à l’élément précis que le dit esprit se choisit plus ou moins consciemment comme angle mort.

C’est aussi ou (peut-être) avant tout l’effet de ce double reflux affectif et épistémique qui fait voir à certains le gaullo-communisme comme périmé, obsolète, fantasmé ou tout bonnement impensable. Sans nier que des instrumentalisations parasitaires se soient greffées sur son affect métahistorique, il faudrait pourtant pouvoir le repenser en ré-imaginant que la Résistance se pensa elle-même comme une intensité sacrificielle vécue à l’enseigne de la nation envahie et, par-là même, comme un insécable sociologique et psychologique. Moins méthodique que nos sociologues, Maurice Merleau-Ponty avait perçu dès 1945 ce qui, dans l’expérience collective à peine achevée, échappe encore à ses objectivateurs d’aujourd’hui : « Les résistants ne sont ni des fous ni des sages, ce sont des héros, c’est-à-dire des hommes en qui la passion et la raison ont été identiques, qui ont fait, dans l’obscurité du désir, ce que l’histoire attendait et qui devait ensuite apparaître comme la vérité du temps ».

Que l’affect de sacrifice pour la nation soit venu habiter cette « obscurité du désir » explique qu’autant de frères ennemis se soient rejoints au diapason de la patrie déshonorée. Qu’on y voie ou pas l’horizon d’un programme anthropologique, ce phénomène requiert, au moins pour qu’il soit compris, de pouvoir admettre qu’honneur et sacrifice aient pu apparaître comme des idées valables, des idées que certains citoyens ont pu juger déshonorées, au point parfois de se sacrifier au nom de l’attachement qu’ils leur portaient, dans un geste aussi sincère qu’éclairé.

Tout à la fois beaucoup moins et beaucoup plus que ce que peuvent en dire, respectivement, ses mythologues et ses démythificateurs, le gaullo-communisme n’est saisissable qu’à la condition d’alterner entre différents registres dans la réflexion qu’on lui consacre. Comme doctrine ou comme « programme » éventuel, il demeure introuvable si on n’y reconnaît pas avant tout une polarité, dans la tension qu’elle installe, fondatrice d’une hégémonie, et d’où peuvent émaner quelques principes sur lesquels gaullistes et communistes purent s’entendre plus ou moins tacitement, surtout entre 1958 et 1969. Mais surtout, souterrainement à ces articulations politiques de discours, le phénomène est impensable si l’on ne fait pas crédit à la Résistance d’avoir été aussi un engagement mystique. À tort ou à raison, De Gaulle et le PCF ont pu récolter l’essentiel du prestige de cet événement métahistorique : ce prestige, les deux camps ne l’ont capté que marginalement sous la forme d’un « capital » objectivable et exploitable dans la vie publique de l’après-guerre, mais beaucoup plus sérieusement comme une expérience qui oblige ses parties prenantes – d’où qu’il vinssent au départ – et qui a pu réellement les voir se réunir, en dernière instance, en vertu de ce lien qui n’est pas réductible à un calcul cynique de position.

L’expérience ne pouvait bien sûr pas durer plus longtemps que ce laps d’une génération, qui court de 1945 à 1970. Comme pour Valmy, comme pour la Commune, cette mémoire devait vite devenir celle de regrets, regrets bien plus durables que l’euphorie de l’événement lui-même. Nihil novum sub soli, donc. Mais quittes à être rendus à la seule mémoire déceptive du gaullo-communisme, autant en travailler la qualité, conscient de ses limites, pour dégager, pour les occasions des temps qui viennent, les principes politiques et mystiques d’une inspiration qui n’est peut-être pas tout à fait desséchée.

« Il faut accepter que l’histoire de l’Afrique s’écrive sans la France » – Entretien avec Thomas Borrel et Thomas Deltombe

De gauche à droite : Léopold Sédar Senghor, François Mitterrand, Emmanuel Macron, Jacques Foccart et Félix Houphouët-Boigny © Aymeric Chouquet

« Il n’y a plus de politique africaine de la France » déclarait le président Emmanuel Macron devant les étudiants burkinabè, en 2017. Avant lui, c’était François Hollande : « Le temps de la Françafrique est révolu ». Encore avant, Nicolas Sarkozy disait vouloir « en finir avec 50 ans de Françafrique ». Cela n’empêche pas aujourd’hui Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires étrangères, de mettre en garde les autorités d’un pays souverain : « Il n’est pas possible d’envisager que Wagner vienne au Mali ». Comment expliquer de telles contradictions ? Interrogés par LVSL, Thomas Borrel, membre de l’association Survie, et Thomas Deltombe, auteur et éditeur à La Découverte, reviennent sur la nature, l’histoire et l’actualité de la Françafrique. Ils sont, avec l’historien Amzat Boukari-Yabara et le journaliste Benoît Collombat, les coordinateurs de la somme de 1 000 pages L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique (Seuil, 2021). Entretien réalisé par Tangi Bihan.

LVSL – On fait traditionnellement commencer la Françafrique avec la mise en place des réseaux de Jacques Foccart, qui était le bras droit du général de Gaulle. Vous montrez que le système se met en place sous la IVe République, en l’absence de De Gaulle donc. Vous soulignez le rôle de François Mitterrand ministre de la France d’Outre-mer en 1950-1951. Vous montrez que les indépendances africaines sont moins une rupture qu’une continuité.

Thomas Deltombe – Il faut partir du mot « Françafrique » lui-même. Il y a une sorte de paradoxe autour de ce mot. D’un côté, il s’impose chaque fois qu’il est question des relations franco-africaines. De l’autre, il ne cesse d’être moqué et les gens qui l’utilisent sont regardés avec mépris ou condescendance, sous prétexte qu’ils seraient trop « militants » ou « mal informés ». Ce paradoxe se double de quelque chose d’encore plus paradoxal : certains commentateurs disent dans le même souffle que le mot « Françafrique » ne veut rien dire et… qu’elle a disparu !

Du côté de ceux qui utilisent le mot, pour le revendiquer comme d’ailleurs pour le contester, on constate un récit presque canonique affirmant que la Françafrique est née avec la Ve République et qu’elle serait consubstantiellement liée à la personne de Jacques Foccart, le « Monsieur Afrique » du gaullisme. L’âge d’or de la Françafrique serait la période où Foccart était à l’Élysée, entre 1958 et 1974 ; elle aurait ensuite progressivement dépéri jusqu’à disparaître au lendemain de la chute du mur de Berlin.

Dans L’Empire qui ne veut pas mourir, nous remettons en cause ce récit en expliquant que les origines de la Françafrique sont antérieures au retour de de Gaulle au pouvoir en 1958. Le mot lui-même apparaît bien avant la Ve République, et même avant la IVe République ! Nous avons ainsi découvert que le terme « Françafrique », en un seul mot et avec la cédille, apparaît en une dans le numéro du 15 août 1945 du quotidien L’Aurore. Le mot apparaît donc avant ce qu’il est censé décrire ? Cette découverte invite selon nous à réfléchir non seulement à la chronologie, mais également à la définition même du mot.

Les origines de la Françafrique sont antérieures au retour de de Gaulle au pouvoir en 1958.

Une des caractéristiques de la Françafrique, c’est sa malléabilité, sa capacité à évoluer pour s’adapter aux évolutions historiques – géopolitiques, géostratégiques, économiques –, aux rapports de force mondiaux, aux équilibres internes en France, etc. Concevoir la Françafrique comme un système évolutif, ainsi que nous le proposons, remet en cause l’historiographie trop rigide des relations franco-africaines. Le système que nous étudions plus spécifiquement, que nous appelons Françafrique, émerge avant les indépendances, durant la période qualifiée de « décolonisation », et sert précisément à vider ces indépendances et ce processus de décolonisation de leur substance.

Cette adaptabilité du système françafricain est perceptible dès les années 1950, et même avant, dans la question du réformisme du système colonial. Dès la Seconde Guerre mondiale et dans les années suivantes, une réflexion intense agite les milieux dirigeants français qui cherchent le moyen d’adapter le système, pour répondre aux revendications des colonisés, tout en assurant sa perpétuation, pour défendre les intérêts géostratégiques français.

Thomas Borrel – Le mot Françafrique recouvre en outre tout le pan institutionnel du système. Les gens qui font démarrer la Françafrique avec l’arrivée de De Gaulle et de Foccart à l’Élysée se concentrent sur les barbouzeries, les coups tordus, les coups d’État pour mettre en place des chefs d’État acquis aux intérêts de la France.

Mais tout le pan institutionnel, notamment à travers la coopération, fait clairement partie de la Françafrique. Sous la IVe République, il y a une réflexion sur la manière de confisquer une part de souveraineté des futurs États par ce biais. Des idées très claires à ce sujet sont par exemple posées dès 1953-1954 par des personnages comme Michel Poniatowski ou Claude Cheysson, qui arriveront aux responsabilités sous la Ve République.

TD – Parmi ces personnalités, il y a François Mitterrand, qui fut ministre de la France d’Outre-mer en 1950-1951 et qui s’est passionné pour les questions africaines dans les années suivantes. Étrangement, ses prises de position sur les questions coloniales dans les années 1950 sont très peu connues aujourd’hui alors qu’elles n’étaient pas du tout anecdotiques. Durant son passage au ministère de la France d’Outre-mer, il a mis en place une forme d’alliance politique avec les nouvelles élites africaines de l’époque, notamment avec Félix Houphouët-Boigny, alors président du Rassemblement démocratique africain (RDA), principale formation politique des colonies d’Afrique subsaharienne.

L’idée de Mitterrand est de s’allier avec ce type de leaders au sein du RDA pour réformer le système vers une forme de d’association, de façon à marginaliser les forces qui contestent les fondements mêmes du système colonial. Il s’agit de s’allier avec des réformistes pour faire perdurer le système colonial et pour casser les mouvements qui cherchent au contraire à sortir de ce système. On voit alors émerger ce qui deviendra un des piliers du système françafricain : l’alliance entre une partie des élites françaises et la frange des élites africaines perçues comme pro-françaises.

LVSL – Il s’est joué une lutte entre les élites « indigènes » à cette époque. Il y avait d’un côté des leaders pro-français, représentés par Félix Houphouët-Boigny et Léopold Sédar Senghor, et de l’autre côté des leaders indépendantistes, comme Sékou Touré ou Ruben Um Nyobè.

TD – La scène politique franco-africaine est assez complexe car le positionnement de certaines de ces personnalités a évolué au cours des années 1950. Si vous citez Houphouët-Boigny et Senghor, c’est peut-être justement parce qu’eux n’ont pas beaucoup varié dans leurs prises de position (si on excepte l’alliance de circonstances nouée par Houphouët avec le Parti communiste à la fin des années 1940). Marqués en profondeur par la logique de l’assimilation, ils sont clairement positionnés contre l’indépendance. Ils décrivaient l’alliance de l’Afrique avec la France comme une relation fusionnelle. De ce point de vue, le mot « Françafrique », qui marque sémantiquement cette logique fusionnelle, est très adapté à ces deux personnalités.

D’autres personnages ont adopté des stratégies plus fluctuantes. En raison de leurs positions ultérieures, Sékou Touré ou Modibo Keïta sont apparus comme des anti-impérialistes convaincus. Pourtant, jusqu’à très tard dans les années 1950, ils ont suivi Houphouët-Boigny dans sa ligne « réformiste » pro-française au sein du RDA, contre les leaders indépendantistes qu’étaient Ruben Um Nyobè de l’Union des populations du Cameroun (UPC) et Djibo Bakary du Sawaba, au Niger. Ces deux formations politiques, antennes du RDA dans leurs pays respectifs, en ont été exclues au milieu des années 1950.

Il y avait donc différents types de position. Évidemment les Français ont misé sur ceux qui étaient les plus favorables à leurs intérêts, ce qui a permis à Houphouët-Boigny et à Senghor de devenir ministres sous la IVe République, puis présidents après l’indépendance de leurs pays, la Côte d’Ivoire et le Sénégal.

À l’inverse, Djibo Bakary, pourtant dirigeant du gouvernement nigérien, a été éjecté dès 1958 dans ce qui s’apparente à un véritable coup d’État fomenté par les autorités coloniales françaises. Il a été remplacé par le leader houphouétiste Hamani Diori.

Quant aux leaders indépendantistes camerounais, ils ont été purement et simplement liquidés. Refusant de se soumettre à la politique néo-coloniale naissante et ayant engagé une lutte de résistance armée, les leaders de l’UPC ont été assassinés un à un. Ruben Um Nyobè a été tué, au « maquis », en septembre 1958 par l’armée française. Félix Roland Moumié, président du mouvement, a été empoisonné par les services secrets français, à Genève, en octobre 1960. Les rênes du Cameroun ont été confiées à Ahmadou Ahidjo, un leader de faible envergure mais offrant les garanties d’une solide francophilie.

LVSL – Vous montrez que la Françafrique a deux facettes : une facette institutionnelle, c’est le côté visible, et une de relations interpersonnelles, qui, elles, sont plutôt dans l’ombre.

TB – Au moment même où se discutent les indépendances, se discutent aussi les accords de coopération qui permettent à la France d’établir un maillage au sein même de l’appareil du jeune État. L’État fonctionne avec des assistants techniques placés à des fonctions de conseillers des nouvelles autorités, qui permettent d’influencer les prises de décisions.

Tout cela fait partie de la Françafrique. Michel Debré, Premier ministre sous de Gaulle, explique d’ailleurs en 1960 au Premier ministre gabonais Léon Mba qu’« il y a deux systèmes qui entrent en vigueur simultanément : l’indépendance et les accords de coopération. L’un ne va pas sans l’autre ». C’est ce qu’on oublie le plus souvent. Le ministère de l’Outre-mer a en partie muté en ministère de la Coopération, dans lequel des administrateurs coloniaux continuent leur carrière. Cette filiation-là est centrale dans la Françafrique.

Et même lorsqu’on parle des réseaux Foccart, on pense à tous les coups tordus. Mais Foccart occupait le secrétariat général des Affaires africaines et malgaches, une institution au cœur du pouvoir français, dont la « cellule africaine » de l’Élysée a été l’héritière.

TD – Il faut noter que les relations interpersonnelles ne sont pas intégralement invisibles ou occultes. La mission de Jacques Foccart, et ce n’est pas du tout caché – c’est même dans le Journal officiel – est d’entretenir des relations personnelles entre le président de la République française et les présidents des pays africains « amis ». L’amitié est très mise en scène : on se serre la main, on s’accueille chaleureusement en visite officielle, etc. Le tout s’accompagne de cette thématique omniprésente de la famille : on parle sans cesse de « famille franco-africaine » (le président centrafricain Bokassa appelle même de Gaulle « papa » !) ou encore, comme le disait Mitterrand, du « couple franco-africain ». Une des missions officielles de Foccart était de fluidifier ce type de relations, devenues presque intimes avec le temps.

Mais ses missions se doublaient d’autres, moins officielles, qui nous font entrer dans les arcanes obscurs de la Françafrique. Car ces intimités ont rapidement fait émerger des systèmes de réseaux parallèles, d’entente occulte et de corruption systémique. Le financement occulte de la vie politique française, par exemple, est une pratique très ancienne. Jacques Foccart l’évoque ouvertement dans son Journal de l’Élysée dans lequel il raconte comment Félix Houphouët-Boigny lui donnait de l’argent pour les campagnes électorales. La promiscuité entre les responsables politiques français et des leaders du tiers monde à la tête de fortunes colossales – comme Houphouët-Boigny, Omar Bongo, Mouammar Kadhafi et autres – mais ne rendant aucun compte leur propre peuple, explique pourquoi ces circuits de financements occultes se sont si facilement développés. Notamment à partir des années 1970, avec l’explosion des prix des matières premières.

TB – Les grands scandales politico-médiatiques de corruption françafricaine sont postérieurs à l’époque Foccart. Le premier vraiment retentissant et qui influe sur le cours de la vie politique en France, c’est celui des diamants que Bokassa a offerts à Giscard d’Estaing. Il y a aussi l’affaire « Carrefour du développement », dans les années 1980, qui a éclaboussé la gauche et, par ses rebondissements, la droite. Et puis, surtout, l’affaire Elf, à partir des années 1990.

Lire notre entretien avec Bruno Jaffré : « Assassinat de Thomas Sankara : le gouvernement doit lever le secret défense ».

Dans l’ombre, il y a surtout les putschs et les assassinats, par exemple celui de Sylvanus Olympio au Togo en 1963. Il y a un faisceau d’indices qui montre des liens entre les putschistes, le commando qui se rend chez Olympio et qui l’assassine, et l’ambassade de France sur place. Après l’époque de Jacques Foccart, il y a le cas célèbre de Bokassa, évincé par une double opération militaire : une première action clandestine qui remet en place son prédécesseur, David Dacko, et celle plus connue, « Barracuda », qui sécurise le nouveau régime. Autre exemple très connu, en 1987, l’assassinat de Thomas Sankara, sur lequel le rôle exact de la France reste à éclaircir.

LVSL – On a parlé de la politique de coopération qui a été mise en place au moment des indépendances, elle a pris la forme de l’aide au développement depuis quelques décennies. Selon vous, l’aide au développement est à la fois une « illusion » et un outil d’« influence » alors que, de leur côté, les journalistes Justine Brabant (Mediapart) et Anthony Fouchard (Disclose) dénoncent des « dérives ».

TB – Dès son « invention » au cours des années 1950, l’aide au développement est pensée comme un levier d’influence. C’est très clair dans l’esprit des décideurs politiques de l’époque. Michel Debré prend ainsi pour référence le plan Marshall, mais à l’échelle de la Communauté. De Gaulle le dit publiquement en 1965, pour répondre aux accusations selon lesquelles la France ferait trop de dépenses pour ses anciennes colonies, que cette politique coûterait trop cher. C’est l’époque de la célèbre formule, lâchée par un député à l’Assemblée nationale un an plus tôt : « La Corrèze avant le Zambèze ». De Gaulle explique que c’est en réalité un moyen de maintenir des liens avec « des amis particuliers » qui permettent de maintenir le « standing international » de la France et d’offrir un « grand débouché » pour les exportations. Foccart note pour sa part dans son Journal de l’Élysée que l’aide au développement est « bénéfique pour la France » mais qu’il ne faut pas en faire la démonstration publique sinon cela nourrira les accusations de néocolonialisme au sein des oppositions africaines.

Dès son « invention » au cours des années 1950, l’aide au développement est pensée comme un levier d’influence.

C’est aussi une époque où la France cherche à faire porter sur ses partenaires européens les coûts de son propre impérialisme en Afrique, à travers la création du Fonds européen pour le développement.

TD – C’est quelque chose qui est très lié à l’influence des Américains depuis l’entre-deux-guerres et la Seconde Guerre mondiale. Les Américains utilisent le « développement » comme un instrument d’impérialisme. Les années 1940-1950, au cours desquelles s’opère le passage progressif d’un système de colonialisme direct à un système de colonialisme indirect, sont marquées par une réflexion de fond, du côté français, sur cette double question de l’aide et du développement. Ces réflexions sont influencées par le plan Marshall, qui suscite de vifs débats en France à la fin des années 1940 : certes les fonds américains favorisent la reconstruction de la France, mais ils ancrent dans le même temps le pays dans le camp occidental. Les enseignements de cette expérience ambiguë se retrouvent dans la manière dont les Français vont envisager l’aide en Afrique au tournant des années 1960 : le développement comme politique d’influence géostratégique.

LVSL – Les plans d’ajustement structurel des années 1980-1990 ont permis à des entreprises, qui sont ensuite devenues des empires économiques, de s’y implanter, parmi lesquelles le groupe Bolloré ou le groupe Castel. Dans un précédent entretien, le journaliste Thomas Dietrich nous affirmait que la Françafrique reposait désormais moins sur des réseaux politiques que sur des réseaux affairistes. La Françafrique se serait partiellement privatisée. Est-ce votre opinion ?

TB – C’est une idée dangereuse car elle déresponsabilise l’État français, qui continue de favoriser les intérêts économiques et stratégiques français. Le fait qu’il y ait des acteurs économiques de plus en plus importants et puissants est indéniable. Pour autant, ce ne sont pas eux qui gèrent la coopération militaire, l’ingérence monétaire ou les politiques d’influence à travers l’Organisation de la francophonie ou l’Agence française de développement, par exemple.

TD – Il faut se méfier des choses qui paraissent nouvelles, mais qui ne le sont pas tant que cela. Dire que les intérêts privés sont quelque chose de radialement nouveau, c’est faux. Toute l’histoire coloniale est une imbrication d’intérêts privés et publics. Idem pour la période néocoloniale. Jacques Foccart lui-même est d’abord un homme d’affaires : il est dans l’import-export depuis le départ. Il n’était même pas payé par l’État français parce que ses affaires privées lui rapportaient suffisamment d’argent. Valéry Giscard d’Estaing est le fils d’Edmond Giscard d’Estaing, lequel était un des grands noms du capitalisme colonial. Il faut donc se méfier de la nouveauté. Vincent Bolloré, qui a racheté de nombreuses entreprises implantées en Afrique, s’inscrit comme beaucoup d’autres dans une longue tradition coloniale… Et par ailleurs : il fait de la politique !

TB – On a un schéma un peu préconçu selon lequel, pendant la période coloniale, l’État a colonisé les territoires puis a permis à des entreprises de les mettre en coupe réglée et de les piller. La force publique aurait été au service d’intérêts privés. C’est vrai, mais ces acteurs privés, qui assumaient même parfois le rôle de substituts de la puissance publique dans l’administration d’un territoire, servaient et nourrissaient le projet impérialiste et expansionniste de la France : ils en étaient les promoteurs.

Aujourd’hui, on retrouve aussi cette imbrication entre intérêts économiques et visées géopolitiques. Les grands groupes sont mis en avant comme vecteurs de l’influence, du rayonnement français. Il s’agit finalement de recycler l’imaginaire impérial, en parlant du « rayonnement international », pour montrer que la France est un pays qui « pèse » et qui doit « tenir son rang ». Ces grands groupes, tout en bénéficiant de cette politique, sont donc aussi au service d’un projet qui est par essence même impérialiste.

