Une décroissance qui ne sacrifierait pas les pauvres ? Redécouvrir André Gorz

Sommes-nous condamnés à choisir entre une croissance qui épuiserait les ressources de la planète et une décroissance qui sacrifierait les pauvres ? Le première option conduirait les sociétés occidentales à leur perte. La seconde condamnerait les plus modestes, déjà victimes de l’atonie de la croissance engendrée par le néolibéralisme, à voir leur niveau de vie diminuer encore davantage. Il est de bon ton, dans le monde médiatique, de blâmer la consommation de masse des citoyens, et de songer à des instruments politiques pour la restreindre ou la réorienter – sans dire un mot des structures productives ni des dynamiques d’accumulation du capital qui ont pourtant institutionnalisé cette consommation de masse. C’est l’un des grands mérites de la philosophie d’André Gorz que de les prendre en compte.

Lors de la Cop 26, les principales puissances mondiales, hormis la Chine et la Russie, se sont réunies afin de lutter contre le dérèglement climatique. Sans surprises, ce n’est pas un excès de volontarisme politique qui a caractérisé cette rencontre. Dès 2030, la température pourrait s’accroître de 1,5°c – un seuil dont le dépassement entraînerait des conséquences catastrophiques. Dès lors, un changement radical de système apparaît comme la seule solution pour limiter les effets néfastes de la crise climatique.

La décroissance apparaît comme l’une des voies envisageables. Autrefois perçue comme la marque d’un « retour à l’âge de pierre », voire d’un anti-modernisme technophobe, elle s’est depuis quelques années installée dans le paysage politico-médiatique et tend à devenir un sujet difficile à esquiver lorsque que la question écologique est posée sur la table. Durant la primaire d’Europe Écologie Les Verts (EELV), la décroissance fut l’un des thèmes notables des discussions entre candidats. Cette mise en lumière permet graduellement de la crédibiliser aux yeux des Français.

Les travaux de Gorz peuvent être compris comme une critique directe adressée aux décroissants qui dénoncent le consumérisme sans dire un mot du mode de production dominant. Plutôt que de pointer du doigt les comportements individuels et inciter à restreindre la consommation, ce sont les structures productives, selon Gorz, qu’il faut mettre en cause.

Comme le révèle un sondage réalisé en décembre 2019 par Odoxa pour le MEDEF, 67% des Français seraient favorables à la décroissance, entendue comme « la réduction de productions de biens et de services pour préserver l’environnement et le bien de l’humanité ». Ces données représentent un progrès notable dans l’opinion, mais cette compréhension de la décroissance est réductrice par rapport à la richesse théorique du concept. La pensée d’André Gorz permet d’en prendre la mesure.

La décroissance est à comprendre comme un projet de société dont la philosophie est globale. Elle a pour ambition de refonder le modèle économique et le rapport au travail, mais aussi à émanciper les individus en tant qu’êtres libres. Ce projet politique tend à résoudre – sur un mode non malthusien – une contradiction inhérente au capitalisme : celle d’une croissance infinie dans un monde fini.

Analyse historique du capitalisme et de l’origine du mythe de la croissance infinie

André Gorz s’inscrit dans une perspective marxiste ; la genèse du capitalisme est, pour lui, le produit d’un rapport de classes. Ainsi, Gorz prête une grande attention aux rapports de production. Une démarche appréciable, à l’heure où les décroissants de plateaux de télévision pointent du doigt la consommation, ciblant le consumérisme sans rien dire du système productif et des dynamiques d’accumulation du capital qui l’ont pourtant institutionnalisé.

Dans « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation » (Actuel Marx n°12, 1992), André Gorz retrace l’histoire du capitalisme et souligne le renversement fondamental que ce mode de production a généré concernant le rapport au travail et à la production. En effet, avant la révolution industrielle qui a induit la mécanisation des outils de production, le travailleur, selon Max Weber « ne se demandait pas combien puis-je gagner par jour si je fournis le plus de travail possible ? mais : combien dois-je travailler pour gagner les deux marks cinquante que je recevais jusqu’à présent et qui couvrent les besoins courants ? ». Cette relation au travail est théorisée par la norme du suffisant qui régissait les rapports au travail entre marchands et travailleurs. Un compromis qui se résume par cette maxime efficace « gain suffisant pour l’artisan, bénéfice suffisant pour le marchand ». Ainsi, les ouvriers n’étaient pas dans l’obligation de respecter un certain quantum minimum de travail.