LVSL – Certains auteurs et certains observateurs, comme le journaliste Antoine Glaser, affirment que la Françafrique a existé dans le contexte de la guerre froide mais s’est considérablement affaiblie, depuis lors. Aujourd’hui, la France fait face à la concurrence de la Chine, la Russie, les États-Unis ou la Turquie. Elle a perdu son influence au Rwanda depuis la prise de pouvoir de Paul Kagame en 1994, en République démocratique du Congo (RDC) depuis la chute de Joseph Mobutu en 1997, plus récemment en Centrafrique depuis que la Russie s’y est imposée, et serait également en train de perdre son influence au Mali, qui s’est mis à négocier avec la Russie et les milices Wagner. Elle a aussi perdu beaucoup de parts de marché en Afrique francophone et elle cherche à développer une diplomatie économique avec des pays non francophones comme le Nigeria ou l’Afrique du Sud.

TD – L’idée de « concurrences étrangères » est consubstantielle au colonialisme. Le colonialisme s’est toujours construit sous l’argumentaire de la rivalité. Lisez ou relisez les livres de François Mitterrand, Aux frontières de l’Union française en 1953 et Présence française et abandon en 1957, c’est le même discours ! On est concurrencé dans nos colonies, s’inquiète-t-il à longueur de pages. On sera bientôt chassé d’Afrique par les Anglais, les Américains, les Russes, les Égyptiens !

Antoine Glaser et quelques autres tirent argument de l’intérêt croissant de la France pour des pays non francophones – le Nigéria, l’Afrique du Sud, etc. – pour affirmer qu’on aurait changé d’époque. Outre le truisme consistant à dire que toute époque est une nouvelle époque, cet argument est bancal car la France s’intéresse depuis des décennies aux pays extérieurs à son « pré carré ». Le Katanga, où la France a envoyé des mercenaires dès le début des années 1960, ou la guerre du Biafra, dans laquelle Paris s’est lourdement impliqué à la fin des années 1960, le prouvent. Idem avec l’Afrique du Sud, à laquelle la France a vendu du matériel militaire dès 1961 et pendant des décennies. Y compris, d’ailleurs, des technologies nucléaires à vocation militaire… Elle a également vendu des armes à la Libye de Kadhafi dès 1969 et soutenu l’Unita de Joseph Savimbi durant la guerre civile en Angola tout le long des années 1970-1980. Difficile dans ces conditions d’affirmer que l’intérêt français pour les pays hors « pré carré » signe la fin de la Françafrique !

TB – La France est en effet sortie de son « pré carré » tellement tôt qu’il est vite apparu normal que ce pré carré était plus large que ses seules anciennes colonies. Le Rwanda, le Burundi et le Zaïre ont été intégrés progressivement dans les années 1960 dans le champ du ministère de la Coopération alors qu’ils y n’étaient pas au départ.

Donc ces journalistes et ces observateurs oublient de regarder le temps long, pourtant nécessaire pour essayer de déceler des « ruptures ».

TD – Il faut aussi se méfier des effets d’optique. Vous avez dit que les Russes se sont imposés en Centrafrique. Certes ils ont gagné en influence sur le plan politique et militaire, c’est indéniable. Mais est-ce vrai dans tous les domaines ? Quelle est la monnaie de la Centrafrique aujourd’hui ? Ce n’est pas une monnaie russe… Les Russes et Wagner se sont effectivement implantés en Centrafrique mais ne sont pas pour autant imposés définitivement.

Autre effet d’optique : l’aspect parfois conjoncturel de certaines tensions franco-africaines. Pour s’en convaincre, un coup d’œil historique n’est pas inutile. Car il y a des pays qui, à certaines périodes, se sont en partie émancipés de la tutelle française : le Mali dans les années 1960 ou le Congo-Brazzaville après la révolution de 1963, mais ils ne sont pas pour autant sortis du système françafricain.

TB – Même en Centrafrique, l’armée française a déjà plié bagages en 1996-1997 suite à des mutineries et à un « sentiment anti-français » qui explosait dans les rangs de l’armée centrafricaine et au sein de la population. Au Mali les autorités actuelles ont un agenda qui perturbe la France. Mais c’est le résultat de huit années d’une stratégie contre-productive de « guerre contre le terrorisme ». C’est cela qui conduit à un sentiment de rejet de cette politique africaine de la France – qualifié à tort de sentiment anti-français.

Au Rwanda et en RDC, des stratégies politiques françaises ont été mises en échec. Au Rwanda, la France a soutenu ses alliés qui commettaient un génocide, pour essayer de contenir des ennemis jugés proches des Anglo-Saxons. Cette politique était contre-productive et hautement criminelle. La France a aussi soutenu jusqu’au bout le régime moribond de Joseph Mobutu, mais possède encore des intérêts économiques en RDC et y maintient une coopération militaire.

Lire « Que fait l’armée française au Sahel ? », par Raphaël Granvaud et notre entretien avec François Graner : « Rwanda : le rapport Duclert enterre-t-il le dossier ? ».

Et puis il y a des chefs d’État, qui sont de vieux alliés de la France comme Paul Biya au Cameroun ou par moments feu Idriss Déby au Tchad, qui peuvent, par calcul stratégique, jouer du sentiment populaire de rejet de la politique française dans leur pays pour essayer de se reconstruire une forme de légitimité.

TD – Ou pour faire du chantage à la France ! Ça non plus, ce n’est pas une nouveauté. C’est quelque chose qui a toujours été pratiqué par les chefs d’État africains. Antoine Glaser a développé l’idée de l’« Africafrance ». Les dirigeants français seraient devenus les « obligés » – c’est son expression – des dirigeants africains. Soit un véritable renversement de la domination ! En réalité, les tractations, les négociations et les coups de bluffs entre dirigeants français et africains sont anciens. Et les archives montrent bien que les chefs d’État africains ont toujours joué aux chats et à la souris avec leurs homologues français.

Dès la IVe République et même avant, pendant la colonisation, certains d’entre eux instrumentalisaient ce qu’on appelle aujourd’hui le « sentiment anti-français » pour négocier des postes de responsabilités ou des avantages économiques. Idem, après les indépendances, dans les années 1960 et 1970. Bokassa, par exemple ne cessait de faire du chantage à Paris. Dès qu’il avait des soucis d’argent, il appelait l’Élysée. Quand la France lui disait de modérer ses ardeurs ou que l’opinion publique française se scandalisait qu’il commette des exactions, il menaçait de se tourner vers la Libye ou l’Afrique du Sud – ce qu’il a fait ! Ce rapprochement avec la Libye est une des raisons de son éviction. Il a d’ailleurs été évincé par l’armée française alors qu’il était en visite officielle à Tripoli.

LVSL – Y a-t-il un élément qui caractérise la Françafrique en particulier et la différencie d’autres impérialismes, comme l’impérialisme américain en Amérique latine ou l’influence qu’a la Russie sur les ex-républiques socialistes d’Asie centrale ?

TD – Le terme de Françafrique se justifie parce que le néocolonialisme français en Afrique a des spécificités très fortes, en Afrique subsaharienne en particulier, notamment liées à la puissance de l’idéologie assimilationniste. Il y a une spécificité française dans ce duo universalisme-assimilationnisme. Selon l’idéologie coloniale, la France est porteuse d’un idéal universel et d’une mission civilisatrice : elle se doit d’accompagner l’évolution des peuples colonisés, y compris les plus « arriérés », vers l’idéal des Lumières.

Le néocolonialisme français en Afrique a des spécificités très fortes, en Afrique subsaharienne en particulier, notamment liées à la puissance de l’idéologie assimilationniste. La France se doit d’accompagner l’évolution des peuples colonisés, y compris les plus « arriérés », vers l’idéal des Lumières.

C’est un discours qui a partiellement fonctionné dans une partie des élites africaines, comme en témoigne l’exemple symptomatique de Senghor, évoqué dans le livre par Khadim Ndiaye. Senghor désire intimement et ardemment devenir français, dans toute l’acception du terme (il a d’ailleurs obtenu la nationalité française dans les années 1930 et s’est marié avec une jeune Normande dans les années 1950). Il place la « civilisation française » à un tel niveau d’abstraction, de hauteur et de magnificence que c’en est déroutant quand on le lit rétrospectivement. Comment un président africain peut-il aimer à ce point l’ancienne puissance coloniale ? C’est d’autant plus troublant que ce discours, sous une apparente exaltation de la « civilisation africaine », s’accompagne d’une sorte de mépris implicite et d’exotisation perverse des cultures africaines. Comme le rappelle Khadim Ndiaye, Senghor ne craignait pas de mobiliser les concepts racistes forgés par Gobineau ou Faidherbe pour parler des Africains…

LVSL – Comment expliquer d’Achille Mbembe et Kako Nubukpo aient accepté de participer au Sommet Afrique-France, qui était une grossière opération de communication ?

TB – Ce serait plutôt à eux qu’il faudrait poser la question. Est-ce la volonté de changer les choses de l’intérieur, avec une forme de naïveté ? Est-ce l’attrait pour les ors de la République et pour quelques responsabilités ? Pour Mbembe, se voir confier la mission d’animer tout le processus a pu flatter son égo.

Ce qui est sûr, c’est qu’ils sont malheureusement tombés dans le piège tendu par les communicants de l’Élysée, qui cherchent à avoir de grands noms à afficher aux côtés des petites promesses d’Emmanuel Macron. En espérant que les institutions françaises donneraient du crédit à leurs éventuelles propositions, ils apportent leur légitimité à ce type de gesticulation. C’est complètement contre-productif.

Ils nourrissent ainsi la mise en scène d’une forme de politique coloniale renouvelée, avec Paris qui sélectionne ses interlocuteurs au sein d’un vivier analysé depuis les ambassades et qui décrète qui est apte ou non à débattre de l’avenir de la relation franco-africaine. C’est très clairement d’inspiration coloniale.

Lire notre entretien avec Kako Nubukpo : « La concurrence des impérialismes risque d’accroître la prédation sur l’Afrique ».

TD – Le problème, c’est que dans ces opérations de communication, il y a des segments de l’opinion publique qui y croient et des segments qui n’y croient pas. Quand on regarde le traitement de ce sommet par la presse française, on peut dire que l’opération de communication a globalement fonctionné. Quasiment tous les journaux français, y compris des journaux comme Politis, ont traité l’affaire d’une façon assez conciliante.

Or, dans le même temps, dans une partie de l’opinion publique, et notamment africaine, le Sommet de Montpellier a été perçu comme une farce, une mascarade, une moquerie, un signe de mépris. Mobiliser des « jeunes Africains », les envoyer en France pour participer à une opération orchestrée de bout en bout par l’Élysée, c’est quand même très colonial ! On dirait Blaise Diagne recrutant des « tirailleurs » pendant la Première Guerre mondiale pour les envoyer au front défendre la « patrie en danger »… Ici, il ne s’agit évidemment plus de défendre la mère-patrie mais de mettre en valeur le locataire de l’Élysée qui a, comme on sait, une élection présidentielle en ligne de mire.

Du fait de ces différences de perception, un fossé risque de se creuser entre des Français, qui se pensent généreux et ouverts, et beaucoup d’Africains, qui se sentent floués et méprisés.

LVSL – La question de l’empire colonial a toujours été taboue dans l’histoire de la gauche française et la Françafrique l’est encore. Le Parti socialiste n’a jamais fait le bilan du désastre que fut le génocide des Tutsis au Rwanda et Jean-Luc Mélenchon adopte des positions ambigües et contradictoires sur la Françafrique. D’un côté, il dénonce le soutien de la France au régime militaire tchadien ainsi que la « monarchie présidentielle » qu’est la Ve République et qui permet à la Françafrique de prospérer. De l’autre côté, il revendique sa filiation politique avec François Mitterrand et se rend au Burkina Faso pour promouvoir la francophonie.

TD – La gauche a toujours été divisée entre des courants ouvertement colonialistes, des mouvements anticolonialistes (qui ont existé à toutes les époques, il faut le souligner) et des courants se réclamant du réformisme. Ces derniers, considérant qu’il fallait éviter les « abus » de la colonisation mais en conserver l’« idéal », cherchaient à améliorer le système plutôt qu’à le remettre en cause. Ils jouent un rôle structurant dans la naissance et l’évolution de la Françafrique.

La gauche a toujours été divisée entre des courants ouvertement colonialistes, des mouvements anticolonialistes et des courants se réclamant du réformisme.

On est aujourd’hui face à une gauche complètement désorientée et les courants anticolonialistes, dont certains utilisent désormais le terme de « décolonial », sont ultra-minoritaires et peinent à se défendre face à la déferlante réactionnaire que l’on observe depuis plusieurs années. La cécité et la passivité de la gauche expliquent en partie la radicalisation d’un certain type d’anticolonialisme africain, qui, ne trouvant plus d’appui ni de solidarité dans l’ex-métropole, adopte des discours génériques sur « la France » qui effacent toute distinction entre les dirigeants français et la société française, au sein de laquelle existent pourtant des forces fidèles à la tradition anti-impérialiste.

TB – Dans les partis de gouvernement qu’on étiquette comme de « gauche », on a malheureusement affaire à un personnel politique qui a fait sa carrière tout au long de l’histoire de la Françafrique et qui en est imprégné. C’est particulièrement le cas au sein du PS, où ceux qui ont voulu réaliser un travail d’inventaire sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda ont été censurés par leurs aînés.

C’est aussi le cas à la France insoumise menée par Jean-Luc Mélenchon. Il est en rupture avec ses anciens camarades du PS, mais il ne renie pas le soutien inconditionnel qu’il a apporté à François Mitterrand. Peu critique sur les choix économiques faits par celui-ci dans les années 1980, il évite tout inventaire de sa politique africaine. Il présente même encore le discours de La Baule comme un « discours libérateur » pour l’Afrique, comme il l’a tweeté en 2018 : il reprend le storytelling du PS, imprégné d’esprit colonial, comme si c’était le président français qui avait libéré les masses africaines dans les années 1990.

Il y a donc à gauche aussi l’expression d’une forme d’imaginaire colonial, avec l’idée que la dictature et les multiples « problèmes de l’Afrique » seraient indépassables. Il y a un manque de volonté de décrypter cette histoire, de comprendre la trajectoire qui a mené à la situation actuelle et de comprendre quelles sont les responsabilités françaises. Il y a par conséquent un travail plus profond à entreprendre et qui n’est absolument pas fait dans les partis dits de gauche, en tout cas pas dans ceux pèsent le plus dans le jeu électoral.

LVSL – Dénoncer la Françafrique revient, dans une large part, à dénoncer le fonctionnement secret et vertical de la Ve République, dans laquelle l’Afrique est la « chasse gardée » de l’Élysée, qui n’a de compte à rendre à personne sur le sujet. La Françafrique a prospéré sur ce fonctionnement institutionnel. Quelles seraient selon vous les pistes de réformes qui remettraient en cause à la fois la Françafrique et le présidentialisme français ?

TB – On voit en effet dans l’histoire que le présidentialisme de la Ve République favorise la Françafrique. Il ne faut pas pour autant réduire la Françafrique à cela. On montre dans notre livre qu’elle s’est mise en place avant le présidentialisme et elle pourrait peut-être lui survivre si demain on en finissait avec celui-ci.

Le journaliste Pascal Krop disait au moment du sommet France-Afrique de 1994 qu’il faudrait accepter que l’histoire s’écrive sans la France. C’est quelque chose qu’on n’arrive pas du tout à faire. Lorsque les anti-colonialistes demandent que la France sorte des institutions du franc CFA, on va s’inquiéter de la manière dont ces pays vont gérer leur monnaie. Mais cela ne nous appartient pas ! De même, on a tendance à se demander ce qui va se passer lorsqu’il est exigé que la France se retire militairement d’Afrique : les Français répondent en général que ce serait le chaos. Mais on parle d’un processus qui ne va évidemment pas se mener en deux semaines, surtout pour les opérations extérieures : on pourrait établir un échéancier sur le retrait militaire de la France, avoir un tel agenda serait déjà un acte concret, permettant aux alternatives d’enfin exister.

Car il y a des mouvements africains qui luttent sur ces questions, il faut leur laisser la place, sans prétendre que cela pourrait être pire. Jusque-là, ces mouvements ont été réprimés avec le soutien de la France, donc Paris est la plus mal placée pour se positionner comme le tuteur ou le protecteur des pays africains face aux autres impérialismes qui guettent l’Afrique, que ce soit l’impérialisme russe, chinois ou autre.

Mais il faut avoir en tête que ce qu’on propose dans l’ouvrage, ce n’est pas un ensemble de recommandations ni des pistes d’action. On n’établit pas un programme politique : on pose un diagnostic. C’est une étude historique sur quatre-vingts années de relations franco-africaines, et même au-delà puisqu’on s’intéresse aux racines lointaines de la Françafrique. Ensuite, on souhaite que les forces politiques, que ce soient les partis ou la « société civile », s’en emparent et que cela nourrisse leurs propres propositions.

TD – Il me semble que si on nie l’histoire, si on fait de l’histoire et du passé un tabou, ou même si on considère que le passé est révolu alors qu’il continue, on aura du mal à envisager des perspectives viables et sereines. La connaissance du passé me paraît être un élément essentiel. Il y a une négation incroyable et une méconnaissance stupéfiante de l’histoire franco-africaine. Une méconnaissance que l’on perçoit y compris dans les « politiques mémorielles » actuelles.

Ces politiques mémorielles ont pour objectif paradoxal de tourner au plus vite les « pages sombres » de l’histoire et de permettre ainsi au « couple franco-africain » de poursuivre son chemin comme si de rien n’était. Le pouvoir français cherche en d’autres termes à se délester des dossiers contentieux, dans l’espoir que les Africains cessent au plus vite leurs revendications. Mais c’est oublier que ces pages sombres sont loin d’être encore correctement étudiées et largement connues. Certaines sont même encore totalement méconnues ! Je suis stupéfié qu’Achille Mbembe, historien spécialiste de la guerre du Cameroun, n’ait pas réussi à placer une seule phrase sur ce conflit dans les « recommandations » qu’il a faites à Emmanuel Macron. Il s’agit pourtant d’un conflit tragique non seulement parce qu’il a causé la mort de dizaines de milliers de personnes mais aussi parce qu’il est un des moments clés de la consolidation de la Françafrique dans les années 1950-1960.

Cette communication autour de la « mémoire » a finalement pour vocation de fermer la porte à la constitution d’un savoir solide historique et d’une reconnaissance véritable des crimes qui ont façonné les relations franco-africaines contemporaines. L’affaire de la restitution des œuvres d’art est révélatrice à cet égard. On restitue quelques statues pour faire un symbole, de belles images et de grandes déclarations. Mais derrière ces symboles, ces images et des mots, le système reste bien en place.

Lire « La restitution des objets d’art en Afrique : le gouffre entre le discours et les actes », par Philippe Baqué.

On peut par ailleurs noter que si l’on commence à ouvrir le dossier de l’histoire coloniale, l’histoire néocoloniale, elle, reste encore largement inexplorée. N’en déplaise aux contempteurs de la « repentance », on n’est pas à la fin du processus de recherche historique : on est au tout début ! J’entends d’ici les conservateurs ou réactionnaires de toutes obédiences dire que ça « commence à bien faire », qu’il faut arrêter de « remuer le passé » et qu’il y a bien d’« autres priorités ». Eh bien, il va falloir que ces gens-là s’habituent : c’est juste le début ! Il y a encore des tonnes de dossiers à explorer, dont les racines sont bien plus profondes qu’ils ne le croient.

« La construction européenne s’est faite contre le peuple français » – Entretien avec Aquilino Morelle

François Mitterrand et Jacques Delors, architectes de l’Union européenne d’aujourd’hui. © Aitana Pérez

Dans L’opium des élites, Aquilino Morelle, ancien conseiller politique de Lionel Jospin, d’Arnaud Montebourg et de François Hollande, propose un autre regard sur la construction européenne : celui d’un projet élitiste, jamais débattu devant le peuple. Dans ce long entretien, il revient en particulier sur le « fédéralisme clandestin » de François Mitterrand, qui a bâti une Union européenne néolibérale plutôt que le socialisme à la française qu’il avait promis. À l’aide de nombreuses références historiques, il aborde aussi l’absence de démocratie en matière européenne, la question du Frexit ou encore le manque de patriotisme des élites françaises. Entretien réalisé par William Bouchardon.

LVSL – Votre livre revient sur 60 ans de construction européenne et sur l’orientation de celle-ci. À vous lire, on comprend que le projet européen était fédéraliste dès l’origine, alors qu’on nous présente souvent celui-ci comme une lente construction conduite par les États-nations. Pouvez-vous revenir sur cet aspect ?

Aquilino Morelle – Pour bien comprendre, il faut faire un détour par la généalogie de l’européisme. Ce mot, apparu dans un récit de voyage dès la fin du XVIIIe siècle, servit en premier lieu à distinguer physiquement les populations européennes des autres ; puis, au XIXe siècle, dans le contexte politique russe, il désigna l’opinion favorable à l’Europe, par opposition à la slavophilie et au panslavisme. Enfin, il fut repris par l’écrivain Jules Romains, qui lui donna en 1915 son sens actuel : la « position politique favorable à l’unification de l’Europe ». En somme, il s’agit d’un mouvement intellectuel qui voit dans l’union politique de l’Europe une nécessité première et une priorité absolue, transcendant toute autre forme de conviction, en particulier partisane.

Né de la Première Guerre mondiale et de ses massacres de masse, ce courant de pensée a connu son âge d’or entre 1923 et 1933. En octobre 1923, le comte autrichien Richard Coudenhove‐Kalergi fait paraître le livre programmatique Pan-europa et lance en parallèle un mouvement politique éponyme, qui prendra fin avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir dix ans plus tard. Cette décennie fut marquée par une intense effervescence intellectuelle autour de très nombreuses revues, le premier Congrès paneuropéen à Vienne en octobre 1926, des projets de « grand marché » fondé sur une union douanière et une unification monétaire du continent, ainsi que la recherche d’une rationalisation de l’économie européenne avec le « plan Delaisi ». Ce projet réalise une première percée politique avec l’exposé du plan Briand lors de la Xe assemblée générale de la Société des nations en 1929 et le Mémorandum pour une « Union fédérale européenne », annoncé le 1er mai 1930. 

Progressivement, l’« Europe » est apparue à un nombre grandissant d’intellectuels comme une idée politique belle et puissante, séduisante, attractive, ayant vocation à se substituer à celles du XIXe siècle, jugées épuisées, tels le nationalisme, le marxisme ou le libéralisme. Une idée politique possédant deux dimensions principales : le fédéralisme et le continentalisme.