Cette liberté dans le travail qu’accordent Gorz et Weber aux ouvriers qui précède la mécanisation des outils de travail était contradictoire avec les intérêts des capitalistes, dont le désir était la maximisation de leur profit. Cette incompatibilité entre la norme du suffisant, le modèle de travail des ouvriers, et le désir irrémédiable d’enrichissement des capitalistes a fait naître la nécessité d’une industrialisation de la production. Ce bond technologique a permis aux capitalistes de contrôler et donc d’ôter la « maîtrise des moyens de production » aux ouvriers et de leur imposer « une organisation et une division du travail par lesquelles la nature, la quantité et l’intensité du travail à fournir leur seraient dictées ». C’est la logique capitaliste même d’accumulation qui s’oppose à la norme du suffisant : elle empêche les capitalistes de produire toujours davantage puisque les travailleurs peuvent, s’ils le souhaitent, travailler un minimum pour combler les besoins primaires. Dans ce cas, la production de biens est fortement limitée, et par conséquent les profits restreints. Dès lors, les capitalistes doivent trouver un moyen de rendre les travailleurs serviles. La révolution industrielle a donné la possibilité d’imposer une « triple dépossession » aux travailleurs.

La « triple dépossession » est le mouvement initié par la mécanisation des outils de production qui prive les travailleurs de toute liberté dans leur travail. La première dépossession du travailleur est celle qui rend le travail inappropriable. Selon Danièle Linhart, sociologue du travail, « les modèles d’organisation du travail ont toujours cherché à déposséder les salariés de leurs savoirs professionnels. » Ce processus de dépossession passe, notamment dans l’industrie automobile, par la « répétition uniforme » (Thierry Pillon) des gestes du travailleur. Cette « triple dépossession » a rendu possible l’organisation scientifique du travail. À ce propos, Frederick Winslow Taylor affirmait que le savoir était un pouvoir. Par savoir, il faut entendre toutes les compétences techniques acquises par l’ouvrier dans le cadre de son travail, ce qui implique qu’il peut mettre en œuvre ses connaissances afin de les utiliser dans un cadre donné. La division du travail aboutit justement à une répartition telle qu’aucun travailleur ne pouvait comprendre le fonctionnement global des machines. De nos jours, ce rôle est largement attribué aux managers qui ont la tâche de piloter le travail de leurs équipes.

Cette condition de dépossession du travailleur de son travail, lorsqu’elle est atteinte, permet la production de surplus économique dont les ouvriers ne tirent aucun intérêt.

Cette condition de dépossession du travailleur de son travail, lorsqu’elle est atteinte, permet la production de surplus économique dont les ouvriers ne tirent aucun intérêt. L’arbitrage du travailleur n’existe plus sur ce qu’il juge bon comme quantité ou qualité de ce qui doit être produit. Il devient un simple exécutant, victime d’un processus d’aliénation objective, ses supérieurs lui retirant expressément les moyens de maîtriser les tenants et les aboutissants de son travail.

C’est à partir de cette situation initiale que le capitalisme a véritablement commencé à exercer une activité de prédation sur la nature. Les travaux de Gorz peuvent être compris comme une critique directe adressée aux décroissants qui dénoncent le consumérisme sans dire un mot du mode de production dominant. Chez Gorz, la surconsommation est la conséquence de la surproduction – et non d’une pratique culturelle moralement condamnable. Plutôt que de pointer du doigt les comportements individuels et inciter à restreindre la consommation, ce sont les structures productives qu’il faut mettre en cause.

Travailler plus, consommer plus 

La critique des besoins tels qu’ils ont été corrompus par le capitalisme est un thème central chez André Gorz. Les besoins à l’ère capitaliste sont le moteur de la surconsommation de marchandises et de services, lesquels pour la plupart en plus d’être inutiles ont un pouvoir hautement destructeur sur la nature. Ils ont pour seul objet la démarcation sociale, élément moderne de distinction bourgeoise. Ainsi, le seul horizon de la société capitaliste est le projet de consommation, voire d’hyperconsommation, jusqu’au point de non-retour.