Dans le prolongement de l’ouvrage fondateur de Pierre‐Joseph Proudhon, Du principe fédératif (1863), les tenants du fédéralisme voient en lui une loi centrale de l’évolution des sociétés humaines, permettant à celles‐ci de concilier, d’une part les impératifs de liberté et d’autonomie, et d’autre part l’ordre et la sécurité. Dans cette perspective historique, l’Europe unifiée est une étape nécessaire et capitale d’un fédéralisme universel. En ce sens, dès l’origine, l’européisme est un mondialisme.

« Progressivement, l’”Europe” est apparue comme une idée politique belle et puissante, séduisante, attractive, ayant vocation à se substituer à celles du XIXe siècle, jugées épuisées, tels le nationalisme, le marxisme ou le libéralisme. »

Quant au « continentalisme », dont le principal représentant fut Coudenhove‐Kalergi, c’est un courant inspiré du panaméricanisme, formalisé par le juriste et diplomate chilien Álvarez, qui proposa en 1926 une réforme de la SDN suivant des bases continentales. Selon Álvarez, la masse physique et humaine d’un continent est bien plus qu’une donnée géographique, elle forme un élément indépassable de solidarité, d’identité et d’unité. Il plaide donc pour une organisation politique du monde passant par le regroupement des États de chaque continent, considérés comme les seules bases géographiques culturellement cohérentes et à la mesure des enjeux économiques du temps. C’est le continentalisme qui, en 1823, a fondé la « doctrine Monroe » aux États‐Unis (formulé par le président américain James Monroe, cette politique étrangère condamne toute intervention européenne dans les affaires « des Amériques », préparant les visées impérialistes des USA sur leurs voisins du Sud, nldr), autant que suscité la création de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en 1963. 

L’européisme actuel est héritier de cette histoire. Comme son aïeul, il est à la fois un continentalisme et un fédéralisme, parfois avoué mais le plus souvent masqué. Jean Monnet est un des rares à assumer son fédéralisme. Dès août 1943, dans une note stratégique destinée au général de Gaulle, il souligne la nécessité que « les États d’Europe forment une fédération ou une “entité européenne” ». Dans la déclaration Schuman du 9 mai 1950, considéré comme le texte fondateur de la construction européenne, Monnet demande que l’on souligne cinq lignes essentielles : celles où il précise que la future CECA réalise « les premières assises concrètes d’une fédération européenne indispensable à la préservation de la paix ». En tant que Président de la Haute Autorité, organisme supranational de la CECA, il déclara que « notre Communauté n’est pas une association de producteurs de charbon et d’acier : elle est le commencement de l’Europe. » Tout au long de son action, qu’il poursuivit en tant que président du Comité d’action pour les États‐Unis d’Europe (CAEUE), il confirma sa profession de foi, affirmant : « C’est au fur et à mesure que l’action des Communautés s’affirmera que les liens entre les hommes et la solidarité qui se dessinent déjà se renforceront et s’étendront. Alors, les réalités elles-mêmes permettront de dégager l’union politique qui est l’objectif de notre Communauté : l’établissement des États‐Unis d’Europe. »

Loin de se cantonner à des soi-disant « petits pas », Monnet a installé, au cœur de la mécanique européenne, la technique fédéraliste de « l’engrenage » : chaque étape atteinte, chaque point marqué, prépare l’offensive suivante et doit rendre le retour en arrière pratiquement impossible, avec un « effet de cliquet ». Ses successeurs feront de même, en particulier Jacques Delors, qui reconnaîtra que la réalisation du grand marché unique, avec la signature de l’Acte Unique, en 1986, illustre cette « théorie de l’engrenage, une mesure en appelant une autre ». Ce moment est véritablement décisif : en élargissant considérablement le recours au vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil des ministres européen, il affaiblit fortement la possibilité pour les États de s’opposer à de nouvelles avancées fédéralistes. 

En 50 ans (1950-2000), cette méthode aura permis de construire un édifice juridique et institutionnel européen, par trois vagues successives d’engrenage. Dans ses mémoires, Jacques Delors écrit : « Deux périodes permettent de comprendre l’apport de la méthode de Jean Monnet, celle de l’engrenage, au processus d’intégration : la première remonte à l’origine même des Communautés […]. La réalisation de l’Union douanière, prévue par le traité de Rome, témoigne de la force de cette méthode lorsqu’elle est appliquée avec diligence […]. Ainsi, l’Union douanière entra en vigueur plus vite que prévu par le calendrier initial. Elle fut achevée le 1er juillet 1968, avec 18 mois d’avance. Plus près de nous, la relance de 1985 illustre, elle aussi, la méthode de l’engrenage […]. L’engrenage par l’économique a fonctionné jusqu’en 1992 : l’Acte unique permet de décider, en étendant le vote à la majorité qualifiée, et met en place les politiques structurelles, contrepartie indispensable du grand marché. » Vient ensuite la troisième époque : « L’Union économique et monétaire (UEM) peut être considérée comme le départ d’un nouvel engrenage. »

Ainsi, dès l’origine et jusqu’à nos jours, l’européisme est un projet fédéraliste, celui des « États-Unis d’Europe ». Certains l’ont ouvertement revendiqué, tels Jean Monnet, le philosophe Jean Benda, l’écrivain suisse Denis de Rougemont ou l’homme politique italien Altiero Spinelli, hier ; le philosophe Jürgen Habermas, l’ex Premier ministre belge Guy Verhofstadt (libéral), Daniel Cohn-Bendit (écologiste) ou l’ancien Premier ministre italien Enrico Letta (social-démocrate), aujourd’hui. Mais beaucoup d’autres, notamment Mitterrand et Delors, ont fait le choix de ce que Raymond Aron appelait « le fédéralisme clandestin ».

LVSL – Vous mentionnez à juste titre François Mitterrand. En France, cette orientation fédéraliste n’a-t-elle pas été bien plus portée par les socialistes que par la droite gaulliste ?

A. M. – En effet. Le général de Gaulle a toujours été un défenseur de la Nation en général et de la nation française en particulier. Pour cette raison, il était favorable à ce que l’on a appelé « l’Europe des peuples », c’est-à-dire une Europe respectueuse des identités de chaque nation et de la souveraineté de chaque État. Il a donc toujours rejeté le fédéralisme.

Quant à Mitterrand, son engagement fédéraliste commence dès sa jeunesse. En mai 1948, il participe au Congrès de La Haye, moment exalté de la relève fédéraliste d’après‐guerre et « en était ressorti très impressionné » selon Jacques Delors. Quelques mois plus tard, le 18 novembre 1948, en tant que secrétaire d’État auprès du président du Conseil Henri Queuille, il représente la France au congrès de l’Union européenne des fédéralistes à Rome. Il n’était alors pas encore socialiste, mais déjà fédéraliste. Mitterrand a cependant dissimulé cette conviction selon les aléas de sa vie publique. Comme le précise Delors : « l’engagement historique de François Mitterrand en faveur de l’Europe ne faisait pas de doute, même si l’expression en était plus ou moins explicite selon les contingences de la politique, surtout avant qu’il n’accède au pouvoir […]. C’est donc à partir de son choix décisif de mars 1983 qu’il a vraiment chaussé les bottes du grand européen qu’il était. »

« En mars 1968, dans une longue tribune dans Le Monde, Mitterrand expose de façon limpide l’alternative implacable qui s’offrirait à la gauche lorsque celle-ci accéderait au pouvoir : le socialisme ou l’Europe. »

Une fois aux responsabilités, il agit en fonction de ses convictions fédéralistes, en particulier lors du fameux « tournant de mars 1983 », qui ne fut pas un tournant « libéral » ou « de la rigueur », mais bien un tournant fédéraliste. A ce moment, il décide d’escamoter le socialisme et d’ériger l’européisme en idéologie de substitution. C’est une mystification politique sans précédent dans notre histoire. Contrairement à ce qu’on entend parfois, ce ne fut pas un choix dicté par les circonstances, mais bien une décision mûrement pesée et réfléchie de longue date, qui utilisa le contexte comme alibi.

On pouvait d’ailleurs le deviner dès mai 1981, à travers de ses nominations aux fonctions les plus stratégiques : Jacques Delors au ministère de l’Économie et des Finances et Claude Cheysson aux Relations extérieures. Le premier était un ancien collaborateur de Jacques Chaban‐Delmas et alors député européen. Le second un commissaire européen, nommé sous Pompidou et reconduit par Giscard d’Estaing, au Quai d’Orsay. Pour le premier gouvernement de gauche après 23 ans d’opposition, on était en droit d’attendre d’autres profils ! En tant qu’ancien adhérent du MRP (1944‐1946) et fondateur en octobre 1973 du club « Échange et projets » visant à dialoguer avec les milieux industriels et financiers, Delors fut d’ailleurs considéré par nombre de socialistes comme trop « à droite » et trop proche du patronat. Il réussit cependant à casser cette image en signant le « manifeste des Trente » en 1978, aux côtés des mitterrandistes du premier cercle (Édith Cresson, Lionel Jospin, Henri Emmanuelli, Charles Hernu, Pierre Joxe, Louis Mermaz) pour soutenir Mitterrand contre Rocard, en dépit de ses opinions affichées en faveur de la « seconde gauche ». Mitterrand le remercia ensuite en le faisant élire au Parlement européen.

Mitterrand savait ce qu’il faisait. Déjà en décembre 1965, lors du second tour de la présidentielle contre le général de Gaulle, en pleine crise « de la chaise vide », il se présentait comme « le candidat de l’Europe ». Surtout, en mars 1968, dans une longue tribune dans Le Monde, il expose de façon limpide l’alternative implacable qui s’offrirait à la gauche lorsque celle-ci accéderait au pouvoir : le socialisme ou l’Europe. Ce texte, publié en deux parties et intitulé « Une politique économique pour la France », présentait d’abord (29 février, « Une économie désarmée ») un lourd réquisitoire contre la politique économique et sociale conduite par les deux ministres de l’Économie successifs de Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing et Michel Debré ; puis (1er mars, « Mobiliser l’économie ») un exposé de la politique alternative qu’il préconisait, qui précise que la politique socialiste a « Une stratégie : l’Europe ». Les derniers mots sont sans détours : « Une France socialiste dans une Europe libérale : cette question est d’actualité brûlante pour la gauche […]. La gauche devra‐t‐elle opter pour l’Europe contre le socialisme, pour le socialisme contre l’Europe ? » Ainsi, dès mars 1968, quinze ans avant le mois de mars 1983, tout était déjà écrit par le premier secrétaire du PS. 

LVSL – Si l’engagement européiste de Mitterrand était aussi fort, pourquoi l’a-t-il caché aux Français ?

A. M. – Ces quinze années d’ambiguïté savamment entretenue visaient à ménager les forces dont François Mitterrand avait besoin pour accéder au pouvoir. D’abord le PCF, qui était violemment hostile à la construction européenne, qu’il considérait comme un outil du « grand capital ». Mais aussi le CERES (Centre d’Etudes, de Recherche et d’Education Socialiste) de Jean‐Pierre Chevènement, qui fit partie des fondateurs du PS d’Épinay et était le stratège de l’union de la gauche. Ces quinze années ont aussi construit la légende qui entoure le personnage de Mitterrand, grand monarque qui prêtait l’oreille aux uns et aux autres, recevait, le soir venu, de très nombreux visiteurs et passa dix journées et dix nuits, du 13 au 23 mars 1983, à raturer des notes et à soupeser des arguments économiques et financiers.

Aquilino Morelle © JF Paga

En réalité, il n’avait que faire de tout cela. Le vieux roi en avait décidé autrement depuis fort longtemps. Durant cette « décade prodigieuse » de mars 1983, Mitterrand fut surtout le metteur en scène d’une pièce de théâtre dont il était le seul à connaître les tirades et le dénouement, puisqu’il les avait lui-même écrits. Toute cette comédie ne servait qu’à préparer les acteurs – le gouvernement, le PS, le PCF et la majorité parlementaire – et les spectateurs, c’est-à-dire les Français. Entre le socialisme et l’Europe, ce serait l’Europe.

Un premier avertissement avait déjà été lancé le 27 septembre 1982 à Figeac. Le Président y avait qualifié l’Europe d’« admirable construction » et rappelé : « oui, moi je suis européen de conviction, mes votes sont toujours allés dans ce sens ». Le tournant était déjà pris puisqu’il élevait au rang de « nécessité » la limite de 3 % du PIB pour le déficit budgétaire et assenait à son auditoire que « ce que j’ai appelé le socialisme à la française, je n’en fais pas une Bible ».

Pour Mitterrand, se défaire du socialisme, qu’il avait enfilé comme un costume de scène, pour retrouver sa vieille maîtresse, l’Europe, fut un vrai soulagement : celui de clore enfin ce « cycle d’Épinay » qui lui avait certes permis d’asseoir sa domination sur le PCF et d’accéder au pouvoir, mais qui lui avait tant pesé. Par ailleurs, il faisait ainsi d’une pierre deux coups, puisqu’il enclenchait l’engrenage qui aboutirait à l’« Europe de Maastricht », sa revanche posthume sur Charles de Gaulle et son « Europe des nations ».

La « rigueur » de 1982, puis l’« austérité » de 1983, plus que des objectifs en eux‐mêmes, furent conçues par Mitterrand et Delors avant tout comme des instruments, des étapes, vers une perspective fédéraliste. Maîtriser le déficit public et sauvegarder le cours du franc pour préserver ainsi la participation de notre monnaie au SME n’étaient que des préalables pour atteindre une visée autrement importante à leurs yeux. La véritable finalité de ce changement politique était de donner des gages à l’Allemagne et à son nouveau chancelier, Helmut Kohl, afin d’engager une relance politique de la construction européenne. 

Cette stratégie fédéraliste fut pleinement déployée lors la présidence française de l’Europe au premier semestre 1984 avec le Conseil européen de Fontainebleau, qui entérinait la commande du « Livre blanc sur l’achèvement du marché intérieur » à Jacques Delors, qui deviendrait Président de la Commission européenne l’année suivante. Delors occupera cette fonction pendant trois mandats, de janvier 1985 à janvier 1995, dix années qui ont changé le visage de l’Europe et du monde.

LVSL – Vous affirmez donc que le « tournant de la rigueur » n’en était pas un et qu’il s’agissait uniquement d’une stratégie pour construire l’Europe ?

A. M. – Oui. Hubert Védrine rappelle ainsi que le « forcing européen des années 1984‐1992 est impensable sans le préalable de la rigueur de mars 1983. » Mais en réalité, il n’y a pas eu, en mars 1983, de « tournant de la rigueur » imposé par la « contrainte extérieure » comme on nous le raconte. Quelques semaines avant sa mort, Mitterrand a d’ailleurs mis les choses au clair : « Le tournant ? Quel tournant ? Il n’a jamais existé que dans la tête des journalistes. »

En fait, les statistiques économiques furent mises au service du projet politique de François Mitterrand. Comme l’a souligné Jean‐Pierre Chevènement, le déficit commercial de la France en 1982 était quatre fois moindre que l’actuel et, avec un taux d’endettement de 20 % du PIB cette même année (contre 116% en 2020, ndlr), notre pays respectait haut la main les critères de Maastricht. Ces chiffres ont été utilisés pour dramatiser une situation, certes sérieuse, mais pas dramatique. Jacques Delors l’a reconnu vingt ans plus tard, en 2004 : « Si on compare la France de mars 1983 avec les autres pays, en termes de croissance économique et d’emploi, nous faisions mieux et nous avions un des déficits budgétaires les plus faibles d’Europe, ce qui n’empêchait pas le franc d’être attaqué. Notre taux d’inflation nous situait au milieu du peloton européen, mais très au‐dessus de l’Allemagne. Mais nous étions franchement dans le rouge pour le commerce extérieur avec un déficit proche de cent milliards. »

« Le choix décisif de mars 1983 ne fut pas “un tournant libéral” mais un tournant fédéraliste . La finalité était de convaincre Kohl de relancer la construction européenne. »

Le choix décisif de mars 1983 ne fut pas « un tournant libéral » mais un tournant fédéraliste. La finalité était de convaincre Kohl de relancer la construction européenne. Puis, en faisant un chèque aux Anglais pour satisfaire le « I want my money back » de Margaret Thatcher, celle-ci entérina le choix, concocté par Mitterrand et Kohl, de nommer Delors à la tête de la Commission européenne, dont la principale mission fut de préparer l’Acte unique européen (1986), le premier traité européen depuis celui de Rome (1957). Tous ces événements majeurs des années 1983 à 1986 constituent une seule et même séquence politique avec une cohérence idéologique profonde : la relance du fédéralisme européen. Qualifier le tournant de mars 1983 de « libéral » est une facilité de langage et une erreur d’appréciation politique. Ce fut un tournant fédéraliste. Il ne s’agissait pas de « ne pas sortir de l’Europe », mais de fabriquer une nouvelle Europe, plus fédérale. 

LVSL – N’est-ce pas cette adhésion des socialistes à la construction européenne, plutôt que, par exemple, la note de Terra Nova en 2011 ou la loi Travail de François Hollande, qui explique le divorce entre le PS et les classes populaires ?

A. M. – Vous avez raison. La piteuse note de Terra Nova – publiée le 10 mai 2011, un aveu involontaire autant qu’une provocation puérile – n’est qu’une conséquence lointaine de cet événement historique que fut le tournant de mars 1983. Ce retournement, jamais véritablement ni débattu, ni expliqué aux Français, ne correspondait en rien aux orientations validées en mai 1981. C’est à la fois un déni de démocratie pour la France et une trahison des électeurs de gauche, au premier rang desquels les couches populaires. Le printemps 1983 marque le début de la dislocation de l’alliance de classes qui avait porté la gauche au pouvoir deux ans plus tôt, cette longue chaîne humaine et politique qui unissait la professeure d’université, le cadre supérieur, l’institutrice, l’infirmier, l’ouvrière, les conduisait non seulement à déposer le même bulletin dans l’urne, mais aussi à rêver ensemble à une même société, plus libre et plus juste. Durant les trois décennies suivantes, la «majorité sociologique » réunie par Mitterrand en 1981 s’est de plus en plus effritée, avant de disparaître lors de la débâcle finale en 2017 avec un président socialiste empêché de se représenter et un candidat socialiste au score humiliant.

Dans son dernier livre écrit en tant que socialiste, en novembre 1980, Mitterrand portait une promesse d’« ici et maintenant ». En assumant son européisme, il la transforma en « ailleurs et plus tard ». À la place d’une France socialiste, il désigna l’Europe « sociale » comme horizon des jours meilleurs. Lorsqu’on lui demandait quand l’Europe deviendrait sociale, il répondait toujours « plus tard ». En réalité il savait que la vraie réponse était « jamais », car le cadre juridique de l’Europe s’opposait, dès le traité de Rome, à une telle évolution, puis l’a interdite avec l’Acte unique en 1986 et, plus encore, en 1992 avec le traité de Maastricht.

« La gauche est passée de la vénération du prolétariat à la “prolophobie”. »

Longtemps, la gauche s’est préoccupée en priorité de ceux qui allaient mal, dont la vie était dure, et qui réclamaient simplement de vivre mieux. Progressivement, elle s’est désintéressé d’eux, pour s’attacher à ceux qui vont bien et désirent une vie plus douce. En somme, la gauche est passée de la vénération du prolétariat à la « prolophobie », de l’ouvriérisme à la glorification du « bobo ». En devenant de plus en plus étrangère à des classes populaires qu’elle ne cherche plus à comprendre, la gauche n’a cessé de leur reprocher leur réticence à la mondialisation et à la construction européenne ou encore leur racisme, leur xénophobie, leur sexisme et leur homophobie supposés. Pour citer Bertolt Brecht, elle l’a accusé de venir grossir « le ventre encore fécond, d’où a surgi la bête immonde ». Bref, cette gauche autoproclamée « de gouvernement », cette gauche du « oui », héritière de la deuxième gauche, a excommunié le peuple.

Désabusé, dégoûté et résigné, le peuple s’est alors progressivement détourné de cette gauche. Le chômage de masse, le poids de l’intégration de la majorité des populations immigrées, la dégradation des services publics, notamment l’école qui permettait l’ascension sociale des enfants, l’explosion des prix du foncier… sont autant de motifs pour lesquels le peuple a délaissé la gauche. Au contraire, le FN, bien qu’il n’ait pas changé dans ses tréfonds, a fait l’effort, évidemment intéressé et insincère, d’écouter le peuple et de prendre en compte ses difficultés. Le travail de dédiabolisation accompli par Marine Le Pen et les accusations de « populisme » ont achevé d’asseoir l’assise du FN dans le monde ouvrier.

Un grand schisme, tragique, s’est installé : le peuple sans la gauche, la gauche sans le peuple. La gauche, sans le peuple, ne sert plus à rien et n’est plus rien. Elle a abandonné la lutte pour la justice sociale et se contente de réformes de société et de faire des sermons. La gauche sans le peuple, c’est le moralisme. Quant au peuple, sans la gauche, il est condamné à être abusé. Il n’est plus l’agent politique du progrès, mais le supplétif de forces mauvaises qui prospèrent sur le ressentiment. Le peuple sans la gauche, c’est le populisme. 

LVSL – Un autre élément est assez frappant lorsque l’on parle de la construction européenne : alors que les enjeux sont considérables, les Français n’ont pu s’exprimer directement sur le sujet qu’à deux occasions : en 1992 et en 2005. Pourtant, l’Union était déjà très avancée avant Maastricht, comme vous l’avez rappelé. Quant à 2005, nous savons que le vote des Français n’a pas été respecté. Considérez-vous que la construction européenne s’est faite contre le peuple français ?

A. M. – Clairement, elle s’est faite contre le peuple français et sans lui. La France était une nation souveraine membre d’une structure de coopération internationale classique, la Communauté économique européenne (CEE). Prise dans une spirale fédéraliste, elle s’est faite absorber dans une entité juridique et politique supranationale, l’Union européenne. Un choix aussi considérable que celui du destin de la France, aurait justifié un débat national. Il n’y en a pas eu.