NDLR : Sur cette même thématique, lire sur LVSL l’article de Jules Brion : « La “classe des loisirs” de Veblen pour comprendre les crises écologiques modernes »

Pour André Gorz, avant la révolution industrielle, la production de biens et de marchandises visait à assouvir nos besoins naturels. L’avènement de la mécanisation industrielle a conduit à une inversion de cette structure, de sorte que la production de biens n’avait plus pour objectif de répondre à des besoins primaires – le capitalisme générant de nouveaux besoins. Dès lors, le capitalisme est mû par une boucle rétroactive des besoins : un produit est la conséquence d’une création d’un besoin nouveau par le capitalisme. C’est ainsi que le système capitaliste est à l’origine du mythe de la croissance infinie, nécessaire à son bon fonctionnement.

Cette société de l’hyperconsommation ne peut tenir que sur le fondement d’une classe de travailleurs-consommateurs. Les travailleurs, soumis à une organisation scientifique du travail, sont conduits à respecter une certaine quantité horaire de travail. Les patrons le comprennent bien, mus par une obsession de contrôler le temps de travail de leurs employés.

Le patronat a toujours été davantage enclin à accorder des congés qu’à réduire le temps de travail ; dans la perspective de Gorz, cela n’a rien de fortuit. Les vacances sont à comprendre comme une « interruption programmée de la vie active » : elles constituent le moment par excellence de la consommation. Réduire le temps de travail représente en revanche un danger pour le patronat : cela donne la possibilité aux classes laborieuses d’enrichir leur vie quotidienne par un engagement associatif, politique, syndical ou culturel potentiellement subversif. Or, le temps plein limite mécaniquement l’implication dans ces sphères. Ainsi s’esquisse le modèle du travailleur-consommateur qui n’a que le temps de travailler et de consommer.

La décroissance comme philosophie de l’émancipation de l’homme

La décroissance est un projet de rupture avec le capitalisme, fondé sur les constats du rapport Meadows intitulé Les limites à la croissance. Comme son titre l’indique, ce rapport expose pour la première fois les dégâts irréversibles du capitalisme sur la nature. Donella et Dennis Meadows appellent dès 1972 à changer radicalement de système, sans quoi l’humanité irait droit vers l’effondrement de nos sociétés modernes, expression pour laquelle « il ne faut pas entendre la fin de l’humanité, mais la diminution brutale de la population accompagnée d’une dégradation significative des conditions de vie ».

La Terre, en raison de ses limites physiques et biologiques, ne peut supporter le coût d’une croissance infinie additionnée à un accroissement démographique trop important. Le rapport Meadows est en substance une exhortation à la sobriété, élément clé de la décroissance illustrant la fameuse maxime : « mieux, ce peut être moins. » André Gorz reprend cette formule en prônant une diminution du temps de travail ainsi qu’une diminution de la consommation. Mais réduire la décroissance à ce dernier aspect serait une erreur de compréhension ; pour Gorz, il s’agit moins de faire de lourds sacrifices matériels que de se débarrasser de besoins inutiles, au profit d’activités plus fondamentales – parmi lesquelles la « participation à la vie sociale. »

Toujours est-il est qu’une mise en application sans transition des préceptes décroissants semble relever de la gageure. Elle ne ferait qu’accroître les maux du néolibéralisme, qui se caractérise déjà par une faible croissance.

On comprend donc pourquoi aux yeux de Gorz, le capitalisme apparaît comme un système qui asservit l’homme tout en détruisant la biodiversité.

Revenu universel ou garantie à l’emploi ?

André Gorz fut un soutien de « l’inconditionnalité du droit à un revenu de base », qu’il présente comme le prélude à l’émancipation des individus [1]. Gorz affirme avoir longtemps hésité avant de soutenir une telle transformation, tant l’idée semble longtemps avoir été préemptée par les courants libéraux. C’est une telle mesure que soutient par exemple le penseur américain John Rawls, selon lequel le travail est à considérer comme un « bien » qui, au nom du principe de justice sociale, doit être offert à tous les individus.

André Gorz se refuse à penser le travail comme un « bien » : il n’est qu’un moyen nécessaire en vue d’une fin, celle de combler nos besoins essentiels. Le travail en tant « qu’activité nécessaire » confère selon Gorz une reconnaissance au travail, et par là-même une légitimité et une fonction au sein de la société – en cela, le travail est une « dimension de citoyenneté ».

Gorz n’ignore cependant pas les limites du revenu universel – et par exemple le risque qu’il devienne le vecteur d’une consommation accrue. C’est pourquoi il le considère comme un simple outil au service d’une révolution politique plus large. Sans changement structurel, le revenu universel ne serait qu’une manière de perpétuer le système capitaliste – voire de déséquilibrer le rapport de forces entre salariés et patronat, s’il sert à justifier la suppression de certains minima sociaux. Une certaine acception du revenu universel prend pour acquise et irréversible la raréfaction du travail, et sert de palliatif à ce chômage croissant. L’idée n’est pas intéressante par sa portée émancipatrice, l’un de ses angles morts est de ne pas penser le travail comme un droit.

Or – c’est toute la problématique portée notamment par la garantie à l’emploi vert – le travail doit bien être considéré comme un droit, et non comme un bien. Pour cela, il faut reconsidérer le travail pour l’extraire de sa conception capitaliste. Le revenu universel tel qu’il est pensé majoritairement ne serait qu’en définitive une mesure d’adaptation au capitalisme, là où la garantie à l’emploi vert tente de mettre un terme à l’un des piliers du capitalisme : le chômage de masse organisé qui, loin d’être une fatalité, permet aux détenteurs de capitaux de maximiser leurs gains alors que de nombreux emplois utiles à la société restent encore à créer, notamment dans le domaine de la transition écologique.

Seul un bouleversement majeur de notre système engagera un mouvement qui sera en mesure de répondre aux enjeux d’émancipation des individus et du dérèglement climatique. C’est la leçon de la pensée écologique d’André Gorz, dont les préceptes ne se résument pas à protéger la nature.

Toujours est-il est qu’une mise en application sans transition des préceptes décroissants semble relever de la gageure. Dans le cadre d’un système capitaliste – dont on peut supposer qu’il ne sera pas aboli du jour au lendemain -, une dynamique de décroissance se traduirait par la destruction d’un nombre considérable d’emplois et un accroissement de la pauvreté. Elle ne ferait qu’accroître les maux du néolibéralisme ; celui-ci se caractérise déjà par une faible croissance, dont souffre la majorité de la population. Dès lors, ne serait-il pas plus opératoire de songer aux moyens d’indexer la croissance sur des activités non polluantes et respectueuses de l’environnement ? Sur le court terme, une réhabilitation des principes keynésiens sur des bases écologiques semble une perspective plus utile qu’une promotion de la décroissance stricto sensu. Celle-ci demeure un horizon souhaitable pour une société post-capitaliste, dont la pensée de Gorz dessine les contours. Mais elle ne fournit pas les clefs pour rompre avec le capitalisme lui-même – et encore moins le capitalisme néolibéral.

Note :

[1] André Gorz, « Pour un revenu inconditionnel suffisant », Transversales sciences et culture, 2002, 3ème semestre.

Yannick Jadot : une écologie sans colonne vertébrale ?

© Greenbox

On l’aura compris : Yannick Jadot n’a rien d’un radical. Il tient à représenter une « écologie de gouvernement » susceptible de rassembler un large électorat. On peut comprendre que face au désastre climatique, la nécessité d’unir différents milieux sociaux en faveur d’une politique écologiste le conduise à tenir un discours modéré. On comprend moins que face à ce même désastre climatique, Europe-Écologie les Verts (EELV) ne dispose d’aucun agenda sérieux de rupture avec le mode de production et de consommation dominant. Refus de la planification étatique, absence de plan pour faire décroître les activités économiques polluantes, adhésion sans réserve aux institutions de l’Union européenne, alignement géopolitique sur l’Allemagne – pourtant fer de lance du libre-échangisme en Europe… Les incohérences du programme porté par Yannick Jadot sont nombreuses.