Le 23 mars 1983, lors de son allocution présidentielle inaugurant la césure européiste, Mitterrand a beaucoup parlé des enjeux du moment, comme le chômage, l’inflation et le commerce extérieur, mais n’a consacré que seize secondes à la vraie raison de cette rupture essentielle, à savoir la construction européenne. Seize secondes ! Voilà tout ce qui a suffit pour évacuer le programme commun de 1972 et ce qui restait des 110 propositions de 1981. Seize secondes pour prendre un tournant sur lequel il n’avait pas été élu, ni lui, ni les parlementaires de sa majorité. Imagine‐t‐on le général de Gaulle annoncer l’indépendance de l’Algérie en seize secondes ? Non. Après avoir signé les accords d’Evian le 18 mars 1962, il les a soumis à la ratification du peuple français par référendum le 8 avril.

En février 1986, lors de l’adoption de l’Acte unique, qui a étendu la majorité qualifiée au sein du Conseil des ministres européen et entériné l’adoption de près de 300 directives pour la réalisation du marché unique et la libéralisation des mouvements de capitaux intra-européens, pas non plus de référendum! Il s’agissait pourtant d’une étape clé vers le fédéralisme et d’un coup d’envoi de la globalisation financière qui allait submerger la planète entière. Quand le drapeau européen fut soudainement mêlé au drapeau français pour le trentième anniversaire du traité de Rome, en 1987, non plus. Ce ne fut qu’en 1992, devant la rupture flagrante représentée par le passage à l’Union européenne et la disparition du franc, et donc la nécessité de réviser la Constitution de la Ve République, que les Français ont enfin été consultés. C’était déjà bien trop tard.

« L’Europe des années 1980 est le pur produit d’une forme moderne de despotisme éclairé. »

Hubert Védrine, conseiller diplomatique, puis secrétaire général de l’Élysée de François Mitterrand.

Les Français ont été privés du débat auquel ils avaient droit. Hubert Védrine l’avait lucidement concédé en déclarant que « l’Europe des années 1980 est le pur produit d’une forme moderne de despotisme éclairé. » A propos des décideurs de l’époque, il explique qu ‘« autour de François Mitterrand, dans les années 1980, tout cela [la nécessité de contourner les opinions publiques] nous paraît si évident que nous ne nous posons à aucun moment la question [celle de consulter le peuple]. Au mieux pensons‐nous de temps à autre qu’il serait opportun de mieux informer le Parlement. » Le scandale démocratique de la ratification parlementaire du traité de Lisbonne, en 2008, après 56% de non des Français en 2005, ne se comprend que dans cette perspective historique. Cet événement indigne illustre bien la conception de la « démocratie » qu’ont les européistes.

LVSL – Si la religion est l’opium du peuple selon les marxistes, vous écrivez que l’Europe est « l’opium des élites ». Ce n’est pourtant pas le cas dans tous les pays, il suffit de regarder le Royaume-Uni, où l’élite économique et politique a toujours été divisée sur le sujet. De même l’Allemagne promeut une construction européenne correspondant à ses intérêts économiques. Comment expliquez-vous cette fascination de nos élites pour l’Europe ?

A. M. – La question de la loyauté des élites, qu’elles soient politiques, économiques et financières, intellectuelles et médiatiques, est devenue un enjeu central de nos sociétés. D’abord c’est un enjeu moral, puisque, comme nous l’a rappelé Raymond Aron, « la fonction d’une élite est d’assurer la grandeur d’un pays ». Nos élites nationales devraient se remémorer l’avertissement de Pareto, qui rappelait que « l’Histoire est un cimetière d’élites ». Ensuite, c’est un problème politique, puisque le peuple a répondu à la sécession des élites en faisant lui-même sécession. «Le populisme est la réponse du peuple à l’élitisme des élites » écrit si justement Jacques Julliard. Or, aucune démocratie ne saurait subsister longtemps à un tel écartèlement. Enfin, c’est un problème électoral, car cette décomposition qui perdure augmente le risque de voir l’extrémisme accéder au pouvoir.

La France souffre d’une pathologie démocratique singulière. En Europe, les élites françaises, en particulier celles de gauche, sont parmi les plus mondialistes, les plus européistes, les plus conformistes et les plus méprisantes à l’égard du peuple. Avec leur mode de vie et de pensée globalisé, elles adhèrent au discours de l’impuissance nationale et cultivent une forme de « haine de soi » bien propre à notre pays. Elle ressassent la dénonciation de l’« exception française », sans pour autant s’intéresser à la vie intellectuelle et politique de l’étranger, se contentant d’un mince vernis de culture anglo‐saxonne, baragouinant le globish et incapables de former une phrase en italien, en espagnol ou en allemand. Idéologiquement universalistes, elles se sont perdues dans une globalisation qu’elles imaginaient naïvement « heureuse » et qu’elles ont cru tout aussi naïvement pouvoir « maîtriser ». Résignées politiquement, considérant « l’Europe » comme la solution à tous les maux, elles sont adeptes de la fuite en avant fédéraliste et de l’idéologie post‐nationale. N’oublions pas la phrase de Christopher Soames, ancien vice-président de la Commission européenne : « Dans une organisation internationale, il faut toujours mettre des Français car ils sont les seuls à ne pas défendre les intérêts de leur pays. »

« Dans une organisation internationale, il faut toujours mettre des Français car ils sont les seuls à ne pas défendre les intérêts de leur pays. »

Christopher Soames, ancien vice-président de la Commission européenne.

Les élites françaises sont dépassées, elles sont incapables d’affronter le nouveau monde, de prendre les problèmes à bras le corps et de clarifier nos relations avec l’UE, un impératif pour relever notre pays. Le constat de Pierre Mendès-France, à l’époque d’une autre crise, celle de la décolonisation, reste d’actualité : « Il semble, par moments, qu’un grand sommeil se soit emparé de la Nation, coupé de rêves pleins de nostalgie à l’égard d’un passé révolu et de cauchemars remplis de craintes à l’égard d’un avenir qui paraît sombre. Il nous faut réveiller la France. C’est là une belle tâche ; c’est une tâche difficile ; c’est une tâche possible. » Ce réveil implique le remplacement de la vieille génération européiste et l’affirmation de responsables n’opposant plus Europe et Nation. La condition sine qua non du redressement de la France et du nouveau projet politique dont l’Europe a besoin est la restauration du patriotisme au sein des élites françaises. Il ne faut plus abandonner l’Europe aux européistes. 

LVSL – Aujourd’hui, la France n’est plus souveraine en matière de monnaie ou de commerce, son budget est étroitement surveillé par Bruxelles, de nombreux domaines de nos vies sont régis par les règlements et directives de l’UE… Tout cela laisse peu de marge de manœuvre pour un gouvernement. Par ailleurs, comme vous le rappeliez, les Français n’ont pratiquement pas été consultés sur la construction européenne. Faut-il organiser un référendum sur le Frexit pour retrouver notre souveraineté ?

A. M. – Non. Mais avant d’expliquer pourquoi, je veux revenir sur certains éléments pour expliquer que la sortie de l’UE ne peut être écartée d’un revers de main moralisateur. D’abord, le malaise européen, fait de lassitude, de rejet, de distance et même de colère, est là. De plus, le Brexit nous a montré que la tentation de la sortie peut devenir une réalité tangible. De même, on ne peut écarter la sortie pour des raisons exclusivement économiques : lors de la crise financière, l’impact sur trois ans d’une sortie de la France de la zone euro avait été évalué à environ 10% du PIB, autant dire une broutille face à la crise COVID. Il faut aussi rappeler que Joseph Stiglitz et Paul Krugman, deux prix Nobel d’économie attachés à l’idée européenne, ont pointé l’échec patent de la zone euro, et proposé de la déconstruire, voyant bien qu’elle ne pouvait être réformée.

Par ailleurs, l’argument de l’« irréversibilité » est lui aussi irrecevable : bien sûr, se dégager d’un ensemble auquel on se trouve lié par d’étroites relations commerciales et des centaines de textes juridiques accumulés au fil du temps, représente une opération longue et d’une grande complexité, comme le montre le Royaume-Uni. Pour nos voisins britanniques, cette sortie signifie se défaire de 600 accords avec l’UE, puis renégocier 200 accords passés entre celle‐ci et diverses organisations internationales. Sans parler des 50 % d’exportations britanniques réalisées avec l’UE, alors que seules 6% des exportations européennes vont vers la Grande-Bretagne. Cela explique pourquoi cinq ans auront été nécessaires pour finaliser la décision prise par référendum le 23 juin 2016.

Aquilino Morelle ©JF Paga

Quoiqu’il en soit, le choix d’un peuple, démocratiquement formulé, doit être respecté, quelle que soit la difficulté de sa mise en œuvre concrète. Même si nombre d’européistes, sur le continent et outre-Manche ont refusé de l’admettre, le Brexit était indispensable, puisque décidé par le peuple britannique. Il en irait de même pour notre pays si les Français faisaient ce choix.

Cependant, une telle rupture n’est aujourd’hui souhaitée ni par le peuple français, selon les études d’opinion, ni réclamée par aucune force politique importante. Dès lors, un « Frexit » ne pourrait résulter que d’une désagrégation générale de l’Union européenne, notamment à l’occasion d’une crise financière faisant éclater la zone euro. L’intérêt de la France n’est pas de quitter l’Union, mais de la transformer ; de redéfinir le projet européen plutôt que de l’abandonner. À la fois parce que trop de sacrifices ont été consentis par la Nation, parce qu’il est encore possible de rectifier la trajectoire politique de l’UE et, enfin, parce que l’avenir de notre pays est irréductiblement inscrit dans cette Union.

Suivons l’exemple du général de Gaulle : en 1958, alors qu’il s’était opposé au traité de Rome un an plus tôt, il a fait le choix pragmatique de le conserver et de le mettre en œuvre « pour en tirer le meilleur parti possible » selon ses mots. C’est ce qu’il a fait en obtenant en contrepartie la création de la Politique agricole commune (PAC) sans laquelle « le marché commun deviendrait une duperie ». Mais, en 1965, il a su dire « non » aux visées fédéralistes de la commission Hallstein, afin de rétablir le cours de la construction européenne. Pour de Gaulle, l’Europe était vivante et incarnait l’avenir du pays, parce qu’il la concevait comme une « Europe des nations ». C’était un homme d’État pénétré par l’Histoire, soucieux de l’intérêt national, mais aussi un Européen sincère, qui déclarait en 1963 vouloir placer « notre vie nationale dans un cadre européen ». La sortie de la France de l’UE ne doit donc pas être écartée par dogmatisme ou par idéologie, mais bien du point de vue de la raison et de l’analyse.

LVSL – Quoique l’on pense de l’Union européenne, on remarque en tout cas qu’elle est rarement un sujet majeur de la politique française. En témoignent l’élection présidentielle de 2017, ou la campagne actuelle. Comment l’expliquez-vous ? 

A. M. – D’abord parce que, la plupart du temps, la méthode employée par les fédéralistes est celle du contournement. Il s’agit tant de contourner les États-nations avec des offensives fédéralistes assumées, comme la CECA en 1951, le projet de Communauté Européenne de Défense (CED) en 1954 ou l’offensive du président de la Commission Walter Hallstein en 1965, que du contournement des peuples qui résistent, à travers la politique des « petits pas » et du « fédéralisme clandestin », comme lors du tournant fédéraliste de 1983 où Mitterrand et Delors ont caché leurs intentions aux Français.

Cette pratique s’est répétée à plusieurs reprises. Par exemple, un traité aussi crucial que l’Acte unique n’a pratiquement pas été discuté. Comme le raconte Jean-Pierre Chevènement, le texte de 300 à 400 pages, présenté comme une « perfection du marché commun » a été avalisé par le Conseil des ministres en 1985 à l’unanimité et sans débat. De même lors du débat au Parlement en 1987 (la droite était alors majoritaire, ndlr), où seuls les communistes se sont opposés à ce texte qui allait faire déferler sur l’Europe une vague de déréglementation sans précédent. L’opération fut rééditée en 1990 avec la transcription de la directive sur la déréglementation des mouvements de capitaux en Europe, dont aucun ministre n’avait pris connaissance !

« Sous l’invocation lyrique de l’Europe, se cachait l’implacable mécanique de la dérégulation. »

Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre, opposant de la politique européenne de François Mitterrand.

Jean-Pierre Chevènement a des mots très justes sur le sujet. Selon lui, « il y avait sur l’Europe une diplomatie qu’on aurait pu qualifier de “secrète”. […] Elle unissait la gauche qui signait et la droite qui ratifiait, traversait les gouvernements, survivait à la cohabitation […]. Sous l’invocation lyrique de l’Europe, se cachait l’implacable mécanique de la dérégulation ». De même avec Maastricht : « Le choix de répondre à l’unification allemande par l’accélération de l’intégration européenne a été tranché en dehors de tout débat public et même sans aucun débat au sein du gouvernement ».

La méthode mitterrandienne n’est toutefois pas la seule responsable. Ce qui est en cause, c’est aussi cette vision politique, dominante depuis cinquante ans, qui considère les questions européennes comme relevant des affaires étrangères, alors que l’évolution de l’Union est indissociable de la vie de la Nation et fait donc partie des affaires intérieures. C’est parce que les deux sont si imbriquées que je parle de « FrancEurope » dans mon livre. Continuer à rattacher l’action européenne de la France au domaine de la diplomatie est absurde.

Cette tactique est cependant fort commode pour le pouvoir exécutif, puisque cela lui permet de se dispenser de tout débat public et de contourner les procédures démocratiques. Depuis 1983, les décisions européennes ont été centralisées à l’Élysée, au sein de la cellule diplomatique du président. Or, en tant que « domaine réservé » du chef de l’État, les décisions diplomatiques échappent à toute véritable discussion démocratique, alors même qu’elles entraînent les plus lourdes conséquences sur la vie de la Nation. Nous l’avons à nouveau constaté à l’occasion du plan de relance européen, qui introduit un nouveau degré de fédéralisme : alors qu’il s’agit d’« un changement historique de notre Europe et de notre zone euro » selon les mots d’Emmanuel Macron, il n’a pas été débattu au préalable. Le Parlement, régulièrement appelé à se prononcer sur quantité de points secondaires ou sans véritable contenu juridique – ce que les juristes appellent l’« inflation législative » -, est en revanche mis devant le fait accompli en matière européenne, sommé de ratifier des textes déjà signés par le chef de l’État au nom de la France.

L’opium des élites, Aquilino Morelle, Grasset, 2021

Bien sûr, cette concentration des pouvoirs est problématique. Mais il serait trop facile de dénoncer l’institution « monarchique » que serait la présidence sous la Ve République. Le général de Gaulle, qui avait certes une conception très verticale du pouvoir, informait régulièrement les citoyens des objectifs, des difficultés ou des succès de sa politique européenne durant ses conférences de presse. De même, entre les deux tours de la présidentielle de 1965, en pleine crise « de la chaise vide », il consacra un long entretien télévisé à la seule question européenne. Surtout, même s’il avait un exercice parfois solitaire du pouvoir, il considérait la souveraineté du peuple français comme inaliénable. Il l’a démontré lors de sa démission en 1969 après l’échec du référendum sur la régionalisation et la participation.

Cette « diplomatie secrète » a permis aux européistes d’imprimer un rythme beaucoup trop rapide au cours de l’Europe. A chaque fois, les doctrinaires des États-Unis d’Europe ont précipité les choses. Ce fut le cas avec la création d’une monnaie unique pour dix-neuf nations pourtant si diverses ou avec l’élargissement spectaculaire à l’Est, avec treize nouveaux États ayant adhéré en moins de dix ans, entre 2004 et 2013. Cette façon de forcer le cours des choses, qui est la marque de fabrique de l’idéologie fédéraliste, a donné à la construction européenne un caractère artificiel, déconnecté de la vie des peuples. Les nations ne se prennent pas à la légère : elles sont inscrites dans l’Histoire, elles sont la synthèse de siècles de formation et d’existence, mais aussi de cultures et de mentalités. Le temps des nations est un temps long, qu’il faut respecter. Les nations de l’Europe ne sont pas les treize colonies britanniques qui, ayant pris leur indépendance, se sont fédérées pour bâtir les États‐Unis d’Amérique.

Les affaires européennes doivent quitter le champ de la diplomatie et du secret et se soumettre aux lois de la démocratie et du débat. En sept décennies, une telle discussion publique n’a pu être ouverte que deux fois : en 1992 et en 2005. Or, la première fois, l’essentiel de la relance fédéraliste, portée par Mitterrand et Delors avec l’Acte unique, était déjà entré en vigueur, et malgré le talent de Philippe Séguin, la situation était alors trop inégale, avec une presse et une classe politique acquises à la ratification du traité de Maastricht. La deuxième fois, les Français se sont profondément intéressés au projet, pourtant aride, de TCE, mais leur choix a été piétiné par Nicolas Sarkozy, avec la complicité de François Hollande.

« Le peuple français va devoir se prononcer sur une dimension inédite de la “construction européenne” : les européistes visent désormais les prérogatives régaliennes des États, en particulier la défense et les affaires étrangères. »

Ce temps‐là est révolu. Un vrai débat doit avoir lieu en 2022, pour deux raisons. D’une part, l’élection présidentielle est le moment privilégié où la Nation est saisie du choix entre de grandes orientations à prendre. Or, le chef de l’État consacre environ un tiers de son agenda aux enjeux européens. Si l’Europe est donc bien un enjeu national décisif, elle demeure peu abordée pour l’heure.

D’autre part, le peuple français va devoir se prononcer sur une dimension inédite de la « construction européenne », qui menace l’identité même de la France : après l’économie, le commerce, la monnaie, et indirectement, la fiscalité, le budget, l’industrie et le système social, les européistes visent désormais les prérogatives régaliennes des États, en particulier la défense et les affaires étrangères. Cette atteinte sans précédent aux souverainetés nationales est justifiée par un alibi géopolitique, notamment la menace chinoise, face auquel « la taille nécessaire » serait celle de l’UE. Cette « souveraineté européenne » est ouvertement revendiquée par Ursula von der Leyen ou par des responsables politiques d’outre-Rhin, comme le futur chancelier Olaf Scholz, qui demande, comme Angela Merkel avant lui, que la France abandonne son siège au Conseil de sécurité de l’ONU au profit de l’UE ou d’un partage avec l’Allemagne. D’autres responsables allemands évoquent même le partage de notre arme nucléaire, notamment la ministre de la Défense allemande, Annegret Kramp‐Karrenbauer.

Nous voilà donc à un moment de vérité : après avoir limité la souveraineté économique des États membres, la Commission européenne et ses soutiens veulent s’attaquer à leur souveraineté politique. L’enjeu est décisif : la France souhaite-elle rester une nation unitaire, politiquement souveraine, avec ses prérogatives régaliennes ou devenir une de ces « grosses régions » du nouvel empire européen que souhaitent les fédéralistes comme Jürgen Habermas et Bruno Le Maire ? La France n’est ni l’Allemagne, ni l’Italie, ni l’Espagne, ni la Pologne, encore moins le Benelux. Comme le Royaume‐Uni, elle entretient avec la puissance et la souveraineté un rapport forgé par l’Histoire, constitutif de son identité nationale.

Nous connaissons la stratégie du camp fédéraliste : ignorer la démocratie et avancer masqué. Emmanuel Macron a donné le ton lors du lancement de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, le 9 mai 2021, en appelant à « décider plus vite et surtout décider plus fort ». Au contraire, il nous faut un débat politique sincère, devant les citoyens. La campagne de l’élection présidentielle et la présidence française de l’UE doivent être l’occasion de plaider pour un souverainisme raisonné et raisonnable, prenant la forme d’une confédération respectant les États-nations, qui sont la chair et l’esprit de l’Europe.

Haut-Commissariat au Plan : farce néolibérale ou retour de l’État-stratège ?

François Bayrou © Wikimedia Commons

Le 22 septembre 2020, François Bayrou a tenu un discours devant le Conseil économique, social et environnemental (CESE) en tant que nouveau Haut-commissaire au Plan. C’est sur le constat d’un pays dépendant de l’étranger concernant son approvisionnement pharmaceutique qu’il pose les problématiques de « souveraineté et de responsabilité sociale ». Après avoir « découvert » le phénomène de délocalisation de productions dites stratégiques, le gouvernement a expliqué avoir pris en considération la gravité de la situation. Lors du discours de politique générale de juillet 2020, le Premier ministre Jean Castex a suggéré le rétablissement d’une force de prospection au service de l’État, à même « d’éclairer les pouvoirs publics au regard des enjeux démographiques, économiques, sociaux, environnementaux, sanitaires, technologiques et culturels ». La (re)création de cette institution étatique, dont la mission est l’orientation du développement économique, conformément aux intérêts que le pays, questionne sur les réelles motivations d’un exécutif néolibéral à se saisir des enjeux stratégiques de long terme.

L’idée d’une institution qui organise le développement économique n’est pas nouvelle. En 1936, le Front populaire crée le ministère de l’Économie nationale afin « d’assurer l’unité de la direction des initiatives du gouvernement dans le domaine économique »1. Il entreprend des grands projets d’infrastructures et d’équipements des villes et des campagnes tout en contrôlant les prix des denrées alimentaires pour que l’inflation ne desserve ni les producteurs ni les consommateurs. Le Commissariat Général au Plan de De Gaulle poursuit ce même objectif de penser l’orientation du développement économique et industriel selon les besoins, les ressources et les ambitions du pays. Si le Haut-Commissariat au Plan de François Bayrou est sensiblement différent sur le fond par rapport à son ancêtre, il n’en reste pas moins sujet aux logiques dominantes de l’action publique. Le gouvernement s’inscrit dans une politique néolibérale dont les fondements reposent sur la compétitivité des entreprises et l’offre d’un point de vue économique, l’individualisme et le mérite d’un point de vue social. Il rejette, par principe, toute politique qui viserait à planifier l’économie, préférant inciter financièrement au développement de certains secteurs qualifiés « d’innovants ».

Pourquoi penser une politique industrielle ?