Vainqueur de la primaire écologiste le 28 septembre dernier, cet ancien directeur de programmes chez Greenpeace jouit d’une certaine légitimité chez ceux qui ont participé à l’exercice ainsi que d’une importante visibilité médiatique. Toutefois, son aura ne s’étend nullement au-delà du camp des Verts et des mouvements voisins. À l’heure où une partie croissante de la population française prend conscience que la préservation de conditions de vie acceptables sur Terre va dépendre de notre capacité à lutter efficacement contre le réchauffement climatique, on serait en droit d’attendre d’un candidat qui souhaite devenir le « président du climat » qu’il profite de cette tendance pour défendre une véritable transformation de l’économie ayant pour but ultime de préserver, voire d’améliorer la qualité de vie de l’ensemble des citoyens.

Ce mot d’ordre-là, qu’il s’agirait bien évidemment de concrétiser en mettant en œuvre une stratégie cohérente, serait parfaitement en mesure de séduire un large électorat. Mais au lieu de cela, M. Jadot se contente de lister « 15 propositions pour une République écologique et sociale », floues pour certaines d’entre elles, stratégiquement douteuses pour d’autres. Il s’appuie sur un « projet pour une République écologique » – concocté par EELV – fort imprécis quand il s’agit de définir les moyens à même d’atteindre les fins. Yannick Jadot n’évoque donc, à l’heure actuelle, qu’un homme politique lambda portant le projet défendu par un parti, et crédité de 8 à 9% des intentions de vote à l’élection présidentielle de 2022.

Monsieur Jadot est critiqué par ses adversaires pour sa volonté affichée de concilier écologie et économie de marché, le flou des mesures de transformation structurelle qu’il défend, ainsi que sa rhétorique consensuelle. De fait, il effectue peu de passages médias sans rendre un hommage appuyé aux « entrepreneurs » qui, « sur les territoires » (ou « le terrain ») luttent « au quotidien contre le changement climatique » avec une « énergie formidable ». Au point que l’on se demande pourquoi, avec tant de « bonnes volontés » l’économie ne s’est pas décarbonée d’elle-même !

Trois décennies de globalisation, d’intégration européenne et de décentralisation ont affaibli les prérogatives souveraines de l’État, indispensables à tout projet de planification écologique ; pourtant, loin de déplorer ce processus, Yannick Jadot en appelle à davantage « d’Europe », de « démocratie à l’échelle internationale » et… « de décentralisation » pour mener à bien cette planification.

S’il pointe bien du doigt les entreprises les plus ouvertement polluantes – souvent réduites à des « lobbies » -, il ne met pas en cause le système économique dominant. Faute d’identifier une cause au désastre environnemental – le régime d’accumulation néolibéral – et de présenter l’État comme un acteur central capable de conduire un changement structurel, il se condamne à une succession de vœux pieux.

L’éléphant dans la pièce

« Rendre la rénovation thermique des logements accessible à tous » (proposition n°1 de son programme), « approvisionner 100% des cantines des écoles, des hôpitaux et des universités et des autres établissements publics avec des produits biologiques, de qualité et locaux » (proposition n°4), « interdire l’importation des produits issus ou contribuant à la destruction des forêts primaires » (proposition n°5), sont des idées salutaires qu’il s’agirait de mettre en oeuvre au plus vite. Cependant, elles ne peuvent remplacer un programme de transformation économique qui s’attacherait à évaluer les besoins et exposer les outils de la transition pour chaque secteur.

Matthieu Auzanneau, directeur du Shift Project, déclarait il y a peu : « La première nation qui saura bâtir un plan cohérent pour sortir du pétrole aura gagné l’avenir » [1]. M. Jadot prévoit certes la subvention des énergies renouvelables… mais c’est le plan cohérent qui fait défaut. « Entrepreneurs », « territoires », « société civile », « tissu associatif », « citoyennes et citoyens »… on n’en finirait pas d’égrener la liste d’acteurs sur lesquels le candidat compte s’appuyer pour mener à bien la transition écologique. L’absence de l’un d’entre eux fait cruellement défaut : l’État. Ce dernier est pourtant indispensable pour mener un changement structurel d’ampleur. Seul l’État peut impulser une mutation du mode de production et conduire la France vers un nouveau paradigme économique.

Comme l’a déjà souligné Laure Després, professeure émérite de sciences économiques à l’Université de Nantes, sous la présidence du Général de Gaulle « la planification indicative à la Française a fait l’objet d’un réel consensus national […]. Le but était d’orienter les investissements des entreprises publiques et privées vers les secteurs prioritaires pour la croissance » [2]. Au vu des évolutions observées depuis les Trente glorieuses, l’enjeu est précisément de créer un nouveau consensus national autour d’un nouveau mode de production qui prenne acte de la finitude des ressources et du désastre climatique. La finalité la planification écologique serait ainsi d’orienter les investissements vers les secteurs prioritaires, non pour tendre vers une croissance maximale mais pour mener à bien la transition énergétique.

L’économiste Cédric Durand et le sociologue Razmig Keucheyan, rappellent à juste titre que cela demande un contrôle public du crédit et de l’investissement qui défasse l’immense pouvoir que les créanciers et investisseurs privés ont accumulé depuis les années 1980 [3]. Une idée qui n’a rien d’utopique puisque ce contrôle existait en France dans les années 1950-1960. Le dispositif alors en place, nommé « circuit du trésor », conduisait les institutions publiques, les entreprises publiques ainsi que de nombreux ménages à déposer leurs avoirs monétaires au Trésor public, ce qui permettait à l’État de financer ses dépenses [4].

NDLR : lire sur LVSL l’article de Cédric Durand : « La bifurcation écologique n’est pas un dîner de gala »

Une fois libérés de l’emprise des marchés de capitaux, il conviendrait d’organiser l’action à différents niveaux afin d’éviter une centralisation trop importante susceptible de menacer la dimension démocratique du plan. Mme Després, qu’il convient de citer assez longuement, a bien précisé en quoi consistait une planification multiniveau : « Les grandes orientations du Plan national sont discutées à l’occasion des campagnes électorales, votées par le Parlement et s’imposent à tous. La manière de les atteindre localement compte tenu des caractéristiques écologiques et sociales du territoire est laissée à l’appréciation des collectivités territoriales. Cependant, la région doit élaborer son propre plan en tenant compte des projets élaborés au niveau local et inversement, de même les niveaux national et régional doivent coopérer : des négociations sont donc indispensables pour adopter une démarche globale qui couvre l’ensemble des investissements réalisés par les différentes instances de la puissance publique ainsi que ceux qu’elles peuvent influencer sur leur territoire » [5].

Cette manière de procéder accompagnerait la relocalisation et le protectionnisme nécessaires à la reprise de contrôle de notre appareil productif. Précisons que la France serait dans l’obligation d’entamer un rapport de force avec les institutions européennes qui ne pourraient accepter de telles entorses aux règles de « concurrence libre et non faussée » sanctuarisées dans les traités de l’Union européenne. Il lui faudrait alors chercher le soutien du maximum d’États membres possibles, à savoir ceux qui seraient prêt à s’engager à leur tour dans une véritable planification écologique.

Si l’on veut que l’écologie soit autre chose qu’une succession de propos convenus, il est primordial de poser comme objectif décroissance de larges pans de notre économie, à savoir ceux qui contribuent à satisfaire ou créer des besoins jugés artificiels

Le candidat écologiste a choisi d’aller en sens inverse en prônant une « Union » avec l’Allemagne (proposition n°15), qui défend avec la plus grande ferveur l’ordre néolibéral actuel. Militer quotidiennement pour un « protectionnisme vert » tout en cherchant à renforcer ses liens avec un système de pouvoir structurellement attaché au libre-échange relève à tout le moins de la contradiction.

En cela, l’eurodéputé prend le risque de ruiner sa crédibilité auprès de quiconque ne lui est par encore acquis. La France ne peut faire l’économie d’un rapport de force avec l’Union européenne et l’Allemagne, et d’une affirmation claire des intérêts qu’elle tient à ne pas sacrifier si elle souhaite reprendre son destin en main. Si Monsieur Jadot défend verbalement la « planification écologique », il déclarait en 2016 qu’elle « ne [marcherait] que dans un cadre européen ». Trois décennies de globalisation, d’intégration européenne et de décentralisation ont affaibli les prérogatives souveraines de l’État, indispensables à tout projet de planification écologique ; pourtant, loin de déplorer ce processus, Yannick Jadot en appelait à davantage « d’Europe », de « démocratie à l’échelle internationale » et… « de décentralisation » pour mener à bien cette planification.