Pour Guy Lemarchand2, les premières formes de politiques industrielles en France remontent à Colbert. D’inspiration mercantiliste, il développe les manufactures royales à travers des incitations financières publiques. Dès le XVIIIe siècle émerge un clivage entre hauts fonctionnaires concernant la nature de l’intervention publique. Ils se partagent entre la vision d’un État qui intervient directement dans la sphère économique et celle d’un État qui favorise des conditions réglementaires optimales au développement des marchés. Si le libéralisme économique se développe à partir de l’ouvrage de référence d’Adam Smith3, le libéralisme politique anglais commence déjà à se diffuser au sein des administrations de l’Ancien Régime en charge de la bonne tenue des manufactures. Aujourd’hui, il s’agit de l’opposition entre les politiques industrielles verticales de soutien direct et ciblé à des entreprises, secteurs, technologies ou produits ciblées et horizontales qui visent à créer un « environnement favorable au développement de l’ensemble des entreprises »4. France Stratégie résume la politique industrielle comme « l’ensemble des interventions publiques ciblant les activités économiques au sens large, pour en améliorer la performance, pour des raisons stratégiques ou encore pour maintenir la cohésion sociale et territoriale ». L’enjeu est de concilier ces deux approches à travers le Commissariat au Plan en vue de produire des synergies dans l’élaboration de la politique industrielle. Stimulant l’environnement économique de manière générale et sans orientation, la politique gouvernementale menée jusque-là s’inscrit dans le cadre d’une politique de l’offre d’inspiration néolibérale.

Deux situations justifient l’intervention publique : lorsque le fonctionnement optimal d’un marché n’est pas assuré mais qu’il peut l’être grâce à l’intervention publique ou lorsque le fonctionnement optimal d’un marché n’est pas souhaitable pour la collectivité.

L’intervention de l’État dans la sphère économique trouve de solides fondements économiques, bien qu’ils ne soient pas acceptés par tous aujourd’hui. Les défaillances de marché (rendements d’échelle croissants, asymétries d’informations, externalités et biens publics) provoquent de forts déséquilibres ce qui conduit à une situation sous-optimale, justifiant l’intervention publique. Selon le rapport de Gallon et al (2005), aux orientations libérales, deux situations justifient l’intervention publique : lorsque le fonctionnement optimal d’un marché n’est pas assuré mais qu’il peut l’être grâce à l’intervention publique ou lorsque le fonctionnement optimal d’un marché n’est pas souhaitable pour la collectivité. On comprend alors que pour élaborer une politique industrielle permettant de contrecarrer les défaillances de marché, l’intelligence économique se pose comme un outil majeur d’aide à la décision.

C’est sur ce constat de défaillances des marchés ne conduisant pas à un optimum souhaitable que reposait le Commissariat Général au Plan. D’inspiration économique keynésienne, l’intervention de l’État garantit la coordination du développement de l’économie au service des objectifs économiques et sociaux du pays. Le contexte de reconstruction du capital productif national et le volontarisme de l’État ont fait passer le pays de la pénurie et de la misère généralisée à une société d’abondance (et de grande consommation), au taux de chômage bas. Les Trente Glorieuses font ainsi de la France l’une des premières puissances économiques du monde. L’orientation économique du Plan est à la source des programmes d’envergure qui ont fait la renommée de son économie : TGV, aéronautique et spatial, maillages autoroutiers, indépendance énergétique, automobile, etc. L’État finance le développement de filières qu’il juge stratégique aux côtés des industriels tout en finançant l’aménagement des régions en équipements et en services publics : barrages, routes et autoroutes, irrigation, universités ou hôpitaux. Le Plan permettait ainsi de coordonner et de mettre en cohérence les différentes politiques économiques et sociales. C’est l’un des outils par lequel l’État se donnait les moyens de ses ambitions.

Le contexte géo-économique de notre époque n’a rien à voir avec celui des années 60. Le renforcement du phénomène de globalisation suite à l’effondrement du bloc soviétique marque l’avènement du capitalisme financier et dérégulé sur le plan économique mais aussi la domination des politiques publiques néolibérales aux niveaux nationaux et européens. Le cadre réglementaire de l’Union européenne contraint et limite les possibilités d’intervention publique, tandis que la multiplication des accords de libre-échange renforce la concurrence sur les ressources et les tensions sur les modèles sociaux. Le contexte actuel produit donc des problématiques similaires en termes d’orientation du développement économique selon une vision stratégique de long terme afin de répondre aux enjeux de notre époque.

Depuis le rapport Martre de 19945, élaboré pour l’ancien Commissariat Général au Plan sous le second septennat de Mitterrand établissant les fondements de l’intelligence économique en France, l’État a peiné à se saisir du concept et à le mobiliser dans le cadre de politiques économiques. Cela se traduit par une succession d’institutions ayant connu des appellations et un périmètre d’action différent. Depuis 2016, le Service de l’information stratégique et de la sécurité économique (SISSE) est l’organe de pilotage de l’intelligence économique à la française6. Le décret du 29 janvier 2016 instituant le SISSE précise le périmètre de son action, participant à l’élaboration d’une « politique publique en matière de protection et de promotion des intérêts économiques de la Nation ». Il s’agit ici d’une approche défensive de l’intelligence économique fondée sur l’identification des risques et menaces pouvant affecter des secteurs dont dépendrait la stabilité du pays. Cette approche correspond au passage d’une politique industrielle volontariste vers une politique industrielle plus modeste et défensive. Il manque alors une vision offensive et anticipante de l’intelligence économique comme un outil de diagnostic en vue de proposer une orientation structurelle du développement économique du pays conformément à ses priorités.

Lire sur LVSL l’entretien de Nicolas Moinet au sujet des défis posés à la France en matière d’intelligence économique : « Nicolas Moinet : Nous sommes en guerre économique. On ne peut pas répondre aux dynamiques de réseaux par une logique de bureau ».

Anaïs Voy-Gillis, lors d’un entretien donné pour Le Vent Se Lève7, analyse les effets de la crise financière de 2008 comme un premier électrochoc venant questionner la « dépendance de la France, la façon de recréer de la valeur en France, et le fait que le modèle d’une économie post-industrielle n’avait pas apporté la prospérité espérée ». Le passage d’Arnaud Montebourg au ministère du Redressement productif en 2014 illustre ainsi la prise de conscience concernant l’importance d’avoir une base productive nationale d’une part, mais aussi de l’orienter dans un sens permettant d’atteindre un meilleur équilibre. Cela nécessite alors de mobiliser l’information créée par les services d’intelligence économique afin d’assurer le succès de la politique industrielle. Après le départ de Montebourg, remplacé par Emmanuel Macron, l’ambition en matière de politique industrielle s’est simplifiée pour ne devenir qu’une liste d’objectifs lointains associés à une politique en faveur de l’offre par des avantages fiscaux pour la recherche et le développement. Il semble que ce soit la crise sanitaire actuelle qui vienne questionner, au sein même du gouvernement, la pertinence de penser une politique industrielle nationale plus ambitieuse. Qu’en est-il avec la renaissance du Haut-Commissariat au Plan ?

Quelle vision étatique pour une institution devant planifier ?

Lors du discours de présentation du 22 septembre devant le CESE, François Bayrou a clarifié les fondements politiques et économiques sur lesquels repose le Haut-Commissariat au Plan. Essentiellement, il a pour ambition de proposer des orientations « pour que la vie économique ne compromette pas l’existence et l’efficacité » des domaines stratégiques bien que la définition et les caractéristiques d’un secteur stratégique soient encore source de débat. Dans une perspective plus large, il s’agirait de penser aux questions stratégiques de long terme et de les traiter « dans une démarche de dialogue entre toutes les forces, professionnelles, scientifiques, techniques, sociales, associations et civiques qui la composent, et proposer aussi simplement que possible des options cohérentes pour y répondre ». Les « questions stratégiques » touchent à des domaines variés, définis de manière arbitraire tant leur définition est encore source de débat aujourd’hui. Ainsi, un secteur ou un bien est défini comme stratégique s’il assure la sécurité ou la continuité de la vie de la Nation en cas de crise brutale mais également s’il assure la souveraineté de la Nation au regard des objectifs prioritaires qu’elle se fixe8. On trouve ainsi listés la défense nationale, la cybersécurité et le numérique, l’industrie aéronautique et spatiale, l’eau, l’énergie, les télécommunications, l’agroalimentaire et les produits pharmaceutiques. On retrouve l’approche défensive de l’intelligence économique, dont la mission relève déjà du SISSE.  On ne sait par exemple rien de la coordination entre le nébuleux et technocratique Secrétariat général pour l’investissement (SGPI), chargé de la politique d’investissement de l’État dans les filières d’avenir, et le Haut-Commissariat au Plan. Le SGPI représente pourtant un outil majeur de l’action publique, en charge de 57 milliards d’euros sur le quinquennat actuel pour financier la transition écologique, la « société de la connaissance », la compétitivité et l’innovation ainsi que « l’État numérique ».

Si l’État souhaite orienter la politique économique et industrielle conformément à ses objectifs économiques, environnementaux, sanitaires et sociaux, il ne peut se contenter de ne compter que sur la coopération bienveillante des entreprises.

François Bayrou laisse transparaître son changement de paradigme d’analyse de cette situation d’urgence. Ce n’est pas par « l’obligation », qui serait considérée comme un « ordre abusif », mais en « fédérant les efforts » que l’on peut établir un consensus sur l’intérêt général et les points qui font débat. Or, si l’État souhaite orienter la politique économique et industrielle conformément à ses objectifs économiques, environnementaux, sanitaires et sociaux, il ne peut se contenter de ne compter que sur la coopération bienveillante des entreprises. S’il existe des entreprises qui respectent des logiques et finalités différentes que l’optimisation du profit, dans l’économie sociale et solidaire par exemple, elles restent relativement marginales. Par conséquent, l’État doit nécessairement intervenir, c’est un investissement, afin de corriger les effets négatifs que les entreprises peuvent produire et n’internalisent pas à leurs coûts de production comme la pollution par exemple. Or, le Haut-Commissariat au Plan s’attachera à définir des incitations afin que, peut-être, les agents économiques les suivent.

L’annonce de la renaissance du Commissariat au Plan a suscité interrogations et scepticismes parmi les médias et économistes. Ils soulignent la coexistence de différentes institutions, comités et conseils dont les périmètres d’action se superposent. Le président de l’un des comités souligne cependant que ce pourrait être l’occasion de redéfinir l’organisation de ces structures. Certains questionnent le bien-fondé d’un « colbertisme 2.0 » pouvant s’incarner à travers le Haut-Commissariat au Plan. L’économiste libéral Élie Cohen préfère ainsi « orienter les fonds publics vers des projets de développement en partenariat avec le privé »9. Dans une tribune10, un collectif de personnalités explique la conception d’un Haut-Commissariat au Plan moderne qui articulerait son action en lien avec ses partenaires européens et avec les collectivités territoriales. Ils insistent sur l’urgence climatique et les limites de la mondialisation comme variables essentielles à ne pas mettre de côté. Ils proposent des « assises territoriales » qui rassembleraient les acteurs concernés par les problématiques de développement économique. « L’ensemble de ces travaux servirait de socle à une planification d’un nouveau type élaborée par le Haut-Commissariat au Plan, à l’écoute des dynamiques locales comme des réalités de la mondialisation, flexible et adaptable, soucieuse de répondre aux impératifs environnementaux et sociaux. Un tel exercice permettrait une appropriation par le plus grand nombre des orientations prises et marquerait une nouvelle méthode d’instruction des choix stratégiques au sein de l’État ».  L’ancien Commissariat Général au Plan fonctionnait avec cette démarche de concertation entre les ministères, les collectivités territoriales, les partenaires sociaux et autres parties prenantes. Les commissions réunissaient ces acteurs et le Commissariat harmonisait ces différents travaux. Si cette dimension inclusive est présentée par François Bayrou, elle reste encore à prouver car n’est pas instituée par les textes officiels Le Haut-Commissariat au Plan semble, au contraire, être placé à côté des circuits de décision.

Trois approches sont présentées et permettent d’appréhender la nature des questions stratégiques envisagées par François Bayrou. Il évoque les questions qui touchent à la « vitalité » du pays (rapport au vivant et à la nature, enjeux climatiques, démographie, économie, innovation, etc.) et à « l’indépendance » vis-à-vis des importations étrangères de produits stratégiques – ainsi que la nécessité de relocaliser ces activités. Il évoque aussi le « projet de société » centré sur la justice sociale à travers l’éducation et la santé par l’aménagement des régions en vue de réduire les inégalités. C’est un programme ambitieux, qui touche à un grand nombre de questionnements stratégiques mais présentant un risque de dispersion11 tant les thématiques sont nombreuses et larges. Il pourrait aussi ne pas trouver d’écoute auprès d’un gouvernement imperméable à tout changement de cap idéologique. Par son rattachement à Matignon, le Haut-Commissariat au Plan se trouve dans une situation ambivalente. Si cette position lui permet, en principe, de pouvoir mener ses missions de coordination entre les ministères, il se place également au service du chef du gouvernement et donc de son influence politique. En répondant aux critiques de l’opposition concernant l’approvisionnement en médicament (symbole d’une politique industrielle erratique), en créant le Haut-Commissariat, et en nommant François Bayrou à sa tête, l’exécutif espère probablement éteindre la polémique en recyclant cet outil.

Comment en faire un outil pertinent d’orientation industrielle ?

Anaïs Voy-Gillis évoque le fondement qui doit animer le Haut-Commissariat au Plan : décorréler le temps de la politique industrielle du temps de la politique électorale. « Cela peut donner une stabilité et une vision aux industriels, avec l’idée que chaque mandature ne va pas changer en profondeur la politique publique ou fiscale. Ce commissariat peut également avoir un rôle prospectif en identifiant les technologies de demain. En revanche, il doit être agile, pragmatique, voire opportuniste. Les changements se font sur un temps très rapide et il faut être capable de s’adapter à ces évolutions rapides ». Cela questionne la légitimité du Haut-Commissariat au Plan, dont les membres sont non élus, à élaborer une politique industrielle que les gouvernements successifs ne pourraient remettre en question à chacune des mandatures. La coordination entre les institutions existantes devrait être approfondie afin d’éviter les cumuls de missions. Le ministère de l’Industrie et le Conseil national de l’industrie participent déjà activement à l’identification des filières d’avenir. Leur travail devrait ainsi être mieux coordonné à celui du Haut-Commissariat au Plan pour amplifier la qualité des analyses.

« Les aspirations sociales et les considérations environnementales poussent à imaginer de nouveaux processus industriels en cohérence avec les engagements du pays en matière environnementale et sociale, tout en ce qu’ils sont viables économiquement. »

Les problématiques que rencontrent les industries françaises aujourd’hui touchent à leur nécessaire modernisation dans un objectif de compétitivité, certes, mais aussi à la sécurité (des données, des réseaux), la dynamique technologique, le recyclage, la réduction de la consommation d’énergies, des polluants ou le mal-être au travail. Les aspirations sociales et les considérations environnementales poussent à imaginer de nouveaux processus industriels en cohérence avec les engagements du pays en matière environnementale et sociale, tout en ce qu’ils sont viables économiquement. C’est en mobilisant l’intelligence économique de manière offensive, de manière à élaborer une politique industrielle au long terme en orientant le développement des activités par sa force de proposition auprès du législateur que le Commissariat peut honorer sa charge de « mettre l’avenir au cœur du présent ».

L’ambition affichée par François Bayrou est louable mais manque pour l’instant cruellement de consistance. Une volonté politique forte d’affirmer cette ambition de prospective et d’orientation a besoin de s’émanciper des dogmes néolibéraux aujourd’hui dominants dans les logiques de l’action publique. On sait que c’est principalement la formation des élites politiques, fondée sur des programmes dispensés par les grands établissements, qui se révèle être un terreau fertile au développement d’une culture particulière de l’action publique, néolibérale. Mayntz et Derlien évoquent la « politisation fonctionnelle » pour qualifier l’idée que les hauts fonctionnaires sont partie intégrante de la construction et de la définition des politiques publiques. Ils montrent le brouillage permanent des frontières entre les élus et l’administration. Ainsi ils participent à l’élaboration des politiques publiques certes, mais surtout à les légitimer. Nécessairement, leur paradigme et leurs logiques d’actions néolibérales s’inscrivent et transpirent à travers les politiques publiques qu’ils façonnent. On peut légitimement craindre que cette institution ne reste qu’à l’état de « coquille vide » sans réelles raisons d’être. Seul le rattachement de France Stratégie et de ses nombreux rapports au Commissariat au Plan lui donne de la consistance. Il est peu probable qu’il amène à remettre en question cette approche de l’action publique qui est la source principale des maux du pays : insuffisance des politiques environnementales et sociales ; concurrence fiscale et sociale régionale, européenne et mondiale, source de délocalisation et de pertes de recettes fiscales, difficulté à élaborer une politique économique et sociale de long terme, etc.

La volonté de l’État de se doter d’un outil d’orientation et de planification industrielle a minima peut s’expliquer en partie par les engagements de la France et la conformité de son droit à la législation européenne. C’est un point critiquable car les directives européennes préconisent justement une politique industrielle fondée sur la compétitivité des entreprises à travers des politiques en faveur de l’offre et non une politique d’orientation de long terme répondant aux objectifs que l’Union européenne se fixe. Le changement de paradigme de l’action publique concernant la politique industrielle ne peut se faire légalement qu’au regard du droit européen, et c’est une difficulté majeure aujourd’hui à l’élaboration d’une politique industrielle nationale. En réalité, l’interdépendance entre les secteurs de production, entre et dans les pays, oblige à ce que la stratégie pensée nationalement soit en cohérence avec celle de nos voisins afin de ne provoquer de défaillances de marché supplémentaires. Elle doit tenir compte tant du dynamisme de la conjoncture économique mondiale que de l’évolution des économies de nos partenaires commerciaux pour ne pas être biaisée et contre-productive. Pour autant, on ne peut nier les stratégies concurrentielles de ces mêmes voisins peuvent déployer sur d’autres secteurs.

La cohérence et la complémentarité d’une politique industrielle nationale avec celle de nos voisins sont vitales afin de coordonner une croissance respectueuse des pays et répondant aux défis actuels. L’objectif de cette coordination est double, elle doit permettre à ce que les pays puissent penser leur développement économique selon leurs propres ambitions mais aussi selon leurs engagements internationaux concernant les enjeux environnementaux et sociaux. Finalement, le Haut-Commissariat au Plan est directement confronté aux paradigmes idéologiques néolibéraux qui l’animent. Entre le respect des réglementations européennes de la concurrence et les logiques d’actions propres aux hauts fonctionnaires qui y travaillent, il est peu probable que l’institution incite à l’élaboration d’une politique industrielle ambitieuse et de long terme à même de répondre aux défis auxquels la France est confrontée. Considérer les effets de la décentralisation des compétences, notamment en matière de développement économique, sur la coordination entre une politique industrielle nationale et son application locale est une clé de succès à sa réussite. Le temps nous dira comment ce Haut-Commissariat au Plan aborde concrètement les problématiques liées à la mobilisation de l’intelligence économique au service de l’élaboration d’une politique industrielle de long terme coordonnée à une échelle supranationale mais aussi locale.

Notes :

1 Décret du 19 juin 1936

2 LEMARCHAND, G. La politique industrielle sous l’Ancien Régime : MINARD, P. La fortune du Colbertisme. État et industrie dans la France des Lumières.  Annales de Normandie, 50ᵉ année, n°1, 2000

3 LEMARCHAND, G. La politique industrielle sous l’Ancien Régime : MINARD, P. La fortune du Colbertisme. État et industrie dans la France des Lumières.  Annales de Normandie, 50ᵉ année, n°1, 2000

4 Rapport « Les politiques industrielles en France – Evolutions et comparaisons internationales », France Stratégie, novembre 2020

5 Rapport Martre « Intelligence économique et stratégie des entreprises », Commissariat Général au Plan, La Documentation Française, 1994

6 ROUSSEAU, E. BOUCHAUD, N. « La création du SISSE, nouveau chapitre dans l’histoire mouvementée de l’État et de l’intelligence économique », Portail de l’intelligence économique, 2016

7 VRIGNAUD, N. « Nous risquons de subir une nouvelle vague de désindustrialisation – entretien avec Anaïs Voy-Gillis », Le Vent Se Lève, septembre 2020

8 Note d’ouverture n°2, « Produits vitaux et secteurs stratégiques : comment garantir notre indépendance ? », Haut-Commissariat au Plan, décembre 2020

9 DE CALIGNON, G. « L’intérêt d’un retour du Commissariat au Plan fait débat », Les Echos, août 2020

10 Collectif. « Ce que doit faire le nouveau Haut-Commissariat au Plan », Les Echos, septembre 2020

11 SICARD, C. «  François Bayrou : un Commissaire au Plan en apesanteur ? », Contrepoints, janvier 2021

De Gaulle, entre mémoire et espoir : À propos de la biographie de Julian Jackson

https://www.flickr.com/photos/archivesmontreal/8426412433
Le général de Gaulle au balcon de l’hôtel ville de Montréal, 24 juillet 1967. © Archives de la ville de Montréal.

À 50 ans de la disparition du premier président de la Ve République, il revient à Julian Jackson, chercheur à la Queen Mary University, de créer l’événement dans l’historiographie politique française, et dans un débat public plus que jamais agité par le nom de De Gaulle. L’occasion d’une réflexion apaisée sur le Général.


Au-delà de la boutade, cette biographie[1] britannique, signée par un universitaire qui n’a rien d’un dilettante ni d’un nostalgique, constitue en effet un événement, ne serait-ce qu’au titre de l’audience qu’elle trouve dans l’hexagone. Il s’agit, à notre connaissance, de la première recherche d’ampleur sur le Général produite par un étranger à être rapidement adoptée et légitimée par un prestigieux appareil éditorial. Les éditions du Seuil en ont déjà émis plusieurs tirages, dont un dernier, tout récemment, dans un luxueux format relié. Avec les commémorations à venir de la naissance (1890), de la mort (1970) de de Gaulle et du 18 juin (1940), l’année 2020 s’annonçait (n’eût été le COVID…) comme une cuvée « gaullienne » comme on n’en a pas vu depuis au moins 1990. Cette actualité mémorielle ne peut que faire gagner en autorité le travail de Julian Jackson, posté de fait en première ligne parmi les références nouvelles sur de Gaulle. Après les nombreux débats indigènes qu’a suscité l’historiographie gaullienne – des débats parfois dégradés en polémiques chargées d’affects et de querelles issus des après-guerre (mondiale ou d’Algérie) – on peut se réjouir qu’apparaisse, dans un contexte apparemment plus apaisé, un regard enfin dépris des crispations proprement françaises sur ces questions. Sauf à penser que ce sont les Britanniques, Brexit aidant, qui, dans l’intervalle, ont tendu à devenir « gaulliens » à leur tour ?

Il ne faudrait pourtant pas prêter trop de sérieux méthodologique à l’idée qui veut que tout étranger aurait forcément à dire des choses plus déprises ou plus exactes que les Français à propos d’eux-mêmes, ou a fortiori d’une figure nationale comme le Général de Gaulle (ce serait bien le diable, quand on y pense, si après sa mythification, c’était encore à Londres que devait s’opérer la démythification du Général…). Pas plus que l’enracinement du regard indigène, l’hygiène d’un regard étranger ne garantit rien : par exemple, on pourrait douter qu’un historien américain (qu’il soit démocrate ou conservateur, peu importe) eût saisi toutes les dimensions et toutes les motivations d’un personnage comme de Gaulle. Comment interpréter en effet, d’un point de vue américain, l’idée gaullienne de « grandeur » autrement que comme une expression d’arrogance anachronique, d’impuissance, ou simplement comme un délire ? (ce fut d’ailleurs, comme nous l’apprend Jackson, l’herméneutique favorite de l’essentiel des diplomates et présidents US, de 1940 à 1969, à l’exception, peut-être, de Richard Nixon). Malheureusement, on voit mal un historien d’outre-Atlantique venir nous démentir, puisque aucun jusqu’ici n’a abordé le sujet – ce qui constitue sans doute déjà un début d’indice.

En l’espèce, c’est pour des raisons bien précises, et non par principe, que le livre de Julian Jackson intervient de façon heureuse et pertinente dans une discussion hexagonale qui a longtemps ricoché entre historiens de gauche (Jean Lacouture) et de droite (Éric Roussel), jusqu’à se cristalliser autour d’une poignée de querelles emblématiques, dont les positions respectives ont fini par tracer, un peu trop prévisiblement, les frontières politiques entre exégètes. Parmi ces questions, citons-en quelques-unes, en vrac : de Gaulle, par sa culture familiale et sa formation militaire, se sentait-il plus proche de l’extrême droite d’Action française ou du paternalisme chrétien ? Ses relations avec Pétain durant les années 1920 et 1930 furent-elles aussi « filiales » qu’on l’a (psych)analysé ? Son retour au pouvoir de mai 1958 procéda-t-il d’un coup d’État, et, si oui, jusqu’où fut-il programmé par de Gaulle lui-même ? À ces trois questions topiques, mais aussi à beaucoup d’autres, Julian Jackson apporte régulièrement des réponses convaincantes, des actualisations documentaires, et à chaque fois des problématisations précieuses et une synthèse des interprétations antérieures.

Rénovateur plus qu’innovant par sa démarche, l’historien semble néanmoins vouloir pousser son avantage d’« anglo-saxon » (comme disait de Gaulle) par des recours très nombreux aux archives diplomatiques, principalement anglaises et américaines (lesquelles incluent aussi les témoignages – souvent hostiles – de Français d’Amérique comme Jean Monnet, Jacques Maritain ou Saint-John Perse) – mais aussi, plus sporadiquement, ouest-allemandes, soviétiques et d’Europe de l’Est. Cette ouverture, qu’ébauchait en partie la biographie d’Éric Roussel, s’approfondit ici en système. Par ses notations régulières sur l’humeur des décideurs du temps vis-à-vis de de Gaulle, le livre devient une sorte de petit répertoire imagologique, déployant une histoire du spectacle de la geste gaullienne devant le monde. L’on peut y suivre, trente années durant, et comme un véritable fil conducteur, les réactions tantôt consternées, tantôt sceptiques, tantôt admiratives, des ministres ou diplomates étrangers, éberlués qu’ils sont par les incessants coups de force, de bluff, de théâtre, de boutoir ou de menton du Général. En insistant sur cette perception de l’étranger, Jackson nous livre le secret de la place singulière qu’a pu se tailler la République gaullienne dans le concert international : incommensurable – on l’a souvent dit – à la puissance réelle d’une France désormais déclassée, cette place avait été exhaussée, et comme « surdimensionnée » par le mélange d’habileté et de légitimité que représentait, seul, le Général.

Il entrait en effet, dans ce que de Gaulle nommait lui-même sa « politique de la grandeur » (et qui frôla parfois le théâtre d’autosatisfaction, comme à Montréal ou à Phnom Penh), une discipline étudiée de l’action, digne d’un Prince machiavélien au carré : dans sa politique extérieure, toute sa légitimité historique était requise pour porter à bout de bras une parole dont ses alliés, la plupart du temps, auraient très bien pu se passer ; à l’intérieur des frontières, cette même légitimité avait dû se traduire dans le pacte social et les institutions du temps de paix, être affirmée contre le « système des partis » au moyen de retours fréquents au peuple, au sein d’un régime à la fois personnel et démocratique. Si cette dernière contrainte ne se posait pas dans la Florence de Machiavel et qu’elle n’aurait pas non plus embarrassé les « Princes » totalitaires du XXe siècle, elle traçait, dans le cas de de Gaulle, une ligne de crête essentielle : l’instauration d’un régime autoritaire aurait à tous les coups condamné le Français libre de 1940 devant l’Histoire.

À partir du regard de ses interlocuteurs et adversaires, le livre rend remarquablement compte de la gymnastique politique qu’impliquait de tenir une position aussi constamment instable, requérant d’infinies variations d’ethos, des mises en scène, des feintes, des déplacements tactiques qui faisaient le quotidien de ce Prince national-républicain. Parmi les nombreux témoignages apportés par le livre, celui d’un diplomate du Foreign Office britannique (en 1962) est éloquent :

« Il est le Gouvernement français. Mes collaborateurs et moi-même passons notre temps à rassembler et à analyser les informations que nous pouvons glaner sur son état d’esprit. L’opinion publique, les journalistes, les officiels et les ministres nous offrent diverses interprétations. Ils doivent, comme nous, intuitivement deviner ce qu’il va faire ou penser. Il est le sujet d’anecdotes, de plaisanteries et de conversations infinies. C’est ce qu’il souhaite. Il croit dans le mystère. Même certaines des citations qu’on lui attribue sont apocryphes. Il ne possède pas les vertus chrétiennes de la compassion et de l’humilité. Il est intolérant, sans scrupule, vindicatif ; il n’est ni généreux, ni reconnaissant, pourtant il est servi avec une grande loyauté par des hommes compétents et honnêtes. Quand il le veut, il exerce une fascination et un charme extraordinaires. Une partie de ce charme vient de ses manières et de son apparence surannée, dont il sait jouer pour séduire. Il a un sens du style infaillible. Il est sans merci dans ses jugements. »

https://www.seuil.com/ouvrage/de-gaulle-julian-jackson/9782021396317
De Gaulle. Une certaine idée de la France. Julian Jackson, éditions du Seuil.

Pour autant, l’intérêt heuristique qu’il donne à l’histoire des impressions laissées par de Gaulle à ses contemporains ne conduit pas Julian Jackson à s’en tenir complaisamment au mythe alimenté de mystère entretenu par les scénographies et les déplacements incessants du Général. Au contraire : l’autre mérite de sa biographie est son effort pour cerner sans complaisance, au plus près des archives, la personnalité de ce personnage historique conscient de son rôle et ayant choisi, pour l’assumer, de se livrer à une constante représentation du pouvoir qu’il incarnait. Bien sûr, rien n’est oublié du folklore discursif et lexical que le Président avait si bien su disposer autour de lui à destination de la postérité, ces quarteron, cabri, chienlit, bambocher et autres volapük intégré qui firent de de Gaulle le sauveur de mots rares et d’archaïsmes autant que de la France. Jackson contextualise soigneusement l’impact de ces éléments de discours et moments de grâce. Il en dégage surtout la fonction politique exorbitante de la parole gaullienne, sans totémiser ces marques qui préfiguraient aussi la communication. De même, on lui sait gré de n’avoir pas donné une importance excessive aux verbatims d’Alain Peyrefitte. Psalmodié comme une Bible par les nostalgiques, son C’était de Gaulle est souvent trop savoureux pour éclairer en profondeur la pensée ou les déterminations du président.

D’un éclairage plus troublant et moins attendu, en revanche, sont les nombreux passages du livre qui nous font mesurer la dérangeante froideur, voire l’inhumanité dont était capable le personnage, à un point que le sens de l’État ne suffit pas toujours à justifier. Les pages qui montrent de Gaulle pressé d’imposer sa légitimité dans la France libérée, rudoyant les partisans qui l’avaient attendu des années, renvoyant manu militari dans leur pays des combattants étrangers venus à la résistance, font réellement peine à lire. Plus tard, le Président gardera l’habitude de se montrer odieux vis-à-vis d’irréprochables fidèles, comme Michel Debré et Jacques Soustelle. Julian Jackson, volontiers béhavioriste, tient à hasarder l’hypothèse que de Gaulle ne respectait que ceux qui lui résistaient. On ne cherchera pas à résoudre cette contradiction qui pourrait, somme toute, être tout simplement portée au débit du grand homme. Seule peut-être le rachète la complicité qu’il était capable d’entretenir avec Anne, sa fille trisomique morte à vingt ans.

Le livre n’est pas sans laisser quelques zones d’ombre historiographiques. La principale à notre sens est le peu de relief qu’il donne au Parti communiste français, réduit le plus souvent à une instance monolithique, masse sombre toute d’adversité qui ne semble presque jamais entrer en dialectique ou en connivence avec le parcours du Général. Les relations de non-agression concertée, voire de soutien épisodique entre de Gaulle et le PCF sont liquidées en quelques phrases, notamment pour signaler le soutien à bas bruit apporté par certains communistes au nouveau régime ou à ses référendums. Les conditions de construction de la sécurité sociale à la Libération (qui n’aboutira, il est vrai, qu’après la démission du Général) ne sont pas évoquées par Jackson. Tout juste y apprend-t-on que de Gaulle, qui avait lu à Londres le rapport Beveridge, était soucieux de conjuguer « sécurité sociale » et « sécurité nationale ». Dans cet esprit, on aurait aussi aimé en savoir plus sur la « participation », cette formule originale de société censée refondre étatisme et corporatisme pour traduire le souci gaullien d’une réorganisation des rapports entre capital et travail. Jackson nous la représente comme une idéalité gazeuse, presque incompréhensible, et s’attarde surtout sur la perplexité qu’elle suscite chez les membres du gouvernement. Dans un ouvrage récent (De Gaulle 1969, l’autre révolution, Perrin, 2019), Arnaud Teyssier a pourtant bien démontré que la participation n’avait rien d’une idée désinvolte, d’une bouteille lancée au crépuscule dans le débat. Enfin, concernant l’épisode de Baden-Baden, rien n’est dit du scénario – par ailleurs contestable – d’un de Gaulle partant s’assurer d’un éventuel soutien soviétique pour faire face à la grève générale. Au final, il semble bien que Jackson ait pris le parti de répudier par le silence l’ensemble des pistes historiographiques touchant à ce qu’on a appelé le « gaullo-communisme », et qui comportait deux dimensions. D’abord une rencontre d’intérêts manifestes, pragmatique, articulant politique intérieure et géopolitique : le PCF, en tant que parti national de la classe ouvrière après 1945 (quand Thorez rentre de Russie, il n’appelle pas à faire la révolution, mais à se retrousser les manches pour reconstruire le pays), a pu être « gaullien » à ses heures, de même que le gaullisme, tempéré par l’acceptation (relative) de la sécurité sociale en tant qu’héritage, et par un indépendantisme qui n’hésitait pas à recourir à la Russie ou à la Chine, a souvent donné des satisfactions au PCF. Ensuite, une alliance implicite et de revers contre l’establishment représenté par le parlementarisme de la IVe République – assimilé par de Gaulle au « système des partis » et par les communistes à la « démocratie formelle ». Or, on peut penser que cette hypothèse historiographique, même si elle a été opportunément exagérée ou instrumentalisée a posteriori, parfois pour être exaltée (chez les « souverainistes »), parfois pour être condamnée (chez les libéraux ou atlantistes), méritait à tout le moins d’être problématisée à nouveaux frais.

Une réflexion plus personnelle, enfin. Ce que ne parvient pas – et ne cherche d’ailleurs pas – à démentir cette toute récente biographie, c’est l’irréductible exemplarité de de Gaulle, personnalité historique qu’il n’est pas difficile d’admirer les yeux grands ouverts, sans rien abdiquer, par ailleurs, de ses idées politiques et de l’usage de sa raison critique. De la geste du premier des Résistants à l’habileté du fondateur de la Ve République, cette vie s’écrivant dans le siècle continue d’impressionner par l’incroyable justesse de ses positionnements successifs, qui la voient articuler, sur le temps long, la restauration matérielle et symbolique d’un pays avec un pragmatisme et une responsabilité que l’on souligne trop rarement. Lorsqu’on mesure a posteriori les déplacements stratégiques de de Gaulle, l’on est frappé par la constance d’un devoir devant l’adversité, sachant changer de cap, prenant des chemins de traverse, faisant des concessions, mais ne variant jamais d’objectifs. Dans ce destin historique, élans politiques et horizon mystique, éthique de conviction et éthique de responsabilité, mensonge romantique et romanesque de la realpolitik composent un tableau souvent déchirant, mais dont l’équilibre, rétrospectivement, impose une singulière cohérence. Le pays dont il se faisait « une certaine idée », de Gaulle l’a restauré dans une « grandeur » que celui-ci ne pouvait plus décemment espérer, tout en y rétablissant la démocratie, scandée d’élections en referendums, jusqu’à son départ volontaire de 1969. Il s’est gardé de poursuivre les chimères impraticables de son XIXe siècle de naissance (césarisme, racialisme, colonialisme, mais aussi « rêve européen », saint-simonisme, technocratie et libéralisme supranational), et les libertés publiques n’eurent pas à pâtir de sa haute ambition pour l’État-nation, dans cette France des Trente Glorieuses où s’exprimaient et vitupéraient à loisir les Sartre, les Revel, les Servan-Schreiber, les Tixier-Vignancour. En cela, de Gaulle vaut mieux que Napoléon, car l’on ne saurait dire de l’un ce que concluait l’historien Jacques Bainville à propos de l’autre : « sauf pour la gloire, sauf pour l’« art », il eût probablement mieux valu qu’il n’eût pas existé[2] ». C’est ici que le Général gagne vraiment son éternité : dans sa capacité à demeurer aussi imposant que nécessaire dans l’histoire de France. L’antonomase vaut ce qu’elle vaut, mais on pourrait dire que pour réconcilier l’autorité et la révolte, il fut une sorte de Napoléon à qui Jeanne d’Arc tirerait constamment la bride pour le garder de consumer son pays dans son destin personnel.

Sans méconnaître les hésitations, les ratages ou les dérapages inévitables d’une vie publique aussi longue dans un pays tout à reconstruire (démission de 1946 et fondation du RPF, vrai faux putsch de mai 1958, néo-colonialisme en Afrique, atermoiements algériens, coups d’éclat stériles en politique extérieure après 1966, échec à imposer l’idée-force de « participation » – pour n’en citer que quelques-uns), de Gaulle semble résister à l’analyse historique et politique à la façon d’un « petit miracle », d’un unicum (en termes universitaires, on dirait un « cas limite »). Dans son parcours et dans son bilan persiste de quoi dérouter le chercheur en sciences humaines, l’historiographe, le sociologue critique d’aujourd’hui. Déjà en son temps, les « déconstructeurs » les plus méthodiques de l’héritage gaullien ne furent pas bourdieusiens, mais d’extrême droite, et affectèrent une « objectivation critique » qu’on ne leur soupçonnait pas contre celui qui a le mieux ridiculisé leur ressentiment national. À l’autre extrémité du spectre politique, les marxistes ont eux aussi éprouvé de grandes difficultés à banaliser les motivations indéniablement « non-marchandes » et la farouche indépendance qui animaient ce militaire de la moyenne bourgeoisie française : leur théorie, forgée pour la circonstance, du « capitalisme monopoliste d’État » n’a pas fait long feu dans les discours universitaires, pas plus que dans les débats politiques à propos de de Gaulle.

On épiloguerait sans fin pour expliquer la possibilité même d’un de Gaulle. La question pourrait en soi faire l’objet d’un paradoxe, voire d’un essai « d’histoire-problème » à l’ancienne, présupposant qu’aucune théorie systémique singulière ne pourrait le résoudre de façon vraiment satisfaisante. Sauf, peut-être, à faire admettre à chacun de ces « logiciels » l’irréductibilité de certains hommes à leur parcours ; leur faire admettre, par exemple, qu’il existe certains habitus « sublimés » par-delà les possibles et les attentes ordinaires, certaines volontés mieux déterminées que leurs déterminations, des « vies intérieures » assez fortes pour rester insensibles à certaines aliénations et reprogrammer leur destinée manifeste. Les idiosyncrasies qui le prédisposaient, les héritages qui l’obligeaient, de Gaulle est à l’évidence parvenu à s’en faire un devoir d’une nature supérieure, quand d’autres que lui, confrontés aux mêmes circonstances, seraient restés des militaires ou des politiciens bourgeois anonymes, voire même des tyrans. N’en déplaise à ceux qui hurlent au malentendu historique et recyclent l’hypothèse du dictateur refoulé, il faut se rendre à l’évidence : le Général n’aura été ni Pétain, ni Giraud, ni Franco, et son souvenir continue logiquement de triompher des uns et des autres – et de tant d’autres venus après lui… Ce fait ratifié par la mémoire, somme toute assez rare dans le paysage historique, comporte aussi une part de mystère qu’il faut accepter.

Échappant aux fourches caudines sociologiques, inobjectivable par les seules théories du discours ou de la société médiatique, l’empreinte vaguement « mystique » laissée par la trajectoire gaullienne gagnerait, à tout prendre, à être approchée dans le voisinage d’une philosophie de l’événement comme celle d’Alain Badiou (et même si – ironie cruelle ! – celui-ci accuserait sans doute celui-là d’avoir « tué » l’événement de sa jeunesse) : de Gaulle incarnerait l’homme qui s’est tenu dans un lieu qui n’est d’aucuns et de tous les lieux en même temps, et dont l’action d’exception demeure, par-là même, non-reproductible[3]. Non-reproductible, peut-être, mais inspirante ? Comment en effet ne pas être frappé par la capacité de ce « revenant capital » à fédérer des demandes et stimuler des perspectives dans le débat français ? La mauvaise conscience qu’il évoque, les appels continuels à son exemple, les spéculations sur ce qu’il aurait dit ou fait si seulement… : tout indique que le « gaullisme », souvent comme couverture idéologique, parfois comme pastiche prêt à l’emploi, et parfois (dans le meilleur des cas) comme « signifiant vide », n’en finit pas de hanter discours et stratégies politiques. C’est ce sentiment difficile à définir, oscillant entre mémoire archivée et levier d’espérance, qu’a voulu rendre Régis Debray dans l’essai À demain de Gaulle, publié lors des commémorations de 1990. Révisant son antigaullisme de jeunesse, le philosophe y écrit du Général-Président ce que personne, de toute évidence, n’écrira jamais de ses adversaires Mitterrand ou Cohn-Bendit : « Il est réconfortant d’imaginer qu’il a été vivant au milieu de nous. Son nom seul servira longtemps de gomme à effacer la médiocrité[4] ».

 

[1] Julian Jackson, De Gaulle, une certaine idée de la France, Paris, Seuil, 2019.

[2] Jacques Bainville, Napoléon, Paris, Gallimard, « Tel », 2012, p. 608.

[3] Pour ses précisions sur Badiou et l’événement, nous remercions Soheil Ghanbari Matin, de l’Université de Liège.

[4] Cité par Julian Jackson, p. 836.

Vers l’union des droites ?

Si l’on a beaucoup parlé de l’enfoncement du Parti socialiste et de la gauche par Emmanuel Macron et sa République en Marche, il semble que l’on n’a pas encore pris la mesure de l’abattement de la droite et de l’extrême-droite suite à une campagne qu’on leur prédisait victorieuse et qui débouche sur un fiasco, entre le naufrage de la campagne de François Fillon minée par les affaires et un débat de second tour désastreux qui a sérieusement entamé la crédibilité de Marine Le Pen. Bien que Les Républicains soient forts du premier groupe d’opposition à l’Assemblée Nationale et que Marine Le Pen ait pour elle les 10 millions de voix obtenues au second tour de la présidentielle, la crise d’idées et de légitimité qui atteint les forces traditionnelles de l’échiquier politique touche les droites aussi profondément que la gauche. Dos au mur et peinant dorénavant à imposer leurs thématiques dans le débat public, les différentes tendances de la droite se voient dans l’obligation de reconsidérer les rapports qu’elles entretiennent entre elles, menant certains analystes à imaginer un rapprochement en forme de planche de salut au moment où l’orbe macronien menace de les satelliser à leur tour…


Depuis les travaux de l’historien René Rémond, on a pour habitude d’analyser la droite française comme un ensemble hétéroclite issu du rejet de la révolution de 1789 et de son second mouvement radical de 1793. Dans son ouvrage Les Droites en France paru en 1954, Rémond propose en effet une typologie donnant naissance à trois courants au sein de la droite française : un courant légitimiste ultra-royaliste et réactionnaire, totalement opposé aux principes de 1789 ; un courant orléaniste originellement royaliste modéré car reconnaissant l’héritage libéral et parlementaire de la Révolution ; et enfin un courant bonapartiste prompt à mettre en avant la figure d’un chef en lien direct avec la masse du peuple et au dessus d’institutions jugées illégitimes. Ces trois courants sont présents dans la vie politique française depuis le XIXe siècle qui les a vu se structurer, avec leurs fortunes diverses, leurs rivalités tournant parfois à l’affrontement ouvert, mais aussi leurs moments de rapprochement, notamment, aux marges les plus radicales de cette droite multipolaire, lorsqu’il s’agit de s’attaquer à un régime républicain souvent instable. Cependant, avec la chute du régime de Vichy en 1944, dont elle fut un appui autant matériel que moral, et la victoire d’une Résistance majoritairement associée à la gauche et au Parti Communiste, la droite française va devoir durablement se réinventer, posant la question de la convergence entre ses différentes familles.

“Avec la chute du régime de Vichy en 1944, dont elle fut un appui autant matériel que moral, et la victoire d’une Résistance majoritairement associée à la gauche et au Parti Communiste, la droite française va devoir durablement se réinventer, posant la question de la convergence entre ses différentes familles.”