Aussi, il ignore que « la reconquête de nos souverainetés alimentaire, sanitaire, énergétique, numérique, industrielle » qu’il entend amorcer – à raison – ne pourra pas se faire « dans une Europe (sous-entendu, une Union européenne) enfin fière d’être un continent social ». Il est fondamental de rappeler que la Commission européenne et la Banque centrale européenne ont fait pression de manière répétée sur les États membres les moins « disciplinés » afin qu’ils diminuent les coûts de leur système de protection sociale, ce qui a mécaniquement porté atteinte à leur capacité à protéger l’ensemble des citoyens contre les risques de la vie (maladie, chômage…). Si l’éclatement de la pandémie de COVID-19 a mené à la suspension de certaines normes de discipline budgétaire – notamment celles du Pacte de stabilité et de croissance –, il n’est pas prévu que cela s’inscrive dans la durée. En 2009, François Denord et Antoine Schwartz publiaient déjà un livre intitulé L’Europe sociale n’aura pas lieu. La décennie qui a suivi a indéniablement confirmé leur analyse, et il n’y a aucune raison de penser que la tendance va s’inverser.

Enfin, s’il propose de « conditionner 100% des aides publiques aux entreprises au respect du climat, du progrès social et de l’égalité entre les femmes et les hommes » (proposition n°3), il est fort dommage que le candidat écologiste n’ait pas songé à préciser les normes à respecter. Dans le projet pour la République écologique, on peut lire que les aides seront mises en place « dans le cadre d’accords d’entreprise ou de branche pour les PME, fixant les progrès à atteindre en matière climatique et sociale ». Or, l’ère néolibérale que nous traversons actuellement se caractérise par une très nette domination du capital sur le travail. Sans normalisation imposée par la puissance publique, il est certain qu’une grande part des entreprises, à commencer par les multinationales, ne va pas réellement agir pour décarboner ses activités. Il existe donc un risque important qu’en l’absence d’une telle prise d’initiative étatique, les entreprises en question passent à travers les mailles du filet par de simples opérations d’écoblanchiment (greenwashing) et autres chartes incantatoires. La planification, en plus de remédier à cela, orienterait de manière claire les investissements qui doivent accompagner la transition énergétique, donnant ainsi la visibilité nécessaire aux entreprises.

L’épineuse question de la croissance

Aux impensés de Monsieur Jadot concernant la mutation de nos modes de production, répondent ceux qui ont trait à la mutation de nos modes de consommation.

Si l’on veut que l’écologie soit autre chose qu’une succession de propos convenus, il est primordial de poser comme objectif décroissance de larges pans de notre économie, à savoir ceux qui contribuent à satisfaire ou créer des besoins jugés artificiels – assortie d’un développement des secteurs peu carbonés et socialement utiles tels que l’agroécologie, le service à la personne ou la réparation d’objets. Une telle perspective implique de rompre avec le régime d’accumulation dominant – caractérisé par une financiarisation et une globalisation sans précédent du capital, et indexé sur la croissance des industries polluantes

Contrairement à une idée répandue, la décroissance de nombreux pans dominants de notre économie n’est aucunement incompatible avec la création d’emplois si elle s’accompagne d’un plan structuré de décarbonation de l’économie et du développement organisé des secteurs – répondant à des besoins jugés plus importants réels – où les travailleurs manquent. En effet, il est tout à fait possible de fixer un quota d’importation de téléviseurs et d’objets connectés, de faire dégonfler progressivement les grandes surfaces et d’interdire la création de nouveaux centres commerciaux tout en créant une garantie à l’emploi. Cette dernière correspondrait au financement de l’emploi en dernier ressort par l’État qui recruterait massivement pour mettre en œuvre la décarbonation ainsi que pour renforcer les secteurs que le plan viserait à élargir.

Logiquement, elle serait financée en partie grâce à la cessation du versement de la quasi-totalité des allocations chômages (qui ont représenté 35,4 milliards d’euros en 2019). Sur les cinq candidats à la primaire écologiste de septembre, une seule a mis en avant de manière assumée le terme de décroissance : il s’agit de Delphine Batho. La députée fait certes désormais partie de l’équipe de campagne de M. Jadot, mais la décroissance ne tient aucune pas de place dans les discours de ce dernier, qui réduit cette question à un simple « débat théorique » [6].

Si la pertinence du terme de décroissance peut être débattue, le coup de pied dans la fourmilière de la candidate était bienvenu. En effet, comme l’explique notamment Jean-Marc Jancovici, polytechnicien et président du Shift Project, le fonctionnement des machines sur lesquelles repose notre économie dépend en grande partie des ressources fossiles dont les réserves se contractent au fur et à mesure que nous les extrayons. D’après un graphique en courbe que M. Jancovici a réalisé à partir de données publiées par British Petroleum (BP), le dernier pic d’approvisionnement pétrolier des États membres de l’UE et de la Norvège a été atteint en 2006. Entre cette année et 2018, l’approvisionnement en pétrole a globalement baissé de 14% malgré une légère remontée au début de la dernière décennie due au boom du pétrole de roche mère (communément appelé pétrole de schiste) aux États-Unis.

Néanmoins, les sociétés spécialisées dans l’extraction de ce type d’hydrocarbure sont structurellement déficitaires, ce qui rend très incertain l’avenir de la production [7]. Il semblerait à tout le moins audacieux d’exclure que cette diminution de la quantité de ressources énergétiques disponibles n’ait pas pour implications une chute du PIB…

Si M. Jancovici analyse très peu les fondements purement économiques de la croissance pour se focaliser essentiellement sur ses fondements énergétiques, on ne saurait balayer d’un revers de main sa conclusion, tant elle trace les contours d’un avenir qui ne semble pas improbable : nous avons le choix entre une décroissance choisie et une décroissance subie. La première option consisterait à diminuer drastiquement, voire à stopper les investissements dans les secteurs qui visent à satisfaire des besoins jugés artificiels (5G, robotique, intelligence artificielle…) responsables d’une bonne partie des émissions de gaz à effet de serre, et à les réorienter vers ceux permettant de remplir des besoins jugés primordiaux (agriculture, textile, logement, sans parler des activités culturelles…) tout en cherchant les décarboner le plus possible. La seconde impliquerait des conflits dus à l’écart de plus en plus important entre la demande de ressources naturelles et l’offre disponible. Elle adviendrait d’ailleurs dans un monde où la qualité de vie aurait déjà sensiblement baissé par endroits (épisodes caniculaires répétés, manque de végétation…).

Il est fort dommage que Monsieur Jadot n’ait pas songé à prendre en compte ces contraintes. Celui pour qui l’écologie est « un projet d’émancipation », « un projet de liberté individuelle et collective » a omis d’inclure le consumérisme et les besoins artificiels comme facteurs d’aliénation. Si l’écologie est un projet de société, autant assumer les changements radicaux à porter si l’on ne tient pas à connaître une dégradation marquée de notre qualité de vie dans les décennies à venir. 

Notes :

[1] Cédric Garrofé, « Matthieu AUZANNEAU : “La première nation qui bâtira un plan cohérent pour sortir du pétrole aura gagné” », Le Temps, 22 septembre 2021.

[2] Laure Després, « Une planification écologique et sociale : un impératif ! », Actuel Marx, 2019/1.

[3] Cédric Durant et Razmig Keucheyan, « L’heure de la planification écologique », Le Monde diplomatique, mai 2020.

[4] Benjamin Lemoine, « Refaire de la dette une chose publique », Comité pour l’abolition des dettes illégitimes, 27 juillet 2016.

[5] Laure Després, art. cit.

[6] La Décroissance, n° 182, Lyon, septembre 2021

[7] Matthieu Auzanneau, « L’inexorable déclin du pétrole. L’Union européenne, première victime de la pénurie ? », Futuribles, 2021/4