Dans les années d’après-guerre, cette rénovation va passer d’un côté par la recherche d’une « troisième voie » d’inspiration démocrate-chrétienne, entre capitalisme et socialisme et se réclamant d’un esprit de la Résistance au dessus des étiquettes gauche-droite, et d’un autre par la recomposition d’organisations de défense des intérêts industriels et agricoles opposés à l’émergence de l’Etat-providence et souvent directement issues de Vichy. Héritier assez ingrat de ces deux tendances en maturation, le gaullisme va cependant durablement faire oublier la question de l’unité de celles-ci, sous l’ombre persistante du Général et ce jusqu’au milieu des années 70. Le départ de De Gaulle dans la foulée des événements de mai 1968 et du référendum perdu de 1969, sonne en effet comme un nouveau traumatisme pour une droite peu habituée aux remises en question depuis son retour en force une décennie auparavant, d’autant qu’une part non négligeable de cette droite porte une responsabilité dans l’échec du gaullisme. Après avoir favorisé son retour au pouvoir, les tendances de la droite opposées à l’interventionnisme économique comme à la suspension de la construction européenne prônés par de Gaulle et ne lui pardonnant pas la fin de l’Algérie française, avaient en effet fini par tuer le père.  

Manifestation du 30 mai 1968, baroud d’honneur du gaullisme

A ce traumatisme durable va s’ajouter une impitoyable guerre entre « barons du gaullisme », guerre qui va s’intensifier avec la disparition de Georges Pompidou en 1974 au cœur d’un mandat que celui-ci avait voulu réparateur et modernisateur pour sa famille politique suite à la crise de mai 68. Incarné par le projet de Nouvelle Société du Premier ministre Jacques Chaban-Delmas, ce programme de réformes sera jugé trop progressiste et sabordé par les opposants personnels et politiques de Chaban dont les ambitions présidentielles seront sabordées par l’ancien protégé de Pompidou, Jacques Chirac, marquant ainsi le définitif ancrage à droite de ce qui sera qualifié par la suite de néo-gaullisme. 

A la mort de Pompidou c’est donc une droite désunie, en panne d’idées et de leadership qui parvient tout de même à une certaine alliance afin d’amener de justesse au pouvoir Valéry Giscard d’Estaing face à la gauche unie autour du programme commun. Cependant, l’attelage conduit par VGE mène une politique « libérale avancée » selon ses propres termes, qui ne manque pas de heurter ses alliés, le premier d’entre eux étant son propre Premier ministre Jacques Chirac. Ce dernier finira par démissionner avec fracas en 1976, afin de créer le Rassemblement Pour la République (RPR), parti devant refonder le gaullisme autour d’un « travaillisme à la française », opposé à la gauche constituée des partis socialiste et communiste, comme au centrisme giscardien, qui se structure lui au sein de l’Union pour la Démocratie Française (UDF). 

C’est au milieu des années 1970, dans cette opposition d’hommes et d’appareils toujours plus forte, qui conduira en partie à la défaite de 1981 et l’arrivée au pouvoir de la gauche, que va venir s’insérer un nouveau paramètre que la droite ne pourra pas ignorer : la réémergence de l’extrême droite. Voulant combattre la grande vitalité de la gauche et de ses différentes tendances au sein de la société française, celle ci sort de l’ombre dans laquelle elle se tenait depuis plusieurs décennies afin de se restructurer dans différentes organisations et groupuscules comme Ordre Nouveau ou le Groupe Union Défense (GUD), majoritairement composés d’étudiants. Elle ne néglige pas non plus le combat culturel d’inspiration maurrassienne et clairement orienté vers la défense d’un néo-fascisme paneuropéen qualifié de Nouvelle droite, au sein de revues comme Éléments ou de groupes comme le GRECE d’Alain de Benoist et Dominique Venner, et le Club de l’horloge d’Henry de Lesquen. 

En parallèle de ces initiatives visant à abattre les murs la séparant de la droite traditionnelle et gaulliste, cette extrême droite parvient à rassembler ses diverses composantes au sein d’un parti crée en 1972 : le Front national.

“Homme de choc, bateleur habitué des déclarations polémiques plus que des débats idéologiques et sachant jouer des médias, Le Pen va parvenir en quelques années à fédérer autour de sa personne toute sa famille politique et à dépasser les mauvais résultats électoraux originels pour réaliser de nombreuses percées.”

A sa tête, Jean-Marie Le Pen, ancien député poujadiste et animateur des comités de soutien à la candidature présidentielle de Jean-Louis Tixier-Vignancour en 1965, finira par prendre un contrôle total sur le parti après de longs affrontements internes. Homme de choc, bateleur habitué des déclarations polémiques plus que des débats idéologiques et sachant jouer des médias, Le Pen va parvenir en quelques années à fédérer autour de sa personne toute sa famille politique et à dépasser les mauvais résultats électoraux originels pour réaliser de nombreuses percées. Défendant une ligne assez peu construite mais à la fois marquée par le néo-libéralisme économique en vogue parmi les droites mondiales et la défense d’une identité supposément menacée par l’immigration, le FN réussit ainsi à s’implanter durablement dans le paysage politique français, finissant par décrocher 35 députés lors des législatives de 1986 qui marquent la victoire de la droite et son retour au pouvoir via la cohabitation. 

Cependant, cette victoire de la droite UDF-RPR reste inconfortable, tant elle détonne dans une société française désormais marquée par une culture progressiste qui lui est hostile. Par ailleurs, elle la place en porte à faux vis-à-vis de ce nouveau venu turbulent qu’est le FN, qui attire à lui de plus en plus de convertis issus de ses rangs. Achevant de se débarrasser de ses vieux habits gaullistes, le RPR chiraquien n’hésite plus alors à s’aligner sur les canons du conservatisme libéral, sous l’influence des travaux d’un club de réflexion fondé par Alain Juppé, le Club 89, lui-même proche du Club de l’horloge. Chirac multiplie ainsi les appels du pied vis à vis du nouvel électorat frontiste, par la mise en place d’une politique migratoire essentiellement répressive. Si cette réorientation est payante et permet au RPR de devenir le principal parti de la droite, elle n’est pas suffisante pour éviter une cinglante défaite face au PS à la présidentielle de 1988, faute selon certains de n’être pas parvenu à s’accorder avec le FN malgré le fond idéologique qui semblait dorénavant les lier. 

A la tête du RPR, le duo Chirac-Juppé incarne l’ancrage à droite du néo-gaullisme (©Wikimedia Commons)

“L’année 1998 marque ainsi un tournant : le RPR, affaibli par le succès de la gauche plurielle au pouvoir depuis 1997, est prêt à briser le tabou de l’alliance avec le FN après avoir repris ses mots dans son programme de 1990.”

C’est ainsi que va progressivement s’établir, entre les arcanes du pouvoir et la lumière des assemblées, une nette possibilité de convergence des droites aux niveaux locaux comme nationaux, sous l’effet conjoint de l’essoufflement de la gauche et de l’émiettement des appareils politiques du RPR et du FN, traversés par de nouveaux affrontements de tendances exploités par ceux qui veulent cette alliance. L’année 1998 marque ainsi un tournant: le RPR, affaibli par le succès de la gauche plurielle au pouvoir depuis 1997, est prêt à briser le tabou de l’alliance avec le FN après avoir repris ses mots dans son programme de 1990. Cependant, cette stratégie d’alliance ne durera que le temps de mémorables élections régionales, la reprise en main des états majors sur leurs bases empêchant une alliance durable. Au FN, ce retour à la normale conduira finalement à une scission d’ampleur provoquée par Bruno Mégret, partisan précoce d’une « dédiabolisation » du parti.

Le « cordon sanitaire » ainsi rétabli, les deux formations vont continuer leur chemin chacune de leur côté, jusqu’à s’affronter lors d’un second tour surprise à l’occasion de l’élection présidentielle de 2002 entre Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen. Le raz de marée anti-Le Pen, permettant à un Chirac devenu bien malgré lui le premier antifasciste de France de se maintenir à la présidence de la République, ne manqua pas d’approfondir de nouveau l’antagonisme entre extrême-droite et droite traditionnelle. Celle-ci cherche alors à se relancer dans la foulée de cette présidentielle par la création de l’Union pour un Mouvement Populaire (UMP), dont Nicolas Sarkozy prend la tête en 2004, inaugurant ainsi un nouveau courant politique : le sarkozysme.

“Nicolas Sarkozy réussit à comprendre les craintes d’une partie du « petit peuple de droite » comme de la petite et grande bourgeoisie et restructure les clivages autour des axes de l’immigration et de la mondialisation.”

Le 19 juin 2005, un garçon de 11 ans, Sidi-Ahmed Hammache, est tué devant chez lui à la Courneuve par deux balles perdues, dans la cité des 4000. Dès le lendemain, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, se rend sur place. Après avoir rencontré la famille de la victime, celui-ci promet alors de nettoyer, « au sens propre comme au sens figuré », la cité des 4000 dans laquelle les faits ont eu lieu. Dix jours plus tard, il réitère ses propos et emploie l’expression « nettoyer au kärcher ». Ces déclarations enflamment le débat politique, résonnant comme une provocation sécuritaire voire raciste à gauche, tandis qu’elles créent une forte attente à droite. Nicolas Sarkozy l’a compris: pour gagner, il lui faut être présent sur les thématiques sécuritaires et identitaires qui, dans un monde où les frontières s’affirment de moins en moins entre les nations et de plus en plus en leur sein, figurent plus que jamais parmi les principales préoccupations du « peuple de droite ». 

Le sarkozysme crée ainsi une nouvelle donne politique en instaurant de nouveaux clivages que le consensus mou du chiraquisme avait en partie effacé. Les flux migratoires crispent un nombre grandissant de citoyens, alors même que le refus net du Front National en 2002 pouvait être perçu comme la victoire définitive d’une volonté de société plus ouverte, tolérante et européenne. La société se clive de plus en plus entre les partisans d’une immigration largement restreinte et ceux pour lesquels cette dernière n’est pas un problème, entre ceux qui perçoivent la mondialisation comme une violence et ceux qui l’accueillent comme heureuse. Nicolas Sarkozy réussit à comprendre les craintes d’une partie du « petit peuple de droite » comme de la petite et grande bourgeoisie et va guider le débat vers une restructuration des clivages sur les axes préalablement abordés. Cette stratégie se verra également renforcée par la présence de Patrick Buisson dans l’entourage de Nicolas Sarkozy, ce dernier prenant toujours, ou presque, en compte les conseils de l’ancien sympathisant de l’Action française et ex-journaliste de Minute, dont l’influence se fera ressentir notamment lors de la création d’un « Ministère de l’Identité Nationale ». 

Le sarkozysme, une rupture discursive profonde au sein de la droite française (©Wikimedia Commons)

Bien que l’action concrète de Nicolas Sarkozy ne se soit pas toujours inscrite dans cette optique, ses discours, celui de Grenoble pour ne citer que lui, dénotent une volonté de maintenir un cap très à droite en terme de communication. Il comprend bien qu’un revirement moins identitaire et sécuritaire serait perçu comme une trahison par son électorat et notamment les classes populaires qui le constituent, et qui sont susceptibles de voter sans scrupules aucun pour le Front national : en 2002, déjà, lors du second tour, 24% des ouvriers avaient voté pour Jean-Marie Le Pen, un score au-dessus de sa moyenne nationale. Bien que certaines analyses aient grossi le trait, il existe depuis lors un réel basculement d’une partie des classes populaires vers ce vote, la « ligne Philippot » en étant l’une des manifestations : lors du second tour de l’élection présidentielle de 2017, ce sont 56,8% des ouvriers qui voteront pour Marine Le Pen. Face au « siphonnage » de son électorat populaire par le Front national et au risque de décrochage, la droite décide de reprendre certaines de ses stratégies de brouillage des pistes utilisées dans les décennies précédentes.

Ainsi, si des personnalités au sein des Républicains peuvent être exclues pour avoir apporté leur soutien à Emmanuel Macron et souhaité un rapprochement entre les deux partis, ceux qui comme Thierry Mariani prônent un rapprochement avec le Front national ne seront jamais inquiétés. Les tentations d’alliances avec l’extrême droite sont nombreuses et d’aucuns voudraient que « les digues sautent » une fois pour toutes. Le programme RPR-UDF de 1990 et les alliances locales des années qui ont suivi, ont ainsi posé les bases d’un tel rapprochement et d’une telle orientation, sur laquelle la droite institutionnelle se déchire-notamment autour de la question européenne, du libéralisme et de la mondialisation. À l’heure où la social-démocratie traditionnelle va de plus en plus à droite et s’est même muée en parti de centre-droit avec En Marche, le « piège Macron » se referme sur la droite institutionnelle : alors qu’en son sein certains souhaiteraient se rallier au pouvoir en place, LR n’est pas capable de leur apporter une réponse satisfaisante tandis que coupée de ses alliés historiques du centre, la droite ne peut donc aller qu’en se droitisant. Mais tant qu’elle n’aura pas concrétisé l’union des droites, la clarification politique se verra repoussée sine die.

Toutefois, cette clarification pourrait arriver plus vite que prévu, alors que se prépare dans les coulisses le retour de Marion Maréchal Le Pen et que le parti de sa tante s’effondre lentement depuis l’échec de l’élection présidentielle et le débat raté. À l’heure où le Rassemblement National (RN, ex-FN) est plongé dans une certaine léthargie du fait des affaires politico-financières et du départ de la tendance philippotiste, son retour pourrait constituer une occasion pour la droite nationaliste d’enfin clarifier sa situation vis-à-vis de la droite institutionnelle et de mettre au point un programme qui ne soit pas aussi hétéroclite que le programme de feu le Front national. Dans une étude d’opinion Ifop du 1er juin, ses électeurs souhaitaient d’ailleurs à 82% voir Marion Maréchal Le Pen être candidate lors de la prochaine élection présidentielle. Libérale, conservatrice et identitaire, elle pourrait sans nul doute compter sur une partie de l’électorat de droite traditionnelle, qui a également voté pour un programme très dur porté par François Fillon en 2017. On peut supputer alors que l’union des droites se ferait plus facilement autour de sa figure qu’autour de celle d’un Laurent Wauquiez affaibli, qui peine à ressusciter les derniers feux du sarkozysme et de La Manif Pour Tous face à la fraction plus modérée des Républicains. 

Le retour à la vie politique de Marion Maréchal-Le Pen suscite de nombreuses attentes parmi la jeune génération de droite (©Wikimedia Commons)

A ce titre, la récente création de l’Institut de Sciences Sociales Economiques et Politiques à Lyon, est révélatrice de cette stratégie de séduction et de construction idéologique d’une nouvelle génération de cadres de droite poursuivie par Marion Maréchal Le Pen, génération incarnée par des hommes comme Erik Tegnér, aspirant candidat à la présidence des Jeunes Républicains.

On comprend ainsi que face à une gauche amorphe peinant à s’organiser et à la menace d’une union des droites autour d’une nouvelle option maréchaliste, Emmanuel Macron n’a pas d’autre intérêt que d’aller chasser sur les terres de cette droite.

“Si à l’instar de son prédécesseur qu’était le sarkozysme, le macronisme est pour l’instant davantage au stade de la méthode que de l’idéologie, de nombreux gestes laissent entrevoir une nette possibilité de droitisation.”

Présenté lors des dernières présidentielles comme une incarnation française du « social-libéralisme » désormais bien connu depuis le New Labour de Tony Blair outre-Manche, Emmanuel Macron a fait de sa première année de mandat un singulier exercice de clair obscur. Ayant nommé un premier ministre issu de la tendance juppéiste des Républicains, tout en constituant à l’assemblée une majorité reprenant en chœur l’air du « pragmatisme-pour-réformer-le-pays », son action politique et celle de son gouvernement semble pourtant s’inscrire de plus en plus visiblement à la droite de l’échiquier. Si à l’instar de son prédécesseur qu’était le sarkozysme, le macronisme est pour l’instant davantage au stade de la méthode que de l’idéologie, de nombreux gestes laissent entrevoir une nette possibilité de droitisation. Entre ses déclarations chocs savamment et régulièrement distillées et l’épreuve de force menée encore récemment dans la foulée de l’Affaire Benalla avec ses différents contre-pouvoirs et opposants, Emmanuel Macron semble révéler la nature profonde de sa pensée politique : celle d’un césarisme libéral et – pourrait-on dire – “populiste”, qui ne répugne pas à s’afficher avec le vétéran de la droite conservatrice Philippe de Villiers pour vanter le modèle économique que celui ci a instauré en Vendée autour de son Puy du Fou, proche du « capitalisme populaire » qu’Emmanuel Macron a récemment appelé de ses vœux devant le parlement réuni en Congrès.

Une proximité très remarquée pas si incongrue… (©Sipa)

Ce syncrétisme, qui pourrait paraître incongru, ne l’est en fait pas au sein d’une Ve République dont Emmanuel Macron cherche à rallier toutes les élites à sa cause; au contraire, il semble plutôt bien perçu par les sympathisants de droite auprès desquels Emmanuel Macron bat actuellement des records de popularité malgré sa nette baisse générale auprès de l’ensemble des Français. Le macronisme, composé au départ de façon hétéroclite, se cherche de toute évidence une base plus stable. A ce titre, le récent sondage polémique effectué par En marche auprès de ses militants dénote autant une volonté de connaître cette base afin de diriger au mieux l’action du gouvernement selon ses attentes, que d’amorcer une clarification du « en même temps » macroniste en vue des futures échéances électorales européennes et municipales, où des tractations ont lieu entre LREM et LR. Malgré l’artifice communicationnel qui voudrait les mettre à distance dans la perspective de ces futures élections européennes, Emmanuel Macron apparaît ainsi comme appartenant à une nouvelle génération de leaders de droite européens qui, de l’Autriche de Sebastian Kurz à l’Espagne d’Albert Rivera en passant par l’Italie de Matteo Salvini, montre que l’unification des droites est possible autour de figures jeunes balayant l’ancien jeu politique et ses clivages, pour servir au mieux les intérêts des classes dirigeantes européennes.

L’histoire le prouve, l’actualité le montre : pour les droites, des ponts sont possibles autour de signifiants renouvelés dans le combat culturel et leur exceptionnel regain d’activité dans ce domaine -notamment via de nouveaux médias en ligne semble tendre vers cet objectif. Au delà de la possibilité de convergence de ses différentes tendances, la question de la structure qui pourrait accueillir cette union semble dorénavant plus pertinente: dans la période trompeuse que nous traversons – celle d’un « désordre idéologique » selon le politologue Gaël Brustier -, l’apparition d’une telle structure ne manquerait pas d’acter pour longtemps de la recomposition du camp de la bourgeoisie française et européenne.

Par Léo Labarre et Candide d’Amato

“Macron est le fondé de pouvoir de la classe dominante” – Entretien avec Bertrand Renouvin

https://en.wikipedia.org/wiki/Emmanuel_Macron#/media/File:Vladimir_Putin_and_Emmanuel_Macron_(2017-05-29)_04.jpg
Poutine et Macron © Версаль

Fils de Jacques Renouvin, résistant royaliste mort en déportation, Bertrand Renouvin est un des fondateurs de la Nouvelle Action Royaliste, mouvement royaliste proche du gaullisme de gauche. Il est par ailleurs membre du Conseil économique et social, après avoir été nommé par François Mitterrand.


LVSL – Macron Pharaon, Macron Jupiter, Macron Roi soleil… Vous qui vous définissez comme royaliste et gaulliste de gauche, et qui avez voté Mitterrand en 1981, considérez-vous que Macron a assimilé la geste gaullo-mitterrandienne ou, pour paraphraser Hugo, est-ce plutôt « Mitterrand le petit » ?

Bertrand Renouvin – C’est encore difficile à analyser. Le nouveau président a produit un certain nombre d’images en rapport avec l’histoire de France et avec la monarchie – que ce soit au Louvre ou à Versailles lorsqu’il a reçu Poutine. Néanmoins, sa pratique des institutions n’est en rien gaullienne puisqu’il fait référence à Versailles qui fut le temple de la monarchie absolue. Ce type de régime a été détruit en 1789 par des révolutionnaires qui, d’ailleurs, ne contestaient pas la monarchie en tant que telle, mais le système de l’absolutisme et de la société d’ordres. Ils ont tenté de construire une monarchie parlementaire avec la Constitution de 1791 qui fut un échec. Le projet fut repris en 1814, avec succès puisque c’est dans le cadre de la monarchie royale qu’on a posé les règles du système parlementaire. La Constitution de la Vème République est dans le prolongement du système parlementaire qui s’est créé du temps de Louis XVIII et de Louis Philippe et qui s’est prolongé dans le cadre de la IIIème République et de la IVème République avec de graves inconvénients qui tenaient à la faiblesse du pouvoir exécutif.

La Constitution de 1958 a instauré le parlementarisme rationalisé – on fixe des bornes au pouvoir de l’Assemblée nationale – et c’est en 1962 que nous sommes passés, avec l’élection du Président de la République au suffrage universel, à ce que Maurice Duverger a appelé une monarchie républicaine. On élit au suffrage universel un chef d’État qui a des pouvoirs limités, définis à l’article 5 de la Constitution, en l’occurrence : le président veille au respect de la Constitution, il assure par son arbitrage la continuité de l’État ; il garantit l’indépendance nationale et l’intégrité du territoire. En réalité, on peut avoir une pratique parlementaire de la Vème République car le chef de l’État n’est pas le chef du gouvernement et le général de Gaulle avait respecté cette distinction. Le régime s’est présidentialisé plus tard, au temps de Giscard et de Mitterrand, car l’organisation pyramidale unissant le parti dominant, le chef du gouvernement et le président de la République n’a cessé de se consolider.

Macron s’inscrit dans cette présidentialisation puisqu’il cherche à être le chef du gouvernement au détriment du Premier ministre. Donc il n’est pas revenu à une conception gaullienne des institutions. Avec la crise ouverte depuis la démission du CEMA Pierre de Villiers, on voit qu’il entend être le chef direct des armées et qu’il a une conduite autoritaire de l’État avec un parti qu’il voudrait soumis, un Premier ministre aux ordres et des ministres qui exécutent. Il est important de souligner que le ministre des Armées et celui des Affaires étrangères ont été quasiment inexistants dans la crise qui a eu lieu. C’est Macron qui assure l’ensemble de la conduite du pays, ce qui représente un danger.

LVSL – Qu’avez-vous pensé de sa posture le soir de sa victoire ? L’homme qui marche seul, la pyramide du Louvre, l’hymne la main sur le cœur…

B.R. – Personnellement, je ne crois pas à ce spectacle. C’est un des multiples signes de la montée en puissance des théories de la communication et de leur mise en pratique. Déjà du temps de Giscard et dans le Parti Socialiste mitterrandien, tout était communication. Au soir du second tour nous avons eu droit à un mélange de spectacle banalement parisien et de rappels historiques. Encore faut-il assumer l’Histoire de France telle qu’elle s’est développée, dans l’affirmation de sa souveraineté et du régime parlementaire. Si Macron était fidèle à la conception gaullienne de l’indépendance nationale qui prolonge une exigence multiséculaire dans notre pays, il sortirait de l’OTAN et des traités européens qui nous lient les mains. Au contraire, nous restons dans une logique de soumission à Berlin et à Bruxelles. Nous ne sommes pas non plus dans la continuité de notre histoire lorsque nous voyons que la fonction présidentielle se résorbe dans la volonté de puissance d’un super Premier ministre qui veut tout diriger et tout contrôler.

LVSL – Au-delà des symboles, la convocation du Congrès à Versailles juste avant la déclaration de politique générale du Premier Ministre a fait jaser. Jean-Luc Mélenchon et La France Insoumise sont allés jusqu’à boycotter l’événement, et ont reproché à Macron une dérive monarchique. Qu’en avez-vous pensé ? Était-ce un comportement monarchique ?

B.R. – Il faut s’entendre sur les termes. Nous sommes depuis 1962 dans une monarchie élective et parlementaire. Il n’est pas du tout dans l’esprit gaullien de s’adresser régulièrement aux parlementaires réunis en Congrès. C’est l’effet de la réforme de Nicolas Sarkozy en 2008, qui est contraire à l’institution parlementaire. Si le Président de la République prend l’habitude de s’adresser régulièrement au Congrès, on risque d’avoir quelque chose qui ressemblerait à l’adresse en réponse au discours du trône sous la Restauration : une mise en cause de la responsabilité du Président par les parlementaires. Là, on est clairement dans le n’importe quoi et dans l’absence de séparation des pouvoirs. C’est le gouvernement qui est responsable devant le Parlement, ce n’est pas le Président de la République. Ce sont deux modes d’élections qui sont différents : l’un étant issu de la souveraineté populaire, l’autre étant issu des élections législatives et d’une majorité parlementaire. Je crois que nous sommes plutôt face à une dérive autoritaire et non face à une dérive monarchique – sauf si on fait référence à Louis XIV.

LVSL – En parlant de Jean-Luc Mélenchon, celui-ci ne semble pas renier complètement le passé monarchique de la France. Il cite souvent Louis X et Philippe Le Bel, et leur rôle dans la construction de l’État, notamment l’édit du 3 juillet 1315 que l’on doit au premier : « Le sol de la France affranchit l’esclave qui le touche ». Pour autant, la Révolution Française vient complètement disqualifier la monarchie à ses yeux : la fuite à Varennes, le manifeste de Brunswick, les émigrés de Coblence… Comme le dirait Marc Bloch, dans son essai Pourquoi je suis républicain ?, la monarchie n’est-elle pas disqualifiée par l’histoire de ses partisans, des émigrés de Coblence à Maurras, de la bataille de Valmy à la collaboration ?

B.R. – La monarchie n’est pas plus disqualifiée par ses partisans – qui ont été souvent catastrophiques – que le socialisme par l’attitude parfois lamentable de ses propres partisans – notamment les plus récents. Pour rappel, les émigrés à Coblence ont trahi le Roi et trahi l’État alors que le service de l’État était le rôle dévolu à la noblesse. Ils s’en sont allés dès 1789 par peur du processus en cours, et afin de préserver leur mode de vie et leur sécurité. De toute façon, la noblesse a été abolie depuis la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui est dans ses principaux articles l’œuvre des monarchiens : les distinctions sociales doivent être fondées sur l’utilité commune. Ensuite, je ne crois pas que l’Action Française ait durablement disqualifié la monarchie : elle portait des thèses absolutistes et contre-révolutionnaires qui ont été condamnées par le défunt comte de Paris avant la Seconde Guerre mondiale. Les royalistes ont été très nombreux dans la Résistance mais comme ils ne luttaient pas sous leur propre bannière, on n’a guère prêté attention à ce fait.

En réalité, l’idée monarchiste a demeuré et a été reprise par de Gaulle pour l’essentiel à la fois au niveau de la symbolique du chef de l’État et de son pouvoir arbitral, et de la représentation de la nation par le Président de la République au-delà des partis. L’exemple de la dissuasion nucléaire qui garantit l’indépendance du pays en est un symbole. Pendant les Trente glorieuses, nous vivions avec la peur de la catastrophe nucléaire et avec la peur que les États-Unis ne viennent pas au secours d’un de leurs alliés en cas d’attaque. La mise en place de la dissuasion a concrétisé l’unité de la décision, quand l’existence même de la nation est en jeu.

LVSL – Revenons à notre Macron national. Une crise s’est ouverte avec le Chef d’État-Major des Armées démissionnaire, Pierre de Villiers. Cette crise est allée suffisamment loin pour que Macron prononce cette phrase « Je suis votre chef ». Qu’avez-vous pensé de cet épisode ? Une autorité qui rappelle qu’elle est autorité ne se vide-t-elle pas de sa substance ?

B.R. – Effectivement, on dit beaucoup cela à propos de l’autorité. Le fait d’agir ainsi montre que son autorité n’est pas évidente. Macron est constitutionnellement le chef des armées. Mais encore faut-il savoir comment on est le chef des armées. Il y a plusieurs manières de l’être dans l’Histoire. De Gaulle a été le chef des armées à l’époque du gouvernement provisoire d’Alger. Cependant, de Gaulle était un général et un stratège, un théoricien et un praticien de la chose militaire. Il avait une pensée militaire et une pensée géostratégique. En 1940, il pose d’abord un diagnostic géostratégique qui fonde la perspective de la victoire finale. De la même façon, Churchill était un chef militaire, il a fait la guerre et il savait de quoi il parlait. Là, on a Macron qui s’affirme comme chef direct, mais s’il veut être le chef direct au mépris de la Constitution qui donne au Parlement la décision de déclarer la guerre, il doit faire comme de Gaulle et Churchill : donner les moyens à l’armée d’accomplir les missions qu’on lui donne. Malheureusement, il fait le contraire : il donne des objectifs sans donner les moyens qui vont avec, d’où la crise. C’est une situation incroyable, puisqu’il entend donc commander à des hommes qui ne peuvent pas accomplir correctement leur mission par manque de moyens. Ce n’est pas une nouvelle situation puisqu’en réalité on l’hérite de la fin de la guerre froide, et de la logique des « dividendes de la paix » par la baisse des budgets militaires. Michel Goya explique cela très bien sur son blog. Par ailleurs, il faudrait également que Macron nous dise quelle est la stratégie de la France dans le monde. Est-ce que nous devons être présents sur plusieurs fronts ou est-ce que nous devons limiter nos interventions et nous recentrer ? On ne sait rien de tout cela.

LVSL – Macron a déclaré en 2015 lorsqu’il était de passage au Puy du fou aux côtés de… Philippe de Villiers, qu’il y avait une absence dans le fonctionnement de la vie démocratique. Il a plus précisément déclaré « qu’il nous manque un roi » et que « la Terreur a creusé un vide émotionnel, imaginaire, collectif : le roi n’est plus là ! On a essayé ensuite de réinvestir ce vide, d’y placer d’autres figures : ce sont les moments napoléonien et gaulliste, notamment. ». Notre Président semble d’accord avec vous non ?

B.R. – Il rappelle quelque chose qui a été dit par beaucoup d’observateurs – Renan et tant d’autres. C’est-à-dire que la question de la légitimité n’a pas été résolue par ceux qui ont coupé la tête du Roi. Il s’agit d’une analyse juste et banale. La première République n’arrive pas à recréer une légitimité, c’est l’échec de Robespierre. Napoléon règle la question, mais à sa façon : en engageant la France dans une aventure qui est contraire à toute sa tradition historique et qui se termine de manière catastrophique. Si la IIIème République dure aussi longtemps, c’est parce qu’elle a été créée par les monarchistes, qui ont construit les institutions dans l’attente du roi. Comme le comte de Chambord faisait des manières, on s’est décidé pour le président de la République et un septennat. Mais il y a là une façon de résoudre le problème de l’État sans arriver à résoudre le problème de celui qui incarne la nation et son principe d’unité. C’est aussi le problème de toute cette frange de la gauche qui refuse l’incarnation au nom de la souveraineté populaire, mais qui se jette aux pieds des pires tyrans comme nous l’avons vu au siècle dernier. Dans notre pays, la gauche s’est souvent et fort heureusement tournée vers des républicains démocrates – Jaurès, Blum, ou Mitterrand. Il est d’ailleurs important de noter qu’il y beaucoup de courtisanerie à gauche, alors que dans les mots on rejette la monarchie. On rejette vertueusement le principe du pouvoir incarné, on demande que le peuple prenne le pouvoir et puis on se couche devant celui qu’on a porté au pouvoir. Lorsque j’allais célébrer le 14 juillet à l’Élysée du temps de Mitterrand, je me croyais revenu à l’époque de Saint-Simon ! Ce n’est pas seulement indécent : c’est dangereux.

J’en reviens à Macron. Il faut que celui qui incarne accepte la fonction d’arbitrage et soit le premier serviteur de toute la nation. C’est tout l’inverse avec le nouveau président, qui est surtout le fondé de pouvoir de la classe dominante, le commis de l’oligarchie. C’est exactement le contraire de la monarchie. Marx rappelait que la monarchie d’Ancien Régime avait mis en place une politique d’équilibre entre les classes sociales. Il faut quelqu’un qui nous réunisse, et Macron est tout sauf cela. Ce qu’il dit est donc intéressant, mais cela n’a aucune conséquence. C’est de la pitrerie idéologique.

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La VIème République est-elle possible ? Entretien avec Charlotte Girard

Charlotte Girard à l’émission Esprit de campagne. Crédits photo : Stéphane Burlot.

Charlotte Girard est Maîtresse de Conférences de droit public à l’Université de Paris Ouest Nanterre – La Défense et coordinatrice du programme de La France Insoumise. Dans cet entretien, elle revient sur les raisons du passage à une Sixième République et sur les modalités concrètes du processus constituant.

L’une des mesures phares du programme de La France Insoumise porté par Jean-Luc Mélenchon est la proposition de passage à une VIème République. On sait que la Vème République a été largement révisée, notamment par l’alignement du mandat présidentiel et du mandat législatif, de sorte que nous sommes déjà passés à une autre forme institutionnelle. Pourquoi passer à une VIème République, plutôt que retourner à une Vème République référendaire qui semble convenir à la posture gaullienne de Jean-Luc Mélenchon ?

Votre postulat n’est pas bon. La Vème République a en effet été révisée 24 fois avec notamment la révision de 2000 qui a consisté à synchroniser les échéances présidentielles et législatives. Cependant, cela ne change pas le régime, mais en accentue la pente. C’est toujours la fonction présidentielle qui recueille prioritairement la légitimité. L’Assemblée Nationale en récupère ensuite une part pour le service du pouvoir exécutif. La majorité parlementaire est au service du projet présidentiel. Il n’y a pas eu de rupture, ni de volte-face depuis 1958.

Pourquoi est-ce qu’il en est ainsi ? C’est beaucoup dû au fait que le texte constitutionnel a été produit et fabriqué de façon très contrôlée par l’exécutif. En conséquence, ce texte a donné l’avantage au pouvoir exécutif. Cela a été renforcé en plusieurs occasions historiques : en 1962, lors de la mise en place de l’élection du Président au suffrage universel direct ; en 2000, avec la réforme du quinquennat. Ceci sans parler de la cohabitation qui n’a fait qu’accroître le principe d’irresponsabilité du Président qui reste en place malgré le désaveu populaire. Nous sommes face à une situation de déséquilibre des pouvoirs qui se traduit par une absence de responsabilité en contrepartie de grands pouvoirs acquis au Président. Cette pente est acquise, elle n’est pas réversible.

“Toute la première phase de la révolution citoyenne à laquelle nous appelons se fera en Vème République, c’est-à-dire avec un exécutif fort […] nous nous en servirons pour renverser l’ordre qui nous est imposé depuis toutes ces années”

A partir de ce constat, nous n’avions pas d’autre choix que d’envisager une réécriture totale de la constitution. La procédure de révision simple n’est pas suffisante, il faut investir le peuple comme véritable souverain dans le processus constituant. Ça n’a pas été le cas en 1958, mais cela doit être cette fois-ci. Le moule dans lequel est fabriqué la constitution détermine le résultat du processus constituant.

Mais la verticalité de la Vème République n’était-elle pas utile pour la mise en place de mesures d’urgence ?

Nous n’échapperons pas à la verticalité imposée par la Vème République elle-même. C’est déjà vrai dans cette campagne en dépit de tous nos efforts pour l’ouvrir à la participation de la population. Toute la première phase de la révolution citoyenne à laquelle nous appelons se fera en Vème République, c’est-à-dire avec un exécutif fort. Bien que nous fassions le constat que ce régime est peu démocratique, nous nous en servirons pour renverser l’ordre qui nous est imposé depuis toutes ces années tant sur le plan social, économique qu’écologique. Cet ordre par ailleurs ne permettait plus la participation du grand nombre à l’activité politique. Nous ferons donc des faiblesses de la Vème des points fort pour l’avenir en commun.

Après, lorsque nous serons passés à une VIème République, nous espérons que le nouveau compromis aura repensé l’exercice du pouvoir dans un sens plus horizontal ; que les rapports entre le législatif et l’exécutif seront vraiment rééquilibrés. En ce qui me concerne et bien que rien ne soit arrêté à ce sujet, je suis pour la disparition de l’institution présidentielle au profit d’un exécutif collégial.

On soulève souvent le risque de faire face à une nouvelle IVème République instable. Néanmoins, il est assez simple de ne pas se retrouver avec les mêmes travers institutionnels, en mettant par exemple en place une motion de censure constructive, qui implique une majorité de remplacement. On peut penser à d’autres garde-fous. C’est une affaire de réglages et de volonté politique.

Pour passer à une VIème République, vous proposez d’en passer par un processus constituant. Dans quelle temporalité celui-ci aurait-il lieu ?

Voilà ce que nous disons : le peuple au départ, à l’arrivée et pendant le processus. C’est pourquoi nous poserons la question suivante en septembre : Est-ce que nous faisons oui ou non une assemblée constituante ? – dont les caractéristiques seront inscrites en annexe de la question. Cette question sera posée dans le cadre de l’article 11 de la constitution qui permet au Président de demander au peuple l’approbation d’un projet de loi. Le résultat du référendum de septembre – s’il est positif – ouvrira donc la possibilité de convoquer l’assemblée constituante, car la « loi portant convocation d’une assemblée constituante » aura été ainsi adoptée.

A partir de ce moment, le processus de désignation des membres de cette assemblée est ouvert. La désignation aura lieu à l’issue d’une campagne qui se terminera en décembre. Une part des membres sera élue, l’autre sera tirée au sort. La part tirée au sort sera déterminée en fonction du nombre d’électeurs qui feront le choix du tirage au sort. Par exemple, si 30% des électeurs utilisent le bulletin « tirage au sort », alors 30% de la composition de l’assemblée sera déterminée par tirage au sort. Cela permet de ne pas fixer arbitrairement la quotité de tirés au sort, et d’éviter que le résultat du travail de la constituante soit considéré comme illégitime. Les électeurs seront donc constamment face à leurs responsabilités, y compris au moment de composer l’assemblée constituante.

L’entrée en fonction de l’assemblée constituante aura lieu en janvier 2018 et sera validée uniquement pour 2 ans. C’est une assurance que ce mandat soit effectif. C’est aussi une manière de ne pas dissuader les tirés au sort d’y participer car un mandat sans fin serait impossible à accepter. Enfin, un projet est présenté au référendum de clôture du processus constituant. Intervenant à chaque étape du processus, le peuple redevient souverain.

N’y a-t-il pas un risque de conflit de légitimité entre les deux assemblées ?

Non, ce risque n’existe pas car leurs compétences sont strictement délimitées et différenciées. L’Assemblée Nationale produit et vote la loi, alors que la Constituante fera uniquement un travail de rédaction de la nouvelle constitution. Bien évidemment, nous supposons que la majorité à l’Assemblée Nationale sera plutôt une majorité insoumise, ce qui permettrait que l’Assemblée Nationale soit « complice » du processus constituant et favorise l’implication populaire dont le processus constituant a besoin. L’implication populaire est conditionnée au fait de revenir sur l’ensemble des lois antisociales afin de permettre aux citoyens d’avoir du temps pour s’investir dans le processus. Il faudra abroger la loi El Khomri et revenir sur le travail du dimanche entre autres.

“Voilà ce que nous disons : le peuple au départ, à l’arrivée et pendant le processus. […] Intervenant à chaque étape du processus, le peuple redevient souverain.”

Il en va de même pour les lois sécuritaires. Nous avons vu fleurir une vingtaine de lois sécuritaires depuis l’élection de Nicolas Sarkozy, et celles-ci ont tricoté un carcan orienté vers la répression du mouvement social sous couvert d’antiterrorisme. L’Assemblée nationale permettra de s’en défaire.

Comment est-ce que ce processus constituant s’articulerait avec la sortie des traités européens ? D’une certaine façon, le résultat des négociations européennes, et la façon dont le rapport de force s’établirait avec l’Allemagne, auront un impact sur ce processus constituant. Dès lors, n’est-ce pas risqué de mener en même temps ces deux processus, sachant que le programme de La France Insoumise risque d’être en rupture avec l’ordre légal européen ?

L’objectif de la stratégie du plan A/plan B est de faire en sorte que le programme l’Avenir en commun choisi par le peuple français puisse être mis en oeuvre à l’intérieur du cadre européen. Il est néanmoins évident aujourd’hui que celui-ci ne sera pas compatible avec l’UE dans un premier temps, et que nous devrons désobéir aux traités d’entrée de jeu, ce qui est de toute façon déjà le cas chez nous comme chez beaucoup de nos voisins – y compris l’Allemagne. Toutes les négociations iront dans le sens qui vise à faire que notre programme puisse se dérouler dans le respect des traités, sans changer le programme mais les traités.

Le processus constituant est un élément du programme qui nécessite comme ces négociations européennes une dynamique importante héritée de l’élection. Il ne pourra pas attendre. Le droit communautaire ne doit pas empêcher ce type de choix politiques fondamentaux. Et à ce titre, l’investissement populaire sera la clé de la réussite de ces deux processus.

Ceci dit, si les négociations du plan A échouent, il n’y a pas de raison de penser que cela aura un quelconque impact sur le processus constituant. Ce dernier est l’acte souverain par excellence, il ne peut donc absolument pas se laisser perturber par l’ordre juridique communautaire.

En réalité, en cas d’accession aux responsabilités d’un pouvoir insoumis, ce sont les référendums sur le processus constituant qui seront les plus risqués, et non ceux qui se tiendront sur l’Union Européenne.

Vous voulez rendre le processus constituant le plus ouvert possible, afin de redonner une légitimité démocratique à notre constitution. Comment est-ce qu’on pourrait y participer ? N’y-a-t-il pas un risque que ce processus soit capturé par des minorités actives de toute sorte qui seront surreprésentées dans l’élaboration de la constitution ? C’est un reproche qui est souvent adressé à la démocratie directe et à la démocratie participative.

Nous n’avons pas peur de ce risque, car si le processus se déroule selon le principe de la plus grande implication du peuple, alors ce que vous appelez les « minorités actives » seront contrebalancées par toutes sortes d’opinions divergentes. Nous misons beaucoup sur le 2.0 et la capacité à suivre en direct l’évolution des débats. Cela doit engendrer une dynamique d’implication très importante. Tout le monde est en mesure d’avoir un avis sur la question, ce qui fait que les risques de manipulation diminuent.

Ainsi, nous ferons en sorte qu’il n’y ait pas de déséquilibres. Un moyen peut alors être de communiquer fidèlement les « doléances » et d’obliger l’assemblée constituante à auditionner les groupes de citoyens qui les présentent. Nous sommes attentifs à ce qui s’est récemment produit dans l’organisation des débats publics, et notamment dans l’enseignement, où nous avons vu fleurir des modalités très horizontales. Il faudra aussi organiser de nombreuses conférences, des forums citoyens divers et variés, et promouvoir l’investissement le plus large possible.

Dans cette proposition de VIème République, vous envisagez de donner beaucoup plus de place aux citoyens dans le contrôle de leurs représentants et dans leurs formes de participation à la vie politique. Le modèle Suisse est-il une référence en la matière ? Comment est-ce que vous comptez produire ces nouveaux citoyens conscientisés et politisés ?

Non, le modèle Suisse n’en est pas vraiment un pour nous. Je parlerais plutôt de modèle français, qui s’inscrit dans la tradition révolutionnaire française. Ce qui s’est passé en Amérique Latine, notamment en Equateur, en Bolivie et au Venezuela, ou encore en Tunisie plus récemment, constitue aussi une source d’inspiration. Des processus constituants très importants ont eu lieu, avec un fort investissement populaire.

Pour cela, il faudra impliquer l’Éducation Nationale dans la mise en place de processus d’instruction civique profonde – qui ne pourront pas se limiter à une heure par-ci par-là. De même, il faudra opérer cette révolution dans les médias en interdisant les concentrations et en incitant à la réorientation de leurs missions pour qu’ils deviennent de véritables sources d’information.

Pour stimuler la participation, nous pensons utile de rendre le vote obligatoire à partir de 16 ans, tout en reconnaissant le vote blanc et en le comptabilisant, c’est-à-dire en lui faisant produire des effets. Il faudrait avoir atteint un seuil de votes favorable pour être élu. Ceci n’est possible que si vous comptabilisez les votes blancs et nuls parmi les suffrages exprimés. Enfin, si on se met à réfléchir aux moyens de rendre les élus responsables de leurs actes politiques alors nous sommes sûrs que nos concitoyens seront enfin intéressés par la chose politique. Notre projet de VIème République est un projet de révolution citoyenne.

Entretien réalisé par Lenny Benbara pour LVSL.